Bat'Carré N°11

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CARRÉ numéro 11 // avril - mai - juin 2014

MARGUERITE DURAS la passionnée PRIX MÉTIS miano & ladjali

Femme Artiste rencontre avec LOLITA MONGA ROSEMARY NALDEN & le buskaid soweto



4 8 14 20 24 28 34 38 46 48 58 64 70

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CARRÉ

BAT’

ÉVASION CULTURELLE ÉVASION BEAUX LIVRES, ÉVASION JEUNESSE & ÉVASION ROMAN AU COEUR DE L’ÎLE DEUX FEMMES, LAURÉATES DU PRIX ROMAN MÉTIS AU COEUR DE L’ÎLE FEMMES DE PÊCHEURS ESCAPADE LA DAME DE LA VALLÉE PERDUE AU FIL DES FESTIVALS LEU TEMPO 2014 OCÉAN INDIEN ROSEMARY NALDEN, LA PUISSANCE DE L’ARCHET BEAUX-ARTS ELLE ET LUI, L’ATELIER DES AILLEURS RENCONTRE LOLITA MONGA, LA GRANDE DAME ET SON CLAPOTIS DES MOTS HORIZON LES PÉTRELS DE LA RÉUNION VOYAGE VOYAGE LE NÉPAL, ASCENSION DU SACRÉ CHRONIQUE DE VOYAGE MADIBA, LE DERNIER VOYAGE COULISSE MARGUERITTE DURAS, LE ROMAN DE SA VIE PAPILLES EN FÊTE NOISETTES DE FILET D’AGNEAU RÔTI AU SUCRE AMAMI OSHIMA, PLEUROTES ET PATATES DOUCES TAAF TERRES AUSTRALES ET ANTARCTIQUES FRANÇAISES, ESCALES À KERGUELEN RENDEZ-VOUS BD DES BULLES AU CHOIX Erratum Dans le précédent numéro, la photographie de Bataye Kok a été injustement attribuée à Hippolyte, or elle était de Nicolas Anglade. Toutes nos excuses à l’auteur.

Tous droits de reproduction même partielle des textes et des illustrations sont réservés pour tous pays. La direction décline toute responsabilité pour les erreurs et omissions de quelque nature qu’elles soient dans la présente édition.

Couverture Photographie Ingimage Éditeur BAT’CARRÉ SARL trimestriel gratuit

Directeur de publication Anli Daroueche anli.daroueche@batcarre.com 0692 24 98 76

Adresse 16, rue de Paris 97 400 Saint-Denis Tel 0262 28 01 86 www.batcarre.com ISSN 2119-5463

Directrice de la rédaction Francine George francine.george@batcarre.com 0262 28 01 86

Rédacteurs Jean-Paul Tapie, Géraldine Blandin, Arnaud Andrieu, Stéphanie Légeron, Francine George. Secrétaire de rédaction Aline Barre

Directeur artistique P. Knoepfel, Crayon noir atelier@crayon-noir.org Photographes Éric Lafargue, Graham de Lacey, Arnaud Andrieu, Géraldine Blandin, Christian Vaisse, Jean-Noël Énilorac, Adeline Méliez, Sébastien Marchal, Gaetan Hoarau, Marten Persiel, Christiane Geoffroy, Bruno Marie, Doisneau.

Création & exécution graphique Crayon noir Développement web Anli Daroueche et New Lions Sarl Publicité Francine George : 0262 28 01 86 Distribution TDL Impression Graphica 305, rue de la communauté 97440 Saint-André DL No. 5565 - Mai 2014


Nous ne serons jamais assez fiers d’Éric Lafargue, champion national 2014 de la photographie professionnelle dans la rubrique Mode & Beauté, avec la photo qu’il a réalisée pour la couverture du BAT’CARRÉ N°10. Un beau titre qu’il a remporté dans un univers où la concurrence est particulièrement vive. Le BAT’CARRÉ N°11 est consacré à la femme, femmes de tous horizons, femmes engagées que la passion relie. Des trajectoires peu communes qui montrent bien que la détermination peut ouvrir de grands horizons dans tous les domaines. Femmes de pêcheurs de Terre-Sainte, discrètes et profondément rivées aux flux de l’océan Indien. Une Anglaise qui révolutionne Soweto en redonnant le goût de la vie grâce à la musique. Une romancière qui a bouleversé la littérature française, mais pas seulement, le cinéma aussi. ET une rencontre, avec une femme exceptionnelle, Lolita Monga, directrice du CDOI depuis sept ans, qui se livre avec autant d’authenticité que de liberté sur ses envies de théâtre. Les hommes ne sont pas absents, un hommage particulier à Madiba grâce à Sébastien Marchal, un autre photographe de talent.

Vive les femmes !

Francine George

Bonne balade sur

www.batcarre.com


PHOTOGRAPHIE ÉRIC LAFARGUE


4 · É VASIO N B E AUX LI VR ES

SÉLECTION FRANCINE GEORGE EN COLLABORATION AVEC LA LIBRAIRIE GÉRARD

JARDINS DE SAGESSE

Yolaine escande, sinologue et directrice de recherche au cnrs, dévoile les trésors des jardins chinois et japonais, leur capacité à transmettre des valeurs ancestrales tout en restant un espace ouvert sur le monde. ce bel ouvrage, à l’iconographie inédite, nous fait pénétrer dans un univers magique où la nature, le rocher abrupt, l’arbre noueux deviennent l’essence de l’art, le pivot du jardin conçu pour laisser cheminer les voies de la sagesse. AUTEUR ÉDITEUR

Yolande Escande Éditions du Seuil

FRANÇOIS SCHUITEN, L’HORLOGER DU RÊVE

chroniqueur de l’actualité bédéiste à la radio belge, thierry bellefroid nous invite à voyager au pays de François schuiten, « créateur de rêves ». l’auteur nous fait découvrir, outre la finesse du trait et le décor des célèbres Cités obscures, le champ immense du travail de l’artiste, scénariste de spectacles vivants, d’événements urbains ; architecte d’exposition universelle ; concepteur de décors pour le cinéma et pour le théâtre... projets, réalisations, utopies, tout est mis en lumière dans ce splendide album à garder précieusement dans sa bibliothèque et/ou à offrir à ses meilleurs amis. AUTEUR

Thierry Bellefroid François Schuiten Casterman Édition

ILLUSTRATION ÉDITEUR

SALAZIE

ce nouvel ouvrage de roland bénard laisse aux belles photos le soin de parler du cirque de salazie, un paradis vert foisonnant de richesses. panoramas grandioses, treille de chouchou, voile de la mariée, piton d’anchaing, mare à poule d’eau, passerelle vertigineuse de l’îlet à vidot, chat à bois de pomme, vieille case tapissée de journaux, belles cases créoles ornées de lambrequins…le cirque, connu ou inédit, est revisité par l’œil amoureux de celui qui photographie la réunion depuis plus de 60 ans. Roland Bénard Mario Serviable COMMENTAIRES GÉOLOGIQUES René Robert ÉDITEUR Austral Éditions AUTEUR

TEXTE HISTORIQUE


SÉLECTION FRANCINE GEORGE

5 · ÉVASIO N J EUN E SS E

EN COLLABORATION AVEC LA LIBRAIRIE GÉRARD

ABCVERT

un abécédaire original de la réunion, très nature, où le dodo fait plonger le dauphin, la vanille et le vacoa voisinent avec l’usnée barbue, la babouk tisse sa toile sur un paysage de rêve… superbe ! Solen Coeffic Océan Jeunesse

TEXTE ET ILLUSTRATION ÉDITEUR

UNE VIE EN BLEU

À partir d’une étiquette de paquet de pâtes, les auteurs parlent de la quête du bonheur aux touts- petits en jouant sur les couleurs. une poésie de la vie en quelque sorte. Frais et ravissant ! Alice Brière-Haquet Claire Garralon ÉDITEUR Océan Jeunesse

TEXTE

ILLUSTRATION

CÉTACÉ

les rencontres insolites d’une baleine espiègle en quinze tableaux. l’album bleu nuit invite à découvrir les profondeurs marines en jouant avec les mots. c’est assez amusant ! Coralie Saudo Epsilon Jeunesse

TEXTE ET ILLUSTRATION ÉDITEUR

RIKIKI, TERRIBLE PIRATE DES MERS

rikiki, fils de rikita Fleur de java et du cap’taine Grabuge, couple de pirates redoutés, veut tout de suite être un grand et pour se faire entendre pousse des cris opportunément stridents. les illustrations magnifiques ne peuvent que donner envie de plonger dans le monde imaginaire des pirates. À l’abordage ! Marianne Barcilon Kaléidoscope

TEXTE ET ILLUSTRATION ÉDITEUR


6 · ÉVAS ION R O MA N

TEXTE FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE ARNAUD SPÄNI

Douglas Kennedy la vie tambour battant MURMURER À L’OREILLE DES FEMMES

dans ce recueil de nouvelles, douglas kennedy met en scène des femmes, comme dans tous ses romans, même si, parfois, le narrateur est un homme. charmeur invétéré, il sait déceler les affres de la sensibilité qui donnent à la femme le courage de rompre avec l’ennui. en fait, tout au long de ces douze nouvelles, parues dans différents médias, le héros est le modus vivendi du couple pris au piège du quotidien. issu d’un mariage raté, « j’ai très tôt pris des notes », il met en scène, pour la première fois, ses parents dans « Guerre froide ». certaines nouvelles pourraient devenir un roman, et c’est bien dans le roman que douglas kennedy s’illustre le mieux. chacun d’entre eux est un best-seller traduit en une quinzaine de langues. rythme et suspens, univers variés, ses personnages ont toujours un accent de vérité. il met ses héros en danger face à la question du choix alors qu’ils se sentent pris au piège de leur vie conjugale. La Poursuite du bonheur, son premier grand succès, est la clé de voûte de ses fictions avec une certaine lucidité : « mais qu’est-ce que l’on veut vraiment ? » UNE MISE EN DANGER PERMANENTE

pourtant, il n’est sûr de rien. après l’échec de son second roman, Les Désarrois de Ned Allen, les étatsunis le boudent pendant une quinzaine d’années. un bien pour un mal. il est ainsi plus libre d’explorer tous les champs d’investigation et rencontre un succès international. un de ses romans les plus réussis, Cet instant-là, se situe dans le berlin avant la chute du mur, un autre tout aussi passionnant, Quitter le monde, suit la remontée des enfers d’une jeune femme qui a perdu son enfant dans un accident.

dans son dernier roman, Cinq jours, qui traite de la question de la deuxième chance, on est interloqué par cette séance de scanner, la précision et la justesse des mots. en réalité, il a effectivement passé un scanner, flirté, un peu, avec la manipulatrice pour engranger la matière nécessaire à son roman. « un écrivain doit regarder la rue, pas son nombril. » il vit dans le monde actuel, s’en imprègne comme une éponge, servi par une mémoire phénoménale. douglas kennedy n’écrit pas seulement au fil de la plume, il travaille avec méthode, s’astreint aux mille mots par jour, fait des recherches et c’est ce qui donne de l’épaisseur à ses romans. À LA RÉUNION

la curiosité et le voyage sont ses moteurs. lorsqu’ agora lui a proposé de venir faire la promotion de Cinq Jours, il s’est demandé où pouvait bien se trouver la réunion. et son attirance pour les tropiques l’a décidé. très surpris par le fait que « l’île soit si isolée, mais en même temps si connectée, avec les mêmes inquiétudes culturelles qu’ailleurs, française, mais vraiment, avec une identité différente… », il a adoré son séjour et espère bien y revenir. ses fans étaient au rendez-vous, deux heures de queue avant de pouvoir obtenir une dédicace ! il accueille chacun avec la même gentillesse, une pointe d’humour par-ci, une photo par-là… il se donne entièrement à son public qui le lui rend bien. new-Yorkais dans l’âme, européen d’adoption, il vit entre paris, berlin, le maine et montréal et s’exprime dans un parfait français. son prochain roman serait un polar dont l’action se déroulerait au maroc. À très bientôt donc !



Deux femmes

LÉONORA MIANO ET CÉCILE LADjALI ONT REMpORTÉ LE pRIx DU ROMAN MÉTIS DE LA VILLE DE SAINT-DENIS ORgANISÉ pAR LA RÉUNION DES LIVRES. LE gRAND pRIx pOUR LA SAISON DES OMBRES DE LÉONORA MIANO ET LE pRIx DES LyCÉENS pOUR SHÂB OU LA NUIT DE CÉCILE LADjALI. DEUx ROMANCIèRES ANCRÉES DANS LE SyMBOLISME, L’UNE SUR LES TRACES DE L’hISTOIRE ET L’AUTRE SUR LES TRACES DE SON ADOpTION.


9 · AU CO E UR DE L’ ÎLE

TEXTE FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE JEAN-NOËL ENILORAC

Le grand prix du Roman Métis Depuis quatre ans, le grand prix du Roman Métis

En continuité du prix du Roman Métis et à l’image

de la Ville de Saint-Denis décerné en décembre

du prix goncourt, le prix Métis des lycéens en est

récompense un roman francophone paru dans

à sa troisième édition. Cette année, huit lycées

l’année « mettant en lumière les valeurs de mé-

ont participé à cette belle aventure qui les a

tissage, diversité et humanisme. » Ce prix de la

conduits à lire la dernière sélection du prix Métis,

ville de Saint-Denis organisé par la Réunion des

à débattre et choisir, via un jury de deux jeunes

Livres en partenariat avec la Dac OI et le Rectorat

par lycée, le roman sélectionné.

rencontre en très peu de temps un vif succès grâce aux grandes qualités littéraires d’un jury

La lauréate Cécile Ladjali est venue dernièrement

composé d’écrivains et de passionnés de lecture

à La Réunion dans chaque lycée pour échanger

qui, ne pouvant pas tous se réunir sur place, ont

de vive voix avec les élèves et…

pris l’habitude d’échanger par mail. Une vingtaine de romans envoyés par les maisons d’édition

Les trois lauréats du prix du Roman Métis des

sont sélectionnés chaque année.

lycéens sont :

Les quatre lauréats sont :

du Roman Métis des lycéens 2011

- Samba pour la France de Delphine Coulin, prix - En attendant la montée des eaux de Maryse

- À défaut d’Amérique de Carole Zalberg, prix du

Condé, prix du Roman Métis 2010

Roman Métis des lycéens 2012

- La belle amour humaine de Lyonel Trouillot,

- Shâb ou la nuit de Cécile Ladjali, prix du Roman

prix du Roman Métis 2011

Métis des lycéens 2013

- Le terroriste noir de Tierno Monénembo, prix du roman Métis 2012 - La saison de l’ombre de Léonora Miano, prix du roman Métis 2013


10 · AU CO E UR DE L’ ÎLE

Léonora Miano, prix du Roman Métis 2013 pour ses quarante ans, Léonora Miano a été fêtée,

globe-trotteuse de la pensée humaine, elle a

et doublement consacrée. En premier lieu, elle a

publié un recueil - Habiter la frontière - de ses

reçu le grand prix du Roman Métis 2013 pour son

conférences à travers le monde. Son œuvre vise

roman La saison de l'ombre paru chez grasset,

à « restituer les peuples subsahariens et afro-

puis quelques jours plus tard, le prix Fémina. À

descendants dans la globalité de l'expérience

juste titre. Femme d’une autorité charismatique,

humaine ». L'immense beauté de ses textes laisse

elle a conquis le parterre de spectateurs venus

passer les messages de fond avec une profon-

l'applaudir lors de la soirée organisée à l'ancien

deur de chair et de sang. Il y a toutefois quelques

hôtel de Ville de Saint-Denis pour lui remettre

barrières à franchir avant de suivre les person-

son prix en présence du maire, des membres du

nages dans leur univers : « Il faut que les lecteurs

jury et des partenaires associés.

acceptent de passer le miroir, d'entrer dans un

Née à Douala, sur la côte du Cameroun, elle part

autre monde. »

en France faire ses études littéraires en 1991. Elle

La saison de l’ombre est un roman complexe qui

souligne que sur son passeport, il était alors écrit

nous met dans la peau des Mulango trahis et ven-

« pays interdit : l'Afrique du Sud ». Elle voue sa vie à

dus aux « étrangers venus du Nord par les eaux »

l’écriture : « je veux savoir, voilà pourquoi j'écris »,

pendant la traite négrière. Cette confrontation à

dit-elle de sa voix envoûtante.

l’histoire, mise en scène avec une grande virtuo-

Auteure de sept romans, de deux recueils de

sité, exhume le choc brutal de ces populations

nouvelles, d'un texte théâtral, elle est également

enclavées qui vivaient de rites sacrés et ne

inspirée par le jazz « musique métisse par excel-

connaissaient comme horizon que le ruisseau

lence » et c’est en tant que chanteuse qu’elle a

qui borde leur territoire. Cette oeuvre centrée sur

franchi le pas en se produisant sur scène en

l'arrachement à sa terre, à sa famille, parle - et c'est

début d’année.

très rare - de la voix de ceux qui sont restés, de leur destruction aussi, témoignant de ce côté-là de l'histoire.


Cécile Ladjali, prix du Roman Métis des lycéens 2013 Un rapport de mission pour l'UNESCO de la mère

Cécile Ladjali, quant à elle, a eu la chance de ren-

de la chanteuse Sandra N'Kaké, La Mémoire de la

contrer de nombreux lycéens, d’échanger avec

capture, lui a donné une base pour mailler son

eux, tout autant qu’avec le public. Une habitude

imaginaire aux faits historiques.

chez elle qui a travaillé pendant quinze ans en

En 2006, l’écrivaine camerounaise avait déjà

Seine Saint-Denis avec des élèves difficiles à qui

reçu le prix goncourt des Lycéens pour Contours

elle a transmis avec une grande exigence l’amour

du jour qui vient paru chez plon, qui raconte

des belles lettres. De ses travaux avec ses élèves,

l’histoire de Musango, petite fille de neuf ans

elle a publié en 2001 chez L’esprit des péninsules

rejetée par sa mère et plongée dans le calvaire

un recueil de poèmes Murmures et une tragédie

quotidien des enfants de la rue. Ainsi, ses romans

Tohu-Bohu en 2002, qui sera mis en scène par

à portée universelle offrent une formidable dé-

William Mesguich. En 2003, elle publie Éloge de

couverte de « figures effacées des mémoires » et,

la transmission basé sur ses entretiens avec le

grâce à leur sens de l’épopée, plongent dans l’his-

philosophe et écrivain george Steiner dans lequel

toire avec réalisme, car seuls les écrivains sont

tous les deux décryptent le difficile chemin par-

capables d’en extraire la dimension profondément

couru par les élèves pour écrire les poèmes de

humaine.

Murmures. pour elle, la maîtrise du langage est avant tout

profondément touchée de recevoir ce prix dans

une garantie de liberté. Dans toutes sortes de si-

cette partie de l’océan Indien, Léonora Miano

tuations, on se fait manipuler par des gens qui

regrette néanmoins de ne pas avoir suffisamment

ont le verbe haut et le sens de la répartie. Son parti

échangé avec le public et part un peu déçue,

pris est donc d’enseigner à ces jeunes de la Seine

comme s’il s’agissait d’un rendez-vous manqué.

Saint-Denis la liberté qu’ils se doivent et qu’ils ne

Mais en tant que lauréate, elle devient membre

peuvent atteindre qu’en ayant accès au langage.

du prochain jury et elle est bien décidée à faire

« Le courant passe entre nous parce que je les

des propositions et à se rendre disponible pour

respecte tout en mettant la barre très haut. Tout

aller à la rencontre des Réunionnais.

ce qui est beau est difficile. »


12 · AU CO E UR DE L’ ÎLE

L’écriture est une bouffée d’air à côté de la mis-

Elle a vite pris sa revanche, bardée de diplômes ;

sion qu’elle s’est donnée en tant qu’enseignante :

Cécile Ladjali est agrégée de Lettres Modernes et

« Les deux métiers ne sont pas exclusifs, ils s’en-

titulaire d’un doctorat sur la figure de l’androgyne

richissent mutuellement. » Après le succès de sa

dans la littérature décadente.

fiction-autobiographie, Cécile Ladjali pensait que

Elle reconnaît qu’elle n’aurait jamais pu écrire son

l’écriture d’un nouveau roman irait de soi. Mais

roman si ses parents avaient été vivants. Elle en a

pas du tout, en fait ! « c’est encore plus dur qu’avant,

écrit une première version à la naissance de son

et comme je ne suis pas du genre à renoncer, j’en

fils. puis, elle l’a reprise beaucoup plus tard. Toute

bave ! »

son histoire gravite autour de la cécité, son prénom antinomique avec celui que sa mère iranienne

Shâb ou la nuit est effectivement une épopée

avait choisi pour elle, sa mère adoptive qui se

personnelle qui voyage entre des épisodes pleins

meurt d’une maladie orpheline qui rend aveugle,

de lumière et d’autres, pleins de douleurs, pas

dans cet imbroglio familial, elle cherche à retrou-

encore complètement cicatrisées. Un roman rare

ver les pulsions de son histoire. parfois très rude

sur l’adoption, mais aussi sur les liens de parenté.

avec ses parents adoptifs, Cécile Ladjali l’explique

Qu’est-ce qu’on attend de son père ou de sa mère,

par le fait qu’elle leur en voulait de ne pas se battre

biologique ou pas ? Sans doute d’être soutenu contre

pour elle, de cette inculture qui les conduisait à

vents et marées. Et ce que dénonce, parfois vio-

choisir toujours en dehors du beau, mais elle les

lemment, Cécile Ladjali dans Shâb ou la nuit, c’est

aimait profondément et a choisi d’écrire pour eux,

le fait de ne pas oser, de courber l’échine face au

pour ceux qui n’avaient pas « le culot des mots

potentat de certains professeurs. Comme elle était

pour s’exprimer ». Un roman autobiographique

jolie, même si elle était brillante en français, on la

certes, mais qui pose beaucoup de questions

destinait à un métier de vendeuse !

au-delà d’un style qui emporte et qui fait émerger de vives émotions.



14 · AU COE UR DE L’ÎLE

TEXTE

&

PHOTOGRAPHIE ARNAUD ANDRIEU

femmes de pêcheurs TERRE SAINTE N'EST PAS UNE VILLE, NI UN QUARTIER. IL Y A LÀ L'ÂME D'UN VILLAGE TISSÉE DE LA PATIENCE DES FEMMES QUI ATTENDENT LE RETOUR DE LEUR MARI, PARTI EN MER DÈS LES PREMIÈRES LUEURS DU JOUR.


à Terre Sainte LES PREMIERS TEMPS

TERRE SAINTE LONTAN

L’histoire de Terre Sainte commence au xVIIIe

Les gramounes que l'on croise aujourd'hui ra-

siècle. Le sud de l'île est encore sauvage, inhabité,

content volontiers le Terre Sainte lontan où la vie

la végétation est abondante, quelques esclaves

s'écoulait au rythme des allées et venues des

vont venir se réfugier près de la rivière d'Abord et

pêcheurs, partis sur leurs barques, à la rame, afin

débuter le peuplement de la zone.

de ramener dans leurs filets bichiques, moules,

Terre Sainte et son activité de pêche traditionnelle

crabes, zourites, et de nombreuses espèces de

naissent en 1859, quand la jetée est créée. Au départ,

poissons bien plus abondantes à l'époque. On y

les cases sont très rudimentaires, des cases séparées

pêchait même le homard. La qualité du poisson

par des clôtures en paille. plus tard, au milieu du

de Terre Sainte serait due à la présence de limon

xIxe, des cabanes en bambou servent d'habitat aux

vert dans ses eaux. La mer était si prolifique que

ouvriers et artisans, dont certains sont des affran-

les pêcheurs n'hésitaient pas à distribuer le fruit

chis venus à la périphérie des villes. La population

de leur labeur pour le cari. L'entraide était alors de

augmente peu à peu, et s’installe dans un lacis

mise, et même si les moyens manquaient, que la

irrégulier de chemins et de routes. Les maisons

vie était rude, sans confort et qu'il y avait de nom-

se tassent, mais comportent des jardinets bien en-

breux marmailles à nourrir, l'on était heureux. La

tretenus dont les arbres répandent une fraîcheur

vie était faite de plaisirs simples, l'on mangeait

bienfaisante et donnent à l'ensemble un aspect

tous ensemble dehors, les enfants jouaient dans

bocager. Le littoral lui, est réservé aux commerces

les rues, sur la plage ou dans la rivière, les hommes

et maisons de pêcheurs. La vie maritime était très

s'adonnaient aux dominos, au darion sous les

dynamique, de gros bateaux venaient mouiller au

banians pour passer l'après-midi. Des animations

large de Terre Sainte, certains venaient de très loin,

étaient organisées, comme la course aux canards,

de Chine, entre autres. Les marchandises, comme

lâchés à l'eau, et qu’il fallait rattraper en nageant ;

le sucre et le café, étaient entreposées dans une bâ-

la course en goni (sacs de jute), les jeux de hasard,

tisse qui se trouvait à la place de l'école maternelle

de loterie, de musique, les bals au Tambour

peverelly. Les premières extractions de parfums

Cabaret et au Bon plaisir sur le front de mer et la

de l'île se sont faites dans le quartier à la fin du

procession de Notre-Dame de Bon port depuis la

e

xIx , ce qui donnera lieu à la création d’une distillerie dans les hauts de Terre Sainte.

Croix des pêcheurs. Tout cela a disparu.


1 6 · AU CŒUR DE L’ ÎLE

VIE QUOTIDIENNE L'on communiquait beaucoup. Mais l'on ne se

de la jetée, en posant des pierres dessus afin que

mélangeait pas. Il existait en effet une rivalité entre

le vent ne l'emporte pas. Au même endroit, le pois-

ceux des hauts, ceux de « Bonne Mer » (les habi-

son, que l'on ne pouvait conserver au frais, séchait

tants des bas) et ceux de Tanambo. pas question

sur des sacs de jute, jalousement surveillé par les

pour une tantine des bas de fréquenter un gars

femmes qui craignaient le larcin des chats. Leurs

des hauts. Même entre les marmailles, c'était un peu

cuisines étaient à l'époque remplies de filets de

la guerre des clans.

pêche et il n'était pas rare de voir un moteur de

Cette mésentente a aujourd'hui heureusement dis-

bateau dans la cour. Ces femmes attendaient, parfois

paru. Les gramounes que l'on croise sur le front

dans l'angoisse, les jours où le ciel se plombait de

de mer sous les banians aiment à se regrouper

gris, le retour de leurs maris pêcheurs. Lorsque les

dans leur « salon », qu'elles entretiennent en le

vagues étaient trop fortes, ils devaient laisser leur

balayant. Elles y refont le monde, échangent les

barque au port, et rentrer à pied sur Terre Sainte.

dernières nouvelles. Tout se fait ici, tout se voit.

Les femmes priaient alors beaucoup, car beaucoup

Rien n'échappe à leur regard exercé. Elles se sou-

périssaient en mer. pour nourrir leurs familles, elles

viennent de leur jeunesse, du lavoir commun où

achetaient leurs victuailles chez les commerçants

elles puisaient l'eau de source, la « source bleue ».

du front de mer - aujourd'hui disparus pour la

Ce point de rendez-vous où elles échangeaient

plupart - et réglaient à crédit, sur carnet. Quand

les derniers ladi lafé, où elles lavaient leur linge

la pêche était bonne, elles remboursaient les

qu'elles étendaient ensuite tout le long

boutiquiers.

LA DISPARITION DE LA PÊCHE Les pêcheurs, solidaires en mer, mais jaloux sur

Les femmes se désolent de la disparition du mé-

terre, s'y mettaient pourtant à plusieurs pour

tier de pêcheur, trop dur pour les jeunes et trop

remonter leurs barques en haut des ruelles à

cher au regard des charges qu'ils doivent payer.

l'approche des raz-de-marée. Le dernier de 2007

Ils sont concurrencés par des plaisanciers qui

a eu raison de l'emplacement de ces barques sur

pêchent sans quota et vendent moins cher leurs

le front de mer de Terre Sainte. Elles sont désormais

poissons aux restaurants. Elles voient désormais

rassemblées dans le port de Saint-pierre, loin des

leurs maris, leurs fils, rester à terre, inactifs, se

pêcheurs et ont été remplacées par des bateaux

détourner de la mer qui jadis leur amenait nour-

en plastique.

riture et argent. Certains y retournent pour le plaisir à l'âge de la retraite, mais seulement une dizaine de jeunes vont à l'eau régulièrement pour vivre de la pêche. Certains pêcheurs s'adonnent à la pêche sousmarine, d'autres se regroupent pour acheter de plus gros bateaux, partir en mer plus loin et plus longtemps, pêcher des poissons qui se font plus rares. Mais le petit pêcheur de Terre Sainte qui partait seul au lever du jour, à la force des bras puis avec un petit moteur, dont la femme attendait le retour, les marmailles plein la jupe, celui-ci a disparu.



1 8 · AU CŒU R DE L’ ÎLE

SOUVENIRS PARTICULIERS Ange, 80 ans, et Georges, 85 ans, ont eu sept enfants qui leur ont donné 21 petits-enfants, 30 arrièrepetits-enfants. Georges est à la retraite depuis 35 ans, mais retourne régulièrement à l'eau sur sa barque dès qu'il fait beau temps. Ange, quant à elle, vit tranquillement au rythme des passages des petits, avec, toujours, un pic d’inquiétude les quelques fois où son mari décide de sortir en mer. Arlette et Regina sont deux gramounes que l'on voit tous les après-midi sur le front de mer, assises sur le banc de pierre en train de discuter. Elles ont gardé l’habitude de se baigner le matin tout habillée sur la plage des banians. Régina, fille de pêcheur, se remémore le temps où le parking devant la jetée n'était pas goudronné. Elle mangeait sur le muret de la maison avec les autres enfants face à la mer à la lueur de la bougie. À l'époque, il n'y avait pas d'école maternelle. On faisait « l'école marron » à la maison avec d'autres enfants. Ils savaient ainsi lire, compter et écrire à 6 ans en arrivant à l'école élémentaire. Madeleine, 84 ans, est une gramoune gâtée, elle a 14 petits-enfants, 16 arrière-petits-enfants. Elle est l'une des plus anciennes femmes de marins pêcheurs de Terre Sainte. Elle aime bien discuter, parler du temps de sa jeunesse. Elle vit face à la jetée, devant les cases de pêcheurs, mais est la plupart du temps dehors. Elle n'aime pas le poisson cru et les sushis, importés récemment, ni la viande cuite trop vite, comme l'apprécient les zoreils. Elle est très dynamique et garde une très bonne mémoire des dates, des événements passés. Les frais de médecins étaient très chers de son temps et elle n'allait pas si rapidement qu'aujourd'hui voir un médecin. Ses cinq enfants morts en bas âge auraient peutêtre été aujourd’hui sauvés ? La femme de Marco vit au-dessus de la croix des pêcheurs. Son mari, 72 ans, faisait des campagnes de pêches dès son plus jeune âge sur de grands bateaux, en Antarctique, au Mozambique, Mada, Maldives, Colombo, Diego, Cap Dame, Tromelin, Juan De Nova, Europa, les Glorieuses, la NouvelleAmsterdam, Seychelles, Saint-Paul, Mayotte, Maurice, Rodrigues... Il partait longtemps et avait le mal de mer dès qu'il rentrait à Terre Sainte. Il pêche encore pour le plaisir et on le croise régulièrement dans Terre Sainte avec marinière et casquette de marin. Sa femme l'a toujours patiemment attendu et la vie les a gâtés puisqu’aujourd’hui, ils coulent ensemble des jours paisibles, à l’abri des fureurs de l’océan.



20 · E SC A PA DE

TEXTE JEAN-PAUL TAPIE PHOTOGRAPHIE ADELINE MELLIEZ

la dame de la vallée perdue La cordée 38520 St-Christophe-en-Oisans T. 04 76 79 52 37

J’APPELLE VALLÉE PERDUE UNE VALLÉE QUI NE MÈNE NULLE PART. JE SAIS, L’EXPRESSION EST ROMANESQUE À L’EXCÈS. C’EST UNE SÉQUELLE DE MES LECTURES ADOLESCENTES : JULES VERNE, STEVENSON, FRISON-ROCHE, PALUEL-MARMONT ET BIEN D’AUTRES AUTEURS PUBLIÉS DANS LA PETITE BIBLIOTHÈQUE VERTE OU LA COLLECTION ROUGE ET OR. TELLE EST DONC LA VALLÉE DU VÉNÉON ENTRE LES ALPES DU NORD ET LES ALPES DU SUD, UNE VALLÉE PERDUE, AU CŒUR DE LAQUELLE UNE FEMME, TEL UN PERSONNAGE DE ROMAN, TIENT À ELLE SEULE UN PETIT HÔTEL, RESTAURANT, CAFÉ LITTÉRAIRE ET SPECTACLE MUSICAL...


N

ormalement, une vallée monte

bonnets en laine, des journaux, des désodorisants

vers un col qui permet de franchir

pour voiture, des livres, des albums de photos, des

une barre montagneuse et vous

bibelots, des baromètres, des figurines kitsch en

conduit, de l’autre côté, dans une

pâte colorée… On dirait un inventaire à la Prévert, ou

autre vallée. Une vallée perdue ne

encore un jeu de Kim, ce jeu où vous disposez d’une

mène nulle part. À un moment donné, elle se

minute pour tenter de caser dans votre mémoire un

heurte à une paroi apparemment infranchissa-

maximum d’objets insolites que vous devez ensuite

ble, et cela ne donne pas forcément un cirque

énumérer. La patronne du lieu semble incapable de re-

comme celui de Gavarnie. La route s’arrête, elle

fuser tout ce que les représentants de passage lui pro-

ne va pas plus loin. Avec un peu de chance, elle

posent de prendre en dépôt. Cette disponibilité est

se prolonge d’un sentier qui permet de monter

probablement dans sa nature. Elle s’occupe pratique-

un peu plus haut. Mais pas de col en vue. Pour

ment de tout dans son hôtel-restaurant, à peine aidée

passer de l’autre côté, il faudra sûrement, au bout

par une aide en cuisine. Elle sert en terrasse, au

du sentier, escalader la dernière partie. Sans être

comptoir et en salle. Elle monte vérifier si les cham-

certain de trouver une autre vallée de l’autre côté.

bres ont été faites. Si vous le lui demandez, elle ira

En clair, une vallée perdue est un cul-de-sac.

aussitôt mettre en marche le hammam qu’elle a fait

Telle est la vallée du Vénéon dans l’Oisans. À la

l’impression de tout faire, et d’avoir le temps de tout

installer dans une bâtisse derrière l’hôtel. Elle donne sortie du Bourg d’Oisans, il faut quitter sur la

faire. Elle ne se hâte jamais. Elle devrait être classée

droite la route qui mène au col du Lautaret pour

en même temps que son établissement.

s’engager sur une route qui a tout l’air de savoir où elle va. Au Bourg d’Arud, juste à l’aplomb des

Une salle un peu sombre, au-delà du bistrot, tient

Deux-Alpes, vous apercevez les dernières re-

lieu de restaurant, une demi-douzaine de tables, où

montées mécaniques. Au-delà, la vallée tourne

l’on vous sert une cuisine locale fortement impré-

le dos à tout ce modernisme encombrant, cette

gnée d’herbes sauvages que la patronne ramasse

société des loisirs acharnée. Elle s’ensauvage, si

elle-même. Quand ? Mystère et boules de gomme !

j’ose dire, un peu plus à chaque kilomètre. Par

La nuit, peut-être…

endroits, le Vénéon se précipite en chutes d’eau à flanquer la trouille à n’importe quel kayakiste

Elle doit disposer d’encore un peu de temps libre, car

confirmé. Il se calme un instant grâce à un bar-

elle a annexé une autre maison, derrière l’hôtel,

rage, mais déjà la route, au-delà d’une base nau-

qu’elle a transformée en salle de spectacles. Je m’y

tique, entreprend, à coups de larges lacets, de

trouvais au moment de la Fête de la musique : une

franchir une gorge étroite dans laquelle a été

chorale de la région régalait un auditoire d’une cin-

installée une via ferrata, pour se hisser à la hau-

quantaine de personnes avec un répertoire de chants

teur de Saint-Christophe-en-Oisans, un village

d’Europe centrale. Des échos slaves, tziganes ou russes

dont les hautes maisons se précipitent de part et

dans un village de l’Oisans : incongru et surprenant.

d’autre de la route, comme si elles rêvaient de voir passer le Tour de France. Là, sur la gauche,

Au-delà de Saint-Christophe, de La Cordée et de sa

dans la portion la plus étroite, un petit hôtel qui

pittoresque patronne, la route continue sur une

a l’air de rien, La Cordée, tenue d’une main

quinzaine de kilomètres jusqu’à La Bérarde, terminus,

brouillonne, mais efficace par une femme du

tout le monde descend. Et tout le monde grimpe : à

pays, Marie-Claude Turc. L’endroit est aussi

partir de là, on peut atteindre une demi-douzaine de

inattendu que la propriétaire : on entre dans ce

refuges d’où s’élancent les alpinistes à la conquête

qui paraît être un bistrot, mais qui s’avère être un

de la Meije et autre sommet. Les débutants s’exercent

véritable capharnaüm, une caverne d’Ali Baba,

sur la Tête de la Maye. De belles randonnées, ennei-

mais remplie de brimborions inutiles et bon

gées jusqu’à la mi-juin, parfois au-delà, sont là pour

marché. On trouve de tout dans cette salle de

vous prouver que toute la montagne n’a pas été an-

bistrot : des peluches énormes, des couteaux

nexée, équipée, outillée pour le plaisir des seuls skieurs.

suisses, des lunettes de vue pour lire, des briquets, des cartes postales, des friandises, des

Vous êtes arrivé au cœur de la vallée perdue. Mais

guides touristiques, des lunettes de soleil, des

elle n’est pas perdue pour tout le monde.


2 2 · P UB L I-R EP O RTAGE

Nassimah Dindar 10 ans de mandature, 10 ans d’engagement pour le patrimoine et la mémoire.

la réunion est jeune de ses 350 ans d’histoire humaine et en même temps riche du patrimoine, matériel et immatériel que son peuplement aux origines multiples a forgé. l’histoire institutionnelle a fait de la collectivité départementale le dépositaire d’éléments majeurs de ce patrimoine, aux visages multiples : architectural, mobilier, paysager, muséal… le conserver, le restaurer, l’enrichir, l’étudier et le faire connaître est une responsabilité quotidienne, immense et exaltante. elle a appelé le conseil général sur tant de fronts à la fois qu’il a dû faire des choix, sans toutefois jamais renoncer. depuis 2004, pas une année qui n’ait vu l’assemblée départementale lancer ou accomplir un chantier patrimonial ou une œuvre de mémoire.

CONSEIL GÉNÉRAL


des chantiers patrimoniaux à haute valeur symbolique C’est parce qu’il connaît ce que ces sites ou ce que ces collections précieuses racontent de La Réunion que le Conseil général a lancé dès 2004 le 1er chantier de restauration du lazaret de la grande chaloupe, lieu emblématique du peuplement singulier de notre île. plusieurs autres chantiers ont suivi, multidisciplinaires (mémoire orale, archéologie, ethnobotanique…) et se poursuivent aujourd’hui encore, avec une attention constante portée à l’implication active des populations vivant à proximité et à la qualité de l’accueil du public. Un autre lieu de mémoire est ouvert dans l’ouest en 2007, sur le site de la pointe au Sel : l’éco-musée du sel, créé en partenariat avec le Conservatoire du Littoral, qui raconte à un public de plus en plus nombreux dans ses murs ce que les salines donnent à voir et à comprendre hors des murs. Ont aussi été rénovés en 2008/2009 le jardin de l’etat - l’ancien jardin d’acclimatation de La Réunion qui conserve encore un nombre important d’espèces botaniques rares - ainsi que la plus ancienne bibliothèque de l’île, gardienne de son patrimoine imprimé et littéraire, devenue bibliothèque départementale de la réunion qui, pour assurer pleinement sa mission singulière, a bénéficié d’une extension de ses locaux. Tout aussi fort a été en 2008 puis 2010 le geste fait par la collectivité en direction du patrimoine musical de La Réunion : deux expositions de partitions et de disques ont pris leur part dans la longue et minutieuse entreprise de conservation de la mémoire musicale de la réunion ; de même que l’exposition « Les noms de la liberté » construite en 2013 autour des registres spéciaux dans le cadre des 350 ans du peuplement de l’île préfigure l’ambitieux chantier patrimonial des futures archives du peuplement. Au service du patrimoine, le Conseil général a aussi mobilisé les outils de la modernité en inaugurant en 2011, et ce après plusieurs années de gestation, son 1er service public culturel numérique : l’iconothèque historique de l’océan indien qui ouvre avec plus de 10 000 images anciennes évoquant trois siècles d’histoire et la diversité de ses témoignages. Cette offre s’enrichit progressivement - grâce aux collections départementales et à la faveur de nombreux partenariats - tandis que son public se fidélise et s’élargit, il a dépassé les 100 000 en 2013.

partager la mémoire, pour un mieux « vivre-ensemble » Le Conseil général est aussi un passeur de mémoire. En plus d’accompagner chaque année les manifestations associatives et artistiques liées au 20 décembre, au Dipavali, à la Semaine Créole etc ; au-delà des accords de coopération signés avec plusieurs pays de peuplement et où la dimension culturelle est toujours centrale, la collectivité départementale a veillé depuis dix ans à partager avec le plus large public réflexions et manifestations sur le sens et la portée de textes ou d’événements-clés de la mémoire collective : nationale (centenaire de la loi sur la laïcité en 2005, année du dialogue interculturel en 2008…) ou locale (60 ans de la départementalisation en 2006, 150 ans du lazaret en 2011, 50 ans de l’histoire des enfants de la creuse en 2013). l’œuvre patrimoniale et mémorielle portée par le conseil général n’est évidemment pas achevée. nul doute cependant que ce qui a été entrepris sur ces 10 années passées mérite d’être poursuivi, dans le même élan, avec la même exigence, en mobilisant toutes les ressources disponibles : humaines, scientifiques, associatives, traditionnelles, numériques… au bénéfice du patrimoine insulaire.


24 · AU FIL DE S FESTIVALS

leu tempo 2014 TEXTE FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE JEAN-NOËL ENILORAC

& MARTEN

PERSIEL

UN TIGRE DANS LE MOTEUR ! les spectacles du leu tempo, payants et gratuits, fédèrent tous les publics autour du rire, du plaisir, de l'éblouissement, du talent tout simplement. pendant cinq jours, la grande rue et le bord de mer ont été envahis de clowns, d'acrobates, d'acteurs, de marionnettistes, d'humoristes, et d'artistes à caresser du regard. cette année, grande nouveauté, la danse des mots et l’humour caustique étaient les invités de cette seizième édition. Le tigre bleu, l’œil féroce et les crocs sortis, symbole de la mise en danger de l’artiste, voire même du spectateur, était l’emblème de cette seizième édition du Leu Tempo Festival. « Il a fallu se battre – comme un tigre – pour affirmer la même ligne volontariste et dynamique », explique le directeur de la programmation Jean Cabaret, après une si belle édition anniversaire avec plus de 16 000 spectacles vendus et une fréquentation exceptionnelle de 30 000 personnes dans la rue pour la grande parade.



ra og pr

PHOTOGRAPHIE MARTEN PERSIEL

2 6 · AU FIL DE S FE STIVALS

m m eà s er ult ns co om ir.c ho ec les w. ww ur

Ce fut un super hommage à Baguett’, le créateur du festival. Il n’était donc pas évident de continuer sur cette lancée, « avec des spectacles forts tout en apportant des nouveautés, des spectacles de paroles à l’humour incisif » ; improvisations face au public de Sébastien Barrier ; fantaisie orientale

emmener le théâtre dans la rue ; belle envolée

de gwen Aduh qui rêve d’un autre monde et le

avec des Lettres à plumes et à poils ; fantaisie de

premier spectacle politique, la grande Saga de la

pleine nature avec la compagnie Cirquons Flex…

Françafrique. Un one man show porté par jérôme

Il était impossible de tout voir ! Mais le public du

Colloud, comédien aux mille ressorts qui met à

Tempo le sait bien et s’organise en conséquence.

nu les liens occultes entre la France et l’Afrique en

L’ambiance du Leu Tempo est particulièrement

habillant le message d’une performance épous-

chaleureuse, les festivaliers se baladent en toute

touflante où le son frappe de plein fouet l’imagi-

quiétude, avec surgit de nulle part, de joyeux effets

naire. « Notre but est de sortir de la zone de confort

de surprise, comme un père Noël au mois de mai

du spectacle de rue et d’offrir des spectacles

qui harangue la foule et la met en garde contre la

décalés apportant un propos qui fait réfléchir »,

plus grande machination commerciale !

souligne jean Cabaret. L’humour, le corrosif n'étaient pas les seuls invités

Les organisateurs du Tempo offrent vraiment

de cette seizième édition, le burlesque, la fraîcheur

une programmation de grande qualité, les artistes

et la légèreté ont toujours eu leur place au Leu

invités s’y plaisent, les journalistes en parlent, le

Tempo. Les créations locales côtoient avec bon-

prosélytisme opère pour dénicher de nouveaux

heur les créations internationales, performances

talents à faire découvrir aux Réunionnais, sans

des acrobates de La Meute qui ont réuni quatre fois

risque d’expansion fulgurante qui dénaturerait

neuf cents personnes, chorégraphie musicale de

l’esprit de grande fête familiale du festival : « l’es-

Soraya Thomas, facétie décalée de Maria Dolorès,

sentiel, pour nous, est de garder cette dimension

badinage moqueur de Myriam Omar Awadi et

à taille humaine », conclut jean Cabaret.

Nicolas givran autour du concept d’exposition

Une belle édition donc cette année encore avec

contemporaine ; fantaisie avec Vélocipèdes, spec-

des retombées bénéfiques pour les artistes réu-

tacle de déambulation conçu par Lolita Monga pour

nionnais invités, depuis, à se produire dans des festivals européens. En attendant l’année prochaine, restez en éveil, certains spectacles se jouent encore sur l’île.



2 8 · O C É A N INDIE N

TEXTE FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE GRAHAM DE LACEY

PHOTOGRAPHIE GRAHAM DE LACEY

Rosemary Nalden

– LE POULAILLER


la violoniste rosemary nalden a tout quitté, sa famille, ses amis, les musiciens de son orchestre, sa carrière, son environnement très confortable à londres, pour créer une école pas comme les autres dans le township de soweto où elle est l’étrangère. parfois, un brin de nostalgie la gagne, mais se dissipe lorsque le groupe commence à jouer. la musique pour laquelle elle se lève tous les matins, la volonté de ces jeunes à qui elle enseigne l’excellence, et la magie qui opère aux premières notes de l’orchestre effacent toute trace de regret. elle mène son équipe d’une main de maître et laisse le talent de ses jeunes et joyeux virtuoses éclater sur les scènes mondiales. l’unique et remarquable buskaid soweto string ensemble est l’œuvre de sa vie.


3 0 · O C ÉA N INDIE N

L’histoire commence en 1992. Rosemary Nalden,

puis, il y a eu des dérives avec certains profes-

brillante élève du célèbre Sir john Éliot gardiner,

seurs, des vols et autres dérapages que Rosemary

entend un appel à la BBC de jeunes sud-africains

Nalden ne pouvait tolérer. Elle se retire du projet.

qui souhaitent créer une école de musique à Soweto,

poussée par le potentiel musical inné qu’elle a

l’immense bidonville qui borde johannesburg.

perçu chez ses premiers élèves, elle décide de créer

Branle-bas de combat, Rosemary Nalden réussit

un nouveau concept en construisant une école

à mobiliser les 120 musiciens de sa connaissance

qui ouvrira ses portes cinq ans plus tard.

qui se produisent dans les gares de Londres et de toute l’Angleterre pour récolter de l’argent. Une

En 1997, la grande aventure commence, à force

belle somme, en petites pièces, 6000 livres de

de ténacité, de patience, d’amour aussi pour ces

l’époque,soit un peu plus de 7000 euros. Un ami

gamins déshérités, d’amour pour la musique qui

lui conseille d’aller sur place se rendre compte du

les réunit comme une famille soudée dans ce chaos

projet. Ce sont les prémices du BUSKAID SOWETO

indescriptible où règne la terreur.

STRINg ENSEMBLE ; l’ensemble à cordes du Buskaid Soweto, Buskaid voulant dire en anglais faire

À l’entrée de l’école, un petit panneau avec un

la manche.

pictogramme posé sur le mur en brique annonce la couleur : « This is a gun-free zone 1».

Lorsqu’elle prend l’avion pour johannesburg, elle a tout à fait conscience qu’elle va avoir un choc

Les enfants vivent tous des drames. Drogue,

culturel terrible et que la démarche n’est pas sans

alcool, assassinat, sida, faim, maltraitance... La

risque. C’est l’époque de la fin de l’Apartheid en

plupart d’entre eux ne voient jamais leur père ou

Afrique du Sud, les troubles et les massacres se

tout au plus une fois par an. La normalité pour

perpétuent avant que Nelson Mandela n’accède

eux, c’est d’aller enterrer un oncle, un cousin, un

à la présidence. Mais au milieu de ces sombres

parent proche qui s’est fait tuer par balle. Ils vivent

pensées, émerge l’intuition qu’une part inconnue

plongés dans cet univers de violence, et à chaque

d’elle-même va se libérer et donner un sens à sa

fois qu’ils franchissent les portes de l’école du

vie.

Buskaid, ils oublient, pour un temps, le fardeau de leur existence. Seule, la musique a de l’impor-

Elle arrive dans un taudis nauséabond squatté par

tance.

des jeunes à la rue. La pièce devant servir de salle de musique était attenante à la salle de bains,

Rosemary Nalden parle de ce petit garçon, haut

avec des WC sans porte. Et en permanence, des

comme trois pommes, découvert par une mamie

personnes venaient aux toilettes et repartaient

dans une décharge et laissé pour mort. Son visage

tandis qu’elle essayait de donner des leçons de

et son corps étaient couverts de brûlures de ciga-

violon aux jeunes gamins, sans aucun doute très

rette. Aujourd’hui, il porte encore quelques cica-

motivés. Un cauchemar !

1

Ceci est un espace sans arme


trices, mais il sourit au violon qui lui apporte une

pour Rosemary Nalden, c’est une fierté, une joie

indicible envie de vivre.

immense de les voir s’envoler si haut, et un dé-

Le but de Rosemary Nalden n’est pas d’enseigner

chirement aussi, comme une mère perd son en-

le violon à des enfants comme dérivatif à leur

fant qui a grandi trop vite.

détresse. Son but est d’élever cette école au plus haut niveau de qualité tout en aidant les enfants à trouver les vraies valeurs de l’existence.

Ce ne sont pas les parents qui viennent inscrire les enfants à l’école de musique, mais les enfants eux-mêmes. Une petite fille, très timide, est ainsi

Elle leur enseigne aussi les valeurs fondamen-

venue tous les jours de la semaine. Le week-end,

tales de la vie collective. Respect de soi, respect

elle venait aussi. Le lundi, le mardi, jusqu’au di-

des autres, respect du groupe. Il est très difficile,

manche, pendant des semaines, inlassablement

dit-elle, d’enseigner l’honnêteté aux enfants dans

la petite fille frappait à la porte en disant : « je veux

ce contexte-ci. pour mener à bien son projet, les

faire du violon ! » Finalement, Rosemary Nalden

élèves du Buskaid sont suivis sur le plan médical,

lui a fait passer une audition et elle l’a intégrée

social et psychologique. Lorsqu’il y a des problèmes,

dans la formation. Elle fait maintenant partie de

elle se charge d’aller à la rencontre des familles, à

ses meilleures élèves, avec une personnalité qui

leur domicile, pour qu’ils soutiennent leur enfant

s’est révélée chatoyante.

dans cette démarche qui lui ouvre des perspectives d’une vie décente en dehors du bidonville.

Rosemary Nalden est depuis le début fascinée par le sens musical de ces jeunes. Et c’est avec un

Son recrutement repose sur trois critères essen-

grand enthousiasme et quelques brins d’humour

tiels, une vraie détermination, une sensibilité

qu’elle leur transmet ses préférences musicales

musicale et un talent émergent. Elle s’occupe de

qu’ils interprètent avec beaucoup d’aisance. Elle

faire éclore le potentiel de l’élève, au prix d’une

commencera à produire son orchestre à cordes

discipline inflexible. Et si l’enfant n’a pas en lui

en concert avec les œuvres de Rameau. Le Che-

cette envie tenace de réussir, elle ne pourra pas

valier de Saint-george lui tient aussi à cœur. Mais

le conduire au sommet, là où il n’a sans doute pas

pas seulement, le répertoire enseigné est très

imaginé pouvoir accéder un jour.

large, musique baroque, classique, romantique,

Beaucoup de ses élèves ont obtenu des bourses

contemporaine, ainsi que les standards de jazz,

d’études dans des conservatoires internationaux.

de gospel et les propres arrangements du groupe

Certains ont réussi à intégrer le prestigieux Royal

en musique traditionnelle et en afro-pop.

Northern College of Music de Manchester. Ces élèves qu’elle a portés à bout de bras, avec, chacun, une histoire personnelle lourde, sont devenus pour certains musiciens professionnels.



3 3 · O C ÉA N INDIE N

Il n’y a pas de hiérarchie entre la musique, le chant

Ainsi, Rosemary veille sur tout, les achats, les

et la danse. Dans le même geste d’élégance, toutes

réparations de violons, le fonctionnement de

les performances sont réalisées dans une re-

l’école au centime près. Lorsqu’elle organise un

cherche d’excellence.

voyage, elle vérifie chaque détail, scrute chaque

L’école du Buskaid compte aujourd’hui 115 élèves,

restaurant deux fois par jour, ce n’est pas simple !

frais engagé, trente personnes à emmener au de 6 ans à 33 ans. En 2000, la bassiste Sonja Bass

Avant de partir, elle pèse toutes les valises pour

est venue la rejoindre pour apporter son soutien,

s’assurer que ses élèves n’emportent que l’essen-

mais très vite Rosemary Nalden s’est rendu compte

tiel et qu’il n’y aura pas de problème à l’aéroport.

qu’il lui serait difficile de trouver des enseignants à Soweto. Alors, elle a formé les plus anciens qui

Le Buskaid Soweto String Ensemble s’est produit

sont devenus les tuteurs des plus jeunes. Ainsi,

pour la première fois à La Réunion, invité par

chaque élève qui entre au Buskaid peut poten-

l’association Nakiyava à l’occasion du 350e anni-

tiellement devenir enseignant. L’esprit et les va-

versaire du peuplement de l’île. Rosemary Nalden

leurs de Rosemary Nalden s’y perpétuent, mais

a choisi de présenter une œuvre du Chevalier de

lorsqu’elle ne sera plus là, qui reprendra le flam-

Saint-george, surnommé le « Black Mozart »,

beau de la Dame de fer ?

parce que sa musique est belle et parce que ce compositeur et violoniste, métis guadeloupéen,

Chaque année, pendant les vacances, Rosemary

noir de peau, représentait au xVIIIe siècle l’excep-

Nalden organise des ateliers de cordes dans le

tion à la cour du roi de France.

bush africain pour y préparer, avec ses élèves, le

Le Buskaid a offert trois magnifiques concerts en

programme de l’année. Le Buskaid Soweto String

ce mois de décembre 2013. Le premier au Tampon

Ensemble est invité partout, à New york, en Aus-

dans la salle Luc Donnat avec les jeunes du

tralie, en Corée, au Brésil, en Europe… à la Cité de

Conservatoire Régional. Les répétitions ont été

la musique à paris dans le cadre de la résidence

courtes, ce qui a néanmoins permis de très beaux

de Sir john gardiner qui les suit avec bienveil-

échanges entre les élèves réunionnais et ceux de

lance depuis le début. De grands artistes, donc,

Soweto. Le second, au jardin de l’État à Saint-

applaudis dans le monde entier pour leur admi-

Denis, le dimanche 15 décembre, jour de l’inhu-

rable talent, leur énergie musicale et leur joie de

mation de Nelson Mandela. À travers la prestation

vivre sur scène. Les concerts et les ventes de DVD

de l’ensemble orchestral du Buskaid, toute l’assis-

servent aussi à financer l’école.

tance pouvait ainsi lui rendre hommage. Et la tournée s’est terminée à l’église de Saint-gilles-

Rosemary Nalden est, de fait, un chef d’entre-

les-Bains.

prise. Elle mesure depuis dix-sept ans maintenant combien il est difficile de maintenir le Buskaid à

En 2013, Rosemary Nalden a reçu une des plus

ce niveau d’exigence d’autant que, dans cette op-

hautes distinctions de la sphère musicale, le prix

tique, elle y a ajouté une fabrique d’instruments

d’honneur du Royal philharmonic Society. Ce prix

et une bibliothèque. Ses partenaires la suivent fi-

a été décerné à cinq musiciens dans le monde.

dèlement, mais la santé financière de l’école n’en

Cinq lauréats, chacun pour un projet complexe

demeure pas moins fragile. Elle dépense beau-

réalisé dans son propre pays, sauf Rosemary

coup de temps et d’énergie pour convaincre les

Nalden, une Anglaise qui a créé le Buskaid Soweto

sponsors et autres mécènes privés, l’État ne lui

String Ensemble en Afrique du Sud. Cinq lauréats,

apportant aucune aide.

dont une seule femme, Rosemary Nalden.


3 4 · BE AUX-A RTS

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE CHRISTIANE GEOFFROY

Elle & lui l’Atelier des Ailleurs LA PLASTICIENNE CHRISTIANE GEOFFROY SUR KERGUELEN ET LE CHORÉGRAPHE PACO DÈCINA SUR CROZET SONT REVENUS LE VENDREDI 4 AVRIL 2014, ÉMERVEILLÉS DE LEUR RÉSIDENCE ARTISTIQUE DANS LES TAAF. QUATRE MOIS D’ISOLEMENT, DE COMMUNION AVEC LA NATURE ET DE VIE COLLECTIVE AVEC LES SCIENTIFIQUES DE LA BASE. DEUX FOIS 10 JOURS DE TRAVERSÉE SUR LE MARION DUFRESNE. ET TROIS MOIS DE QUESTIONNEMENT, D’INTROSPECTION ET DE CHEMINEMENT VERS UN TRAVAIL CRÉATIF QUI SERA PRÉSENTÉ EN 2015. CHAQUE ARTISTE A VÉCU UNE AVENTURE PASSIONNANTE AVEC LES RESSORTS SINGULIERS DE SA SENSIBILITÉ.

INSTRUMENT DE MESURE SUR LA BASE DE KERGUELEN


pour cette deuxième édition des Ateliers des Ail-

base. Les sorties sont très codifiées et chacune

leurs initiés par les TAAF, les artistes sélectionnés,

d’entre elles participe à une démarche d’ensemble

Christiane geoffroy et paco Dècina, ne seront pas

planifiée sur l’année.

en résidence sur la même base. Leur point com-

Très impressionnée par la cohabitation naturelle

mun, un travail de longue date sur le rapport entre

des hommes et des animaux : « Les manchots

art, sciences et nature. Ils retracent, avec le même

traversent l’espace, s’arrêtent près de vous et vous

enthousiasme, les grands moments de leur aven-

regardent. » Christiane geoffroy, de jour en jour,

ture

découvre l’archipel des Kerguelen, en partant sur les différents lieux d’observation : « Le chaland glisse le long des parois des îles en un long travelling aux

ELLE : « MON TRAVAIL AVANCE COMME JE COMPRENDS LA VIE. »

mille nuances. » Cette poésie de la nature est toutefois entachée par les protocoles scientifiques. « À leur dernier

professeur à l’école des Arts du Rhin, Christiane

stade de mue, les poussins sont transpondés... avec

geoffroy travaille depuis 2010 sur les changements

un pistolet, on leur injecte sous la peau une très

environnementaux et collabore avec le labora-

fine gélule en résine qui transmet un numéro

toire de glaciologie et de géophysique de l’envi-

d’identification. » Les manchots, quant à eux, sont

ronnement de grenoble. Dès l’annonce de son

mesurés et pesés. « Le manchot porte une cagoule

départ pour les Kerguelen en novembre 2013, elle

afin de réduire son stress.» Ailleurs, ce sont les

tient un journal de bord sur l’espace des sciences

pétrels bleus, dénichés au fond des galeries qu’ils

de Rennes :

ont creusées dans la roche. Un sentiment contra-

www.espace-sciences.org/explorer/blog/46419.

dictoire l’envahit entre l’intérêt évident des ces mesures pour la science et le stress des animaux

humour, éblouissement, implication, désappro-

au cours de ces manipulations.

bation, parsèment, comme autant de petits cailloux

« Et si l’on observait l’animal comme l’on observe

blancs, son parcours résidentiel au fil des jours.

la terre ? » Sur la base, à l ‘écart des bâtiments, des installations gigantesques abritent une petite

Son projet d’art contemporain « Sub-antartica,

Silicon Valley. Centre de surveillance des satellites,

quand le tout est supérieur à la somme des par-

de données sismiques, de champs magnétiques…

ties », réalisé dans le cadre de l’Atelier des Ailleurs,

à l’échelle mondiale le monde et les ondes gardent

va aborder les écosystèmes, leur évolution et les

encore la trace nostalgique des lancements de

changements auxquels ils sont soumis, toujours

fusées soviétiques qui fonctionnaient symétri-

dans l’idée de relier son travail d’art plastique aux

quement dans les deux hémisphères à Kerguelen

questions scientifiques.

et à Sogra, au nord de la Sibérie, pour déclencher

Très indépendante, seule à s’occuper de tout, cette

des aurores boréales.

femme débordante d’énergie raconte son excita-

Christiane geoffroy échange beaucoup avec les

tion extrême avant le départ et son stress à l’idée

scientifiques et découvre un univers sauvage

de ne pas avoir tout anticiper, de l’essentiel à l’anec-

peuplé d’animaux à profusion qui l’émeut à tel

dotique.

point que même leurs fientes sur les rochers lui

Arrivée sur le district des Kerguelen, elle découverte

évoquent un film de pollock en train de peindre.

de la base de port-aux-Français, un village avec

Elle lit beaucoup aussi, observe tout le temps,

poste, cinéma, bibliothèque, dortoirs. Au restau-

filme et photographie le plus possible au gré du

rant où sont alignées de grandes tables, « on s’as-

vent qui parfois sature la bande son. Chaque ins-

soit par ordre d’arrivée, on ne sait jamais qui l’on

tant capté laisse l’empreinte de moments su-

va côtoyer ». Les horaires sont fixes, la réglemen-

blimes dont elle ne sait pas encore comment elle

tation est stricte. Interdit de s’éloigner, seule, de la

va en transmettre l’intense beauté.


3 6 · B E AUX-A RTS

LUI : « LA DOUCEUR PERMÉABLE DE LA ROSÉE » Dans une démarche complètement différente,

Le fonctionnement de Crozet est tout aussi co-

avec la responsabilité d’une troupe, paco Dècina

difié que celui de Kerguelen. paco Dècina se met à

a un devoir de restitution auprès des autres pour

apprendre un nouveau langage. La base à Crozet

créer sa pièce chorégraphique.

est, comme à Kerguelen, remplie d’activités. Très

Après avoir fait des études scientifiques, il s’oriente

proche des équipes scientifiques et du personnel

vers les arts plastiques puis étudie la danse et, plus

de la base, il organise des séances de relaxation,

particulièrement les techniques afro-cubaines,

le soir, pour ceux qui veulent tenter de nouvelles

avec l’américain Bob Curtis. En 1986, il s’installe

expériences.

en France, et fonde sa Cie post-Retroguardia. Il se

pour lui, il existe un vrai clivage entre la fourmi-

définit comme un chorégraphe de l’épure et de

lière du monde intérieur et l’immensité déser-

l’harmonie.

tique, vierge de toute population, du monde

Très énergique lui aussi, il fait autorité tout en

extérieur. La base est là où tout se passe, une ville

gardant ce charme italien qui lui permet d’impo-

fantôme où se rassemblent toutes les fluctuations

ser ses vues avec délicatesse.

de l’esprit humain « On est donc obligé d’aller au fond de soi pour gérer sa relation avec les autres

« Dans ce spectacle, je vais traiter de la douceur

». Les sorties sont donc des respirations où

de la nature comme remède et antithèse de la

s’exhalent « le silence et le sens de l’immensité ».

violence imposée par notre société actuelle. »

L’intérêt, pour lui, est de s’imprégner de cette réalité pour ensuite être capable de la partager avec

La musique du spectacle « La douceur perméable

son équipe artistique. Capter les sons, témoigner

de la rosée » issu de sa résidence artistique sera

par la lumière, filmer l’instant magique…

composée par Fred Malle à partir des échantillonnages recueillis durant son séjour à Crozet. D’ores

« j’essaye avec la danse de donner un espace à

et déjà, plusieurs théâtres en métropole l’ont

ce qui est prisonnier dans le corps. »

programmé ainsi que Total Danse à La Réunion. Quelle chance !

Son travail de questionnement sur la philosophie et la médecine chinoise l’amène à relier le corps aux souffles de la nature. pour lui, « le corps ainsi traversé par le souffle vital peut révéler l’indicible ». C’est donc avec passion qu’il a, lui aussi, vécu cette résidence à Crozet. Et de conclure : « La graine créative est plantée, il faut juste lui laisser le temps de pouvoir germer. » En attendant, une vidéo sur son site www.pacodecina.fr montre un incroyable ballet de manchots, comme si paco Dècina les avait formés à exécuter cette chorégraphie insolite.



3 8 · R EN CON TR E

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE SÉBASTIEN MARCHAL

Lolita Monga


La grande dame et son clapotis des mots


4 0 · RE N CO N TRE

lolita monga, tout à la fois auteur, actrice et metteur en scène, est reconduite pour la troisième fois à la tête du centre dramatique de l’océan indien 1, autrement nommé théâtre du grand marché. depuis 2010, elle est la première femme réunionnaise à diriger, seule, une salle de cette envergure. comme tous les centres dramatiques, ses missions sont multiples, en tout premier lieu la création, puis la programmation, le travail à la sensibilisation des publics et la formation. lolita monga y ajoute la décentralisation des spectacles en créant des formes itinérantes, en travaillant avec des écoles, des associations, des quartiers pour faire découvrir le théâtre et pour susciter des vocations. un lourd travail de l’ombre où elle imagine sans cesse des ponts, des lieux d’échanges et de ressourcement. bat la lang, le mois des auteurs, s’inscrit dans cette démarche de rencontre et de proximité avec le public. et tout le monde se souvient de son extraordinaire parcours théâtral, poétique, émouvant, fantaisiste qu’elle a créé en 2012 pour le centenaire du musée léon dierx. Sa carrière fulgurante débute à Lyon où elle fait ses

Il est vrai qu’avec sa grande chevelure auburn, Lolita

premières armes, se poursuit avec la fondation de

Monga enflamme la scène de son aura, pugnace,

la scène des Bambous et sa compagnie Acte 3 avec

humaniste, énergique, prolifique, rêveuse et toujours

Robin Frédéric où, déjà, elle produit des pièces qui

dans l’esthétique des mots. La femme dramaturge,

sont représentées à La Réunion, en métropole et à

une vingtaine de pièces à son actif, est aussi une

l’étranger. Elle continue son ascension au théâtre

femme engagée, présidente du SyNDEAC 2, elle

du grand Marché où ses pièces, Paradise, Majorettes…

milite pour que la culture s’enracine dans toutes les

font salle comble.

strates de la société réunionnaise et elle est, bien évidemment, très fière de son île.

Lauréate de nombreux prix, de résidences d’artistes, de bourses d’écriture, le ministre de la Culture,

Ses thèmes de prédilection gravitent autour des

Frédéric Mitterrand, en 2011, complète son palmarès

« petits riens » qui reflètent la profondeur du

en lui remettant l’insigne de chevalier de l’ordre des

quotidien, ses personnages, telle une peinture de

Arts et des Lettres : « parce que vous avez depuis

Caravage, incarnent les champs du réel avec leurs

plus de quinze ans été l’une des âmes vivantes du

joies, leurs tristesses, leurs interrogations et leurs

théâtre à La Réunion, parce que vous avez su faire

violences aussi, parfois. Lolita Monga invente un

souffler un vent de liberté et de poésie sur le théâtre. »

théâtre de l’humain, proche du public à la manière de peter Brook, modelé par une nouvelle langue dans un univers de musicalité qu’elle fait rayonner sur les scènes d’ici et d’ailleurs.

1

Pour rappel le Centre Dramatique de l’océan Indien est un organisme, comme tous les centres dramatiques, dirigé par des artistes reconnus au niveau national et nommés directement par le Ministre de la Culture pour un mandat de trois ans. En 2007, Lolita Monga est nommée à la direction du CDOI avec Pascal Papani, puis elle est reconduite, seule, à ce poste en 2010, puis en 2013.

2

Syndicat des Entreprises Artistiques et Culturelles


Le clapotis des mots est une expression que Lolita

j’ai donc prétexté aller faire mes études en mé-

Monga, fille de l’île, aime bien, car elle se rattache

tropole, je me suis inscrite à un BTS d’action com-

à la mer. Suivons-là, dans ce parcours singulier,

merciale à Lyon, un alibi pour partir. j’avais

comme le petit poucet trouve son chemin de mots

dix-neuf ans. j’habitais Villeurbanne, juste à côté

en mots.

du théâtre de l’Iris. Un jour, je suis entrée et je me suis inscrite au cours tout en poursuivant mes vocation

je suis née à Saint-Denis et j’ai passé mon enfance

études de socio. puis, j’ai travaillé au théâtre à Lyon et j’ai eu mon garçon qui a maintenant 28 ans.

à La Redoute. je suis l’aînée d’une famille de trois enfants, ma sœur a 11 mois de différence avec moi

je suis restée huit ans en métropole, et je suis re-

et mon frère, 10 ans. Quand j’étais toute petite, il

venue à La Réunion. Un matin, je ne me sentais

n’y avait pas de théâtre à La Réunion, il y avait

pas bien et j’ai décidé de revenir pour voir si j’allais

seulement Au théâtre ce soir à la TV. On était tou-

rester.

jours à se raconter des histoires, ma sœur et moi, on était toujours dans un film. Il y avait à la TV une

métiers

série Les chevaliers du ciel, on prenait nos draps et

Au départ, j’ai commencé à travailler pour la ville

on s’amusait à tomber du ciel, on s’inventait des

de Saint-Denis et très vite, j’ai fondé la compagnie

rôles, on avait beaucoup d’imagination. On fabri-

Acte 3 avec Robin Frédéric. j’étais en résidence à

quait des spectacles et tous les mercredis on invitait

Saint-Benoît au théâtre des Bambous et j’ai écrit ma

nos parents à voir notre création de la semaine. On

première pièce Le vieux rêve. C’est parti d’une

était très fans de spectacles de cirque et on s’inven-

observation à l’aéroport alors que j’attendais un

tait de faux numéros de cirque, on jouait aux

comédien, j’ai regardé autour de moi, la gestuelle,

équilibristes sur une corde. Depuis toute petite, j’ai

les retrouvailles et c’est parti de là. La pièce a bien

toujours écrit des poèmes, des chansons. j’ai été

fonctionné et ça m’a donné envie de continuer.

une enfant qui n’en faisait qu’à sa tête, mais mes

Ensuite, je me suis concentrée sur le rôle de co-

révoltes m’ont permis de tracer mon chemin et de

médienne. je me souviens très bien, la première

vivre ma passion. Une passion qui n’a jamais été

fois où je suis montée sur scène, je tremblais,

contrariée par mes parents qui ont été ouverts et

j’étais effondrée, j’avais chaud, j’avais froid… au

bienveillants.

bout de cinq minutes, je me suis rendu compte que je n’étais pas morte et j’ai continué ! lecture

j’ai codirigé les Bambous avec Robin pendant

Ma mère aimait beaucoup les livres, il y en avait en

cinq ans, j’étais auteur, comédienne et metteur en

abondance à la maison et j’adorais lire. je lisais tout

scène des créations de la Compagnie Acte 3. Ce

ce qu’il y avait à la bibliothèque, les romans clas-

n’était pas évident de concilier les trois métiers. En

siques, Le rouge et le noir ; Les mémoires d’outre-

France, on est très spécialisé, plus que dans d’autres

tombe… je dévorais tout ce que je trouvais !

pays. Au début, on me disait il vaut mieux faire une

Lorsque j’aime un auteur, je lis toute son œuvre.

seule chose bien et ne pas prendre le risque de mal faire plusieurs choses à la fois. Mais, j’étais décom-

« Quand on est dans les mots,

plexée, et je trouvais que ces trois métiers étaient

on a envie de les vivre »

complémentaires et très différents à la fois et ça me plaisait.

début j’ai toujours voulu partir, même si avec mes parents

Bon, ce n’était pas systématique, la mise en scène,

on a beaucoup voyagé. j’avais envie de découvrir

ça vient avec le temps. Les costumes, ça m’intéresse

le monde ! j’imaginais un tas de choses derrière la

aussi, je rêve de faire des costumes, mais la tech-

notion de voyage, c’était toujours mieux ailleurs.

nique, ce n’est pas mon truc !


4 2 · R E N CO NTR E

symbiose je ne réfléchis à rien en écrivant. je ne veux pas me

En général, je ne sais pas trop d’avance ce que je

mettre de barrières, je ne veux pas avoir d’images

vais écrire, je n’ai pas d’histoire a priori. je suis tou-

sur le spectacle ou des comédiens en tête.

chée par les petits riens du quotidien qui font la vie. je pique des phrases, j’écoute la radio, j’écoute

« Je ne veux pas bricoler mon imaginaire »

les gens, je laisse mes oreilles traîner. je peux écouter trois conversations en même temps.

j’ai toujours écrit sans penser à la suite. En même temps, je fais partie de cette famille de théâtre,

L’inspiration peut aussi venir d’une image, une si-

je suis comédienne et j’aime jouer des formes dif-

tuation dans un train ou ailleurs qui me marque.

férentes de théâtre. Alors, quand j’écris, je reste

Une lecture dans le journal, comme Vénus, cette

quelqu’un du plateau et j’écris pour les corps des

histoire incroyable de cette jeune femme africaine

acteurs.

arrachée à son pays et exhibée dans les foires puis après sa mort disséquée sans vergogne. écriture

je ne prétends pas analyser la société, c’est plus

rayonnement

une écriture paysage, une peinture de ce que les

Le problème de toutes les compagnies, c’est de

gens vivent au quotidien, leur joie, leur frustration,

sortir de l’île, et même sur l’île, on ne joue pas énor-

leur colère. Laisser parler les petites choses, ces

mément. Autour de nous, dans l’océan Indien, c’est

petites choses qui racontent les grandes.

difficile, les pays sont en difficultés financières.

Au début, je racontais beaucoup d’histoires. Main-

Ce que j’écris est un théâtre de texte pas un théâtre

tenant, de moins en moins, c’est plus ouvert. je

visuel ou de mouvement, c’est un peu compliqué

laisse une place au public pour que les gens se

pour les tournées. À Colmar, Paradise était, par

questionnent. Il n’y a aucun intérêt à trouver le

exemple, sous-titré.

coupable, ce qui important c’est que tout le groupe

je m’évertue à tisser des liens et renforcer les ré-

se sente concerné, que tout le monde se sente

seaux avec la métropole. Nous sommes en réseau avec les Centres dramatiques de Colmar et de

responsable.

Nancy. Majorettes cette année est programmée à inspiration Ça dépend des pièces, ça tourne autour des gens,

Colmar, Nancy, poitiers, en guadeloupe, et d’autres lieux encore.

du monde dans lequel je vis. avignon pour Majorettes, on parlait de fanfares dans le

On a joué beaucoup de nos spectacles à Avignon,

nord de la France. j’ai été majorette dans le quartier

c’est un format lourd, c’est cher. par contre, pour le

lorsque j’étais petite. j’ai pensé aux femmes seules,

CDOI c’est essentiel, les rencontres, la découverte

et ça s’est très vite maillé, un clan dans un quartier,

de nouvelles créations. Avignon reste un festival

des femmes qui prennent en main l’avenir du

unique, un rendez-vous incontournable pour les

quartier, continuer à rêver et à rester debout…

artistes, les programmateurs. Dans la jungle qu’est

pour Paradise, c’est parti d’une image qui m’a

de se faire une place. Cette année, nous emmenons

frappée après le cyclone, j’ai vu depuis le pont

Katerpilar, spectacle en partenariat avec Cyclones

cette jeune fille dans la ravine qui remontait le

production, la Fabrik parce que cette proposition

devenu ce festival en quelques années, il est difficile

courant d’eau boueuse. j’ai raconté ça autour de

artistique est originale, pertinente et qu’elle peut

moi et tout le monde s’est mis à raconter des his-

trouver un écho. On y croit et on espère qu’elle va

toires de disparus, ça grouillait, il y avait là une

trouver son public et voyager ! On sait que l’on

effervescence incroyable, chacun racontait sa

peut affronter ce marathon !

propre vie à partir de ces disparus. C’était magique !


cdoi

gnies découvrent un auteur, c’est le terreau des

TROISIèME MANDAT

échanges, un partage avec tous les publics, les

SEpTIèME ANNÉE À LA TÊTE DU CDOI

enfants, les ados, les adultes.

C’est génial d’avoir un toit. Le CDOI est un théâtre d’auteurs, la mission n°1 c’est la création, mais on

« Ce sont des liens qui font grandir »

ne s’occupe pas que de son projet, on accueille d’autres spectacles, on fait partager d’autres esthé-

Bat la Lang, c'est toujours un moment fort et diffé-

tiques qui ne sont pas les siennes. je tourne moins

rent à chaque édition !

autour de mon nombril !

Disons que cette année, on a proposé encore plus de rendez-vous aux publics dans tous les coins de

On est au contact d’autres auteurs, d’autres met-

l'île, que les auteurs étaient un groupe soudé qui

teurs en scène. Au CDOI, toute mon énergie est

s'est tout de suite trouvé et la marche à Mafate y a

concentrée sur tous les spectacles que je veux

été pour beaucoup ! Le moment de lecture tous

défendre et pas seulement mes créations.

ensemble pour les habitants de grand place était très fort et très émouvant pour tous... Les compli-

Dans une grande ville, le public est captif. Ici, il faut

cités sont nées à ce moment-là. Au théâtre on est

aller chercher le public. Mais ce n’est pas qu’à La

toujours surpris de voir le public présent pour dé-

Réunion, dans beaucoup d’endroits, c’est pareil.

couvrir les textes en lecture. Retrouver également

L’inconvénient, c’est qu’un Centre dramatique est

des auteurs d’autres éditions présents tant aux

très convoité, il faut savoir dire non et ça ne fait

soirées qu'aux différents stages nous conforte

pas toujours plaisir.

dans le besoin des auteurs pays d'échanger, de se confronter et de prendre plaisir à écrire ensemble.

La direction du CDOI, c’est aussi tout l’aspect politique, le travail avec les partenaires, c’est une action

La prochaine édition, c'est l'envie d'écrire tous dans

à long terme, les résultats ne sont pas immédiats.

une même résidence, mais ça, ce n’est pas gagné !

Chaque année, c’est toujours un combat, même si

Question de moyens ! En tous les cas, les auteurs

les partenaires vous font confiance, la culture est

invités pour 2017 sont des pointures !

un combat permanent. C’est toujours une lutte, il faut sans cesse prouver comment on travaille,

Ce que je retiens de cette édition 2014, ce sont des

pourquoi on fait tel choix. Tout ce travail de décen-

instants, l'émotion d'une participante à la lecture

tralisation à Mafate par exemple, aller chez l’habi-

de son texte à la bibliothèque de la Source, le sourire

tant, il faut le justifier.

des collégiens à la médiathèque du Tampon, l'accueil à la bibliothèque de la Montagne, le silence

« À l’image de ce qu’on est, l’esprit de ce qu’on

des auteurs, des comédiens, des enseignants pen-

inspire au CDOI, on constate de plus en plus

chés sur leurs feuilles... Et bien d'autres moments !

d’engouement pour le théâtre » langue bat la lang

j’aime travailler sur la langue, parfois des mots

pour aimer le théâtre, il faut aimer la lecture. je

malgaches, parfois des mots étrangers que j’ai

trouve important de travailler avec des auteurs

retenus, parfois des mots inventés… créer ma

vivants, un auteur en chair et en os. Découvrir

propre langue, c’est ce qui m’intéresse, je veux

un texte lu par la bouche d’un comédien, c’est

construire ma propre langue. Le son, la sonorité,

chouette.

c’est très important.

Il n’y a pas beaucoup de gens qui écrivent pour le théâtre. C’est important de susciter des vocations. Un mois de résidence et ce n’est pas seulement de l’événementiel. Les choses se tricotent, les compa-


4 4 · R E N CON TR E

engagement En ce qui concerne mon engagement, je pense

joan n’a même pas de téléphone portable alors que

qu'on ne fait pas ce métier sans le défendre, avec

Léo est rivé sur ses jeux sur internet… Léo dit ce

des armes, certes dérisoires, mais quand on est

qu’il pense. Les enfants ont souvent raison, ils ont

persuadé que l'art est nécessaire à la société, on se

beaucoup de bon sens, à propos de choses très

bat ! Se battre ce n'est pas défendre son pré carré ou

simples, ils posent des questions pertinentes sans

ses subventions, c'est une position citoyenne pour

parler de logique, mais sur des détails… L’enfant

la culture.

sait que l’on fait un métier qui nous passionne, ça

La culture est transversale, elle touche tous les do-

lui donne le goût de la passion.

maines de la société, elle modifie les relations sociales au quotidien, elle influence notre façon de

loisirs

percevoir le monde et nous permet de mieux vivre

Le théâtre, ce n’est pas toute ma vie, j’existe en

ensemble et de porter un regard critique et actif sur

dehors du théâtre, j’ai une vie de famille aussi.

le monde qui nous entoure. Elle donne du sens à

j’aime ma famille, l’endroit où je vis. j’adore cuisi-

la vie.

ner, faire des choses simples, monter à Mafate, ça me permet de prendre du recul sur ce que je fais.

« Et quand on fait un travail de fond avec

Cuisiner, c’est aussi le plaisir de recevoir des amis.

les publics dans les quartiers, les écoles, les associations, on se rend vite compte que

rêve

notre travail a du sens par ce qu'on apporte

Mon rêve pour l’avenir, ce n’est pas que tout le

et par ce que les gens nous apportent :

monde vienne au théâtre, je ne vais pas aller à

un enrichissement mutuel ! »

l’opéra, par exemple, alors je ne vois pas pourquoi tout le monde viendrait au théâtre !

vie privée

Mon rêve serait d’apporter une bulle de rêve, de

j’ai deux garçons, complètement différents l’un

questionnement, d’émotion. Si j’avais un rêve per-

de l’autre. joan a 28 ans et Léo 12 ans. joan n’est pas

sonnel, ce serait de partir six mois avec peter Brook

du tout dans le théâtre, mais dans la politique. je lui

découvrir l’Afrique et les liens à tisser avec ce pays

ai transmis le sens de l’engagement. C’est bien,

que je ne connais pas.

même si c’est inquiétant pour une mère. joan a fait Sciences po, il est dans le combat de changement

nouveauté

de société, de qualité de vie. Il lit beaucoup, mais

pour la rentrée, plein de belles choses en perspec-

des essais, il est plus dans la réflexion d’un intello

tive, des spectacles invités et surtout la nouvelle

que dans celle de quelqu’un qui aime le théâtre et

création du théâtre du grand Marché « Onoma »,

ça rejaillit sur sa vie. Ma passion est artistique, et

un projet qui me tient particulièrement à cœur.

pour joan, sa passion est politique.

Deux personnages qui affrontent l'absence et dé-

Léo, lui est en 5e, c’est une autre génération, il est

couvrent le mystère de la vie, de la mort, des souve-

dans l’ipad. Il est très sensible, très curieux, très joueur

nirs. Ils deviennent si précieux et ils sont si fragiles,

aussi, contrairement à joan. Il est toujours en train

au bord du vide. Alors, comme pour arrêter le temps

de courir, de taper dans une balle. Il est très critique

qui court et semble vouloir effacer toute trace, ils

aussi. Il fait le répétiteur. Il connaît tous les textes

ressuscitent des petits bouts de vie.

de tous mes rôles. Il veut être explorateur. Il adore

Finalement, une vie est toujours une histoire qui

cuisiner aussi. C’est tout un art, il va faire des com-

peut se raconter, tel un conte. Chaque vie crée sa

mentaires sur le goût, le dressage d’un plat, les

mythologie propre, ses anges et ses démons. On se

couleurs, les saveurs …Il y a là aussi quelque chose

penche sur son histoire. De quoi héritons-nous?

d’artistique. Léo est un bon vivant, il aime bien

Que faire de notre héritage ? Sommes-nous prêts

manger.

à être les auteurs de ce que nous engendrons, alors que nous ne cesserons jamais d’être les fils de nos pères ?



4 6 · HOR IZON

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE GAETAN HOARAU

Les Pétrels de La Réunion


LE PÉTREL DE BARAU Il a l’air d’un canard en train de barboter, tranquillement, sur l’eau calme d’un lac. En fait, il s’agit du pétrel de Barau, oiseau endémique de La Réunion qui va se nicher sur les plus hauts sommets de l’île, comme le piton des neiges (3 069 m), le gros Morne (3 013 m) ou le grand Bénare (2 896 m). Il s’aménage des terriers profonds sous des blocs rocheux dans les zones rocailleuses, au milieu des branles vert et blanc. Le pétrel de Barau se nourrit au large, parfois à plus de 100 km des côtes réunionnaises, jusqu’au Sud de Madagascar. Oiseau en danger d’extinction, il est la proie des chats et des rats. Quant aux plus jeunes, les éclairages artificiels provoquent les échouages de leur premier envol. Chaque année, entre 200 à 800 jeunes pétrels sont affectés par cet aveuglement mortel. C’est pourquoi, en ville, certains soirs d’avril, toutes les lumières sont éteintes pour leur permettre de gagner le large sans se blesser.

LE PÉTREL NOIR DE BOURBON L’île de La Réunion héberge une autre espèce unique au monde, elle aussi en danger d’extinction, le pétrel Noir de Bourbon. plus petit, il se reconnaît à son plumage tout noir. Il niche dans une zone géographique plus basse que celle du pétrel de Barau, entre 1 100 mètres et 2 200 mètres, donc plus exposé encore à la prédation des chats et des rats. Nettement plus en danger que son cousin, il risque de disparaître complètement dans les dix années à venir. La SEOR (La Société d’Etudes Ornithologiques de La Réunion) qui gère les plans de conservations et met en place des plans de sauvetage en a recueilli quatre en 2014 et l’on estime la population reproductrice à quelques dizaines de couples seulement. VOUS AVEZ TROUVÉ UN OISEAU Contactez la SEOR en urgence au 0262 20 46 65. Mettez l’oiseau dans un carton, au calme et faites des trous dans celui-ci afin que l’animal puisse respirer.


4 8 · VOYAGE VOYAGE TEXTE GÉRALDINE BLANDIN PHOTOGRAPHIE GÉRALDINE BLANDIN

&

CHRISTIAN VAISSE

le NépAl ASCENSION DU SACRÉ LA CAPITALE DU NÉPAL N'EST PLUS LA DESTINATION FÉTICHE POUR RECHERCHER LA PAIX SPIRITUELLE. SEULS QUELQUES HIPPIES, NOSTALGIQUES DES ANNÉES SOIXANTE-DIX, ARPENTENT ENCORE LES RUES DU QUARTIER TOURISTIQUE DE THAMEL. LES BOUTIQUES DE SAROUELS ET AUTRES TUNIQUES CÔTOIENT DÉSORMAIS LES MAGASINS REMPLIS DE DOUDOUNES ET DE SACS À DOS. POURTANT, MÊME SI DEPUIS QUELQUES ANNÉES, LE NÉPAL EST DEVENU LE PARADIS DU TREK, LA MONTAGNE RESTE LE SANCTUAIRE DES DIVINITÉS.


Chine

Kathmandu

Inde


5 0 · VOYAG E VOYAGE

le voyage commence dans les rues de Kathmandu. la capitale du népal est bruyante et grouillante. difficile de trouver sa place entre les bus, les motos et les rickshaws ! en cinquante ans, la population a doublé. près d'un million de personnes y habitent aujourd'hui. les conséquences de cette explosion démographique sont nombreuses : décharges sauvages, eau courante non-potable et gaz d'échappement omniprésents… Kathmandu manque de s'étouffer à chaque instant.

5 0 · VOYAG E VOYAGE


L’AUTOROUTE DES TREKKEURS autrefois, les montagnes himalayennes n'étaient accessibles qu'aux grands aventuriers. aujourd'hui, n'importe qui peut s'y aventurer, seul ou accompagné d'un guide. le grand classique, c'est d'aller dans la chaîne des annapurnas et d'en faire le tour. dix à quinze jours de marche à traverser des forêts, escalader des rochers et fouler la neige. ce sentier, le plus fréquenté du népal, est surnommé « l'autoroute des trekkeurs ». l'autre possibilité dans les annapurnas est de rejoindre le camp de base situé à 4 130 m d'altitude. très vite, les marcheurs se retrouvent dans les hautes vallées himalayennes et traversent ces nouveaux « villages » composés uniquement de gîtes. car il faut pouvoir accueillir les touristes, de plus en plus nombreux chaque année : 390 000 en 1993, 600 000 en 2006. pour attirer tous ces vacanciers en quête d’aventure, certains gîtes jouent la carte du confort. au cœur des montagnes, à chommrong par exemple, à 2 000 m d'altitude, les randonneurs peuvent se faire masser et consulter leurs mails dans un cyber-café. plus loin, à machapucharé à 3 700 m, le wifi est disponible dans chacune des chambres et la douche chaude est à volonté ! ces gîtes « nouvelle génération » font sourire les népalais, peu habitués à tant de confort, mais plaisent aux touristes. en montagne, les journées sont longues et souvent difficiles entre le froid, l'altitude et les nombreuses heures de marche. mais tous ces efforts sont vite oubliés car là-haut, il y a ce sentiment d'être ailleurs. seuls les craquements des glaciers se font entendre… le camp de base des annapurnas est situé dans un cirque entouré de multiples sommets enneigés allant tous au-delà des 6 000 mètres. le plus impressionnant est l'annapurna 1 et ses 8 000 m, grimpé pour la première fois en 1950 par les français louis lachenal et maurice herzog. sur place, une stèle bouddhiste appelée chörten, entourée de nombreux drapeaux de prière et de photos d’inconnus, attire le regard. ce monument rappelle aux trekkeurs que la montagne n'est pas sans risque. l'annapurna 1 est le sommet le plus dangereux de la chaîne himalayenne avec un fort taux de mortalité : un mort pour deux ascensions réussies.


LA MONTAGNE A UN CARACTÈRE SACRÉ rarement dans les sentiers pour s'y balader, les népalais y vont pour travailler. ils sont guides, gîteurs, agriculteurs mais surtout porteurs. reconnaissables à leur large sangle autour de la tête accrochée à un gros panier en osier, ces hommes portent jusqu'à 30, 40, parfois même 50 kilos. un jour, ils traînent les bagages de touristes venus découvrir la montagne. le lendemain, ils ravitaillent les gîtes d'altitude. à l'origine, les porteurs appartenaient à la tribu des sherpas, une tribu originaire du tibet installée au pied de l'everest depuis cinq cents ans. aujourd'hui, tous les porteurs ne sont plus des sherpas, mais beaucoup en font encore partie. très croyants, ils ont souvent dans leurs poches des drapeaux de prière, ces petits morceaux de tissus colorés visibles partout au népal, qu'ils déposent tout au long du chemin pour remercier les dieux de leur aide et leur protection. les montagnes de l’himalaya portent la marque de la ferveur religieuse de ses habitants. chörtens, moulins à prière, drapeaux multicolores ou encore pierres gravées de textes ou d’illustrations sont partout le long des sentiers et à l’entrée des villages. le népal est bel et bien le pays du bouddhisme. siddhartha gautama, plus connu sous le nom de bouddha, est né au népal à lumbini, près de la frontière indienne il a y 2 500 ans. la petite ville est aujourd’hui un lieu de pèlerinage sacré pour les bouddhistes du monde entier, tout comme bodhnath, situé à quelques kilomètres de Kathmandu. à bodhnath, il y a le plus grand stûpa du népal. le stûpa, ce monument en forme de dôme surmonté d’une tour où sont peints les yeux de bouddha. chaque jour, des milliers de bouddhistes du monde entier viennent en faire le tour dans le sens des aiguilles d’une montre, tout en récitant des textes sacrés et des prières. sur cette immense place bordée de boutiques, de restaurants et de monastères, l’ambiance est sereine, empreinte de spiritualité qui tranche avec le reste de la ville.

52 · VOYAG E VOYAG E


PASHUPATINATH, LE TEMPLE HINDOU à quelques kilomètres du stûpa, pashupatinath, le temple hindou le plus important du pays. construit le long de la rivière sacrée bagmati, pashupatinath est l'endroit de prédilection pour l'incinération des hindouistes. tout au long de la journée, des cérémonies de crémation se déroulent sur les berges de la rivière. un brin voyeurs, fidèles et touristes s'assoient sur l'escalier face aux ghâts de crémation. un corps enveloppé dans un linceul blanc repose sur le bûcher. ses proches le recouvrent de paille et allument le feu. en quelques secondes, le corps s’embrase. les cendres seront ensuite jetées dans la rivière sacrée bagmati. autour, la vie continue. la foule déambule dans ce lieu sacré, squatté par les singes et les sadhus, ces hommes reconnaissables à leurs cheveux ébouriffés et leur corps enduit de teinture et de cendres. les sadhus ont choisi la voie du renoncement. ils ne possèdent rien et passent leur vie à errer sur les routes de l'inde et du népal.


5 4 路 VOYAG E VOYAGE


LES CITÉS ROYALES À pashupatinah, les vendeurs de babioles côtoient les fidèles venus se recueillir. Les bâtiments modernes se mêlent à l’architecture d’époque. L’endroit est un lieu de contrastes, à l’image de Kathmandu. La capitale népalaise n’est pas que pollution visuelle, sonore et olfactive. Kathmandu est aussi et surtout un ancien royaume dont la vieille ville est classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979. pour le découvrir, il faut être un brin fouineur et prendre le temps de se perdre dans les nombreuses ruelles de la capitale, jusqu’à tomber sur le quartier historique et son palais. Là, le parfum d’encens se mêle aux tintements de cloches. Les temples de bois sculpté, en pierre ou en bronze sont nombreux et s’éparpillent autour de la grande place qui servait autrefois de parking pour les éléphants royaux. Les bâtiments ont tous deux, trois ou quatre toits superposés, la marque du style pagode imposé par les Newars. Cette ethnie, particulièrement douée pour l’art, a parsemé un grand nombre d'œuvres architecturales dans toute la vallée de Kathmandu. Deux anciennes cités royales, patan et Bhaktapur, sont également classées à l’Unesco.

LA VIE QUOTIDIENNE Et puis au Népal, il y a cette autoroute, la Mahendra highway, longue de 232 km. pas très touristique au premier abord, cette ligne droite qui traverse le Népal d’est en ouest révèle pourtant de nombreuses surprises. Elle permet de découvrir quelques grandes villes aux allures indiennes, aux immeubles multicolores et aux femmes habillées d’un sari et d’une paire de baskets. À quelques kilomètres, des petits villages peuplés de paysans quasi-nus, vivant dans des habitations faites de branches et de boue, où l’électricité n’a jamais existé. Sur cette autoroute, il y autant de charrettes tirées par des boeufs que de motos et de camions. Et puis, on aperçoit quelques églises, perdues au milieu de cette terre dédiée à Bouddha et à Krishna. Un mélange des genres où le seul point commun est le sourire de ses habitants. partout au Népal, les gens sourient à chaque instant, peut-être pour oublier le quotidien. Car ce petit pays coincé entre l’Inde et la Chine est l’un des plus pauvres au monde. Il connait une situation politique difficile même si elle s’est un peu stabilisée en 2006, après dix ans de guerre civile. Aujourd’hui, la monarchie n’existe plus, le pays est devenu une république fédérale. Mais pour les Népalais, peu de choses ont évolué. Dans un anglais approximatif, tous racontent leur quotidien, sans jamais se plaindre. Du travail 7 jours sur 7, des taxes qui ne cessent d’augmenter et des visas impossibles à obtenir sans bakchich. Alors, ils discutent avec les touristes venus découvrir leur petit paradis, et s’imaginent qu’un jour, eux aussi, pourront aller au-delà de leurs montagnes, les plus hautes du monde.


5 6 路 VOYAG E VOYAG E



5 8 · C HR O NIQ UE DE VOYAGE

TEXTE FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE SÉBASTIEN MARCHAL

Madiba le dernier voyage

APRÈS DIX JOURS DE FUNÉRAILLES SUIVIES PAR LE MONDE ENTIER, NELSON MANDELA, LE HÉROS UNIVERSEL DE LA LUTTE POUR LA LIBERTÉ ET POUR LA RÉCONCILIATION, VA BIENTÔT REJOINDRE SA DERNIÈRE DEMEURE DANS LE VILLAGE DE SON ENFANCE À QUNU. AU STADE DE SOWETO, LIEU DU PREMIER SOULÈVEMENT CONTRE L’APARTHEID, LA CÉRÉMONIE INTERNATIONALE A VU DÉFILER TOUS LES GRANDS DE CE MONDE, BARACK OBAMA SERRANT LA MAIN DE RAOUL CASTRO, L’HOMMAGE DÉCHIRANT DE SES COMPAGNONS DE L’ANC, ET DE L’ARCHEVÊQUE DESMOND TUTU, SON TRÈS FIDÈLE AMI. À PRETORIA, ILS ÉTAIENT PLUS DE 100 000 À SE BATTRE POUR LE VOIR UNE SECONDE ET LUI DIRE ADIEU, NOIRS ET BLANCS RÉUNIS DANS LA DOULEUR. CELA FAIT MAINTENANT 10 JOURS QUE LE PAYS DANSE ET CHANTE À LA MÉMOIRE DE MADIBA, LE PÈRE DE LA NATION ARC-EN-CIEL. SÉBASTIEN SUIT CES OBSÈQUES À TRAVERS LES MÉDIAS RÉUNIONNAIS. MAIS UN APPEL IRRAISONNÉ LE CONDUIT À SAUTER DANS L’AVION POUR SUIVRE EN DIRECT L’ULTIME CÉRÉMONIE.


FACE À L’ÉCRAN NOIR, LE TEMPS S’ARRÊTE, IL EST ENCORE IMPOSSIBLE D’ACCEPTER LE DÉPART DE MADIBA


6 0 · C HR O N IQ UE DE VOYAGE

LA DÉCISION

LE TRAJET

Sa nuque est glacée. Il appuie sur la souris, Clic,

C’est parti, l’aventure commence !

la réservation est faite, le montant va être débité !

De Saint-Denis à johannesburg, Sébastien est devenu une

Sébastien est secoué par une bonne décharge

boule de nerfs, alors il boit un peu pour apprivoiser ce temps

d’adrénaline. plus moyen de faire machine arrière.

mort où il réalise qu’il ne sait vraiment pas comment il va s’y

Le fou ! Il faut être inconscient pour prendre une

prendre. Il n’a aucune accréditation pour passer les barrages

telle décision, mais c’est plus fort que lui. Ça fait

et aller au plus près du convoi qui conduit Nelson Mandela à

des jours que ça lui trotte dans la tête, il ne focalise

sa dernière demeure. Savoir oser !

que sur une réalité, il habite tout à côté. Au pas-

23h, il atterrit à Durban, un peu groggy, et se rend à l’hôtel. Im-

sage, il s’aperçoit qu’avec l’âge, on prend des res-

possible de dormir. Tôt le lendemain matin, il part chercher sa

ponsabilités, mais aussi on prend peur. Sébastien

voiture de location, et prend quelques photos deci delà de

est un bourlingueur, habitué à voyager seul, alors

gens qui se baignent tous au même endroit, dans une étroite

pourquoi cette peur soudaine de l’inconnu ? Il

bande surveillée par des maîtres-nageurs. Certains sont à moitié

n’est jamais allé en Afrique du Sud et son anglais

habillés, d’autres portent des bonnets de bain très colorés, des

n’est pas en bonne forme. Tant pis !

cris lui parviennent lorsque de grosses vagues déferlent sur la

Autant la cérémonie officielle au stade de Soweto

plage, la joie de vivre… Il commence à se détendre. Il monte

ne l’a pas vraiment attiré, trop d’officiels, tout est

dans sa voiture. Le volant est à droite ! Un détail auquel il

cadré d’avance, autant rendre hommage à Mandela

n’avait pas pensé ! Il a 600 km à faire pour arriver au plus près

sur la terre de son enfance lui semble un acte qui

de Qunu, village où Mandela a passé son enfance, là où il va

a du sens. Nous sommes quoi dans la vie ? pas

être inhumé selon les rites traditionnels. Or, Qunu est inconnu

grand-chose, se dit-il, à côté de ce géant qui a

au bataillon sur son gpS. Il écoute la radio. Le corps de Mandela

conduit son pays à la liberté en évitant guerre

devrait arriver à l’aéroport de Mthatha en milieu de journée, ce

civile et bains de sang.

samedi. Ce sera sa destination.

Cette petite ville est située à 35 km de Qunu. pas de temps à perdre. Il roule sans s’arrêter, fasciné par l’immensité de l’espace qu’il découvre pour la première fois. Le gpS lui indique de tourner à gauche…200 km plus loin ! L’échelle de ses repères a pris un sacré coup de distorsion. plus il s’approche, plus le ballet d’avions et d’hélicoptères devient incessant, une centaine d’entre eux sont venus déposer les quelque 4500 invités à la dernière cérémonie d’adieu célébrée avant l’inhumation. C’est quasiment un dispositif de guerre qu’il a fallu mettre en place dans ce petit aéroport habitué à la rotation de deux avions par jour.


LE POINT DE MIRE Sébastien entre dans la ville, Mthatha n’offre pas, de prime

En redescendant dans la rue, Sébastien rencontre

abord, une image rassurante. Il se demande s’il peut garer la

un journaliste italien. Ils sympathisent et cherchent

voiture en toute sécurité. Sur l’autre rive, le campus de l’Uni-

un endroit pour se remettre de leurs émotions. Ils

versité et ses alentours semblent plus accueillants. Les rues

se retrouvent dans une arrière-cour jonchée de

sont bloquées, de part et d’autre, le convoi mortuaire va passer

cannettes, et descendent dans une sorte de cave

par là. À l’intuition, il sort de la ville et trouve un Bed & Breakfast.

où tout le monde, complètement ivre, expose fiè-

Il range sa voiture et revient à pied au centre, son appareil

rement son T-shirt à l’effigie de Mandela. Ce sont

photo en main. Il erre sans trop savoir où se diriger. Il a vraiment

les seuls Blancs. Sébastien, son LEICA en bandou-

l’air d’un touriste, un peu perdu de surcroît. Un jeune l’aborde

lière, n’est pas très rassuré. Ils avalent une pizza,

et le conduit chez lui. Il a une bouille bien sympathique. Il le

boivent leur bière et sortent rapidement de ce

présente à sa mère qui berce sa petite sœur pour l’endormir.

bouge obscur. Des états d’âme infondés. La fin de

Tout le monde s’installe à la terrasse, Sébastien prend des photos.

l’Apartheid ne date que d’une vingtaine d’années et

Et là, surgit devant ses yeux le corbillard. Un coup au cœur. Il

pourtant les Noirs sud-africains sont accueillants,

ne peut réprimer quelques larmes silencieuses qui glissent sur

chaleureux, sans a priori racial.

ses joues. Il laisse son appareil en berne. C’est cet instant qu’il

puis, ils tentent le tout pour le tout, des accrédi-

était venu chercher, vivre et partager. Cette image restera au

tations, sésames nécessaires pour se rendre à Qunu.

fond de lui jusqu’à la fin de sa vie. Les gens criaient dans la rue :

Ils embarquent avec eux le gamin pour qu’il les

« Tata Madiba » - papa Madiba ! - nom lui venant de ses ancêtres.

aide dans ce labyrinthe administratif.

puis, le calme est revenu.


6 2 · C HR O N IQUE DE VOYAGE

Après de nombreuses et longues heures d’at-

Dimanche matin. Il ne reste plus qu’à se rabattre dans les stades

tente, on leur indique une salle remplie d’une

où la cérémonie sera retransmise en direct. Ils traversent à

quarantaine d’ordinateurs avec des gens rivés

nouveau la ville. Les rues sont désertes. L’attente marque un

dessus comme des zombies. Il est une heure du

temps suspendu. Le vent du Transkei s’est levé. Le caddy man

matin et force est de constater qu’il est impossible

pousse son chariot vide, faute de client. Qu’est-ce que l’on

de s’approcher, la route pour Qunu est définiti-

mange ? Ce n’est pas l’histoire d’aujourd’hui. Ils trouvent un

vement barrée. Ils s’inscrivent néanmoins sur la

stade de cricket - le Khaya Majola Oval Stadium - où l’immense

liste d’attente tandis qu’une journaliste de la BBC

écran installé sur les gradins sommeille encore. peu à peu,

se trouve, elle aussi, juste derrière eux. Un inci-

l’espace se remplit, les adultes occupent les chaises installées

dent entre la presse et l’armée se propage comme

sur la pelouse tandis que les enfants courent partout en liberté.

une traînée de poudre. L’AFp, comme certains au-

Un bébé, tout juste en âge de s’asseoir, semble parlementer

tres médias, avait loué une maison équipée

avec Mandela qui fait la couverture d’un journal posé à terre.

d’électricité dans le village de Qunu en prévision

Un clin d’œil à l’homme des symboles qui arborait fièrement

des obsèques. Il venait de monter une plateforme

le maillot des Springboks à la finale de Coupe du monde de

élévatrice leur permettant de prendre des images

rugby au stade d’Ellis park en 1995.

à 18 mètres de hauteur lorsqu’un hélicoptère de combat de l’armée, avec tireurs d’élite à bord, leur

Le ciel est lourd et le feu du soleil claque brutalement entre

a foncé dessus pour vérifier qu’ils n’avaient pas

deux séries de nuages. Soudain, les premières images appa-

d’armes. Finalement, les journalistes filmeront, le

raissent. Un gros plan sur le corbillard qui avance lentement,

lendemain, le passage du cercueil de Mandela vu

escorté par les militaires, le cercueil apparaît enveloppé du

d’un talus.

drapeau de l’Afrique du Sud dont Mandela a été le premier président noir... L’assistance se lève, le poing levé, et chante « Invictus », le poème préféré de Mandela.


Dans la grande bulle blanche plantée au milieu d’un champ,

L’INTIMITÉ POUR L’ÉTERNITÉ

les 4500 invités, dont quelques dignitaires étrangers, assistent à la dernière cérémonie. Coups de canon, hymnes religieux,

puis, les caméras sont coupées. La mise en terre

chœurs d’enfants, les honneurs déployés pour cet homme

a lieu dans la plus stricte intimité. Mandela va

d’État sont accompagnés de témoignages bouleversants, sans

reposer auprès de ses parents et de ses trois en-

artifices. Quatre-vingt-quinze immenses bougies blanches

fants décédés. L’inhumation a lieu selon les rites

sont dressées autour d’un autel où, tour à tour, les proches et

Thembu, clan royal auquel Mandela appartenait.

la famille vont prononcer leur discours d’adieu. Les souvenirs

Le chef de la tribu Inkosi Bonginkosi a dirigé toute

passent. Il y a vingt ans, en ce mois décembre 1993, Nelson

la cérémonie rituelle : « Il doit rentrer chez lui parce

Mandela et Frederik De Klerk recevaient ensemble le prix

que son esprit connaît l’endroit et le chemin pour

Nobel de la paix à Oslo. Son ami l’archevêque Desmond Tutu,

rejoindre les ancêtres. » Dans son autobiographie

qui a failli ne pas être là, car il critique trop ouvertement la

Un long chemin vers la liberté publiée en 1996,

politique corrompue du président Zuma, pourtant issu de

Mandela a écrit : « je ne doute pas un seul instant

l’ANC, est brisé par l’émotion. Nelson Mandela, après être resté

que lorsque j’entrerai dans l’éternité, j’aurai le

27 ans de sa vie en prison, est élu à la tête de l’État de 1994 à

sourire aux lèvres. »

1999. Il confie alors à Desmond Tutu, prix Nobel de la paix en 1984, la présidence de la Commission de la Vérité et de la

Madiba reste maintenant à jamais le modèle,

Réconciliation qui, après trois ans d’enquêtes et des milliers

dans le monde entier, du combat pour la liberté

d’auditions, a rendu publiques ses conclusions. Véritable fon-

et pour la paix. Avant lui, personne n’avait réussi

dement de la réconciliation sud-africaine, car tous les crimes

à réconcilier victimes et bourreaux sur les décom-

commis pendant l’Apartheid ont été jugés, que leurs auteurs

bres encore fumants des exactions commises.

aient lutté pour ou contre la ségrégation.


Margueritte Duras le roman de sa vie


65 · COULI SSE

Passionnée, complexe, drôle, grande amoureuse, intellectuelle, généreuse, narcissique, guerrière, exigeante… une légende ! « Il se trouve que j’ai du génie, j’y suis habituée. C’est tout. » Marguerite Duras n’est pas seulement écrivain, elle est entrée en littérature. Elle traverse le 20e siècle et s’en empare, c’est aussi le roman de sa vie, l’histoire des colonies françaises, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Algérie, mai 68, la libéralisation des femmes… Femme engagée, femme de combat, elle s’investit en politique, et, chose rare, reconnaît ses erreurs. Femme de lettres, elle est aussi journaliste à Libération et fait scandale en 1985 avec son article « Sublime, forcément sublime » sur Christine Villemin. Femme du 7e art, elle invente un autre cinéma en brouillant les pistes, voix désynchronisées, le récit s’impose à l’image. Femme de théâtre, elle adapte de grands auteurs autant que ses propres textes qui, parfois, se transforment en film ou en roman. Pas dans le sens du recyclage, mais dans un art bien à elle de mettre en scène des voix solitaires qui expriment l’errance, la folie, le cri du silence. Marguerite Duras, c’est enfin le Goncourt avec L’Amant. Le TEAT Champ Fleuri nous a offert Une nuit durassienne pour fêter le centenaire de sa naissance en projetant l’adaptation de son roman par Jean-Jacques Annaud.

TEXTE FRANCINE GEORGE PHOTOGRAPHIE DOISNEAU

– COLLECTION

GAMMA-RAPHO


66 · CO UL ISSE

1 - Marguerite Duras et l’urgence d’écrire Elle a consacré toute sa vie à l’écriture, à toute forme

Travail acharné, exigence féroce, elle bouscule

d’écriture, romans, pièces de théâtre, scénarios

les codes du roman, mais aussi du théâtre et du

de films, articles de presse… mais toujours dans

cinéma. Elle est entrée en littérature comme une

cette recherche d’absolu qui lui fait dire dans l’un

religieuse voue sa vie à Dieu, en quête d’absolu.

de ses nombreux interviews : « Quand je rentre

Elle puise dans sa prime jeunesse en Indochine

dans le livre, quand je me mets à mon bureau, j’ai

la source d’une partie de ses romans, mais pas

l’impression d’entrer quelque part. Ce n’est pas la

seulement. Au fil du temps, elle crée des person-

solitude. C’est un endroit foisonnant. Mais difficile,

nages auxquels elle s’identifie et elle renoue avec

car il ne faut pas faire d’erreurs. C’est sacré, écrire. »

les intrigues qu’elle a écrites une vingtaine, voire

Cette injonction, presque mystique, à écrire va

une quarantaine d’années plus tôt. Elle explore

guider son œuvre : « La phrase s’accorde aux mots

la puissance des mots sur toutes les scènes, mu-

qui viennent, il faut aller vite, prendre la crête des

sique, film, théâtre. Son œuvre est un labyrinthe

mots, car on oublie tout, tout de suite. »

où la récurrence des thèmes et des personnages

Elle fut associée, un temps, au Nouveau Roman

la diversité des supports artistiques.

se déploie dans des espaces infinis jalonnés par mené par Robbe-grillet, phrases courtes, description du banal, personnages non identifiés, absence

Forcément déçue par l’adaptation de ses romans,

de dénouement… Moderato Cantabile, étudié au

elle les porte à l’écran ou sur une scène de théâtre.

lycée, en est la quintessence.

D’abord scénariste et dialoguiste - Hiroshima mon

Mais elle s’en détache sans peine, car sa vie dans

vingtaine de films dont quelques-uns resteront

amour d’Alain Resnais en 1959 - elle réalise une l’écriture ne peut se résumer à une tendance, elle

des films culte, comme India Song en 1975 avec

cherche jusqu’au dernier souffle à atteindre la

des textes en voix off sur une musique de Carlos

pureté du sens. « C’est du Duras, disait-elle, ce n’est

d’Allessio ou Le Camion en 1977 où elle dialogue

pas du Duras », un souffle, un style unique, très

avec gérard Depardieu sur un film qui pourrait se

imagé, repérable à sa musicalité.

faire et que le spectateur doit donc imaginer. pendant toute cette période de création cinématographique, son fils jean, qu’elle surnomme Outa, participera à la réalisation de la plupart de ses films. Elle n’appréciait pas que sa vie soit résumée à une biographie et souvent renvoyait à ses écrits : « j’aime mes livres. Ils m’intéressent. Les gens de mes livres sont ceux de ma vie. » Mais il est en fait très difficile de dénouer l’écheveau complexe de son imagination et de faire la part du réel et de l’imaginaire chez Marguerite Duras. Au fond, c’est l’œuvre qui importe ! En 1998, Laure Adler lui consacre, chez gallimard, une biographie particulièrement bien documentée qui apporte un éclairage multiple à partir d’archives officielles et privées et de rencontres avec Marguerite Duras pendant les huit années de ce long travail d’exploration et de recherche.


2 - Marguerite Duras en trois romans Le Barrage contre le Pacifique

cessible, cachée au plus profond de ma chair,

l’empreinte de l’enfance en Indochine

aveugle comme un nouveau-né au premier jour. Elle est le lieu au seuil de quoi le silence

Son enfance passée en Indochine va marquer

commence. »

une partie de son œuvre. Elle s’en éloignera pour mieux y revenir, du Barrage contre le Pacifique

Elle a raté de peu le prix goncourt, mais à l’époque

paru en 1950 à L’Amant de la Chine du Nord paru

son adhésion au parti communiste a rebuté le

en 1991.

jury.

Marguerite Donnadieu est née le 4 avril 1914 à

Anxieuse à l’idée de tomber dans la déchéance,

gia Dinh en Indochine. Elle y vivra jusqu’à l’âge

comme sa mère, elle s’emploiera à asseoir sa

de 18 ans, mis à part un séjour de deux ans en

position financière. En 1958, elle cède ses droits

métropole. Son père, henri Donnadieu, décède,

d’auteur à René Clément pour l’adaptation d’Un

elle est alors toute jeune. Son nom de plume vient

Barrage contre le Pacifique. Elle pourra ainsi ac-

de lui, un village du Lot-et-garonne dont il est

quérir la propriété de Neauphle-le-Château, havre

originaire. Sa mère, institutrice, élève donc seule

de paix où elle écrivait beaucoup et qui a aussi

ses trois enfants. Un fils aîné, voyou qu’elle vénère,

servi de décor à ses films, Nathalie Granger, Le

un fils cadet qu’elle délaisse tout autant que « sa

Camion.

petite misère », sa seule fille. Le premier roman de Marguerire Duras, Les

La douleur

Impudents a pour héros le frère aîné, « ce voleur

les années de guerre

d’armoire ». L’histoire d’Un barrage contre le Pacifique est celle de sa mère, ruinée et abusée

À 18 ans, elle retourne en France pour faire des

par l’administration coloniale qui lui a vendu des

études imposées par sa mère, droit, Sciences po,

terres régulièrement inondées. On y voit la dé-

et elle devient fonctionnaire au Ministère des

chéance de sa mère, devenue presque folle, ses

Colonies. Elle rencontre le poète Robert Antelme.

cris et ses moments d’abattement tout autant que

Ils se marient en 1939, leur enfant meurt à la nais-

l’ambiance si particulière, la beauté des paysages

sance. peu de temps après, elle apprend le décès

du golf de Siam, son enfance livrée à elle-même

de son petit frère qui la plongera dans le chaos.

avec le petit frère. Un abîme de souffrance. Sa mère

Elle fait la connaissance chez gallimard de l’écri-

qui ne l’aimait pas sera, en fait, présente dans

vain Dyonis Mascolo, spécialiste de Nietzsche et

toute son œuvre :

de Saint-just, qui deviendra son amant : « Nous

« Dans les histoires de mes livres qui se rapportent

Dyonis Mascolo insiste sur le fait que Robert

étions dans une entente esthétique. » dira-t-il. Et à mon enfance, je ne sais plus tout à coup ce que

Antelme était son ami : « Quand Marguerite et

j'ai évité de dire, ce que j'ai dit, je crois avoir dit

Robert étaient ensemble, il avait des maîtresses,

l'amour que l'on portait à notre mère mais je ne

Marguerite des amants, je n’ai jamais trompé

sais pas si j'ai dit la haine qu'on lui portait aussi et

Robert. »

l'amour qu'on se portait les uns aux autres, et la haine aussi, terrible, dans cette histoire commune

En 1943, Marguerite Duras s’installe avec son mari

de ruine et de mort qui était celle de cette famille

Robert Antelme rue Saint-Benoît, au n°5, et elle

dans tous les cas, dans celui de l'amour comme

restera jusqu’à la fin de sa vie dans cet apparte-

dans celui de la haine et qui échappe encore à

ment devenu mythique.

tout mon entendement, qui m'est encore inac-


6 8 · CO U LISS E

Le couple s’inscrit au parti communiste en 1944,

Le groupe de la rue Saint-Benoît formé du trio

« espérant retrouver un esprit de fraternité ».

et des amis écrivains, philosophes, tels qu’Edgar

Marguerite Duras est une vraie militante, une

Morin, georges Bataille, Maurice Blanchot, jean

femme engagée.

genet, Clara Malraux, Maurice Nadeau, Maurice Merleau-ponty… fera l’objet d’un film de jean-Marc

pendant la guerre, elle, son mari, son amant

Turine qui couvre la période de 1942 à 1964.

entrent dans la Résistance. Ils font partie du réseau dirigé par Morland, pseudo de François Mitterrand.

À la fin des années 50, Marguerite Duras se sépare

En 1944, Robert Antelme est arrêté avec sa sœur

de Dionys Mascolo, commencent pour elle ses

par la gestapo et envoyé à Dachau. À la libération,

premières expériences journalistiques et ciné-

Dyonis Mascolo part chercher son ami, mourant.

matographiques. Les amants se succèdent.

Marguerite Duras a tenu un journal durant cette période et une quarantaine d’années plus tard,

L’Amant

elle l’a retrouvé « dans deux carnets des armoires

l’apothéose de sa carrière

bleues de Neauphle-le-Château ». 1984, georges Orwell. Non. Marguerite Duras ! À partir de ces carnets, dont elle ne se souvenait plus, elle publie en 1985 un recueil de nouvelles

pour son célèbre roman autobiographique, L’Amant,

La Douleur. La première partie est consacrée à

Marguerite Duras avait en premier lieu choisi la

l’attente atroce du retour de Robert L. Elle travaille

photographie absolue. L’histoire commence par

au service des recherches du journal Libres afin

cet instant où sa vie bascule, elle vient de passer le

de communiquer aux familles des nouvelles des

week-end à Sadec dans la maison familiale avec

prisonniers. On plonge directement dans cette

sa mère et ses frères et se rend, seule, au pensionnat

réalité du quotidien et en même temps le texte

à Saigon :

sublime l’attente, l’angoisse de la mort avec des

« C’est le passage d’un bac sur le Mékong. Sur le bac,

évocations si précises qu’elles pourraient être

à côté du car, il y a une grande limousine noire

filmées. puis, la nouvelle se poursuit avec le retour

avec un chauffeur en livrée de coton blanc. Oui,

tout aussi atroce de son mari mourant. Dans les

c’est la grande auto funèbre de mes livres. C’est la

autres parties, elle met en scène l’exaltation et le

Morris Léon-Bollée. Dans la limousine il y a un

déferlement de haine à la libération en y tenant

homme très élégant qui me regarde. Ce n’est pas

un rôle actif. Un livre clé qui témoigne d’héroïsme

un Blanc. Il est vêtu à l’européenne, il porte le

autant que de trahisons dans cette période tra-

costume de tussor clair des banquiers de Saïgon.

gique, nœud d’interactions contradictoires.

Il me regarde. j’ai déjà l’habitude qu’on me regarde. »

Robert Antelme publie en 1947 un livre poignant

Cette rencontre avec L’Amant alors qu’elle n’a que

L’espèce humaine qui relate, avec une grande

quinze ans, va forger son destin d’écrivain et sa

retenue, sa survie dans les camps.

recherche de plaisir dans la vie. Marguerite Duras n’est pas qu’une grande intellectuelle, son œuvre

C’est aussi l’année du divorce, la naissance de

brillante est chargée d’émotions, d’observations

jean, fils de Marguerite Duras et Dionys Mascolo

subtiles du désarroi et des comportements sin-

avec qui elle vit désormais.

guliers dans des situations d’interdits. L’Amant, le roman de l’apothéose, rencontre de

En 1950, Marguerite Duras est exclue du parti

suite l’adhésion du public dès sa sortie en septembre

communiste.

1984. Si bien que Bernard pivot, contrairement à


3 - Les dernières années avec Andréa ses habitudes, consacre son émission exclusive-

Son dernier amant, le jeune yann Andréa, surnom

ment à Marguerite Duras. Une émission, pièce

qu’elle lui a donné, yann Lemée de son vrai nom,

d’anthologie, où elle se livre, tour à tour enjouée,

accompagne, soigne, et se soumet à la tyrannie

sérieuse, drôle, énigmatique, lucide, une Marguerite

de Marguerite Duras durant les dernières années

Duras comme à la ville, telle que ses proches la

de sa vie.

décrivent, touchante et terrible à la fois. Quelques semaines plus tard, en novembre 1984,

Ils se sont rencontrés en 1975 lors de la projection

c’est la consécration, elle reçoit le prix goncourt.

du film India Song à Caen. Il est littéralement

Succès mondial, l’Amant est traduit en 27 langues,

envoûté et lui écrit des lettres d’amour et d’admi-

2,5 millions d’exemplaires seront vendus.

ration sans bornes. Elle ne lui répond pas et un

Mais Marguerite Duras est affaiblie, elle se relève

jour, lui fait parvenir son roman, qu’il apprécie un

d’une sévère cure de désintoxication : « je suis une

peu moins que les autres, mais il s’abstient de tout

alcoolique qui ne boit pas. »

commentaire. Elle comprend le signal et son intuition ne la trompe pas. Il lui offrira l’exigence de

Et l’histoire de L’Amant devient une saga à la

vérité dont elle a besoin pour parachever son

Marguerite Duras. Claude Berri souhaite produire

œuvre. En 1980, elle lui demande de le rejoindre

le film tiré de son roman. jean-jacques Annaud,

à Trouville où elle réside de temps à autre dans

auréolé de ses succès avec L’ours et Au nom de la

son appartement face à la mer. Il a 28 ans, elle en

rose, est rapidement pressenti pour la réalisation.

a 66. Alors, commence une vie tumultueuse à

Marguerite Duras participe dans un premier temps

deux, dictée par l’amour des mots.

au scénario, mais assez vite, se fâche avec jeanjacques Annaud. La passion charnelle sur laquelle

Elle en a fait son exécuteur littéraire.

il centre le film ne reflète pas assez la teneur dramatique et sociale du roman.

En 1992, elle écrira sur lui Yann Andréa Steiner, il écrira sur elle, M.D., à propos de son hospitalisation

Une nouvelle hospitalisation plonge Marguerite

en 1989. Il recueillera le texte de ses derniers écrits,

Duras pendant cinq mois dans le coma dont elle

Écrire et C’est tout, avant qu’elle ne décède le 3

sortira particulièrement meurtrie par des souvenirs

mars 1996. yann Andréa disparaît alors pendant

de viol dont elle ne sait pas s’ils sont du domaine

deux ans jusqu’à ce qu’il revienne avec Cet amour-

de l’hallucination ou de la réalité. Le tournage du

là, récit de ces seize années avec elle qui sera adapté

film se poursuit avec une jeune comédienne jane

à l’écran par josée Dayan avec jeanne Moreau

March qui joue son rôle et Tony Leung Ka Fai dans

incarnant l’immortelle Marguerite Duras.

celui de l’amant chinois. La voix off de jeanne Moreau, actrice fétiche de Marguerite Duras, semble faire le lien. pendant ce temps, Marguerite Duras écrit L’Amant de la Chine du Nord, qui est en fait l’histoire de L’Amant revisitée et surtout l’écriture du film qu’elle avait imaginé. L’Amant de la Chine du Nord paraît en 1991, en même temps que le film de jean-jacques Annaud sort sur les écrans ! Elle dit avoir passé un an de bonheur à se plonger une dernière fois dans l’univers sensuel de son enfance indochinoise.


PAP I L L E S E N F ÊTE · 70

RECETTE BENOÎT VANTAUX PHOTOGRAPHIE JEAN-NOËL ENILORAC

Recette de l’Atelier de Ben

Noisettes

de filet d’agneau rôti au sucre Amami Oshima, pleurotes et patates douces


Ingrédients pour quatre personnes 800 g de filet d’agneau 25 cl jus d’agneau 20 g de sucre noir Amami Oshima 2 g de xérès 200 g de pleurotes 400 g de patates douces 30 g de beurre Ail et persil Recette par étapes 1 Cuire en robe des champs les patates douces, peler et écraser à la fourchette avec du beurre. 2 Dans une casserole faire fondre le sucre Amami Oshima avec le xérès et mouiller avec le jus d’agneau faire réduire à consistance légèrement sirupeuse, si elle est trop sucrée, équilibrer en ajoutant une goutte de xérès à nouveau. 3 Cuire à la cuisson souhaitée le filet puis le trancher en quatre. 4 Faire sauter à feu vif les pleurotes dans une poêle en ajoutant un peu d’ail et de persil. 5 Dresser les assiettes avec une tranche de filet entourée d’une quenelle de patate douce, de pleurotes et de pousses de graines germées pour donner du volume à la décoration. Parsemer d’une pincée d’ails et d’oignons frits pour parfaire le dressage. En accompagnement de ce plat fin et léger, la Cave de la Victoire vous conseille un Morey Saint-Denis En la rue de Vergy, 2008, domaine de Michel Gros. Pour enchanter vos papilles ! Restaurant L’Atelier de Ben 12, rue de la Compagnie - tel : 0262 41 21 40

Retouvez cette recette filmée sur batcarre.com

www.


72 · TA A F

TEXTE STÉPHANIE LÉGERON PHOTOGRAPHIE BRUNO MARIE

terres australes et antarctiques françaises

Escale à Kerguelen

LES TERRES AUSTRALES ET ANTARCTIQUES FRANÇAISES, TERRITOIRES RICHES EN BIODIVERSITÉ, REPRÉSENTENT UN IMMENSE ESPACE PROTÉGÉ DE 2,39 MILLIONS DE KM² DE ZONES ÉCONOMIQUES EXCLUSIVES (ZEE), RÉPARTI SOUS DES LATITUDES EXTRÊMEMENT VARIÉES, DES PAGES DE SABLE BLANC SUR LES ÎLES EPARSES À LA CALOTTE GLACIAIRE DE LA TERRE ADÉLIE. À BORD DU MARION DUFRESNE, LA TROISIÈME OPÉRATION PORTUAIRE DE L’ANNÉE ASSURE, EN PLUS DES MISSIONS LOGISTIQUES, LA RELÈVE DES ÉQUIPES SCIENTIFIQUES ET MARQUE LE DÉBUT DES CAMPAGNES ESTIVALES DE RECHERCHES. DESTINATION, LES ÎLES KERGUELEN, SITUÉES À UNE LATITUDE PROCHE DE 50° SUD, DANS LA ZONE DITE DES « CINQUANTIÈMES HURLANTS ».


L’ANSE DU GROS VENTRE SUR LA PÉNINSULE RALLIER DU BATY


74 · TA A F

Le « Marduf », de l’avis de tous, n’est pas un bateau

tiques des mers australes, les plus grands repré-

comme les autres. Nous l’avions quitté l’an dernier

sentants de leur espèce, peut dépasser trois mètres.

à Crozet, suite au ragage à l’ouest de l’île de la

Comme nous l’a expliqué Fabrice de la réserve

possession qui occasionna l’évacuation des pas-

naturelle des TAAF, des tendons bloquent les

sagers. Réparé en cale sèche à Durban, en Afrique

articulations de leurs ailes, leur permettant d’éco-

du Sud, le navire ravitailleur et océanographique

nomiser leur énergie en vol. Ils utilisent la force

des TAAF reprenait du service deux mois plus

du vent pour planer sans effort au-dessus des

tard. Remis de son infortune, le Marion resplendit

vagues et sillonner les immensités océaniques.

maintenant au soleil, fin prêt à parcourir les 9 000

Nous avons ainsi photographié ces infatigables

kilomètres de la rotation australe. Nous sommes

voiliers qui par contraste avec leur aisance aérienne

105 passagers à bord. Les marins s’affairent à leurs

se meuvent si maladroitement au sol. En contre-

postes. Bientôt les amarres se détachent. Nous

bas, de petits manchots avaient élu domicile dans

franchissons la sortie du chenal, en partance vers

les anfractuosités d’une falaise, les gorfous maca-

le grand sud. Quelques dauphins bondissent de-

ronis, au bec et aux yeux rouges, coiffés « punk »

vant la proue. À perte de vue, l’océan calme et bleu.

avec leurs aigrettes jaunes.

Un souffle de liberté gagne l’étrave où se sont réunis pour l’appareillage de nombreux passagers

Le Marion maintient son cap à bonne vitesse vers

de cette « Op » qui s’annonce exceptionnelle. Si la

les îles Kerguelen, attirant dans son sillage les oi-

météo le permet, la tournée de ravitaillement des

seaux des mers subantarctiques. Albatros, pétrels,

îles subantarctiques sera jalonnée de sites rarement

damiers du Cap et prions voltigent au ras de l’eau,

approchés : îles Froides à Crozet, îles Nuageuses,

tourbillonnent, virevoltent autour du navire. Les

arche des Kerguelen...

moins farouches le longent à quelques mètres du bastingage, l’œil inquisiteur.

Deux semaines se sont déjà écoulées. Le temps passe vite. Les échanges à bord sont continuels.

Le navire n’est plus qu’à quelques milles au nord-

Du matin jusqu’au soir, la vie en communauté.

ouest de la grande Terre. La mer moutonne.

Des affinités se créent. photographie, repas, confé-

Nous sommes en vue de petites îles. Ce sont les

rences scientifiques, projections de documen-

Nuageuses, ainsi nommées par le capitaine bri-

taires rythment les journées. Avant l’arrivée à

tannique james Cook qui aborda en 1776 ces

Crozet, la houle s’est enflée, faisant tanguer et rou-

côtes fréquemment nimbées de brouillard. À

ler le navire. Des paquets de mer se sont abattus

l’horizon, la péninsule Loranchet étire une ligne

sur le pont, les embruns ont déferlé. par mesure

sombre. Imperceptiblement les reliefs se dessi-

de sécurité, les accès extérieurs ont été fermés. Le

nent. Bruno cherche des yeux ce qui symbolise

commandant a annoncé des creux de douze

la porte d’entrée de la grande île mythique. Il

mètres. Quelques précautions étaient vite de mise :

reconnaît les deux colonnes immuablement an-

rangement, amarrage des sacs à dos dans les

crées dans la mer. Vestiges du volcanisme originel,

cabines, prise d’appuis sous la douche, vigilance

elles se dressent à 103 mètres d’altitude. On imagine

au cours des repas, pose de patchs derrière l’oreille

l’arche naturelle avant que l’érosion n’emporte sa

pour les âmes sensibles aux humeurs du grand

voûte de basalte entre 1908 et 1913, dates des

large.

expéditions de Raymond Rallier du Baty. Cette curiosité géologique ne manqua pas d’attirer

Depuis l’appareillage au port de la pointe des

l’attention des navigateurs depuis sa découverte

galets, nous sommes descendus une fois à terre,

en 1774 par yves de Kerguelen de Trémarec.

dans un grand champ d’albatros. À pointe Basse, site protégé de Crozet où nichent les albatros

Il est rare que le Marion Dufresne passe par ici.

hurleurs. L’envergure de ces oiseaux embléma-

jean-paul Kauffmann, auteur du très bel ouvrage


« L’arche des Kerguelen » n’a pas eu cette chance…

l’été, elle a tout d’un village miniature. Les rési-

Nous profitons de la nôtre d’autant plus que

dents disposent d’infrastructures de qualité :

les TAAF nous proposent un survol en hélico.

chambres spacieuses, salle de restauration, bar,

Rendez-vous sur la « DZ » (Drop Zone). Les pales

bibliothèque, cinéma et petit hôpital, respective-

vrombissent dans l’air froid au-dessus de la cabine

ment appelés « Cinéker » et « Samuker » dans le

de pilotage. L’équipe logistique de la plateforme

lexique taafien, gérance postale, salle de muscu-

nous fait signe de monter. Ouverture des vitres et

lation, boutique « Coop »… Au-delà des moyens

calage des boîtiers pour éviter les reflets et les

nécessaires au bon déroulement de la vie quoti-

vibrations indésirables. Vue du ciel, l’arche effondrée

dienne, la plus grande base des TAAF affiche une

révèle des angles inédits. L’appareil d’hélilagon

technologie de pointe : laboratoires de biologie et

s’enfonce maintenant dans la baie. Sur le sable

géophysique, station Météo France, centre spatial

dur, de lourds éléphants de mer se prélassent. Des

de suivi des satellites...

dizaines de manchots royaux sont attroupés dans leur costume noir et blanc sur un petit coteau

Dès notre arrivée à Kerguelen, nous accompa-

herbeux irrigué par deux cascades. Nous nous

gnons trois ornithologues de la réserve naturelle

éloignons de l’hélicoptère et retirons nos gilets de

des TAAF, avec lesquels nous effectuons une ran-

sauvetage. Cette plage a gravé son nom dans

donnée en terrain escarpé à l’île haute, au sud-

l’histoire de l’archipel. C’est ici, dans la Baie de

ouest de la péninsule Courbet. La petite île de 6 km

l’Oiseau, qu’eut lieu en 1774 la prise de possession

de long pour 2 km de large domine le golfe du

officielle des îles Kerguelen par la couronne fran-

Morbihan du haut de ses 300 mètres, offrant de

çaise, lors de la seconde expédition d’yves joseph

beaux panoramas sur les nombreuses îles alen-

de Kerguelen de Trémarec. Le Sergent Lafortune,

tours. Nous repérons les empreintes de l’unique

qui accosta depuis le canot Le gros Ventre, écrivit

mouflon rescapé de la campagne d’éradication

dans son journal : « Nous laissâmes sur le rivage

lancée par les TAAF. Seules traces visibles laissées

avant de nous embarquer des lettres dans plusieurs

par ce survivant solitaire qui continue de se jouer

bouteilles, de la monnaie de France et un pavillon

des chasseurs et d’échapper aux regards…

blanc. » De retour à bord, un cadre enchanteur nous attend pour dîner : à travers le hublot, l’arche

Nous sommes début décembre. Dans un site cette

des Kerguelen s’irise doucement dans la lumière

fois très éloigné de la base, nous allons retrouver

du crépuscule.

une autre équipe d’ornithologues : le canyon des

Un mois à Kerguelen, une durée suffisante pour

partir de port-aux-Français, ce sanctuaire d’alba-

Sourcils Noirs sur la presqu’île jeanne d’Arc. À permettre de parcourir quelques-uns des sites

tros, haut-lieu de l’ornithologie à Kerguelen, est

extraordinaires que recèle cet archipel jadis sur-

accessible après une demi-journée à bord du

nommé « îles de la Désolation ». Quand nous ne

chaland l’Aventure II, qui nous dépose au halage

sommes pas en randonnée pendant plusieurs

des Naufragés, puis quatre heures de transit à

jours, nous logeons sur la base de « pAF ». À port-

pied. Le temps se couvre. Nous avons en ligne de

aux-Français, les installations étonnent par leur

mire la « grenouille », bloc de roche qui surplombe

modernité et leur confort, quelque peu insolites

en saillie le haut versant que nous allons gravir.

si l’on se remémore l’éloignement des lieux : la

Le ciel de traîne signale le passage récent d’un

terre habitée la plus proche, l’île de La Réunion,

front froid. Subitement, une averse de grésil nous

est distante de 3 490 kilomètres !

gifle le visage. La fraîcheur de l’air pénètre à travers

La station technique et scientifique de port-aux-

nos gants. Le poids des sacs à dos se fait sentir

Français est l’unique établissement permanent

mais la moindre pause nous refroidit vite. Le gré-

des îles Kerguelen. Accueillant entre 45 personnes

sil fait place aux flocons, et tout à coup c’est fini, le

pendant l’hiver austral et 120 personnes pendant

ciel commence à se dégager. Nous étions prévenus,


76 · TAA F

LE MARION DUFRESNE AVEC EN ARRIÈRE-PLAN LE FRONT DU GLACIER COOK


L'ARCHE DES KERGUELEN, PORTE D'ENTRÉE DE L'ARCHIPEL

la météo est très changeante à Kerguelen. Arrivés

pour aller d’un point à l’autre, il est nécessaire de

au sommet, s’ouvre devant nous un grand désert

parcourir de longs itinéraires à pied. La marche

de rocaille qui décline en pente douce dans les

fait partie intégrante du voyage. Il faut cette lenteur

nuages. À l’horizon, on imagine le canyon des

dans les déplacements pour s’immerger en pleine

Sourcils Noirs, refuge de milliers d’albatros qui

nature et se rendre compte des distances. Avec

plonge ses falaises dans l’eau glacée. Vers la fin

6 675 km², la grande Terre est la troisième plus

du transit, au sol dur et instable se substituent les

grande île française après la Nouvelle Calédonie

souilles, flaques boueuses dans lesquelles nous

et la Corse. Elle est aussi la plus vaste de toutes

enfonçons nos guêtres. Le point gpS manquant

les îles subantarctiques. Les randonnées y sont

de précision, nous cherchons le chalet dans les

relativement ardues compte tenu des risques

renfoncements du canyon, et découvrons sa

d’intempéries et des terrains qui ralentissent la

position dans les tout derniers mètres. Le mode

progression, comme les champs d’acaena, rosa-

de vie dans les cabanes ou « arbecs » a un aspect

cée native de Kerguelen, que nous traversons dans

amusant et atypique que nous ne tardons pas à

la péninsule Courbet. À l’issue de deux jours de

apprécier. L’accueil de nos quatre hôtes scienti-

randonnée et de prises de vues, nous posons nos

fiques est convivial et chaleureux. Le chalet est

sacs à dos au cap Ratmanoff. Une foule compacte

fonctionnel, composé d’une cuisine où brûle un

colonise des kilomètres de plage. Devant nous

petit radian, de deux chambres à lits jumeaux

sont rassemblés près de 300 000 manchots royaux.

superposés, d’une mezzanine et de sanitaires.

Face à une telle démesure, il est aisé de compren-

Boîtes de conserve et produits secs sont fournis

dre que Kerguelen ait fait rêver les plus grands

par l’IpEV dans des touques hélitreuillées depuis

navigateurs.

le Marion Dufresne.


78 · TA A F

SUR L'ÎLE DU CIMETIÈRE ONT ÉTÉ RECENSÉES UNE TRENTAINE DE TOMBES DE CHASSEURS AMÉRICAINS, DATANT DU MILIEU DU

XIXE SIÈCLE

Les moments de contemplation sont fréquents

En dépit du déchaînement de la mer, du froid,

dans les TAAF, survenant au hasard d’une plaine

de la puissance incessante du vent qui fait de

nue et venteuse à vous donner le vertige, face

l’archipel une terre sans arbres, Kerguelen attire

aux mimiques cocasses des manchots, ou encore

et magnétise. par sa minéralité, ses lumières

au milieu des rangées de chaudrons rouillés

diffuses, ses ciels chargés. L’archipel garde une

déversés par l’ancienne usine baleinière de port

très grande part de mystère. De péninsules mo-

jeanne d’Arc.

notones en reliefs acérés, d’à-pics dangereux en plages poudrées de neige, les paysages distillent la beauté du dépouillement. Les conditions climatiques sévères et l’éloignement des terres désolées ne sont pas favorables à l’installation humaine, certes. Mais quand au détour d’étendues âpres et dénudées surgissent les éléphants de mer, les colonies de gorfous sauteurs ou les majestueux albatros fuligineux, le grand archipel cesse d’inspirer la désolation et ne peut que fasciner chacun de ses visiteurs.

Stéphanie Légeron et Bruno Marie préparent un livre inédit sur les TAAF qui devrait sortir d’ici la fine de l’année 2014.


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LA VIE AU-DESSUS DES NUAGES

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EN COLLABORATION AVEC DES BULLES DE L’OCÉAN

8 0 · R E N DE Z-VOUS B D

LA FANTAISIE DES DIEUX

en cette date anniversaire du génocide au rwanda qui a entraîné la mort de 800 000 rwandais, principalement des tutsis mais aussi des Hutus opposants, le journaliste patrick de saint-exupéry nous livre cet album documentaire dessiné par Hippolyte. présent en 1994, il est revenu sur les lieux avec Hippolyte, à la rencontre des rares témoins rescapés. du 6 avril au 10 juillet 1994, huit mille personnes, sans armes ni défense, sont tuées par jour, en moyenne. Flash-back sur l’opération turquoise, les zones d’ombre du rôle de la France lors du massacre de bisesero, lieu historique de résistance des tutsis. au travers de cet album-reportage, ancré dans l’histoire, les mots jaillissent comme des coups de poignard : « cette bande dessinée est strictement la réalité. ce sont des mots qui ont été prononcés. chaque image est exacte. il n’y a pas une virgule de fiction. » ainsi, la légèreté du trait peut rendre compte de cette folie exterminatrice où l’horreur est esquissée, le silence de la mort aussi. AUTEURS

Hippolyte et Patrick de Saint-Exupéry ÉDITEUR Édition des Arènes

L’HÉRÉTIQUE

couverture grise, sombre, à l’image du naufrage, et pages intérieures lumineuses, avec un air de tintin, cet album, à l’inverse des autres, n’annonce pas la couleur. en suivant à la trace le naufragé volontaire d’alain bombard, paru il y a 60 ans, sébastien Gannat restitue fidèlement le récit de cette aventure incroyable, la traversée de l’atlantique en canot pneumatique sans eau, ni vivres grâce à laquelle alain bombard a développé des méthodes de survie en mer. sébastien Gannat lui rend un bel hommage avec cet album passionnant, plein de vie, de courage et de ténacité. Sébastien Gannat Des bulles dans l’océan

AUTEUR ÉDITEUR

MARRAKECH

depuis 2010, casterman et lonely planet éditent une nouvelle collection d’itinéraires dans les villes. le propos est de sortir des sentiers battus avec des descriptions de sites, des anecdotes historiques, des ambiances intimes, des paradis cachés… l’ensemble magnifiquement illustré par des auteurs qui connaissent particulièrement bien la ville ; François schuiten pour bruxelles, jacques Ferrandez pour marrakech. de quoi rêver, flâner en douceur, en feuilletant chez soi ces guides pleins de saveurs et superbement illustrés. AUTEURS

Jacques Ferrandez et Olivier Cirendini Lonely Planet et Casterman

ÉDITEUR




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