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Vulnérables 1st Edition Richard Krawiec

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Richard Krawiec

Vulnérables

Traduit de l’anglais (États-Unis)

(2017)

© Éditions Tusitala, 2017 pour la traduction française

Titre original: At the Mercy

Copyright © 2017 by Éditions Tusitala

Les membres du jury choisis avec soin, à savoir:

Larry Fondation. Tania Brimson, Frederic Deltenre, Camille Truquette, Charlotte Lefèvre, Vanessa Gennari. Claire Do Sêrro, Stéphane Pouyaud, Damien & Guillaume Misma, Stéfanie Delestré, Pélagie, Sun/Sun (quel drôle de nom).

ont prêté le serment suivant : ils ont juré et promis main sur le cœur d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre les personnages principaux de ce roman; de ne trahir ni les intérêts des accusés, ni ceux de la société qui les accuse ; de ne communiquer avec rien ni personne jusqu’après leur déclaration ; de n’écouter ni ta haine ni la méchanceté qui guettent à la tombée du jour, ni la crainte ou l’affection qui leur tendent les bras ; de se décider d’après des preuves et les moyens de défense, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à une personne probe et libre.

Merci pour ça.

À tous ceux qui ont un jour été vulnérables, ou ont demandé miséricorde.

Autrement dit, à nous tous qui partageons cette existence fragile.

Préface

Entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatrevingt-dix, les États-Unis ont plongé eux aussi dans la récession globale. Après huit années de présidence Reagan, et juste avant quatre ans de Bush, une grande partie de la population souffrait en silence. Conséquences de la doctrine financière du ruissellement, l’agitation et la tension économique ont commencé à monter. La criminalité a augmenté, et avec elle la violence, parfois gratuite. On fermait les usines et on délocalisait les emplois, privant de leur travail des milliers d’ouvriers qui se retrouvaient à vendre des glaces dans les centres commerciaux en attendant que les usines rouvrent, sans savoir que cela n ’arriverait jamais. L’avenir était incertain et la population ne comprenait pas que nous passions à une économie de services, puis à une économie de l’information, une économie post-industrielle.

C’était une époque qui ressemblait un peu à la nôtre, à ces années2010. Sauf qu’aujourd’hui la réaction du pays n ’ a pas été de se tourner vers la famille Clinton. Dans les années quatre-vingt-dix, les politiques économiques de Bill ont préparé le démantèlement de notre économie traditionnelle, mais en donnant au moins l’illusion que les choses pourraient s ’ arranger. Cette fois nous avons choisi Donald Trump, un milliardaire démagogue propulsé au sommet de l’État par les peurs d’une population qui cherchait à qui reprocher son déclassement, ainsi qu’une personne pour lui raconter que les bouleversements économiques mondiaux étaient réversibles.

Voilà donc le contexte historique dans lequel j’ai écrit Vulnérables, à la fin des années quatre-vingt. Mais je ne cherchais pas à exposer une philosophie politique. C’est un livre profondément intime, qui puise dans la vie de dizaines de personnes que j’ai connues et qui ont toujours évolué dans les marges, ou qui avaient basculé. Économiquement, mais surtout psychologiquement.

J’ai fait appel à tout ce que je savais de ma vie, de la vie des gens qui m ’entouraient, des familles, la mienne et d’autres, avec qui j’avais grandi

et qui logeaient dans les cités d’à côté, les femmes et les enfants que j’avais rencontrés dans des foyers pour sans-abris, dans des refuges et dans les quartiers où j’étais forcé d’habiter parce que je n ’avais que le strict minimum vital. En écrivant ce livre, je me suis efforcé d’en apprendre sur moi et sur les autres, au point que toutes ces peurs, ces angoisses et ce désarroi se sont mêlés dans ma tête et dans mon cœur. Tous les jours je sortais marcher, tremblant, pour chercher à étouffer la peur qui s ’ouvrait en moi.

Le personnage principal de Vulnérables, Billy Pike, est de ceux qui sont tombés avant de découvrir qu’il n ’ y avait personne pour les relever.

À l’époque, on croyait encore à la famille, on croyait qu’elle pouvait secourir les siens et offrir un refuge à ceux dans le besoin. Mais sous Bill Clinton, on s ’est bientôt rendu compte que, malgré une reprise temporaire, les filets de sécurité avaient été arrachés, les familles brisées par des forces sociales et économiques, et que la love generation des sixties laissait place à une génération de prédateurs. Une génération d’adultes qui transformait les idéaux de liberté en prétextes à l’exploitation et à la violence.

Billy n ’ a jamais eu sa place dans la société et n ’ a jamais su pourquoi. Prolétaire sur le plan culturel, petite classe moyenne sur le plan économique – un produit de son époque, ignoré par cette même époque. Inconscient des ravages considérables et pourtant subtils causés par un foyer dont les membres s’étaient péniblement hissés dans la classe moyenne et s ’ y accrochaient désespérément.

Il a été élevé par des parents non dénués d’intelligence, mais peu instruits, qui tentaient de joindre les deux bouts et faisaient des journées trop longues pour avoir encore le temps de réfléchir à leur vie. Des gens trop fatigués pour faire mieux que s’écrouler devant la télé en rentrant du travail ; des gens qui ne percevaient pas les forces qui circonscrivaient leur vie et leurs choix. Qui ne voyaient pas les ravages émotionnels et psychologiques qui leur étaient infligés, ou qu’ils infligeaient aux autres – y compris à ceux qu’ils affirmaient aimer. Des gens qui avaient cessé de croire en un monde de liberté et de possibilités, et qui pataugeaient dans l’incertitude. Des gens élevés par des parents tout aussi esquintés, mais qui l’ignoraient, parce qu’on ne parlait pas de ça.

À cette époque, faire porter le chapeau aux victimes était chose courante, le sida commençait à creuser son sillage meurtrier, les femmes

subissaient le sexisme, et les hommes se voyaient obligés d’adopter comme identité principale un rôle de soutien de famille même s’ils se révélaient incapables de satisfaire ces attentes. Le statut des femmes s’élargissait, les contraignant souvent à endosser une charge sociale et économique plus lourde sans contrepartie équitable. Les hommes, ignorant que la culture avait changé, ne comprenaient pas que leurs préjugés et ressentiments n’étaient plus acceptables.

C’était une époque où, dans les familles de classes moyennes et inférieures, les deux parents devaient travailler et les enfants restaient livrés à eux-mêmes, avec des conséquences hasardeuses, voire dangereuses.

Billy voit le jour dans cet environnement sans repères, né de parents désarmés devant leur rôle le plus élémentaire. Le jour où il est exposé à un traumatisme, il ne reçoit aucune aide ; au contraire, tout le monde le traite comme un monstre, et lui le premier. Il vieillit sans grandir, attiré par tout ce qui lui donnera l’impression de valoir quelque chose, ou sinon lui permettra de ne pas y penser. Il est le fils prodigue que l’on rejette, que l’on abandonne avant de le rappeler dans un moment de détresse.

À la publication de Dandy, mon premier roman, un ami m ’ a dit, « Je sais que les pauvres existent, mais je n ’ai pas envie de les voir dans les livres que je lis.»

Pour beaucoup de gens, la perturbation au centre de Vulnérables était encore plus dérangeante, parce qu’elle touchait à des forces troublantes, des forces intimes et sociales qui affectaient les familles de nos quartiers. Des perturbations, au fond, que personne n ’avait envie d’admettre. C’était l’ère du chacun-pour-soi. C’était l’époque où l’on agrandissait les prisons et où l’on sapait les allocations sociales. C’était l’époque où les banques et les entreprises commençaient à montrer leurs crocs, et quant à ceux qui souffraient, c’était leur faute.

Mon agent était persuadé que ce livre serait un succès. Qu’il serait peut-être même primé. L’intime, le politique et le philosophique, tout convergeait au service d’une histoire poignante. Lors de sa prospection auprès des éditeurs new-yorkais, il a entendu partout la même chose. On saluait l’écriture et l’intrigue. Un éditeur y a vu le plus grand roman à la première personne depuis L’Étranger de Camus. Mais… Mais…

L’une après l’autre, les maisons d’édition l’ont refusé au motif que le service commercial ne lui voyait aucun public. L’un après l’autre, les

services commerciaux l’ont refusé.

Ils avaient peut-être raison. Il faut tout un village pour élever un enfant, et aussi pour le détruire. Il faut tout un village pour engendrer des familles qui dévorent leurs membres. Peut-être que le pays n ’avait pas envie de lire une chose pareille.

Mais aujourd’hui, dans le sillage de l’élection présidentielle de 2016, certains voudront peut-être bien regarder, considérer des vies différentes, et pourtant pas sans rapport avec la leur. Peut-être que ceux-là comprendront, au moins un peu, pourquoi d’autres atterrissent là où ils atterrissent. Peut-être apprendront-ils à se soucier de ces autres, même quand ce n ’est pas facile. À aider ceux qui en ont besoin.

Novembre2016

Apparemment nous sommes au bout, Mais il est possible que nous ne soyons pas encore Au bout, que nous n ’arrivions jamais au bout.

C’est arrivé le mercredi des Cendres. Ma mère déjeunait chez elle, comme d’habitude, et, comme c’était devenu l’habitude, quand le téléphone a sonné elle a décroché et son « Allô » n ’ a rencontré que le bruit d’un combiné qu’on raccroche. Elle savait ce que ça signifiait, même si elle essayait de faire comme si. En plus, avec la porte blindée que mon père avait installée après le premier cambriolage et le chien qu’ils avaient sauvé de la fourrière, un fougueux croisement de collie et de cocker, elle se croyait en sécurité.

Elle est retournée à la banque et le coup de fil lui est sorti de la tête. Quand elle est rentrée à 17 h 30, la voiture de mon père était rangée dans l’allée, de son côté à elle. Sur sa place à lui, devant la porte du garage où il avait son atelier avant que l’arthrite ne vienne épaissir et rouiller ses doigts, il y avait une estafette de police – le genre de vieille caisse à savon que mes copains et moi, on appelait des boîtes de nuggets à l’époque du collège, quand j’avais encore des copains.

Ma mère s ’est garée sur la pelouse, derrière la maison. À ce moment, elle ne savait pas que la police avait mis cinquante minutes à réagir. Ni que mon père l’avait appelée depuis le téléphone public de l’épicerie du coin et qu’il l’avait attendue à l’intérieur de sa voiture, dans la rue.

Elle a coupé le moteur et extrait une cigarette d’un paquet dans son sac à main. Elle rassemblait sûrement ses forces tout en regardant notre pavillon, construit sur le même modèle que les autres maisons du lotissement. La cave et le garage s’élevaient au-dessus du sol, donnant l’impression que la maison avait un étage. À défaut de majesté, elle dégageait une impression d’espace, et donc de respectabilité. Mes parents avaient pu se l’offrir parce qu’elle était à 30 % en dessous des prix du marché, vu que le précédent propriétaire s’était suicidé dans le garage.

Ma mère a probablement écrasé sa cigarette peu après l’avoir allumée et puis elle est descendue de voiture. En s ’empêchant de réfléchir, elle a fermé à clé et elle a remonté en vitesse le chemin goudronné qui menait à l’escalier de la véranda que mon père avait construite. Les planches de la

première marche étaient moisies et spongieuses parce qu’il avait oublié de traiter le bois. Elle a peut-être hésité, passé les doigts sur la peinture écaillée de la rampe, sorti une autre cigarette.

Gloria Sullivan, la voisine pâlichonne et menue, a appelé ma mère sur le ton qu’on prend pour annoncer les échecs retentissants, « Oh, Phyllis.»

Une fine rangée de jeunes chênes séparait les deux jardins. Ma mère s ’est écartée du poteau de la véranda et elle a bougé la tête à droite et à gauche comme si elle jouait à cache-cache, essayant d’apercevoir Gloria à travers les arbres.

La voisine a reculé vers chez elle en traînant les pieds et elle s ’est arrêtée dans son allée, bras repliés à la manière de ceux qui ont assisté à un drame et cherchent à se protéger. Derrière elle, son jardin de rocaille sombre formait un carré de malaise. La route qui longeait les maisons était un axe est-ouest majeur sur lequel les voitures filaient dans un ronflement continuel, leur bruit enflant et retombant comme venu d’une radio réglée entre deux stations. Pour se faire entendre, Gloria devait tour à tour hurler et s’interrompre. « C’est vraiment moche… cette fois… vraiment… je voulais… juste que tu saches… te prévenir.»

Ce que ma mère ignorait encore, c ’est que même après l’arrivée de la police mon père avait refusé d’entrer dans la maison sans être accompagné par quelqu’un qu’il connaissait. Il avait supplié Gloria, sortie de chez elle en voyant le fourgon se ranger dans notre allée, de le précéder, et elle avait accepté.

Ma mère, j’en suis certain, a souri poliment et remercié Gloria de l’avoir prévenue.

Elle a été choquée de voir que la porte blindée avait été fracturée, le bois tendre du châssis brisé. J’avais essayé d’expliquer à mes parents que le plus important, ce n’était pas la porte, mais la solidité des fixations, la profondeur du verrou. Mais mon père avait insisté, « Jack ne me raconterait pas de craques. Il connaît son affaire. » Jack, c’était le vendeur, et mon père croyait que tous les vendeurs étaient ses amis. « Il s ’ y connaît, Jack, il me l’a dit.»

On était sous la véranda, les ouvriers attendaient le feu vert pour s ’ y mettre. «Et pas moi? j’ai fait. Avec toutes les portes que j’ai forcées?»

Mon père s ’est tourné vers les hommes et leur a fait signe de commencer. «Posez-la comme Jack vous a dit.»

Résultat, la porte était à plat sous la véranda et ma mère a marché dessus avant de s ’arrêter à l’entrée.

Le buffet, perpendiculaire à elle, lui arrivait à la poitrine. À sa gauche, des bouteilles et des pots éclatés, ketchup, vinaigre, cornichons, mayonnaise, lait et sodas se mélangeaient en pâte boueuse sur le sol de la cuisine. À sa droite, le vaisselier avait été renversé sur la table en pin; des éclats de verre et de porcelaine avaient été rassemblés en petits tas devant les chaises attitrées de mon père et de ma mère.

Derrière tout ça, mon père était dans le salon avec deux policiers, et ils ne se sont pas retournés quand elle est arrivée. Lui secouait la tête face aux décennies de papiers, dossiers et feuilles d’impôts qui avaient été apportés de la pièce du fond et éparpillés sur toute la moquette marron rouille. Le canapé et le rocking-chair capitonné étaient culbutés, ils ressemblaient à des prisonniers forcés de ramper et implorer avant d’être exécutés.

Ma mère a traversé le vide où il y avait eu la télé et s ’est arrêtée derrière mon père. La pendule de la cheminée, un coucou en plastique marron imitation bois, était en miettes dans le foyer sur les fausses bûches écrabouillées. Autour de ce fouillis, les débris amoncelés d’une lampe en porcelaine, de plusieurs ampoules, et du Père Noël en céramique que son petit-fils, Stevie, a offert à ma mère l’année dernière.

L’oiseau de l’horloge et la tête du Père Noël avaient échappé au massacre et avaient été placés ironiquement sur le manteau de la cheminée, témoins de la scène.

L’air empestait le poivron vert. Ma mère a remarqué les traînées sur la tapisserie – un papier délicat, couleur pêche, sur lequel poussaient des rangées de campanules – et elle a pigé qu’ils avaient pris les légumes dans la poubelle pour les étaler sur les murs. Plus tard, elle trouverait d’autres légumes, des tubercules, dans son lit.

Elle a dit merde, et puis elle a tiré sur sa cigarette.

Surpris par sa voix, mon père a bondi et s ’est retourné. Puis, gêné, il l’a regardée en secouant la tête, avant de reporter son attention sur la vie qu’il s’était employé à organiser par écrit et qui gisait à ses pieds. Il n ’ a rien trouvé d’autre à dire que, «Toi et tes cigarettes, bon sang.»

Les policiers ont détaillé ma mère, mais elle les a ignorés. Leur présence ne lui apportait aucun soulagement. C’était une des choses que je tenais d’elle. On lui avait appris à considérer les policiers comme une

protection, mais depuis mes premiers ennuis elle y voyait un signe que quelque chose merdait d’une manière qui lui échappait.

Elle a fusillé mon père du regard, sa gorge se serrait. Elle a tiré une longue taffe et a pivoté vers le couloir qui menait aux chambres.

«N’y va pas, a dit mon père.

Je suis chez moi, Jake. Il faut que je voie.

— Il a raison, M’dame », a dit un des policiers, mais elle s ’est mise en marche et ils l’ont suivie. Elle a commencé à pleurer dès le début du couloir et s ’est envoyé une autre bouffée dans les poumons. Elle comptait certainement s ’enfermer quelques minutes dans la salle de bains, se ressaisir. Mon père a lancé « Putain non Phyllis, attends », mais un peu tard. Ma mère avait déjà allumé et franchi le seuil.

Tout de suite après les serviettes et le linge virés du placard, les tampons hygiéniques hors de leur boîte, les flacons brisés sur le sol, elle a vu la diarrhée étalée dans le lavabo, la baignoire, sur les murs et la fenêtre. Un pentagramme avait été dessiné sur le miroir, et apparemment c ’est sa serviette rose qui avait servi de pinceau. La puanteur l’a submergée et elle a fait demi-tour, écarté les trois hommes inutiles et couru dans sa chambre, essayant d’aller plus vite que son hystérie. Malgré la pénombre du crépuscule, il y avait assez de lumière pour qu’elle voie ses vêtements, des articles qui avaient touché sa peau, sortis des tiroirs, arrachés aux cintres, jetés par terre et sur le grand lit. Ses culottes et ses soutiens-gorge étaient en tas sur l’oreiller. Instinctivement, elle a tendu la main vers eux, mais ils étaient mouillés et elle a reculé. Elle a fait un pas en arrière et son pied a dérapé dans une flaque sur le tapis. C’est là que l’odeur piquante de l’urine l’a frappée.

Ma mère, fille unique, vierge jusqu’à son mariage et, comme on plaisantait gamins, probablement après aussi ; une femme qui avait éduqué ses enfants pour qu’ils s’habillent et se déshabillent seuls dans des pièces fermées avec les stores baissés ; une femme à qui ses parents, encore vivants, avaient enseigné la bonté, la solidarité et l’engagement à vie ; cette personne qui pleurait encore chaque fois que Fidèle vagabond passait à la télé venait de découvrir qu’on s’était immiscé dans sa vie pour la souiller.

Les phares d’une voiture ont parcouru la pièce et elle a sursauté, posé une main sur sa poitrine. Elle a allumé le plafonnier pour confirmer ce qu’elle avait entrevu. Les rideaux et les stores avaient été arrachés,

tringles et rouleaux cassés en deux. Elle se sentait mise à nu, et elle a regardé ses vêtements éparpillés, puis le miroir de la coiffeuse et les fêlures qui faisaient une toile d’araignée noire et erratique. Par où commencer, comment commencer?

Par terre, sous les tiroirs chamboulés, elle a aperçu un coin de sa boîte à bijoux laquée, un cadeau qui avait contenu plein d’autres cadeaux offerts par son mari et ses enfants. Elle tenait fort à tout ce qu’on lui donnait, comme si chaque fois on laissait un peu de nous en sûreté auprès d’elle. Elle s ’est baissée et a dégagé la boîte, maintenant vide, le couvercle détaché et la façade fendue. Elle avait l’impression qu’on lui avait volé des morceaux de son cœur, des fibres de ses muscles, autant de capacités à aimer.

« Je t’avais dit d’attendre. Pourquoi tu m’écoutes jamais ? » Mon père est entré dans la pièce en agitant un doigt.

Elle l’a regardé sans comprendre. Les deux agents restaient à la porte et fixaient leurs pieds.

Ma mère a redressé la tête, comme pour écouter quelque chose. Sa bouche s ’est entrouverte ; elle a plissé les yeux en s ’efforçant d’entendre malgré le bruit de la circulation. Elle a compris qu’il y avait un autre problème. La maison était trop silencieuse. Trop calme, privée d’un mouvement familier. «Où est Taffy ?»

Les policiers ont levé les yeux vers le plafond et les volutes du plâtre. Mon père regardait la fenêtre qui donnait sur l’allée, derrière le lit. En remuant les lèvres pareil qu’un souffleur au théâtre, il a dit, « Elle est allée se cacher au sous-sol.»

Ma mère s ’est retournée et a remarqué la batte de baseball qu’un des policiers tenait contre lui comme une canne. Quand il a vu que ma mère le regardait, il a essayé de cacher la batte derrière son dos, mais trop tard. L’extrémité était couverte de coulées de sang séché. Celui qui l’avait maniée avait rattrapé la chienne dans la salle de jeu du sous-sol. Mon ancienne chambre.

Ma mère a recommencé à pleurer, j’en suis sûr, de cette manière haletante que j’ai découverte après ma première arrestation, quand elle est arrivée au poste pour payer ma caution. Un mélange de sanglots et de gémissements. «Oh non, mon Dieu non, mon Dieu non.»

D’un coup, mon père a tourné la tête. «On a du monde.

Du monde ? a articulé péniblement ma mère. Je vais les tuer. Je te le jure.

— Tais-toi Phyllis, merde. Tu veux qu’on nous colle un procès ? » Il essayait de chuchoter, mais sa voix était râpeuse. Les mots restaient coincés dans sa gorge et il était obligé de les tousser.

Elle l’a toisé, son visage passant de la colère à la fureur. « Un procès ? » Elle a fermé les poings. « Je suis chez moi. » Elle l’a frappé à la poitrine.

« Mais c ’est pas moi qui ai fait ça, merde », a dit mon père en battant en retraite. Il a montré les policiers des deux mains, paumes vers le ciel. Il rougissait tellement qu’il aurait pu exploser. « T’as qu’à leur demander.»

La cigarette, serrée dans son poing, a vacillé quand ma mère l’a levé. Une cendre est tombée et mes parents l’ont observée qui descendait vers une culotte chiffonnée. Puis elle a atterri et s ’est désintégrée. Malgré toute sa rage et sa douleur, je parie que ma mère était épouvantée que ces deux policiers, deux inconnus, voient ses sous-vêtements, son intimité.

Mon père a fait un pas en avant, pressé de se rattraper aux yeux des deux hommes. « Écrase-moi ça, il a ordonné à ma mère. Tu vas mettre le feu.

—Enfoiré», a dit ma mère en lui jetant la cigarette.

Il a ramassé un cendrier et le mégot et il l’a écrasé. Ma mère s ’est enroulée dans des draps, pour éviter de toucher quoi que ce soit dans cette maison. Elle savait qu’elle ne s ’ y sentirait plus jamais en sécurité.

Tout comme elle savait que ce cambriolage pourrait les empêcher de partir.

Elle s ’est penchée vers mon père, qui posait le cendrier sur la coiffeuse. « Oh, Jake. Jake. » À cet instant peut-être chacun a été un réconfort pour l’autre.

Mais mon père s ’est détaché d’elle et a raccompagné les policiers à la porte de derrière, où il s ’est confondu en remerciements joyeux, à croire qu’ils venaient de lui ramener un animal égaré. Quand il est revenu dans la chambre, il ne savait plus comment consoler ma mère. La toucher de la main ? La prendre dans ses bras ? Sans lui laisser le temps de trancher ni d’essayer, elle a tourné les talons, laissant derrière elle des mots comme de la fumée. « La lumière est allumée, il n ’ y a plus de rideaux, tout le monde peut nous voir.»

Elle l’a planté là et elle est allée s ’asseoir seule dans sa voiture, tremblant et pleurant, tandis qu’il appelait à la rescousse Randy et Carol, mon frère et ma sœur.

C’est Carol qui m ’ a téléphoné trois jours plus tard pour me mettre au courant. Elle m ’ a tout raconté, le carnage en détail, qui avait dit quoi et comment. Ce qu’elle ne me disait pas, je l’imaginais. Ce n’était pas si difficile. J’ai toujours eu de l’imagination. J’étais capable d’imaginer n’importe quoi. N’importe quoi sauf un moyen d’échapper à ma vie, qui ressemblait à une suite de culs-de-sac partant d’un cercle toujours plus étroit dans lequel je tournais sur moi-même.

« M’man va de plus en plus mal et P’pa refuse de le reconnaître, a continué Carol. Hier ils sont encore allés dîner dehors et à la fin elle a pris les clés de la voiture de P’pa et elle s ’est mise à pleurer. Elle refusait de se lever. Je leur avais dit de venir dormir chez moi, mais tu connais M’man – je voulais pas la forcer. Je lui ai dit, M’man!»

Je faisais les cent pas dans ma cuisine vide, le téléphone dans une main. Il était midi, mais la lumière qui entrait par la fenêtre du fond n’éclairait rien. J’avais du mal à lire les lettres et les chiffres sur le clavier de l’appareil. Je me suis passé la main dans les cheveux, soulevant et laissant retomber ma frange, vestige des années soixante. «P’pa a payé et il a attendu dans la voiture, c ’est ça?

—T’es voyant ou quoi?

— Il me l’a dit au moins un million de fois, “Garde un double dans ton portefeuille”. M’man aurait dû le savoir. Chaque fois il me le répète alors que je lui dis que j’ai pas de voiture – j’ai même pas de portefeuille…»

Elle a ri. «Ouais, ben le proprio a presque été obligé de traîner M’man dehors. Elle embêtait les clients. P’pa, je lui ai demandé si ça l’étonnait vraiment, mais il m ’ a pas écoutée. Il a essayé de me dire qu’elle était pas dans son assiette à cause de son boulot. J’ai dit tu parles. Mais d’après lui, qu’est-ce que j’en sais? Je suis qu’une fille, hein.»

J’ai hoché la tête, le combiné pressé si fort contre l’oreille qu’il me faisait mal. J’avais l’impression que Carol aussi hochait la tête. Je voulais qu’on accélère pour arriver au moment où elle allait me dire ce qu’ils

attendaient de moi. Je le devinais facilement. Mais pas moyen que je me propose.

« T’as un peu de temps, là ? elle a demandé. Ces temps-ci, je veux dire. Je tombe mal?»

J’ai regardé autour de moi. Tout avait disparu, nettoyé par Cheryl deux semaines plus tôt. Elle n ’avait laissé que trois tas de journaux au pied des fenêtres. Dessus, comme des poids, les derniers livres que j’avais achetés aux puces pour dix cents. Un volume des prophéties d’Edgar Cayce. Un Stephen King. L’Encyclopédie criminelle moderne. Celui-là, je l’avais pris en me disant que j’y trouverais des gens tombés plus bas que moi. Cheryl avait embarqué le dictionnaire de poche que j’avais depuis mes dix ans. Ça m ’apaisait de l’ouvrir au pif et d’essayer de mémoriser toutes les définitions de la page. Je devais me dire que si je connaissais assez de mots, je serais en sécurité.

«Je peux te rappeler, a fait Carol.

—Tu tombes pas plus mal que d’habitude.

En fait, ça va pas fort entre Randy et Lisa, y a des tensions à cause de la nouvelle maison et tout. Et moi, je suis bloquée, j’accouche dans deux semaines…

— Deux semaines ? Tu te fous de moi. » J’ai tourné le dos à la fenêtre de la cuisine et j’ai regardé celle du salon/chambre, au bout du petit couloir.

«Eh ouais, ça passe vite. Mais bref, j’ai pas du tout l’énergie pour et je me demandais, si t’as un peu de temps, pour P’pa et M’man, si tu pourrais rester un peu avec eux, juste un petit moment ? Ça t’ennuierait?»

J’ai fermé les yeux, j’y ai pressé les doigts en m ’efforçant de me rappeler à quoi ressemblaient mes parents. Je n’étais pas rentré depuis deux ans et je n ’avais plus de souvenirs précis. Pourquoi, je ne sais pas. Tout ce que je gardais d’eux, c’était l’image de personnes petites et grasses, le visage braqué sur moi, qui me posaient des questions et me réclamaient des explications, du réconfort ou je ne sais pas… de la protection ? J’ai rouvert les yeux et secoué la tête, comme si je m’ébrouais.

Carol causait, énumérait à ma place mes excuses, ce qui pourrait m ’empêcher d’y aller – pas le temps, pas l’argent, nouveau boulot. « Et bien sûr, si… Sherrie? C’est bien son nom? Je suis nulle. Désolée, j’arrive

pas à suivre le rythme – s’il te plaît, lui répète pas que j’ai dit ça. Mais si ça la dérange pas. Ou sinon, je pense qu’elle peut t’accompagner…

— Elle est partie. » C’était la première fois que je l’admettais à voix haute. En m ’entendant, j’ai eu la certitude que Mikey et elle ne reviendraient pas. C’était une porte que je fermais. Je m’étais laissé croire qu’un de ces jours j’allais entendre leurs pas dans l’escalier, qui montaient les quatre volées de marches… Maintenant je savais.

Il y a eu un blanc, et puis Carol a demandé, «Et ça va?

Ouais, ouais, c ’est pas grave. Je l’admire un peu, en fait. Elle a su quitter le navire à temps. » J’ai ri, mais je me suis aussi souvenu de notre conversation, le jour où on a fait tinter les clés et ouvert la porte de notre appartement pour la première fois. Elle m ’avait dit, « Si tu commences à déconner, tu déconneras tout seul. » Elle avait cette manière de parler, pareille que d’autres noires que j’avais connues, avec des mots tendres et menaçants à la fois.

Et elle a tenu parole. Obligé de la respecter pour ça. Elle est partie quand elle a compris ce qui se profilait. J’étais en fin de droits et je ne toucherais rien pendant neuf mois ; mon dernier boulot, livreur d’annuaires, je l’avais perdu une semaine plus tôt parce que le pot d’échappement de ma voiture était mort et que je n ’avais pas de quoi le remplacer ; j’étais radié des allocs parce que j’avais gagné 250 dollars le mois d’avant ; et on allait bientôt avoir deux mois de loyer en retard. Le proprio allait changer les serrures d’un jour à l’autre.

Il aurait fallu qu’elle soit folle pour ne pas se rendre compte qu’elle devait s ’ occuper de Mikey et d’elle.

Elle m ’avait laissé un message, griffonné sur la couverture arrachée d’un annuaire et déposé dans l’évier pour être sûre que je le verrais. « Rien de personnel. Tu as du bon au fond de toi. » À côté, Mikey avait dessiné un rond violet avec des traits à l’intérieur, un smiley cabossé. Je pouvais imaginer sa petite main brune serrant le crayon comme un stylet, concentré, la langue tirée sur la lèvre supérieure. Je me suis demandé s’il avait pleuré quand ils étaient partis. Je ne savais pas si je devais l’espérer, ou non.

«Alors c ’est d’accord?» a fait Carol.

Je me suis engagé dans le couloir et j’ai tourné tout de suite à gauche dans la salle de bains, une cabine sans ouverture ni lumière. J’ai regardé l’appareil. Entendu mon nom, plaintif, dans l’écouteur.

«Je serai là dans quarante-huit heures, j’ai dit.

—Ce serait un record.

—On parie.

Ça marche.»

J’ai raccroché et suspendu le combiné au bord de l’évier, puis je me suis penché de manière à me regarder dans la glace de l’armoire à pharmacie. Avec mon mètre quatre-vingt-quinze, si je ne me penchais pas je ne voyais que le bas de mon menton.

Je me suis rapproché de la glace dans l’espoir de déceler une minuscule trace de cendre, un ou deux pores bouchés sur mon front. Je me suis rappelé le pouce froid et granuleux du prêtre qui traçait une petite croix sur ma peau et me demandait si je me repentais. J’ai failli répondre, «Quoi?», mais il était déjà passé au suivant.

Je ne croyais plus vraiment en Dieu. C’était trop tard. Mais j’allais à la messe deux fois par an, pour recevoir les cendres et pour Noël. Ce matin-là, sur le chemin, je m’étais dit que si je ne lavais pas les cendres, Cheryl et Mikey reviendraient.

J’ai recueilli de l’eau chaude dans mes mains, je me suis aspergé et je me suis nettoyé. Pourquoi leur faire ça ? Leur infliger le bordel qu’était ma vie. Dans le téléphone, une voix enregistrée a dit, « Si vous désirez passer un appel, merci de raccrocher. Pour obtenir de l’aide, merci de raccrocher et de composer le numéro de votre opérateur.»

Cheryl avait pris les serviettes, alors je me suis essuyé avec mon Tshirt et ensuite j’ai ouvert l’armoire à pharmacie. Sur l’étagère du milieu, une brosse à dents surmontée d’une petite virgule bleue durcie voisinait avec deux aspirines et un dentier à ressort. Une surprise que Cheryl m ’avait laissée. Je pouvais me brosser les dents une fois. Je pouvais avoir une migraine. J’ai attrapé le dentier, je l’ai remonté et je l’ai déposé dans le lavabo pour qu’il escalade la paroi en vain avant de retomber. Les dents continuaient à claquer, leurs pieds à bouger, le moteur à pousser son grincement perçant.

De quoi m ’ amuser des heures.

J’ai fermé le couvercle des toilettes et je me suis assis dessus. Quelque chose me tracassait dans ce cambriolage. Je sentais que c’était pareil pour Carol, même si elle n ’avait rien dit. Ça ressemblait davantage à une vendetta. Un truc que j’aurais pu faire au lycée, pour me venger. Le téléphone s ’est mis à biper aigu. J’ai raccroché et appelé ma sœur.

«Qui est-ce qui les déteste à ce point?»

Elle a hésité. « Bon, je voulais pas en parler. Personne n ’est au courant, donc tu le gardes pour toi. Quand j’y suis allée pour faire le ménage, c’était le bordel partout sauf dans mon ancienne chambre. Mais j’ai senti une odeur bizarre et… quelqu’un s’était branlé sur mon lit.»

Mes jambes ont commencé à trembler. Un frisson de peur m ’ a parcouru le bas du dos. Ça ne pouvait être qu’une seule personne. «Bobby Wise?

Ça m ’ennuie de le penser. Mais il a juré que c’était à cause de P’pa et M’man si je l’ai largué. Il a toujours dit qu’il me revaudrait ça. Je sais bien qu’il était pas net, mais quand même, à ce point…

— Attends un peu. » De la salle de bains, je suis allé dans le salon. La lumière entrait en travers, dessinant un trapézoïde sur le parquet, le parquet blanc tellement il était usé. La poussière flottait dans l’air, tournoyait à chacun de mes pas. Elle semblait excitée par les bruits de la circulation nerveuse qui s ’arrêtait et repartait.

Je connaissais Bobby Wise.

Son père avait fait de la taule à plusieurs reprises pour avoir tripoté des petits garçons. Avait touché Bobby une fois, d’après Bobby. «Mais je lui ai éclaté la gueule avec une poêle. » D’après Bobby. D’après Bobby, c ’est là que son père est parti. Sa mère l’a abandonné peu après. Il avait six ans et il a embarqué dans le petit train des foyers d’accueil.

Première arrestation à quatorze ans, pour un braquage « armé de sa main » comme il disait en rigolant, quand il racontait l’histoire. Ensuite ça a été des allers et retours en maison de correction ou dans la prison du comté – il en était pas encore à la prison d’État. Il est devenu abonné aux allocs, et quand il arrivait en fin de droits il s’inscrivait aux formations fumeuses que le gouvernement montait pour les chômeurs professionnels. Je les connaissais par cœur. Mais l’activité principale de Bobby, c’était les vols, les braquages, les cambriolages et les agressions. Un paquet d’agressions. Pour le plaisir.

Carol s’était maquée avec lui, pour des raisons que je pensais davantage liées à moi, à ce que j’avais fait quand elle était petite. Mes parents méprisaient et craignaient Bobby. Ils haïssaient tout ce qu’il était, et plus ils le haïssaient plus ma sœur s ’accrochait à lui. Et plus lui commençait à croire que c ’est avec elle qu’il pourrait changer de vie. Il comptait sur elle pour le surveiller. Et si ça foirait? Disons que lorsque ça

se passait mal pour Bobby, il veillait toujours à ce que quelqu’un paye la casse.

Les mecs comme Bobby Wise, je les connaissais sur le bout des doigts. Je n’étais pas si différent. Sauf que moi, j’étais un lâche.

Je me sentais nerveux, flippé, dépassé par la mission qui m ’attendait. Mais j’étais le seul à pouvoir m ’ en charger. J’ai fourré des vêtements dans un sac de courses en papier, bu les trois dernières bières, avalé les aspirines et laissé le dentier à ressort sur le sol de la salle de bains. En partant, j’ai rayé mon nom de la boîte aux lettres.

Au milieu des rangées de maisons à trois ou quatre étages, je me suis rendu compte que je ne savais plus rentrer chez mes parents. Vers l’est, je me suis dit, va vers l’est. J’ai repéré le soleil et pris une rue qui partait dans cette direction, je me suis posé à un coin et j’ai tendu le pouce.

C’était une zone sinistrée, un endroit naze pour faire du stop, mais je m ’ en foutais. Je rentrais, mais sans espoir. Je le savais, tout le monde dans ma famille le savait, et je l’avais dit à ma sœur avant qu’on raccroche, «Tu dois être vraiment mal barrée pour me demander de jouer les sauveurs.»

Elle avait protesté, ils voulaient juste que je leur tienne compagnie. Avant d’ajouter, «Eh, on se contente de ce qu’on a.»

On a ri tous les deux, fait semblant que c’était drôle.

Ce dont ma famille voulait être protégée, ce dont elle voulait que je la protège, c’était des gens comme moi.

Évidemment ma sœur avait raison. Il m ’ a fallu trois jours rien que pour sortir de la ville. Le premier mec qui m ’ a embarqué croyait que je tapinais. Je ne l’ai pas détrompé parce que j’avais besoin d’argent pour le voyage. C’était un prof de fac, veste en tweed et cheveux clairsemés comme une chenille grise autour de sa calvitie. Je l’ai laissé se garer près du quai de chargement d’un petit entrepôt en briques. Quand il s ’est tourné vers moi, je l’ai attrapé par la chemise et je lui ai demandé son portefeuille.

«Vous savez qui je suis?» il a couiné.

Je lui ai chopé la gorge. «Encore un mot et t’es plus personne.»

Après ça j’ai dû reprendre des forces. Je suis entré dans un bar pas plus grand qu’un sarcophage. Il n ’ y avait personne à part la patronne, une femme plus âgée que moi, blonde décolorée avec des racines grises. En dessous de la taille, elle était aussi large qu’un arbre. J’aimais bien. Ça me donnait une impression de sécurité. «Sale journée? Qu’est-ce que je vous sers?» Elle a jeté une serviette sur le comptoir.

J’ai secoué la tête et regardé vers la fenêtre avec son néon Pabst rouge. « Mon père est mort. » En le disant, je me suis senti sale, même si je savais que j’aurais inventé n’importe quoi pour éviter de me retrouver face à lui. Face à eux tous.

Elle a posé une petite main chaude sur la mienne et m ’ a servi un demi-verre.

À la fin de la soirée, on est allés chez elle, à trois blocs de là. Je me suis allongé de tout mon long dans le canapé défoncé, les pieds sur l’accoudoir, et je suis resté comme ça jusqu’au lever du soleil, quand elle est arrivée avec une bouteille de vin dans une main et une capote dans l’autre.

Deux jours plus tard, elle m ’ a dit, « Faut que t’y ailles. Faut qu’on reprenne notre vie normale. » J’ai souri, je lui ai fait un baiser sur le front, j’ai pris mon sac en papier avec mes vêtements dedans et je suis parti. Je m ’ en foutais. J’allais refaire du stop. Y avait toujours un autre

petit bar. Toujours un Waffle House ouvert à 3 heures du mat. Toujours un resto à routiers, toujours quelqu’un de partant pour m ’ accompagner dans un motel, à l’arrière d’une caisse, dans les buissons d’une aire de repos. À condition d’être assez patient, on trouve toujours quelqu’un de pas trop difficile. Quelqu’un à mettre dans un lit, à plier en deux sur un bureau, à plaquer contre le carrelage d’une douche, à asseoir sur un lavabo, à doigter derrière une poubelle, avec qui partager un verre, un joint, une seringue, une baise, une pipe, une poignée de cachets. Quand on cherche suffisamment, quand on attend assez longtemps, on trouve toujours quelqu’un qui a le même besoin mortel de distraction et d’oubli.

Et d’un coup j’y étais, dans le centre de ma ville natale délabrée, fabriques de chaussures condamnées et vitrines basses aussi incolores que du carton. Des gens gris qui marchaient lentement, tête basse en entrant dans les banques, les grands magasins, les épiceries devant lesquelles, assis sur des tabourets, des clients en veste de mauvaise toile buvaient du café amer.

Je marchais sans but, en cercles toujours plus grands. J’avais froid, pas à cause de l’air du printemps encore teinté d’hiver, mais froid de l’intérieur. L’adrénaline, je me suis dit, et je restais en mouvement pour essayer de l’expulser de mon organisme. Je sentais mon rictus, implacable et fixe, comme gravé dans mon visage.

Sur les trottoirs les gens s’écartaient ou traversaient la rue pour m’éviter, palpaient leurs poches. Les voitures ralentissaient. Quand je les regardais, les conducteurs et les passagers tournaient la tête, faisaient mine de ne pas me mater, alors que leurs mains nerveuses vérifiaient que la portière était bien verrouillée.

J’ai quitté le centre et je suis arrivé dans un quartier plein d’immeubles qui avaient besoin d’un bon ravalement. Les mauvaises herbes fissuraient les trottoirs. Les escaliers et les perrons étaient tombés en miettes. Des cartons aplatis et scotchés sur les vitres brisées abritaient du vent et des regards. Je sentais que pesaient sur moi, sans origine précise, comme venues de l’air même, les mélodies entremêlées d’une musique festive et des pleurs d’un bébé.

J’ai dépassé un bâtiment carbonisé et barré par des planches d’où s’échappaient les grognements et les aboiements d’un combat de chiens. L’aboiement a dégénéré en long jappement plaintif, vite recouvert par des bruits étouffés de colère et de joie humaines. Après ça le silence, le claquement sourd d’un unique coup de feu, quelques regrets hésitants et marmonnés, et un rire solitaire.

Même si tout ça me rendait triste, bizarrement ça m ’ a réconforté. Ou peut-être parce que ça me rendait triste. J’ai commencé à me calmer, et

du coup mes jambes ont fléchi. J’ai bifurqué à un carrefour et je me suis assis sur un banc en béton brut devant un terrain jonché d’ordures. De l’autre côté de la rue, des visages derrière des fenêtres, leurs contours perdus et réduits à des yeux flottant dans l’espace, qui m ’observaient avec méfiance.

J’ai tourné le dos aux fenêtres. Un rat trottinait le long du grillage du terrain vague, furetait dans des monticules de paquets de céréales, briques de lait et couches sales. Un affolement m ’ a traversé, a déversé de la déprime de ma tête à mon ventre. Merde. J’avais 37 ans, pourquoi je restais un gamin flippé qui a peur de tout?

Dans mon dos un moteur approchait et il s ’est arrêté juste derrière moi. J’ai senti la chaleur de son ronronnement, entendu grésiller une radio. « Hé, a lancé une voix. Mets tes mains bien en vue. Qu’est-ce que tu fais là?»

J’ai levé les mains, lentement. Un contrôle de routine, je me suis dit en pivotant vers eux. « Rien, monsieur l’agent. Je profite de la beauté de la nature.»

Le flic sur le siège passager a ramené la tête en arrière, la bordure de sa casquette masquait ses yeux. «T’es un petit malin, toi.» Ses narines se sont dilatées, de dégoût il a froncé le nez. Il a regardé les ordures derrière moi. Il a parlé à son coéquipier, balançant les mots par-dessus son épaule. «Putain de décharge. Ils vivent comme des animaux dans le coin.» Il est revenu à moi et il a dit, « Allez, circule. Reste pas là. Tu sais pas que t’es chez les Nègres, ici?

—Je suis un Nègre», j’ai fait.

Il a secoué la tête, écœuré. « J’espère qu’ils vont te couper les couilles et te les faire bouffer. Si on nous appelle, compte sur nous pour te laisser pisser le sang.» Le conducteur a mis le gyrophare et la sirène et la voiture s ’est éloignée.

Carol habitait au deuxième et dernier étage d’une maison dans un quartier de bâtisses séparées par des ruelles trop étroites pour y ranger une voiture. Sa maison était la seule à avoir un bout de jardin sur le côté.

Je n’étais jamais venu chez elle, mais ça ne changeait rien. J’étais entré dans un paquet d’endroits pareils. Les pièces seraient spacieuses et les plafonds hauts, ça donnerait une impression de confort. Mais les chambranles des portes seraient pourris, le plafond trouverait toujours un endroit où fuir. L’hiver, le vent y claquerait comme un sarcasme. L’été, la chaleur s ’accumulerait et changerait l’appartement en four géant.

Je n ’ai pas allumé le hall et j’ai monté l’escalier dans le noir. Même si je détestais Jim, le mari de Carol, j’espérais presque qu’il serait là pour que la conversation reste légère et évasive. Pour que je ne me retrouve pas seul face à Carol…

Je me suis plaqué un sourire sur le visage et j’ai toqué. Un chien a aboyé. À sa voix grave, j’ai deviné un berger allemand. Dans mon métier, ça faisait partie des trucs à savoir.

De l’autre côté du panneau elle a demandé, «C’est qui?

C’est Elvis, poulette. Je suis ressuscité. T’as gagné un week-end avec le King.»

Ses doigts ont gratté le bois quand elle a tourné les verrous. Elle a entrebâillé la porte, la chaîne toujours engagée, et elle a jeté un œil pour être sûre que c’était moi. Le chien a glissé le museau dans la fente et il a grogné. « Sage, Bo, bon chien, tout va bien. » Elle a refermé, défait la chaîne, ouvert la porte en grand et reculé, retenant le chien par le collier. «T’aurais pu allumer, tu sais.

Les zombies sont des créatures de la nuit. » J’ai levé les bras devant moi et je suis entré d’un pas raide.

Le chien a bondi. Elle a poussé la porte d’un coup de fesses et tiré un coup sec sur le collier. Les pattes avant du chien ont décollé et fouetté l’air. Il a eu une toux sifflante, la langue pendante, et il s ’est calmé. Carol

faisait des bruits apaisants, des espèces de claquements. J’ai avancé la main pour qu’il la renifle.

Carol l’a lâché et elle a ouvert les bras. «Bienvenue, grand frère.» Son ventre ballonné, la lourdeur de son visage et de ses bras flasques, ses traits bouffis m ’ont mis mal à l’aise. Tout aussi dérangeant, son côté maternel. Je savais qu’elle était enceinte, mais je ne m ’attendais pas à voir en elle une mère plutôt qu’une sœur.

Je l’ai embrassée pour ne pas avoir à la regarder. Son ventre était dur et j’ai rentré le mien, je ne voulais pas le toucher. Mon visage s ’est mis à dégouliner de sueur.

Elle n ’avait pas l’air de vouloir me libérer, continuait à m ’attirer contre elle. Mon dos et mon cou étaient trempés. Pour m ’ occuper, j’ai pensé aux verrous sur sa porte, au jeu entre la porte et l’encadrement, ce serait si facile de la forcer avec un bête démonte-pneu, une épaule et quelques secondes.

Comme elle ne me lâchait toujours pas, j’ai posé les mains sur ses bras pour la repousser en douceur. Elle n ’ a résisté qu’une seconde avant de reculer en souriant.

« T’es pas en sécurité ici », j’ai dit, et je me suis retourné pour lui montrer les verrous histoire d’éviter de la regarder.

«Tel que je vois les choses, si ça doit arriver ça arrivera. Faut pas s ’ en faire. Toute façon, maintenant qu’on a Bo… » Entendant son nom, le chien lui a léché la main.

J’ai acquiescé, du regard j’ai fait le tour de la pièce. À l’avant, la cuisinière et un frigo, entre les deux un évier rouillé. La table était contre le mur latéral, deux fenêtres face à face laissaient filtrer une lumière terne. Des maniques bleues assorties fixées au frigo par des aimants. Du pied, j’ai frotté le lino à carreaux blancs jaunis par le temps. «N’empêche…

— La dame du dessous a été cambriolée samedi matin. » Carol a tourné la tête vers moi, les yeux écarquillés de dégoût.

Je me suis accroupi pour caresser Bo, j’ai enfoui ma figure dans sa crinière.

« On regardait des dessins animés – je sais, je sais – et j’ai entendu un bruit de verre cassé. En principe elle était à l’hôpital, alors j’ai dit à Jim, C’était quoi ça? Rien, il m ’ a dit. Et puis c ’est revenu, comme un verre qui tombe par terre, et j’ai dit à Jim, Allez, y a quelque chose là. Il a pas

bougé. Il a dit, J’ai rien entendu. Alors t’es sourd, je lui ai dit. J’allais pas rester plantée là à attendre qu’il se passe quelque chose. C’est pire d’attendre sans savoir, tu comprends. Je préfère être sûre et qu’on en parle plus. Donc j’ai pris… Stevie a laissé des jouets ici, pour quand il vient, et il a un pistolet qui a l’air presque vrai. À condition de pas regarder de trop près. C’est toujours mieux que rien, non ? Donc j’ai pris le pistolet de Stevie – je sais, ça a l’air bête quand je le dis –, mais j’ai pris le pistolet et je suis descendue et j’ai tapé à la porte et j’ai crié comme si j’étais super en colère, Hé, vous, sortez de là. J’ai une arme.»

Elle a souri en se rappelant ça. Je lui ai renvoyé un sourire rapide, puis je me suis remis à caresser le chien et je me suis calmé.

« Et là ils détalent. Deux gosses. J’ai essayé de leur courir après – je devais avoir l’air belle, enceinte, en robe de chambre et en chaussons. J’agitais mon pistolet en plastique, sans faire exprès j’ai appuyé sur la gâchette et il a fait wouh wouh wouh en lançant des étincelles. Du pur Calamity Jane.

«Bref, en tout cas, un des deux, je suis pratiquement sûre que c ’est un des gamins d’en face. J’ai reconnu son blouson. Tu sais, le genre de blouson noir en nylon avec un écusson WASP dans le dos. We Are Satan’s People. Classique.

« Donc j’ai tout raconté aux policiers quand ils sont venus, mais ils ont même pas voulu l’interroger parce que je ne pouvais pas identifier son visage. Son visage. Je leur ai dit de prendre ses empreintes. Il a un casier. Ils ont dit gnagnagna, qu’ils pouvaient rien faire. Bla bla bla.

« Et dans la nuit il y a quelqu’un qui est revenu et qui a nettoyé l’appartement. C’était les flics, j’en suis sûre.»

J’ai reniflé l’odeur aigre du chien sur mes mains et je suis allé à l’évier. Carol m ’ a suivi, l’air d’attendre quelque chose. « T’aurais une bière?» Elle s ’est tournée vers le frigo et je me suis lavé les mains et puis je me suis laissé tomber sur la chaise. Pendant qu’elle farfouillait dans le frigo, j’ai lissé ma moustache, que j’avais depuis le lycée. Fu Manchu, on l’appelait à l’époque. Je la caressais, je mâchouillais les bouts quand j’avais besoin de me calmer. J’avais l’impression que je devais dire un truc à Carol, mais je ne savais pas quoi. J’ai écarté le rideau pour regarder dehors.

La cour était un rectangle bourré de buissons plantés autour d’une statue de la Vierge Marie. Ils étaient encore marron, mais ils

commençaient à donner des bourgeons verts et des feuilles violettes.

«La proprio», a dit Carol en posant une Piels sur la table.

J’ai ouvert la canette. « C’est une naine ou quoi ? Elle doit se les peler à rester là toute la journée sans bouger.

Ha ha, très drôle.» Elle s ’est versé une tasse de lait. Sur le côté de la brique, un enfant disparu souriait. Pendant une seconde j’aurais juré que c’était Mikey, mais quand j’ai rapproché la brique j’ai vu que le gosse n’était même pas noir.

«Y a quelque chose qui va pas? a demandé Carol.

Y a toujours quelque chose qui va pas, non? Tu me connais.» On a souri. Malgré nos huit ans d’écart, on aurait pu passer pour des jumeaux.

Même nez arrondi limite patate ; mêmes yeux bleus durs et exorbités qui nous donnaient toujours l’air de frôler la stupéfaction ; même tignasse couleur jonc; même lèvre inférieure épaisse.

J’ai baissé le regard, il est tombé sur son ventre. Elle l’a mal interprété et m’a demandé, « Tu veux le voir ? » Elle a remonté sa chemise pour déballer un globe veiné et proéminent au-dessus du triangle de sa culotte. J’ai vu le bébé remuer sous la peau. « Tu peux le toucher », elle a dit en m ’attrapant la main.

Je l’ai retirée d’un coup sec. « Non, vraiment, Carol, je… c ’est une espèce d’alien bizarre. Ça me… ça me fout les jetons. » J’ai ri et vidé ma bière, essuyé la sueur sur mon visage avec la paume de ma main, incapable de chasser de mon esprit l’image d’une chose qui poussait derrière sa peau.

« Tu vas faire un sacré oncle. Un alien. » Elle m ’ a dévisagé. « Qu’estce qui va pas, Billy ?»

Je ruisselais de sueur, je n ’arrivais pas à m ’ en empêcher. J’ai enlevé mon blouson, essuyé mon visage avec le bas de mon T-shirt. «Rien, c ’est juste dur de revenir.

— C’est dur pour tout le monde. » Elle a remis le lait au frigo, m ’ a rapporté une autre bière. «Mais t’es pas obligé d’en faire un monde. C’est juste une visite.»

J’ai secoué la tête, haussé les épaules, regardé la table, comme si j’avais douze ans et que j’attendais de me faire pincer.

« On se fout de ce que tu fais, Billy. Enfin non, on s ’ en fout pas, bien sûr, et on aimerait tous te voir te poser, parce que tu l’as déjà fait. Et on

t’aiderait si on pouvait. Si tu nous laissais. Mais ça change rien. Tu fais toujours partie de la famille.»

C’est peut-être ça, je me suis dit. Peut-être que je ne voulais pas qu’ils m ’aiment malgré moi.

Peut-être que je ne voulais pas qu’ils m ’aiment du tout.

Je me suis balancé sur ma chaise, j’ai joué du tambour sur la table. «C’est pour quand?»

Elle s ’est tournée de profil, un genou plié, pour me montrer. « Huit jours.

Huit? Putain, c ’est bientôt. Garçon ou fille?

— Je voulais pas savoir. J’ai dit au médecin, oubliez l’amniocentèse, je veux avoir la surprise. Tant pis s’il a huit têtes, tu comprends? C’est mon enfant.»

J’ai acquiescé et souri du mieux que j’ai pu. « C’est génial. Sérieux. Vraiment génial. Je suis super content pour toi.» Mais je n ’ai pas réussi à maîtriser mes yeux et Carol aussi a su ce que je pensais.

Des années avant, j’avais un vrai job, je chargeais des camions pour un distributeur alimentaire, et Mary, la fille que j’avais rencontrée pendant une formation, elle est tombée enceinte trois mois après qu’on s’était installés ensemble. Elle était surexcitée, comme toute ma famille. Ils pensaient qu’un bébé « me ferait du bien ». M’aiderait à grandir. À devenir un homme. J’avais tellement peur de moi, du mal que je pourrais lui faire, j’avais honte, mais je ne pouvais l’expliquer à personne. Je suis même allé dans une église déserte, la grande cathédrale en ville, et là j’ai levé les yeux sur une statue grandeur nature de Jésus en sang et j’ai prié. Toi, t’as pas eu à gérer ça. Comment tu veux que moi j’y arrive?

Cette nuit-là Mary a fait une fausse couche.

On a tout essayé pour qu’elle retombe enceinte. Remèdes de grandmère, lavements aux plantes. J’ai allumé des cierges, chanté devant des poupées de fertilité. Au bout de quatre mois, il ne s’était toujours rien passé et je suis allé faire des analyses en douce. Mon taux de fécondation était nul. Carol est la seule à être au courant.

Ce mois-là Mary a eu deux semaines de retard. Je lui en ai parlé et elle a fait semblant d’avoir ses règles le lendemain. Je sais qu’elle faisait semblant parce que j’ai retrouvé les tampons emballés de papier-toilette qu’elle avait déposés dans la poubelle de la salle de bains. Un peu de ketchup pour la couleur et rien de plus.

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