Nous étions indésirables en France

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nous étions indésirables en France une enquête familiale Suzanne Leo-Pollak





nous étions indésirables en France une enquête familiale


Pour mon fils Lorenz et pour ses fils. À ma mère Ilse, qui a traversé avec énergie et détermination toutes ces années et qui aujourd’hui encore m’étonne par sa vitalité. À mon père Heinz et à Max, ils me manquent. À Gerhard, le rescapé. Gerhard Leo nous a quittés alors que ce livre était terminé, le 14 septembre 2009.


nous étions indésirables en France, une enquête familiale Suzanne Leo-Pollak traduction d’Ilse Leo-Pollak et de Dominique Bonnet

traces ∞ empreintes collection rappel


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itinĂŠraire de Heinz Pollak


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ANVERS

EUPEN

BRUXELLES

VIENNE

ROANNE

CHANSAYE LYON

BORDEAUX

SAINTE-LIVRADE-SUR-LOT

POINT DE DÉPART

MAQUIS DES CÉVENNES ALÈS VILLEMUR-SUR-TARN GURS

TOULOUSE CARCASSONNE

PÉRIODE LÉGALE PÉRIODE CLANDESTINE

NÎMES LE VIGAN NARBONNE SAINT-CYPRIEN

0

200 KM


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itinéraire d’Ilse Leo


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HAMBOURG RHEINSBERG

BERLIN

VIENNE

PARIS

CHANSAYE LYON

LIMOGES

VIC-SUR-CÈRE POINT DE DÉPART ALÈS GURS

TOULOUSE

CASTRES

PÉRIODE LÉGALE PÉRIODE CLANDESTINE

0

200 KM


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arbre généalogique de Suzanne Leo-Pollak


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ISIDOR POLLAK LEOPOLD POLLAK ∑ né en 1886 à Nachod, Bohême-Orientale. ∑ décédé après 1963 aux États-Unis.

∑ décédée en 1942

∑ 1919›1932

à Auschwitz, Pologne.

MAX POLLAK

∑ mariage en 1910.

∑ 1913›1996

ALFRED LEWINSOHN ∑ né en 1864.

HEINZ POLLAK

∑ décédé le 14 février 1938

∑ né le 18 juin 1911

THOMAS POLLAK

JULIE PACOVSKY

KURT POLLAK

à Vienne, Autriche.

ELLA LEWINSOHN

∑ décédé le 1er novembre 2003

∑ décédée le 19 décembre 1944

à Vienne, Autriche.

en Angleterre.

à Vienne, Autriche.

ANNA BORNSTEIN

∑ né le 16 mai 1947

∑ née le 4 décembre 1864

à Vienne, Autriche.

à Berlin, Allemagne. ∑ décédée le 25 juin 1938

SUZANNE POLLAK

∑ mariage en 1941

∑ née le 2 septembre 1942

au camp de Gurs,

à Lyon, France.

Pyrénées-Atlantiques, France.

à Berlin, Allemagne.

ELISABETH POLLAK

FRIEDRICH LEO

∑ née le 8 décembre 1952 à Vienne, Autriche.

WILHELM LEO

∑ décédée le 12 avril 1999

∑ né le 13 décembre 1886

à Vienne, Autriche.

à Magdeburg, Allemagne.

ILSE LEO

∑ décédé en 1945

∑ née le 3 juillet 1919

à Paris, France.

à Berlin, Allemagne.

∑ décédé en 1887 à Magdeburg, Allemagne. ∑ mariage en 1870.

THERESE FRIEDLÄNDER ∑ née en 1848. ∑ décédée en 1925.

EDITH LEO ∑ 1920›1956

GERHARD LEO ∑ 1923›2009

FRIEDA WARSCHAU-REIFENSTEIN ∑ née en 1890 à Hambourg, Allemagne. ∑ décédée en 1961 à Düsseldorf, Allemagne. PERSONNES AYANT SUBI DES DISCRIMINATIONS



itinéraires et arbre généalogique préface

4 13

première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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l’histoire de mon père — 1890 à 1940

47

deuxième étape — 1940/1941 camp d’internement de Gurs

89

l’histoire de ma mère — 1919 à 1940

117

troisième étape — 1941/1942 centre d’accueil de Chansaye et Lyon

149

quatrième étape — 1944 Limoges

179

cinquième étape — 1943/1944 Narbonne, Carcassonne, les Cévennes

193

le retour — 1945

225

annexes

259



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prĂŠface



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fig. 1

L’auteur entourée de ses parents, Vienne, 1945.

J’avais quatorze ans lorsque j’appris que nous étions juifs et que pendant la guerre des Juifs avaient été « persécutés et tués – uniquement parce qu’ils étaient juifs », avait ajouté mon père d’une voix blanche lors d’une promenade en montagne. En décembre 1945, âgée de trois ans, j’étais arrivée de France en Autriche, la patrie de mon père, et j’y avais connu onze années d’une vie en apparence normale et insouciante, brutalement réduites à néant par ces quelques mots. Toutes les énigmes, les cachotteries, les non-dits, les ordres et les interdictions inexpliqués, les crises de panique de nos parents se cristallisèrent dans mon esprit d’adolescente en une vérité jusqu’alors inconcevable.

Lorsqu’ils s’installèrent, immédiatement après la guerre, dans ce pays responsable des crimes nazis et où ils avaient été indésirables, le souci primordial de mes parents était de voir leurs enfants grandir dans un environnement où toute peur serait exclue. Ils avaient eu l’audace de prendre un nouveau départ, et le pays semblait faire de même. Ils ne tardèrent pas à remarquer qu’il n’en était pas ainsi pour ce dernier, ce qui les conduisit à changer de stratégie. Ils renoncèrent à toute activité politique au sein du parti communiste, alors honni par la population et le gouvernement. Les enfants furent baptisés et envoyés à l’école publique, comme n’importe quels enfants autrichiens. Mais surtout on recouvrit d’une chape de silence les douze années de terreur nazie, tout comme le firent l’Autriche, ce pays prétendument le premier à en avoir été victime, la France, qui devait composer avec ses résistants et ses collaborateurs, l’Espagne, qui occultait totalement la guerre civile… Et on pourrait ainsi poursuivre la liste des pays d’Europe. « Nous pensions que pour vous, les enfants, cela n’aurait fait que vous perturber », me dit mon père alors que j’en étais déjà à la rédaction de mon livre. J’avais très rapidement perçu que le mur de la normalité était friable. Être différente a fait partie, dès le début, de mon quotidien. — 1

« Je sais le faire » (dialecte viennois).

Ma mère, berlinoise d’origine, m’a raconté qu’elle tentait vainement de m’empêcher d’utiliser un mélange de français et de dialecte viennois lorsque je revenais de la maternelle – « Laisse-moi, i kann’s 1 ». Mes petits camarades de jeu et la maîtresse devaient être les premiers étonnés par cette enfant qui parlait une langue étrangère.


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Les meubles sombres et massifs qui se trouvaient encore, les premières semaines, dans notre appartement viennois se révélèrent pour moi un terrain de jeu extraordinaire ; d’autant plus que j’avais l’interdiction d’y toucher, assortie de cette phrase énigmatique : « Ils appartiennent au médecin nazi qui a habité ici avant nous et ils seront bientôt enlevés. »

Étranges aussi, en première année d’école primaire, les réponses des enfants à la question concernant la profession de leur père : « mort » ou « disparu ». Plus étrange encore, le regard des enfants et de la maîtresse lorsque, interrogée sur mon lieu de naissance, je répondis : « Lyon, en France. » C’est à peu près à cette période – j’avais six ans – que j’ai dû poser des questions sur le pourquoi de ce lieu de naissance inhabituel pour la banlieue viennoise. L’explication de mon père : « Tu sais, ta mère et moi nous sommes trouvés en France par hasard à ce moment-là. »

Une de mes condisciples de lycée, une jeune aristocrate, m’avait invitée chez elle, et j’étais tellement impressionnée par la hauteur des plafonds, les meubles de style, les grandes fenêtres aux lourds rideaux cramoisis, les épais tapis d’Orient, les deux épagneuls au poil brillant et soyeux et à la démarche silencieuse, la bonne avec sa coiffe et son tablier blanc sur sa robe noire, les couverts en argent, la porcelaine fine, le service stylé, les mets de choix, que je voulus à mon tour faire de la surenchère et, au moment du dessert, lançai un triomphant : « Mon père est communiste. » Avec le mot « juif », le mot le plus secret et éblouissant que je connaissais était « communiste », et, de surcroît, il était interdit de le prononcer. Il m’avait semblé, de ce fait, propre à me permettre de faire également impression. Naturellement, je ne fus plus jamais invitée. Les accès de colère de mon père, particulièrement violents, étaient déclenchés par des petits riens. Dès que l’obscurité tombait, il fallait baisser les stores et tirer les rideaux. Une obligation stricte, que l’on respectait scrupuleusement. Personne ne devait nous voir depuis l’extérieur. L’ordre et la ponctualité faisaient aussi partie de ces obligations incontournables. Aujourd’hui j’y vois une volonté de s’opposer au chaos et le résultat du traumatisme engendré par la fuite et les persécutions. Nous, les enfants, et ma mère aussi, redoutions la fureur de mon père. À midi pile on déjeunait et à sept heures pile on dînait. Chacun des membres de la famille avait sa place attitrée à table. On servait toujours une soupe brûlante. Je ressentais physiquement l’angoisse


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de ma mère lorsque la soupe n’était pas considérée comme assez chaude. « Donne, je vais la réchauffer », finissait-elle par bredouiller, non sans s’être excusée, et déjà elle avait disparu dans la cuisine avec l’assiette de soupe. Elle-même n’en mangeait jamais, et ce n’est que bien plus tard que nous apprîmes que le manque de nourriture dans le camp était à l’origine de tout cela. Un verre renversé prenait l’ampleur d’une catastrophe. Aujourd’hui encore, j’ai l’estomac qui se noue lorsque je me souviens du hurlement de mon père – « Ne peux-tu pas faire attention ?! » – et des efforts désespérés de ma mère pour camoufler le désastre. Ou lorsque je me rappelle la panique à la moindre sonnerie. L’interdiction qui nous était faite de répondre au téléphone ou d’aller ouvrir la porte d’entrée, nous, les enfants, la ressentions – contrairement à toutes les autres – comme un immense soulagement. Dans ces moments-là, seule ma mère essuyait la colère de mon père, causée par le fait que quelque chose lui déplaisait. Médecin, il détestait se rendre auprès des malades. Mais, instinctivement, je devinais que sa colère n’était pas dirigée contre le patient, ni même contre ma mère. La gifle qu’il donna un jour à mon frère, lequel devait avoir huit ans, demeure l’un des pires incidents que ma mémoire ait conservés. Thomas avait raconté une blague en imitant le roulement du « r » et l’ouverture des voyelles propres aux gens originaires de Bohême et qui vivaient à Vienne. Certes, plus tard, mon père s’excusa auprès de son fils, mais la peur engendrée par cet acte de violence inexpliqué continua, longtemps encore, à nous habiter tous deux. Beaucoup plus tard – j’avais dix-neuf ans et j’étais « affranchie » –, je venais de dévorer le roman Exodus et je lui posai la question suivante : « Pourquoi ne vivons-nous pas en Israël, puisque nous sommes juifs ? » Et, de nouveau, cette colère folle de mon père : « Il n’y a que l’assimilation qui puisse sauver les Juifs. Je considère le sionisme et Israël comme une idée stupide ! » Je gardai pour moi mon désir d’aller travailler dans un kibboutz ou même de servir dans l’armée israélienne, et je n’y fis plus jamais allusion. À la panique, à la folie de l’ordre et aux colères de mon père, ma mère opposait son mutisme. Chaque fois qu’il criait contre elle – et cela arrivait souvent lorsque nous étions petits –, elle lui tournait le dos ; son visage, blême, se figeait. Oui, c’était comme si elle avait érigé un mur de granit autour d’elle. On ne pouvait plus l’approcher, parfois elle disparaissait dans sa chambre, fermant la porte derrière elle comme si celle-ci aussi avait été en granit, et elle ne réapparaissait que plusieurs heures plus tard. Je ne l’ai jamais entendue crier en retour. Jusqu’à aujourd’hui encore, elle refuse


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de lire des ouvrages ou de regarder des émissions télévisées sur la Shoah. Elle n’est jamais allée au cinéma. Au contraire de mon père, qui aimait les films et était heureux que je pusse l’accompagner dès que j’en eus l’âge. Lorsque le journal télévisé du soir devint pour eux un rendez-vous quotidien incontournable, elle dissimulait son visage derrière un journal ou quittait la pièce à la première manifestation de violence. Et elle soupirait, tous les jours, à toute heure, à tort ou à raison. Plus tard, je compris que, retenant continuellement sa respiration, il lui était impossible de ne pas expirer fort. Asthme. Suffocation. Étouffement. La maladie de la famille. Il n’y a que moi qui ai été épargnée. Et ma mère, abstraction faite de sa manie de retenir son souffle. Mon père en souffrit jusqu’à sa mort. « J’ai attrapé cela au camp », expliquait-il. Des crises d’asthme ont torturé mon frère et ma sœur dès leur naissance. Mon frère s’est trouvé guéri quand il est allé à l’école. Ma sœur cadette, née sept ans après la fin de la guerre, est restée toute sa vie sujette à cette maladie. Je n’oublierai jamais les nuits troublées par ses crises d’asthme lorsqu’elle avait trois ou quatre ans. Le bruit rauque qu’elle faisait lorsqu’elle cherchait son souffle, sa toux, ses mugissements entre deux quintes, et le désespoir de nos parents qui s’affairaient en tous sens. Elle ne se calmait que lorsque mon père lui faisait une injection. J’étais dans la chambre à côté et je tirais la couverture par-dessus ma tête. Au cours de l’été 1957, mon oncle Max, le frère de mon père, qui s’était retrouvé à New York au moment de l’exil, nous rendit visite. Quelle joie immense ! Je revois encore mon père et Max l’un près de l’autre sur le canapé et me souviens combien leur ressemblance et aussi leurs différences m’avaient émue. Ils avaient tant à se raconter. Nous, les enfants, étions assis à côté, tout excités, et écoutions avidement. Mon père parlait vite et beaucoup, comme à son habitude. Oncle Max opinait, souriait avec gentillesse, s’exprimait avec lenteur, cherchait le mot allemand exact. Ils parlaient de politique, nous n’y comprenions goutte. Soudain, le silence se fit. Oncle Max avait posé une question, et mon père répondit, en hésitant : « Eh bien, je me suis caché dans les bois quatre ou cinq jours. » Des mots sont tombés, que je n’avais encore jamais entendus : maquis, Wehrmacht, Kommandantur, déportation, Résistance. Puis ma mère aussi prit la parole, butant sur les mots, les joues rougies par l’émotion, les lèvres tremblantes. Elle faisait vraiment peine à voir. Elle s’interrompit, baissa la tête, fixa le sol et retint sa respiration. Un long moment s’écoula ainsi ; nous attendions qu’elle continuât, personne ne la pressait. Elle dit : « Puis la Gestapo est arrivée, et tous


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les enfants mâles durent se mettre en rang et baisser leur pantalon. Ils ont emmené les enfants circoncis. »

Les visites de membres de notre famille, qui venaient de pays comme l’Australie, les États-Unis, le Mexique, la Grande-Bretagne et Israël, se multiplièrent ces annéeslà. Le soir, la seconde guerre mondiale était toujours le sujet de discussion. Nous en apprîmes plus sur le passé de nos parents. Des épisodes rocambolesques de cette époque, des personnages souvent hauts en couleur étaient évoqués. Nous avions le sentiment de ne pas vraiment être concernés. Pendant mes études, et plus tard aussi, je commençai à me soumettre à l’injonction parentale. Il me venait de plus en plus rarement à l’esprit que nous étions juifs. Je l’oubliais presque. Je ne voulais plus non plus émigrer en Israël. À la maison, nous utilisions depuis longtemps déjà le nom de code secret « Étrusques » quand il était question de Juifs. Je me considérais comme autrichienne à cent pour cent, en rien différente des millions d’autres Autrichiens et Autrichiennes. Certes, en province, j’avais bien le sentiment d’étouffer et je supportais difficilement les regards envieux et scrutateurs, les chuchotements sous cape. Et je ne voulais rien savoir non plus du passé. À l’instar de ma mère, je ne lisais aucun livre sur le sujet, j’évitais de voir des films, de me rendre à des expositions ou à des commémorations. Quand, en ma présence, on évoquait les Juifs, les massacres de Juifs, les persécutions des Juifs, les camps de concentration, les horreurs nazies, je me sentais glacée jusqu’au fond de moi et je me réfugiais dans le mutisme. De même lorsqu’on faisait des remarques antisémites. Il n’y avait qu’à l’étranger que je me sentais bien. Dès que j’avais passé la frontière avec l’Italie, la France, l’Angleterre, peu importait laquelle, je respirais. Je me sentais chez moi bien que je fusse étrangère, je me sentais en sécurité car étrangère, et téméraire. Je mis fin à une tentative de psychanalyse au bout de trois mois, car, pratiquement à chaque séance, je restais allongée sur le sofa sans rien dire. Les mots qui toujours me revenaient à l’esprit, « Je suis juive », ne parvenaient pas à franchir mes lèvres. Pourquoi ai-je finalement écrit ce livre ? Pourquoi me suis-je heurtée à l’indicible si longtemps (j’y ai travaillé presque dix ans, mes nombreux séjours d’enquête en France compris) ? Il y eut aussi le père de mon fils né en 1980, lui-même fils de paysans de Basse-Autriche, de ces soi-disant coupables, et qui cherchait dans sa relation avec moi à atténuer son sentiment de culpabilité. Qui voulait connaître des détails sur


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l’histoire de cette famille, de ma famille. Qui posait des questions, auxquelles je me suis tout d’abord soustraite. En quoi étais-je concernée par son sentiment de culpabilité ? J’avais si bien organisé ma propre vie en fermant les yeux sur tout cela. Peu à peu, j’ai commencé à entendre ses questions, j’ai essayé de donner des réponses, et force me fut de constater que je ne savais que peu de choses, voire rien du tout. Je me souviens bien de mes hésitations lorsque, au milieu des années quatrevingt, armée d’un magnétophone, je me rendis chez mes parents afin, pour la première fois, de les interroger sur leur passé pour un livre éventuel. J’étais convaincue – car c’était ainsi que j’avais vécu toutes ces années – qu’ils allaient répondre à mes questions avec la plus grande retenue. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque tous deux, même ma mère, si taciturne, me répondirent de bonne grâce, remontant loin dans leurs souvenirs, et se mirent à raconter, raconter, raconter, sans pouvoir s’arrêter. Il s’en était passé des choses depuis mon enfance dans la sombre Vienne de l’après-guerre. Mes parents avaient quitté le parti communiste, ils avaient enterré le rêve d’une œuvre de reconstruction antifasciste. La vie retirée de mon père, dans les années cinquante, prit un nouvel éclat lorsqu’il entra dans la franc-maçonnerie et y trouva un cercle d’amis qui partageaient ses idées. Ma mère avait passé le baccalauréat et fait des études de psychologie. Ils s’accommodèrent d’une vie petitebourgeoise dans un quartier périphérique de Vienne, profitant de leurs soirées au concert ou à l’opéra et se réjouissant d’être parents – pour ce qui était des deux aînés. Que la plus jeune se relevât d’une maladie pour tomber dans une autre, réelle ou simulée, et que jusqu’à sa disparition précoce elle se montrât incapable de suivre une ligne droite était une autre histoire, une tout autre histoire. D’abord en Allemagne, puis peu de temps après en France, le mouvement contestataire des étudiants dans les années soixante commença à alléger l’atmosphère étouffante de l’après-guerre ; des fissures apparurent dans la chape paralysante du silence. Des questions posées ouvertement, des reproches formulés en public déstabilisèrent la génération des coupables, donnèrent aux victimes survivantes le courage de briser le silence. En Autriche, comme toujours clopinant à la traîne, le changement n’intervint que dans les années quatre-vingt. L’élection d’un nouveau président divisa la population. Les uns (tel le nouveau président) voulaient continuer à oublier que le national-socialisme avait existé, qu’ils avaient été eux-mêmes mêlés d’une manière ou


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d’une autre aux crimes commis, même si ce n’avait été qu’en fermant les yeux, et ils exigeaient que l’on tirât un trait sur toute cette « histoire peu ragoûtante ». Les autres, la gauche, les jeunes, voulaient être informés et réclamaient réparation pour les victimes. Des choses inouïes se produisirent : des comités de travail se mirent en place, des controverses sur le national-socialisme firent la une des quotidiens et des magazines, on réalisa des films et des documentaires, on incita les élèves à travailler sur certains projets, on apposa des plaques commémoratives sur des maisons, des écoles et des bâtiments administratifs. Je terminai mon livre, qui parut [en allemand] à l’automne 1994 et dans lequel je relatais le destin de mes parents, avec ces mots : — 2

En hébreu, « gentil » ; terme utilisé pour nommer les peuples et individus qui ne sont pas juifs.

Je ne sais toujours pas répondre à la question qui m’a taraudée toute ma vie : « Mais pourquoi es-tu née en France ? » Je tourne autour du pot. Je dis « émigration », « guerre », des mots que l’on peut prononcer. Le mot « Juif », je peux tout juste m’en approcher, mais il ne parvient pas à franchir mes lèvres. D’autres peuvent, ont le droit de me dire ou de dire de moi : « Tu es juive », « Elle est juive ». Et je ne vois rien à y redire. Dans le meilleur des cas je réponds « oui ». Est-ce si important ? Selon les lois nationales-socialistes, je suis aux trois quarts juive, et je me suis toujours représenté un camembert amputé d’un quart. Au regard de la loi juive, je ne suis pas juive, parce que la mère de ma mère n’est pas juive ; si je voulais émigrer en Israël, j’aurais probablement autant de difficultés qu’un goy 2. Lorsque je rencontre des Juifs, je ressens spontanément une attirance muette. Est-ce là une communion d’origine ? Ou n’est-ce pas plutôt le sentiment d’une histoire commune ? Je suis ce que je suis. Quelqu’un dans un entre-deux. Une contradiction. Je suis juive et je ne suis pas juive. Je suis autrichienne et je n’appartiens pas à ce pays. J’aimerais vivre en France, mais je reviens toujours en Autriche. Je voudrais émigrer, mais je vis ici et je vivrai toujours ici. Je voudrais me terrer et ne rien entendre et ne rien dire. Je voudrais continuer à poser des questions et à exiger des réponses.

Après toutes ces années, un autre livre est édité, en français. Je suis surprise par le désarroi émanant des contradictions et des questions qui venaient clore la version allemande. Le besoin de définir clairement mon identité a fait partie des motivations qui m’ont conduite à interroger l’histoire familiale. Désormais, le seul élément qui m’apparaisse concluant est qu’il ne pouvait y avoir de réponse évidente, même


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après quelque trois cents pages. La question de mon identité n’a plus d’importance pour moi. On vit très bien dans la contradiction. Être juive (ou ne pas l’être) ne me pose plus de problème, non plus que le fait d’en parler. Ce qui, probablement, est dû autant à une prise de conscience accrue au sein même de la communauté juive qu’à l’existence du débat sur le passé national-socialiste porté sans complexe aujourd’hui sur la place publique. Le problème du choix de mon lieu de vie s’est résolu de lui-même, comme dans un jugement de Salomon, pourrais-je dire. La moitié de l’année, je fais la navette entre mon appartement autrichien, à Vienne, et la vieille bâtisse que j’ai acquise en Bourgogne. La vie à la campagne ? Le jardinage ? Le bonheur, enfin trouvé grâce aux soins que j’apporte à mon petit jardin, grâce à la vue qui s’offre à moi depuis la fenêtre ouverte sur ce paysage délicatement vallonné, grâce aux relations nouées avec les paysans bourguignons. Ce bonheur ne peut s’expliquer par aucune histoire familiale, tous mes ancêtres et parents ont vécu en milieu urbain. C’est peut-être justement cette autre façon d’être, nouvelle pour moi, qui est génératrice de bonheur. Peut-être que le fait d’avoir pris racine – au sens propre du mot – en France signifie aussi une sorte de retour aux sources. Peu de temps avant sa mort, mon père aura vécu la satisfaction de se voir accorder une réparation tardive. Pour commémorer la prétendue annexion de l’Autriche par la Grande Allemagne, on lui a délivré, soixante ans plus tard, ainsi qu’à cinq autres médecins toujours en vie, son diplôme de docteur en médecine lors d’une cérémonie officielle à l’université de Vienne. À l’automne 1938, on avait en effet en toute hâte remis une attestation de fin d’études aux quelques étudiants en médecine juifs parvenus en fin de cycle et encore présents, les nouveaux maîtres n’ayant pas omis à cette occasion de mentionner, entre la date et les tampons officiels : « Le titulaire de ce document n’est pas autorisé à exercer la profession de médecin dans les limites de l’Ostmark ni sur l’ensemble du territoire du Reich allemand. » Lors d’une autre mani-

festation organisée par la faculté de médecine sur le thème « Expulsion et persécution », mon père a tenu, à titre de témoin de cette période, un discours émouvant en présence du chancelier d’Autriche, Viktor Klima, et du cardinal König, archevêque émérite de Vienne. La sérénité de la fin de son propos a peut-être contribué à atténuer mon sentiment de déchirure : « La question est de savoir si, après tant d’années, en tant que victime des événements de cette époque, on peut ou doit faire preuve d’une


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certaine compréhension pour l’autre partie… L’homme ne peut pardonner que pour ce qui lui a été personnellement infligé. Personne ne peut pardonner pour quelqu’un d’autre… Ce n’est que lorsque nous aurons compris comment un grand peuple, ancien et cultivé, en est venu à suivre un groupe de criminels enragés… que nous trouverons peut-être les moyens à mettre en place et les chemins à suivre pour empêcher les hommes d’organiser et de causer leur propre perte… »

fig. 2

Portrait de Suzanne Leo-Pollak, 2009.



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première étape 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux


BORDEAUX

SAINT-CYPRIEN


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fig. 3

En-tête de lettre de la mairie de Saint-Cyprien.

À Perpignan, je quitte l’autoroute et cherche la petite route qui doit me conduire, en passant par Elne, à la Méditerranée, à Saint-Cyprien. Le paysage est plat et marécageux. Les roseaux sont si hauts qu’on ne peut rien voir au-delà. Soudain, à gauche et à droite de la route, de grands panneaux annoncent un lieu de villégiature, vantant ses hôtels, ses courts de tennis, ses terrains de football, son camping Gala Gogo, sa maison de repos et son centre équestre. La mer est proche, je sens sur mon visage le vent chaud et salé qui entre par la fenêtre ouverte de la voiture, mais je ne peux pas encore la voir. Puis tout à coup, à ma droite, la surface gris-vert et lisse comme un miroir d’une lagune. Ce n’est qu’une fois parvenue au centre de Saint-Cyprien-Plage, et alors que les voitures et les piétons m’ont pratiquement contrainte à l’arrêt, que j’aperçois enfin la mer, presque entièrement émaillée de bateaux. Je contourne le port de plaisance, longeant les grands hôtels, passant devant des cafés, des restaurants et des boutiques qui proposent tout l’attirail nécessaire à des vacances au bord de la mer : matelas pneumatiques, planches de surf, bouées, équipements de plongée, maillots de bain. Je m’arrête sur une place semicirculaire. Derrière la balustrade s’étend la plage de sable. Je ne peux aller plus loin en voiture, à partir d’ici il n’y a plus que la promenade de la plage, le long de la mer. Pas de possibilité de stationner non plus. Il me faut faire demi-tour, puis tourner longtemps, dans la chaleur brûlante, avant de trouver une place libre sur le parking archicomble.

À mon grand étonnement, je trouve à louer sans difficulté, au syndicat d’initiative, un petit studio avec balcon à l’extrémité sud de Saint-Cyprien. Peut-être parce que l’ensemble immobilier ne se situe pas directement en bord de mer et que, du balcon, le regard lui-même doit franchir une voie de circulation très empruntée, des chantiers, des lotissements uniformes et des poteaux électriques avant de découvrir, tout au loin, la ligne que dessine la mer. J’aimerais m’asseoir sur le balcon, lézarder dans la chaleur du soleil, lire un livre. Ou prendre ma serviette et aller à la plage, chercher une place libre, courir jusqu’à l’eau, me laisser porter par les vagues, sentir le sable sur ma peau mouillée. — 1

L’auteur est la fille de Heinz Pollak et d’Ilse Leo.

Mais la lettre du maire de Saint-Cyprien est là pour me rappeler le but de ma visite 1. « Madame, j’ai lu votre lettre avec beaucoup d’attention, et je tiens à vous informer que je suis tout disposé à vous aider dans vos recherches concernant votre père. Je suis né à Saint-Cyprien et j’en suis maire depuis 1956. J’ai vécu cette triste époque et je pourrai donc certainement vous apporter des renseignements… »


première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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Il me faut trouver où se situe la mairie et à quel moment le maire reçoit. Une fois assise en face de lui, je peux à peine le voir ; le corps ramassé du vieillard disparaît presque entièrement derrière son volumineux bureau, poli comme un miroir et sur lequel figurent seuls un téléphone, un bloc et de quoi écrire. J’ai les plus grandes difficultés à le comprendre, il mâchonne probablement ses fausses dents. Oui, il aurait entendu parler du camp, lequel se serait situé à l’extrémité sud de Saint-Cyprien. Les hommes y auraient vécu sous des tentes, directement sur la plage. Je n’obtiens pas plus d’informations, bien que la conversation dure près d’une heure et que j’essaie de savoir comment le camp était administré et de quelle façon les gens étaient nourris. Le vieil homme passe le plus clair de notre entretien à soupirer sur « cette terrible époque ». • Quelques jours seulement après son arrestation à Anvers, en mai 1940 2 , Heinz fut, en même temps que ses compagnons d’infortune – exclusivement des hommes –, expédié à la gare la plus proche, où ils furent tous parqués dans des wagons de marchandises plombés. Ils mirent une journée entière pour couvrir la distance de cent cinquante kilomètres qui sépare Anvers de la ville frontalière de Tournai. Ils passèrent la nuit dans une caserne, où on ne leur donna ni à manger ni à boire. Celui qui voulait s’allonger devait se coucher à même le sol. Nombre d’entre eux restèrent assis sur les bancs, laissant tomber leur tête sur la table dans l’espoir au moins de s’assoupir. Quelques ampoules électriques bleutées diffusaient un peu de lumière ; on avait, sinon, ordonné le black-out. Des couvertures, qu’ils tiraient par-dessus leur tête pour se protéger du froid, constituaient le seul élément de confort.

— 2

Le lendemain, ils apprirent que les Allemands avaient envahi la Belgique et que ces derniers seraient en quelques heures à Tournai. Quant à eux, ils devaient être transportés en France dans des wagons à bestiaux et remis aux Français. Des soldats belges, qui attendaient sur le quai d’en face un train devant les conduire au front, brandissaient des poings menaçants en direction des internés. À chaque arrêt, et il y en eut beaucoup, ces injures se répétèrent. Ils n’en comprirent la raison qu’en descendant : sur les wagons, on avait écrit à la craie « espions », « parachutistes », « prisonniers allemands » et « cinquième colonne 3 ».

— 3

Le 10 mai 1940, la Belgique est envahie par l’armée allemande. Le matin même est organisée l’arrestation des étrangers « nationaux ennemis » ; parmi eux, une majorité de réfugiés juifs originaires des territoires du IIIe Reich. Tous les hommes de dix-sept à soixantecinq ans citoyens allemands ou apatrides d’origine allemande

Expression employée durant la guerre civile d’Espagne (1936-1939) pour désigner les partisans nationalistes qui aidaient secrètement les quatre colonnes franquistes assiégeant la capitale. En 1939-1940, cette expression fut reprise pour dénoncer l’action de petits groupes de « civils » allemands, armés, qui s’infiltraient


33 dans les files de réfugiés venant de Belgique ou du Luxembourg en France, provoquant ainsi la panique et la désorganisation.

C’est presque au pas que le long train se faufila en France ; deux autres trains, partis quelques minutes auparavant, furent survolés par des bombardiers allemands. À peine eurent-ils parcouru quelques kilomètres qu’ils durent déjà s’arrêter, parce que le train devant eux avait été touché par une bombe. Un wagon était totalement détruit, les autres étaient endommagés. Ce n’est qu’après un long travail de déblaiement qu’ils purent continuer leur route. Le train contourna Paris, s’arrêtant sans cesse. Une nuit passa, le lendemain matin arriva, midi, un soleil impitoyable brûlait le toit du wagon, une autre nuit. Dans l’après-midi du troisième jour, ils atteignirent leur destination provisoire, Le Vigan, au cœur des Cévennes, sur le versant sud du mont Aigoual, qui culmine à 1 567 mètres. Exténués, ils descendirent des wagons et parcoururent à pied le court chemin qui conduisait au camp. Prévu à l’origine pour l’hébergement de troupes, il était inachevé, les murs blanchis à la chaux encore humides, les baraques béantes, vides, des gravats sur les sols de béton. La France avait été tout aussi surprise que la Belgique par les événements, la ligne Maginot avait cédé, et sur les routes le dramatique exode des populations civiles françaises avait commencé. De tout cela cependant, les internés, épuisés, n’avaient aucune idée. Il leur fallait s’y retrouver dans leur propre chaos, en premier lieu calmer leur faim et leur soif et dormir. Alentour, ni cuisine ni eau potable. Pour le dîner il y eut du poisson salé, dont on venait de livrer des tonnes. Ils étaient si affamés qu’ils l’avalèrent sans mot dire, mais ils ne purent étancher leur soif que tard le soir à un camion-citerne. Ils durent dormir à même le sol, sur le béton. À l’épuisement physique vint s’ajouter la peur de l’avancée des Allemands.

fig. 4 — 4

Hans Mayer.

Hans Mayer, alias Jean Améry (1912-1978), écrivain et essayiste autrichien.

C’est là que l’on a commencé à nous « trier », c’est-à-dire à séparer les émigrants juifs et les marins allemands qui avaient été pris ensemble à Anvers. Seulement, comment fait-on pour savoir si quelqu’un est juif ou pas ? Beaucoup pensaient qu’on les déshabillerait pour séparer les circoncis des non-circoncis. À cette idée, mon bon ami Hans 4 s’est mis dans tous ses états, car il n’était pas circoncis. Ce sont les nazis qui, comme à tant d’autres, lui ont imposé son identité juive. Alors, comment pouvait-il donc bien s’y prendre pour leur faire croire qu’il était circoncis ? C’était moi le médecin, je n’avais qu’à trouver quelque chose. Il ne voulait surtout pas être renvoyé en Allemagne. Dieu merci, on n’en est pas arrivés là. Ils procédaient selon des listes précises. Quel soulagement pour ce cher Hans ! Je n’aurais de toute façon rien pu faire pour lui !


première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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Lorsque, au bout de quelques jours, ils furent reconduits à la gare, les wagons étaient plus bondés encore : le nouveau train était plus court, mais le nombre des internés, lui, n’avait pas varié. Et pendant qu’ils montaient, le soleil brûlait au-dessus de leur tête comme si on était déjà en août. Dès que les portes furent fermées et plombées, il y eut de vrais drames : les derniers avaient été poussés à l’intérieur dans la pénombre et étaient tombés sur ceux qui étaient assis par terre. Ce fut une mêlée de bras, de jambes et de corps qui occasionna de nouvelles chutes. Il était impossible de se tenir debout, on étouffait, criait dans le noir, s’écrasait, chacun se défendait comme il pouvait, la panique s’empara de tout le monde et on se mit à lutter sauvagement pour gagner un peu de place, un peu d’air. Quelqu’un brandit même un couteau pour défendre sa place, hurlant comme un forcené. D’autres se jetèrent les uns sur les autres. Puis quelqu’un réussit à rétablir le calme. Nous nous comptâmes, et il apparut que nous étions cinquantesix individus dans une voiture prévue pour quarante-huit. Il fut décidé que huit d’entre nous, les plus âgés et les plus faibles, pourraient rester assis tout le long du trajet, adossés à la paroi. Les autres pourraient s’asseoir à tour de rôle toutes les deux heures. Dès que le train se mit en marche, notre situation s’améliora un peu, et surtout on respira mieux.

Mais étant donné la longueur du voyage, la chaleur devint insupportable, l’air saturé devint irrespirable, sans parler du problème des déjections. Le train s’arrêtait bien de temps en temps, mais les portes demeuraient fermées. Il leur était impossible de savoir où ils se trouvaient. Les fentes étroites dans les parois de bois permettaient tout au plus de deviner les contours d’une gare. D’après le soleil, le train se dirigeait vers le sud, bien qu’il prît souvent aussi la direction de l’ouest ou de l’est. Vers minuit, il fit une courte halte à Montauban. Pour la première fois depuis leur départ, on ouvrit les portes et on leur donna du pain et de l’eau. Le lendemain, alors que la chaleur était à son comble, ils purent reconnaître la silhouette de Carcassonne, et neuf ou dix heures plus tard ils entrèrent enfin en gare d’Elne, à quelques kilomètres à l’ouest de Saint-Cyprien. • Sur la carte routière de la France, je suis le tracé de la ligne de chemin de fer. D’Anvers à la frontière, en passant par Lille et Arras, il faut compter environ trois cent quatre-vingts kilomètres pour atteindre Paris. Combien d’heures le train mit-il


35

pour contourner Paris ? Dans quel sens ? Par l’ouest ? Par l’est ? Quelle ligne de chemin de fer a-t-il suivie vers le sud ? Est-il passé par Orléans ? ou Nevers ? Le premier arrêt d’une certaine durée eut lieu au Vigan. Paris-Le Vigan, cela fait environ sept cent vingt kilomètres, estimation approximative, parce que j’ignore comment le train est parvenu au Vigan, au cœur des Cévennes. La ligne de chemin de fer passe obligatoirement par Alès, mais en venant d’où ? De Nîmes ? ou d’Aubenas ?

fig. 5

Liste de transfert SaintCyprien - Gurs, 29 octobre 1940.

En partant du Vigan, le train doit nécessairement repasser par Alès, il n’existe pas d’autre ligne. Et ensuite ? En direction de l’ouest, vers Montauban, il y a plusieurs possibilités. Suivre la côte, le long de la Méditerranée, serait le chemin le plus court. En tous les cas, cela mènerait directement à Perpignan, puis à Elne et Saint-Cyprien. Cependant, le train s’est arrêté à Montauban, au nord de Toulouse. Pourquoi ce long détour de presque quatre cents kilomètres ? Et pour finir, le trajet Montauban-Elne, en passant par Carcassonne, soit environ trois cent cinquante kilomètres. Je fais le compte. L’un dans l’autre, le train dans lequel se trouvait mon père a parcouru presque deux mille kilomètres pendant ces journées de mai de l’année 1940. Combien lui a-t-il fallu de jours pour cela ? Le trafic ferroviaire, dans le même état de confusion que le pays tout entier, que sa population et son gouvernement, fonctionnait mal. Dans ce chaos généralisé, on semblait ne pas savoir dans quelle direction expédier ces milliers d’émigrés. • Elne était le terminus. De là à Saint-Cyprien il n’y avait plus rien, aucune liaison ferroviaire, ni aucune route non plus. Des roseaux sur une terre marécageuse qu’aucun chemin ne parcourait, un désert de sable, et enfin la Méditerranée.

fig. 6

Internés espagnols sur la plage du camp de Saint-Cyprien, 1939.

Trois trains de marchandises, en tout cent cinquante wagons, s’arrêtèrent en gare d’Elne. La tête du convoi se trouvait bien au-delà de la gare et les derniers wagons se perdaient dans les champs. Un peloton de soldats descendit du train et prit position sur le quai. Plusieurs camions stationnaient près des voies. Des plaintes, des gémissements et des cris s’élevèrent des wagons plombés, s’amplifiant progressivement. De la rumeur qui montait ainsi, deux syllabes se détachaient, toujours plus nettes : « De l’eau ! » Enfin on ouvrit les portes. Des cartons, des paquets, des étuis et des valises furent jetés sur le quai. Les passagers, épuisés, descendirent les hautes


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marches avec peine. La confusion, le bruit étaient indescriptibles. On n’entendait presque pas de français, mais, en revanche, un mélange d’allemand, de tchèque, de polonais, de hongrois, de russe. Les soldats donnaient des ordres qui étaient à peine suivis. Ils hurlaient en vain : « En avant, en avant, en colonne par trois ! » Enfin, les premiers camions quittèrent la gare, pleins à craquer. Le transport jusqu’au camp dura des heures, car les camions durent faire d’innombrables allers et retours. Sur le simple chemin de sable, ils n’avançaient qu’en patinant, et au pas. Le camp d’internement, déjà reconnaissable de loin à cause des barbelés, donnait directement sur la plage et se composait de blocs séparés (les îlots), d’environ cent mètres sur soixante-dix chacun, regroupant plusieurs baraquements. Au sud on distinguait les Pyrénées, à l’ouest les eaux gris-vert de la lagune. Sur trois côtés, les îlots étaient ceints d’une double rangée de barbelés ; le quatrième côté, à l’est, était bordé par la Méditerranée, dont les prisonniers ne purent profiter qu’après l’armistice. Des baraquements de fortune avaient été construits à titre provisoire, de simples planches de bois maintenues entre elles par du papier goudronné, sans poutres ni chevrons. Le sable s’insinuait immédiatement dans les chaussures et les vêtements, mais se révélait aussi fort utile, parce qu’il n’y avait ni savon ni papier hygiénique. Toujours est-il que les nouveaux arrivés purent disposer au moins de ce « confort ». Lorsque, à l’hiver 1938-1939, à la fin de la guerre civile, les Espagnols, des hommes, des femmes, des enfants, épuisés par les combats et à demi affamés, blessés pour nombre d’entre eux, avaient déferlé sur la frontière, les autorités françaises les avaient rassemblés et encerclés de barbelés. Des centaines moururent de froid, de faim, des suites de leurs blessures, parce qu’il n’y avait ni eau potable ni la moindre installation sanitaire. On leur jetait du pain depuis les camions directement dans le sable. Et de même, pour les deux à trois mille nouveaux venus de Belgique, la vie dans le camp était à peine mieux organisée. Dans les premiers temps, ils durent dormir à même le sable ; heureux ceux qui possédaient des draps. Pour tout oreiller ils avaient le sable, tassé avec les mains. Les hommes durent d’abord s’habituer à dormir dans un espace réduit avec leurs compagnons de captivité. Ils ne cessaient de se réveiller mutuellement par leurs ronflements, leur toux, leurs murmures, leurs gémissements et les cris de leurs cauchemars. Les nuits étaient courtes. Dès que le soleil brillait, les planches de bois et le papier goudronné chauffaient tellement que les baraques se transformaient en fours. Au


37

bout d’environ une semaine, on apporta des bottes de paille, qui, certes, améliorèrent le couchage, mais introduisirent une nouvelle plaie dans le camp : les poux. Les démangeaisons prenaient dans le cou, aux aisselles, et dans la région de l’aine. En quelques heures, la démangeaison s’intensifiait pour bientôt devenir insupportable. Penchés sur leurs vêtements, les hommes passaient leur temps à chercher les poux et, plus important encore, les lentes. Mais ce désagrément, corrélatif de l’apparition des poux, n’était rien comparé au danger que représentait la propagation des microbes qu’ils véhiculaient. Les toilettes consistaient en de petites estrades construites sur des barils de pétrole, auxquelles on accédait par une échelle. Seuls ceux qui n’étaient pas sujets au vertige et dont l’odorat était peu délicat osaient grimper aussi haut. Cela expliquait le grand nombre de ceux qui restaient sur la terre ferme, et les essaims de mouches qui bientôt vinrent s’ajouter au fléau que représentaient les poux. La ration de pain que l’on distribua aux internés les premiers jours était piquée de moisissure. Certains en réservèrent la moitié pour le lendemain – Dieu seul savait quand on leur redonnerait du pain –, pour ensuite devoir constater que les précieuses provisions avaient été mangées par les rats. Même plus tard, l’approvisionnement ne s’améliora guère. L’administration française du camp faisait venir, de Perpignan toute proche, des fruits et légumes abîmés, ramassés à la pelle après leur mise au rebut à la fin du marché. Le jour de leur arrivée, les internés tentèrent d’étancher leur soif aux robinets jalonnant les nombreuses conduites d’eau qui passaient dans le sable entre les baraquements. Le lendemain, ils s’aperçurent qu’ils avaient bu de l’eau non potable. Beaucoup attrapèrent le typhus. Les puces et punaises aggravèrent le risque de contamination. Des centaines d’entre eux en moururent. La dysenterie et la malaria sévirent, conséquences des mauvaises conditions d’hygiène et du manque de nourriture. Malgré la chaleur, les internés se bandaient chaudement le ventre pour apaiser les douleurs. À part un peu d’aspirine, il n’y avait pas de médicaments. L’aide la plus efficace vint des internés eux-mêmes, comme beaucoup d’autres choses dans ces camps dominés par le chaos. Un pharmacien allemand réussit à fabriquer du charbon animal avec les déchets osseux provenant de la cuisine du camp : Je trouvais dans le camp tout ce dont j’avais besoin. La matière première, les déchets osseux, je pouvais les obtenir à la cuisine du camp. Sinon, j’avais besoin de boîtes de conserve vides, d’une paire de pinces, d’un clou, d’un poêle et d’un moulin




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40 à café. La marche à suivre pour la fabrication était la suivante. On perce deux trous avec le clou, près du bord supérieur d’une boîte de conserve vide ; on remplit la boîte de déchets osseux provenant de la cuisine. Puis on fixe le couvercle rond détaché de la boîte avec un fil de fer fort passé dans les trous – ainsi, les gaz émis par la « distillation sèche » peuvent ensuite s’échapper et brûler dans le four, mais les trous sont trop petits pour risquer la combustion du charbon obtenu.

fig. 7 (p. 34)

Carte SNCF, 1939.

Avec un autre morceau de fil de fer (en forme de crochet), on descend la boîte ainsi préparée dans le feu d’un poêle allumé avec du charbon (dans la cuisine du camp). Au bout d’une heure ou deux, les os sont complètement carbonisés. On peut savoir que la distillation sèche est terminée lorsque plus aucun gaz ne s’échappe du bord de la boîte pour ensuite brûler dans le poêle. On sort alors la boîte du poêle avec le fil de fer, et on la pose sur une tôle pour qu’elle refroidisse. Lorsque le tout est complètement froid, on ouvre la boîte. Le charbon d’os, noir comme de la poix, friable, est alors moulu en poudre fine avec le moulin à café, et la « médecine » est prête. On la mettait dans des récipients ou des sacs appropriés, et le service de santé pouvait alors en disposer.

Les internés ne tardèrent pas à créer leur propre administration, parce que l’administration française du camp était irrémédiablement débordée. Ils tentèrent de mettre de l’ordre dans ce chaos, prenant en charge la distribution de la nourriture et les soins donnés aux malades. Heinz, dont beaucoup se souvenaient encore de l’activité au sein du Comité juif d’Anvers, fut élu au Douzième Comité, comme on l’appelait, et s’occupait de l’aide médicale autant que faire se pouvait. « Quand quelque chose n’allait pas, ils s’en prenaient aussi à moi : “Vous êtes un drôle de docteur !” »

Entre-temps, il avait découvert dans le camp l’oncle Fritz 5 , le frère de sa mère. Celui-ci avait, au cours d’une odyssée semblable à la sienne, été expédié de Bruxelles à travers toute la France, et sa situation n’était en rien plus enviable, excepté que sa femme Blanka l’avait suivi, avait loué une chambre à Perpignan et lui rendait visite au camp aussi souvent que possible, apportant vêtements et nourriture. Heinz, par contre, était sans nouvelle aucune de sa femme, Suzy 6 . Désespérément, il tentait de prendre contact avec elle. Il envoyait des lettres en Angleterre, en Amérique, et à des parents en Hongrie. Le service de recherche de la Croix-Rouge ne fonctionnait pas encore correctement dans ces camps de transit établis à la hâte.

— 5

Fritz Lewinsohn, frère d’Ella Lewinsohn-Pollak. Blanka Lewinsohn est sa femme.

— 6

En 1938, Heinz avait épousé Susanne Breiner (Suzy), qui disparut lors de l’invasion de la Belgique par l’armée allemande.


41

Par certaines de ses connaissances qui venaient de Belgique, il apprit qu’au cours de ces jours décisifs qui suivirent le 10 mai 1940, les femmes des prisonniers avaient essayé de rejoindre Ostende et de se sauver en embarquant sur un bateau en partance pour l’Angleterre. Dans une lettre envoyée à son frère Max en Amérique, il écrit : Mon cher Max 7,

fig. 8 – 9

Fritz et Blanka Lewinsohn, Bruxelles, 1939.

— 7

Max Pollak est le frère cadet de Heinz. À la date de la lettre, Max a réussi à émigrer aux États-Unis.

La lettre que je t’ai écrite est partie hier, et aujourd’hui Muschi [Blanka] arrive avec l’argent que tu as envoyé – cependant, sans la lettre dont tu fais mention (peut-être se trouve-t-elle aux Bermudes). En ce qui concerne l’argent, je dois te dire ceci : on a perçu 645 francs, Muschi m’a glissé dans la main « généreusement » 300 francs, l’American Express aurait retenu 20 francs, elle a décompté 25 francs pour les frais de port aérien qu’elle avait avancés, et elle a honnêtement partagé le reste, n’est-ce pas ? Sans lettre de toi, il n’y avait rien à objecter, parce qu’il était impossible de deviner à qui tu destinais l’argent. Pour ta gouverne, je voudrais ajouter ceci : Muschi et Fritz sont eux aussi dans le besoin, aucune opportunité de gagner de l’argent ne se présentera dans un proche avenir, non plus que celle de récupérer l’argent ou les bijoux qui sont restés en Belgique – si donc il t’est possible, sans que cela te cause une quelconque gêne, de leur envoyer de l’argent à eux aussi, alors fais-le ! Toujours est-il que leur situation se différencie présentement de la mienne pour les raisons suivantes. Muschi a retiré de la vente de son face-à-main environ 1 000 francs, dont il reste encore à peu près la moitié. Avec la différence, elle a acheté pour elle et Fritz des vêtements, des chaussures, du linge, etc., et nous apporte une ou deux fois par semaine des provisions, et aussi elle paie son loyer et subvient à ses propres besoins à Perpignan. Bien sûr, elle touche en plus l’allocation mensuelle : pour elle et Fritz, environ 100 francs par semaine !… Au fait, pourrais-tu au moins m’envoyer quelques livres médicaux (anglais) ? Par exemple un almanach médical, diagnostique et pharmacologique, comme on en trouve à Vienne en livre de poche pour quelques Schillings. Ce serait vraiment une aubaine si tu pouvais faire cela. Ou bien une revue, par exemple le Reader’s Digest américain. Quant à ma femme, absolument aucun indice, malheureusement, au sujet de l’endroit où elle peut se trouver. J’en suis très malheureux. S’il n’y avait pas ici cette épidémie de typhus et de malaria et suffisamment de travail pour que dans la journée au moins on n’ait pas le temps de penser, ce serait encore pire. Ne m’en veux pas de t’avoir rapporté les


première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

42 choses avec une telle profusion de détails pour ce qui est de l’argent et de Muschi  – je ne suis pas mesquin, je pense que tu le sais –, mais tu connais Muschi ! Sois chaudement remercié pour ton envoi et écris s’il te plaît à nouveau bientôt, et souvent et avec force détails – tout ce que j’ai eu de toi depuis le 10 mai, ce sont deux télégrammes. Je t’embrasse de tout cœur. Heinz Mes sincères amitiés à ta femme !

Après la capitulation de la France le 22 juin 1940, les Allemands devinrent actifs. Ils envoyèrent des commissions sur les lieux où des Allemands étaient détenus, munies de listes précises sur lesquelles figuraient le nom de leurs propres hommes, avant tout des espions de la « cinquième colonne », mais aussi des exilés politiques. Dans un rapport de la commission présidée par le conseiller de légation Ernst Kundt 8 , relatif aux camps de la France non occupée et établi après une visite effectuée au « Camp de St Cyprien près d’Elne, 15 km au sud-ouest de Perpignan (Pyr.-Orient.) les 12 et 13.08 », il est indiqué en termes laconiques : « Nombre total des internés : 2 595 Allemands du Reich, dont 296 Aryens. » La commission arriva à l’heure et comme prévu dans une voiture d’état-major, accompagnée de plusieurs véhicules apparemment civils. Elle était composée d’environ huit hommes. Ils firent défiler devant eux, en l’espace de trois heures, à peu près mille cinq cents personnes. Aucun de nous ne fut oublié. En une longue file, nous passions devant les officiers qui, assis à une table, vérifiaient notre identité. Ils nous examinaient avec arrogance et dédain et comparaient nos déclarations avec les listes de personnes recherchées. Parmi les visiteurs se trouvaient surtout deux généraux et leurs ordonnances, tous vêtus de magnifiques uniformes. Évidemment, les mieux informés d’entre nous ne regardaient pas tant les généraux avec toutes leurs décorations que les deux individus qui se tenaient derrière eux. Leur mise et surtout leur mine les trahissaient, révélant des envoyés de la Gestapo. L’un d’eux nous assura : « Nous vous connaissons tous – y compris ceux qui se sont cachés. Nous les attraperons le moment venu, comme vous tous, du reste. » Les véritables membres de la cinquième colonne partirent avec eux, et nous, les véritables amis de la France, restâmes internés dans le camp.

— 8

Mission Kundt : la commission d’armistice allemande de Wiesbaden (Waffenstillstandskommission, WAKO) est chargée de l’application de l’armistice du 22 juin 1940 avec la France. Elle décide d’envoyer dans le courant du mois de juillet une commission d’enquête dans les camps d’internement du sud de la France, pour vérifier la situation matérielle des internés, faire libérer ceux qui souhaitaient rentrer en Allemagne, et contrôler l’application de l’article 19 de la convention d’armistice, c’est-à-dire dresser la liste de ceux dont le Reich désirait qu’ils lui soient livrés par le gouvernement de Vichy.


43

Cependant, Heinz et son ami Hans Mayer étaient fort désireux de quitter le camp au plus vite pour retourner en Belgique, même s’ils couraient là-bas le risque de tomber entre les mains des Allemands. Ils étaient tenaillés par l’inquiétude quant au sort de leur femme, et tout changement leur paraissait préférable à l’inaction dans ce camp de désolation. Lorsque la commission allemande demanda aux internés lesquels, parmi eux, voulaient retourner en Belgique, ils se firent inscrire. Fin août 1940, ils se trouvaient de nouveau dans un train qui les conduisait vers une destination inconnue.

fig. 10

Billet signé par Heinz Pollak lors du passage de la WAKO.

Nous nous sommes dit : « Où que nous parvenions, ce ne pourra pas être pire qu’ici. » Nous ne pouvions pas survivre à l’hiver, au bord de la mer, avec les vêtements dans lesquels nous avions été arrêtés, sans valise, rien. Ils ont pris tous ceux qui le voulaient, ainsi que quelques-uns qui ne le voulaient pas, et ont mis tout ce beau monde dans un train. Mais personne n’est arrivé en Belgique.

Dans le camp d’internement sur la plage de Saint-Cyprien, le nombre des internés avait entre-temps atteint les quatre mille. À un moment donné, en septembre, le camp fut presque totalement détruit par une terrible inondation. Un important glissement de terrain dans les Pyrénées avait obstrué le lit d’une rivière et causé une retenue d’eau qui se transforma en un fleuve impétueux, lequel déferla sur toute la plaine entre Perpignan et la côte. En outre, il y eut une marée d’une amplitude exceptionnelle, ce qui renforça l’effet dévastateur des eaux. Le camp fut réparé avec des moyens de fortune pour tenir quelques jours, le temps nécessaire pour trouver aux internés une place dans d’autres camps. Fin octobre, il fut définitivement désaffecté. • C’est le soir et je me promène le long de la plage. Des lambeaux de sacs en plastique, des gobelets vides, écrasés, des pailles, des papiers d’emballage de glaces froissés, des morceaux de pain, des trognons de pommes, des râpes de raisin, une sandale en plastique esseulée, les restes d’un chapeau de paille sont disséminés sur le sable retourné, foulé par des millions de pas. La plage est presque déserte. Deux femmes, vêtues des pieds à la tête, sont assises et surveillent de jeunes enfants qui courent vers la mer avec leurs petits seaux, prennent de l’eau, la déversent sur le château de sable, bâtissent, courent encore vers la mer avec leurs seaux, les remplissent et ainsi de suite, inlassablement.


première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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D’après la description du maire de Saint-Cyprien-Plage, le camp d’internement devait se trouver à peu près ici. Je m’assieds sur le sable, laisse les vagues me lécher les pieds, et regarde la mer. J’essaie de m’imaginer le camp : les baraquements, les barbelés, la vermine. Les hommes dans leurs vêtements usagés, barbus, négligés, pâles, désespérés, amaigris, malades. Où ont-ils enterré les morts ? Y a-t-il un cimetière ? Je n’ai nulle part vu de plaque commémorative, le camp a sombré dans l’oubli. Sur la place principale – des cafés, côte à côte, remplis de gens bronzés et ivres de soleil, qui ont passé la journée sur la plage et maintenant se font servir des rafraîchissements et de délicieux repas, tous les commerces sont encore ouverts, faisant étalage de leurs marchandises – je cherche également en vain une plaque commémorative. Où pourrait-elle bien avoir été posée ? Je ne peux pas comprendre qu’il n’y ait plus rien pour évoquer le souvenir du camp d’internement. • Le train dans lequel se trouvait Heinz n’allait pas en Belgique, mais se dirigeait vers l’ouest, et il s’arrêta finalement à Bordeaux. On conduisit les hommes dans une caserne, qui avait manifestement été abandonnée en toute hâte. Par bonheur, les magasins étaient bien fournis en uniformes et couvertures, ainsi que Heinz ne tarda pas à le découvrir. La guerre battait son plein, l’Allemagne avait commencé à attaquer l’Angleterre, des avions militaires survolaient Bordeaux. Il y eut des rumeurs selon lesquelles les Anglais ripostaient victorieusement et que la guerre serait bientôt finie. Mais Heinz était plus au fait que cela : Rien que des balivernes, je n’y ai jamais cru. Au contraire, j’ai su qu’une longue période d’internement en camp m’attendait. Nous ne resterions pas dans cette caserne. Où que nous allassions, armé comme je l’étais, avec mes vêtements d’été et mes chaussures en lambeaux, je n’y survivrais pas. Alors je me suis équipé pour l’hiver avec des pièces d’uniformes. Un camarade, qui avait fait la guerre d’Espagne, m’a appris comment fabriquer des chaussettes russes avec du drap d’uniforme pour remplacer les chaussures.


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Je me promène dans Bordeaux, à la recherche de la caserne dans laquelle mon père fit halte à l’automne 1940, sur le chemin d’un camp d’internement à un autre. De larges boulevards, richement aménagés, bordés de hauts immeubles bourgeois aux couleurs claires ; des jardins publics bien entretenus, avec de vieux arbres dont les branches proéminentes dispensent une ombre généreuse ; des pelouses vertes ; des massifs de fleurs éclatants de couleurs ; les Bordelaises en promenade, sur d’étroits canaux, à bord d’embarcations de bois démodées. Avant que le trafic bruyant et puant de cette grande ville ne me rende folle, je gare la voiture dans un parking souterrain. Au centre, une zone piétonne. Des boutiques de luxe, regorgeant de ravissants vêtements et de chaussures à la mode, des restaurants élégants et des terrasses de cafés, un établissement de restauration rapide McDonald’s au beau milieu de ce faste urbain. De nombreux magasins d’antiquités, les meubles ouvragés, l’argenterie étincelante, les bibelots fragiles, si précieux que le prix n’en est pas mentionné. Dans une gigantesque librairie aux multiples entrées, on s’occupe de moi sans aucune aménité. J’achète malgré tout des livres sur le mouvement local de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale. Un policier surveille un bâtiment officiel. Pour lier conversation, je m’enquiers de la situation d’une rue. Comme il me répond avec amabilité, je continue à le questionner. Saurait-il où pouvait se situer une ancienne caserne dans laquelle des réfugiés ont été hébergés en octobre 1940 ? Il est serviable, il réfléchit, va chercher sa femme, qui est de service dans la loge du gardien. Ce pourrait être la caserne Palmer, au sommet de la colline des hauts de Cenon, derrière la gare. Ils ne sauraient me dire s’il existe encore des bâtiments anciens ; actuellement, une base d’aviation militaire y serait installée. Je ne tarde pas à découvrir la caserne Palmer. Elle se situe, contre toute attente, dans un quartier agréable, est entourée de villas et de jardins. C’est par hasard que je découvre l’entrée de la base d’aviation. À travers la clôture métallique, je distingue des baraquements en pierre, bas et modernes, et des antennes de radar. Partout, des doubles ou triples rangées de barbelés.


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Je sonne. Un moment après, l’une des deux portes d’acier s’ouvre brièvement, pour se refermer tout de suite. Plusieurs secondes passent, la porte s’ouvre de nouveau lentement, je la pousse – et me retrouve à l’intérieur. « À l’intérieur », cela signifie un petit couloir dans lequel je peux tout juste faire deux pas en avant et en arrière. Derrière moi, la double porte d’acier s’est refermée immédiatement ; face à moi s’en trouve une autre, bien verrouillée. Durant la demi-heure que dureront mes investigations, je ne vais pas quitter ce couloir protégé par l’acier. À gauche, au travers de barreaux étroitement serrés, je peux jeter un coup d’œil sur le terrain de la caserne. Des militaires, dans un seyant uniforme bleu marine, se déplacent avec plus ou moins de hâte sur les pelouses bien entretenues et les chemins de gravier clair. De petits véhicules électriques filent à toute allure sur d’étroites bandes d’asphalte. Il s’en dégage une impression de sérénité, presque comme dans un village de vacances. À ma droite, la jeune sentinelle, assise dans son poste de garde aux murs d’acier, me regarde d’un air interrogateur à travers la vitre probablement blindée. Je raconte mon histoire : mes parents réfugiés pendant la guerre, je recherche leurs lieux de séjour. J’aimerais qu’il me dise si, pendant la guerre, il existait aussi une caserne ici. Il secoue la tête, il n’en sait rien, mais il va informer son officier de semaine. Il téléphone, j’attends dans ma cage. Bientôt, deux militaires à bicyclette s’approchent du poste de garde – un homme entre deux âges et une jeune femme. Ils descendent de vélo, doivent se soumettre à la même procédure d’ouverture et de fermeture de la porte d’acier ; cette fois, il s’agit de la porte intérieure, qui jusque-là n’a pas bougé. Maintenant, ils se tiennent tous deux avec moi dans l’étroit couloir entre les deux portes d’acier et tentent de répondre à mes questions. Ils se concertent, la jeune femme, l’adjudante de semaine, avec vivacité, et l’homme, originaire du sud de la France, avec bonhomie. Non, il ne leur est vraiment pas possible d’imaginer qu’une caserne ait existé ici avant, toutes les constructions sont récentes, je le vois bien. S’agissait-il d’une base de l’armée de terre ou de la marine ? s’enquièrent-ils, mais pour faire aussitôt des gestes de dénégation avec un sourire de commisération : comment, en effet, pourrais-je bien savoir cela ? Le petit soldat, dans son poste de garde blindé, fait apparaître comme par enchantement un plan de Bordeaux. L’adjudante de semaine marque à différents endroits, sur les indications de son officier de semaine, l’emplacement d’anciennes casernes : à


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la gare principale de Saint-Jean, aux abords de la Garonne, à la Maison du vin. De charmants gribouillis ici et là, parce qu’elle fait des cercles plutôt que des croix. Un de leurs supérieurs, un général ou un maréchal, ne pourrait-il me renseigner sur cette caserne ? Le lieutenant secoue la tête, il n’y a pas de maréchal chez eux, et l’adjudante de semaine de me dire, sceptique, que je peux naturellement écrire au ministère de la Défense, mais qu’avant la dixième lettre je n’obtiendrai probablement pas de réponse, et que pour ce qui serait de sa valeur… Elle laisse sa phrase en suspens. Dès que je prends congé, le même impressionnant mécanisme d’ouverture et de fermeture que pour pénétrer dans la base se met en branle. Ouverture de la première porte blindée, fermeture, ouverture de la seconde porte blindée, je fais un pas au-dehors, la porte claque derrière moi en reprenant sa place dans son chambranle métallique. En réponse aux courriers que j’ai adressés au ministère des Armées et au ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre, ce dernier m’informe que ma demande aurait été transmise à leur service d’archives à Caen. Deux jours plus tard, je reçois aussi la réponse du ministère de la Défense : Madame, Vous m’avez demandé des renseignements concernant l’internement de votre père dans une caserne de Bordeaux en juillet-août 1940. Il me faut malheureusement vous informer de ce que le département historique du ministère de la Défense ne dispose d’aucune archive relative aux camps d’internement, ces derniers ayant en effet été administrés par le ministère de l’Intérieur. Les archives de ce ministère sont consultables aux Archives nationales. Veuillez agréer…  — 9

Note de l’auteur : alors que je révise mon texte pour la dernière fois – nous sommes aujourd’hui en 2009 –, les archives que j’ai pu explorer ces dernières années ont infirmé les souvenirs de mon père. Il semble que ce soit le convoi l’amenant d’Anvers en mai 1940 qui se soit arrêté à Bordeaux avant de reprendre l’itinéraire vers Toulouse, puis vers Saint-Cyprien.

Deux mois et demi plus tard, je reçois trois autres réponses négatives de divers services d’archives du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre –  mes indications seraient trop imprécises, il n’existerait pratiquement plus de documentation –, jusqu’à ce qu’enfin atterrisse sur mon bureau une lettre en provenance de la préfecture des Pyrénées-Atlantiques, à Pau, contenant six copies d’attestations qui concernent mon père et qui émanent des camps d’internement de Saint-Cyprien et de Gurs. Cependant, aucune information sur la caserne de Bordeaux 9 .


première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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• Un certain jour d’octobre, les réfugiés durent se rassembler tôt le matin. Chacun put emporter ce qu’il avait sur lui. Heinz était maintenant mieux équipé pour résister à la saison d’hiver. Il avait confectionné, avec des couvertures, plusieurs couches de vêtements chauds, avait déchiré de longues bandes dans des pièces d’uniformes pour se constituer une réserve de chaussettes russes. On les emmena en camion à la gare la plus proche, les rares passants dans la rue s’arrêtaient pour regarder le convoi. Les internés ignoraient toujours où on allait les conduire. Ils avaient abandonné tout espoir d’atteindre la Belgique. Lorsque, le soir venu, harassés, ils descendirent des wagons à Oloron-Sainte-Marie, ils virent de la neige sur les cimes des Pyrénées. Vers le 20 octobre 1940, Heinz et 3 869 autres hommes entrèrent au camp d’internement de Gurs, le plus grand et le pire de tous.

fig. 11

Dessin de Karl Schleswig réalisé à Saint-Cyprien, 1940.


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l’histoire de mon père

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ANVERS

BRUXELLES

EUPEN

VIENNE


1890

Tu voudrais savoir si nous sommes originaires de Pologne ? Je n’en ai aucune idée. « Pollak » est bien un nom injurieux donné aux immigrés polonais. Je suppose 53 qu’à une certaine époque notre famille a vécu en Pologne. Mon père, Leopold Pollak, venait de Nachod, une bourgade de Bohême-Orientale, non loin de la frontière austrotchèque. Il a dû y avoir là-bas quelques communautés juives. Son père s’appelait Isidor Pollak, il était tailleur. J’ai vu ce grand-père au plus une ou deux fois dans ma vie : un homme petit, au regard bienveillant et plein d’humour, qui fumait des cigares de tabac de Virginie, ou la pipe, et portait un chapeau garni d’un toupet de poils de chamois. Avant d’abandonner sa famille, il fit à sa femme douze enfants, dont quatre survécurent. On nous disait toujours que grand-père Isidor était en voyage.

fig. 12

Alfred Lewinsohn.

Ma grand-mère, Julie Pollak, née Pacovsky, venait de Galicie. Sa famille s’était installée dans un village de Bohême-Orientale alors qu’elle était enfant. Son père, un authentique ashkénaze, ne parlait que le yiddish. Ils étaient les seuls Juifs du village et propriétaires de l’unique commerce, où l’on vendait de l’alimentation, des vêtements, des chaussures, de l’outillage et bien d’autres choses. Abandonnée par Isidor, Julie Pollak partit pour Graz avec ses quatre enfants : Richard, Adelheid, Leopold et Anna. De Richard, l’aîné, je sais peu de choses. Il était parti pour l’Allemagne bien avant ma naissance, et je n’ai fait sa connaissance qu’en 1938, à Cologne, sur le chemin de l’exil. Leopold, mon père, dut prendre sa place comme chef et soutien de famille dès ses quinze ans. Il l’a regretté toute sa vie, surtout d’avoir dû quitter le collège technique en troisième pour entrer en apprentissage chez Zwieback, un petit bazar. Mon père était un homme anxieux. Il tentait de dissimuler le fait qu’il ne savait pas écrire sans fautes en traçant des pattes de mouche particulièrement illisibles. Il se rendait souvent ridicule parce qu’il utilisait avec prédilection des mots étrangers dont il ne comprenait pas le sens. Il n’osait aller nulle part, dans aucune administration, pas même pour postuler. C’était ma mère qui devait le faire pour lui. Son corps lui causait toujours des soucis, principalement son estomac. Il suivait un traitement à cause de brûlures gastriques, mais on ne lui a jamais rien trouvé de sérieux.


l’histoire de mon père

À une certaine époque, ils ont déménagé de Graz à Vienne, où mon père a terminé son apprentissage comme vendeur de chaussures. Jusqu’à sa fuite en Angleterre, il a la plupart du temps travaillé dans le secteur de la chaussure.

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J’ai eu tout au long de ma vie bien des choses à reprocher à mon père, et bien souvent je le lui ai dit. Mais plus je vieillis et mieux je comprends. Mon père a dû être un bel homme. De taille moyenne, blond foncé, un visage expressif et un regard sévère. Il devait aussi avoir certaines capacités, sinon, plus tard, à Berlin, chez Leiser, une entreprise de chaussures connue à l’époque, on ne l’aurait pas immédiatement nommé directeur de la filiale. Il avait le sens de l’organisation et n’était probablement pas un patron désagréable. Il n’y avait qu’à la maison qu’il était terrible. Lorsqu’il avait des ennuis au magasin, il rentrait et jouait les terreurs, ma mère l’attendait sur le pas de la porte pour lui tendre ses pantoufles. Envers nous, les enfants, il se montrait froid et distant. Nous ne devions jamais faire de bruit. Lorsqu’il lisait le journal, il fallait un silence absolu. À table, nous ne pouvions parler que lorsque les adultes nous adressaient la parole. La nourriture, en tout cas, était immangeable, car mon père s’était mis en tête que ce que l’empereur François-Joseph mangeait était bon et que nous devions ingérer la même chose. Et parce que l’empereur aimait déguster de la viande de bœuf cuite à point, il y avait chez nous tous les jours de la viande de bœuf cuite à point. À l’exception du dimanche, où c’était soit du rôti de veau, soit de l’oie. Une fois par semaine nous faisions maigre, avec un consommé sucré à la tomate, un velouté de champignons ou d’épinards. Le pire, pour moi, c’était les pâtes avec du sucre, de la cannelle ou des noix. Dès que je fus en âge de le faire, je me suis disputé à table avec mon père, à propos de la table elle-même, à propos de Dieu et du monde, et surtout de la politique. Mon frère puîné, Max, me disait toujours : « Mais qu’as-tu besoin de discuter avec lui ? Cela ne sert à rien. » Mais nous avons continué à nous crêper le chignon, parce que mon père n’a jamais rien compris à la politique. Il n’en voyait pas les tenants et les aboutissants. Son principal centre d’intérêt concernait la famille et ce qui était bon pour les Juifs.


Ils ne fréquentaient que les membres de la Mes parents n’avaient pas d’amis. famille les plus proches, oncle Fritz, le frère de ma mère, ou Rudolf Landes, le mari d’Adelheid, la sœur aînée de mon père. Ces deux-là s’intéressaient à la politique, et nous, les enfants, aimions à les retrouver. Mais les rencontres se faisaient rares, parce que mes parents vivaient très 55 retirés. Rudolf Landes était un fou sympathique. Comment puis-je te le décrire ? Un homme aux gestes pathétiques, roulant des yeux, un D’Annunzio à l’autrichienne mâtiné de Juif. Il était bien assorti à notre famille en ce qu’il n’a jamais gagné beaucoup d’argent lui non plus. Probablement se prenait-il pour un poète ou je ne sais quoi d’équivalent. Lors de promenades sur le Kahlenberg, il nous parlait des guerres contre les Turcs et inventait pour nous des aventures. Adelheid et Rudolf Landes avaient trois filles, dont la plus jeune fut appelée Ella, comme ma mère. Ma mère s’est occupée d’elles, elle leur donnait souvent quelque chose. Mais cela, elle le faisait pour toute la famille, quel que fût celui qui était dans le besoin. J’ai plaint tante Adelheid, et ce, dès que je fus en mesure de réfléchir – une femme au visage émacié, marqué par la vie.

fig. 13

Ella Lewinsohn et Leopold Pollak, photographie de mariage, Vienne, 1910.

Tante Anna, la sœur puînée de mon père, je ne l’ai vue qu’une seule fois. En effet, elle a scandalisé la famille : d’abord, elle a épousé un riche vieillard, ce qu’on lui aurait peut-être encore pardonné. Mais ensuite, alors que j’étais âgé d’environ dix ans et que je comprenais déjà les choses à demi, on ne faisait plus que chuchoter lorsqu’il était question d’elle, ou on disait : « Pas devant les enfants ! » Elle avait en effet épousé un goy. Et non seulement c’était un goy, mais en plus c’était un simple ouvrier. Et qui, naturellement, rentrait ivre à la maison et battait sa femme. S’il en fut ainsi pour tante Anna, je n’en sais rien. Comme je l’ai dit, je ne l’ai vue qu’une fois, elle était assise au salon en train de prendre le café et de déguster des pâtisseries.

1911 Lors d’une quelconque soirée dansante, mon père a croisé la route d’Ella Lewinsohn, est tombé amoureux d’elle et l’a épousée peu de temps après. À vrai dire, il eût dû épouser Karla Deutsch, une cousine éloignée, et la famille Deutsch s’est immédiatement sentie offensée. Nos deux familles, les Pollak et les Deutsch, ne


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s’aimaient déjà pas beaucoup auparavant. C’est seulement plus de vingt ans après, lorsque je tombai éperdument amoureux de Trude, la fille aînée de Karla, que nos rapports redevinrent amicaux.

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La famille de ma mère venait de Berlin. Son père, Alfred Lewinsohn, avait grandi dans un orphelinat. Il a raconté nombre d’histoires sur sa vie à l’institution. La plus connue était celle des lentilles : il ne les aimait pas, si bien qu’un jour il les projeta sur le mur ; et lorsque sa faim devint insupportable – car on ne lui donna, naturellement, rien d’autre –, il décolla les lentilles du mur pour les manger. C’était un patriarche, replet et charmant. Ses cheveux bruns s’étaient tôt clairsemés à la naissance du front, mais les poils restaient drus sur les joues et la lèvre supérieure. Je l’ai vu encore avec un lorgnon attaché à son gilet tout comme la chaîne en or de sa montre. Un enjôleur, qui parlait beaucoup. Il faut dire aussi qu’il travaillait comme représentant d’une entreprise allemande de transport du nom de Metzger, qui livrait du vin à travers toute l’Europe, principalement en provenance des régions viticoles d’Italie, de France et d’Autriche. Il se disait fondé de pouvoir de cette entreprise et était, de ce fait, souvent en voyage. J’admirais sa prestance, celle d’un homme du monde. Naturellement, il vivait au-dessus de ses moyens, mais la famille ne lui en tenait pas rigueur outre mesure. C’était à lui que nous devions d’être allés, peu de temps après la première guerre mondiale, pour la première fois en Suisse, où nos parents nous auraient volontiers placés dans un internat afin que nous recevions une bonne éducation. Mais nous avons tout saboté, nous ne voulions en aucun cas nous éloigner de Vienne. Je devais à l’époque avoir neuf ans, et Max, sept ans. La femme d’Alfred Lewinsohn, née Anna Bornstein, était une figure imposante, une grande femme à la poitrine plantureuse, la tête haute, souvent bien chapeautée. Elle s’intéressait beaucoup aux événements sociaux et culturels. Chaque année, elle se rendait en villégiature à Bad Gastein, où elle était courtisée par de jeunes hommes distingués. Pour nous, elle était la « jolie » grand-maman, par contraste avec la mère de mon père, que nous appelions la grand-maman « grise ». Pourquoi ? Cela avait certes un rapport avec leur apparence, mais pas seulement. L’une était une dame, portait des

fig. 14

Anna Lewinsohn.


fourrures, des chapeaux et était maquillée. L’autre, nous la voyions la plupart du temps plus ou moins négligée, vêtue d’une robe de chambre sale, mais elle se lavait, bien sûr. Elle était rébarbative et rouspétait beaucoup. Elle se plaignait à mon frère, parce qu’il l’écoutait patiemment, de manquer d’argent et de ce que mon père ne lui 57 en donnait pas. Je ne peux me souvenir d’aucun présent, aucun baiser ni aucune autre chose venant d’elle. Nous n’aimions pas aller chez elle. En revanche, rendre visite à notre « jolie » grand-maman constituait toujours un véritable événement.

Alfred et Anna Lewinsohn avaient trois enfants : Ella, Fritz et Ernst. Ella, l’aînée, était une femme cultivée pour son époque. Elle avait appris la sténographie et la dactylographie, et avait travaillé toute jeune fille encore. En outre, elle écrivait des poèmes et jouait du piano. C’était avant tout à elle, ainsi qu’à notre « jolie » grand-maman, que nous devions d’avoir une approche de la vie culturelle. Malheureusement, elle n’avait aucun sens du commerce, bien qu’elle eût toujours essayé de gagner de l’argent. À cet égard, elle était bien assortie à mon père, qui n’a pas cessé de faire faillite. Lorsqu’elle fit sa connaissance, elle venait juste d’être employée comme secrétaire chez le constructeur Barber. J’ai aussi beaucoup entendu parler de lui. Là-bas, elle avait été la « petite » Ella, et ils furent très mécontents lorsqu’elle, la petite Ella, leur dit qu’elle les quittait pour épouser Leopold Pollak, un individu impossible portant moustache. Nous aimions beaucoup son frère Fritz, un gros homme, débonnaire et très intelligent. Mais lui non plus n’était pas un génie du commerce. Il a même fait plus d’un an de prison pour banqueroute frauduleuse parce qu’il s’était fait escroquer par son associé. Le mouton noir de la famille était Ernst, le plus jeune frère de ma mère. Un homme mince et chic, totalement différent de Fritz. Représentant d’une entreprise, il établit de fausses factures et encaissa les commissions jusqu’à ce que l’on découvrît qu’il n’y avait pas d’acquéreurs. Ou bien encore il vendit des marchandises qu’il n’avait pas encore payées. Il a volé sa mère, il nous a volés. Une fois, il a habité un moment chez nous, et là il a mis en gage les bijoux de ma mère et quelques cuillers en or. Et lorsqu’on l’incrimina, il jeta le récépissé de dépôt dans les toilettes, et il fallut le repêcher. Il portait sur le visage la cicatrice d’une tentative de suicide manquée : après la première guerre mondiale, il avait été limogé pour filouterie au sein de l’armée.


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Leopold Pollak et Ella Lewinsohn se marièrent en mai 1910. Je suis né le 18 juin 1911, mon frère Max est né un an et demi plus tard. Heinz et Max. Les noms de ses enfants devaient être courts, avait décidé mon père. Lorsque, huit ans plus tard, mon petit frère vint au monde, nous pouvions nous mettre tous les trois au garde-à-vous à l’appel de nos noms, que l’on n’aurait pas pu concevoir plus brefs : Heinz, Max, Kurt ! Mon père a été soldat pendant la première guerre mondiale, et je crois même qu’il reçut la médaille d’argent du Mérite. Il a dû aussi participer à la campagne de Russie. Je me souviens que lors d’une de ses permissions il m’avait rapporté du front une de ces poupées gigognes. Mais il a très peu parlé de la guerre. C’était aussi la guerre lorsque je suis entré à l’école primaire. Je me souviens de ce terrible hiver en 1917, ma première année scolaire. Notre salle de classe était soit surchauffée, soit glaciale. Dans la Köhlergasse, une rue légèrement en pente dans laquelle se trouvait l’école, les chevaux qui tiraient les voitures chargées de charbon ne cessaient de glisser sur le verglas et la neige, le cocher criait et faisait claquer son fouet, les chevaux hennissaient. Des bruits et un spectacle que je ne suis pas près d’oublier. Tant que nous avons été à l’aise financièrement, nous avons vécu à Gersthof dans un grand appartement au-dessus de la petite fabrique de chaussures de mon père. Il avait quatre pièces spacieuses, une cuisine, une salle de bains et une sorte d’office. Nous, les enfants, occupions une pièce, puis il y avait la chambre à coucher des parents, le salon et un coin repas avec un encorbellement, et le beau salon que l’on n’utilisait que lorsqu’il y avait des invités ou pour certaines fêtes, à Noël par exemple. Nous menions grand train avec serviteur, bonne et gouvernante ou précepteur ; il ne nous manquait qu’une voiture. Je pense que même pendant les périodes fastes nous vivions toujours au-dessus de nos moyens. À cause de mon père, l’atmosphère était toujours tendue. Quand nous n’étions pas sages, il entrait dans une colère noire, parce qu’il était très irascible. Dans notre petite enfance, nous avions très peur de lui. Un jour, nous nous trouvions dans notre chambre et faisions nos devoirs, Max devait avoir six ans et demi, et moi, huit ans. La bonne d’enfants langeait le petit Kurt sur une table pliante qui se trouvait entre nos bureaux.

fig. 15

Leopold et Ella Pollak avec leurs enfants : Kurt sur les genoux de son père, Max et Heinz debout.


Soudain, un grand cri, la bonne était tombée et la table avec elle, ou bien le petit Kurti était tombé de la table et la bonne l’avait suivi, je ne sais plus ce qui s’était passé exactement. En tout cas, Kurti gisait par terre et criait, la bonne criait, un vrai charivari. Mais nous, nous avions continué à faire ce que nous faisions. Bref, mon père est 59 entré en trombe, l’air hargneux : « Mais c’est incroyable, et ces deux grands dadais… ! », et il cherchait quelque chose à portée de sa main, la tapette ou un bâton ou n’importe quoi d’autre, pour nous battre. Nous nous sommes sauvés, courant autour de la table renversée, et lui nous poursuivant. C’était indescriptible. Nous fîmes ainsi deux, trois tours, mais il ne nous attrapa pas. Et nous trouvions que c’était ridicule : que lui prenait-il donc ? Personne ne nous avait chargés de surveiller le bébé.

Lorsque nous étions encore enfants, je me disputais constamment avec Max, principalement pour obtenir les faveurs de notre mère. J’étais l’aîné, et lui l’intrus. Mais c’était lui le plus gentil, celui avec lequel il y avait le moins de problèmes. Ce qu’il pensait et ressentait exactement, personne ne le savait vraiment. Plus tard, chacun de nous a suivi son propre chemin, nous avions des centres d’intérêt différents, d’autres amis, et lorsque nous étions étudiants nous ne vivions pas dans la même ville. Seules des histoires de femmes nous ont parfois opposés. fig. 16

Ella Pollak avec Max sur le banc et Heinz, Vienne.

Notre mère était chaleureuse et pleine de joie de vivre. Jeune femme, elle était, je crois, très jolie, avec des boucles brunes et des yeux rieurs, mais elle n’avait ni la beauté ni l’élégance de sa mère. Cela avait moins d’importance pour elle que les enfants, les siens naturellement, mais aussi ceux de la proche parentèle. Il lui arrivait de sortir avec des bas troués, parce qu’au lieu d’en acheter des neufs, elle avait donné en catimini quelque chose aux enfants. Elle n’a pas eu la vie facile, elle a toujours essayé de maintenir un équilibre entre nous et notre tonitruant père. Après la mort de mon petit frère en décembre 1932, elle devint de plus en plus mélancolique. Contrairement à moi, elle croyait au bon Dieu, et cela l’a sûrement aidée. J’ai essayé plusieurs fois de l’en dissuader. Je n’y suis pas parvenu, et j’ai laissé tomber, parce que j’ai compris que c’était aussi pour elle une sorte de consolation. Elle a pressenti le moment où elle retrouverait son Kurti. Je ne sais pas du tout si je n’ai jamais cru en un Dieu. Les services religieux et les cours de religion m’ont très vite paru pesants. Mais, comme tout enfant, j’étais curieux, l’église Weinhauser qui se trouvait à côté de notre appartement a éveillé mon




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intérêt. Probablement parce qu’on m’avait dit que ce n’était pas pour moi. J’y allais continuellement, j’entrais dans l’église, en faisais le tour, il y avait là un cloître avec un chemin de croix et de grands arbres. Je me plaisais moins à l’intérieur. Il y faisait frais et sombre, et cela sentait bizarrement, comme les vicaires qui laissaient flotter dans leur sillage un étrange parfum. Je n’aimais que l’Enfant Jésus et les histoires qu’il avait racontées. Le pourcentage de population juive à Gersthof, un arrondissement très bourgeois, n’était certainement pas très élevé. Cela convenait parfaitement à mes parents. Ils ne voulaient rien avoir à faire avec les Juifs orthodoxes qui portaient des papillotes, ces longues boucles sous les chapeaux à large bord, marchaient d’un pas lourd à travers les rues, vêtus été comme hiver de longs manteaux à col de fourrure, et ne parlaient pas correctement allemand. Nous étions de la même religion, cela suffisait. Nous fêtions Noël et Pâques, Pessah 1 aussi. Nous avons caché et cherché les œufs et mangé du pain azyme. Mais nous garnissions les tranches de pain avec du jambon, et ce n’était vraiment pas kascher. Nous n’allions à la synagogue dans la Schopenhauerstrasse qu’en octobre pour les fêtes importantes de Roch ha-Shana 2 et Yom Kippour 3 , et quant à moi il n’y avait que Yom Kippour qui m’intéressait, parce que vous deviez jeûner une journée entière, vous deveniez alors un héros et en récompense on vous donnait de bonnes choses à manger. À la synagogue, je m’ennuyais ferme. Assis ou debout, nous nous tenions à côté de mon père au milieu des bancs, il lisait le livre de prières et marmonnait en hébreu dans sa barbe, bien que, nous le savions, il ne le comprît pas. Devant nous, des hommes se couvraient de temps à autre les épaules avec leur châle de prière et murmuraient également quelque chose d’incompréhensible. Les femmes bavardaient aux balcons, cela aurait peut-être été plus intéressant, mais nous n’avions pas le droit d’y aller. Au cours de religion, une fois par semaine, nous apprenions les prières. Mais comme on ne nous expliquait rien, nous ne les comprenions pas et les oubliions immédiatement. Nous aurions aussi dû apprendre l’hébreu, mais nous n’avons jamais réussi à le comprendre. Ce n’est qu’au lycée que nous nous sommes sentis vraiment juifs, lorsque les autres nous criaient dessus : « Youpin, youpin, j’te f’rai bouffer ton galurin ! » Je ne me liais plus alors d’amitié qu’avec des Juifs, les barrières étaient nettes. C’était au début

fig. 17 – 18 (p. 56)

Heinz et Max

Pollak.

— 1

Pessah : signifie « passage » en hébreu ; nom donné à la Pâque juive.

— 2

Roch ha-Shana : fête du Nouvel An juif, au début de l’automne.

— 3

Yom Kippour : fête juive de pénitence célébrée dix jours après le Nouvel An juif, dite aussi Grand Pardon.


— 4

À l’origine, le svastika, ou croix gammée, est un ancien symbole hindou (le mot vient du sanskrit) représentant les forces du feu et du soleil, répandu en Asie plusieurs millénaires avant notre ère. Au début du xxe siècle, la croix gammée est utilisée par des groupes antisémites, en Russie et en Allemagne, avant d’être choisie, en 1920, comme emblème du NSDAP (parti nazi). Elle devient le drapeau officiel de l’Allemagne le 15 septembre 1935, dans une loi promulguée le même jour que les lois racistes de Nuremberg.

— 5

Quartier populaire de Vienne, en périphérie, au sud de la ville.

des années vingt, et je remarquais vraisemblablement déjà les affiches sur lesquelles des Juifs hideux vampirisaient le peuple ; peut-être lisais-je aussi déjà des journaux et étais-je informé de l’existence des « Croix gammées 4 » ou des « svastikistes », comme on les appelait, qui traçaient des croix gammées partout.

63

1925 Un économiste saura probablement mieux t’expliquer que moi pourquoi notre entreprise a fait faillite. Ces petites entreprises n’ont vraiment bien marché qu’au début des années vingt, tout de suite après la guerre. Elles n’ont pas surmonté la crise économique. Mon père n’a cependant jamais compris comment on gérait une affaire, que l’on a besoin d’un capital, qu’il faut dans le pire des cas l’emprunter, en tout cas qu’il faut un capital suffisamment important et qui doit rester dans l’entreprise sans que l’on y touche. Il n’a pas non plus cherché de nouveaux moyens qui auraient par exemple permis de produire à moindre coût. De même, il aurait dû licencier des ouvriers. Finalement, les factures restèrent impayées et il déposa son bilan. Il dut se retirer de toute l’affaire et abandonner aux créanciers l’essentiel du produit de la vente. Nos parents vendirent le bel et grand appartement de la Salierigasse, qui, pour l’époque, avait beaucoup de valeur. Ma mère emménagea avec Max et Kurti dans un petit appartement à Ottakring 5 , alors que mon père partit pour Berlin afin de préparer le déménagement. Avec l’aide de parents de ma mère, il comptait prendre là-bas un nouveau départ. Je fréquentais la classe de quatrième du lycée, que j’avais presque terminée. C’est pourquoi ma famille décida que je devais habiter chez mes grands-parents Lewinsohn, non loin de l’école, dans la Gentzstrasse, pour le restant de l’année scolaire. Malheureusement, à Berlin, mon père est immédiatement retombé entre les mains d’un escroc et a perdu tout l’argent de la vente de l’appartement de Vienne. Ainsi, plus un sou vaillant et mon père en quête d’un emploi. Que faire ? Il faut que le fils aîné, qui d’ailleurs a déjà atteint ses quatorze ans, quitte l’école pour entrer en apprentissage chez Leiser, la grosse fabrique de chaussures de Berlin, cela va de soi. Mon père n’eut probablement pas conscience de ce que sa propre histoire se répétait,


l’histoire de mon père

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et encore moins du chagrin qu’il me causerait ainsi. Mais je ne pouvais rien y faire. Il fallait que je gagne de l’argent et vienne en aide à ma famille. Le seul bienfait qui en est résulté fut que l’on me considéra pratiquement comme un adulte, que je disposais de mon propre argent et que je sortais seul le soir en ville, pendant que les enfants, mes frères et mes cousins, faisaient leurs devoirs à la maison. Le plus incroyable fut que mon père essaya de me retirer ces quelques privilèges lorsque, à seize ans, je suis retourné à l’école. Mais je ne me suis pas laissé faire longtemps. J’ai beaucoup souffert de n’avoir pas pu continuer à parfaire mon instruction. Je savais bien ne jamais vouloir devenir employé d’une fabrique de chaussures ni vouloir faire de quelconques affaires louches comme mon père ou mes oncles. Je savais que je devais acquérir autant de connaissances que possible. J’essayais de continuer mes études secondaires en suivant des cours du soir, et j’eus de la chance : mon travail attira l’attention du directeur, en particulier mes dissertations en allemand et mes traductions en anglais – en mathématiques, je réussissais moins bien. Mon jeune âge aussi a dû l’étonner, les autres élèves des cours du soir avaient tous dépassé les vingt-cinq ans. En tout cas, il fit venir ma mère. « Voyez-vous, c’est un garçon doué. Il pourrait bien retourner à l’école, il terminerait un semestre plus tard que les autres, voilà tout. »

Il n’en fallut pas plus pour que ma mère prît fait et cause pour son grand chéri. Pour tout dire, elle rentra à la maison et demanda : « Ne pourrait-on pas laisser Heini retourner à l’école ? » Comme, à ce moment, notre situation s’était améliorée – mon père était directeur de filiale chez Leiser –, je fus autorisé à retourner à l’école. J’avais perdu deux ans et j’ai passé mon baccalauréat au printemps 1931, juste avant Max. Pourquoi suis-je revenu à Vienne ? Pour faire mes études. Cela coûtait moins cher, surtout pour moi qui étais autrichien. Mais sans doute voulais-je quitter la maison. J’avais déjà vingt ans, à Berlin il m’aurait été difficile de prendre une chambre. Je voulais devenir écrivain et journaliste, parce que la politique m’intéressait presque autant que la littérature, et je pensais que pour ce faire il me fallait étudier la littérature allemande. Cependant, il n’y avait alors probablement pas d’études plus inintéressantes et ennuyeuses que la littérature allemande enseignée à Vienne ; cela n’avait rien à voir avec la littérature, tout du moins avec celle qui me tenait à cœur. À cela vinrent s’ajouter les cours antisémites de Nadler 6 , qui radotait à propos du peuple allemand et de sa destinée.

— 6

Nadler (1884-1963), professeur de littérature à l’université de Vienne, adhère au NSDAP en 1938 et professe les théories racistes et antisémites.


politique se détériorait. Il était prévisible que Je me sentais très frustré, le climat je ne pourrais pratiquement jamais travailler dans un journal. Je réfléchis donc, et constatai qu’à vrai dire c’étaient les êtres humains qui me tenaient à cœur. Eh bien, si je ne devais devenir ni politicien ni écrivain, alors je pourrais peut-être devenir 65 médecin !

J’avais passé un an à Vienne à tourner en rond. J’avais maintenant vingt et un ans et ne voulais pas imposer une charge financière supplémentaire à mes parents en changeant de voie. Je revins à Berlin et commençai des études de médecine au semestre d’hiver 1932-1933. Je ne pouvais vraiment pas prévoir que ce nouveau séjour à Berlin serait si bref.

1932-1933 Mon frère Kurt avait huit ans de moins que moi, nous avions peu de relations. Déjà à Vienne, Kurti était le grand souci de notre mère. Dès que nous fûmes à Berlin et alors que Max et moi n’étions presque plus à la maison, il devint le « petit », un substitut affectif pour notre mère, qui se sentait considérablement seule.  — 7

Erich Lewinsohn, fils de Fritz et Blanka.

Il était très proche, je crois, de son cousin Erich 7, le fils aîné d’oncle Fritz, qui avait le même âge que lui. À tout le moins, ils étaient dans la même classe et même assis l’un à côté de l’autre. C’est probablement Erich qui l’a traîné à l’opéra, Kurt était plus intéressé par le sport et les mathématiques que par la musique. Peut-être voulaitil aussi se distinguer de ses grands frères : je passais alors pour l’expert en littérature, et, quant à Max, tout le monde savait qu’il serait musicien. Kurti était souvent malade. À quatre ans, il eut une infection si forte de l’oreille moyenne qu’il fallut lui percer le tympan ! Lorsqu’à treize ans il se plaignit encore de douleurs dans l’oreille, on pensa de nouveau à une infection de l’oreille moyenne, mais cela se révéla être une méningite tuberculeuse décelée trop tardivement. L’été précédent, il avait eu une pneumonie et une pleurésie, provoquées certainement déjà par la tuberculose, ces maudits médecins n’avaient pratiqué aucun test. Je me demande aujourd’hui s’ils auraient pu le secourir s’ils avaient fait les examens nécessaires. À l’époque, il n’y avait pas encore beaucoup de médicaments contre la tuberculose.


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Il ne s’est pas remis de sa pneumonie. Il ne cessait d’avoir de fortes migraines et de violentes douleurs dans l’oreille, et beaucoup de fièvre. Puis il advint que ses réflexes n’étaient plus normaux. Il ne pouvait plus articuler correctement ni lever les bras. Il perdit la vue brutalement. La plupart du temps, il dormait. Lorsqu’on l’emmena à l’hôpital, il était déjà trop tard. On pratiqua un examen de la moelle épinière, ce qui eût dû être fait depuis longtemps, et on diagnostiqua la tuberculose. Mais il n’avait aucune chance de survivre. Il est mort en huit jours. À la fin il y avait des hauts et des bas, parfois il était lucide, puis il retombait dans le coma. Il n’avait plus ces terribles douleurs, parce qu’il avait été opéré pour diminuer la pression sur son cerveau. Mais il n’y avait aucun espoir. Ce que j’ai ressenti lorsqu’il est mort ? Comment dire, lors du décès lui-même tu n’es pas présent. Tu vois un individu encore vivant, puis quand tu reviens quelqu’un est allongé là, qui semble complètement différent. Ce dont je me souviens précisément, c’est de l’attitude de mon père ce matin du 6 décembre 1932. Il entre dans la chambre, sort un livre de prières, qu’apparemment il avait mis dans sa poche à toutes fins utiles, et il lit une prière. Il n’était absolument pas pratiquant et ne comprenait pas un mot de ce qu’il lisait. Ce jour-là, cela m’a mis dans une colère ! Aujourd’hui, je dirais qu’il était en plein désarroi. En janvier 1933, Hitler est arrivé au pouvoir. Trois ou quatre semaines plus tard, le Reichstag était en flammes, et la première grande vague d’arrestations déferla sur le pays. On ne pouvait alors pas prévoir les choses horribles qui allaient se produire. Les nazis ne gouvernaient pas encore seuls, ils se partageaient le pouvoir avec les nationalistes allemands, qui certes étaient conservateurs, mais aussi bourgeois. Les Juifs connaissaient bien à nouveau des difficultés, certaines professions, comme médecin ou avocat, leur étaient interdites, et deux jours durant il y eut un boycott des magasins juifs. Les anciens combattants de la première guerre mondiale, surtout ceux qui étaient décorés, ne furent d’abord pas concernés par les interdictions professionnelles. Mon père put, en tant qu’ancien combattant autrichien, travailler quelques années de plus dans l’entreprise Leiser, bien qu’elle eût été aryanisée 8 . Aucun danger ne menaçait donc encore mes parents ; pour moi, au contraire, les temps devenaient difficiles. Je me suis dit que je pourrais retourner en Autriche, où la situation politique semblait relativement stable. Qu’en Autriche je pourrais peut-être aussi travailler comme médecin.

— 8

L’aryanisation désigne la « suppression de la part juive dans l’économie ». À partir de 1933, des lois furent mises en place pour exclure les Juifs de l’économie allemande et les déposséder totalement de leurs biens (propriétés, entreprises). Il semble que Heinz Pollak se trompe ici de période, puisqu’en 1933 aucune aryanisation n’a encore eu lieu.


— 9

1 000 Schillings sont équivalents à 70 euros.

fig. 19

SA devant l’université de Vienne, mars 1938.

— 10

Der Zauberberg, roman de Thomas Mann paru en 1924.

En fait, je perdis là encore un an, pour diverses raisons. Il me fallut repasser quelques examens, parce que mon diplôme de baccalauréat allemand n’était pas reconnu. Il me fallait aussi gagner de l’argent. Les frais de scolarité s’élevaient, me semble-t-il, à un peu plus de 100 Schillings, que j’ai réunis en collectant auprès de la 67 communauté juive, en donnant des leçons particulières, et en économisant sur ce que mes parents m’envoyaient. Par mois, je disposais à ce moment-là d’environ 50 Marks, ce qui ferait aujourd’hui environ 1 000 Schillings 9 . Avec ça, même en vivant dans une chambre meublée, tu ne pouvais pas faire de folies. Je me souviens d’avoir passé de nombreuses journées au café. Je faisais presque tous les jours le calcul suivant : si je vais au café, cela me coûte 70 Groschen et j’ai un dîner dans un endroit chauffé ; si je ne vais pas au café, je peux m’acheter une demi-livre de pain pour 18 Groschen, avec 18 autres Groschen du lard, du beurre ou du fromage, et en plus, pour 1 Schilling, j’ai une place debout à l’opéra – si possible pour Tristan et Iseult, parce que celui-là je ne l’avais vu que quinze fois.

Les chambres que je sous-louais coûtaient entre 25 et 30, au pire 40 Schillings. Je donnais toujours congé pour la fin du semestre et je retournais à Berlin, pour faire des économies. De la sorte, j’ai vécu dans presque tous les arrondissements tout autour de l’université. D’abord, j’ai été chez tante Klara, une parente de ma grandmère, mais là c’était horrible. Elle surveillait de près la quantité de café que je prenais pour mon petit déjeuner et l’heure à laquelle je rentrais le soir. J’emménageai donc pour quelques mois dans la Hollandstrasse, dans le deuxième arrondissement, et ensuite avec un étudiant polonais aux alentours de la Mariahilferstrasse. C’est là que je suis resté le plus longtemps, parce que c’était l’endroit le plus confortable et que malgré l’époque troublée nous menions joyeuse vie. Que n’ai-je pas fait comme travail ! Une fois, j’ai passé trois jours comme danseur mondain au casino Hübner dans le Stadtpark. Une autre fois, on cherchait quelqu’un, si possible un médecin, pour accompagner un jeune homme schizophrène qui devait aller passer quelques semaines dans un petit sanatorium de Breitenstein am Semmering. Sa famille craignait de le laisser seul. Je me sentais comme dans La Montagne magique 10 , les malades tuberculeux étaient allongés sur la terrasse couverte de neige, et je tombais continuellement amoureux de l’une des jeunes filles blêmes ou d’une jolie infirmière.




l’histoire de mon père

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À l’université, il ne cessait d’y avoir des rixes avec les nazis, mais je n’étais pas concerné. En fait, je passais pour un étranger parce que je n’avais pas vécu là les dernières années et que les nazis ne me connaissaient pas. De surcroît, j’étais blond aux yeux bleus. J’allais même dans le local des nazis, les « Allemands de la Grande Allemagne 11 » comme ils se faisaient appeler, dans les sous-sols de l’université et j’y lisais leurs journaux, par exemple Der Angriff 12 , parce que je voulais savoir ce qu’ils écrivaient. Je voulais aussi devenir membre de la section universitaire de boxe, dans laquelle se trouvaient principalement des nazis, mais ça n’a pas marché – Dieu merci, dirais-je aujourd’hui.

fig. 20 (p. 64)

De gauche à droite : Erich, Blanka, Fritz et Hans Lewinsohn, Berlin, 1938.

— 11

En référence au mythe de la Grande Allemagne.

— 12

« L’Attaque », journal national-socialiste, antisémite, créé par Joseph Goebbels en 1927.

Je me suis engagé dans la Confédération des étudiants socialistes, qui se situait très à gauche. Mais mon activité politique s’est à ce moment-là bornée à la lecture des journaux et au fait que j’ai un jour conservé une liasse de documents pour un fonctionnaire communiste, parce qu’il pensait que moi, je n’étais pas menacé, mais qu’il y aurait une perquisition chez lui. En 1934, je considérais encore les événements avec beaucoup de distance. J’avais déjà, l’année précédente, compris la raison de la dissolution du Parlement, pourquoi cet idiot de Renner 13 avait déclaré qu’il refusait de continuer à assumer la présidence et pourquoi les deux autres présidents du Conseil après lui avaient de même démissionné, et comment Dollfuss, de connivence avec le président Miklas, en avait profité pour écarter totalement le Parlement 14 . Mais je n’ai pas estimé que cela avait tellement d’importance, les socialistes n’avaient déjà auparavant plus beaucoup le droit à la parole, et que Dollfuss fasse ce qu’il voulait avec le Parlement ou sans lui ne semblait pas faire une grosse différence en mars 1933. En février 1934, à Linz tout d’abord, les membres armés du Schutzbund 15 et la garde nationale se sont tiré dessus, et dans toute l’Autriche ce fut le signal de soulèvements comparables à ceux d’une guerre civile. On pouvait entendre le canon tonner depuis Heiligenstadt 16 , et il courait les bruits les plus fous. Depuis le café Schottentor 17, j’ai pu voir les soldats se masser sur le ring et installer des rouleaux de fils de fer barbelés. Tout cela ne dura cependant pas longtemps, parce que les sociaux-démocrates n’avaient absolument aucun programme et que les Schutzbündler n’avaient pas la moindre chance face à la garde nationale renforcée par la police et

— 13

Karl Renner, homme politique social-démocrate et juriste autrichien.

— 14

Le 20 mai 1932, le président autrichien Miklas appelle Dollfuss au poste de chancelier. Cette nomination surgit à un moment critique pour la jeune république autrichienne. Le 4 mars 1933, le président et les deux vice-présidents du Parlement démissionnent. Le rêve d’Engelbert Dollfuss se réalise enfin : l’Autriche devient un État autoritaire, corporatif et catholique. Il ne gouverne désormais que par décret. Ce pouvoir dictatorial lui permet de supprimer le droit de grève et de réunion, ainsi que les cours d’assises, et d’interdire la presse prolétarienne. Commence alors ce que les historiens ont par la suite appelé l’austrofascisme.


— 15

partisans de la Ligue ont été passés par les l’armée. Pour autant que je sache, neuf armes et des gens ont été emprisonnés en masse. Le parti social-démocrate fut dissous et interdit. Le parti communiste avait déjà été interdit un an auparavant.

— 16

Mon malaise n’a cessé de croître 71 dans ce pays où régnaient des comportements plus ou moins fascistes. On avait limogé la moitié des professeurs d’université ; à Wöllersdorf, au sud de Vienne, on avait installé un camp de concentration – on disait encore alors « camp de détention » – dans lequel des communistes et des sociauxdémocrates furent enfermés, des nazis aussi. En tout cas, cela me suffit et je décidai à nouveau d’émigrer.

Organisation paramilitaire socialiste active en Autriche entre la première guerre mondiale et 1934.

Arrondissement de Vienne qui, dans ce contexte, est synonyme du plus célèbre ensemble communautaire socialiste, le Karl Marx Hof.

— 17

Schottentor : célèbre ancienne porte de Vienne, ouvrant sur le ring, boulevard circulaire périphérique de la vieille ville.

C’est juste à cette époque que j’ai vécu le plus grand chagrin d’amour de ma vie. Cela a commencé ainsi : lorsque je partis à Vienne pour y faire mes études, ma mère me donna, par précaution, l’adresse de quelques membres de sa famille. Pour un étudiant sans le sou, se faire inviter à déjeuner à droite et à gauche permettait d’avoir le ventre plein. Je devais aussi contacter la famille Reis, que je ne connaissais pas du tout – mais mon père eût dû épouser Karla Deutsch, une cousine éloignée, maintenant épouse Reis. Karla Reis était une femme agréable, d’âge moyen, qui m’a tout de suite dit que je devais venir déjeuner le dimanche suivant. Au lieu de quoi je suis tombé malade, une grippe quelconque, et je suis resté couché plus d’une semaine avec la fièvre. Sur ces entrefaites, Karla Reis me rendit visite dans ma mansarde de la Hollandstrasse et me dit : « Montre-toi chaque dimanche, on ne peut pas te laisser ainsi, te voir malade comme tu es et sans personne pour s’occuper de toi. » Cela me convenait parfaitement. Il y avait en effet trois filles dans la maison et je suis tout de suite tombé amoureux de l’aînée, Trude. Elle avait dix-neuf ans, les cheveux bruns, de grands yeux, était un petit peu grassouillette, comme on dit, exactement le genre de femme qui m’a toujours été fatal. Malheureusement, je n’avais pas l’ombre d’une chance auprès de Trude. Elle n’avait pas plus tôt rompu avec un petit ami que le prochain attendait déjà à la porte, rien que des hommes qui avaient deux têtes de plus que moi. Mais j’ai passé de nombreux dimanches après-midi chez les Reis, je suis devenu le confident de Trude et je lui servais d’alibi quand elle voulait sortir le soir. Cela a duré comme cela un bon moment, au moins un ou deux ans. Je l’aimais d’un amour sans retour, mais j’ai tenu bon. Je pensais probablement qu’un jour elle finirait par m’entendre.


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Un beau jour, une de ses histoires d’amour tourna court, et – c’est curieux comme les choses se passent – je l’ai consolée, et je lui ai alors glissé au passage : « Eh bien, tu n’as qu’à me prendre comme petit ami pendant un moment. » Et elle est effectivement sortie avec moi. Nous avons été durant trois ou quatre mois très heureux ensemble (en tout cas, moi ; avec les femmes on ne sait jamais trop). J’étais follement amoureux, sourd et aveugle. Nous n’étions pas bien assortis, elle aimait danser, et moi, je m’intéressais aux relations humaines et à la littérature. J’avais déjà le sentiment qu’à vrai dire elle n’était pas la femme qu’il me fallait, mais rien ne pouvait m’être plus indifférent à ce moment-là, et je l’aurais épousée sur-le-champ si elle m’en avait laissé la moindre chance. Puis la catastrophe arriva : elle tomba enceinte, parce qu’il n’y avait ni pilule ni rien. Que faire ? J’étais peut-être en cinquième semestre, j’avais encore devant moi deux ou trois années d’études, j’étais totalement sans revenus, à l’exception des 100 Marks que mes parents m’envoyaient et de quelques gains supplémentaires. Même une fois mes études de médecine terminées, il n’était pas certain que je trouve du travail, ni que je sois pris dans un hôpital. Elle avorta donc et elle fut prise d’une forte fièvre. Ce ne fut qu’une question de temps, mais sa famille finit par comprendre ce qui se passait réellement. Je rôdais autour de la maison ; parfois, en tant que cousin et ami, je montais à l’appartement, je ne pouvais rien faire et j’étais dans tous mes états. Le frère de Karla Reis, qui était médecin, fut appelé en consultation et Trude lui dit ce qu’il en était, elle pouvait en effet, fiévreuse comme elle l’était, difficilement cacher quoi que ce fût. Il ne restait plus qu’à nommer le coupable. Je n’ai pas nié, et loin de moi l’intention de le faire. J’étais amoureux d’elle et je l’aurais épousée sur-le-champ. On tint un conseil de famille. Je ne fus pas directement interdit de séjour dans la maison, mais je devais m’abstenir de tout contact avec elle pendant un certain temps. Du point de vue de la famille, il était clair qu’on ne pouvait pas laisser ces deux-là se marier. Pour des raisons matérielles, bien sûr. Je ne leur étais pas antipathique, néanmoins il leur était impossible de nous apporter un soutien alors qu’eux-mêmes étaient totalement démunis.


Maintenant je comprends, mais je fus, alors, terriblement malheureux. Ce que Trude a pensé ou ressenti, je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vue, j’avais promis de ne pas venir, et je ne pouvais pas non plus lui téléphoner. Plusieurs fois je suis allé l’attendre devant le magasin de confection dans lequel elle travaillait. Mais elle n’en est jamais 73 sortie. Quelques mois plus tard, j’ai entendu dire qu’elle était fiancée à un juriste et qu’elle devait prochainement l’épouser. Un an après, je l’ai rencontrée sur la piste de danse d’un hôtel à Marienbad. Elle dansait avec un homme élégant qui avait deux têtes de plus que moi. J’ai tout de suite compris, je n’avais pas besoin d’en savoir plus. Les gens qui m’accompagnaient m’ont appris qu’il s’agissait d’un homme d’affaires aisé. Bien, terminé. Ainsi, l’affaire Trude était pratiquement classée. Elle a effectivement épousé cet homme-là et ils ont émigré au Mexique en 1938. J’étais si désespéré que je voulais arrêter mes études et m’engager sur un bateau. C’est pourquoi je partis pour l’Italie, où je n’ai rien fait du tout, et où j’ai erré sans un sou parce que ma famille ne m’envoyait plus rien. Ne me demande pas de quoi j’ai vécu. Un jour j’ai vendu des stylos à plume, mais d’où je les tenais, je n’en ai aucune idée. À Monte-Carlo j’avais pris contact avec un capitaine. Il devait me faire signe le 25 juillet 1934. Si je me souviens de la date avec autant de précision, c’est parce que ce jour-là les nazis ont fait une tentative de putsch en Autriche et ont assassiné Dollfuss. Dans les halls du casino, on pouvait lire les dernières nouvelles écrites à la craie sur de grands tableaux. — 18

Kurt von Schuschnigg, successeur de Dollfuss, continuera la politique dictatoriale et se rapprochera de l’Allemagne nazie.

Comme le capitaine ne s’est pas présenté et que Dollfuss, qui avait fait pendre des ouvriers, était mort, j’ai résolu de rentrer. Son successeur, Schuschnigg 18 , me faisait meilleure impression. Entre-temps mon chagrin d’amour avait guéri, je me disais qu’il y avait bien quelque part une autre femme pour moi. Mes parents m’écrivirent que je devais rentrer, qu’ils continueraient à m’envoyer les 100 Marks. Je pris peu à peu conscience qu’un étudiant en médecine à moitié diplômé n’est rien du tout, que j’aurais pu tout aussi bien passer mon temps à bayer aux corneilles. S’il existait une chance pour moi d’exercer un jour un métier, où que ce fût, il me fallait terminer mes


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études de médecine. Je me suis alors attelé à la tâche pour mener les choses à bien. Ce que j’aurais parfaitement réussi, si Adolf avait pris un peu plus son temps et n’avait envahi l’Autriche que deux mois plus tard.

74

1938 Auparavant, personne n’avait entendu parler de l’Anschluss 19 . En février, Schuschnigg est allé voir Hitler à Berchtesgaden, il en est revenu soucieux et a cru pouvoir encore sauver quelque chose. Il a nommé Seyss-Inquart, le leader des nationaux-socialistes, ministre de l’Intérieur et de la Police, une des conditions posées par Hitler. En revanche, il a annoncé, totalement à brûle-pourpoint, un référendum pour le 13 mars, posant la question : « Le rattachement à l’Allemagne, oui ou non ? » Aussitôt on a pu voir partout des gens arborer la croix potencée 20 patriotique. Une plaisanterie circulait alors : Un étranger arrive dans le pays et demande : « Combien y a-t-il encore de socialistes chez vous ? – Oh, environ quarante pour cent. – Et combien de nazis ? – Aussi quarante pour cent, et des communistes, il y en a encore environ quinze pour cent.  – Mais qui trouve-t-on, alors, au Front patriotique ? – Ah, mais, au Front patriotique, nous y sommes tous ! »

Deux jours avant le référendum, le vendredi 11 mars 1938, je me trouvais au café avec une amie aryenne et sa sœur. La radio annonça que le gouvernement Schuschnigg avait démissionné, que le nouveau chancelier s’appelait SeyssInquart. Qu’il tiendrait un discours le soir, à vingt heures, du balcon donnant sur la Ballhausplatz 21. Nous sommes partis et, en chemin, je me suis vite acheté une de ces croix gammées en fer-blanc que l’on pique au revers. Les gens n’avaient rien de plus pressé que d’échanger leur croix potencée contre une croix gammée. Ce n’étaient pas de vraies croix, mais des croix découpées à la va-vite, et elles se sont vendues en un tournemain. La Ballhausplatz était noire de monde, quelques milliers de personnes se pressaient là, jusqu’au Burgtheater et jusque sur la Heldenplatz 22 . Je me rappelle encore assez précisément comment Seyss-Inquart nous a harangués : « Allemands, Allemandes, mes chers compatriotes, je vous exhorte à conserver votre calme dans le respect de l’ordre. Tenez bon, restez unis et solidaires, pour avancer ensemble vers un avenir prospère ! »

fig. 21

Hitler s’adresse à la foule sur la Heldenplatz (place des Héros) à Vienne, le 15 mars 1938.

— 19

Le mot allemand Anschluß (ou Anschluss), signifiant « annexion », est utilisé en histoire pour désigner l’annexion politicomilitaire de l’Autriche au Reich, par l’Allemagne nazie, en 1938. Dans la nuit du 11 mars 1938, Hitler ordonna l’entrée en Autriche des troupes allemandes. Le 13 mars, l’Allemagne annonce officiellement l’annexion de la République autrichienne en faisant de celle-ci une province du Reich allemand, sous le nom d’Ostmark. Le 10 avril, un référendum truqué est organisé pour avaliser l’annexion : 99 % de la population approuve.

— 20

Emblème de l’Autriche fasciste.

— 21

Place située à l’angle de la Hofburg, l’ancienne résidence de l’empereur à Vienne.


— 22

Place des Héros.

Le lendemain, les soldats allemands sont entrés dans la ville. Ils ont été accueillis par des cris de joie. On leur a jeté des fleurs. C’était un beau spectacle que de les voir assis dans ces voitures décapotées, l’air réjoui, et souriant devant ces manifestations de fraternité sans pareilles. Seuls les Juifs comme moi les regardaient de travers.

75

Je ne voulais pas manquer l’arrivée de Hitler dans sa patrie. Je me trouvais entre l’hôtel impérial et l’opéra, écrasé par la marée humaine ; deux ou trois rangs de SA ou de SS occupaient la chaussée. J’ai vu mon bien-aimé Führer, promenant son regard bleu et faisant comme ça avec le bras. Le soleil brillait, il faisait chaud. Ce n’était pas encore la fin du monde, mais j’ai pensé : ce dingue va me suivre partout, où vais-je bien pouvoir aller ? fig. 22

Inscriptions antisémites sur la façade du café Rembrandt à Vienne.

— 23 — 24 — 25

Président de la République. Gouverneur du Reich.

Un Gauleiter était soit le chef d’une branche régionale du NSDAP, soit le chef d’une région.

Un ou deux jours plus tard, le Bundespräsident 23 a démissionné, et SeyssInquart a assuré ses fonctions par intérim. Avec l’arrivée des troupes, l’Autriche a de toute façon cessé d’exister. Elle est devenue une partie du Reich sous le nom d’Ostmark, et Seyss-Inquart est devenu Reichsstatthalter 24 . Il est vrai qu’il ne l’est pas resté longtemps. Il a eu tout loisir de prouver plus tard, comme commissaire du Reich et boucher de la Hollande, quel nazi pur et dur il était. Le Gauleiter 25 Bürckel l’a remplacé, s’est arrogé tous les pouvoirs, a transformé le Parlement en un poste de commandement de districts et a morcelé l’Ostmark en districts séparés. Les nazis autrichiens, qui croyaient pouvoir enfin avoir leur mot à dire, ont été plus ou moins évincés. Le référendum a eu lieu un mois plus tard, mais ce n’était plus alors qu’une mascarade. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des Autrichiens votèrent en faveur d’un rattachement à l’Allemagne de Hitler, lequel était réalisé depuis longtemps. Je suis convaincu de ce qu’ils auraient aussi voté en ce sens tout à fait spontanément. Ils avaient déjà souhaité le rattachement à l’Allemagne en 1918 et avaient ressenti comme une amère injustice le fait que la Société des Nations ne le leur eût pas permis. D’après eux, l’Autriche allemande n’était pas viable. Ils s’employèrent aussi à le prouver, et ils y seraient presque parvenus malgré tous les prêts octroyés par l’étranger. Même des socialistes comme Renner ont salué, sans y être contraints le moins du monde, le rattachement à l’Allemagne. Évidemment, ils ont aussi accepté l’antisémitisme, ce n’était pas quelque chose de nouveau en Autriche et ça leur convenait bien, ça leur convenait même merveilleusement bien. Il fallait repousser les Juifs, ils étaient dans toutes les professions où l’on


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gagnait bien sa vie, il n’y avait qu’à regarder autour de soi, un médecin et un juriste sur deux, dans les théâtres, dans les rédactions, il y en avait beaucoup trop partout de ces canailles, il était grand temps de purger tout cela.

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À la réflexion, on a du mal à s’imaginer la raison pour laquelle les gens ne se sont pas enfuis à temps ou ne se sont pas défendus. Tout ce qui avait été réalisé progressivement au cours des cinq dernières années en Allemagne se produisit chez nous plus rapidement et plus radicalement. Malgré tout, personne, à vrai dire, ne pouvait prévoir où tout cela conduirait. Tuer les Juifs parce qu’ils sont juifs ne résulte que d’une décision prise en 1942 à la conférence de Wannsee 26 . Dans un premier temps, il n’était question que de priver les Juifs de leur existence économique et de transformer leur vie en enfer. De mars à septembre, il y eut chaque jour quelque chose de nouveau. Les cafés que nous fréquentions ont accroché une pancarte « Juifs indésirables ». Les magasins ont accroché une pancarte « Juifs indésirables ». Le lendemain, c’était le tour des restaurants, des cinémas et des théâtres, ensuite celui des transports en commun et des cabines téléphoniques. Un moment après, ils ont découvert que les Juifs n’avaient rien à faire dans les parcs. C’était le printemps et le temps devenait plus chaud. D’abord ils ont fixé sur les bancs : « Réservé aux Aryens ». Puis il y eut un décret en vertu duquel les Juifs n’avaient plus du tout le droit d’aller dans les parcs, dans aucun parc. Il est vrai qu’on ne voyait pas nécessairement à ta tête que tu étais juif – en tout cas, très certainement pas à la mienne. Mais tu risquais, si quelqu’un te reconnaissait, d’avoir des ennuis, d’être conduit à la police. La vie devint insupportable. Tu n’avais plus qu’à rester dans ta chambre, et encore pouvais-tu t’estimer heureux de ne pas avoir été jeté dehors. À Vienne, les « parties de frottage », comme on les appelait, étaient particulièrement brutales. Des groupes de SA sortaient les Juifs de leur maison ou de leur magasin, leur mettaient dans les mains un seau et une brosse et les obligeaient, sous les huées et les injures des gens qui faisaient cercle autour d’eux, à effacer sur le macadam ou sur les murs des maisons les slogans en faveur du référendum. Ou bien ils devaient barbouiller de peinture jaune des magasins juifs. Naturellement, on matérialisa aussi la mise au ban de la société de tous les Juifs. Lorsqu’ils avaient un passeport, on y tamponnait un « J » et on ajoutait un prénom « hébreu » au leur : pour les hommes, « Israël », pour les femmes, « Sarah ». Ils furent

— 26

Le 20 janvier 1942, la conférence de Wannsee est organisée par Reinhard Heydrich, général de la division SS à Berlin, avec des responsables politiques et administratifs, l’ordre du jour étant la coordination de la « solution finale du problème juif » (termes utilisés par les nazis pour désigner la déportation et la destruction de tous les Juifs d’Europe). En réalité, des exécutions de masse avaient déjà eu lieu depuis la fin 1941 à Auschwitz. Cette conférence avait donc surtout pour objectif d’informer les participants du projet et de s’assurer leur collaboration administrative.

fig. 23

Juifs contraints de frotter les rues sous la surveillance des SA.


expulsés de leurs appartements. Les plus grands et les plus beaux furent occupés par des fonctionnaires nazis. Et les Juifs durent alors s’entasser à plusieurs familles dans de misérables petits logements. Les enfants juifs n’eurent plus le droit de fréquenter les écoles publiques, les adultes perdirent leur travail. Ils furent congédiés des admi 77 nistrations, des entreprises, des grands magasins et des petits commerces. On leur confisqua leurs propres commerces ; les médecins furent privés du droit d’exercer, les avocats, du droit de plaider. Cela se passait souvent sans violence. Un homme entrait dans un magasin et disait : « Demain vous fermez, parce que je reprends l’affaire. Je vous en donne 300 Marks. – Êtes-vous devenu fou ? – Cela ne vous convient pas, vous voulez vous retrouver en prison ? » Le propriétaire du magasin n’avait pas du tout le choix. Des milliers de commerces ont ainsi été transmis à des propriétaires « aryens ».

fig. 24

Caricatures antisémites parues dans le Stürmer.

— 27

Der Stürmer : journal national-socialiste.

— 28

Le terme désigne ici le document que les États-Unis demandaient aux candidats à l’immigration de produire, attestant de l’existence d’un parent citoyen américain qui pouvait répondre d’eux financièrement.

Ou bien encore, il était interdit de consulter un médecin juif. Alors ils postaient quelqu’un en bas dans la rue. « Où voulez-vous aller ? Vous ne savez pas que c’est un Juif ? – Non, je ne le savais vraiment pas. – Eh bien, maintenant vous le savez ! » Malgré tout, certains ont continué à consulter un médecin juif et il ne leur est rien arrivé. Mais, pour le médecin, cela faisait une différence de se retrouver soudain avec un patient par jour au lieu de vingt. Il ne pouvait tout simplement pas en vivre. À cette époque, je faisais un stage à l’institut de pathologie, et nous avions beaucoup de suicidés, qui n’avaient pu supporter la pression. Il s’agissait en particulier de jeunes gens qui étaient engagés dans un mariage « mixte » ou dans des relations « mixtes ». J’avais d’ailleurs moi aussi une petite amie « aryenne » dont j’ai fini par me séparer. C’était trop risqué, personne n’avait envie de passer cinq ans en prison pour atteinte à la pureté de la race ou d’être exhibé en photo dans le Stürmer 27, la tête rasée et une pancarte autour du cou portant : « Je suis une pute à Juifs. » Les premiers temps, beaucoup de gens ont été emprisonnés et beaucoup ont fui, quand ils avaient assez d’argent et un passeport avec un visa. Mais la plupart des pays ont eu tôt fait de fermer hermétiquement leurs frontières. Émigrer coûtait cher et supposait une attente qui pouvait durer des jours. De nouvelles conditions à l’émigration étaient constamment posées. Pour les États-Unis, par exemple, on n’obtenait un visa que si l’on pouvait justifier d’un affidavit 28 . Cela signifiait que tu avais un parent en Amérique qui se portait caution pour toi. Qui donc pouvait bien satisfaire à une telle exigence ? Malgré tout, la queue devant l’ambassade américaine s’étirait sur des kilomètres. Et si l’on avait pu obtenir un visa, c’était alors un décret qui paraissait,




l’histoire de mon père

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exigeant que l’on produisît un avis d’imposition. Et de nouveau la file d’attente, pendant des jours. Il n’est pas étonnant que certains candidats à l’émigration, en désespoir de cause, aient tenté de sortir du pays de manière rocambolesque et souvent illégale. Mais là encore il fallait payer.

fig. 25 (p. 74)

Page intérieure du passeport de Heinz Pollak.

Je venais juste de terminer mon second oral et j’allais entreprendre la troisième et dernière partie de mes études de médecine. Il me fallait encore passer des examens en chirurgie, dermatologie, psychiatrie, médecine légale et ophtalmologie. Dès mars parut le décret interdisant aux Juifs l’accès à l’université. Après quoi je suis resté un certain temps à Berlin et j’ai travaillé chez oncle Fritz dans son cabinet comptable. Je devais tuer le temps d’une façon ou d’une autre. Je savais déjà qu’il me faudrait émigrer dès que possible. Mais je n’avais toujours pas terminé mes études et je ne pouvais rien faire. Peut-être espérais-je un miracle. Et qu’un tel miracle pût se produire, je ne l’aurais, de ma vie, jamais imaginé. En août je retournai à Vienne et je me rendis pratiquement tous les jours à l’université pour voir si par hasard quelque modification ne serait pas intervenue en ma faveur. Puis, le 3 septembre, une affiche apparut soudainement à l’institut d’anatomie, sur laquelle il était stipulé que tous les étudiants en médecine juifs devant passer leur second ou troisième oral pouvaient s’y présenter jusqu’au 15 octobre. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle nous fûmes autorisés à terminer nos études. Peut-être quelqu’un a-t-il pensé : « Ils sont si peu, douze ou treize étudiants, en validant leur diplôme on ne se compromet pas. » Il y avait encore des gens qui voulaient faire bonne impression à l’extérieur. Nous avons certes tous travaillé comme des fous, mais il est absolument impossible en un temps si court, quatre ou cinq semaines, de connaître toutes les matières. Les professeurs ont été vraiment corrects avec nous, et je crois que nous avons tous réussi. Je me souviens d’une étudiante qui avait commencé à pleurer parce qu’elle n’avait aucune idée de la raison pour laquelle l’enfant ne respire pas dans le ventre de sa mère, la plus simple question qui soit. Et elle a quand même été reçue. Mais le plus curieux vient encore : lorsque nous eûmes passé tous nos oraux, nous étions donc devenus docteurs en médecine et il aurait dû en fait y avoir une fête de promotion. Mais, en octobre 1938, ils ne pouvaient pas aller jusque-là. Et voici

fig. 26

Visa pour Shanghai.


tous dans le décanat de médecine, parce qu’il ce qui s’est passé : nous nous trouvions nous avait été dit que notre diplôme nous y serait remis. Soudain le doyen Perkopf apparut, en civil, sans ses attributs, un nazi de la première heure, et il nous tint ce discours :

81 Chers jeunes collègues, vous avez tous maintenant obtenu votre doctorat, je vais vous faire remettre vos diplômes. Vous savez que vous n’avez pas le droit d’exercer ici votre profession. Vous allez donc sûrement partir à l’étranger, et je vous souhaite de mener une brillante carrière. Montrez là-bas ce que vous avez appris à l’université de Vienne, soyez fidèles à l’Alma Mater Viennensis !

fig. 27

Pages du livret des passagers du Queen Mary pour la traversée du 14 septembre 1938.

fig. 28

Max Pollak.

Au milieu de toute cette agitation, j’avais en même temps essayé d’organiser mon émigration. Comme je l’ai dit, ce n’était pas facile, de nombreux États avaient fermé leurs portes, à commencer par la Suisse, et quant aux Américains ils avaient inventé ces histoires d’affidavits. J’ai envisagé un moment de partir pour la Rhodésie avec un ami. Puis j’ai tenté d’obtenir un visa pour Shanghai. Mais comment se rend-on en Chine ? Par le train ou en bateau ? En outre, je voulais me marier. Je voulais avoir une femme européenne. Je ne voulais pas me retrouver en Chine et avoir à me chercher quelqu’un. Et c’est là, à un moment donné au cours de l’été 1938, chez les Rosinger, des parents de ma jolie grand-maman, qu’apparut leur nièce de dix-sept ans qui venait de Papa, petite ville de Hongrie. Une fille très charmante, qui ne parlait que le hongrois et s’appelait Susanne. Nous sommes allés danser ensemble et nous avons sympathisé. Elle m’a fait comprendre très vite qu’elle en avait par-dessus la tête de la Hongrie. Elle craignait, à juste titre, que ne soient instaurées en Hongrie les mêmes conditions de vie qu’ici, et sous Horty elles étaient déjà suffisamment mauvaises. Il nous vint l’idée que je pourrais épouser Suzy ; de la sorte, elle pourrait partir elle aussi. Je n’étais pas épris d’elle – peut-être l’était-elle de moi, je ne peux pas l’affirmer –, mais en tout cas elle me plaisait bien. Et j’avais déjà vingt-sept ans, dix ans de plus qu’elle. Le fait est que, avant de nous marier, nous avons couché ensemble. J’avais déjà fait l’expérience, il m’importait de m’entendre physiquement aussi avec elle. Suzy était encore vierge, évidemment, une jeune fille juive de dix-sept ans qui venait de Papa, en Hongrie ! Naturellement, les Rosinger furent heureux à l’annonce de notre mariage. Ils y voyaient une chance de survie pour Suzy. Ils m’ont donné comme dot un peu de linge


l’histoire de mon père

et des bijoux. J’étais certes un pauvre diable, et à ce moment-là je ne pouvais plus rien attendre de ma famille, parce que mes parents eux-mêmes étaient en fuite quelque part entre Berlin, Prague et Londres, et Max était déjà en route pour l’Amérique.

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Il avait étudié la musique à Prague et aurait vraiment voulu devenir chef d’orchestre, mais Hitler l’en a empêché. Jusqu’en 1938, tout se passa parfaitement bien pour lui à Prague. Il put subvenir lui-même à ses besoins en donnant des leçons de piano tout en poursuivant ses études, et, de la sorte, il s’était fait des relations parmi les gens nantis, ce qui lui fut utile plus tard au moment d’émigrer. Il a préparé son émigration tout de suite après l’entrée de Hitler en Autriche. Il a agi beaucoup plus intelligemment et plus habilement que moi et, de plus, il a sauvé nos parents. Grâce à des personnes influentes qu’il connaissait aux États-Unis, il avait déjà en mai 1938 obtenu un visa et un affidavit. Le 9 septembre 1938, il s’est envolé de Prague pour Rotterdam, de là pour Londres, et le 14 septembre il s’est embarqué pour New York à bord du Queen Mary 29 . Mon père avait entre-temps perdu sa place chez Leiser, ce devait être en 1936, et il avait essayé de monter une nouvelle affaire à Vienne. Cette fois il s’agissait d’un brevet d’invention du nom de Velcro, une sorte de bande collante en velours que l’on appliquait sur un cintre pour que les costumes ne glissent pas. Une idée de génie ! Mes parents étaient toujours à court d’argent, bien que ma mère fît les choses les plus incroyables. Pendant un temps elle a tenu un magasin de confiseries, puis elle a vendu de la lingerie, soit les gens venaient à l’appartement, soit elle faisait du porte-à-porte avec ses paquets de linge, mon Dieu, c’était terrible ! Au bout d’un an environ, ils sont repartis pour Berlin parce qu’oncle Fritz y avait un cabinet comptable qui marchait bien, et qu’il pouvait les aider. Mais en Allemagne la vie devint pour eux de plus en plus difficile, et pas seulement sur le plan économique. En définitive, Max réussit à les faire venir à Prague juste avant son départ. Malheureusement, ils n’y furent pas non plus en sécurité, jusqu’à ce que Max procurât à ma mère une place comme cuisinière en Angleterre et, par là même, le permis d’entrée. À cette époque, il n’était plus possible de trouver un emploi en Angleterre que comme domestique. Le 13 mars 1939, deux jours avant que les Allemands n’entrent dans la capitale, elle est partie, laissant mon père à Prague, parce qu’il ne pouvait pas obtenir de permis d’entrée. Cela lui a probablement coûté, mais ils se disaient

fig. 29

Radiogramme annonçant le décès d’Ella Pollak à son fils Max.

— 29

Max a voyagé en cabine de 3e classe, il avait 280 dollars sur lui à son arrivée à New York et a donné aux autorités l’adresse d’un ami sur Central Park West. En avril 1944, il demandera la citoyenneté américaine.


que, d’Angleterre, elle pourrait peut-être plus facilement lui trouver une possibilité d’émigrer. À ce moment, ils savaient déjà que ma mère était atteinte d’un cancer des glandes lymphatiques et que les médecins ne lui avaient plus donné que deux ans à vivre.

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En Angleterre, elle a effectivement réussi à obtenir un visa pour mon père. Cependant, il fut envoyé au consulat britannique à Berlin et il lui fallait aller là-bas pour le retirer. Mais mon père se trouvait alors à Prague et il était pratiquement impossible de se rendre à Berlin par le train. Il décida donc de passer la frontière à pied, et il fut rapidement arrêté par les Allemands – la police des frontières, heureusement. Ils l’ont condamné à trois mois d’emprisonnement pour franchissement illégal de la frontière et parce qu’il avait sur lui 6 Reichsmarks de plus que ce qui était autorisé. Il a eu beaucoup de chance, car il est allé dans une prison de droit commun et non pas en camp de concentration. Lorsqu’il fut libéré, des policiers allemands le reconduisirent à la gare en lui enjoignant de retourner à Prague. Comme ils ne l’ont pas euxmêmes mis dans le train, il a rassemblé tout son courage, il est allé sur l’autre quai, s’est acheté un billet pour Berlin et est parti. Il a sûrement dû beaucoup prendre sur lui pour faire des choses pareilles, mais il y est parvenu.

fig. 30

Ella et Leopold Pollak dans une rue de Prague.

— 30

Le 5 août 1946, Leopold Pollak débarque dans le port de New York. Sa nouvelle compagne, Erna, est âgée de vingt-huit ans. Il est probable que Max et Heinz aient difficilement accepté la fin de deuil rapide de leur père.

À Berlin, il est allé chercher son visa et il est parti directement pour rejoindre ma mère en Angleterre, où ils ont travaillé ensemble comme cuisinière et majordome. Je pouvais très bien imaginer mon père en majordome, il avait un port aristocratique et faisait sûrement grande impression lorsqu’il apportait ou annonçait quelque chose. Je pense qu’ils ont vraiment passé un moment agréable là-bas, malgré la guerre éclair, les bombardements et les évacuations. En tout cas, jusqu’à ce que ma mère mourût, six mois avant la fin de la guerre, le 17 décembre 1944. Naturellement, mon père a souffert de son décès, pour autant qu’il ait été capable d’émotion. Mais il lui a surtout reproché de l’avoir laissé tomber. Lorsque, après la guerre, Max l’a fait venir en Amérique 30 auprès de lui, il a, paraît-il, dit : « Je ne lui pardonne pas de m’avoir laissé tout seul et de n’avoir pas plus pris soin d’elle. » De même, son récit de la dernière visite qu’il lui rendit à l’hôpital est édifiant. Elle était couchée là, avec un tout petit visage, c’était très triste de la voir ainsi, et elle lui aurait demandé : « Comment va ton estomac ? » Elle se trouvait sur son lit de mort et se préoccupait de sa santé à lui !


l’histoire de mon père

Elle m’a écrit une lettre d’adieu, mais je ne l’ai reçue qu’après la guerre :

Mon bien cher petit Heinz ! 84

J’ai le cœur lourd à la pensée que tu vas recevoir cette lettre et que je vais venir encore ajouter un poids à tous tes chagrins. Mais ce n’est pas de mon fait. Dieu m’appelle et je dois obéir ! Mon cher enfant. Je m’adresse à toi pour la dernière fois, et tout mon amour et tous les vœux que je formule pour toi, il me faut les exprimer dans ces quelques lignes ! Garde force et courage ! Le soleil brillera encore aussi pour toi et la vie redeviendra belle quand cette période si difficile sera terminée. J’espère que vous pourrez être de nouveau réunis, toi, ta femme, papa et ton frère, et mon esprit sera près de vous, et chaque fois que tu m’appelleras, tu sentiras ma présence ! Je te bénis, mon cher enfant : que Dieu te garde et te protège, où que tu sois, et te donne force et persévérance, et bonheur et santé, après toutes ces dures années. Restez tous unis, aidez votre cher papa autant que vous le pourrez et gardez-moi dans vos pensées avec tout votre amour. Ta petite maman P.-S. : comme je ne peux pas écrire correctement très longtemps, transmets mes derniers souvenirs à Fritz et à Muscherl 31, et dis-leur que je compte sur eux pour qu’ils t’aident à surmonter cette épreuve. Que Dieu vous protège tous – je vais maintenant pouvoir intervenir en votre faveur auprès de lui. Adieu !

Je me suis marié début décembre 1938. Entre-temps, j’avais été plusieurs fois à Berlin, et, avec oncle Fritz, j’avais définitivement mis les choses en route pour notre émigration. En fait, « émigration » est un bien grand mot, ce fut plutôt une fuite précipitée et onéreuse qu’il nous a été donné de réussir littéralement à la dernière minute. À huit, Suzy et moi, oncle Fritz avec sa femme, sa belle-mère et ses deux fils, et oncle Ernst, nous voulions passer la frontière avec la Belgique près d’Aix-la-Chapelle, cachés dans un camion. À la frontière dite « verte » entre Cologne, Aix-la-Chapelle et Eupen-Malmédy en Belgique, une filière de passeurs s’était organisée dès 1933. En premier lieu des paysans qui faisaient passer en fraude à des réfugiés juifs la frontière avec la Belgique et qui, pour ce « service », demandaient 1 000 Marks par personne et vingt pour cent

— 31

À cette période, Fritz et Blanka avaient été déportés et assassinés à Auschwitz.


de la valeur des objets que les Juifs pouvaient emporter avec eux. Il fallait payer quelques jours avant le passage proprement dit. Les objets de valeur étaient la plupart du temps transportés de l’autre côté de la frontière par les femmes, qui les cachaient dans des voitures d’enfant. Il n’y avait pas grand risque, ni pour les passeurs ni pour 85 les bébés dans leur landau. Les gardes-frontière les laissaient aller sans les inquiéter, probablement étaient-ils payés eux aussi.

Le jour décisif devait être le 24 décembre 1938. Nous avions spécialement choisi ce jour parce que nous espérions que les douaniers feraient la fête et relâcheraient la surveillance de la frontière. La rencontre avec le passeur était fixée à dix-sept heures trente dans un café d’Aix-la-Chapelle. Répartis en petits groupes, nous devions faire comme si nous ne nous connaissions pas. Quelqu’un entrerait dans le café et demanderait monsieur Vogel, sur quoi le premier groupe devrait quitter les lieux, suivi par les autres toutes les cinq minutes.

fig. 31

Plan du no man’s land à la frontière germano-belge.

Une demi-heure s’écoula, une heure entière. Personne ne venait. Oncle Fritz commença à s’inquiéter, j’avais déjà commandé quatre cafés. Nous ne pouvions pas rester éternellement dans ce bar sans finir par attirer l’attention. Enfin, à dix-huit heures trente, un homme de grande taille entra et demanda à voix haute monsieur Vogel. Nous payâmes, quittâmes le café et montâmes dans une grande voiture noire. Le conducteur déclara qu’il était arrivé intentionnellement en retard pour laisser aux gardes-frontière le temps de s’enivrer. Peu après dix-neuf heures, nous avons atteint la frontière allemande. On nous conduisit tous dans une pièce. Nos passeports avec le « J » et le nom rajouté de « Israël » ou « Sarah » nous désignaient sans équivoque comme juifs. Il y avait bien quelques bouteilles sur la table, mais les fonctionnaires ne semblaient pas très grisés et ils se mirent à nous poser des questions avec la minutie propre aux Allemands. L’inquisition dura presque une heure. Puis ils nous dirent que nous quittions maintenant l’Allemagne légalement et entrerions en Belgique illégalement. Qu’à partir de ce moment, nous serions pour le Reich allemand des Juifs apatrides et sans défense si les Belges devaient nous renvoyer. Nous avons passé une barrière de bois et nous nous sommes retrouvés dans le no man’s land. Il faisait sombre et froid, le sol était couvert de neige. Nous avons


l’histoire de mon père

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avancé en trébuchant sur environ trois cents mètres, puis nous avons entendu un coup de sifflet. Trois hommes portant une lampe nous firent signe de les suivre. Environ un kilomètre et demi plus loin, nous sommes arrivés dans une grande ferme. Nous fûmes aimablement reçus par une grosse femme, et un repas nous fut servi, tel que nous n’en avions plus pris depuis longtemps : de la soupe chaude, de la viande avec des pommes de terre et des légumes, et enfin un gâteau fait maison. Le lendemain, on nous a dit qu’il nous fallait encore passer une nuit à la ferme, le départ projeté ayant été différé. Le 26 décembre, c’était parti. À onze heures, deux camions arrivèrent, dans lesquels une cachette pour quatre personnes debout, serrées les unes contre les autres, avait été aménagée entre la cabine et l’espace de chargement. Un petit trou avait été percé dans le toit pour laisser passer l’air. Nous sommes montés dans les camions et nous sommes partis. C’était très inconfortable, chaque fois que le camion passait sur une bosse nous nous cognions la tête contre le toit. Le voyage parut durer une éternité, mais nous avons atteint la frontière belge en vingt minutes. Je me souviens d’avoir entendu les voix des douaniers toutes proches, mais je n’ai rien compris. Une seule pensée m’assaillait : surtout ne pas tousser ni éternuer. Puis soudain tout fut fini, et nous sommes repartis. Les Belges aussi avaient fermé hermétiquement leurs frontières, mais au moins ils ne vous renvoyaient pas, comme le faisaient les Suisses, lorsque vous vous trouviez déjà à cinquante kilomètres à l’intérieur du pays. Aussi le camion nous a-t-il conduits directement jusqu’à Anvers, et on ne nous a fait descendre que là-bas.

1939-1940 Oncle Fritz a continué avec sa famille jusqu’à Bruxelles, parce qu’il pensait y trouver de meilleures perspectives de travail. Je ne les ai revus, sa femme et lui, que dans le sud de la France, au camp d’internement. Nous avons essayé de prendre pied à Anvers bien que nous sachions que ce n’était pas définitif. Je me suis présenté au Comité juif pour les réfugiés et j’ai bientôt pu y travailler comme médecin. Certes, selon la loi belge, c’était interdit, mais les médecins belges étaient très contents de nous voir faire subir aux six mille réfugiés


juifs une sorte d’examen préalable. Le flot des réfugiés n’avait fait que grossir depuis 1933, et ils étaient aussi débordés que les pouvoirs publics belges. Le Comité juif avait installé une sorte de dispensaire dans un appartement. Les médecins juifs réfugiés pouvaient y exercer. C’était bon pour leur moral.

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Durant l’année et demie que nous avons passée en Belgique, nous avons vécu principalement grâce au soutien du Comité juif et au peu d’argent que Suzy gagnait en sus en occupant divers emplois. La plupart du temps, elle travaillait dans le grand quartier des diamantaires juifs, parce qu’elle parlait parfaitement le yiddish. Nous avions un petit appartement d’une pièce avec un coin cuisine et nous menions une vie de couple relativement normale. Suzy était jeune et pleine de vie, comme toute jeune fille juive hongroise. Elle avait, malgré sa jeunesse, une conception de l’existence assez réaliste. La peur des Allemands et le fait que même en Belgique nous n’étions pas en sécurité restaient toujours présents dans notre esprit. Nous prenions contact presque chaque jour avec divers consulats, mais tous nous refoulaient. Max m’obtint un affidavit aux États-Unis, et lorsque je voulus alors obtenir mon visa d’entrée, on me dit au consulat que nous étions en sécurité en Belgique et qu’ils devaient d’abord faire sortir les gens de Vienne. Manque de chance pour nous, Hitler a envahi la Belgique, les Pays-Bas et la France dix jours plus tard, le 10 mai 1940. Dès le lendemain, tous les hommes de nationalité étrangère durent se présenter à la mairie. Je ne savais pas ce qu’il adviendrait de nous, peut-être nous garderait-on quelques jours là-bas pour nous laisser ensuite retourner chez nous. Par précaution cependant, j’ai tout réglé, et j’ai laissé à Suzy tout ce que nous possédions comme argent ou bijoux, ainsi que mes diplômes. Que nous allions nous retrouver dans une forteresse, où il nous faudrait dormir à même le sol, ou qu’au bout de quelques jours nous serions parqués dans des wagons à bestiaux plombés, remis aux Français et transportés à travers toute la France, qui aurait pu le deviner ? Le 11 mai 1940, à dix heures, je me suis rendu à la mairie, et je ne suis plus revenu. Je n’ai pas revu Suzy. Il paraît qu’à un moment donné les femmes des étrangers emprisonnés sont venues jusque devant la porte de la prison ; elle y était sans doute, mais je ne l’ai pas vue.




l’histoire de mon père

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Entre-temps, les troupes allemandes avançaient, tout était plongé dans la confusion, il y avait des bombardements et des combats. Les Belges ont bien compris qu’ils pouvaient se débarrasser au plus vite de nous, les étrangers, les « ennemis », en nous livrant aux Français, sans égard pour le fait que nous étions des réfugiés juifs ou politiques, ou bien des commerçants « aryens » réellement proallemands. Lorsque les femmes voulurent à nouveau nous rendre visite, nous n’étions déjà plus là. Au cours de tous les mois suivants passés en France, où j’ai été traîné d’un camp à l’autre, j’ai essayé de prendre contact avec Suzy. Je n’ai eu jusqu’à ce jour aucune nouvelle d’elle. Après la guerre, j’ai pu entrer en relation avec sa mère, qui avait émigré en Australie. Mais elle non plus n’avait reçu aucun signe de vie de sa fille. Naturellement j’y ai beaucoup pensé, principalement au cours des premiers mois et années qui ont suivi notre séparation, et j’ai réfléchi à ce qui avait bien pu se passer. Pendant ces jours décisifs à l’entour du 10 mai 1940, les femmes ont tenté en masse de prendre un bateau pour l’Angleterre en passant par Ostende ou Dunkerque. Elle peut alors avoir été tuée au cours d’un bombardement. Il y en a tant à cette époque qui sont mortes ainsi, que l’on a enterrées à la hâte et dont on n’a plus jamais entendu parler. Mais j’ai aussi toujours cru, et jusqu’à maintenant encore, à une autre possibilité, celle du fait qu’elle ait survécu, sans pour autant en avoir la moindre preuve. C’était une jeune personne bien faite. Un soldat anglais pourrait l’avoir prise sous sa protection et emmenée en Angleterre. Il se peut qu’elle vive encore sous une autre identité, qu’elle se soit créé une nouvelle histoire. Peut-être ne me suis-je raconté tout cela que pour ne pas avoir à m’avouer qu’elle était morte, pour que mon désespoir soit moins profond.

fig. 32 – 33 (p. 84)

Bulletin d’inscription au registre des étrangers de la ville d’Anvers de Heinz et Susanne Pollak, 1939.


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ISIDOR POLLAK

LEOPOLD POLLAK

JULIE PACOVSKY HEINZ POLLAK ALFRED LEWINSOHN

ELLA LEWINSOHN

ANNA BORNSTEIN



deuxième étape 1940/1941 camp d’internement de Gurs

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GURS


Le ciel est un voile de grisaille. Avant Biarritz, j’aurais dû tourner en direction des Pyrénées-Atlantiques. Aussi dois-je traverser la ville et je suis ralentie par les encombrements ainsi que par les feux. Biarritz, vingt-cinq mille habitants, une station balnéaire mondaine, le cœur du Pays basque français. Quelques réminiscences me viennent à l’esprit par bribes pendant que je cherche avec impatience à sortir de la ville. On parle encore ici le basque, la dernière langue vivante non indo-européenne. Je pense aussi aux attentats à l’explosif, les indépendantistes basques étaient actifs il n’y a pas si longtemps.

fig. 34

Fiche d’internement d’Ilse Leo au camp de Gurs.

J’arrive enfin sur la petite route 95 secondaire. Au loin, la chaîne des Pyrénées. Alors que j’ai depuis longtemps déjà atteint Gurs, le but de mon voyage, les montagnes veillent encore, fantomatiques, en toile de fond. Le camp d’internement ne se trouvait-il pas tout là-haut dans les montagnes ? Vaines tentatives pour calmer les forts battements de mon cœur et apaiser la crainte de ce que je pourrais découvrir. Je suis en route pour l’ancien camp français d’internement de Gurs, où mes parents ont été enfermés pendant plus de deux ans, où ils ont fait connaissance et appris à s’aimer, où mon existence a commencé. • En juin 1940, Ilse et sa sœur Edith ont été déportées de Paris à Gurs, avec un millier d’autres émigrantes d’origine allemande. Elles ont été victimes de la politique de collaboration pratiquée par la France après son invasion par les troupes de Hitler en mai 1940, tout comme les quatre mille hommes venant de différents camps du sud de la France et que l’on a expédiés à Gurs en octobre de la même année. Heinz était l’un d’eux. En avril 1939, déjà, les Français avaient construit dans la hâte et la précipitation le camp de Gurs, pour y accueillir les réfugiés venant d’Espagne, et parmi eux de nombreux combattants autrichiens et allemands des Brigades internationales. En février 1939, la guerre civile espagnole était terminée, la France avait reconnu le gouvernement de Franco. Près de vingt mille personnes furent parquées dans les trois cents baraquements du camp d’internement de Gurs. Mais il ne fut surpeuplé, jusqu’à atteindre un seuil d’intolérance, qu’en octobre 1940 lorsque plus de six mille Juifs, pour la plupart des hommes âgés, des femmes et des enfants, y furent transférés depuis le pays de Bade et le Palatinat. Ce fut la


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première et la seule déportation de Juifs allemands en direction de l’ouest. Le Gauleiter du pays de Bade, Robert Wagner, avait, avec l’agrément de Hitler, pris un arrêté ordonnant que soient « arrêtés et transférés les Juifs de pure souche en état d’être transportés ». Ainsi, le 22 octobre 1940, en accord avec les autorités françaises, 6 504 personnes furent expulsées vers le camp de Gurs.

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Fin octobre 1943, le camp se retrouva presque vide, parce que la plupart de ses occupants furent déportés « vers une destination inconnue », tout d’abord dans des camps de transit, Rivesaltes et Drancy, et de là vers Auschwitz. Après la Libération, à l’été 1944, il fut de nouveau rempli avec les collaborateurs que l’on y interna et les émigrés espagnols. Ce n’est qu’à la fin de 1945 que le camp d’internement de Gurs a été définitivement désaffecté. Il comportait treize blocs (les îlots). Ils étaient identifiés par des lettres : îlot A, îlot B, etc. Les blocs des hommes et des femmes, mesurant chacun environ cent soixante mètres de long sur quatre-vingt-dix de large, étaient entourés de fils de fer barbelés. On ne passait d’un îlot à l’autre qu’avec un permis de circuler, ils étaient surveillés par des gendarmes. Les brutalités n’avaient cours qu’en cas de tentative d’évasion ou lorsque quelqu’un était surpris à voler du pain. Un jour, un journaliste parmi les internés avait fait passer en fraude à l’extérieur l’information selon laquelle les occupants du camp auraient mangé, tant ils étaient affamés, du pain empoisonné dont on avait éparpillé des morceaux pour éliminer les rats. L’homme fut conduit à la baraque de représailles, où il fut battu et privé de nourriture. Ilse avait sa propre expérience de la baraque de représailles : Dans notre îlot, il y avait une prostituée hongroise, Ilonka, la meilleure camarade qu’on puisse imaginer. Nous nous rendions souvent à la baraque de représailles, en dissimulant du pain et de la nourriture. Ilonka s’occupait de la sentinelle, la distrayait, pendant que je distribuais la nourriture aux gens à l’intérieur de la baraque. Lorsque j’avais terminé, je frappais à la porte du poste de garde.

Tout autour du camp, on avait tendu des fils de fer barbelés, entre lesquels se trouvaient des miradors. Une large route recouverte d’asphalte le partageait par le milieu dans le sens de la longueur, route que les internés, avec un humour macabre, avaient baptisée « avenue de la Liberté ».


Chaque îlot se composait d’environ trente baraques, chacune longue de vingtcinq mètres et large de cinq. Elles avaient été construites tellement à la va-vite, avec des lattes de bois, qu’elles n’offraient aucune protection contre le vent et le froid. Les toits étaient faits de vieux carton goudronné, des trous servaient de lucarnes. Il n’y avait ni fenêtre ni vitre. En guise d’aménagement intérieur, on avait posé à droite et à gauche, sur toute la longueur, une trentaine de paillasses environ. Soixante individus au moins devaient y trouver refuge. Il n’y avait ni couverture, ni table, ni chaise, ni banc, pas même un clou ou une assiette. Les points d’eau se situaient assez loin des baraques. Quelques robinets placés au-dessus d’abreuvoirs en bois, destinés à plus de mille hommes, certes protégés par 97 un auvent, mais exposés au regard et au froid. Se laver relevait de l’exploit. Pour accéder aux robinets, les prisonniers devaient toujours faire la queue. L’eau coulait en règle générale de six à neuf heures, de douze à quinze heures et de dix-huit à vingt heures. Le château d’eau, au bout du camp, n’était pas prévu pour une consommation de cette importance.

• Je me promène sur l’aire de l’ancien camp, j’arrive à une clairière. L’herbe ici pousse si haut que je peux à peine voir le sol bourbeux, constellé de flaques. Plus tard, monsieur Dachary, un ancien employé du camp, me dira qu’à cet endroit précis se trouvait le château d’eau. • Les latrines étaient installées à chaque extrémité des îlots, un bricolage de cagibis mitoyens en bois, une sorte de construction sur pilotis ; les internés les appelaient le « bastion ». Quelques marches conduisaient à une passerelle sur laquelle étaient disposés huit cabinets fermés jusqu’à mi-hauteur. Ce n’était rien qu’un trou pratiqué dans le bois, sous lequel se trouvait une citerne. Sur ce « bastion » aussi les gens étaient livrés à tous les regards et à tous les vents. fig. 35 – 36

Le camp de Gurs de nos jours : installation d’une ligne de chemin de fer et d’une structure de baraque composant un mémorial.

Le commerce des boîtes de conserve était florissant. Les prisonniers y mangeaient leur soupe et y buvaient du café brûlant. Posséder deux boîtes était un luxe. L’une des deux pouvait leur éviter le désagréable déplacement jusqu’aux cabinets. Les conditions de vie auraient probablement été encore plus insupportables si les anciens combattants de la guerre d’Espagne n’avaient pas apporté leur




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contribution à l’aménagement du camp. Il s’agissait d’artisans chevronnés, qui savaient utiliser les matériaux disponibles et procéder à des réparations. Ils s’occupaient du ravitaillement en eau et en moyens d’éclairage, conduisaient les gros camions, allaient chercher la nourriture et le bois, et nettoyaient les latrines. Les autorités françaises du camp ne s’occupaient pour ainsi dire de rien.

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La route en lacets serpente à travers les collines. Je me serre complètement sur le bas-côté pour laisser passer une grosse machine agricole qui arrive en sens inverse. Peu de voitures. Des champs moissonnés à droite et à gauche de la route. En toile de fond, les contours des Pyrénées. Gurs. Quelques maisons coquettes et leurs jardinets. Le camp se serait trouvé à l’autre extrémité, m’indique une femme pliant sous le poids de sacs de provisions pleins à craquer. Dans la maison aux volets marron habite le gardien, lequel serait susceptible de me renseigner. « Camp de Gurs » est-il inscrit sur une pancarte à côté du portail d’entrée barricadé. Il est impossible de voir quelque chose derrière la clôture, si ce n’est une épaisse végétation.

Prendre un magnétophone à cassettes dans la voiture, mettre une cassette, faire un essai. Je manipule l’appareil avec nervosité parce qu’il ne veut pas s’enclencher. Aucune touche ne fonctionne, que se passe-t-il ? J’en ai besoin, aucun mot ne doit se perdre. Et si c’est un signe pour m’empêcher de remuer le passé, j’en fais fi, et je prends le magnétophone de rechange. Le lendemain, je découvre que le mécanisme était coincé. Je presse le bouton de la sonnette près de la porte d’entrée de la maison aux volets marron. Il fait lourd. J’attends. Les gens sont-ils en train de déjeuner ? Ou peut-être ne sont-ils pas là ? Dois-je revenir dans une heure ? continuer ma route ? abandonner au passé le camp d’internement de Gurs ? La porte s’ouvre. Une jeune femme, de taille moyenne, mince, les cheveux bruns et courts, le teint olivâtre. Un tablier par-dessus son jean. Oui, c’est bien la maison du gardien. C’est son grandpère, pour le moment il fait sa sieste. Il sera sûrement réveillé dans une demi-heure.

fig. 37 (p. 94)

Permission de sortie d’Ilse Leo du 17 octobre 1940.


je puisse entrer voir. Elle ouvre le portail du camp, afin que

Je pénètre dans l’ancien camp d’internement de Gurs par une petite route d’asphalte défoncée. Elle débouche bientôt dans un bois à la végétation dense. Sur le plan d’origine, je constaterai plus tard que le bois pousse exactement à l’endroit où le camp se situait de 1939 à 1945. Je continue sur l’ancienne artère principale du camp. L’asphalte endommagé s’interrompt brutalement. La terre est meuble, des broussailles impénétrables dissimulent l’étroit chemin. Ma jupe s’accroche aux branches de buissons de mûres, les épines égratignent mes jambes nues. 101 Brusquement mon pied droit s’enfonce dans la boue jusqu’à la cheville. Tout est maculé de boue, la sandale, le pied, le bord de la jupe. C’est insupportable, les mouches, la chaleur lourde, les buissons épineux, la progression pénible sur le sol humide et mou. Je fais demi-tour.

• Ilse et Heinz ne pouvaient pas faire demi-tour. J’essaie de me les imaginer. Ilse avait tout juste vingt et un ans. Heinz, vingt-neuf. Comment ont-ils supporté le camp ? le froid, le vent en hiver ? la boue qui s’insinuait jusque dans les baraques et rendait la marche impossible ? C’est en juin, donc à la période la plus chaude de l’année, qu’Ilse était arrivée au camp. Naturellement elle portait des chaussures d’été. Sur d’anciennes photos, on la voit avec des sandales à semelle de liège dont les lanières sont lacées jusqu’à mi-mollet. S’est-elle procuré des chaussures plus solides lorsque l’hiver est arrivé ? Et Heinz ? Transféré d’un camp à l’autre depuis son arrestation en mai 1940 ! En décembre 1940, il réussit à envoyer une lettre à son frère Max, aux États-Unis. Cher Max, Avant-hier, j’ai eu l’immense plaisir de recevoir quelques lignes de toi pour la première fois en sept mois de détention. Entre-temps, je t’ai écrit de Saint-Cyprien deux, et d’ici une, donc en tout trois lettres, que je pense déjà en ta possession. Toujours le même refrain, l’état d’extrême nécessité dans lequel nous sommes ici, l’appel à l’aide sous forme d’argent ou encore mes tentatives pour partir d’ici, pour


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les États-Unis peut-être, en demandant un « danger-visa », etc. Si je devais te décrire ma vie du moment, je n’aurais pas beaucoup à ajouter à ma lettre de début novembre, sauf que j’ai maigri d’environ huit kilos (cinquante-deux kilos pour le moment). Fritz, quant à lui, d’à peu près quinze kilos, il est maintenant plus alerte et en meilleure santé que jamais, je ne cesse d’affirmer que la sous-alimentation forcée du camp se traduira pour lui par un allongement de son espérance de vie d’au moins cinq ans.

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La nourriture est absolument insuffisante, deux soupes claires par jour avec quelques pâtes ou des petits pois, et quelques centimètres cubes de viande, ainsi que 1/8 de pain (en tout, à peu près 1 000 calories). Si l’on ne veut pas être systématiquement affamé, il faut absolument acheter certaines denrées, pour autant qu’on puisse se les procurer – parce qu’ici tout est sévèrement rationné. En plus, l’hiver est arrivé, c’est-à-dire soit un froid de canard, soit quatre ou cinq jours de pluie torrentielle sur un sol argileux et bourbeux, ce qui, vêtus et chaussés légèrement comme nous l’étions à Anvers le jour de notre arrestation (le 10 mai !!), donne le joli tableau que tu peux sans peine imaginer. Du reste, tu dois bien être au courant par les journaux. Souvent, Fritz, couché dans une des baraques, ne sort pas de sous sa couverture pendant plusieurs jours ; quant à moi, j’assure un service médical, ce qui me vaut d’être un peu mieux logé, à l’infirmerie = l’hôpital, et j’ai droit à quelques cuillers de soupe supplémentaires, mais en contrepartie je passe toute la journée dans la boue à me rendre d’une baraque à l’autre, constamment trempé, j’ai déjà eu deux fois la grippe – bon, je crois que je peux m’épargner une énumération plus longue. Ma situation est vraiment si mauvaise que je ne peux que faire appel à toi en espérant pouvoir un jour peut-être te rendre la pareille. Il serait bien temps pour nous, Fritz et moi, de quitter la belle vie du camp, nous sommes pouilleux, amaigris, nous avons des furoncles et d’autres maladies liées aux carences – bref, tu n’en reviendrais pas. J’espère avoir bientôt de tes nouvelles, et t’envoie mes très sincères amitiés. Ton frère Heinz

En hiver, il soufflait un vent glacial qui venait des montagnes, et il pleuvait souvent. Le sol se changeait alors en bourbier et les gens s’y enfonçaient jusqu’aux genoux. Seuls ceux qui possédaient des bottes en caoutchouc pouvaient se hasarder

fig. 38

Deux infirmières et Ilse Leo (à droite) à Gurs, 1941.


de froid, restaient prisonniers des baraques, au-dehors, les autres, pendant les jours où cela sentait le moisi et où il faisait toujours sombre parce qu’à cause du froid on ne pouvait pas ouvrir les lucarnes.

En particulier, le fait d’aller chercher la nourriture se transformait en un acrobatique numéro d’équilibriste. Pour ne pas être totalement à la merci de ce sol glissant et dérapant, véritable patinoire, certains ingénieux occupants du camp pavaient de boîtes de conserve l’accès aux baraques. Dans les baraques, il y avait un, parfois même deux poêles. Mais le bois n’était 103 livré qu’en décembre, alors que le froid vif s’était déjà installé. Le combustible était à peine suffisant, on ne pouvait chauffer que quelques heures par jour. Alors, ils s’agglutinaient tous autour des poêles. La pluie traversait par endroits le mauvais papier goudronné. Les internés ne pouvaient pas se déplacer, il n’y avait pas d’espace pour cela : chacun disposait d’environ soixante-quinze centimètres, paillasse comprise. Ils dormaient sous des parapluies ouverts et plaçaient des écuelles ou d’autres récipients sous les gouttes. En été, la chaleur était brûlante. Le plateau sur lequel le camp avait été bâti présentait un sol argileux, formant une croûte dure en surface et humide en dessous. Pendant la journée, les internés étendaient leur matelas par terre, devant les baraques, pour s’y reposer. Le soir, et même lors des journées les plus chaudes, les matelas étaient humides au toucher sur la face qui avait reposé sur le sol. Il n’y avait aucun arbre, aucun brin d’herbe. La chaleur exacerbait l’odeur d’urine qui émanait du sol souillé. Des myriades de mouches harcelaient les hommes, inutile d’espérer avoir une moustiquaire. On s’habillait aussi peu que possible, mais on était quand même constamment trempé de sueur. Pour les repas, les prisonniers devaient faire la queue. Le matin, à sept heures, il y avait du pain et du café brûlant. Au début, quatre cents grammes de pain par personne, ensuite la ration fut diminuée, parce qu’on avait retrouvé du pain jeté. À midi et le soir, il y avait du riz, parfois accompagné d’un peu de viande ou de morue. Personne ne pouvait manger à sa faim. La valeur nutritive n’atteignait souvent que cinq cents à six cents calories par jour. Les Français à l’extérieur du camp n’avaient pas non plus beaucoup à manger, tout était rationné. Mais ils pouvaient au moins de temps en temps se procurer au marché noir un kilo de pommes de terre ou un sac de carottes.


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Il n’en était pas question pour les occupants du camp. Au fur et à mesure que la guerre et le séjour au camp se prolongeaient, la nourriture devenait chiche, jusqu’à bientôt ne plus consister qu’en une soupe de rutabagas. Ilse travaillait comme infirmière. Pendant encore un certain temps, elle put continuer à porter l’uniforme des infirmières françaises et ainsi se rendre librement à l’hôpital central ; elle parlait le français couramment. Cela signifiait aussi qu’elle parcourait une distance de deux kilomètres tous les jours, en particulier pendant l’épidémie de dysenterie, sous une chaleur brûlante, et souvent deux fois par jour, parce qu’à la mi-journée elle n’avait obtenu que la moitié de ce qui était nécessaire, et parce qu’elle détournait ainsi des médicaments et des pansements. L’épidémie de dysenterie se propagea en même temps dans tous les îlots. Cela commençait par une forte fièvre, accompagnée de violentes douleurs à l’abdomen et de diarrhées mêlées de sang. Ces diarrhées se déclenchaient si brusquement que les malades souillaient leur linge, leur paillasse et le sol. Dans les cas les plus sévères, ils étaient pris de vomissements incoercibles, ensuite ils souffraient d’un dessèchement de toutes les muqueuses, d’une soif intense, de pertes de conscience et d’une incontinence totale. Lorsque l’épidémie gagna du terrain, on envoya au camp une commission française pour recueillir des échantillons de selles en vue de leur analyse. On diagnostiqua une maladie au nom bénin, une gastro-entérite ou quelque chose d’équivalent. La conscience de l’administration française se voyait apaisée. Dysenterie ? Balivernes que tout cela, et on se contenta de livrer davantage de benzène et de chlore. Mais les gens tombaient comme des mouches. Dans le baraquement des malades, Ilse nettoyait les fesses de la plupart des vieilles femmes, les unes après les autres, elle ne pouvait faire plus. Elles avaient des escarres et étaient à demi inconscientes. Lorsque la dernière malade était nettoyée, Ilse devait recommencer auprès de la première, quand bien même elle l’avait déjà fait cent fois. Pendant l’épidémie de dysenterie, Ilse fit la connaissance de Heinz. Ce dernier se rendait à bicyclette d’un îlot à l’autre. En tant que médecin interné, il avait été envoyé à l’îlot des femmes pour veiller au respect des règles posées.


— Elles ne s’en sortaient pas avec toutes ces personnes âgées qui chiaient partout. Je me suis montré assez énergique, je suis entré et j’ai dit : « Les enfants, ici ça pue la merde ! » Ilse pensait que j’étais un individu impossible. Mais moi, elle me plaisait bien.  — Je ne pouvais pas le souffrir, au début, parce qu’il tournait tout en dérision. Mais ensuite j’ai été impressionnée par la façon dont il a tenu tête à notre infirmière-chef. Elle avait en effet refusé de faire entrer dans le baraquement une vieille femme de plus, laquelle ne cessait de faire sous elle. Les malades étaient allongées sur des paillasses, il aurait suffi qu’elles 105 se serrent un peu plus. Mais elle ne voulait pas. Alors il a fait un foin du diable, déclarant qu’on ne pouvait quand même pas laisser les gens mourir par terre dans les baraques. Il ne s’est absolument pas laissé intimider par l’infirmière-chef, bien qu’elle eût au moins dix ans de plus que lui. Elle a alors dit qu’elle arrêtait de travailler. Il a rétorqué qu’il était d’accord, et que l’on prendrait la femme malade !

Les conditions d’hygiène étaient si insuffisantes qu’elles entraînèrent l’apparition des poux. Il fallut raser les crânes et les frotter avec du pétrole ou avec une lotion anti-poux poétiquement baptisée la Marie-Rose. Il y avait aussi des punaises, principalement dans les paillasses ou sur les montants en bois des lits. Là encore, seul un traitement radical se révéla efficace, on brûlait tout et il fallait dormir à même le sol jusqu’à ce qu’une autre paillasse fût disponible. Il n’y avait pas longtemps à attendre, parce que le nombre des morts ne cessa d’augmenter, particulièrement au début de l’année 1941. Plus il y avait de morts, moins on en faisait cas. On les mettait dans un bassin métallique, dans la baraquelavoir, souvent entassés les uns sur les autres. Ils gisaient là, tout tordus, sous les robinets qui gouttaient. Cela prenait parfois des jours avant que le fourgon mortuaire ne vînt. Monsieur Dachary, l’ancien employé du camp, me raconta : Bien sûr, les gens mouraient de faim. Pas en quatre ou cinq jours, mais au bout de quelques mois. Ils étaient sous-alimentés. Il y a eu la dysenterie principalement à cause de la sous-alimentation et des mauvaises choses que l’on faisait manger aux gens. Plus de mille internés sont morts de faim. Au début, les médecins


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déclaraient encore la dysenterie comme cause de décès ; plus tard, ils indiquèrent « troubles carentiels » ou « défaillance cardiaque », et finalement seulement « troubles carentiels ».

Une certaine léthargie se répandit aussi parmi ceux des occupants du camp qui tenaient encore sur leurs jambes et pouvaient travailler. Que se passerait-il si Hitler devait triompher de toute l’Europe ?

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Ilse se faisait du souci pour sa mère 1, qui, sans ressources et handicapée par sa surdité, était demeurée à Paris avec son dernier fils, Gerhard, âgé de seize ans. Edith, la sœur d’Ilse, les avait-elle rencontrés tous les deux ? Était-elle seulement parvenue jusqu’à Paris ? Elle avait réussi sans grande difficulté à s’évader du camp. Au début, ils furent nombreux à fuir. Il régnait encore, alors, un désordre considérable. À un moment donné, il avait été question d’armistice, et les portes du camp s’étaient ouvertes. Mais elles furent vite refermées, parce que le bruit courut que les Allemands avançaient. Cependant, il se trouvait toujours des brèches dans les fils de fer barbelés, au travers desquelles on pouvait se glisser. Lorsque l’une d’elles était découverte et qu’on la refermait, une nouvelle apparaissait à un autre endroit. Edith avait emporté tout l’argent disponible. Elle était la plus habile, peut-être aussi la plus courageuse des deux sœurs, et avait les meilleures chances de s’en sortir dans la France occupée, où la population civile, hostile, ne faisait pas la différence entre l’occupant et les réfugiés allemands. Ilse devait rester à Gurs, pour maintenir le contact, car leur père était lui aussi emprisonné dans un camp d’internement 2 . Et, de plus, elle était attirée par le médecin autrichien qui manquait tant de savoir-vivre.  — Pendant longtemps je me suis persuadée qu’il m’était indifférent, et que je devais le voir plus souvent pour lui faire comprendre que je ne souhaitais entretenir aucune relation intime avec lui.  — Elle a été un petit peu difficile à conquérir, mais j’y suis quand même arrivé. J’étais quelqu’un de très obstiné et je jurais beaucoup en travaillant. Au début, cela l’a effrayée, puis cela a semblé lui plaire.  — Il était extrêmement séduisant. Sa petite taille n’entrait absolument pas en ligne de compte. Mais ses manières affectées, sa façon de parler avec animation, sa personnalité… Et il était si mince !

fig. 39

Infirmière et chats à Gurs, printemps 1941.

— 1

Frieda Leo est restée à Paris après l’arrestation de son époux, Wilhelm, et de ses deux filles, âgées de plus de dix-sept ans, lors des mesures d’arrestation des « ennemis étrangers » les 15 et 25 mai 1940 sur l’ensemble du territoire français.

— 2

Wilhelm, à cette période, a déjà été libéré du camp des Milles, dans les Bouches-du-Rhône, et transféré dans un groupement de travailleurs étrangers (GTE) agricole à Montauban.


C’est lors d’un concert qu’Ilse et Heinz se sont rapprochés. Malgré la misère, la maladie et la mort, il y avait à Gurs une vie culturelle. Nombre des internés, pour la plupart des réfugiés juifs venus d’Autriche ou d’Allemagne, avaient été des artistes dans leur pays. L’administration du camp tolérait ces activités, les encourageait même, mettait des instruments de musique à disposition, octroyait aux artistes de plus grosses rations de nourriture, leur consentait une plus grande liberté de mouvement. Des revues de chansonniers, des chansons de variétés, des tours de prestidigitation, des spectacles de danse et des soirées musicales figuraient au programme. On monta même de vraies pièces de théâtre. Les Revenants d’Ibsen ou Le Songe d’une 107 nuit d’été de Shakespeare furent représentés. • Le pathétique de la Sonate en la majeur pour violon et piano de César Franck provoque, comme par enchantement, un défilé d’images devant mes yeux. Que de fois nos parents nous ont parlé de ce concert ! De son triste contexte, ils ne faisaient jamais état, que ce fût du baraquement ou de la scène montée avec des planches, ou des bancs en bois, ou encore des barbelés, de la misère, des malades. • Accéder au baraquement où avaient lieu les concerts n’était pas chose aisée. Pour cela, il fallait un laissez-passer. Les réfugiés espagnols, qui rapportaient de l’hôpital central des médicaments pour les différents baraquements, possédaient des laissezpasser permanents. Même Heinz en avait un sur lui, parce qu’en tant que médecin, il devait s’occuper d’un îlot d’hommes et d’un îlot de femmes. Ilse n’avait de laissez-passer que lorsqu’on l’envoyait chercher des médicaments à l’hôpital central. Il s’en fallut de peu que précisément pour ce concert elle n’en eût pas. Cette idiote de cheftaine d’îlot ne voulait pas m’en délivrer un parce que je ne portais pas mon uniforme. Maudit uniforme ! J’avais encore un uniforme de la CroixRouge, mais la plupart du temps il était si sale que je ne le mettais pas. Je dus lui promettre d’aller chercher des médicaments à l’hôpital central, qui se trouvait juste à côté du baraquement où avaient lieu les concerts. Avec Heinz, nous avons parlé musique. J’ai alors remarqué qu’il était très mélomane, et cela a ajouté à sa séduction.




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Un autre jour, il la rencontra alors qu’elle lisait un ouvrage de mathématiques.

— Je lui ai demandé : « Que faites-vous donc là, mademoiselle Ilse ? » Et elle a dit : « Vous le voyez bien. » Elle m’a montré le livre. Je l’ai feuilleté et je lui ai dit : « Vous n’avez pas d’autres préoccupations ? – Non, cela m’intéresse. » Et nous nous sommes entretenus de la sorte un petit moment.

110

fig. 40 (p. 105)

Ilse Leo et Heinz Pollak à Gurs, 1941.

— Je prenais alors des cours de mathématiques avec un ingénieur, un interné. Cela m’intéressait, et de surcroît il fallait absolument se trouver une occupation intellectuelle. Cela faisait partie de la stratégie de survie. Une fois, je venais juste de développer le théorème du binôme, Heinz est arrivé et a recommencé ses plaisanteries. Il disait qu’il avait une meilleure idée pour s’occuper, ou quelque chose comme ça. J’étais furieuse et je trouvais que cela ne le regardait pas.

Ils se rencontrèrent de plus en plus souvent, discutèrent de philosophie, de politique, de mathématiques, de sciences naturelles, et de leurs espoirs.  — Était-ce à ce moment-là ou huit jours plus tard, en tout cas il ne fallut pas longtemps pour que j’en vienne à lui dire : « Vous seriez vraiment la femme avec laquelle je pourrais vivre. » Je ne sais pas pourquoi j’ai dit cela. À cette époque-là je n’étais plus tout jeune et j’avais déjà eu un grand nombre d’aventures. Je voulais vivre avec une femme avec laquelle j’aurais une entente culturelle, non pas sur les questions de détails, mais sur les grands principes. D’un autre côté, bien sûr, je me disais que j’étais un peu fou, surtout parce qu’on ne pouvait fonder aucun espoir dans un quelconque avenir. Et parce que je n’avais aucune nouvelle de Suzy, ma femme disparue. Et malgré tout, je pensais qu’elle était la femme que l’on aimerait avoir auprès de soi toute une vie.  — J’éprouvais surtout une grande réticence parce qu’enfin, il était marié et sans nouvelles de sa femme. Mais je remarquai qu’il se produisait le contraire de ce que je m’étais imaginé : l’intérêt qu’il me portait ne faiblissait pas, et mon inclination pour lui ne cessait d’augmenter. Je pensai alors que cela ne rimait vraiment à rien de se leurrer. Et du jour au lendemain j’ai dit oui.

Le 8 août 1941 devint le jour « officiel » de leur mariage. C’est encore le jour qu’ils fêtent aujourd’hui. Aucun prêtre, aucun rabbin, aucun officier public ni même aucune administration n’officialisa leur « contrat de mariage ». Quelques jours

fig. 41

Heinz Pollak à Gurs avant son départ pour Chansaye.


par les communistes du camp comme memauparavant, ils avaient été enfin admis bres du parti. C’est pourquoi ils se rendirent dans le baraquement où vivaient les communistes et leur demandèrent l’autorisation d’être officiellement considérés comme unis.

La vie amoureuse était régie par des circonstances exceptionnelles. Il fallait profiter des occasions. Lorsque le temps était chaud, les couples s’aimaient derrière le baraquement. À certains endroits, particulièrement autour du château d’eau, l’herbe avait poussé très haut. La plupart du temps, les gardiens fermaient les yeux. 111 •

Monsieur Dachary parle. De la vie amoureuse intense qui est censée s’être déroulée à Gurs, principalement tout autour du château d’eau, l’endroit était réputé comme repaire d’amoureux. Je le regarde. Le vieil homme humidifie ses lèvres ridées, dépeint la vie sexuelle de Gurs avec des détails grivois. Vieux cochon ; je me détourne avec mépris. Le magnétophone ronfle. Monsieur Dachary, ancien employé du camp d’internement de Gurs, petit sympathisant et simple exécutant, aux ordres d’un régime qui a collaboré avec les nazis. • Les médecins internés bénéficiaient de privilèges. Ils pouvaient dormir à deux dans une antichambre du baraquement des malades. Ils s’autorisaient bien à tour de rôle une petite promenade d’une heure lorsque cela était nécessaire. Heinz aussi, je pense. Heinz et Ilse. L’amour en péril. Je m’imagine que c’était un amour fougueux, passionné. Chaque jour pouvait être le dernier.  — Mercredi. Mon amour, Nous nous sommes quittés hier matin ; et je ne veux pas en parler car c’est totalement inutile. Et de plus, ce que nous avons éprouvé, aucun mot ne peut l’exprimer et je ne le pourrais pas non plus. En tout cas, je n’ai jamais été aussi intensément heureuse, alors même que je croyais qu’il n’existait pas plus grand bonheur que le mien auparavant – ces heures incomparables, inoubliables ! Pour ce qui est d’ici, sinon, rien de notable ; une nouvelle infirmière suisse est


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arrivée 3 , et de ce fait nous avons un peu moins de travail. Et pour toi ? Je t’aime tellement, comme jamais je n’aurais imaginé que l’on pût aimer. Ta biche

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— Oui, je l’appelais « ma biche ». Je ne sais pas pourquoi, un jour cela m’est venu comme cela. En allemand, c’est bien Reh, n’est-ce pas ? Elle avait quelque chose d’effarouché. Oui, c’était l’impression qu’elle donnait. Tu n’as qu’à regarder les photos de l’époque. Même avec toi dans les bras elle avait cet air-là, comme si elle avait été un peu simple d’esprit.

Pensaient-ils à un avenir quelconque ? Heinz certainement, c’était dans sa nature de ne pas se laisser abattre.  — Ce qui est étrange, c’est que l’on ne cesse jamais de croire en l’avenir. Nous avons espéré que les Allemands seraient vaincus un jour et qu’alors nous pourrions vivre ensemble. J’étais quand même médecin, et elle avait déjà exercé plusieurs métiers. Peut-être pourrions-nous vivre en France ou en Autriche, ou même en Amérique ; pourquoi cela ne serait-il pas possible si Hitler était vaincu ?  — Pour nous deux, ce fut l’amour fou. Malgré tout, j’ai toujours eu le sentiment de ne jamais pouvoir l’aimer autant que lui m’aimait. Et aussi, il y avait sa femme, dont il ne savait absolument rien, n’avait aucune nouvelle, aucun signe de vie. Pour cette raison déjà je m’étais longtemps refusée à ce que nous ayons une relation. Et nous n’avions pas non plus le moindre avenir. Puis j’ai enfin cessé de me torturer l’esprit. J’avais pendant des mois lutté contre lui et contre mes propres sentiments, cela avait bien assez duré, cela suffisait !

Dans le camp, l’espoir renaquit lorsqu’il s’avéra que Hitler n’avait pas réussi à vaincre l’Angleterre. Au contraire, depuis le début de l’année 1941, les Britanniques renforçaient leurs attaques aériennes contre les villes allemandes. De même se précisait le fait que l’Amérique allait s’allier avec les ennemis de Hitler. Heinz travaillait comme médecin, se montrant infatigable, il était toujours par monts et par vaux, « qu’il pleuve ou qu’il vente ». L’hôpital officiel des Français offrait cinquante lits – il en aurait fallu au moins huit mille. L’administration du camp se réjouissait de ce que les internés, médecins et infirmières, aient pris en mains l’organi-

— 3

Dès 1939, les organisations de secours envoyèrent des internés volontaires dans les camps. Sans leur intervention, la mortalité déjà élevée aurait atteint des proportions dramatiques. Suisses, Américains et Français issus de mouvements religieux ou laïcs, tous ont participé au sauvetage et tenté de faire libérer les internés les plus fragiles.


Heinz faisait son possible pour dispenser des sation des soins à donner aux malades. soins médicaux. Mais il prit aussi en charge des tâches peu agréables. Le partage des maigres rations de pain, par exemple : plus les portions distribuées étaient chiches, plus il fallait être précis dans la répartition individuelle du pain dans les baraquements. C’était plus facile quand on pouvait peser. Mais les balances étaient chose rare, et on s’arrangeait avec des ficelles, des assiettes et des pierres en guise de poids. Les internés cependant eurent toujours à souffrir de la faim, car, la guerre s’éternisant, les rations ne cessèrent de s’amenuiser.

Une organisation humanitaire suisse voulut faire parvenir des rations supplé 113 mentaires de lait et de fromage à ceux dont l’état le justifiait particulièrement. Heinz dut procéder à une sélection. Deux mille personnes défilant devant lui. Et c’est à lui qu’incombe la tâche de dire qui est en train de mourir de faim, qui a le besoin le plus criant. Il n’y avait de rations supplémentaires que pour environ trente personnes. Une tâche infernale ! Mais il fallait bien que quelqu’un le fît. Je suis sûre qu’il afficha un visage particulièrement revêche. Peut-être même agit-il très vite, parlant beaucoup et gesticulant d’abondance. Il fallait que l’on ignorât combien il se sentait désemparé. C’était très pénible, mais je l’ai quand même fait. Surtout parce que les communistes avaient déclaré que je devais sélectionner les principaux dirigeants politiques. Une des choses qui m’ont fait devenir à jamais sceptique envers le parti communiste. Je dois cependant avouer que cela me parut alors vraiment important politiquement parlant, pour la guerre et pour la Résistance.

Être actif lui permit de rester en vie. Cette stratégie de survie se reporta aussi sur Ilse. — 4

Walter Hochmuth était un homme politique de la République de Weimar. Recherché par les autorités, il a été arrêté, jugé et emprisonné. Libéré en 1945 par l’Armée rouge, il a eu une carrière diplomatique dans l’ancienne Allemagne de l’Est.

Un jour, les Allemands revinrent au camp chercher une des nombreuses personnalités socialistes ou communistes qui s’y trouvaient. Les Français livraient ces genslà sans hésiter. Je devais l’avertir, il s’appelait Hochmuth 4 . Mais à ce moment-là se trouvaient déjà derrière moi deux hommes de la SS accompagnés d’un Français de l’administration du camp. Et il arrive en face de moi, Hochmuth en personne. Je lui demande : « Sais-tu où est Hochmuth ? Le docteur a besoin de lui de toute urgence. » Il a immédiatement compris ce qui se passait et a dit : « Oui, je viens de le voir là-bas, derrière le baraquement des malades, il allait se chercher un médicament. » Puis il a disparu très vite. Oui, il a survécu.




deuxième étape — 1940/1941 camp d’internement de Gurs

116

Le cimetière reste la seule évocation du camp. Les communautés juives du Bade et du Palatinat pourvoient à son entretien. Les tombes se trouvent le long du mur, abritées par quelques arbres. Des pierres tombales pratiquement identiques forment quatre ou cinq rangées. « 1 187 déportés, victimes du nazisme, reposent ici », est-il indiqué dans la brochure. Sur toutes les pierres tombales, quasiment la même inscription : « Né au début de ce siècle ou à la fin du précédent, mort en 1941 ou 1942 ou 1943 ». Environ une centaine d’Espagnols, tous les autres sont des Juifs et des Juives, la plupart originaires d’Allemagne, quelques-uns de Pologne ou d’Autriche. Des noms qui me sont familiers : « Josef Jung, né à Vienne » ; « Martha Karlsbach, née à Vienne » ; « Jacob Levy, né à Vienne » ; Albert Silberstein, Barbara Haas, Sofie Kaufmann, Arthur Wertheimer, Karoline Hoffmann, Victoria Grünbaum, Hedwig Freund, Adolf Hauser et bien d’autres. Je reste plus d’une heure debout devant les pierres tombales, à l’ombre des arbres. • La pire époque au camp de Gurs fut celle où les Allemands commencèrent les déportations vers l’Europe de l’Est, mais Ilse et Heinz ne l’ont pas vécue, parce qu’ils avaient pu quitter le camp en novembre 1941 avec l’aide d’une organisation fondée par l’abbé Alexandre Glasberg 5 . Mais oncle Fritz et tante Blanka, qui avaient fui Vienne avec Heinz, firent partie des 1 746 Juifs autrichiens qui, depuis la France, furent déportés à Auschwitz, où ils furent gazés. Depuis Vienne, en passant par la Belgique, jusqu’aux camps d’internement de Saint-Cyprien et de Gurs, ils avaient tout surmonté ensemble. Puis oncle Fritz et tante Blanka furent transférés au camp des Milles, près d’Aixen-Provence. Ils réussirent à écrire à Heinz quelques fois encore, mais leurs lettres n’étaient plus que l’expression de leur désespoir. Ilse, alors enceinte, reçut une dernière lettre d’eux : « Nous sommes résignés. Nous ne connaîtrons même pas, maintenant, le sexe de votre enfant. 6 » La politique de collaboration du gouvernement de Vichy avec l’occupant allemand était depuis 1942 si bien réglée que ce dernier put commencer à déporter les Juifs.

fig. 42 (p. 110)

Heinz Pollak devant une baraque du camp de Gurs.

— 5

L’abbé Alexandre Glasberg (1902-1981) est né à Jitomir – alors en Russie tsariste, aujourd’hui en Ukraine – dans une famille de l’importante communauté juive. En 1920, il quitte son pays natal et, après une longue traversée de l’Europe, arrive à Paris, où il est rebaptisé le 8 juin 1933 (selon ses dires, il aurait déjà été baptisé lorsqu’il était petit). Le 24 septembre 1938, il est ordonné prêtre et rejoint le diocèse de Lyon. Dès lors, il travaille dans l’accueil des réfugiés et l’aide sociale. Après la défaite de 1940, son investissement dans ce domaine s’amplifie, le nombre de réfugiés et d’internés étrangers augmentant. Au début de l’année 1941, il fonde avec Nina Gurfinkel et Joseph Weill – médecin à l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) – la Direction des centres d’accueil (DCA), sous le haut patronage du cardinal Gerlier, auprès de qui il travaille déjà comme délégué aux œuvres sociales en faveur des réfugiés étrangers. Son objectif est alors de sortir le plus grand nombre de personnes des camps d’internement en les transférant vers des centres d’accueil, où elles gardent le statut d’interné mais peuvent gagner en autonomie. Au-delà de la création et de la gestion de ces centres, l’abbé Alexandre Glasberg fournissait des faux papiers, organisait des passages en Suisse, déplaçait les personnes menacées d’un centre à un autre, procurait des cachettes par l’intermédiaire


des membres de son réseau, etc. Il était également membre de l’œuvre Amitié chrétienne, qui venait aussi en aide aux victimes du nazisme.

— 6

Fritz et Blanka sont transférés des Milles à Drancy le 13 août 1942. Ils sont déportés par le convoi n° 20 pour Auschwitz en date du 17 août.

se passait ainsi : comme les autorités ne faiÀ Gurs, la plupart du temps, cela saient pas vraiment confiance aux gardiens du camp, elles envoyaient des gendarmes de la région encercler le camp au petit matin. L’officier chargé du commandement donnait l’ordre au directeur du camp d’expédier par exemple deux mille Juifs d’origine belge à la gare d’Oloron, la ville la plus proche. Les Juifs belges, tirés de différents baraquements, étaient placés dans un baraquement spécial. Ils ne pouvaient plus revoir les leurs. À vingt et une heures ils étaient embarqués dans un camion et déportés.

— 7

Voyez-vous, se justifiait monsieur 117 Dachary, l’ancien employé du camp, cela nous avait été imposé par les Allemands 7, les Allemands procédaient aux déportations et les contrôlaient. Nous ne faisions que contrôler les camions. Un jour, j’ai remarqué que sur l’un des camions on avait fixé un appareil. De ce fait, la capacité de transport se trouvait diminuée d’environ six personnes. En quatre voyages, vingt-quatre personnes pouvaient être sauvées. J’ai donc dit au chauffeur concerné qu’il ne pouvait charger son camion qu’avec tant de personnes. Tenez, regardez le permis de transport, c’est écrit en toutes lettres. Là-dessus, l’officier arrive et dit : « Il n’y en a pas assez sur ce camion ! » Le chauffeur répond que je lui aurais interdit de charger le camion avec le nombre de personnes requis. L’officier me réclame une explication. Je lui dis : « C’est très simple. Comme on a installé un appareil sur le camion, il n’y a pas de place pour une personne de plus. » L’officier : « Alors les gens n’ont qu’à se serrer un peu plus. C’est une marchandise qui se laisse comprimer ! » J’ai alors dit au chauffeur : « Si vous partez d’ici avec un homme de plus, je ferai en sorte que le permis de conduire vous soit retiré ! » Le chauffeur n’est pas parti, il s’est rangé sur le côté. L’officier est revenu : « Est-ce que vous savez que je peux aussi vous faire embarquer sur ce camion ? » Je n’ai rien répondu. Cette fois-là, j’ai réussi à sauver vingt-quatre hommes. Ils sont partis avec le convoi suivant.

— 8

Un autre témoin raconte 8 :

Il semble que monsieur Dachary, comme nombre d’acteurs des persécutions, ait reconstruit sa mémoire. Bien entendu, à cette période, seules les autorités de Vichy décidaient des procédures de sélection et des transferts vers Drancy, antichambre de la déportation.

In Laharie, Claude, Le Camp de Gurs, 1939-1945 : un aspect méconnu de l’histoire du Béarn, J&D Éditions, 1985.

En juillet 1942, l’ordre fut donné aux femmes, aux enfants, à tous les frères et sœurs de se rendre auprès de leur père ou mari dans l’îlot des hommes. Tous prirent peur. Il se passait quelque chose. On empêcha les hommes de sortir de leur îlot. Quelques femmes avaient déjà fait leurs paquets. Personne ne pensait aux déportations. Les femmes étaient complètement désemparées. Exactement comme en Allemagne,


deuxième étape — 1940/1941 camp d’internement de Gurs

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c’est ainsi que cela avait commencé. Baraque par baraque, on établit de nouvelles listes, et ce, avec l’aide des Français. Tout le monde devait se présenter, les Juifs et les Aryens, quelle que soit leur nationalité. On savait alors déjà qu’on allait partir, mais on ne savait pas encore si c’était pour travailler, ni où. Nous nous tenions debout, en rangs, guettant notre nom, je ne fus pas appelé. Les visages étaient figés. Nous ne remarquâmes même pas, alors, que seuls les Juifs étaient appelés. Les gens étaient vraiment nerveux, certains avaient empaqueté un maximum de choses, d’autres laissaient leurs affaires là. Ils s’avançaient, l’un portant un sac, l’autre en galoches, ou vêtu d’un pantalon militaire. Certains s’étaient habillés avec soin, d’autres étaient en haillons. Ils se mirent en marche. Ceux qui n’avaient pas été appelés ne pouvaient pas accompagner les autres. Puis chaque groupe des autres îlots passa devant nous, c’était un spectacle horrible. Des vieux, des jeunes, des malades ; on traînait des gens à moitié squelettiques, ils pouvaient à peine porter leurs bagages.

Les déportations durèrent d’août 1942 à avril 1943. Ce furent les heures les plus terribles de la vie du camp. Les internés pressentaient pratiquement l’imminence d’un nouveau convoi. J’ai vu des femmes se jeter comme des folles sur les barbelés parce qu’elles savaient qu’elles ne reverraient plus leur famille. (Monsieur Dachary.)

Le soir précédant le départ des convois, les gardiens distribuaient du vin coupé d’eau pour que les gens se tiennent tranquilles. Le lendemain de leur départ, on n’entendait pas le moindre bruit, le camp semblait mort. • Le gardien attend à la sortie. Un petit homme âgé, au visage sillonné de rides. Il parle beaucoup et de façon confuse, principalement de lui. Et aussi du fait que sa femme est décédée il y a deux ans et qu’il a dû subir une opération à cœur ouvert. En disant cela, il déboutonne sa chemise et s’empresse de montrer une cicatrice qui descend de la poitrine presque jusqu’au nombril. Somme toute, il lui est arrivé bien des malheurs dans sa vie. Oui, il se souvient bien du camp. Il était agriculteur, mais sa femme tenait un café-tabac en face du camp, qui était fréquenté par les Français. Il lui revient en mémoire une femme d’un certain âge, une infirmière française, qui allait chercher du ra-


vitaillement et des médicaments dans les villages alentour avec sa mule. Elle avait vite trouvé que la mule était trop lente, et elle s’était procuré une bicyclette pour effectuer ses déplacements à l’extérieur du camp. Mais comme elle ne savait pas monter à vélo – et qu’elle ne voulait pas non plus apprendre –, elle avait pris à son service un des occupants du camp, qui la conduisait à travers le pays assise dans une remorque attachée au cycle. Lorsque cet homme ne fut plus autorisé à sortir du camp, elle enfourcha elle-même la bicyclette. Mais elle se refusait obstinément à apprendre à démarrer et à freiner. Il fallait donc l’aider à partir. Et chaque fois qu’elle voulait stopper, elle criait pour que soit on s’écartât à temps de son chemin, soit on l’aidât à s’arrêter.

119

Nous nous rendons dans l’ancien café de sa défunte femme. Des dépliants et des livres sur le camp sont posés sur une table. Le gardien continue à parler d’une voix pleurnicharde, de sa femme encore. Puis de catastrophes, d’accidents de voiture. Parle-t-il de lui ou de la misère du monde d’aujourd’hui ? En tout cas il le fait avec plaisir, heureux d’avoir trouvé une oreille complaisante. Je le regarde, j’opine du chef, je ne comprends presque rien. Il me tape sur les nerfs. Bon. Mon irritation me ramène à la réalité.



l’histoire de ma mère

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HAMBOURG RHEINSBERG

BERLIN

PARIS


Ilse Leo est née à Berlin le 3 juillet 1919.

À ce qu’on raconte, on put tout juste éviter qu’elle ne naquît dans l’ascenseur. Les chauffeurs de taxi berlinois étaient en grève une fois de plus, et c’est en voiture à cheval que Frieda Leo, sur le point d’accoucher, fut conduite in extremis à la clinique. Wilhelm Leo, le bienheureux père, n’était pas présent à l’heure décisive. Lorsqu’il vit pour la première fois sa fille nouveau-née, il se comporta de la manière la plus étrange qui soit : il sortit avec précaution le bébé de ses langes, et le considéra avec attention lorsqu’il fut tout nu. « Wilhelm, que fais-tu donc là ? » s’écria la mère épouvantée. « Ah ! ma petite Frieda, je voulais juste m’assurer de la chose. Tu sais, les nonnes [il voulait dire les infirmières de la maternité] ne savent pas faire la différence ! »

fig. 43

Therese Friedländer-Leo,

1909.

— 1

Poète et journaliste allemand.

La famille de Wilhelm Leo était originaire de Varsovie. Il y a bien longtemps vivait là un orfèvre du nom de Leib Levin. Dans la communauté juive, on l’appelait respectueusement Reb ou Rabbi, bien qu’il ne fût pas rabbin. Il passait pour un homme de sciences, pratiquait des expériences 123 de chimie et avait des connaissances en alchimie. De surcroît, il était fournisseur de la cour et il obtint richesse et considération. Mais lorsqu’il fut forcé de constater que l’accès à l’université de Varsovie était refusé à ses trois fils, il vendit son affaire et émigra au royaume de Saxe, où les Juifs pouvaient faire des études. À Magdeburg, il ouvrit un autre magasin de joaillerie. À partir de ce moment-là, les fils de la famille Levin devinrent juristes ou médecins. Ils ne tardèrent pas à changer en Leo leur nom de Levin. Lorsqu’il y eut assez de juristes et de médecins dans la parentèle, certains des fils investirent le secteur bancaire et établirent un important réseau de relations avec Hambourg, Milan et Paris. C’était une famille bourgeoise et aisée. Aujourd’hui encore il est question dans la famille d’un aïeul, un banquier, le Doktor Friedrich Leo, qui aurait épousé une cousine de Heinrich Heine 1. Cela n’avait pas plu à ce poète si adulé, parce qu’il aurait eu lui-même des vues sur sa jolie cousine. Il se serait donc vengé avec le poème suivant : Et comme j’avais longtemps, trop longtemps hésité, Sur des terres lointaines vécu passion et rêvé, Le temps parut trop long à ma bien-aimée, Elle s’est cousu une robe de mariée, Et a ceint de ses tendres bras Un fiancé, le plus stupide des stupides gars.


l’histoire de ma mère

Selon des sources plus sûres, cependant, c’est un certain John Friedländer qui aurait épousé Amalie, la cousine et l’amour de jeunesse de Heine. Ce Doktor Friedrich Leo aurait donc été le mari de Therese 2 , la fille de la cousine de Heine.

Wilhelm Leo, en tout cas, le père d’Ilse, était le plus jeune des cinq fils de cette Therese Leo, née Friedländer. Le Doktor Friedrich Leo, le père de Wilhelm, mourut peu de temps après sa naissance. Therese Leo quitta Magdeburg pour s’installer avec ses enfants à Berlin, où elle se convertit au protestantisme.

Elle s’intéressait à la musique et à l’art, et elle peignait. Max Liebermann 3 , avec qui elle était amie, avait l’habitude de commenter son travail par un laconique « Ça, c’est bon ! » ou « Ça ne vaut rien ! ». Elle s’employa, avec le soutien de ce peintre réputé, à faire entrer les femmes à l’Académie des beaux-arts. Wilhelm Leo reçut de lui en cadeau, à l’occasion de son mariage avec Frieda, un paysage : « Je ne vous l’ai donné 124

que parce que je voulais m’en débarrasser, c’est une œuvre de jeunesse, à cette époque j’avais une sorte de passage à vide, il est horrible, non ? » Ilse se souvient du tableau

sur la photo de présentation des cadeaux de mariage. Il fut perdu lors de leur fuite, comme tant d’autres choses. Lorsque la grand-mère Therese Leo mourut, Ilse, l’aînée, avait six ans. C’est elle qui l’a le mieux connue. Ilse se rappelle quand elle grimpait sur les genoux de sa grand-mère, assise dans son fauteuil, et restait captivée par les histoires juives qu’elle lui racontait. Wilhelm Leo fit des études de droit à Berlin et se spécialisa en droit international. Il passa plusieurs semestres à Munich, Genève, Milan et Londres au cours de son cursus. Lors de la première guerre mondiale, il ne fut déclaré que partiellement apte, à cause d’une lordose congénitale. Il fut affecté comme syndic auprès du commandant des forces d’occupation allemandes à Bruxelles. Mais il n’y resta pas longtemps : un jour que des otages devaient être fusillés, il refusa d’en signer l’ordre. Il fut dégradé et renvoyé dans son pays comme réserviste. Après la guerre, il ouvrit à Berlin un cabinet d’avocat spécialisé en droit international. Ses vastes connaissances juridiques et son intégrité lui permirent d’acquérir une réputation d’avocat compétent, mais ce n’était pas un ténor du barreau, il était bien trop lent à exposer ses arguments.

fig. 44

Wilhelm Leo tenant dans ses bras sa fille Ilse, 1919.

— 2

Therese Leo, la grand-mère

d’Ilse.

— 3

Max Liebermann, peintre allemand (1847-1935). À partir de 1920, il est président de l’Académie prussienne d’art, mais en 1933, à la suite de l’arrivée au pouvoir des nazis et à cause de ses origines juives, il lui est interdit de peindre.


— 4

Joseph Goebbels (1897-1945) est membre du NSDAP (parti nazi) à partir de 1924. En 1927, il fonde le journal antisémite Der Angriff, par le biais duquel il attire de nombreux adhérents à Hitler. Il fut nommé ministre de l’Information et de la Propagande après la victoire du NSDAP aux élections de mars 1933, poste qu’il conserva jusqu’à sa mort (il s’empoisonna, avec toute sa famille, le 1er mai 1945). Il avait pour mission principale, au sein du Reich, de rendre crédibles et positives les mesures prises par le gouvernement nazi et d’entretenir le culte de la personnalité autour de Hitler.

Un procès, qui eut lieu en juillet 1927, devait lui être fatal. Joseph Goebbels  , un agitateur d’extrême droite encore inconnu, avait affirmé en public qu’il devait son pied bot aux tortures que lui avait fait subir un général français en 1920 lors de l’occupation de Cologne. Le général, en retraite, porta plainte contre Goebbels pour diffamation et confia l’affaire au cabinet de Wilhelm Leo. Au cours du procès, on apporta la preuve que Goebbels avait un pied bot de naissance. Ce dernier perdit le procès et fut condamné à payer au général français un franc symbolique à titre de dommages-intérêts. Le défenseur de Goebbels, à la fin de l’audience, proféra cette menace : « Maître, vous n’oublierez pas cette journée de sitôt ! » Les événements ne tardèrent pas à montrer combien il disait vrai. Wilhelm Leo fit partie des premiers à être déportés en camp de concentration dès que les nazis eurent pris le pouvoir. 4

Jusque-là, le cabinet d’avocat international de Berlin marcha bien, et Wilhelm Leo fut chargé de nombreuses affaires. Pour réussir pleinement, il lui aurait fallu représenter les directeurs généraux de 125 grandes entreprises dans des affaires un peu louches, se livrer à des manœuvres de juriste. Cela ne lui plaisait pas. Il liquida son cabinet et partit à la campagne. Il préférait défendre les paysans dont le champ avait été saccagé par la vache du voisin, plutôt que de se salir les mains. Politiquement, il se sentait de gauche. Avant la première guerre mondiale, déjà, alors qu’il était étudiant, il avait adhéré au parti socialiste. Il raconta à ses enfants qu’un agent de police était toujours tenu d’assister aux réunions du parti et d’intervenir immédiatement dès qu’était évoqué un sujet interdit. L’agent déclarait alors : « La réunion est terminée. » Cependant, la plupart du temps il dormait. Quel que fût le moment où il se réveillait, il se mettait à hurler – alors même qu’il n’avait aucune idée de ce dont on discutait – qu’il était interdit de parler de cela, que la réunion était finie. Aucune discussion ne pouvait porter sur « Sa Majesté », l’empereur ; en conséquence, les membres du parti utilisaient le nom de code de « Siegfried Meier » lorsqu’il était question de lui.

— 5

Compositeur et musicien allemand (1862-1942).

Toutefois, rien, ni son travail d’avocat ni ses activités politiques (peu importantes, à vrai dire), ne revêtait à ses yeux autant de valeur que de jouer du piano. Wilhelm Leo était un pianiste de talent. Sa grand-mère, Amalie Friedländer, née Heine, avait soi-disant pris des leçons de piano avec Chopin, et lorsque la mère de Wilhelm décela le talent de son plus jeune fils, elle l’envoya à Emil von Sauer 5 . Le timide Wilhelm




l’histoire de ma mère

venait tout juste de se présenter devant le grand maître, quand soudain une dame séduisante d’une cinquantaine d’années entra dans un bruissement d’étoffes. Elle se mit au piano et commença à jouer. Wilhelm se demanda qui pouvait bien être la dame et pourquoi Sauer se montrait si déférent avec elle alors qu’elle ne jouait pas particulièrement bien. Lorsqu’elle eut terminé, elle échangea quelques mots avec le maître, qui la reconduisit jusqu’à la porte. Sauer fit alors venir Wilhelm Leo auprès de lui et lui demanda : « Vous voulez devenir mon élève ? Savez-vous ce que cette dame vient de

fig. 45 (p. 122)

Wilhelm Leo et ses quatre frères aînés entourant leur mère, Therese.

— 6

Seconde épouse de Richard Wagner.

jouer ? – Oui, naturellement, le Troisième Sonnet de Pétrarque de Liszt. – L’avez-vous étudié vous aussi ? – Oui. – Eh bien, permettez-moi de vous écouter. » Soit dit en passant, la

dame qui avait été la cause de toute cette agitation se nommait Cosima Wagner 6 .

128

Wilhelm Leo passait le plus clair de son temps à jouer du piano. Mais Sauer lui avait déconseillé d’entreprendre une carrière de concertiste. « Vous n’y arriverez pas, à cause de votre trac. » En marge de ses études de droit, il suivit avec succès une formation pour devenir musicien professionnel et étudia la théorie de la musique au Conservatoire de Berlin. Il travailla quelques années comme répétiteur de chœur au Philharmonique de Berlin. La mère d’Ilse, Frieda, était née Warschau, et la rumeur courait qu’elle comptait parmi ses ancêtres le marin hollandais Willem Barents, l’explorateur du Spitzberg et des îles de la mer de Barents, à laquelle il a donné son nom. Un autre de ses ancêtres est censé avoir été décapité, avec Klaus Störtebeker 7, pour faits de piraterie.

— 7

La mère de Frieda était la benjamine de seize enfants. Il fallait plusieurs mois à son père, capitaine employé par la Hapag 8 , pour effectuer les trajets entre Hambourg et l’Amérique. Il était rarement à la maison, mais toujours assez longtemps pour y trouver un nouvel enfant à chacun de ses retours. Il avait coutume de banqueter avec ses officiers et ses amis dans la salle à manger, et de frapper le sol de sa canne vers la fin du repas pour que ses enfants viennent remplir leurs assiettes avec les restes.

— 8

La mère mourut après la naissance du seizième enfant. Il parut alors tout naturel que la fille aînée, bien que fiancée à un officier de marine, s’occupât du foyer et de ses frères et sœurs. Lorsque le dernier enfant eut quitté la maison, elle avait depuis longtemps dépassé la quarantaine et était trop vieille pour pouvoir encore espérer se marier.

Célèbre pirate allemand de la fin du xive siècle.

Hamburg-Amerikanische Packetfahrt-Actien-Gesellschaft, principale compagnie assurant les liaisons maritimes entre l’Allemagne et l’Amérique du Nord.


fig. 46

Wilhelm au piano.

À sa manière, la mère de Frieda était émancipée. Elle fonda la première association féminine de gymnastique à Hambourg et obtint que les femmes puissent porter un pantalon dans la rue, lorsqu’elles montaient à bicyclette, sans être immédiatement arrêtées pour trouble de l’ordre public par le premier policier venu. En outre, elle de mariage et épousa un homme du nom de divorça du père de Frieda après un an Reifenstein, qui était grossiste dans le commerce des harengs. On appelait quelqu’un comme lui un « dompteur de harengs ». Ilse et ses frères et sœurs pensèrent longtemps que leur grand-mère au visage si délicat et aux cheveux blancs était une « dompteuse » de poissons. Ils l’imaginaient debout au centre d’une piste de cirque, en tutu, faisant sauter les harengs au travers d’un grand cerceau. Cela lui seyait parfaitement. Elle était appréciée par la bonne société de Hambourg, avait une garde-robe du meilleur goût, et sortait souvent. À l’âge « canonique » de quarante-cinq ans, on lui prêtait encore plusieurs amants.

Frieda, son unique enfant, fut élevée comme il convenait à une jeune fille de la 129 haute société. Elle reçut la dernière couche de vernis dans un pensionnat de Lausanne. Mais Frieda avait autre chose en tête que d’apprendre quel vin devait accompagner quel mets. Avec quelques autres jeunes filles, elle se glissait le soir furtivement en dehors de l’établissement et suivait des cours de sténographie et de dactylographie. Lorsqu’elles furent prises sur le fait, la directrice fut assez judicieuse pour ne pas les renvoyer, mais pour, au contraire, organiser à l’intérieur même du pensionnat un cours de sténodactylographie et de comptabilité commerciale avec des professeurs compétents. Avec sa formation d’employée de bureau et sa connaissance de plusieurs langues étrangères, Frieda refusa de rester à la maison dans l’attente du prince charmant. Au grand dam de la bonne société de Hambourg, elle chercha du travail. Elle passa un an en Suède et, peu de temps avant la première guerre mondiale, séjourna quelques mois à Londres, où elle fut en relation avec le mouvement des suffragettes.

fig. 47

Frieda WarschauReifenstein vers 1905.

Elle était petite, gracile et douce. Mais son apparence était trompeuse, car elle possédait une volonté de fer. Pour Wilhelm Leo, qui s’intéressait peu aux choses matérielles en dehors de celles de sa profession, et à qui il importait avant tout d’avoir assez de temps pour jouer du piano, elle était une bénédiction.


l’histoire de ma mère

Elle s’occupait de la maison, des enfants et des dépenses. Il serait certainement mort après être tombé entre les mains des nazis si elle ne l’avait pas tiré du camp de concentration et n’avait immédiatement organisé leur émigration vers la France.

Ils se connurent à Bruxelles, bien avant que Wilhelm ne fût dégradé. Frieda travaillait au service des forces d’occupation allemandes en tant qu’interprète sténotypiste. Ils se rencontrèrent dans le quartier pauvre, Frieda portant un sac rempli de boîtes de lait concentré, et Wilhelm, un sac duquel émergeaient ici et là des morceaux de pain de munition ; tous deux cherchaient à distribuer aux pauvres du pain et du lait. Il lui demanda : « Que faites-vous donc ici, mademoiselle ? » Elle répondit : « La

même chose que vous, maître. Si vous permettez, je vais vous ranger votre sac, afin que l’on ne voie pas son contenu. »

130

La famille Leo – Frieda et Wilhelm, les parents, et leurs trois enfants (Ilse, sept ans, Edith, six ans, et Gerhard, trois ans) – partit s’installer en 1926 dans une petite ville à environ soixante kilomètres au nord de Berlin. Rheinsberg, réputée pour son château de style rococo, entourée de forêts profondes, était située au bord de l’un des lacs du plateau du Mecklembourg, le Grinericksee ou « lac au dos vert », ainsi dénommé parce qu’il était rempli d’algues. Des images d’une époque idyllique surgissent parmi les souvenirs d’Ilse : une maison à étage au milieu d’un grand jardin donnant directement sur le lac, avec seulement une rue qui l’en séparait, des cris d’enfants, des aboiements de chiens, des rires, de la musique. Au rez-de-chaussée se trouvaient les bureaux du cabinet de Wilhelm Leo, sa salle de musique avec le piano de concert Bechstein, la bibliothèque, une salle à manger, une cuisine et des chambres pour les domestiques. À l’étage se trouvaient la chambre à coucher et les chambres des enfants, une pour chacun, et la salle de bains. À Rheinsberg aussi le cabinet marcha bien les premières années. Un collaborateur, trois sténodactylographes et deux stagiaires travaillaient pour Wilhelm Leo. De plus, il y avait des employés de maison : une bonne, une femme de chambre et une nurse. Les Leo possédaient même une voiture. Dans la famille, la musique était très présente. Le père aimait surtout la musique romantique et il interprétait avec prédilection du Chopin ou du Liszt. Ou bien

fig. 48

Frieda, Wilhelm, Ilse et Edith, 1921.


il accompagnait sa femme et ses enfants au piano lorsqu’ils chantaient des lieder de Schumann, Schubert ou Hugo Wolf. Ils tenaient table ouverte, les invités venaient en grand nombre. Souvent, ces soirs-là, trois petits personnages se pressaient en haut contre la balustrade, assis, l’oreille aux aguets. Les enfants retenaient les mots qu’ils en cherchaient la définition. Leur père avait ne comprenaient pas, et, le lendemain, rangé le dictionnaire sur l’étagère la plus basse, exprès pour eux.

Les trois enfants allaient à l’école primaire publique de Rheinsberg. Plus tard, les deux filles fréquentèrent le lycée Fontane à Neuruppin, une école réputée pour être progressiste. Au plus dix à douze élèves par classe, garçons et filles mélangés. On y enseignait selon les méthodes pédagogiques modernes. Dans le laboratoire de chimie ou de physique, chaque élève, fille ou garçon, avait sa propre paillasse d’expérimentation. Les frais de scolarité étaient élevés, aussi, chaque année, trente ou quarante enfants, doués mais désargentés, étaient-ils pris en charge par le Land. Gerhard, le plus jeune, avait dix ans lorsque les 131 nazis prirent le pouvoir et que son père fut envoyé en camp de concentration. Il n’eut jamais l’occasion de fréquenter un lycée en Allemagne. Ilse et Edith effectuaient un trajet quotidien de deux heures aller-retour pour se rendre au lycée, car Neuruppin se trouvait à presque soixante kilomètres au sudouest de Rheinsberg. La longueur du trajet jusqu’à l’école et le réveil à cinq heures du matin leur étaient moins pénibles que l’humeur maussade d’une veuve chez laquelle il leur aurait fallu prendre pension. Lorsque Wilhelm Leo avait à faire au tribunal de Neuruppin, il allait chercher ses filles à l’école et les emmenait déjeuner. Au sein de la famille, la dégradation de la situation politique ne se fit sentir que progressivement. Tout d’abord, les sujets de conversation des parents changèrent. On parla plus de politique que de musique ou de littérature. Wilhelm Leo expliquait à ses enfants que si ces gens-là devaient accéder au pouvoir, le pays se retrouverait comme aux temps les plus sombres du Moyen Âge. Il appelait les nazis « les hors-la-loi », le pire des jugements à ses yeux, parce que pour lui le respect des lois primait tout. C’est pourquoi il lui fut si longtemps difficile de croire à la victoire des nazis. Il était impossible que des gens qui déclaraient ouvertement refuser de se conformer à la Constitution accèdent au pouvoir en Allemagne.




l’histoire de ma mère

Puis vint l’époque où l’on confia moins d’affaires à Wilhelm Leo 9 . Frieda déclara alors que le temps des restrictions était venu. Les enfants durent s’habituer à côtoyer des camarades de classe qui portaient l’uniforme des Jeunesses hitlériennes. Force leur fut aussi de constater que certains de leurs amis ou amies ne leur adressaient plus la parole parce qu’ils n’étaient pas « de pure race aryenne ». Mais que signifiait donc « Aryen » ? Le petit Gerhard crut longtemps que son ami, qui depuis l’avait renié, confondait ce mot avec celui d’« Arabe », jusqu’à ce que son père lui expliquât exactement ce qu’il en était. Il conclut par ces mots : « Plus rien maintenant ne sera comme avant. » Des prospectus nazis furent jetés par-dessus leur clôture. Des troupes de SA se ruèrent en braillant dans les rues de Rheinsberg et cassèrent des vitres.

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Depuis un certain temps déjà, une machination s’ourdissait contre Wilhelm Leo. Il s’était beaucoup trop exposé. Lors d’une réunion du parti social-démocrate, il avait dit qu’il fallait aligner le long du mur une douzaine de nazis et les fusiller, qu’alors on retrouverait la paix, que l’on ne pourrait venir autrement à bout de ce mouvement. Lorsque ses camarades sociaux-démocrates lui rétorquèrent que l’Allemagne était une démocratie et que cela aurait été indigne d’une démocratie, il avait répondu : « Si nous continuons à demeurer spectateurs, ce ne sera bientôt plus une démocratie. » Des rumeurs se mirent à circuler sur « le Juif » Leo, lui prêtant les traits d’un avocat véreux. Goebbels n’avait pas oublié le camouflet de son procès perdu. La nuit qui suivit l’incendie du Reichstag – le 28 février 1933 –, un camion transportant des SA armés s’arrêta devant la maison de Rheinsberg. Gerhard fut témoin de l’arrestation de son père : Les SA, une formation nazie de tueurs et de gros bras, s’emparèrent de mon père. J’entendais les hurlements des SA. Deux hommes lui tordirent les bras dans le dos et il fut traîné vers le camion sous les coups de crosse qui pleuvaient sur lui. Ma mère, sur les marches de l’entrée, pleurait, effondrée. Moi, à la fenêtre de ma chambre, je poussais des cris perçants, d’une voix qui me paraissait étrangère, comme si elle ne m’appartenait pas. 10

Sa famille ignorait où Wilhelm Leo avait été conduit. Frieda prévint tous les gens influents qu’elle connaissait et se mit à la recherche de son mari. Pendant quinze jours atroces, ils demeurèrent dans l’incertitude quant à son sort. Les enfants

fig. 49 (p. 128)

Frieda, Edith, Gerhard, Ilse et Wilhelm Leo à Rheinsberg.

— 9

En 1933, après la nomination de Hitler au poste de chancelier le 30 janvier par le président Hindenburg, les premières mesures contre les Juifs apparaissent. Le 1er avril, un boycott des commerces juifs est engagé. Le 7 avril, une loi sur la « réorganisation de la fonction publique », qui permet d’exclure les fonctionnaires juifs, est votée. Hitler approuve également ce même jour un décret qui bannit les Juifs et autres « non-Aryens » des métiers de loi et autres emplois liés à l’administration civile. Parallèlement, et sans ordonnance ni loi centrale sur la question, Hitler exerce son contrôle sur l’ensemble de la culture. Les professions artistiques se retrouvent ainsi très rapidement et violemment épurées (autodafé de livres, exclusion des Juifs du journalisme et des métiers d’art, etc.). Sont également présentes à ce moment-là les prémices du processus d’aryanisation. Ce dernier entraîne progressivement un isolement économique des Juifs, notamment dans les provinces où les cadres nazis exercent des pressions contre les entrepreneurs juifs, dont les clients prennent peur.

— 10

Leo, Gerhard, Un train pour Toulouse, Messidor, 1989, p. 35.


— 11

Ce camp de concentration a été édifié en mars 1933 au milieu de la ville d’Oranienburg (Brandebourg), sur l’emplacement d’une ancienne brasserie fréquentée par les SA. Il s’agit d’un des tout premiers camps de concentration nazis. Jusqu’à sa fermeture en juillet 1935, trois mille hommes et trois femmes y ont été enfermés.

refusèrent d’aller à l’école. Enfin ils apprirent qu’il avait été emmené au camp de concentration d’Oranienburg 11 , près de Berlin. Frieda réussit à le faire transférer à l’hôpital, puis, de là, chez eux. Wilhelm Leo fut rendu à sa famille, mais c’était un homme brisé. Il n’a ja mais raconté à ses enfants ce qui lui était arrivé au camp de concentration. Il essaya à plusieurs reprises d’attenter à ses jours. Un jour, dans les bois tout proches de Rheinsberg, des SA le dépendirent d’un arbre in extremis. Frieda savait qu’il lui fallait agir vite. La libération de Wilhelm n’était que provisoire. Goebbels préparait un nouveau procès pour faire déclarer l’ancien nul et non avenu. Début septembre 1933, on leur prit leurs passeports. La totalité de leurs biens fut confisquée, et ils n’étaient pas du tout assurés de pouvoir demeurer encore longtemps dans leur maison. Ils décidèrent de quitter l’Allemagne sans plus tarder, ce qui impliquait pour eux de recourir à des moyens illégaux.

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Ils eurent du mal à convaincre le passeur, grassement payé pour leur faire franchir la frontière belge, d’emmener Gerhard, qui n’avait que dix ans. Les deux filles devaient rester à Hambourg chez leur grand-mère « aryenne » Reifenstein.

fig. 50

Avant la fuite : Frieda, Gerhard et Wilhelm avant leur départ pour Paris.

Un jour, à l’aube, les Leo quittèrent leur maison de Rheinsberg. Chacun portait un petit sac. Il fallait qu’ils aient l’air de partir en excursion, en aucun cas celui de prendre la fuite. Ils prirent congé le cœur lourd de leur chère maison et de son jardin. La maison était presque vide. Tout ce qui avait encore quelque valeur, ils l’avaient vendu depuis longtemps pour satisfaire l’avidité du passeur. Ils prirent le train pour Berlin et passèrent la nuit à l’hôtel. Le lendemain, ils se séparèrent : les deux filles partirent pour Hambourg ; Wilhelm, Frieda et Gerhard continuèrent jusqu’à Aix-la-Chapelle. Le passeur vint les chercher à la gare. Ils prirent le tramway, changèrent plusieurs fois pour arriver à un terminus qui se trouvait en dehors de la ville, au milieu des champs. Après avoir traversé un pré, ils virent la clôture qui marquait la frontière le long d’un bois. Il n’y avait qu’un seul endroit où l’on avait pratiqué une petite ouverture et installé un tourniquet permettant le passage d’une personne à la fois. Une sentinelle en uniforme gris surveillait la frontière. Lorsqu’elle vit le passeur avec les trois fugitifs, elle posa son fusil sur son épaule et longea lentement la frontière en direction du bois, dans lequel elle disparut. Wilhelm, Frieda et Gerhard Leo passèrent par le tourniquet, l’un après l’autre, la frontière entre l’Allemagne et la Belgique. Le lendemain, ils étaient à Paris.


l’histoire de ma mère

Les conditions posées pour entrer en France étaient encore souples, elles ne se durcirent que quelques mois plus tard, lorsque le nombre des réfugiés venus d’Allemagne eut dépassé les vingt mille. Wilhelm Leo ne tarda pas à obtenir sa carte d’identité d’étranger, dont il devait demander la prorogation chaque année, ce qui, jusqu’en 1938, ne lui posa aucune difficulté.

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Ils avaient la chance d’avoir à Paris un cousin fortuné, Alexander Joel, et c’est d’ailleurs à cause de lui qu’ils avaient choisi Paris comme destination d’émigration. Il venait de la branche financière de la famille Leo, avait émigré en Italie et s’était élevé au poste de président du conseil d’administration de la société italienne Cinzano et à celui de directeur général de l’entreprise française Perrier. Il était aussi, soi-disant, membre du parti communiste. Sans son soutien, les Leo auraient dû dans les premiers temps recourir à la soupe populaire. Mais l’aide de leur cousin prenait parfois des aspects grotesques. Il rendait visite à ses parents pauvres en Rolls-Royce avec chauffeur en livrée. Les Leo vivaient depuis tout juste trois semaines à Paris et occupaient une modeste chambre d’hôtel dans la rue de Lille, lorsque le riche cousin leur offrit deux places dans une loge à l’Opéra de Paris pour un concert de gala dirigé par Arturo Toscanini. Elles avaient coûté une fortune – plus que nous ne pouvions dépenser en trois semaines pour notre entretien. L’habit était de rigueur. Mais nous avions dû laisser ce type de vêtements dans notre maison de Rheinsberg. La location d’habits de soirée coûtait cher, et il aurait fallu que mon père se procure le montant de la caution. Des jours durant, mes parents discutèrent du fait de savoir si l’on pouvait oser revendre les billets. Nous aurions eu un besoin urgent de cet argent. Mais oncle Alexander n’avait-il pas laissé entendre que l’on se verrait peut-être au foyer, à l’entracte ? N’avait-il pas, par hasard, des places dans la même loge ou dans une autre à côté ? Après mûre réflexion, mes parents décidèrent d’aller à l’Opéra et de louer les coûteux vêtements. « Je n’ai encore jamais assisté à un concert aussi sublime avec une aussi mauvaise conscience », déclara mon père plus tard. 12

Notre grand-mère de Hambourg pleura beaucoup lorsqu’elle prit chez elle ses deux petites-filles. Elle ne s’était jamais particulièrement intéressée à la politique et ne comprenait pas pourquoi son gendre était persécuté. Il avait pourtant

— 12

Leo, Gerhard, Un train pour Toulouse, Messidor, 1989, p. 105.


vite, un procès pour haute trahison fut instoujours été un honnête homme. Très truit contre Wilhelm Leo. La Gestapo de Berlin chargea la police de Hambourg d’interroger les fillettes.

Mais les habitants de Hambourg, ces fiers bourgeois de la Hanse, opposèrent au début une certaine résistance aux nazis. Même après 1933, on continuait à entendre dans les cabarets des histoires drôles sur « Hitler et sa bande d’assassins ». Les sœurs Leo en furent quittes pour la peur, le policier se contenta de faire confirmer son passage par la grand-mère. — 13

La BDM (Bund Deutscher Mädel ou Ligue des filles allemandes) faisait partie d’un ensemble d’organisations de jeunesse dépendant du NSDAP (parti nazi) et mises en place dès 1925.

Elles continuèrent à aller à l’école à Hambourg. Il leur fallait écouter les discours de Hitler, ses vociférations venimeuses à l’encontre des Juifs en lieu et place de la prière du matin, reproduits par un magnétophone. Leurs camarades de classe voulaient les entraîner au sein de la BDM 13 . Tout y était super, les jolis chants, les gentilles cheftaines. Ilse disait : « Vous savez bien, nous ne pouvons pas, notre père… » Le jour où l’on brûla des livres dans la 137 cour de l’école, il n’y avait pas classe. Finalement, elles devaient elles aussi partir pour Paris et rejoindre leur famille. On avait prévu qu’elles viendraient y séjourner avec leur grand-mère pendant les congés de Noël, comme si de rien n’était. Mais même pour un simple départ en vacances, les fillettes avaient besoin d’un passeport. La grand-mère se rendit donc au service des passeports. On la fit attendre longtemps, puis on l’informa que naturellement elle pouvait se rendre à Paris, mais que ses petites-filles devaient rester à Hambourg en otages, parce qu’un procès était en cours contre leur père, ce criminel d’État. Mamie Reifenstein resta assise, comme frappée par la foudre. La salle d’attente se vidait. Dehors il faisait déjà sombre. Et la dame d’un certain âge, vêtue avec élégance, était toujours assise sur son banc et ne bougeait pas. On s’apprêtait à fermer le service des passeports. Un jeune homme la pria poliment de rentrer chez elle, on allait maintenant fermer. Elle leva les yeux. Mais ce jeune homme, elle le connaissait ! C’était le fils d’un de ses anciens amants et il travaillait ici comme conseiller de légation. Lui, très surpris : « Chère madame, que faites-vous donc ici ? » Elle, sautant sur l’occasion : « Ah, imaginez-vous donc, je voulais aller passer Noël à Paris avec mes petites-filles et je suis arrivée trop tard. On ne m’a pas tamponné mes papiers. Que vaisje faire maintenant ? Voici les extraits de naissance de mes petits-enfants. Elles se font une telle joie de ces vacances. » Peut-être laissa-t-elle aussi couler quelques larmes le


l’histoire de ma mère

long de ses joues. Naturellement, il ne put lui résister : « Ah, nous nous en occupons tout de suite. » Il prit ses papiers, rentra dans le bureau, revint au bout de quelques minutes et lui glissa dans la main les documents revêtus des cachets officiels. « Voilà, maintenant vous pouvez vous rendre à Paris avec vos petits-enfants. » De retour chez elle, elle fit les bagages, et le soir même elles prenaient le train pour Paris. Après plus d’un an de séparation, les Leo purent fêter Noël ensemble à Paris.

Là, les fillettes purent enfin respirer. Pour la première fois, c’en était fini des SS, des SA et des tonitruants Heil Hitler. Au lieu de l’hôtel sordide, ils habitaient désormais un petit appartement dans un immeuble récent du douzième arrondissement.

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Les parents essayèrent de gagner de l’argent. Frieda se fit engager comme domestique dans des familles d’émigrés qui pouvaient se le permettre, ou bien elle faisait des travaux manuels à domicile. En ce qui concernait Wilhelm Leo, toutes ses tentatives de contribution à l’entretien de la famille par un travail régulier échouèrent lamentablement, jusqu’à ce qu’il pût acquérir une librairie. Un jour, il dut faire du porte-à-porte pour le compte d’un boucher juif, pour vendre de la saucisse. Les gens lui demandaient si la saucisse était bonne et il répondait qu’il n’en savait rien, qu’il ne l’avait pas goûtée. Cela n’était certes que la stricte vérité, mais ce n’était pas très commerçant. Il n’en vendit pas un seul morceau, la saucisse commença à sentir mauvais, les Leo durent la manger eux-mêmes. Les filles allèrent au lycée voisin, le lycée Victor-Hugo, et Gerhard alla à l’école primaire. Les moyens financiers des Leo étaient cependant si limités qu’Ilse, qui avait déjà quinze ans et n’était plus soumise à l’obligation de scolarité, quitta de nouveau le lycée au bout de quelques mois. Elle entreprit, à l’aide d’une bourse du Congrès juif mondial, une formation sur deux ans dans une école où l’on enseignait la technique et le dessin publicitaires ainsi que la retouche photographique. Edith fréquenta le lycée plus longtemps, mais elle suivit en même temps des cours de secrétariat. Le cursus scolaire de Gerhard fut interrompu à son tout début, parce qu’il attrapa la diphtérie et dut passer de longs mois à l’hôpital pour y être soigné. Malheureux et malade, le garçonnet de dix ans tomba amoureux de la jeune doctoresse de l’établissement et ainsi apprit le français plus vite que ses sœurs, qui d’ailleurs ne tardèrent pas à le parler parfaitement et sans accent. Les parents pouvaient se faire comprendre grâce au français qu’ils avaient appris à l’école ou au cours de leurs sé-


jours à l’étranger. Il est vrai que le père Leo utilisait des tournures archaïques qui parfois conduisaient à des méprises. L’instituteur de Gerhard lui écrivit poliment qu’il pouvait laisser à son fils le soin de faire ses devoirs du soir, qu’ils n’avaient en outre encore pas du tout étudié l’imparfait du subjonctif.

En 1935, la situation s’améliora un peu lorsqu’ils purent prendre en location une petite librairie et bibliothèque. La LIFA, Librairie française-allemande, se trouvait dans la rue Meslay, une ruelle transversale près de la place de la République, et proposait la vente et le prêt de livres français et allemands. La famille habitait l’arrière-boutique, la réserve située derrière le magasin. Un étroit corridor conduisait à l’unique pièce que l’on pouvait fermer. C’était là que vivaient les filles, et là aussi que l’on mangeait. Dans le corridor, ils avaient posé un paravent pour séparer l’endroit où les parents vivaient et dormaient de celui réservé à Gerhard. Il y avait aussi une petite cuisine, et, à un moment donné, un piano y trouva même sa place, loué par Wilhelm Leo à une ancienne 139 élève de Sauer. Elle souffrait d’arthrite et ne pouvait plus jouer. Lorsqu’il ne pouvait pas payer le loyer du piano, il jouait quelque chose à la vieille dame, ils parlaient de Sauer et elle lui faisait grâce du loyer pour le trimestre suivant. fig. 51

Wilhelm et Gerhard à Paris.

Tous aidaient à la librairie. Frieda Leo était la patronne, elle tenait la comptabilité et se chargeait de toutes les écritures. Pour la vente, elle était handicapée par sa surdité qui ne cessait d’empirer depuis la naissance de Gerhard. Certes, elle portait un appareil auditif, mais, sans l’aide d’oncle Alexander, elle n’aurait pas souvent pu acheter les piles, qui étaient onéreuses. La librairie ne marchait pas particulièrement bien, parce que les clients étaient principalement des émigrants, eux-mêmes sans le sou, et que Wilhelm Leo considérait les livres comme un substitut de sa bibliothèque demeurée à Rheinsberg et rechignait à se séparer du moindre ouvrage.

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Schutzverband Deutscher Schriftsteller (SDS), Union des écrivains allemands.

Après la fermeture du magasin, on se livrait à des débats et à des lectures dans la librairie. Entraient et sortaient des écrivains ayant fui l’Allemagne, réunis en un comité de soutien, le SDS 14 . Le père Leo en était également membre et responsable des affaires juridiques. Des noms illustres qu’Ilse a gardés en mémoire. Egon Erwin Kisch ensorcela le petit Gerhard avec ses œuvres, l’influença aussi politiquement avec


l’histoire de ma mère

les cours d’histoire qu’il donnait à la Freie Deutsche Hochschule, une institution fondée spécialement pour les enfants d’émigrés. Kisch avait toujours, collée au coin de la bouche, une cigarette qui tressautait au rythme de ses paroles, et la fumée lui faisait plisser les yeux. Edith flirtait avec un Arthur Koestler plutôt consentant, qui venait d’échapper aux sbires de Franco et était totalement sans ressources. Ilse se souvient de discussions avec un Heinrich Mann amical et paternaliste. Il accepta en cadeau une esquisse qu’elle avait faite de son visage pendant l’une de ses conférences. Et, de plus, elle était amoureuse du jeune et beau Klaus Mann.

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Pour aider leur famille, Ilse et Edith cherchèrent du travail tout en poursuivant leurs études. Edith fut assistante d’une professeur de gymnastique et elle exécuta des travaux de secrétariat pour le Pariser Tageblatt, le journal des émigrés allemands 15 . Elle accompagna aussi une colonie de vacances sur la côte bretonne, d’où elle envoya un télégramme tous les quinze jours à la sainte famille à Paris, parce qu’elle était trop paresseuse pour écrire. Ilse peignait des affiches destinées à la décoration de vitrines ou dessinait des ébauches pour une entreprise qui fabriquait des fleurs artificielles. Trouver du travail tout en restant dans la légalité était pratiquement impossible, parce que le recours à la main-d’œuvre étrangère était soumis à un faible quota. Parfois elle devait signer un faux contrat de travail avec une entreprise fictive, et il lui arrivait de perdre son emploi au bout de peu de temps. Ses amis et amies étaient des enfants d’émigrés qui vivaient dans des conditions analogues. Ils se rencontraient chaque semaine, pour discuter de littérature ou de politique. Un jour, ils montèrent une pièce de théâtre, qu’ils avaient eux-mêmes écrite, sur la façon dont l’idéologie nazie pouvait s’imposer au sein d’un lycée allemand. Klaus Mann avait promis de se charger de la mise en scène, mais il ne fit que deux apparitions. C’est l’actrice allemande émigrée Steffi Spira qui la réalisa. La représentation eut lieu dans l’atelier d’une sculptrice et danseuse, mère d’une amie d’Ilse, et tous jouèrent, même le père Leo, qui avait endossé avec dignité le rôle du directeur d’école. À l’entrée, on fit appel à la générosité de chacun, et l’argent fut reversé aux combattants de la guerre d’Espagne. Le père Leo était un invité très prisé par les amis d’Ilse. Lorsqu’il venait chercher sa fille à l’issue d’une soirée à laquelle elle avait été conviée, on le priait d’entrer

— 15

Le Pariser Tageblatt était un journal destiné aux Allemands exilés à Paris, créé à l’initiative de Georg Bernhard (professeur d’économie, journaliste, politicien libéral de gauche). On le trouvait en kiosque à Paris, mais aussi en Allemagne.


au salon où se trouvait le piano. Naturellement, il s’asseyait et jouait. N’était-ce que pour lui qu’elle était invitée aussi souvent ?

Ce furent des jours gais, intenses, malgré la pauvreté, malgré le fascisme menaçant en Allemagne et en Italie, malgré la guerre civile meurtrière en Espagne, malgré les incessants conflits sociaux et les crises gouvernementales en France. Il fallait mor dre dans la vie à pleines dents ; qui savait combien de temps tout cela allait encore durer ? Le dimanche, comme l’entrée était gratuite, Ilse visitait le Louvre avec une amie et copiait des peintures et des sculptures, elle avait toujours sur elle son bloc à dessin. De plus, à cette époque-là, des expositions sur Daumier, Goya et Toulouse-Lautrec et une autre sur les « précurseurs du cubisme » furent organisées. Elle essayait de se procurer des places à bon marché, au poulailler, pour les répétitions des concerts Pasdeloup au Théâtre national de l’Opéra-Comique. Nathan 141 Milstein, Jacques Thibaud ou Arthur Rubinstein se produisaient comme solistes. Des chefs d’orchestre tout juste émigrés d’Allemagne, comme Karl Elmendorff ou Felix Weingartner, dirigeaient Beethoven ou Wagner. Lorsque Emil von Sauer, déjà très avancé en âge, interpréta le Cinquième Concerto pour piano de Beethoven, ce fut à nouveau oncle Alexander qui offrit deux billets à Wilhelm Leo. Cette fois, Ilse accompagna son père ; elle portait une robe longue, et lui, un smoking de location trop grand pour lui. Grâce à son père, elle fit aussi la connaissance de Victor Gilles, le pianiste excentrique qui donnait de merveilleux récitals, le visage fardé et les manches de son habit savamment effrangées. fig. 52

Ilse (à gauche) dans son école d’arts appliqués à Paris.

Dans les cinémas parisiens, on jouait La Dame aux camélias avec Greta Garbo et La Grande Illusion, le film pacifiste de Jean Renoir avec Jean Gabin et Erich von Stroheim. Shirley Temple, âgée de cinq ans, était le nouvel enfant star, The Black Cat, le film d’horreur avec Boris Karloff, un énorme succès. Ilse et Edith portaient des chaussures à talons aiguilles et se maquillaient pour pouvoir entrer. Dans la mesure du possible, elles se faisaient inviter au théâtre par leur admirateur du moment. C’étaient les petits théâtres, souvent dirigés par des émigrés, qui les intéressaient, et non pas l’Opéra Garnier ou la Comédie-Française. Elles purent admirer, dans le rôle du Misanthrope de Molière, le tout jeune et pas encore




l’histoire de ma mère

célèbre Jean-Louis Barrault. Le Théâtre Saint-Martin présentait la première en France de La Mère de Maxime Gorki. À la Comédie des Champs-Élysées, on donnait La Machine infernale de Jean Cocteau, et au Théâtre Mathurins-Pitoëff La Sauvage de Jean Anouilh.

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fig. 53 (p. 139)

Portrait d’Edith Leo.

Pendant les pauses à l’école de dessin, Ilse s’asseyait avec ses condisciples sur les marches du perron et fumait ses premières cigarettes. Les espoirs qui alimentaient leurs conversations, ils les voyaient maintenant se réaliser autour d’eux : le combat héroïque des Brigades internationales, les changements en Union soviétique. En France, quelque chose d’inimaginable s’était produit : les socialistes et les communistes s’étaient rejoints pour former un Front populaire unifié. Les parents étaient socialistes, les enfants actifs au sein des Jeunesses socialistes. Le 1er mai, ils marchaient côte à côte avec les communistes. Dans les réunions de groupes, où les sexes étaient rigoureusement séparés, ils entonnaient les chants des travailleurs et ils écoutaient des discours portant sur l’histoire du mouvement des travailleurs. Ilse, de taille moyenne, élancée, ses cheveux châtains coupés au bol, à la dernière mode, son béret à l’équilibre audacieux ombrant son regard rêveur, les mains gantées, déambulait en serrant sous son bras un petit sac. Les bas de soie étaient un luxe. Ilse et Edith en avaient une paire en commun, que portait celle qui avait un rendez-vous. Les beaux endroits, comme les restaurants élégants ou les cafés chics, ne leur étaient pas accessibles. Dans certains établissements, il fallait payer dès l’entrée une somme importante, c’était alors Edith qui, décochant des œillades bleues, racontait au portier des histoires alambiquées où il était question de riches parents américains qui les attendaient à l’intérieur, et entraînait à sa suite sa sœur toute timorée tandis que le portier capitulait devant tant de charme. À cette époque, Ilse vécut aussi son premier chagrin d’amour. Un de ses professeurs, un peintre émigré, marié et de vingt ans son aîné, une grossesse, un avortement auquel il la contraignit. Pour la première fois de sa vie elle eut le cœur brisé, et elle ne lui a jamais pardonné. En 1937, Ilse avait dix-huit ans, elle suivait des cours du soir pour préparer son baccalauréat. En juin 1939, elle se présenta aux derniers examens et trébucha, ironie du sort, en allemand, sa langue maternelle. L’examinateur d’allemand la

fig. 54

Ilse Leo à Paris.


comprenait mal parce qu’elle parlait trop vite, et, de plus, elle n’avait pas la moindre notion de grammaire allemande. Elle devait se représenter à l’automne 1939, mais là c’était bien trop tard. — 16

Président du Conseil d’avril 1938 à septembre 1939, Édouard Daladier n’œuvrait pas en faveur d’une politique « sociale ». Alors que l’afflux de réfugiés étrangers s’intensifiait en France, il institua un décret en faveur de leur internement. En septembre 1938, il signe les accords de Munich avec Arthur Neville Chamberlain (Premier ministre de la Grande-Bretagne), Benito Mussolini (Italie) et Adolf Hitler (Allemagne), autorisant ainsi l’annexion des Sudètes (Bohême et Moravie, alors rattachées à la République tchécoslovaque) à l’Allemagne, et mettant fortement en danger les Juifs de ce territoire. Après le pacte germano-soviétique, en août 1939, Daladier prit des mesures énergiques contre les communistes, puis, en septembre, il entra en guerre contre l’Allemagne. Arrêté par les autorités de Vichy, déporté en 1943 et libéré en 1945, il fut à son retour en France violemment attaqué par les communistes, qui lui reprochaient la politique de Munich et les mesures de rigueur prises contre eux en 1939-1940.

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Leo, Gerhard, Un train pour Toulouse, Messidor, 1989, p. 103.

Déjà en 1938, les temps étaient devenus plus difficiles. Le gouvernement du Front populaire avait échoué et avait été remplacé par un gouvernement conserva teur 16 , hostile aux étrangers. De nombreux étrangers sans ressources furent exhortés à quitter le pays sans délai. Wilhelm Leo fut l’objet lui aussi de ce type de refoulement. Mais, cette fois encore, un ami influent intervint en sa faveur. Wilhelm Leo connaissait Pierre Mendès France depuis l’époque de ses études à Genève, si bien qu’il s’adressait maintenant à celui qui entre-temps était devenu député et l’un des éphémères ministres radicaux-socialistes au sein du gouvernement du Front populaire. Celui-ci répondit aussitôt à son invitation, se rendit à notre boutique dès le lendemain, y acheta une pile de livres, qu’il fit porter dans sa voiture par son chauffeur, et 145 reprocha à mon père de n’avoir pas fait appel à lui depuis longtemps. Il régla notre affaire sur-le-champ en téléphonant au ministre de l’Intérieur. 17

Malgré tout, Wilhelm Leo devait se rendre à la préfecture de police toutes les semaines, et, une fois là-bas, patienter pendant des heures pour obtenir la prorogation de son autorisation de séjour ainsi que de celle de sa famille. Hitler envahit la Pologne le 1er septembre 1939. Deux jours plus tard, la France ainsi que la Grande-Bretagne déclaraient la guerre à l’Allemagne. Le président du Conseil, Édouard Daladier, annonça à la radio : « Nous faisons la guerre parce qu’on nous l’a imposée. Vive la France ! » La situation ne semblait pas encore vraiment dramatique, bien que la ligne Maginot, à l’est, eût montré pendant la première guerre mondiale son inefficacité à contenir les Allemands. La drôle de guerre, qui devait se terminer par la honteuse défaite de la France, avait déjà commencé. Les conséquences se révélèrent désastreuses pour les émigrés allemands et autrichiens. Le 7 septembre, on placarda sur les murs et on publia dans tous les quotidiens du pays l’obligation faite aux « étrangers ennemis, de sexe masculin, âgés de dix-sept à cinquante-cinq ans » de se présenter, munis de couvertures, d’affaires de toilette et de vivres pour deux jours, à certains points de rassemblement. De là, ils furent déportés dans des camps d’internement ouverts dès le mois de janvier pour les réfugiés


l’histoire de ma mère

espagnols, et que l’on avait principalement installés dans le sud de la France. Ils y demeurèrent pour la plupart jusqu’à l’armistice de 1940, quand toutefois ils ne moururent pas à la suite des conditions de vie déplorables.

Cette première vague d’arrestations passa presque sans protestations. Le député socialiste Marius Moutet 18 s’insurgea devant l’Assemblée nationale et trouva inadmissible que des hommes qui avaient échappé aux camps de Hitler se retrouvent désormais internés dans des camps français. On libéra d’abord uniquement les hommes d’affaires allemands emprisonnés par erreur, les nazis, les personnels d’ambassade et un très petit nombre d’émigrés éminemment connus. Au bout de deux ou trois mois, de nombreux réfugiés furent aussi relâchés, pour être repris en mai 1940 lors d’une vague d’arrestations plus forte encore et, cette fois, définitive.

146

Alors que les troupes allemandes avaient lancé leur offensive depuis trois jours, un communiqué officiel du 13 mai 1940 proclama : Les personnes originaires d’Allemagne, de la Sarre ou de Dantzig, ou les étrangers de souche allemande quelle que soit leur nationalité, qui résident dans le département de la Seine, doivent se conformer aux règles suivantes :

— 18

Le 10 juillet 1940, Marius Moutet compte parmi les quatrevingts parlementaires qui votent contre la délégation des pouvoirs au maréchal Pétain. Arrêté, il est interné à Vals-les-Bains, puis est obligé de se réfugier dans la clandestinité à l’étranger jusqu’à la fin de la guerre. Lorsque la Libération se met en place, Marius Moutet organise le comité de Libération de la Drôme. Il retrouve le PalaisBourbon comme député de la Drôme aux deux assemblées nationales constituantes, puis à la première législature de la IVe République.

1. Les hommes, de 17 à 55 ans, y compris les prestataires 2. Les femmes célibataires ou mariées et sans enfant doivent se rendre sur les lieux de rassemblement suivants : les hommes le 14 mai 1940 au stade Buffalo, les femmes le 15 mai 1940 au vélodrome d’Hiver. Ceux qui refuseront d’obtempérer seront arrêtés. Les étrangers susmentionnés doivent se rendre par leurs propres moyens, soit par chemin de fer, soit par tout autre moyen de transport public, sur les lieux de rassemblement ci-dessus indiqués. Ils doivent se munir de nourriture pour deux jours et de la vaisselle nécessaire (fourchette, cuiller, gobelet, etc.). Y compris la nourriture, le paquetage ne doit pas peser plus de 30 kilos. Les administrations civiles et militaires sont chargées de l’application de ce décret. Signé : général Hering, gouverneur militaire de Paris.

En septembre 1939, Wilhelm Leo devait se présenter au stade de football parisien de Colombes 19. Comme des milliers d’autres émigrés d’origine allemande, il était venu en costume d’été et chaussures basses, il n’avait été question que de quarante-huit heures.

— 19

Le stade accueillera entre 20 000 et 25 000 hommes, dont les dirigeants clandestins


du Parti communiste allemand. Les autres camps parisiens étaient le vélodrome d’Hiver pour les femmes, Buffalo, Roland-Garros, ainsi que les écuries de Maisons-Laffitte.

Ils s’installèrent pour la nuit aussi bien qu’ils le purent, sur les gradins, sur la pelouse ou sur la piste entourant le terrain de football. Le lendemain, on leur fit savoir qu’ils étaient prisonniers et qu’ils seraient bientôt déportés. Trois fois par jour, on leur donnait des conserves à manger ; un seau rempli d’eau servait à dix ou quinze hommes pour qu’ils ne soient conduits en autobus à la gare se laver. Cela dura encore dix jours avant d’Austerlitz. Wilhelm Leo atterrit dans le camp d’internement des Milles. Mais, cette fois, sa situation n’était pas aussi mauvaise qu’après son arrestation en Allemagne. Sa famille put maintenir le contact, envoyer des colis contenant des mitaines tricotées et des sous-vêtements de laine, et lui rendre visite. La librairie avait été fermée par la police française, les livres avaient été saisis. Ilse avait abandonné l’idée de se préparer à repasser le baccalauréat, et au lieu de cela suivait une formation d’infirmière auprès de la Croix-Rouge. Lorsque leur père fut libéré pour raison de santé, à l’hiver 1939-1940, ils réussirent à obtenir du parquet 147 la levée provisoire des scellés sur la librairie, de sorte qu’ils purent vendre le reste du stock et en tirer de quoi vivre. Le 10 mai 1940, l’offensive allemande fut déclenchée à l’ouest, d’abord contre la Hollande, la Belgique et le Luxembourg. À peine une semaine plus tard, l’armée française était encerclée, puis devait abandonner Paris aux Allemands, sans combattre, le 14 juin. Le gouvernement se retira, le glas de la IIIe République avait sonné. Le maréchal Pétain, vétéran de la première guerre mondiale, fut élu chef de l’État, à 569 voix contre 80, par le Parlement français qui siégeait au casino de Vichy, et il créa l’État français. Le 22 juin 1940, un traité d’armistice avait été signé à Compiègne, lequel scindait la France en deux zones : le Nord et l’Ouest étaient occupés par les Allemands, tandis que le Sud demeurait une zone libre, avec le siège de son gouvernement à Vichy, et ce, jusqu’au 11 novembre 1942. Entre la zone occupée et la zone libre se trouvait la ligne de démarcation, que l’on ne pouvait franchir qu’avec un laissez-passer difficile à obtenir. Les zones côtières, en particulier sur l’Atlantique et sur la Manche, furent déclarées zones interdites. Ce traité d’armistice contenait aussi un article 19 lourd de conséquences : il obligeait la France à livrer les réfugiés aux Allemands sur simple requête, ce qui équivalait à une suppression du droit d’asile. Le chaos régnait sur les routes françaises. Elles étaient encombrées de véhicules militaires français errant dans le plus grand désarroi, de corps d’armée allemands


l’histoire de ma mère

hésitant entre les zones occupée et non occupée, mais surtout de milliers de Parisiens qui fuyaient vers la zone libre. L’Exode avait commencé.

148

La France devait payer à l’Allemagne 400 millions de francs par jour pour frais d’occupation ; plus tard, la somme fut portée à 550 millions de francs. La nourriture fut rationnée, on institua les cartes d’alimentation : on avait droit, par jour et par personne, à 350 grammes de pain, trois quarts de litre de lait pour les enfants de moins de six ans, un quart de litre de lait pour les enfants de six à quatorze ans, et, par mois, à 500 grammes de sucre, 300 grammes de café et de chicorée, 250 grammes de pâtes et 100 grammes de riz. De plus, on recevait 360 grammes de viande et 50 grammes de fromage par semaine. La situation se dégrada lorsque la récolte s’annonça particulièrement mauvaise et lorsque l’hiver 1940-1941 se révéla exceptionnellement rigoureux. Attendre et faire la queue devint l’occupation principale des Françaises ; un nouveau métier apparut, l’attendeuse : des femmes pauvres faisaient la queue pour celles qui pouvaient encore les rémunérer pour cela, et complétaient ainsi leurs maigres revenus. Mais les Leo ne furent concernés par tout cela que dans une faible mesure. Wilhelm Leo se retrouva dans un camp d’internement près de Montauban. Gerhard, qui allait avoir dix-sept ans et se trouverait de ce fait soumis à la politique française d’internement, quitta Paris et disparut au sein d’un groupe de résistants antifascistes allemands. Lorsque les policiers français vinrent le chercher, ils voulurent, ne le trouvant pas, arrêter sa mère à sa place. Mais la concierge se planta au milieu de la rue et se mit à hurler : « C’est un scandale, une honte, cette femme est malade, n’entend pas bien, n’a jamais fait le moindre mal à personne… ! » Elle fit un tel tapage que les gens tout autour ouvrirent leurs fenêtres et se mirent à vitupérer de concert. La police s’en retourna bredouille. Frieda Leo dut, trois mois plus tard, en tant qu’« Aryenne de pure race », regagner le Reich, et elle vécut à Hambourg chez sa mère jusqu’à la fin de la guerre. Ilse et Edith se présentèrent au vélodrome d’Hiver le 15 mai 1940 20 . Plus de deux mille femmes allemandes demeurèrent prisonnières des jours durant dans ce vélodrome. Ça grouillait de femmes partout, sur le stade, dans les loges, dans le large corridor qui longeait les tribunes. Elles étaient allongées ou recroquevillées sur des paillasses noirâtres, un monceau de valises, de sacs à dos et autres bagages à côté d’elles.

— 20

En 1909, la galerie des Machines, qui accueillait un vélodrome, est détruite. Un nouveau temple du vélo est alors édifié à l’angle du boulevard de Grenelle et de la rue Nélaton.


Ce vélodrome d’Hiver peut recevoir 17 000 personnes. Un millier d’ampoules permettent l’éclairage de sa salle. En mai 1940, les autorités françaises se servent du Vél’ d’Hiv’ pour regrouper les femmes ciblées par les mesures d’arrestation, en attendant de les transférer dans des camps d’internement. La vague la plus massive d’arrestations de Juifs en France (12 884 personnes au total, incluant des femmes et des enfants) porte son nom : la rafle du Vél’ d’Hiv’, qui eut lieu dans la nuit du 16 au 17 juillet 1942 à Paris. La situation sanitaire du vélodrome à ce moment-là était si déplorable que beaucoup de personnes y décédèrent, alors que les autres furent transférées dans les camps du Loiret avant d’être déportées. C’est pourquoi, malgré sa destruction en 1959, le vélodrome d’Hiver est resté un lieu de commémoration.

Beaucoup s’étaient rendues au stade dans une tenue totalement inadéquate, avec des chaussures à talons hauts, sans affaires de toilette ni couverture. Des sentinelles patrouillaient, fusil chargé. Il fallait respecter certaines règles, souvent absurdes. Aux lavabos par exemple, en nombre bien insuffisant, il n’était permis de se laver que le visage et les mains. Après plusieurs jours d’une vaine attente, de nombreuses femmes ne s’en souciaient plus et elles se déshabillaient devant les gardes, qui les regardaient, désemparés, et se lavaient de la tête aux pieds. Que pouvaient-elles faire d’autre ? De vie intime il n’était de toute façon plus question. Hormis les vociférations de quelques gardes, il n’y eut pas de réactions. Pendant la nuit, qui était très courte puisque la vie reprenait son cours dès cinq heures et demie, la lumière restait toujours allumée, et on entendait des chuchotements, le crissement de la paille, des ronflements et des gémissements. Dormir sur des paillasses demandait une certaine habitude : sous le poids du corps, la paille ne manquait pas de se tasser et devenait dure comme du bois. De même, les alertes aériennes, qui ne troublaient pratiquement plus la population 149 parisienne, se transformaient ici en minutes de terreur. Ce n’étaient pas les aviateurs ennemis qui déclenchaient cette peur, mais la défense antiaérienne. Les retombées d’un tir de défense pouvaient déclencher une catastrophe, parce que le vélodrome était couvert d’une gigantesque verrière. Pour toute mesure de protection, on avait peint en noir les innombrables petites vitres. Cependant, pire encore que les conditions de vie, l’atmosphère lourde de désespoir qui y régnait minait les femmes.

Un jour, le bruit se répandit que si l’on justifiait d’examens à passer, on était libérée. Edith, qui préparait justement la seconde partie du baccalauréat, éclata en sanglots de désespoir lorsqu’on lui opposa une fin de non-recevoir. Le 22 mai 1940, on transporta les internées à la gare de marchandises d’Austerlitz, dans des autobus qui, par crainte des réactions hostiles de la population parisienne, portaient l’inscription « Service des réfugiés ». L’embarquement des 2 364 femmes dans le train spécial, dont on plomba les portes, dura jusqu’au soir. La nuit était déjà tombée lorsque le train fantôme s’ébranla, tous feux éteints. Le bruit courait qu’on allait vers le sud, mais personne ne savait exactement où, ni combien de temps durerait leur voyage. Le train ne cessait de s’arrêter, des heures durant, la plupart du temps la nuit, de telle sorte qu’elles ne pouvaient rien reconnaître. Dès qu’elles entraient en gare dans des villes assez importantes, là aussi la


l’histoire de ma mère

lumière s’éteignait. Un jour, elles apprirent de soldats français, lesquels se trouvaient dans un train militaire sur le quai voisin, que ces mesures de sécurité étaient prises à cause d’elles : n’appartenaient-elles pas à la « cinquième colonne » ? Parfois on leur passait de l’eau, du pain et de la soupe par les fenêtres.

Ilse essayait de dormir, elle se résignait plus facilement à son sort, et, d’ailleurs, que pouvait-elle bien faire d’autre ? Mais Edith restait éveillée, regardant désespérément par la fenêtre, fondant en larmes sans arrêt.

À la gare d’Oloron-Sainte-Marie, près de Pau, dans le département des PyrénéesAtlantiques, le voyage prit fin. De là, on les conduisit en camion au camp d’internement de Gurs.

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FRIEDRICH LEO

WILHELM LEO

151 THERESE FRIEDLÄNDER

ILSE LEO

FRIEDA WARSCHAU-REIFENSTEIN



troisième étape 1941/1942 centre d’accueil de Chansaye et Lyon

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CHANSAYE

LYON


« Chansaye ? » La femme sur son balcon se détourne pour s’adresser à quelqu’un derrière elle. À travers la rambarde, je distingue des jambes nues et poilues dépassant d’un fauteuil pliant. Son mari ? Connaissent-ils ce village ? Il n’est pas indiqué sur ma carte routière. Il n’y a que la croix griffonnée par mon père. Peut-être Chansaye a-t-il disparu faute d’habitants, et je vais devoir errer sur les routes départementales parce que ce nom ne dira rien à personne.

fig. 55

Tampon de la DCA, Chansaye, 1941.

J’apprends que Chansaye se trouve près de Poule-les-Écharmeaux, non loin de Lamure-sur-Azergues, la ville importante la plus proche. Toujours tout droit. À environ une heure encore. Soudain, sur ma droite, le panneau indicateur de la localité : « Chansaye ». Je ralentis, mais déjà se dresse sur la gauche le panneau de sortie du village. Je gare la voiture et retourne à pied dans ce minuscule lieu-dit. Quelques pas plus loin, sur la gauche, un restaurant. Le restaurant de la mère Bancillon ? À côté, une seconde bâtisse, plus imposante, d’un rouge terni. Au-dessus des volets clos, tracée d’une écriture penchée, figure l’expression souvent usitée jadis pour désigner les colonies de vacances : « Paradis des Petits ». Sinon, rien que des maisons basses, des jardinets. C’était nécessairement là. Ce Paradis des Petits a servi de refuge à mes parents, ainsi qu’à environ cinquante autres de leurs compagnons de misère, de 1941 à 1943. • À l’automne 1941, grâce à la Direction des centres d’accueil (DCA, sigle dont le sens caché signifiait « Défense contre les Allemands »), ils avaient quitté le camp d’internement de Gurs et avaient été conduits à Chansaye. Jusqu’à cette période, le travail de la DCA consistait à apporter, dans plusieurs camps d’internement, un soutien moral et matériel aux réfugiés et à œuvrer pour obtenir leur libération. Elle était soutenue clandestinement par des personnalités religieuses haut placées et de confessions diverses, ainsi que par des organisations juives, et était, de ce fait, un mouvement œcuménique.

— 1 — 2

Lire la note 5, p. 112.

Liste préparatoire établie par Ninon Hait et Nina Gurfinkel, Service social d’aide aux étrangers, décembre 1940, archives déposées aux Archives nationales.

La DCA et les Amitiés chrétiennes 1 ouvraient dans de petits villages « des centres pouvant recevoir de cinquante à soixante réfugiés internés 2 ». Ils espéraient, de la sorte, soulager les camps surchargés et sauver au moins quelques individus de la déportation. Les réfugiés conservaient leur statut d’internés dans ces centres d’accueil,

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troisième étape — 1941/1942 Chansaye et Lyon

mais ils pouvaient circuler librement dans le périmètre de la commune. Fin août 1941, le gouvernement de Vichy avait accepté le déplacement de prisonniers depuis les camps d’internement vers de tels centres. Les réfugiés étaient alors en « congé non

libérable ».

Le premier centre d’accueil fut installé dans la zone encore non occupée, et justement dans le minuscule village de Chansaye, à quarante-cinq kilomètres au nord de Lyon. Les réfugiés recevaient un soutien financier de la part du Joint 3 et du Relico 4 . Un médecin, un dentiste, des infirmiers, des travailleurs sociaux, eux aussi internés, répondaient du bon état physique et mental de tous ; un cuisinier, interné également, répondait de leur bien-être. Des Juifs français, qui n’étaient pas encore internés, furent engagés comme administrateurs.

156

La Direction des centres d’accueil est résolument tournée vers la vie, l’espoir et l’avenir, ce qui représente une forme de résistance. Elle entend maintenir son autonomie dans le choix des internés. Aussi, le rapport du 30 novembre 1941 devant le comité de Nîmes justifie l’orientation choisie : le but n’est pas de créer des hospices pour « vieillards ou incurables », mais de « redonner aux êtres sains, socialement utiles et représentant une valeur humaine et morale certaine, un cadre d’existence normal ». Le projet consiste aussi en la réunion de couples séparés. Les hébergés ne sont pas choisis en fonction de leurs origines ou leur confession, en réalité ils sont très majoritairement juifs. Après criblage, le choix s’est arrêté sur des hommes et femmes de vingt-cinq à quarante-cinq ans exerçant des professions libérales et manuelles, et s’étant signalés par leurs activités sociales au sein du camp. Étant donné les difficultés à trouver les financements, il a été nécessaire d’établir une autonomie économique par le biais d’un système de tiers payant. Deux tiers des hébergés sont accueillis à titre gratuit selon les critères mentionnés au préalable, tandis que le dernier tiers a été choisi en fonction de sa possibilité à verser une pension. Les personnes ayant les moyens de payer étant souvent âgées, la Direction des centres a essayé de placer en tant que tiers payant des couples séparés jusque-là. Chaque tiers payant verse 2 500 francs par mois et subvient aux besoins de trois personnes. En cas de départ, le remboursement est possible avec une retenue forfaitaire de 3 000 francs pour le remplacement de la personne.

fig. 56

L’abbé Alexandre Glasberg devant le centre d’accueil de Chansaye, 1941.

— 3

Créé en 1914 par des Juifs américains influents, l’American Jewish Joint Distribution Committee (JDC ou Joint) devint la principale organisation communautaire pour l’aide apportée aux Juifs en dehors des États-Unis.

— 4

Relief Committee for the Warstricken Jewish Population (Relico), organisation installée à Genève et financée principalement par le Congrès juif mondial.


— 5

Lire la rubrique « Les centres d’accueil » sur le site www.exilordinaire.org.

Si le but est d’être autonome et de ne dépendre d’aucune œuvre, la Direction a tout de même eu besoin d’une aide de départ, accordée par la Commission centrale des camps des œuvres israélites, représentée par son secrétaire général, M. Georges Picard, qui verse 50 000 francs pour chaque centre. 5

Heinz, qui n’avait cessé de parcourir à bicyclette les allées du camp de Gurs et avait assumé, en tant que médecin, la charge d’au moins deux îlots en même temps, fut sollicité lorsque le médecin sélectionné par les assistantes sociales refusa le poste et obtint un visa de sortie pour la Suisse. Heinz n’eut pas une seconde d’hésitation. N’importe quelle petite liberté était préférable à aucune. Naturellement, Ilse, sa compagne, le suivit. Mais le transfert hors du camp se fit attendre. Un document avait été égaré, et cela prit des semaines avant qu’il ne fût retrouvé. Le jour du départ arriva enfin, le 25 novembre 1941. Une voiture emporta nos bagages la veille au soir dans le garage situé à l’entrée du camp. Le départ avait été fixé à cinq heures du matin. Nous nous mîmes en route à quatre heures, accompagnés par quelques amis malgré l’heure très matinale. Puis on contrôla nos bagages, et nous montâmes dans un camion bâché, à l’intérieur duquel pas la moindre lueur ne filtrait. Nous ne pûmes que deviner le moment où la barrière se leva.

• Derrière le Paradis des Petits, le terrain monte. Des champs, puis des bois. Mon père a-t-il pris la fuite dans ces bois pour échapper à la rafle ? Impossible de passer la nuit à Chansaye. Le restaurant est fermé. Il n’y a ni église ni cimetière. Rien qui invite à la commémoration. Le médecin qui a suivi ma mère pendant sa grossesse, comment puis-je le retrouver ? Je retourne à Poule-les-Écharmeaux, le bourg le plus proche.

fig. 57

Le Paradis des Petits à Chansaye, 2009.

Une bourgade avec une église et un cimetière, quelques jolies maisons anciennes et des maisons neuves, aussi nombreuses que laides, et des magasins. Des massifs de fleurs sur les trottoirs et devant l’église, des jardinières aux fenêtres. L’endroit semble en dehors du temps et de la réalité. Des rues quasiment désertes et quelques vieilles femmes tout de noir vêtues qui ont tiré une chaise sur le pas de leur porte.

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troisième étape — 1941/1942 Chansaye et Lyon

Je m’adresse à un homme aux cheveux gris, en uniforme de pompier. Un hôtel ou une auberge pour passer la nuit ? L’homme, narquois, désigne derrière moi la seule auberge du village. Je ne le laisse pas partir, je continue à l’interroger : « Avez-vous

toujours vécu ici ? Avez-vous entendu parler des réfugiés qui étaient cachés à Chansaye il y a cinquante ans 6 ? » Oh mais oui, il se souvient bien des « réfugiés juifs », il avait à

l’époque cinq ou six ans. Il m’invite à boire un verre de vin rouge à l’auberge. Ici aussi le temps semble s’être arrêté. Deux tables, occupées uniquement par des hommes, des ouvriers ou des paysans, ils jouent aux cartes. Pompier, je ne le suis que le dimanche, lorsqu’il y a des accidents ou des incendies. Je suis électricien et je travaille avec mon fils, commence monsieur Champale. Oui, je me souviens, les réfugiés sont restés plus de trois ans. Ils venaient de Pologne, d’Autriche, puis d’Allemagne. Cette maison à Chansaye était autrefois un hôtel.

Son oncle, qui, à plus de quatre-vingt-deux ans, est le dernier agriculteur de Chansaye, s’en souviendrait sûrement mieux. Le restaurant de Chansaye, l’ancien restaurant de la mère Bancillon, n’est pas ouvert aujourd’hui, c’est le jour de fermeture hebdomadaire, mais on y mange très bien. Il faudra donc que je revienne à Chansaye dès que possible. 158

Monsieur Morel, quatre-vingt-deux ans, l’oncle de l’aimable pompier volontaire, est petit et replet. Son visage rougeaud et sanguin arbore de remarquables sourcils broussailleux. Un béret bleu foncé est posé sur ses cheveux ras et presque blancs. Sa bouche est édentée, il est difficile à comprendre. Il habite une maison basse, construite en pierres. La salle de séjour est chichement meublée : une grande table en bois, protégée par une nappe en plastique transparent ; à côté de la porte, accrochée au mur, une pendule électrique, et au-dessous une table de toilette avec un miroir. En face, le poêle est allumé, la soupe bouillonne dans une grande marmite. Il fait une chaleur insupportable. Une vieille femme est assise tout près du poêle. Elle ne bouge que pour, de temps en temps, aller remuer la soupe. Elle ne me regarde pas et ne dit pas un mot. Monsieur Morel nous offre, à son neveu et à moi, un verre de vin. Chansaye a toujours été comme cela, petit, avec peu de maisons. Je m’occupais surtout du bois, j’abattais des arbres et je les transportais avec mes bœufs. À l’époque on n’avait pas de tracteur. Je passais alors presque tous les jours devant le cen-

— 6

Le voyage de l’auteur a eu lieu dans les années 1990.


tre des réfugiés. Oui, je me souviens de votre mère, de ce qu’elle allait se promener avec votre père, elle était enceinte, cela se voyait. Elle portait un manteau ample. On se demandait comment elle ferait pour avoir son enfant, mais cela ne nous regardait pas. Je savais aussi que votre père était médecin et votre mère, infirmière. Mais ils ne sont pas restés longtemps.

• À un moment donné en décembre 1941 – ils avaient échappé au camp d’internement un mois auparavant –, Ilse s’est retrouvée enceinte. Ils s’étaient bien habitués dans ce petit village, ils appréciaient de ne plus être entourés de fils de fer barbelés, de gendarmes armés et d’individus malades et affamés, ils se sentaient bien dans ce paysage de collines douces, en oubliaient presque qu’ils étaient encore prisonniers. En oublièrent-ils totalement que tout danger n’était pas écarté ? Considérèrent-ils cet enfant comme un signe d’espoir et une chance de survie, l’expression de leur amour ? Avaient-ils peur ? Étaient-ils heureux ? Heinz écrivit à son frère :  — Nous menons une vie de couple très heureuse depuis que nous avons informé nos amis de notre liaison, et je dois vous annoncer la grande nouvelle, nous aurons un bébé en septembre si tout se passe bien. J’ai certes toujours souhaité avoir un enfant, mais nous n’avions pas vraiment projeté d’en avoir un maintenant – principalement à cause de toutes les difficultés juridiques qui nous attendent encore. Mais maintenant c’est fait, et Ilse est très heureuse, alors nous en profitons au maximum. Je dois dire aussi qu’en ce qui concerne la nourriture et autres avantages, on ne pourrait nulle part en Europe trouver mieux qu’ici pour Ilse…  — C’était une pure folie, une véritable absurdité que d’attendre un enfant. Mais je ne pouvais pas me résoudre à faire quelque chose là-contre. J’aurais eu la possibilité de faire marche arrière. J’avais bien déjà avorté une fois, et d’ailleurs cela avait été terrible. J’ai rompu avec le père surtout parce qu’il m’avait convaincue de ne pas garder l’enfant. Je ne le lui ai pas pardonné. Pour moi, il était donc évident que j’allais avoir cet enfant. Je n’en ai jamais douté le moins du monde. Naturellement, j’ai pris en considération le fait que mettre cet enfant au monde pouvait constituer la pire des erreurs. Je ne pouvais me contraindre à avorter. À vrai dire, je ne peux pas expliquer pourquoi. Ce n’était pas à cause de tous ces gens qui étaient morts autour de moi. Non, je suis sûre que ce n’était pas cela. C’est surtout qu’il ne s’agissait pas

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de n’importe quel enfant, mais de mon enfant. « J’aurai une petite fille aux cheveux blonds et aux yeux bleus », ai-je même écrit à mon père – malheureusement, la lettre n’existe plus – alors que j’ignorais ce qu’il en serait. Je le savais. Je l’ai toujours su ! Un de nos camarades internés, Max Lingner 7, ancien dessinateur à L’Humanité, a fait le test du pendule au-dessus de mon ventre et déclaré que j’aurais un garçon. Mais j’étais persuadée que cela était faux. Je ne sais pas comment je le savais. Je l’ai juste ressenti.

162

Je ne peux pas entrer dans le Paradis des Petits. C’est fermé. À côté, un vieil homme arrose les plantes de son jardin et me regarde. Comme s’il n’avait fait qu’attendre que je lui adresse la parole, il me répond avec aménité. Certes, il n’a pas vécu ici pendant la guerre, il n’habite sa petite maison de retraité que depuis quinze ans, mais il est au courant de ce que des réfugiés juifs ont été hébergés dans la maison de la colonie de vacances. Il a aussi une clé, seulement des annexes à vrai dire, lui non plus ne peut pas ouvrir le bâtiment principal. Nous traversons une cour envahie de mauvaises herbes qui nous grimpent jusqu’aux genoux. Il déverrouille une porte en bois déformée. Une longue pièce basse, de petites fenêtres près du plafond, semblables à des lucarnes et qui laissent à peine pénétrer la lumière. Le long du mur, vers le milieu de la pièce, des lavabos et des douches à la taille d’un enfant. Le tout à l’abandon. L’ancien hôtel est resté vide pendant de nombreuses années, et il n’a été transformé en colonie de vacances qu’il y a sept ans environ. Et maintenant celle-ci aussi est désaffectée. Il y venait trop peu d’enfants. Et tout près de là, à Saint-Nizier, il y aurait un autre centre de vacances, avec la même direction. De plus, ici, c’était trop dangereux pour les enfants, à cause de la route qui passe au ras de la maison. Personne ne sait ce qu’il va advenir du bâtiment. Le vieil homme voudrait me montrer une carte postale, sur laquelle figure le centre de réfugiés tel qu’il était autrefois. Mais il ne la trouve pas, bien qu’il ouvre violemment plusieurs meubles, qu’il renverse des fauteuils et qu’il appelle sa femme à la rescousse. J’attends dehors en essayant de tenir à distance le chien excité qui aboie. Chez madame Bouvier, anciennement chez la mère Bancillon, je suis la seule cliente. La salle à manger, de taille moyenne, est d’aspect modeste, presque misérable, avec quelques tables seulement. Sur le mur de gauche, une vieille vitrine à verres ; à

fig. 58 – 59 (p. 156)

Heinz et Ilse

Pollak à Chansaye.

— 7

Artiste peintre allemand (1888-1959).


droite, sur une commode teintée de foncé, des vases en céramique de couleur et de taille différentes, remplis de fleurs séchées couvertes de poussière, sont posés sur des napperons grisâtres ; au centre, une cheminée avec un grand miroir au-dessus ; sur le manteau de la cheminée, le verre d’un ancien aquarium, des moules, des étoiles de mer et des pierres gisent au fond. Les tables sont apprêtées, des assiettes en porcelaine à motifs, des couverts en métal argenté et deux verres à vin de taille différente sur des nappes de lin blanc. Je regrette d’avoir pris le menu : des cailles et leur garniture. Sur le plat de service, deux petits oiseaux rôtis sont dressés, avec la tête, les yeux, les ailes et les pattes, comme s’ils venaient juste d’être tués. Je m’empresse d’engager la conversation avec l’aubergiste qui me sert. Elle a acheté le restaurant à la famille Bancillon dans les années cinquante, il était alors fermé depuis dix-huit mois déjà, parce que madame Bancillon était décédée et que ses filles, mariées, vivaient dans une autre région. • Le restaurant de la mère Bancillon était la maison voisine. Heinz et Ilse passaient chaque jour devant, mais jamais il ne leur fut possible de goûter aux bonnes choses qu’on y offrait. Toujours est-il qu’elle était au courant, comme les autres habitants de Chansaye. La veuve tenait le restaurant avec sa fille de dix-huit ans, Yvette. On raconte qu’un jour les gendarmes sont venus la chercher soi-disant parce qu’elle avait déclaré en pleine rue que si on mettait le père Dodu, l’idiot du village, à la place du maréchal Pétain, les gens ne s’en porteraient que mieux. Mais il s’avéra que madame Bancillon avait fait du marché noir pour pouvoir maintenir ouvert son restaurant de gastronomes. Le vieux paysan, monsieur Morel, se souvient de l’époque où Chansaye aussi faisait partie de la zone occupée. Les Allemands aimaient aller dans ce restaurant. Généralement, les partisans fusillaient les gens qui étaient en aussi bons termes avec les Allemands. Mais la vieille n’était pas folle. Elle avait tout ce qu’on voulait, et, en tout cas, toujours un bon verre de beaujolais ! Elle a collaboré avec les Allemands, d’abord pour l’argent, c’est sûr. Elle a probablement aidé les deux camps. Voyez-vous, chez la mère Bancillon il y avait des fêtes incroyables. Les Allemands faisaient bombance, et personne n’a jamais trouvé quoi que ce soit à y redire. Un officier a habité chez la mère Bancillon

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durant toute cette époque. Un gros, je m’en souviens encore très bien. Les partisans ne lui ont rien fait. Ils sont bien venus quelques fois avec l’intention de faire sauter la maison. Mais ils ont changé d’avis à chaque fois. Ils ont dit : « On ne va pas faire cela, c’est nous qui allons en pâtir. »

Les réfugiés juifs, ces réfugiés en congé non libérable, vivaient dans la grande maison à côté du restaurant de la mère Bancillon, pourvoyant eux-mêmes à leurs besoins et s’autogérant. Les Amitiés chrétiennes les aidaient en leur fournissant des vivres. Il y avait peu de contacts entre les réfugiés et les habitants du village. En principe, nous ne parlions pas beaucoup avec les gens, raconte monsieur Morel. Et eux aussi étaient très prudents ! Je me souviens d’un Espagnol qui était dans un drôle d’état, il n’avait qu’un bras. Il ramassait des champignons, et eux les cuisinaient et les mettaient dans une boîte de conserve.

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De temps à autre les paysans leur apportaient du lait, parfois un peu de viande ou de café. On leur donnait aussi du bois, pour se chauffer ou pour effectuer des réparations. Quelques poules caquetaient dans l’arrière-cour. Les réfugiés pouvaient se déplacer librement dans les limites du village, se promener dans la rue, aller dans les bois ou chercher du ravitaillement chez les villageois. Parfois ils aidaient les paysans au moment des récoltes, ils touchaient alors des rations supplémentaires. Lorsqu’ils voulaient quitter le village, par exemple pour faire des courses à Poule-les-Écharmeaux, à cinq kilomètres de là, ou quand Ilse se rendait à Lyon, à quarante-cinq kilomètres au sud, pour faire suivre sa grossesse, il leur fallait être accompagnés de membres de l’association des Amitiés chrétiennes, qui s’étaient portés garants pour les réfugiés auprès de la gendarmerie. Le paysan se souvient d’autres personnes de ce centre : Une jeune femme, elle avait dans les trente ans, on l’appelait mademoiselle Annie, elle était autrichienne. Elle vivait dans la grande maison avec une dame d’au moins quatre-vingt-dix ans, mais qui était encore bien verte. En guise de vêtements, elles portaient les pires haillons qui soient. La nuit, elles dormaient dans les bois. Elles s’y sentaient plus en sécurité, parce que, si besoin était, elles pouvaient s’enfuir plus vite. Mademoiselle Annie venait chez moi tous les jours pour écouter la radio anglaise et elle notait toutes les informations.


Un des réfugiés jouait au football avec les jeunes du village. Il s’appelait quelque chose comme Henaut, je ne sais pas si c’était son vrai nom. Il était l’un des plus jeunes, vingt-deux ou vingt-cinq ans au plus. J’ignore d’où il venait. Et il ne nous l’a pas dit non plus, naturellement. Comme tous les autres, il avait de faux papiers. « Henaut » figurait sur la licence dont il avait besoin pour participer au championnat de football de la vallée de l’Azergues. Il n’y avait presque que des gens du maquis qui y jouaient.

Jusqu’à l’été 1942, la vie au village se déroula paisiblement eu égard aux circonstances. Les villageois s’habituaient à leurs étonnants voisins. C’était la guerre, bien sûr, mais c’était à peine s’ils s’en apercevaient. En juin 1940, cinq hommes de Chansaye avaient été envoyés au front, mais ils ne tardèrent pas à revenir. — 8

Les rafles des 16 et 17 juillet 1942 en zone occupée, puis du 26 août 1942 en zone libre, marquèrent le début des déportations massives.

Un brusque changement se produisit lorsque les rafles marquèrent le début d’une ère de terreur pour les Juifs en France. Entre juin et novembre 1942, donc en six mois, 40 839 Juifs furent déportés, dont 33 000 rien qu’en l’espace de onze semaines entre le 17 juillet et le 30 septembre 8 . Après cela, il a fallu presque deux ans pour déporter 34 000 autres Juifs. Le gouvernement français, l’administration et la police, qui apportèrent leur aide aux Allemands dans leur chasse aux Juifs, rendirent seuls possibles ces déportations en masse en un laps de temps aussi court. Le maréchal Pétain espérait obtenir que soit reconnue la souveraineté de la France sur les territoires occupés en promulguant des lois favorables aux nazis. Les Allemands trouvèrent un gouvernement disposé à collaborer, qui cherchait à lier l’État français au IIIe Reich pour s’attirer les bonnes grâces du vainqueur, et qui effectua à sa place, à tout le moins jusqu’à la fin de 1942, le sale travail, c’est-à-dire la persécution, l’arrestation et la déportation des Juifs.

— 9

Adolf Eichmann était un haut fonctionnaire du Reich, il dirigeait le bureau des Affaires juives de l’Office central de sécurité du Reich et a organisé les déportations vers Auschwitz.

Lorsque les représentants d’Eichmann 9 , à l’été 1942, ordonnèrent au gouvernement de Vichy de commencer à déporter les Juifs vers l’Est, Pierre Laval, chef du gouvernement de Pétain, donna son accord. Ce furent exclusivement des policiers français qui se déployèrent dans Paris le 16 juillet 1942 pour rafler 13 000 Juifs, dont 4 000 enfants, parqués au Vél’ d’Hiv’ ; on les expédia dans le camp de transit de Drancy, dernière halte avant la déportation vers Auschwitz.

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Des Juifs étrangers et apatrides, principalement des Allemands, des Autrichiens, des Polonais et des Tchèques, émigrés en France après 1933 et déclarés « éléments suspects » par le gouvernement de Vichy, remplirent les trains de la déportation en 1942. La loi de Vichy du 4 octobre 1940 ou bien encore le recensement des Juifs pour l’année 1941 facilitèrent la tâche de la gendarmerie française : les victimes, libérées pour être expulsées, provenaient pour la plupart des camps d’internement de Beaunela-Rolande, de Pithiviers, de Gurs, des Milles ou de Rivesaltes.

fig. 60 (p. 162)

Faux papiers : acte de naissance de Heinz Pollak alias Henri Treflère pendant sa clandestinité.

Le décret du 2 juillet 1942 posait une restriction : la déportation était épargnée aux Juifs de nationalité française. Il n’était cependant pas difficile de contourner cette règle, et les occupants n’y virent, somme toute, qu’un arrangement passager. Les Juifs étaient toujours plus nombreux à se voir retirer la nationalité française. Laval avait même proposé aux SS d’expulser de la zone libre les enfants de Juifs apatrides. Mais, d’après le droit en vigueur, la nationalité française était au moins accordée aux enfants nés sur le sol français. La moisson mortelle de l’été 1942 ne suffit pas aux nazis. Le chef de la section IV-J de la Gestapo (chargée de la traque des Juifs), le capitaine SS Theodor Dannecker, enrageait des « hésitations de la police française ». 168

Certains policiers avaient même averti des familles juives. À Paris, la population avait plutôt manifesté son opposition au port de l’étoile jaune par les Juifs. Lorsque des milliers de Juifs furent déportés de la zone libre vers Drancy, sous la surveillance de gendarmes français, dans des wagons à bestiaux, il y eut un revirement dans l’opinion publique : une douzaine de préfets rendit compte du fait que la population « se laissait aller à faire de la sentimentalité avec les Juifs », que les livrer aux autorités allemandes serait ressenti comme « une honteuse soumission du gouvernement français ». Dannecker, le 3 août 1942, menaça : En plus des quatre convois déjà prévus pour août, qui d’ailleurs sont presque exclusivement constitués de Juifs originaires d’Allemagne, il faut rappeler que les 11 000 Juifs restants doivent être livrés. Tout changement dans la programmation des convois est impossible. Au cas où ces chiffres ne seraient pas atteints, nous nous verrions contraints de prendre au hasard, en zone occupée, les Juifs que nous réclamons. 10

— 10

Archives du SIPO-SD, Centre de documentation juive contemporaine, Mémorial de la Shoah, Paris.


En août 1942, Ilse était dans son neuvième mois de grossesse. Je n’ai eu aucune complication pendant ma grossesse. Nous avions entendu parler des rafles et nous savions que notre tour pouvait venir chaque jour. Mais je pensais qu’il fallait que je mette au monde un enfant en bonne santé, et je me suis concentrée là-dessus.

Le terme avait été fixé au 29 août. Cinq jours avant, donc le 24 août 1942, on la conduisit à la gare avec l’unique voiture à ridelles qui existait encore à Chansaye, afin qu’elle prît le train pour Lyon. Les Amitiés chrétiennes avaient trouvé à Lyon une sage-femme discrète et avaient tout arrangé pour que l’accouchement eût lieu dans son appartement. Ilse dut faire ses adieux à Heinz. Pendant presque un an, ils avaient pu, dans cet ancien hôtel, mener une vie de couple quasiment normale. Se doutaient-ils que la séparation serait longue ? qu’ils ne se reverraient, abstraction faite de brèves et dangereuses rencontres secrètes, qu’après la libération de la France ? Lorsque Ilse revint à Chansaye, quinze jours plus tard, avec son bébé âgé d’une semaine, Heinz avait pris le maquis avec quelques-uns de ses camarades. Le 18 août 1942, déjà, Bousquet, le chef de la police, informait les préfets, sous le sceau du plus grand secret, de la date fixée pour la prochaine grande rafle : elle devait avoir lieu à partir du mercredi 26 août. Seuls étaient exclus de la rafle les vieillards de plus de soixante ans, les personnes intransportables, les femmes enceintes, les parents d’enfants de moins de deux ans, ainsi que les personnes ayant un conjoint ou un enfant français. Le 22 août, le chef de la police augmenta la pression sur les préfets par ce télégramme : Le chef du gouvernement tient particulièrement à ce que vous surveilliez personnellement l’exécution des mesures qui ont été arrêtées au sujet des étrangers israélites. N’hésitez pas à briser toute manifestation de résistance que vous pourriez rencontrer dans la population, ni à dénoncer les fonctionnaires qui, par leurs indiscrétions, leur passivité ou leur mauvaise volonté, pourraient rendre votre tâche plus difficile.

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Les réfugiés de Chansaye furent malgré tout prévenus.

Y compris Heinz. Un jour, l’administrateur français, David 11, est arrivé. Il a fait venir quelques personnes : moi, Jacob, le cuisinier, et encore deux ou trois hommes. Il nous a dit que la police viendrait probablement dans les prochains jours et qu’il ne pourrait absolument rien faire. Il ne pouvait que nous conseiller de disparaître discrètement à la faveur de la nuit, de nous cacher dans la forêt et de reprendre contact plus tard. Tout le monde était en danger, les femmes moins que les hommes, mais seules quelques personnes pouvaient être prévenues. Je me suis souvenu d’un rocher en surplomb, sous lequel on pouvait passer quelques nuits à l’abri de la pluie. Je suis resté quatre ou cinq jours dans la forêt, et j’avais alors un abcès dentaire qui me faisait horriblement souffrir. J’ai soigné mon abcès avec l’eau d’un ruisseau, si bien que le pus a fini par s’écouler.

Au bout de quelques jours, les réfugiés purent être cachés chez une institutrice en retraite, à Roanne, une petite ville située à cinquante kilomètres à l’ouest de Chansaye. À sept, ils vécurent pendant trois semaines dans la salle de séjour de l’institutrice, volets clos. 170

Nous nous rendions mutuellement fous, nous ne pouvions pas quitter la pièce, pas même pour aller aux toilettes. Pour cela, nous avions un seau dans un coin. Il est impossible d’imaginer combien cela sentait mauvais. La nuit, l’un de nous sortait vider le seau plein dans la ruelle. Nous tirions toujours au sort.

Ils durent rester là jusqu’à ce que le réseau eût trouvé un abri pour chacun d’eux. Ceux qui ne parlaient pas français allèrent dans un couvent. Heinz aussi dut se cacher quelques jours encore dans les caves d’un couvent, en attendant que ses faux papiers fussent prêts. Il s’agissait de l’une des dernières rafles conduites exclusivement par des policiers et des gendarmes français. Entre-temps, l’opposition de la population s’était durcie face aux traitements inhumains qui étaient infligés aux Juifs. En particulier, la protestation massive émise par de hauts dignitaires religieux conduisit à ce que le gouvernement de Vichy mît à l’avenir plus de retenue dans ses actes de collaboration avec les bourreaux nazis.

— 11

Il s’agit de David Donoff. En novembre 1941, il quitte le camp de Gurs, où il venait en aide aux internés, pour prendre la direction du centre d’accueil de Chansaye. Né à Paris en 1920, il avait rejoint, comme ses six frères et sœurs, le mouvement des Éclaireurs israélites de France (EIF) et était un membre actif de plusieurs réseaux de résistance pendant la guerre, tels que le service André (réseau de résistance juif) ou le réseau britannique Buckmaster. Il se chargeait également de transmettre clandestinement en Suisse le courrier de Joseph Fischer (Joint) et de faire parvenir les fonds du Joint destinés à la résistance juive et au secours des Juifs étrangers. Il fut abattu en pleine rue à Lyon par la Gestapo, alors qu’il devait rencontrer Joseph Fischer, le 27 juin 1944. Il avait vingt-quatre ans.


Lorsque, en novembre 1942, la France entière fut occupée par les Allemands, la complaisance dont avaient fait preuve les autorités françaises dans la persécution des Juifs était moindre. La Gestapo dut aller elle-même à la chasse aux Juifs, secondée par la Milice de Darnand, pour atteindre le quota de déportations imposé par Eichmann.

fig. 61

David Donoff.

Après que cette rafle a eu lieu, les réfugiés se sont bien organisés, raconte le vieil homme qui habite à côté de l’ancienne colonie de vacances. Les Allemands arrivaient la plupart du temps tôt le matin, personne n’était encore réveillé, à l’exception des jeunes. Ils avaient ouvert une porte dérobée dans le toit et montaient la garde. En cas de danger, ils disparaissaient par cette porte et se cachaient dans les bois. C’est la raison pour laquelle ils ont surtout arrêté des gens d’un certain âge, ils les emmenaient dans des voitures. Les jeunes étaient déjà loin, nombre d’entre eux prirent le maquis. Voyez-vous le cerisier dans mon jardin ? L’homme auquel j’ai acheté le terrain m’a parlé d’un réfugié qui s’était caché dans le cerisier. Il y aurait passé la nuit, tapi dans les branches, et les Allemands auraient tourné tout autour et ne l’auraient pas découvert. Le cerisier était à cette époque-là beaucoup plus grand. J’ai coupé des branches.

Bilan de la terreur : vers la fin de l’année 1940, 340 000 Juifs vivaient en France, dont environ 200  000 Juifs français et 140  000 étrangers. Environ 76 000 Juifs furent déportés. Environ 3 000 Juifs moururent dans les camps d’internement français. À peu près 1 000 Juifs furent exécutés ou assassinés, le chiffre total des victimes de la « solution finale » en France peut ainsi être évalué à 80 000 personnes. • Où votre père aurait-il bien pu se cacher ? réfléchit le vieux paysan. Il y a bien la cachette du maquis, à la roche d’Ajoux. Le chemin monte derrière le restaurant Bouvier [anciennement Bancillon]. Mais alors là, quelqu’un les a sûrement conduits, sinon ils se seraient perdus.

Aller à pied à la roche d’Ajoux prendrait environ trois quarts d’heure, voire plus, monsieur Morel ne sait pas exactement. Là-bas, il y aurait des sapinières qui s’étendent à perte de vue. Et, de plus, il y aurait aussi des sangliers.

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Un large chemin mène à la forêt. Je suis vite à bout de souffle, je ne suis plus habituée à la marche en montagne. Je me repose sur un tronc couché en travers du chemin, je respire la fraîcheur du sous-bois après la chaleur vibrante au-dessus des champs. À peine un rayon de soleil dans cette épaisse forêt de conifères. Les réfugiés ont-ils pris ce chemin escarpé en pleine nuit, se hâtant et se retournant sans cesse pour s’assurer que personne ne les suivait ? Le bout du chemin, dans une clairière. Impossible de continuer, d’enjamber les arbres tombés, sauvagement entremêlés, de traverser les broussailles inextricables.

Voilà deux ans, en novembre, il y a eu cette tempête dévastatrice. Vous ne pouvez pas vous imaginer comment c’était. On en voit encore quelques séquelles sur le chemin qui mène à la roche d’Ajoux. On ne voyait plus les rochers à cause de tous ces sapins déracinés ! En une nuit, tout a été arraché, des sapins gigantesques ! Des ravages considérables et d’importants dégâts causés aux arbres ! Aujourd’hui il est assez difficile de se promener par là-bas, les chemins sont presque tous détruits.

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Un peu plus de deux heures après, je parviens enfin au rocher, la roche d’Ajoux, avec son « remarquable point de vue ». Où est la grotte, la cachette ? Plus de cinquante années et plusieurs tempêtes ont fait qu’il ne reste maintenant plus rien d’autre à voir que des troncs d’arbres, des branches, des brindilles, des aiguilles de pin, des buissons, des fougères, des fleurs, des feuillages, des mauvaises herbes, de la mousse et de l’herbe. • L’abbé Glasberg vint me chercher à la gare de Lyon et me conduisit en vélo-taxi à la clinique Sainte-Suzanne. Au moment de ta naissance, j’étais la seule femme enceinte là-bas. Probablement par mesure de sécurité, aucune autre femme n’avait été admise. Malheureusement, je ne parviens pas à me souvenir du nom de la sagefemme. C’était une belle brune, avec une forte poitrine, dans les trente-cinq ans.

• La mairie du troisième arrondissement de Lyon vient de s’informatiser 12 . Au guichet des renseignements, je m’enquiers de la clinique Sainte-Suzanne en 1942. Trois femmes me regardent, ne comprennent pas ce que je veux. Je répète. Elles secouent la tête, m’envoient au guichet de l’état civil. Mon acte de naissance est vite

— 12

Note de l’auteur : mes recherches datent des années 1990.


trouvé. Une copie ? Seulement sur présentation d’une pièce d’identité. J’ai oublié mes papiers à l’hôtel, je ne lâche pas prise. La jeune fille, qui n’a pas plus de vingt ans, me regarde, désemparée, et s’éloigne. J’attends. Elle revient accompagnée d’un homme. Je dois signer une déclaration afin que l’on puisse me délivrer une copie. Le 2 septembre 1942, à 7 heures, est née, au n° 11 de la rue Charles-Richard, Edith Anne Suzanne, de sexe féminin, de Ilse Maria Leo [écrit en gras], sans profession, née le 3 juillet 1919 à Berlin – Allemagne. Domiciliée à Poule – Rhône – Colline de « Chansaye ». Déclarée le 4 septembre à 10 heures par Henriette Marini, sagefemme, 36 ans, 11, rue Charles-Richard.

Henriette Marini, ainsi donc s’appelait la sage-femme dans l’appartement de laquelle je suis née. Sur l’acte de naissance, seule figure l’adresse de la sage-femme. Pourquoi pas celle de la clinique ? Retour aux renseignements. J’entends les dames se chuchoter à l’oreille : « Encore celle-là avec sa clinique… » Elles m’envoient aux Archives municipales, juste à côté. Un jeune homme me met dans la main un annuaire téléphonique de l’année 1942. Pas de chance. Pas plus d’Henriette Marini que de clinique Sainte-Suzanne. Non plus que dans l’annuaire actuel. Nulle part le nom d’Henriette Marini. Cette femme s’est probablement mariée et a vécu sous un autre nom, ou bien elle est morte depuis longtemps. Je ne trouve nulle part trace de la clinique Sainte-Suzanne. A-t-elle vraiment existé ? Est-ce un hasard si je porte le même prénom ? Mon père : Tu te prénommes Suzanne en souvenir de ma première femme, Suzy, qui avait disparu et était sûrement déjà morte au moment de ta naissance. Donner aux nouveaunés le prénom de personnes récemment disparues est une vieille coutume juive.

fig. 62

Acte de naissance de Suzanne Leo.

Henriette Marini a-t-elle donné à son appartement, dans lequel elle pratiquait des accouchements et probablement aussi des avortements, le nom de « clinique Sainte-Suzanne », pour lui conférer un certain sérieux ? Le bus me dépose rue Charles-Richard, dans le quartier ouvrier lyonnais de Montchat. Le numéro 11 est un immeuble locatif de quatre étages, datant vraisemblablement de l’entre-deux-guerres. Récemment rénové, la façade fraîchement repeinte en beige rosé, presque sans fioritures, des lignes droites, de grandes fenêtres

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étincelantes dont la partie inférieure est protégée par un garde-fou en fer forgé. La porte d’entrée est peinte dans un ton chaud de bois ; dans sa partie supérieure, deux petites fenêtres cintrées en verre dépoli. À l’intérieur aussi c’est propre, cossu. À gauche en entrant, les boîtes aux lettres, en bois, avec leurs plaques nominatives. Pas d’Henriette Marini. Quelques marches à droite en contrebas conduisent dans une cour avec une pelouse. Je la traverse. Un arbre frêle, vacillant, nanti de quelques branches, a été planté devant une maisonnette, reproduction en miniature de l’immeuble, certainement dans l’espoir de le voir un jour donner de l’ombre. Ma mère s’est-elle promenée ici en attendant le début des douleurs ?

• Je suis allée à Lyon trois jours avant le terme convenu. Mais qui s’est fait attendre ? Toi. Cela a duré cinq jours de plus. Un médecin venait presque tous les jours, un homme âgé, pour s’assurer que tout allait bien. Il me tapotait la main et me disait que s’il pouvait faire quelque chose pour moi, il fallait que je le lui dise. Naturellement, il savait que j’étais une réfugiée internée, tout comme la sage-femme, le pédiatre et le pasteur qui s’est empressé de te baptiser deux jours après ta naissance.

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J’ai essayé de m’occuper en attendant les premières douleurs. Dans la mesure du possible je ne devais plus sortir dans la rue, parce que cela pouvait se produire à tout moment. À part moi et la sage-femme, il y avait encore une fillette de douze ans qui venait chaque jour pour s’occuper de la maison. Il y avait alors en France beaucoup d’enfants mineurs qui travaillaient ainsi. Lorsqu’un enfant avait son certificat d’études primaires, il avait le droit de travailler. Les contractions ont débuté le soir, aux alentours de vingt heures. La sage-femme m’a dit que je pouvais m’allonger, mais que ce n’était pas encore le moment. Cela a duré toute la nuit. J’étais seule avec la sage-femme. On ne devait aller chercher le médecin qu’en cas d’urgence. Lorsqu’il commença à faire jour dehors, elle a percé la poche, et ensuite cela a été très rapide. Tu es venue au monde à sept heures du matin, le 2 septembre. Dès le premier jour j’ai eu beaucoup de lait, et tu as tout de suite bien pris, comme il se doit. Le pédiatre t’a examinée avec attention et a dit que le cordon ombilical avait été bien ligaturé. C’était un homme jeune, il boitait un peu. Il me dit qu’il avait


eu la poliomyélite, que sinon il aurait été mobilisé.

fig. 63

Acte de baptême de Suzanne Leo.

Nous voulions absolument que tu sois baptisée, afin qu’il ne vienne à l’idée de personne que tu étais un enfant juif. Dans la mesure du possible ce devait être un baptême au sein de l’Église protestante, parce que moi-même j’avais reçu ce baptême. Là-bas, j’étais enregistrée sous mon vrai nom avec mes papiers authentiques. Les Amitiés chrétiennes dépêchèrent un pasteur qui savait très bien que nous ne faisions cela que pour la forme. Mais il était très gentil et me dit qu’il vivait alors nombre de situations identiques. Il me donna l’adresse de son presbytère et me dit qu’ils n’étaient certes ici qu’une petite communauté, mais qu’il serait toujours là pour moi. Il a établi le certificat de baptême, et une jeune assistante sociale de l’organisation, qui par hasard était protestante, fit fonction de marraine. Mon frère et ma sœur, qui figuraient comme vrais parrain et marraine sur le certificat de baptême, ne pouvaient même pas être avertis de ta naissance.

Une semaine après l’accouchement, Ilse retourna à Chansaye avec son bébé. Les Amitiés chrétiennes avaient remplacé les individus qui avaient été déportés, ou qui avaient disparu pendant la rafle, par d’autres venus des camps d’internement. Heinz était toujours caché dans l’appartement de la vieille institutrice, mais il était déjà au courant de la naissance de sa fille et bénéficiait d’un bon réseau d’information. Quand pourrait-il voir la mère et l’enfant ? Quel tourment dut être pour lui cette attente dans la salle à manger plongée dans la pénombre.  — Tu avais trois semaines lorsque ton père t’a vue pour la première fois. Il est venu à Chansaye en cachette. Nous étions convenus de le laisser entrer quand la nuit serait tombée. Mais justement, ce soir-là, il y eut un petit contretemps : quelqu’un avait perdu sa montre. Toute la soirée, une éternité pour moi, ils ont cherché la montre à la chandelle. Je m’étais arrangée avec deux femmes, avec lesquelles je m’entendais bien, pour que l’une surveille la porte et l’autre ceux qui cherchaient. Cela n’en finissait pas. Entre-temps, ton père est arrivé devant la maison, a vu les lumières et s’est demandé s’il s’agissait d’un signal à son intention. Dieu merci, il a attendu. En effet, nous avions retenu comme signe de reconnaissance les premières mesures de la Cinquième Symphonie de Beethoven, tout à fait discret ! Mon Dieu, que nous étions naïfs !

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— J’ai parcouru à pied, en une journée, les cinquante kilomètres de Roanne à Chansaye, et je suis arrivé le soir. J’avais cru pouvoir me cacher là au moins quelques jours, puisque la rafle avait déjà eu lieu. Mais en cours de route j’appris que les gens des Amitiés chrétiennes voulaient nous emmener à Lyon, nous, les réfugiés, justement le lendemain matin. Il me fallut donc faire le chemin en sens inverse la même nuit. Mais aussi parce qu’ils m’avaient dit que par ma présence je mettais en danger les gens à Chansaye. Je voulais absolument te voir. J’ai passé quelques heures avec vous. Si quelqu’un risquait de me voir, je me cachais dans l’armoire.

Cette fois, Ilse écrivit à son beau-frère aux États-Unis : Cher Max,

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Je viens juste de recevoir votre dernière lettre, avec les photos des parents de Heinz. Je crois que vous savez déjà que nous avons eu une petite fille – Suzanne Edith Anne ; nous l’appelons Suzy. Elle est née le 2 septembre et tout s’est bien passé. Nous avons envoyé un télégramme aux parents de Heinz en les priant de vous en informer. Mais vous ignorez certainement l’autre nouvelle : Heinz n’a pas voulu rester ici plus longtemps, il a dû partir pour un autre endroit en France. Je ne connais pas son adresse actuelle, mais j’ai parfois de ses nouvelles, ainsi je ne m’inquiète pas et je sais au moins que tout va bien pour lui, mais rien de plus ! Je ne peux pas vous donner plus de détails, mais je suis sûre que vous me comprenez. Pour l’instant il ne faut en aucun cas se faire de souci pour lui, parce qu’il est hors de danger, mais c’est très difficile pour nous d’être séparés justement maintenant ! Il n’a vu sa petite fille que très brièvement. Les premiers jours qui ont suivi, j’étais très déprimée, mais notre petite m’a redonné du courage. Elle a presque un mois maintenant et elle a déjà grandi, c’est un grand bébé ! Elle ressemble trait pour trait à Heinz, les mêmes yeux et la même couleur de cheveux, j’en suis très heureuse. Heinz dit qu’elle tient de son grand-père Alfred !

D’Angleterre, Ella Pollak écrivit à peu près à la même époque à son fils cadet Max : Pas la moindre nouvelle, ni de ce pauvre Heinz, ni de cette pauvre Ilse et de la petite Suzy, et je ne sais pas du tout où il se trouve à l’heure actuelle. Ilse m’a écrit le 16 septembre qu’elle était revenue de Lyon avec son bébé le 12 septembre, et que Heinz devait entreprendre un voyage pour se rendre ailleurs en France, mais que je

fig. 64

Suzanne et Ilse Leo à Chansaye au printemps 1943.


ne devais pas me faire de souci, parce qu’elle garderait contact avec lui et qu’elle pourrait bientôt me donner de lui des nouvelles plus précises. Mais je suis presque sûre que tout ne se passe pas bien, au contraire, et je me ferai du souci aussi longtemps que je les saurai dans ce pays où l’on ne peut pas faire confiance à son prochain. Mon seul espoir est que Dieu est toujours venu en aide à Heinz quand il était en difficulté, et je prie donc chaque soir pour lui et sa petite famille.

Heinz rejoignit ses compagnons encore juste à temps et partit pour Lyon avec eux. Là-bas il reçut des faux papiers, c’était le plus urgent. Cependant, il ne devait pas porter longtemps son nouveau nom, Henri Poulain. Il apprit vite que les changements de nom, d’identité et de lieu de naissance faisaient partie du quotidien d’un combattant de l’ombre. À cause de cela, il était important de ne pas trop modifier son véritable patronyme, pour d’une part se souvenir plus facilement du nouveau nom et d’autre part faciliter le travail du faussaire. « Poulain » se transforma bientôt en « Preller », mais même celui-ci il dut le changer en l’espace de quelques heures, et sans l’aide d’un faussaire. L’histoire du saut par la fenêtre, à Lyon. Nous avions quelqu’un qui pouvait apposer des tampons contrefaits sur les faux papiers. Je venais de recevoir mes faux papiers avec mon nouveau nom, et ma photo était déjà dessus. Il ne manquait plus que le tampon officiel. Celui-là, je devais l’obtenir dans un appartement où l’on nous donnait également de quoi vivre et où l’on nous indiquait un logement. Je crois que cela aussi était arrangé par le réseau de l’abbé. À peine étais-je entré, mes papiers étaient sur la table et sur le point d’être terminés – il y avait avec moi peut-être soixante personnes dans les deux ou trois pièces –, que des hommes firent irruption, de toute évidence des policiers français, avec peut-être aussi des Allemands parmi eux. En tout cas, il était clair qu’ils cherchaient des Juifs. « Là, c’est sûr, mon compte est bon, pensai-je. Et celui des autres aussi. » J’ai essayé de filer en passant d’une pièce à l’autre. J’ai regardé dehors par une fenêtre et j’ai vu qu’en dessous la banne d’un magasin était tendue. Alors j’ai sauté par la fenêtre. Non, il ne m’est rien arrivé du tout, la banne était en gros drap de lin ou quelque chose de semblable et elle a très bien réceptionné ma chute. De plus, ce n’était pas très haut, du premier étage. Et alors je suis vite parti en courant. Ils n’ont pas remarqué ma fuite tout de suite.

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troisième étape — 1941/1942 Chansaye et Lyon

Après cela, on m’a caché dans l’annexe d’un couvent. Du reste, la situation y était analogue à celle que j’avais vécue chez l’institutrice : impossible d’aller aux toilettes. Que devais-je faire ? Je ne pouvais sortir qu’au péril de ma vie. Finalement je n’y ai plus tenu, un matin je suis allé dans la rue et j’ai pris le seau d’une femme qui venait juste de nettoyer l’étal de son magasin, et je suis revenu avec au couvent. C’était au moins une solution provisoire. Là-bas, j’ai changé moi-même le nom de Preller en Treflère : le P est devenu un T, le « l » un « f », et j’ai rajouté un « e ». Ilse aussi, à partir de ce moment, s’est appelée Irène Treflère.

On attribua à Heinz un logement, dans lequel il n’habita jamais vraiment. Il se chercha un autre abri sous un autre nom, le premier logement restant son adresse postale, où il recevait toutes les communications importantes. En outre, il prit un emploi de manœuvre dans une soierie lyonnaise qui produisait une toute nouvelle matière synthétique, la rayonne 13 .

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C’était une sorte de tissu pour les chemises, fabriqué à partir de carton trempé dans de l’acide. Je faisais les trois-huit : soit de six heures à quatorze heures, soit de quatorze à vingt-deux heures, et la plupart du temps, parce que c’était mieux payé, dans la troisième équipe de vingt-deux heures à six heures. La nuit, je montais au laboratoire avec mes chopes remplies d’acide sulfurique afin qu’il soit titré.

Entre-temps, le contact avait été établi avec le groupe de résistance du Parti communiste autrichien à Lyon. Heinz voulait devenir actif aussi vite que possible. Le premier point de rendez-vous avec le responsable du parti communiste avait été fixé ainsi : à onze heures du matin à l’angle opposé à la statue équestre sur la place Bellecour. Cette place est si grande que tu ne peux pas voir d’un côté à l’autre. De plus, il y a trois angles de ce type, et ils sont au moins distants chacun de trois cents mètres, si bien que l’on ne peut absolument pas voir qui se trouve là, encore moins lui parler. Nous ne nous sommes pas rencontrés, d’autant plus que nous ne nous connaissions pas du tout. Je ne connaissais pas bien Lyon non plus, sinon je n’aurais jamais accepté ce lieu de rendez-vous. D’habitude, un tel rendez-vous est suivi d’un second, voire d’un troisième, au même endroit et au même moment, si bien que l’on finit par se rencontrer. C’est moi qui étais fautif, naturellement. Mon contact m’a dit : « Tu vas dans le Sud, tu parles bien le français, fais-toi passer pour un Alsacien. »

— 13

Plus connue aujourd’hui sous la dénomination de « viscose », la rayonne est le nom que l’on donna à la « soie artificielle » à partir de 1924. Elle fut créée pour répondre à la demande de tissus semblables à la soie, mais plus économiques. Dans la région de Lyon, la production de la rayonne était assurée pendant la seconde guerre mondiale par les entreprises Rhodiaceta (probablement là où Heinz Pollak se trouvait) dans le quartier de Vaise, la Société lyonnaise des textiles à Décines, la Société des textiles artificiels du Rhône à Neuville-surSaône et la TASE (ou Textiles artificiels du Sud-Est) à Vaulx-en-Velin.


Ilse resta encore un an à Chansaye avec son bébé. Bientôt un groupe d’enfants juifs polonais et italiens entre quatre et douze ans vint se joindre à eux. Les Amitiés chrétiennes les avaient ramassés dans la rue. — 14

Le SD ou Sicherheitdienst est le « service de sécurité » ou « service de la sûreté » rattaché au RSHA (organe central de répression du Reich). Son rôle est de surveiller et d’éliminer les opposants au régime nazi. Klaus Barbie (19131991) est membre du SD depuis 1935 lorsqu’il est promu lieutenant en 1942 à Lyon, où il dirige la section IV de la Gestapo jusqu’en 1944. Celui que l’on surnomme le « boucher de Lyon » fut responsable de la déportation de 7 581 Juifs, de la mort de 4 342 personnes, ainsi que de l’arrestation et la torture de 14 311 résistants (dont Jean Moulin). Il est aussi à l’origine de la rafle des locaux de l’Union générale des israélites de France, rue SainteCatherine à Lyon, le 9 février 1943 (84 personnes arrêtées et déportées), ainsi que de celle des enfants d’Izieu, dans l’Ain, le 6 avril 1944 (44 enfants et 7 adultes arrêtés et déportés, tous les enfants meurent en déportation).

Les rafles ne cessèrent pas. L’invasion par la Wehrmacht de la France libre de Vichy, l’opération Attila, débuta le 11 novembre 1942, trois jours après le débarquement des Alliés dans les colonies françaises d’Afrique du Nord. À Lyon, quatrevingts officiers SS s’établirent en garnison, Klaus Barbie prit les fonctions de chef du SD 14 de la Gestapo. • À droite de la roche d’Ajoux, plus loin en direction de Chénelette, je pourrais découvrir les débris d’un avion qui s’est écrasé, me dit le vieux paysan. Aujourd’hui encore, le point culminant là-bas s’appelle le mont de l’Avion. C’est en 1944 que l’avion allemand s’est écrasé. Non, la Résistance n’y était pour rien. Il était un peu trop grand ou trop lourd, en tout cas il est tombé et a explosé. Deux semaines auparavant, un autre avion s’était déjà écrasé, plus haut, il a brûlé entièrement, ils n’étaient déjà pas très contents. Mais lorsque le second est tombé, les gens des alentours ont tout pillé. Alors là, les Allemands étaient furieux ! Vous savez, la veille il y avait eu un mariage, et l’avion s’est écrasé dans la nuit. Alors ils ont emmené le maire, avec son neveu il devait les aider à transporter les corps, mais il ne leur est rien arrivé. Les partisans attendaient les Allemands en haut sur la route de Beaujeu avec des mitrailleuses. Ils étaient assis dans un camion, les partisans leur ont tiré dessus, certains ont été blessés et ont dû être transportés à l’hôpital. Je crois qu’il y a eu trente-deux blessés ou morts. À la suite de quoi, en représailles, les Allemands ont bombardé Beaujeu, alors qu’ils n’étaient en rien responsables. Mais ils ne sont pas venus à Chansaye.

• Dans le dossier de ma mère conservé aux Archives départementales du Rhône, je trouve un procès-verbal de gendarmerie daté du 21 octobre 1943 qui m’apprend que le préfet du Rhône recherche Ilse. Deux gendarmes de Lamure-sur-Azergues se rendent au centre d’accueil et à la mairie de Poule-les-Écharmeaux pour interroger

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troisième étape — 1941/1942 Chansaye et Lyon

le secrétaire de mairie, madame Bancillon et l’économe Jean Barbier, successeur de Boris Bezborodko 15 , recherché par la Gestapo. Leurs déclarations n’éclairent pas les gendarmes. Dans le dossier figure une lettre datée du 25 septembre 1943.

Monsieur le directeur, quand vous lirez cette lettre, je serai déjà loin, je me rends très bien compte des ennuis et du trouble que mon évasion va causer à vous et à la maison, mais croyez-moi, monsieur le directeur, que ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai pris cette décision ; c’est après avoir longuement réfléchi, et quand je voyais que vraiment il n’y avait pas d’autre solution pour moi. Aussi je vous demande de bien vouloir me pardonner. Je sens, j’en suis sûre, que l’on va m’obliger de rentrer [en Allemagne] et c’est ce que je peux absolument pas faire en ce moment, voilà pourquoi je préfère partir dans l’incertain malgré que je me plaisais tant ici, j’y étais vraiment bien…

Joli mensonge couvrant le réseau d’entraide, cette lettre écrite par je ne sais qui a permis à Ilse de disparaître des radars des polices française et allemande et de se sauver. Heinz était déjà dans la clandestinité, les faux papiers qu’elle utilisait désormais portaient le nom d’Irène Treflère. Aucune mention de l’enfant dans les papiers de police, une manière de le protéger, sans doute. 180

— 15

Successeur de David Donoff à la direction du centre de Chansaye.

fig. 65

Ilse et sa fille à Chansaye, printemps 1943.


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quatrième étape 1944 Limoges

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LIMOGES


À l’automne 1943, grâce au réseau de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) et à celui de l’abbé Glasberg, Ilse trouva une place de puéricultrice sous l’identité d’Irène Treflère au centre d’accueil de Vic-sur-Cère, situé à l’hôtel Touring, près de la gare. C’était un solide bâtiment de quatre étages dont la capacité de logement était fixée à soixante-dix places. Afin de recevoir les enfants, des chambres avaient été transformées en dortoirs pour trois ou quatre personnes.

Les jeunes filles qui arrivent à Vic-sur-Cère en ce mois de juillet 1942 sont pour certaines libérées des camps de concentration du sud de la France. Les pensionnaires non internées avant leur arrivée à Vic-sur-Cère sont pour la plupart de nationalité française. Quelques-unes viennent de Lyon, où les Amitiés chrétiennes, en lien avec l’OSE, œuvrent pour placer les enfants en sécurité. Les informations manquent sur la période qui s’étend de novembre 1942 à la Libération. Ilse travailla ici, puis fut transférée à Limoges de mars à août 1944 dans un home d’enfants juifs qui, en fait, n’aurait plus dû exister 1. fig. 66

Ilse (au centre) et deux jeunes puéricultrices à Vic-sur-Cère, 1944.

— 1

La pouponnière de Limoges fait partie des maisons d’enfants, ou homes d’enfants, ouvertes et gérées dès 1939 par l’OSE pour venir en aide tout d’abord aux populations réfugiées d’Allemagne et d’Europe centrale, puis, à partir de 1942, aux enfants internés dans les camps de Gurs ou de Rivesaltes et que l’Œuvre se chargeait de faire sortir. Cette pouponnière, située 6, rue Eugène-Varlin, a ouvert ses portes à la fin de l’année 1940 et jusqu’en 1943, date de sa fermeture par l’OSE. Elle avait pour directrice madame Kayser, et comme membres de l’équipe médicale les docteurs Gaston et Francis Levy.

Il avait été fermé longtemps auparavant, ses dirigeants avaient été emprisonnés. Cependant, l’OSE l’avait transféré au réseau de Glasberg, qui avait continué à administrer cette maison sous un autre nom et y avait caché des enfants juifs d’origine française, polonaise, allemande ou autrichienne. Mais là non plus les enfants n’étaient pas en sécurité, la Gestapo vint plus d’une fois les chercher. J’ai alors téléphoné à un autre home d’enfants, dans lequel des adolescents étaient cachés jusqu’à leurs dix-huit ans, pour les prévenir. Sur ces entrefaites, les garçons sont partis à pied, avec deux éducateurs, en direction de la Suisse. Ils sont tous tombés entre les mains de la Gestapo. Le lendemain, les Alliés ont débarqué, en 185 conséquence la Gestapo ne s’est pas du tout rendue à l’autre home d’enfants. Donc, si je n’avais pas téléphoné…

• Est-ce une réponse aux questions que je me pose ? Ma mère dit souvent qu’elle aurait aimé avoir au moins cinq enfants. Comment concilier tout cela ? Une femme ambitieuse, qui obtient son baccalauréat à soixante ans, termine à soixante-cinq ans des études de psychologie, lit pour son plaisir les auteurs latins dans le texte, possède un froid esprit d’analyse. Mère d’« au moins cinq » enfants au lieu des trois


quatrième étape — 1944 Limoges

dont elle a accouché ? Est-ce sa réponse aux années de terreur ? sa réponse aux enfants juifs qui ont été entraînés dans la mort sous ses yeux ?

• Le home d’enfants à Limoges servait aussi de couverture au trafic d’armes de la Résistance. Les armes étaient parachutées par les Alliés et par le gouvernement français en exil et acheminées sur leurs lieux de destination parmi des pansements, du linge ou des vivres, parce qu’elles ne devaient pas rester plus d’une nuit dans le home d’enfants. Lorsqu’un jour un résistant autrichien que connaissait Ilse participa à une telle mission et passa près d’elle sans la saluer, elle s’inquiéta. Que se passait-il ? Son frère cadet, Gerhard, avait été emprisonné. Bien qu’elle-même ne sût rien de précis, il lui fallait rassurer sa mère en Allemagne, qui n’avait plus reçu de nouvelles de son fils depuis longtemps. Seules des lettres très codées étaient envisageables :

186

Et maintenant je vais te dire aussi pourquoi Gustav [c’est de Gerhard qu’il est question] ne t’a pas encore écrit. Walter [Wilhelm Leo, le père] et moi n’avons pas non plus reçu une ligne de lui depuis des mois ; il ne nous écrit pas, mais non pas parce qu’il nous a oubliés [probablement l’expression codée pour « il est mort »]. Il pense sûrement souvent à nous tous, particulièrement à toi ; je ne sais pas pourquoi il n’écrit pas, mais il a certainement ses raisons. Un de ses amis nous renseigne régulièrement. Dernièrement, il nous a écrit que Gustav avait une bonne situation, qu’il gagnait bien sa vie, et que sa santé était parfaite [sans doute fait-elle allusion aux conditions de détention]. Par son intermédiaire, nous lui avons déjà souvent fait savoir que tu aimerais beaucoup lire quelques lignes de Gustav ; il semble que cela n’ait jusqu’à maintenant pas été possible.

La lettre de Wilhelm Leo à sa femme, en date du 25 mai 1944, est encore plus énigmatique. Il parle de lui à la troisième personne, et de Gerhard il fait mention comme de son « jeune ami » : Quelques jours après ma dernière lettre, j’ai revu mon ami [Wilhelm Leo] et j’ai appris que la grand-mère [Frieda Leo] se faisait beaucoup de souci parce qu’elle n’a pas encore reçu les quelques lignes qu’elle espérait, écrites de la main de mon jeune ami. D’après mes informations, je peux en toute bonne conscience expliquer les choses de la manière suivante : objectivement, il n’y a pas la moindre raison de

fig. 67

Pouponnière de Limoges.


se faire du souci pour la santé de notre jeune ami. Qu’il écrive aussi rarement – ses dernières lettres datent d’il y a deux mois – est justifié par les circonstances actuelles. Mais mon ami [Wilhelm Leo] a été informé qu’il va bien et qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Mon ami dit aussi qu’il a toujours eu pour principe de ne pas taire les maladies graves [signifie « arrestation »], mais que dans le cas présent il n’est pas question de cela. En outre, mon ami attire à juste titre notre attention sur le fait que ceux dont les proches combattent à l’Est ou en Italie auraient beaucoup plus matière à s’inquiéter. Il espère que la grand-mère sera maintenant rassurée. Mon ami compte plus que jamais pouvoir bientôt rejoindre Irène [Ilse]. Il est heureux du colis qui l’attend auprès d’Irène, le portefeuille et le mouchoir, les deux lui seront vraiment bien utiles. Donc, par pitié, ne pas se faire de souci ! Je vous embrasse. Jacques [nom illisible] — 2

Le comité Freies Deutschland, ou Comité Allemagne libre pour l’Ouest (Calpo), faisait partie des mouvements de la Résistance française, au même titre que le Front national autrichien. Ces mouvements étaient composés essentiellement de réfugiés étrangers, allemands ou autrichiens, juifs, qui avaient fui leur pays d’origine, luttaient contre le nazisme et pour le rétablissement de la démocratie dans leur pays.

Gerhard, alors âgé de vingt ans, avait travaillé sous un faux nom pour le comité Freies Deutschland 2 auprès de la Wehrmacht à Castres et transmis des informations importantes aux résistants. Il était tombé dans un piège et avait été conduit par la Gestapo en prison à Toulouse. De là il devait être transféré à Paris et condamné à mort. Le débarquement des Alliés était imminent. Cela signifiait, pour les maquisards, un renforcement de leurs activités. Les Allemands se défendirent âprement. À proximité du home d’enfants, des combats ont aussi eu lieu. Pendant des jours on a entendu des coups de feu. Les enfants étaient continuellement réveillés au milieu de la nuit par le bruit des combats. Lorsque nous entendions quelque chose, nous sortions en courant avec nos pansements. Un jour, j’ai vu un soldat allemand légè 187 rement blessé. Puis j’ai vu un partisan le liquider alors que je voulais secourir cet Allemand. Lorsque quelqu’un était abattu, nous lui portions secours, peu importait que ce fût un partisan ou un soldat allemand. La plupart du temps, nous ne nous préoccupions pas du tout de la façon dont ils étaient habillés.

Un jour, le bruit courut que les partisans avaient gagné, que les habitants de la ville pouvaient sortir sans crainte dans la rue. On organisa une grande fête, on dansa dans les parcs, les habitants embrassaient les partisans. Le lendemain, la Wehrmacht avait repris l’avantage, une douzaine de personnes furent pendues à la rambarde du pont.




quatrième étape — 1944 Limoges

Au début, Ilse vécut avec Suzy au home d’enfants. Mais lorsqu’il fallut cacher toujours plus d’enfants, la place vint à manquer. Elle loua une petite chambre meublée tout à côté, au numéro 12 de la rue Fontbonne.

• La rue Fontbonne se trouve de l’autre côté de la rivière. Une étroite rue montante. Pas de numéro 12. Peut-être ai-je sauté un numéro ; je fais demi-tour. Numéros 8, 10, numéro 14. Je ne me suis pas trompée. Le numéro 12 n’existe pas. Je sonne à la maison située à côté de la grande église. Un homme à la large carrure, avec une barbe et des cheveux roux, ouvre. Oui, il est le prêtre de cette paroisse, me déclaret-il d’une voix tonitruante. La pièce où il travaille est tapissée de livres, sur le bureau, des montagnes de papiers empilés, et au milieu de ce chaos un ancien globe terrestre. Saurait-il par hasard quelque chose au sujet du home d’enfants dans lequel des enfants juifs ont été cachés pendant la guerre ? Il secoue la tête, il est trop jeune et n’est à Limoges que depuis dix ans, il vient de Bretagne.

190

Retour dans la rue Fontbonne. Il pleut. La rue est quasiment déserte. Deux jeunes hommes s’abritent sous un porche. Je m’adresse à eux. Deux frères, aimables, ils ont toujours habité ce quartier. Non, ils n’avaient encore jamais remarqué qu’il n’y avait pas de numéro 12 dans la rue Fontbonne. Ils m’invitent à venir dans la maison de leurs parents, qui se trouve aussi dans cette rue. Elle est récente et sent la peinture fraîche. L’aîné a lui-même beaucoup participé à la construction de la maison, il me montre avec fierté le moindre recoin, de la cave au grenier. Dans le salon, douillettement aménagé, se tiennent les parents. On trinque avec un verre de Pernod. Le père est dur d’oreille, la mère, alerte intellectuellement. Je pose des questions sur le home d’enfants juifs. Les vieillards se donnent beaucoup de peine, mais ils ne savent rien. Ils se souviennent de gens qui ont caché des Juifs. Le mystère du numéro 12 est élucidé : la maison qui y correspond se situe derrière un mur, accessible seulement par le numéro 8. Des gens aisés du nom de Barland l’habitent encore aujourd’hui. Ma mère a-t-elle vécu chez les Barland ? Les aimables vieillards se souviennent d’une famille du nom de Bosseroi, des réfugiés de Metz, qui l’avaient sous-louée. Aussi d’un bébé, né dans la maison. Mais à l’époque j’avais déjà presque deux ans. Je me tiens devant la porte d’entrée en bois massif et sombre du numéro 12. Des gens riches, les Barland. Deux heurtoirs en fer forgé, artistement travaillés, sont fixés

fig. 68 – 69 (p. 184) de Gerhard Leo.

Deux portraits


sur la porte. Je frappe plusieurs fois. Aucun bruit en provenance de l’intérieur de la maison. Puis je découvre la sonnette et je sonne. Pas de réaction. • Quand des combats se déroulaient la nuit, Ilse prenait sa fille dans ses bras et courait au home d’enfants au bout de la rue. Elle devait s’occuper de faire évacuer les enfants en cas d’alerte ou d’incendie. Un jour, lors d’un bombardement particulièrement violent, tu as été très effrayée. De peur, tu as dû aller sur le pot. Je me suis assise auprès de toi. Le canon tonnait au loin.

Dans les premiers jours de juin, les événements se précipitèrent à Limoges et aux alentours. Nous avons encerclé la ville, me racontera monsieur Faye, un ancien résistant de Limoges. Quelques-uns furent envoyés en éclaireurs avec des lance-grenades pour tester la réaction des Allemands. Les partisans avaient dressé des barrages aux sorties de Limoges. Oui, cela faisait du bruit ; il y avait des combats, on entendait des coups de feu. Les Allemands ont aussi répliqué par des tirs, il y a eu des morts des deux côtés. fig. 70

Quittance de loyer de l’appartement de Limoges au nom d’Irène Treflère.

— 3 — 4

Police militaire allemande.

Les Francs-Tireurs et Partisans français (FTP ou FTPF) sont une organisation de la Résistance agissant durant l’Occupation, de 1940 à 1944. Les FTP étaient encadrés par des chefs qui, pour la plupart, avaient combattu dans les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne (1936-1939). (suite page suivante)

Le train par lequel les Feldgendarmes 3 de la Wehrmacht devaient conduire Gerhard à Paris fut attaqué le 4 juin 1944 par un bataillon des FTP 4 (l’unité de combat des communistes), en gare d’Allassac, à environ cent kilomètres au sud de Limoges. Deux wagons de ce train étaient remplis de jeunes Français qui devai 191 ent être envoyés en Allemagne pour le Service du travail obligatoire 5 . Une pluie de balles toujours plus dense, provenant de pistolets-mitrailleurs, de fusils et de fusilsmitrailleurs, s’abattit sur le compartiment dans lequel Gerhard était prisonnier. Au moment où la chaudière de la locomotive explose, et alors que retentit la déflagration d’une seconde explosion, l’adjudant-chef qui surveille Gerhard hurle : « Sortons du piège ! », il ouvre brusquement la porte et saute sur le ballast… Soudain, il se retourne. Le visage blême, crispé, il pointe le canon de son pistolet sur ma tête. Juste avant de retrouver la liberté ! J’essayai de me retourner de l’autre côté aussi vite que possible. J’entendis le coup, et ressentis au même moment un choc.


quatrième étape — 1944 Limoges

« Je suis mort », me dis-je. Quelque chose de chaud ruisselait sur mon visage. Et tout de suite après : « Si je pense que je suis mort, c’est donc que je suis vivant ! » La balle n’avait fait qu’effleurer mon oreille gauche, et quoique le sang coulât fort, je n’éprouvais qu’un simple picotement. Je restai étendu, sans bouger, raide. 6

Les partisans réussirent à vaincre les Allemands et à libérer Gerhard et les Français destinés au STO. Gerhard fut enrôlé dans le groupe des partisans, et on lui donna comme nom de guerre « le Rescapé ». Le 6 juin 1944, les Alliés débarquèrent en Normandie. L’opération Overlord 7 était en marche. La conséquence fut un accroissement des représailles de la part des SS et de la Gestapo, principalement dans le sud et le centre de la France, dans et autour de Clermont-Ferrand et de Limoges, parce que les partisans y livraient des combats particulièrement acharnés. Les 7 et 8 juin 1944, le groupe de Gerhard combattait à Tulle, à quatre-vingt-dix kilomètres au sud de Limoges.

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Le 9 juin 1944, ils essayèrent d’atteindre leur camp, dans les gorges de la Vézère, avec deux voitures qu’ils avaient volées à la Gestapo à Tulle. Michel, l’ami de Gerhard, celui qui lui avait ôté ses menottes lorsqu’il fut libéré du train, conduisait la première voiture parce qu’il connaissait mieux la région. Sur la route en lacets, Gerhard perdit de vue la Citroën qui roulait devant lui. Brusquement, des femmes se précipitèrent vers lui en courant, lui faisant avec frénésie signe de s’arrêter immédiatement. L’une d’elles, blanche comme un linge, lui raconta que la voiture devant lui venait de tomber sur un char allemand. Gerhard put s’échapper, mais son camarade Michel, qui avait interverti leur place dans les voitures, fut pendu le jour même à Tulle, en même temps que quatre-vingt-dix-neuf autres otages. Le 10 juin 1944, la division blindée SS « Das Reich », en route pour la Normandie, entra dans Oradour-sur-Glane, à quinze kilomètres au nord-ouest de Limoges. Depuis 1941, la population de ce minuscule village avait augmenté, parce que de nombreuses familles venant de Paris y avaient trouvé refuge devant le déluge de bombes. Les SS voulaient faire un exemple et affaiblir la résistance locale. Mais Oradoursur-Glane n’avait jamais été impliqué dans la Résistance ni dans la lutte des partisans. Les SS confondirent probablement l’endroit avec Oradour-sur-Vayres, situé à trente

Les FTP entretenaient des liens étroits avec le communisme. Ils firent partie des groupes de résistance qui furent incorporés aux FFI en février 1944.

— 5

Alors que le Reich concentre toutes ses ressources dans l’effort de guerre, le besoin de maind’œuvre pour ses usines ne cesse d’augmenter. Les dirigeants nazis la puisent donc là où ils peuvent la trouver : dans les pays occupés et les camps d’internement. En France, après l’établissement d’une ordonnance, datée du 22 août 1942, prescrivant le recensement des hommes et femmes célibataires de vingt et un à trente-cinq ans, l’occupant nazi, avec la collaboration de Vichy, organise la réquisition de travailleurs dès septembre. Puis, à partir de février 1943, tous les hommes valides et âgés d’au moins dix-huit ans sont susceptibles d’être envoyés en Allemagne pour rejoindre les industries (principalement d’armement) du Reich ; c’est la mise en place du Service du travail obligatoire (STO). Au-delà de l’apport de main-d’œuvre, il permettait d’affaiblir les possibilités d’action des mouvements de résistance dans les pays occupés. Or, beaucoup le refusaient, ceux que l’on appelle les « réfractaires ». Ils fuyaient pour rejoindre le maquis et les mouvements de résistance. Les Allemands les estimèrent à environ 500 000. En juillet 1943, le Conseil national de la Résistance fonde le Comité d’action contre la déportation pour le travail forcé en Allemagne.


— 6

Leo, Gerhard, Un train pour Toulouse, Messidor, 1989, p. 242.

— 7

Overlord est le nom de code donné par les Alliés pour désigner l’opération du débarquement sur les plages de Normandie, qui débuta le 6 juin 1944 (appelé Jour J). L’avancée des forces alliées permit d’ouvrir la voie à la libération de Paris le 25 août 1944.

kilomètres au sud-est de Limoges, où des maquisards avaient attaqué des soldats allemands. Ils incendièrent le village, arrêtèrent toute la population, fusillèrent les hommes, poussèrent les femmes et les enfants dans l’église et les firent brûler vifs. Ainsi, 642 habitants d’Oradour-sur-Glane furent assassinés : 245 femmes, 207 enfants et 190 hommes. • L’hôtel de ville de Limoges est une élégante bâtisse. De hautes portes en verre, larges et cintrées. Le plus grand bâtiment de toute une cité administrative, comprenant une cité judiciaire, une bibliothèque et des Archives municipales. Sur les pelouses, des saules, des arbustes soutenus par des tuteurs et, disséminés entre eux, des bancs de bois. Je me sens sûre de moi, je tiens à la main la réponse écrite du maire. Mais cela ne me sert à rien. Personne ne me renseigne sur le sort des réfugiés pendant la seconde guerre mondiale. C’est la période des vacances, la plupart des employés sont en congé. De plus, la mairie est en partie en chantier. Des portes closes, protégées par des feuilles de plastique. Je m’adresse à une femme qui est assise derrière un bureau aux tiroirs vides et qui range des documents dans une boîte. La porte, dégondée, est appuyée à côté de l’huisserie. J’obtiendrai sûrement des renseignements plus intéressants en face, aux Archives municipales. C’est là que se trouve toute la documentation concernant la seconde guerre mondiale. Non, aucun document d’archives relatif au home d’enfants juifs ni à une femme du nom d’Irène Treflère (ou Ilse Leo ou 193 Pollak) n’est consultable, me déclare la femme à la réception. Glaciale et revêche. Elle souhaite me voir partir. Mais je ne lâche pas prise, je continue à poser des questions. N’importe quel document d’archives en général relatif aux événements des derniers jours de la guerre à Limoges ? Elle s’adoucit, cite quelques titres et la librairie où l’on peut les acheter. Elle me donne même l’adresse et le numéro de téléphone d’un ancien résistant : monsieur Faye, de Vicqsur-Breuilh, à vingt kilomètres au sud de Limoges. Il pleut toujours. Les vitres de la voiture sont couvertes de buée. Au lieu-dit Pierre-Buffière, je prends une petite route secondaire. Vicq-sur-Breuilh. La maison de monsieur Faye ressemble aux autres. Des arbres fruitiers à la large frondaison la


quatrième étape — 1944 Limoges

cachent. Tout le hameau se trouve sur une colline. Le brouillard et la vapeur que fait naître la pluie dissimulent le beau panorama qui doit s’ouvrir sur la campagne autour de Limoges.

Monsieur Faye vient à ma rencontre avec un grand parapluie noir. Des cheveux blonds qui se raréfient, une peau claire. Par courtoisie il m’offre un apéritif, mais il devient nerveux à la vue du magnétophone : « À quoi ces renseignements vont-ils vous servir ? Voyez-vous, je suis très méfiant. En effet, j’ai été interviewé pour la télévision, et on a fait des coupures, si bien que vous semblez dire quelque chose que vous ne vouliez pas dire du tout. » Je le rassure. Il est communiste, je suppose. Naturellement. Je com-

prends sa méfiance, je la connais bien. Monsieur Faye me donne une image claire et précise du Limousin, industriellement sous-développé avant guerre. L’activité principale reposait sur la porcelaine et le cuir. La population, en grande partie des paysans pauvres et des petits villageois, devait souvent s’exiler pour trouver du travail. Pendant la guerre, cette production aussi a stagné, parce que les Allemands réquisitionnèrent les usines et les transformèrent pour leur propre usage. Une usine qui fabriquait des moteurs d’avions a été détruite au cours d’une attaque aérienne. Le héros de la résistance limousine s’appelait Georges Guingouin. Il était instituteur et communiste, comme beaucoup dans la région. Pendant les premiers combats, à un moment donné entre mai et juin 1940, quand il y avait encore un front, il avait été blessé. 194

Si vous pouviez parler avec lui, vous remarqueriez qu’il articule difficilement. Cela vient de ce qu’il a été blessé à la langue.

Guingouin s’enfuit malgré sa blessure. À cette époque, j’étais à Châteauroux et je devais être envoyé en Allemagne, mais j’ai pu me faufiler jusqu’ici, où ma belle-mère tenait une épicerie, raconte monsieur Faye. Exactement ici, dans cette maison. Naturellement, autrefois, c’était plus petit. Depuis, on a agrandi. Ici, c’était le magasin, et à côté du couloir, la cuisine, derrière, la réserve. De l’autre côté du couloir, il y avait une petite pièce, c’est là qu’ils avaient caché Guingouin, parce qu’il était en piteux état. Il était passé d’une ferme à l’autre, se cachant toujours…


Lorsque Guingouin fut rétabli, il disparut dans les bois et essaya de mobiliser des gens pour organiser une résistance. C’est ainsi qu’est né le maquis : des partisans de la première heure, comme Guingouin, d’anciens combattants de la guerre d’Espagne, qui s’étaient également réfugiés dans cette région, et de jeunes Français qui ne voulaient pas être envoyés en Allemagne pour le Service du travail obligatoire. Guingouin travailla aussi comme secrétaire de mairie. Il était responsable du recensement de la population, rédigeait les actes de naissance et de mariage et les avis de décès. Il put ainsi avoir accès aux registres de l’état civil et fabriquer facilement des laissez-passer et des cartes d’alimentation. Il demandait l’âge de la personne, cherchait dans ses registres le nom des gens qui avaient émigré et dont l’âge correspondait, et établissait les papiers ou la carte d’alimentation à leur nom. Mais, un jour, un agent de liaison fut arrêté à proximité de Châteauroux, non loin de la ligne de démarcation, et on trouva sur lui des papiers émanant de notre mairie. Guingouin fut accusé de faux en écriture publique. Cela n’était pas bien méchant. Bien pire était la situation de l’agent de liaison, parce qu’on avait découvert sur lui des tracts communistes. La propagande communiste était punie de la peine de mort. Mais comme cet homme était le premier à être condamné à mort dans cette région, il fut gracié par le maréchal Pétain. Il a dû passer de nombreuses années en camp de concentration, d’abord en France, puis en Allemagne. Nous ignorons ce qu’il est advenu de lui. Il est probablement mort.

Limoges fut libérée le 21 août 1944. Avant la prise de Limoges, nous avons organisé une sorte de bras de fer avec l’en 195 nemi. Lorsque les Allemands se sont aperçus qu’ils étaient totalement encerclés et qu’ils ne pouvaient plus rien faire, nous avons envoyé un émissaire. Mais ils ne voulaient traiter qu’avec l’armée régulière. Nous avions parmi nous des Canadiens qui avaient été parachutés. Ils ont négocié pour nous. Ainsi avons-nous pu entrer dans Limoges sans effusion de sang. De cent à cent cinquante Allemands ont quitté Limoges en même temps que la Milice.



cinquième étape 1943/1944 Narbonne, Carcassonne, les Cévennes

197


MAQUIS DES CÉVENNES

CARCASSONNE NARBONNE


Il y a quinze kilomètres de Lézignan à Narbonne par l’étroite route en lacets. J’arrête la voiture devant la gare, un bâtiment tout en longueur qui sans transition se transforme en une immense gare de marchandises. Narbonne semble être un nœud ferroviaire. Il règne une grande animation sur le parvis de la gare et sur les nombreux quais à l’arrière. Pour ce qui est de l’« aspect méditerranéen de la ville », comme il est dit dans le guide de voyage, Narbonne n’étant qu’à douze kilomètres de la mer Méditerranée, il est bien peu remarquable, même dans le centre où je me promènerai plus tard.

J’ai encore le temps. Je dois être à onze heures chez madame Clotte, ma nouvelle source d’informations, avec laquelle l’aimable conseiller municipal de Carcassonne, membre du parti communiste, m’a mise en relation. Je prends le large boulevard qui part de la gare en direction du centre-ville. Il débouche bientôt sur le boulevard Gambetta, qui enserre la vieille ville de Narbonne comme un anneau. Les rues et les maisons paraissent grises et délabrées. • De juin 1943 à mars 1944, Heinz, cette fois sous le nom de guerre définitif d’Henri Treflère, travailla ici au bénéfice du parti communiste comme interprète dans les services administratifs d’hébergement de l’armée allemande. Après son saut par la fenêtre à Lyon, il passa pour un individu audacieux, quelqu’un d’utile dans la lutte menée par la Résistance. On lui confia des missions périlleuses. Un jour, il devait faire sortir un homme de la prison-hôpital de Montauban pour le conduire en Suisse. « C’est l’un des nôtres, nous avons peur qu’ils lui tirent les vers du nez, vas-y, organise-toi, un couple de communistes t’aidera, sors-le de là et conduis-le en Suisse »,

l’informa son contact en le chargeant de la mission. Dans un des pavillons de la prison, ils avaient installé un hôpital, avec une entrée sur le jardin. La nuit, j’ai sauté par-dessus le mur, pendant que les camarades me 199 couvraient, et j’ai pris une empreinte de la serrure de la porte extérieure avec de la mousse à raser – j’avais vu cela dans un roman policier. Puis il s’avéra qu’on aurait certes pu ouvrir la porte donnant sur l’extérieur avec une fausse clé, mais que l’on en avait oublié une autre, à l’intérieur, pour laquelle il nous aurait aussi fallu une fausse clé. De ce fait, l’affaire tomba.


cinquième étape — 1943/1944 Narbonne, Carcassonne, les Cévennes

Cette opération de sauvetage ayant échoué, du moins devait-il conduire en Suisse la mère du prisonnier, une Autrichienne de cinquante-huit ans. Il l’accompagna par le train jusqu’à la frontière suisse près d’Annecy, le passage de la frontière serait à peine surveillé, lui avait-on assuré, et il la conduisit sans encombre en Suisse à travers la forêt. Le prêtre du village le plus proche, un sympathisant, se chargerait de la suite. Heinz laissa la femme et rebroussa chemin immédiatement, repassant la frontière, traversant la forêt, et il regagna la route. Et qui l’attendait là ? La femme, qu’il croyait en sécurité depuis longtemps. Le prêtre l’aurait renvoyée, parce qu’il venait lui-même d’être contrôlé par les autorités suisses. Il ne restait à Heinz d’autre solution que de ramener la femme à Lyon. À la gare de Lyon, il faillit se faire prendre en même temps qu’elle, car elle ne put présenter de billet.

Pour la mission suivante, on lui signifia qu’il devait se trouver une place dans la Wehrmacht, sur la côte méditerranéenne, pour effectuer parmi les Allemands le « travail de sape », comme on disait alors. Le « travail de sape » faisait partie des missions les plus importantes des communistes germanophones. Il consistait à influencer dans un sens antifasciste les troupes allemandes d’occupation. Au sein de la Résistance française, un département indépendant fut créé pour cette tâche et appelé Travail antiallemand 1. Des tracts et des journaux étaient abandonnés à des endroits tels que les soldats allemands ne pouvaient que les trouver, des slogans étaient peints sur les murs des maisons, des affiches placardées et des banderoles accrochées dans des endroits bien en vue.

200

Un jour, j’étais parti à bicyclette, et j’avais posé des tracts sur les arbres d’une allée. C’est alors que le coup de sifflet convenu m’a averti d’un contrôle. J’ai laissé la bicyclette, jeté les tracts dans la première poubelle venue et me suis éloigné. Mais j’avais besoin de la bicyclette. Le lendemain je me suis rendu au poste de police, et j’en ai déclaré le vol. « Ne savez-vous pas ce que l’on a fait avec votre bicyclette ?  – Elle m’a été volée. – Eh bien, quelqu’un a eu l’audace de poser sur les arbres des tracts contre l’armée d’occupation. – Non, pas possible, c’est incroyable. » Et j’ai récupéré mon vélo.

Des résistants infiltrés devaient collaborer avec la Wehrmacht. Ils pouvaient ainsi subvenir à leurs besoins et éventuellement apporter une aide financière à

— 1

Le Travail antiallemand (TA) était une branche spéciale de la Résistance en France, née sur l’initiative du parti communiste au sein des FTP, vers la fin de 1941. Tout comme son ennemi, la Résistance avait besoin de faire sa propagande, et c’est le rôle que remplissait le TA. Son activité consistait donc principalement à infiltrer l’armée allemande pour inciter les soldats à déserter et à rejoindre les groupes de résistants. Il s’agissait aussi et surtout de recueillir des informations militaires et politiques, par le biais de membres de la Wehrmacht qui, pour des raisons politiques (appartenance à un parti d’opposition à Hitler, à un groupe ethnique d’un pays occupé par les Allemands…), accepteraient de devenir des agents de renseignement pour la Résistance. Le Comité Allemagne libre (Calpo), le Front national autrichien et le groupe de communistes juifs constituaient les principaux acteurs du TA.


lier avec des soldats et transmettre des inford’autres combattants. Il leur fallait se mations concernant le recul des troupes allemandes. L’impact de leurs rapports sur le moral des soldats était important, parce que le trouble jeté par les tracts et les journaux n’en devenait que plus réel. Parfois aussi, les résistants infiltrés procuraient des passeports, de l’argent ou des armes.  — Il fallait que j’engage la conversation avec les soldats, n’importe où, pendant les repas, dans les toilettes, pour les convaincre du caractère désespéré du combat mené contre les Alliés et les amener à déserter. Naturellement, je n’en ai convaincu aucun, c’était une activité assez vaine et néanmoins périlleuse.  — Pendant que j’étais avec toi au home d’enfants, Heinz travaillait sous un faux nom à Narbonne comme traducteur auprès de l’armée allemande. S’il y était demeuré jusqu’à la Libération, on peut tout à fait imaginer que les partisans l’auraient descendu avec les autres collaborateurs. Cela s’est produit bien assez souvent comme cela. Le parti communiste n’était pas très difficile pour ce qui était des missions qu’il confiait à ses membres. Les résultats étaient minimes. Et cela a coûté cher à beaucoup. On ne peut que reprocher aux communistes d’avoir sans grand scrupule enrôlé les gens. Ils sont même venus me voir plusieurs fois, je n’avais qu’à laisser la petite au home d’enfants et faire quelque chose, me faire engager par les Allemands avec de faux papiers. Mais je ne voulais pas. — 2

La MOI, Main-d’œuvre immigrée, fut créée en 1935 afin de défendre le statut juridique des ouvriers immigrés en France. En 1940, après la défaite de la France et la création des FTP, des groupements FTP-MOI ont émergé. Ils étaient divisés en groupes linguistiques. Les Autrichiens formaient alors le Front national autrichien, et les Allemands, le Comité Allemagne libre. Ils représentent, au départ, de petits groupes. Les FTP-MOI sont présents en zone nord et à Paris, où ils deviennent plus importants à partir de la mi-1941. (suite page suivante)

Heinz devint membre de la MOI 2 , une branche des FTP. La MOI, par petits groupes de trois à cinq membres, encadrait des centaines de réfugiés politiques venus d’Allemagne, d’Autriche, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Roumanie, de Bulgarie, de Yougoslavie et d’autres pays. Seulement, à chaque fois, le responsable entrait en rapport au sommet avec un triumvirat qui était sous les ordres directs du comité central du parti communiste. Les résistants étaient infiltrés en fonction de leurs connaissances linguisti 201 ques et de leur volonté d’engagement. On recherchait des gens comme Heinz, des employés civils, dont on n’avait pas à craindre qu’ils soient envoyés du jour au lendemain au front ou en Allemagne pour le Service du travail obligatoire, et qui, de surcroît, parlaient bien l’allemand et le français.


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On lui suggéra de se faire embaucher dans un foyer de soldats ou dans un casino. Les membres de la Wehrmacht s’y rendaient quand ils avaient quartier libre, ils y mangeaient et buvaient, écoutaient la radio, jouaient aux cartes. À Béziers, à vingtsept kilomètres au nord de Narbonne, il envisagea même de prendre un poste auprès de la Gestapo.

Tout était arrangé, je n’avais plus qu’à m’y rendre avec mes papiers. Mais j’ai trouvé cela trop risqué, je suis monté dans le premier train et je suis parti.

Au lieu de quoi il prit la place dans le service d’hébergement des armées à Narbonne. J’ai dit que j’étais alsacien, que j’avais fui, je ne sais plus ce que j’ai dit exactement. J’avais ces faux papiers, un acte de naissance, un lieu de naissance – Tourcoing, à la frontière belge –, le nom de mes parents, et même un certificat de travail concernant ma prétendue ancienne place. Reste à savoir si ces documents auraient supporté un examen plus approfondi. En tout cas, dans le service d’hébergement de la Wehrmacht, ils les ont acceptés.

• J’ai devant moi des documents anciens, un extrait d’acte de naissance et deux certificats de travail. Le maire de Tourcoing atteste la naissance de Jean Henri Treflère à Tourcoing, département du Nord, le 8 juin 1911, fils de Charles Treflère et de Gabrielle, née Faure. Le directeur d’un « Hôtel du Lac AG » à Lucerne certifie qu’un certain Henri Treflère a été employé comme portier, secrétaire et maître d’hôtel, du 1er mai 1931 au 31 janvier 1937, et a donné, grâce à son « travail consciencieux », « pleine et entière satisfaction ». Le directeur de l’« Hôtel Central et Bellevue » à Lausanne s’applique dans les mêmes termes à chaudement recommander monsieur Henri Treflère, qu’il a employé comme chef de rang du 1er mars 1937 au 15 juillet 1939. 202

L’acte de naissance, particulièrement, a l’air d’avoir souffert. Plus petit qu’un format A5, déchiré à plusieurs endroits et recollé, une tache gris-brun en haut à gauche s’étalant presque jusqu’au milieu, la signature du maire tracée d’une écriture raide, droite et illisible, le tampon de la « Mairie de Tourcoing », en revanche, presque intact ; le certificat de l’« Hôtel du Lac » à Lucerne révèle, sur la feuille sinon peu abîmée, l’empreinte d’une main, on distingue aisément cinq doigts et une paume.

En zone sud, il faut attendre la fin de 1942, date à laquelle les Allemands pénètrent en zone libre, pour voir leurs actions se multiplier. Les combattants des FTP-MOI s’occupaient essentiellement de saboter les moyens de communication de l’ennemi, ils s’attaquaient aux transporteurs chargés d’acheminer le ravitaillement et aux entreprises qui travaillaient pour l’occupant.


Au début, Heinz habita la même maison que celle dans laquelle son chef, le sousofficier responsable du cantonnement, un adjudant du nom de Weber, était hébergé, et dans laquelle se situaient les bureaux. fig. 71

Faux certificat de travail de Heinz Pollak, alias Henri Treflère, à l’Hôtel du Lac de Lucerne, en Suisse.

L’appartement se trouvait dans la rue Cuvier, près du boulevard Gambetta. J’avais l’habitude d’aller prendre mon petit déjeuner dans un bar, et je commandais un verre de vin blanc parce que le café était imbuvable.

• Madame Clotte réfléchit. La rue Cuvier ? Ne pourrait-il s’agir de l’ancien quartier aux ruelles étroites, derrière l’église Saint-Sébastien, dans lequel on a démoli de nombreuses maisons ? De chaque côté du boulevard Gambetta, on a planté un platane par-ci parlà ; est-ce destiné à devenir un jour une allée ? Des magasins, des terrasses de café. Assise sur un banc, devant un arrêt d’autobus, je me dépêche de manger ma glace. Une étroite rue de traverse débouche dans la rue Cuvier, qui fait un large coude vers la gauche. C’est la vieille ville, un enchevêtrement de ruelles, des maisons anciennes, basses. Difficile de dire si la maison que la Wehrmacht avait réquisitionnée il y a plus de cinquante ans a été démolie avec les autres ou de savoir laquelle de ces vieilles bâtisses sordides a bien pu abriter les bureaux du service d’hébergement des armées. • Le service d’hébergement des armées était responsable du cantonnement des troupes stationnées et de celles qui transitaient. En ces dernières années de guerre, la Wehrmacht se déplaçait continuellement, de sorte que ceci constituait la part la plus importante du travail de ce service. Il fallait traiter avec des propriétaires, des entrepreneurs du bâtiment et des architectes. Une tâche qui n’était pas facile pour 203 Heinz, qui avait souvent des difficultés à traduire les termes de métier. Il dut avoir recours à diverses reprises à un architecte pour se faire expliquer certaines expressions. L’homme ne le regardait-il pas d’un air méfiant ou bien n’était-ce que le fruit de son imagination ?


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Pour une tout autre raison, il faillit se retrouver en prison. Lorsqu’il fut à nouveau question du fait que le débarquement des Alliés était imminent, les soldats, à l’aide de blocs de béton, transformèrent les axes de passage en barrages antichars. Heinz se tenait à côté d’un soldat et lui chuchota que ce n’était pas cela qui allait les rapprocher de la victoire. La dangereuse petite phrase finit par revenir aux oreilles de l’adjudant Weber.

L’adjudant était un terrible nationaliste allemand. Il m’a vertement tancé, mais il m’a couvert. Non par humanisme, mais parce qu’il s’accommodait alors de ce que je faisais son travail et qu’il pouvait à tout moment aller « s’en faire un ». Il ressemblait un peu à Hitler, en un peu plus maigre, peut-être, avec un côté plus rhénan qu’autrichien, et ne lui arrivant pas à la cheville pour ce qui était des discours. « Mes désirs sont des ordres ! » Et aussi, quand il était de bonne humeur, il me racontait la campagne de Pologne. Il occupait un poste qui, à vrai dire, aurait dû revenir à un officier, c’était déjà quelque chose pour un adjudant.

L’intendance des armées versait à Heinz un salaire conséquent, mais avec cet argent il ne pouvait pas faire grand-chose, hormis, lorsqu’il déménagea, payer son loyer qui était élevé. Il ne dépensait presque rien pour s’habiller, on ne trouvait que peu de choses à manger, et le peu qu’il y avait, des bons d’alimentation mensuels et personnels en réglementaient l’attribution. La proximité de son lieu de travail ne tarda pas à lui paraître trop dangereuse, et il se chercha un logement dans le quartier de la gare. Il en trouva un chez madame Castelas, la veuve d’un vigneron, une femme de cinquante-cinq ans qui s’occupa de lui, lui fit la cuisine, lui servit pour la première fois de sa vie des huîtres, tolérait qu’il écoutât tous les soirs Radio Londres et s’extasiait devant les photographies de sa « jolie sœur » et de son adorable « nièce » qu’il lui montrait avec fierté. • 204

Au moment où j’arrête le moteur, madame Clotte – résistante communiste, soixante-dix-huit ans et en paraissant tout juste soixante, les cheveux noirs, des lunettes – sort de sa maisonnette pour venir à ma rencontre. Elle me salue cordialement, elle m’a entendue arriver, et elle m’introduit dans sa cuisine toute simple sur laquelle la porte d’entrée ouvre directement. Sa fille, qui de même fait jeune, épluche des


pommes de terre, assise à une table ronde, et m’adresse un sourire. Les deux femmes accordent beaucoup d’intérêt à mon histoire et à mes questions, mais parlent ellesmêmes volontiers, en particulier la plus âgée. Madame Castelas, cela me dit quelque chose, ce nom ne m’est pas inconnu. Cela devait être dans la rue Beffroi, il y avait là des casernements, beaucoup d’Allemands y ont habité. Madame Castelas, oui, je la revois, j’en suis tout à fait sûre.

Il s’avère que la maison particulière de madame Castelas a dû se trouver à proximité de l’épicerie de la jeune madame Clotte. Le magasin servait de lieu de contact à la résistance communiste, la phrase de reconnaissance était : « Je viens chercher les pommes rouges de madame Julien ! » Oui, des soldats de la Wehrmacht – « Ils s’appelaient les Feldgendarmes, non ? » – avaient pris leurs quartiers là-bas, près de la gare et en face de son magasin. Des Italiens aussi, qui avaient été recrutés par l’armée allemande. Ils sont alors venus chez moi pour acheter, sans bons d’alimentation, des fruits, des tomates. Je les trouvais à Salses, près de Perpignan. Je pouvais les vendre à n’importe qui, personne n’y prêtait attention. Vous imaginez, lorsqu’ils voyaient les tomates, ils les mangeaient comme des fruits. Ils voulaient déserter, je leur ai procuré des vêtements. Ils sont restés chez moi jusqu’à la nuit, puis je les ai conduits à travers bois jusqu’au chemin de fer. J’espère qu’ils s’en sont sortis. Je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Vous savez, pour moi, c’étaient des jeunes gens, des étudiants, qui me faisaient pitié parce qu’ils avaient été enrôlés de force dans l’armée allemande.

Lorsque madame Clotte allait coller des affiches la nuit pendant le couvre-feu, elle emmenait sa fille pour ne pas être seule en chemin. La plus jeune s’interrompt dans l’épluchage des pommes de terre et acquiesce. Oui, elle accompagnait sa mère, mais cette horrible peur qui la tenaillait alors, je ne pouvais pas m’imaginer. Une fois, en pleine nuit, un prisonnier évadé était poursuivi par les Allemands 205 et a été abattu tout près de leur maison. Le lendemain, la Feldgendarmerie est venue pour entreprendre une perquisition et interroger les gens. Nous avions entendu, mais nous avons dit que nous dormions. J’avais entendu les cris : « Madame, madame ! », vous savez, avec l’accent allemand. Il était blessé, il y


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avait du sang sur le trottoir. J’en frémissais de peur encore plusieurs jours après. À chaque fois que je passais à côté de l’endroit où il avait été tué, cela me prenait.

Madame Clotte travaillait au magasin lorsque son mari, qui s’occupait de leur plus jeune fils, Yves, âgé de cinq ans, fut arrêté et envoyé en camp de concentration en Allemagne. Le petit resta des heures tout seul dans l’appartement, jusqu’à ce que des voisins le prennent en charge. Quelques jours plus tard, elle fut emprisonnée elle aussi, et les quatre enfants abandonnés à eux-mêmes durent apprendre à s’en sortir. J’ai souvent peur. Aujourd’hui, lorsque j’ai des douleurs, je pense qu’il y a quelque chose que je n’ai pas digéré.

Je déplie le plan de la ville de Narbonne, les deux femmes se penchent au-dessus et me montrent où se situait leur magasin, marquent la rue Beffroi dans laquelle madame Castelas louait des logements à des membres de la Wehrmacht. Elles m’embrassent lorsque je prends congé d’elles. Je reprends la direction de la gare ; la rue Beffroi, une rue étroite avec des maisons basses, part directement de celle-ci. Le magasin de madame Clotte aurait pu se trouver dans la vieille maison au coin de la rue. À peu près là où elles ont dessiné une croix sur le plan, à l’emplacement de la maison de madame Castelas, siègent, derrière un portail grillagé, les vestiges mis au jour d’une villa gallo-romaine. La maison qui hébergea des soldats avait-elle été construite par-dessus, puis détruite par la suite ? •

206

Heinz était considéré comme un employé civil français au sein de la Wehrmacht, et il jouissait d’une liberté de mouvement en conséquence. De temps à autre il s’octroyait un repas au restaurant, même s’il devait pour cela dépenser ses précieux bons d’alimentation. Ou bien il se rendait au Kursaal, où il vit des films comme Les Visiteurs du soir, le conte moyenâgeux de Marcel Carné et de Jacques Prévert, pour lequel il éprouve encore aujourd’hui le même engouement, et Le Corbeau, le film fantastique d’Henri-Georges Clouzot, qui venait de sortir. Il ne manqua pas non plus la représentation de L’École des femmes de Molière, donnée par la troupe de théâtre de Louis Jouvet, alors en tournée.


Je suis étonnée lorsque madame Clotte et sa fille s’empressent d’acquiescer quand je les interroge sur un certain Kursaal. Naturellement, le « Kursall » (elles accentuent la seconde syllabe) existe toujours. Il sert aujourd’hui surtout de salle de cinéma. Je ne peux pas le manquer, sur le boulevard Gambetta, tout de suite en face de la poste. Un bâtiment, de style fin XIXe, demeuré intact. L’entrée, une grande porte constituée de nombreux petits carreaux, et de chaque côté les portes d’accès, plus étroites et pareillement vitrées, sont surmontées de fenêtres en demi-cintre au vitrage identique. L’une des portes latérales est déverrouillée et entrebâillée, bien qu’il soit encore trop tôt pour une séance. Le hall d’attente est séparé en son milieu par une barrière métallique. Audessus de la vitre du guichet, à gauche de l’entrée de la salle de cinéma, une affichette rouge indiquant le prix unitaire des places, et en dessous, une affiche publicitaire pour un opticien. Les murs sont décorés, du sol jusqu’à peu près à mi-hauteur, de mosaïques représentant des suites de petits carreaux multicolores et des arabesques ; d’anciennes affiches de spectacles, encadrées avec soin, sont accrochées au-dessus. Ce Kursaal m’apparaît inchangé avec son éclat légèrement terni, qui d’ailleurs devait déjà être tout aussi terni il y a plus de cinquante ans. Il suffit seulement d’un peu d’imagination, et le hall se remplit de gens qui font la queue à la caisse, attendent par petits groupes devant l’entrée de la salle, le brouhaha, les portes de la salle de spectacle sont entrouvertes, une partie du public occupe déjà les rangées de sièges capitonnés de rouge, la lumière tamisée, la salle bientôt plongée dans l’obscurité. • Heinz est resté à Narbonne jusqu’en mars 1944. Puis il lui fallut se présenter au supérieur de son adjudant, un intendant des armées avec le grade de lieutenant, 207 qui dirigeait à Carcassonne le service central d’hébergement des armées. Il était en quête d’un bon interprète. Mon Weber était furieux qu’on lui ait pris son interprète, qu’il avait quasiment dressé pour lui, cela ne lui a pas plu du tout.


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Les Allemands avaient commencé à reculer sur tous les fronts. L’Italie avait capitulé depuis longtemps, Naples était comme Capoue occupée par les Alliés, l’Armée rouge avait avancé jusqu’en Pologne ; depuis des mois, des villes, des nœuds ferroviaires et des centres industriels allemands étaient bombardés par l’aviation américaine et britannique. En janvier 1944, trois mille tonnes de bombes, en février, deux mille cinq cents, furent larguées rien que sur Berlin, en mars presque trois mille tonnes sur Friedrichshafen, Augsbourg et Francfort.

La résistance armée des Français au sein du maquis était maintenant établie dans la zone nord, alors qu’elle était déjà depuis fin 1942 bien implantée dans la zone sud. En mars 1943, les groupements de résistance les plus importants de la zone sud (FTP, Combat et Libération 3) avaient constitué une unité de combat à un échelon supérieur (MUR 4), laquelle fusion avait été suivie, en mai de la même année, par une unification politique dans le Conseil national de la Résistance. Depuis la fin de 1943, il existait une armée régulière de libération (les Forces françaises de l’intérieur, FFI), qui faisait la liaison entre le gouvernement en exil à Londres et les groupes de la Résistance. Heinz travaillait alors dans le service d’hébergement des armées allemandes à Carcassonne. Son supérieur devait pouvoir le joindre à tout moment, c’est pourquoi il fut hébergé dans la famille d’un milicien dans la vieille Ville basse de Carcassonne. Ces gens, inamicaux et tiraillés par des sentiments contradictoires, n’acceptèrent chez eux qu’avec réticence ce petit Français avec son impossible accent alsacien. Mais Heinz ne s’y sentait pas à l’aise non plus, et il loua une seconde chambre au pied de la Cité. J’avais là une valise prête, pour parer à toute éventualité, et mes affaires les plus précieuses.

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À mon grand étonnement, la Ville basse de Carcassonne se révèle un quartier au tracé parfaitement régulier, qui s’étend en forme d’hexagone sur à peine quatre kilomètres carrés entre la gare et l’Aude. Au XIIIe siècle, Louis IX a fait construire ce quartier aux rues parallèles qui se coupent à angles droits, avec une église à chacune des extrémités sud et nord, une place centrale et une porte à chacun des points cardinaux du mur d’enceinte.

— 3

Combat et Libération font partie des plus importants mouvements de la Résistance française. Outre les actions de résistance et de combat envers l’ennemi, la création de faux papiers et l’assistance sociale, ces deux mouvements ont largement contribué à la propagande contre le régime de Vichy par la parution clandestine de journaux qui portaient leur nom. Le premier numéro de Combat paraît à 10 000 exemplaires fin 1941. Tout comme celui de Libération, qui paraît en juillet 1941. En mai 1944, Combat atteint les 250 000 exemplaires, Libération les 200 000.

— 4

Mouvements unis de la Résistance, dont le comité directeur est présidé par Jean Moulin.


fortifications et maisons, les incendies et les On ne voit plus rien des anciennes pillages en ont détruit la majeure partie. Alors que, sous le chaud soleil de l’aprèsmidi, je marche le long de rues tirées au cordeau, longeant des façades en grande partie dépouillées, une telle austérité éveille en moi une impression d’infinie tristesse. Ici, dans l’une de ces rues, se trouvait le service d’hébergement des armées, et quelque part à côté mon père était logé par cette famille de miliciens hargneux. Il ne parvient plus à se souvenir où se situait la maison, son séjour à Carcassonne a été trop bref.

Je traverse l’Aude sur le pont Vieux, pour me rendre dans la Cité. De loin déjà on aperçoit la colline tout en longueur, le mur d’enceinte, les créneaux, les tours, les clochers. Une visite obligée pour chaque touriste. L’immense parking est couvert de voitures et d’autobus, des flots humains se déversent sans discontinuer en direction de la porte de la ville. Peut-être parviendrai-je à me lever tôt demain pour visiter sans une telle presse ces fortifications qui dans leur genre sont uniques en Europe, ainsi que le mentionne le guide Michelin. Maintenant je fais demi-tour et je me promène à l’ouest au pied de la Cité, au travers de ruelles tortueuses aux noms évocateurs de rue de la Gaffe, rue Petite-Côte-de-la-Cité, rue Barbacane, rue des Troubadours, rue du Four-Vicomtal, où mon père avait établi son quartier de sécurité : « Il y avait là-bas des maisons anciennes, minuscules… »

• — 5

D’après Österreicher im Exil. Frankreich 1938-1945, ÖBV, 1984.

Un jour, l’amie française d’un communiste autrichien fit irruption et annonça que le groupe de la MOI à Lyon avait été démantelé par la Gestapo. L’un des principaux hommes de liaison aurait été grièvement blessé au cours d’un attentat à la bombe perpétré contre un tramway occupé par des soldats allemands et aurait perdu la vue. Une section spéciale de la Gestapo, dépêchée en France directement de Vienne pour arrêter des résistants autrichiens, lui aurait fait croire, à l’hôpital, qu’elle agissait sur ordre du parti communiste et lui aurait extorqué tous les noms et adresses de couverture, prétextant que le groupe était sur le point d’être arrêté et qu’il fallait avertir tous les combattants 5 . Lorsque l’infirmière avait voulu le mettre au fait, le 209 blessé l’aurait traitée d’anticommuniste. D’après la femme, cela n’était probablement plus qu’une question d’heures et tout le monde serait pris. On l’avait envoyée auprès de Heinz pour lui dire qu’il devait s’enfuir immédiatement. Un rendez-vous aurait lieu le lendemain à dix heures dans un parc de Nîmes.


cinquième étape — 1943/1944 Narbonne, Carcassonne, les Cévennes

Je suis tout d’abord allé voir mon supérieur et je lui ai dit que je devais me rendre à Marseille chez mon oncle, qu’une bombe était tombée sur sa maison et qu’il était mourant. Qu’on devait m’établir une attestation et un laissez-passer. C’est ce qu’il a fait.

Heinz reçut aussi une avance, on était déjà au milieu du mois. Ainsi nanti, il se précipita à son logement officiel, chez le milicien, emballa le minimum nécessaire, puis se hâta vers sa chambre, au pied de la Cité, pour y prendre la valise déjà prête, commanda une voiture à ridelles et n’aspira plus qu’à une chose, atteindre la gare le plus rapidement possible. Il me fallut attendre un moment le train suivant. Ce n’est qu’à partir de là que j’ai commencé à trembler, parce que j’avais peur qu’ils ne soient informés de ce qui se passait avant que le train n’arrive.

Mais il parvint sans encombre à Nîmes, où il passa la nuit dans un hôtel réquisitionné par les Allemands, dans l’espoir que ce serait là qu’on le chercherait le moins. Le lendemain, on lui dit qu’il devait disparaître au plus vite, que l’on ne pouvait plus rien faire pour sa sécurité, que tout le groupe était tombé et qu’il était préférable qu’il se cachât dans les montagnes. Il lui fallut deux ou trois jours, en faisant halte chaque nuit dans un hôtel occupé par les Allemands ou la Milice, pour rejoindre les partisans du maquis dans les Cévennes. Ceux de son groupe, pour la plupart, avaient été arrêtés ou s’étaient soustraits à l’arrestation en se suicidant. Une résistante autrichienne, utilisée comme messagère, tomba directement entre les mains de la Gestapo dans un appartement qui était considéré comme l’une des cachettes les plus sûres. Sous la torture, elle révéla l’adresse de son mari à Lyon, avant de se donner la mort en sautant par la fenêtre. Une autre camarade parla après la guerre de la gravité des tortures : 210

J’ai été interrogée à Lyon plusieurs fois, en fait par un membre de la Gestapo, Eduard Tucek, et par un autre de la Gestapo, dont j’ignore le nom. Tucek voulait absolument obtenir de moi les nom et adresse de ceux avec qui j’avais été en contact et qui travaillaient pour la Résistance. Comme nous vivions là-bas dans l’illégalité et que nous agissions comme des conspirateurs, je ne connaissais ni le vrai nom ni


— 6

Témoignage de Selma Steinmetz in Österreicher im Exil. Frankreich 1938-1945, ÖBV, 1984.

l’adresse de la plupart d’entre eux, et même avec la meilleure volonté du monde je n’aurais pas pu les dénoncer. Tucek m’attacha avec des chaînes, et au début il me frappa à coups de poing. Puis il s’arma d’un nerf de bœuf avec lequel il me frappa de telle sorte que mon corps fut couvert de meurtrissures sanglantes et que ma peau se déchira en lambeaux. Le lendemain il testa sur moi la méthode de la baignoire. Je dus me déshabiller et conserver mes sous-vêtements, on m’attacha les pieds et les mains, puis on me mit dans la baignoire remplie d’eau froide. On m’enfonçait continuellement la tête sous l’eau, et lorsque je la ressortais, on dirigeait la douche sur mon visage afin que les jets d’eau m’empêchent de reprendre mon souffle. Puis il me tirait vers le haut en me tenant par mes deux pieds attachés, pour que ma tête se retrouve sous l’eau, je croyais à chaque instant que j’allais étouffer. Tucek a pratiqué ces tortures sur moi comme une séance de travaux dirigés, pour ainsi dire, parce que plusieurs jeunes recrues de la Gestapo y assistaient, auxquelles il expliquait, démonstration à l’appui, comment il fallait procéder pour faire parler les prisonniers. J’ai été interrogée de cette manière pendant cinq jours par Tucek. 6

• Des plateaux montagneux, sauvages, recouverts de bois de pins ou de châtaigniers, une terre sèche, caillouteuse, des pentes abruptes qui mènent dans des gorges creusées par des torrents impétueux. Sur ce plateau des Causses, des maisons en pierre sombre ici et là, bâties comme des forteresses. Quelques rares troupeaux de moutons et de chèvres, la terre est stérile parce que les eaux de pluie sont immédiatement absorbées par le sol calcaire. Des routes étroites avec des virages propres à se rompre le cou, pas une âme qui vive, pas une voiture à la ronde. J’ai quitté Alès, la capitale des Cévennes, par une large vallée, des viaducs enjambent le Gard, une usine s’étend sur toute la longueur de la dépression, je roule en direction du Collet-de-Dèze. Plus je monte, plus la vallée, à travers laquelle la route serpente, se resserre. Le Collet-de-Dèze, quelques maisons, et en bas à droite, sur la rive, le terrain de camping. Par une voie étriquée, j’accède à la partie ancienne du vil 211 lage ; des enfants dans les ruelles exiguës, une bicyclette en travers du chemin. Puis, en quelques virages serrés, on s’élève jusqu’à la route principale, pour s’engager ensuite sur la départementale qui part vers la droite en direction de Pénens. À en croire monsieur Dolozon, le conseiller municipal d’Alès à l’aspect décati et à l’air nerveux,


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qui pendant notre conversation a fumé cigarette sur cigarette sans cesser de prendre des notes, qui a concédé prudemment et en pesant ses mots qu’il connaissait tous les lieux du maquis, parce que, jeune homme, il était parti dans la montagne à partir de juin 1944, un camp des FTP-MOI se serait trouvé dans ce village.

Je me trompe de chemin, quelques maisons à flanc de montagne, puis je redescends, je continue. Au bord de la route, côté aval, un petit bar. J’interroge une jeune femme, vêtue de jeans moulants et d’un chemisier blanc, une cigarette à la main, négligemment tenue. Je dois prendre la première route en haut à gauche vers Le Colletde-Dèze. Une toute petite route, à peine plus large que la voiture, serpente un moment en grimpant à travers le relief, puis continue ensuite à flanc de montagne. De temps à autre la vue se dégage sur la vallée et sur le versant opposé. Une pelleteuse et deux employés de la voirie me forcent à m’arrêter, ils enlèvent lentement des pierres de la chaussée. La pelleteuse disparaît dans le virage, ne reparaît pas. Alors que je redémarre doucement, l’engin réapparaît et le conducteur me fait signe de reculer. Je manque presque le pont en pierres qui enjambe le ravin, ma roue arrière gauche reste coincée sur le ballast légèrement surbaissé du pont, j’ai peur que la voiture ne glisse sur le côté lorsque je vais repartir. Les deux employés de la voirie s’arc-boutent sur la voiture, elle réintègre la chaussée. Pénens est constitué de plusieurs hameaux. Il y a une maison à vendre. Je me gare sous un arbre ombreux. Des voix quelque part. Dans un jardin, un abricotier est chargé de fruits orangés. Une petite vigne. Des pommiers avec des pommes encore vertes, des planches de légumes, un champ de blé. Surplombant la petite route, un mûrier avec des fruits verts et d’autres noirs, plus gros et plus fermes que chez nous. Ceux qui sont complètement mûrs tombent, les rouges se laissent difficilement cueillir, sont encore acides. Mes mains ne tardent pas à être teintées de rouge. • 212

Début juin 1944, Heinz avait rejoint une unité des FTP-MOI dans les Cévennes, quelque part entre Le Collet-de-Dèze, Florac et Mende, et il passa avec les partisans les derniers mois de guerre jusqu’à la Libération en août 1944. On nous a mis dans un train qui nous a conduits jusqu’au maquis. À mi-chemin, quand cela commençait à devenir montagneux, le maquis avait formé une grande


enclave. Pour aller débusquer les partisans de leurs cachettes, il aurait fallu envoyer peut-être cinq compagnies. Je me souviens que nous avons fêté le Jour J, le débarquement des Alliés en Normandie. Si cela s’est produit avant ou bien pendant mon passage dans le maquis, je ne peux pas le dire.

Jusqu’à la fin de 1942, le mouvement de la Résistance française consistait en des actions menées par certains groupes qui combattaient l’occupant allemand et le régime de Vichy. L’envoi massif de Français en Allemagne, au titre du Service du travail obligatoire (STO), changea radicalement la situation.

fig. 72

Photo du maquis des Cévennes.

— 7

Fritz Sauckel organisa les déportations de travailleurs des pays occupés vers l’Allemagne. Il fut condamné à mort au cours du procès de Nuremberg pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et pendu en 1946.

En théorie, les Allemands mobilisèrent la main-d’œuvre de la France dans sa globalité. Par un simple télégramme, Fritz Sauckel 7, responsable de l’« importation » des travailleurs enrôlés de force en provenance des régions occupées, pouvait exiger 200 000 jeunes Français par jour. Des dizaines de milliers d’ouvriers et de jeunes hommes se sont soustraits aux arrestations. Réfractaires au STO, hors-la-loi, ils prirent le maquis ; au début, cela ne signifiait rien d’autre que vivre dans l’illégalité et se cacher. De nombreux employeurs continuèrent à payer leur salaire aux ouvriers entrés dans la clandestinité. Les déportations allaient croissant, de jeunes Français étaient arrêtés dans les cafés, dans la rue, dans les cinémas et dans les trains, et expédiés d’autorité, souvent sans même un examen de leurs papiers. La distribution des cartes d’alimentation était portée sur un registre, des commissions spéciales furent instaurées dans les entreprises, on allait chercher les ouvriers directement dans les usines, des usines entières furent déportées. On menaça les réfractaires d’exercer des représailles à l’encontre de leur famille. La presse clandestine menait un combat contre ces déplacements forcés, par voie de tracts et dans les journaux ; des brochures remplies de conseils utiles furent distribuées aux réfractaires. L’inspection du travail retardait autant que possible les départs et informait la Résistance des intentions des Allemands. Dans les montagnes, les forêts, dans le Massif central, les Pyrénées, les Cévennes, 213 et même dans la forêt de Saint-Germain près de Paris, la Résistance se constitua.

— 8

Le CAD ne se soucia pas pour autant des déportations raciales.

Un Comité d’action contre la déportation (CAD) fut créé au sein de la Résistance pour soutenir les réfractaires 8 . La première tâche, et la plus urgente, consista dans la fabrication et la duplication de faux papiers. Des cartes d’identité, des permis de


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travail, des actes de naissance, des cartes d’électeur, des certificats médicaux, des permis de conduire, des laissez-passer allemands, des bons d’approvisionnement et des cartes d’alimentation ne tardèrent pas à être produits à grande échelle. Pour cela, il fallait être vigilant sur plusieurs points : on devait conserver le prénom et l’initiale du nom de famille, on devait tenir compte des habitudes des secrétaires de mairie, par exemple écrire le nom en petites capitales. Il ne fallait pas choisir une grande ville comme lieu de naissance, parce que le contrôle était plus facile à effectuer, mais de préférence un village dont les archives avaient été détruites pendant la guerre. On devait fixer le domicile dans une rue existant réellement. Plus de 500 000 faux permis de travail, cartes d’alimentation et cartes d’identité et plus de 40 000 faux tampons furent ainsi produits.

L’approvisionnement et l’armement du maquis constituèrent une difficulté supplémentaire. En attaquant des services municipaux, des centres de jeunesse et d’hébergement ou des collaborateurs notoires, les maquisards se procurèrent des cartes d’alimentation, des vêtements et des chaussures. Plus d’un wagon de la SNCF fut détourné vers le maquis avec la marchandise convoitée. Cependant, le financement de la Résistance demeura un problème jusqu’à la fin de la guerre, même lorsque, après la fusion des différents groupes de résistance au sein du Conseil national de la Résistance (CNR) à partir de la mi-1943, des agents venant de Londres firent passer en contrebande en France des valises remplies de vrais ou de faux billets 9 . La fourniture d’armes à la Résistance posa un problème encore plus important. Londres et les Alliés n’apportèrent qu’un faible soutien, parce que l’on craignait des provocations au mauvais moment. Ce n’est que juste avant le débarquement des Alliés que l’on eut recours à des parachutages pour livrer des armes derrière les lignes ennemies.

214

Les montagnes des Cévennes se révélèrent particulièrement adaptées aux combats de la guérilla. Seules quelques routes et voies de chemin de fer traversaient ce pays dépourvu au plus haut point de moyens de communication, les villages étaient difficiles d’accès. Les grands axes de communication passaient le long des Cévennes. Dans cette région, la Wehrmacht ne pouvait pas avoir assez de mobilité, et prolonger le séjour de grosses garnisons allemandes apparut inopportun. En outre, la pauvreté du sol ne permettait pas de nourrir la population, ni, à plus forte raison, des troupes d’occupation.

— 9

David Donoff, ancien directeur du centre d’accueil de Chansaye et membre du réseau britannique Buckmaster (unité du service de renseignement MI6), participait à cette action qui visait à fournir des devises aux mouvements de résistance réunis.


Les actes de résistance constituaient dans le passé des Cévenols une tradition millénaire. Ils avaient arrêté les Goths, les Sarrasins, les Flamands, les Normands, les Bordelais, les Anglais et les troupes de Richelieu.

Les conditions de vie dans le maquis étaient difficiles. Les partisans souffraient du froid, de la faim et de l’isolement. Sans l’aide des populations, ils n’auraient pas pu survivre. Mais les paysans se montraient méfiants envers les combattants, qui, pour la plupart, n’étaient pas originaires de la région ou venaient de l’étranger. Les maquisards devaient souvent changer de campement pour des raisons de sécurité. Heinz vivait avec environ trente autres hommes dans l’une de ces gorges dissimulées au milieu des bois. Ils habitaient des fermes abandonnées ou des granges en ruines. On manquait de chaussures et de couvertures. Ils mangeaient à même des boîtes de conserve vides, avec des cuillers en fer, tout ce qu’ils trouvaient de comestible, principalement des châtaignes et des racines. Ou bien ce que les paysans leur donnaient : des pommes de terre, des légumes, du pain, parfois du fromage. Ils ne recevaient que rarement du vin et des cigarettes. La viande de mouton représentait un vrai festin. Mais pour moi c’était une horreur, j’ai fait en sorte de ne pas être présent lorsque l’on abattait le mouton. Et le pire encore était qu’ils le faisaient bouillir au lieu de le rôtir, il n’y a rien de plus horrible que du mouton bouilli.

• Je m’arrête devant l’une de ces maisons grises, presque noires. Sur la façade, une enseigne miteuse portant l’inscription « Restaurant ». Peut-être pourrai-je avoir ici du fromage de chèvre ? La maison est construite sur une colline, on accède à la salle de restaurant, fort peu accueillante et précédée d’une véranda, par un escalier extérieur en pierres qui conduit au premier étage. Deux tables en fer rondes, branlantes, ainsi que quelques chaises, sont installées dehors. Je suis la seule cliente. Il est cinq heures de l’après-midi, et naturellement il n’y a rien de chaud. Une femme 215 aux cheveux blonds décolorés m’apporte, sur une assiette en carton, un fromage à pâte dure, du pâté et de la charcuterie, avec une demi-baguette. Ni assiette ni serviette.




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On attribua à Heinz le grade de lieutenant et il fut placé, comme médecin et interprète, sous les ordres directs du chef du groupe, un combattant allemand de la guerre d’Espagne, un homme d’un certain âge, Otto Kühne 10 de son vrai nom, Robert de son nom de code. En collaboration avec les unités françaises, ils collectaient des renseignements sur les activités des Allemands dans les environs. Il s’agissait avant tout de stopper les convois militaires et de transport d’armes, et de se livrer à des actes de sabotage. À Mende se trouvait un régiment de soldats, auparavant russes, mais en vérité arméniens, qui avaient été faits prisonniers par les Allemands et contraints à changer de bord. Ils portaient des uniformes allemands et devaient veiller là au maintien de l’ordre. Mais ils ne souhaitaient qu’une chose, c’était de pouvoir quitter cet uniforme sans être renvoyés en Russie. En fait, nous avons réussi à les faire passer chez nous. Je me rappelle encore comment nous nous sommes procuré des vestes de cuir noir et des pantalons pour tous ces gens. Je suis arrivé dans le maquis à un moment où les négociations avec les Arméniens étaient déjà en cours.

Une autre de ces actions aurait presque causé la perte de son groupe : comme il ne put être procédé à l’arrestation du maire d’une petite commune, résistant luimême, parce qu’il avait été averti à temps et avait pris la fuite, on en vint à un échange de tirs entre les partisans et une unité renforcée constituée par la Gestapo et une compagnie de la Waffen-SS. Il y eut de lourdes pertes, mais aucun des camps n’en sortit vainqueur, car les partisans durent se retirer faute de munitions.

218

Heinz ne se considérait pas comme un combattant, encore moins comme un héros. Contrairement à ses camarades, qui avaient déjà combattu pendant la guerre d’Espagne et avaient donc reçu une formation militaire, il ne savait pas manier les armes. Plus d’une fois il fut blâmé à cause de son comportement peu militaire. J’étais assis à l’arrière dans un camion débâché, et on m’a mis dans les mains un pistolet-mitrailleur, mais je ne savais pas quoi en faire et je le tenais n’importe comment. Et soudain le tir est parti tout seul. Devant un café. Ensuite ils ne m’ont plus donné de fusil.

fig. 73 – 74 (p. 212)

Carte d’identité FTPF de Heinz Pollak, alias Henri Treflère.

— 10

Otto Kühne (1893-1955), militant communiste allemand et résistant, dirigea plusieurs maquis et était responsable de formations FTP-MOI en Lozère, en Ardèche et dans le Gard. Au début de la guerre, il est interné par les autorités de Vichy dans le groupement de travailleurs étrangers (GTE) de Chanac, en Lozère, où il constitue un groupe de résistance avec d’anciens membres des Brigades internationales et se joint au mouvement Combat. À partir de 1942, il se met en relation avec le Comité Allemagne libre à Lyon. Peu avant juin 1944, dans le maquis, il organise plusieurs embuscades contre les SS, la Wehrmacht et la Milice française. Puis il obtient son rattachement aux FTP-MOI. Il fut décoré de la croix de guerre 1939-1945 avec étoile de bronze.


En tant qu’aide de camp, il devait accompagner partout le commandant Robert, et principalement lors des pourparlers avec les groupes de partisans français, cela faisait partie de ses attributions principales d’interprète. C’était lui aussi qui portait les sacoches qui renfermaient les documents indiquant les positions et les projets des partisans, et il en était responsable. Un jour, j’ai laissé sur la table d’un café un dossier d’une extrême importance concernant nos tractations. Nous étions déjà de retour quand on s’est aperçus qu’Henri [nom de code de Heinz] avait laissé là-bas le porte-documents. Il nous a fallu alors refaire trois cents kilomètres pour aller le rechercher ; l’aubergiste l’avait, Dieu soit loué, mis de côté. Robert a hurlé qu’il allait me faire fusiller ! J’ai failli passer en conseil de guerre. Mais il ne s’est rien passé ! En fait, ils manquaient de gens. Je parlais le français, Robert non, il avait besoin de moi. Il y avait peu d’intellectuels, et peu d’entre eux parlaient le français. Et, de plus, il n’y avait pas d’autre médecin là-bas. Mais militairement parlant, j’étais complètement inutile.

• Quelques mois plus tard, la France est libérée, et Heinz peut redonner signe de vie à ses parents en Angleterre et à son frère Max aux États-Unis. Malgré tout, il dépeint avec fierté sa participation au combat qui a mené à la Libération : Expéditeur : lieutenant Henri Treflère, Toulouse (Haute-Garonne), hôtel Excelsior, rue Rivals, chambre 20. Toulouse, le 2.11.1944. Cher Max, Pendant longtemps je n’ai pas pu vous donner de mes nouvelles. Si vous avez reçu les lettres de ma femme, vous aurez peut-être compris que j’étais dans une situation dans laquelle il m’était impossible de communiquer avec vous. J’avais une mission très diffi 219 cile et très dangereuse, et il m’était interdit de donner mon adresse à quiconque. C’était si strict que je n’ai même pas pu rendre une seule fois visite à ma femme et à ma petite fille, si bien que nous avons été séparés pendant deux ans et que nous n’avons pu qu’échanger quelques lettres. Vous pouvez sûrement imaginer combien nous en avons souffert. Mais


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heureusement tout cela est terminé, nous sommes de nouveau réunis et j’espère que nous le resterons. Naturellement, vous avez entendu parler du maquis français et de ses courageux combattants qui ont mené à bien cette lutte contre l’armée de Hitler avec les Forces françaises de l’intérieur ! Bien que mal équipés et plus faibles en nombre, ces garçons (car, pour la plupart, ce n’étaient que des garçons) ont imposé de lourdes pertes à l’ennemi, qui leur était supérieur en tous points, et ont pris une grande part à la libération de leur pays. Eh bien, j’étais l’un de ces maquisards, à la fin j’étais membre de l’état-major dans les montagnes des Cévennes, et j’ai participé à la libération des villes d’Alès et de Nîmes. En même temps, je servais de médecin, et je devais même être nommé médecin-chef de tout un département, mais finalement j’ai dû refuser ce poste, parce qu’un travail plus important m’attendait ici à Toulouse. Ici, je suis affecté à l’état-major (en fait au 5e bataillon, responsable de la propagande et de l’information), mais ma tâche principale consiste à mettre en place une représentation du Front national autrichien 11 dans cette région. Je ne peux vous en dire plus pour l’instant, si ce n’est qu’il s’agit d’un travail très intéressant et important, et qu’il y a beaucoup à faire. Je ne suis ici que depuis quelques jours, et bien sûr ce sont les premiers jours les plus difficiles, mais je vous promets de vous donner plus d’informations dans ma prochaine lettre…

Parmi ses papiers, les vrais et les falsifiés, je trouve aussi un état de service émanant des Forces françaises de l’intérieur, en date du 27 août 1944 et signé du chef des FTP Charles Tillon, aux termes duquel monsieur Pollak Heinz a servi avec bravoure dans les rangs des FTPF en tant que « médecin interrégional MOI » pendant la guerre de libération du territoire national et qu’à ce titre les remerciements et la reconnaissance de la patrie libérée lui sont acquis. • 220

À la mi-août 1944 débuta l’offensive des Alliés le long des côtes méditerranéennes ; sur les onze divisions, sept appartenaient aux FFI et se trouvaient sous le commandement du général Jean de Lattre de Tassigny. Mais les Allemands défendirent âprement leurs positions et repoussèrent les troupes alliées. Le 19 août, le Conseil national de la Résistance exhorta la nation française et le peuple de Paris à se soulever contre l’oppresseur.

— 11

Le Front national autrichien est l’organisation clandestine des militants autrichiens combattant en France. Le FNA a été créé en 1942.


L’heure est enfin venue, nous attendons ce moment depuis quatre ans. Des dizai nes de milliers de Français ont perdu la vie afin que nous puissions vivre cela. Des centaines de milliers de Français ont sacrifié leur liberté. Au terme de ce chemin de croix, il est aujourd’hui en notre pouvoir de reprendre en main notre destin comme des hommes libres. Le temps d’un soulèvement national est arrivé. Sous la conduite des généraux des Forces françaises de l’intérieur, sous l’autorité politique des différents comités de libération, les Français doivent reprendre le combat…

On distribua aux soldats allemands des tracts leur enjoignant de se rendre, car : Celui qui aujourd’hui tue pour s’opposer à la libération du peuple français commet un double crime : contre le peuple français et contre le peuple allemand !

Le tract se terminait par ces mots : À bas Hitler ! Déposez les armes ! Arrêtez cette guerre !

Au cours de la semaine du 20 au 27 août 1944, Paris et presque toute la France furent libérés, seuls quelques ports et quelques villes importantes comme Lyon, Bordeaux ou Besançon demeuraient aux mains de la Wehrmacht. Dans un tract alsacien, on exultait ainsi : L’heure de la revanche a sonné. Paris libéré par le peuple français ! Les armées alliées sont entrées dans Paris. Au milieu de manifestations d’une joie infinie, telles que l’on n’en avait jamais vécu de la part de la population parisienne, la capitale de la France a été nettoyée de ses ennemis, aussi bien de l’envahisseur allemand que de tous les traîtres à la patrie. Des centaines de Français acclament le général de Gaulle, les soldats français et les puissants regroupements de troupes des fidèles alliés du peuple français. Paris est libéré, l’heure de la renaissance du peuple français a sonné !

On se réjouissait de même dans les journaux, qui depuis le 21 août pouvaient re 221 paraître librement : Libération, publication clandestine du mouvement de résistance homonyme ; Franc-Tireur, fondé en 1942 ; L’Humanité, organe central du parti communiste, publié dans la clandestinité depuis 1938 ; Les Allobroges, journal clandestin du Front national depuis février 1942 ; Combat, journal clandestin du mouvement de résistance homonyme ; Défense de la France, créé le 14 juillet 1941 ; Le Populaire,


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organe central des socialistes ; La Marseillaise, journal d’information du Front national depuis 1942.

Le 12 septembre, les troupes alliées qui avaient débarqué en Normandie opérèrent la jonction avec celles venant de Provence (opération Anvil). Les quatre cinquièmes de la France étaient libérés, les troupes allemandes devaient abandonner la Roumanie, la Bulgarie, une grande partie de la Hongrie, la Belgique et presque toute la Hollande. La libération de la France entière ne semblait plus être qu’une question de jours ou de semaines. Mais Hitler continua encore pendant huit mois à exhorter ses troupes harassées à poursuivre la guerre. Il fallut encore la mort de quatre millions d’hommes au front, sous un déluge de bombes, et dans les camps de concentration, avant que le « Reich millénaire » ne s’effondre définitivement. Heinz et ses camarades de combat quittèrent les Cévennes et entrèrent dans les villes de Nîmes et d’Alès, libérées par les FFI. À Nîmes, nous avons vu les cadavres des miliciens allongés dans les arènes romaines. Bien que la Milice eût agi de façon bien pire que les Allemands, lorsque je vis les morts couchés là, malgré tout je ne parvins pas à éprouver la moindre satisfaction.

À Alès, Heinz et son unité s’installèrent au Grand Hôtel, qui avait servi de quartier général à la Milice jusqu’à la Libération. •

222

Le Grand Hôtel donne directement sur le bord du Gardon. Classé trois étoiles, il laisse pourtant une impression de délabrement. Le prix pour la nuit n’est pas très élevé, moins de 200 francs 12 . La chambre est située au deuxième étage, un lit avec un dessus-de-lit vert-bronze, un tapis rougeâtre, de lourds doubles-rideaux rouges qui pendent jusqu’au sol. Impossible de faire abstraction du bruit de la ventilation. Elle est censée s’arrêter à vingt et une heures ; naturellement, il n’en est rien. Ce bourdonnement incessant ainsi que la chaleur lourde entretiennent mon insomnie. L’employé de l’hôtel, un homme d’une trentaine d’années, qui le lendemain porte ma valise jusqu’à la voiture, m’explique que le bâtiment ne peut pas avoir été

— 12

L’équivalent de 30 euros.


l’ancien hôtel de la Milice, parce qu’il n’a été construit que dans les années cinquante sur les ruines d’une écurie. Monsieur Dolozon, l’anxieux conseiller municipal, qui, à peu près à la même époque que mon père, à partir de juin 1944, a combattu dans le maquis des Cévennes, me dit que le Grand Hôtel sur la rive du Gardon a servi de quartier général à la Milice, c’est certain. Qu’en est-il vraiment ? • D’Alès, Heinz essaya d’entrer en contact avec Ilse à Limoges, sans se douter qu’elle était déjà en route pour le retrouver. J’en avais marre, alors j’ai mis mon uniforme d’infirmière, je suis allée voir les autorités militaires et je leur ai dit : « J’ai besoin d’un laissez-passer parce que je veux me rendre à Alès. Je veux enfin retrouver mon mari, j’en ai assez d’être seule ici avec mon enfant. »

Ilse reçut un ordre de mission et se mit en chemin. Il était difficile de voyager. Elle mit trois jours et trois nuits pour parcourir les cinq cents kilomètres de Limoges à Alès. La ligne ferroviaire était continuellement interrompue et il fallait faire quelques kilomètres à pied pour retrouver des rails intacts et attendre le train suivant.

fig. 75

Photographie de Heinz Pollak en uniforme des FTPF.

Un groupe de marins français de l’Armée de libération s’est occupé de toi [Suzy] et de moi de façon émouvante. Soudain il a commencé à pleuvoir. Alors l’un d’eux t’a prise dans ses bras – je ne portais pas ma valise, de toute manière – et ils ont tendu une sorte de couverture au-dessus de toi comme un baldaquin, afin que tu ne sois pas mouillée. Puis ils ont entonné Je suis seul ce soir avec l’accent du Midi. Tu t’es immédiatement mise à pleurer. Et l’un d’eux a dit : « Change de disque, tu vois bien que cela ne plaît pas à la petite. » Tu n’avais pas encore deux ans.

Quelle ne fut pas la surprise de Heinz lorsqu’il se retrouva soudain face à Ilse avec son enfant dans les bras. Il ne l’aurait jamais crue capable de se frayer un chemin à travers cette France où régnait le chaos : « Elle avait elle-même à moitié l’air d’un 223 enfant ! » Ils étaient pour la première fois réunis tous les trois, Heinz, Ilse et Suzy. On coucha l’enfant sur deux fauteuils que l’on avait poussés l’un face à l’autre. Une fois, elle se réveilla au milieu de la nuit et demanda : « Qui est ce monsieur ? » Nous étions heureux, nous n’avions rien à manger, rien à nous mettre sur le dos,


cinquième étape — 1943/1944 Narbonne, Carcassonne, les Cévennes

mais cela nous était complètement égal, nous étions heureux.

Heinz portait l’uniforme d’un aide de camp de l’Armée de libération avec la croix de Lorraine, l’emblème de la Résistance. Il percevait aussi une solde, ainsi parvenait-il tant bien que mal à nourrir sa famille. Les denrées alimentaires étaient encore rationnées et le marché noir était florissant. Un certain relâchement se faisait sentir, parce que cette région était déjà libérée. C’était une époque nouvelle, celle de la paix. Une ambiance formidable. Tout le monde croyait que les choses allaient changer, qu’une nouvelle vie commençait, avec la fraternité, la disparition des classes sociales. On dansait à tout bout de champ dans les rues. Cet état d’esprit a longtemps persisté. Jusqu’à la fin de notre séjour en France, on a pu remarquer des signes de cet enthousiasme des populations dans toutes les couches de la société. On a cru que tout le monde était devenu plus intelligent, qu’une telle chose ne se reproduirait plus, que nous allions tout changer de fond en comble. Lorsque la guerre a pris fin, chacun s’est délesté du lourd fardeau qu’il portait sur les épaules.

Ils restèrent quinze jours à Alès. Puis Heinz reçut pour mission d’organiser à Toulouse le groupe du Front national autrichien 13 .

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fig. 76 (ci-contre)

Ordre de mission de l’Österreichische Freiheitsfront à Heinz Pollak de créer un bureau à Toulouse.

fig. 77 – 78 (p. 222)

Carte d’adhérent de Heinz Pollak à l’Österreichische Freiheitsfront, au nom de Heinz Pollak.

— 13

Le Front de libération national autrichien succéda au FNA. D’après La Prise de conscience de la Nation par Felix Kreissler, PUF, 1978.


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le retour 1945

Â

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VIENNE


Dans Toulouse libérée, ils vécurent à trois dans un minuscule appartement au numéro 5 de la rue Traversière-de-Belfort, un nom presque plus long que la rue ellemême, qui était plutôt un passage. Un rideau séparait l’espace pour dormir, étroit comme un boyau, de la cuisine. Ils avaient de la chance, car de nombreux appartements avaient été détruits par les combats. Ils pouvaient payer le loyer grâce à la solde de lieutenant de Heinz. Il n’y avait pas de tout-à-l’égout, seulement des fosses d’aisances, qu’il fallait vidanger. On manquait souvent de carburant pour les camions de vidange, alors on scellait les fosses, et Ilse devait aller vider le seau plein d’excréments quelque part dans la nuit.

fig. 79

Fiche de recensement d’Ilse Pollak, 1945.

La confortable et tranquille chambre d’hôtel de la rue du Taur, avec parking souterrain, non loin de la place du Capitole en plein centre de Toulouse, se trouve au troisième étage. La fenêtre de la chambre ouvre sur une cour, et de celle de la salle de bains je vois les tuiles rouille du clocher d’une vieille église ou d’un couvent. Toulouse, la ville rose. La chasse d’eau est reliée à un broyeur, qui fait un bruit infernal lorsqu’il se déclenche. Le système d’évacuation des eaux usées de la ville serait-il toujours déficient ? Sur le plan de ville je ne parviens pas à situer la rue Traversière-de-Belfort. Je téléphone à la mairie, la standardiste me met en relation avec un autre poste, une douce mélodie de Chopin est censée me faire paraître l’attente moins longue. Mon interlocuteur n’est pas très aimable : « Mais enfin, qu’est-ce que vous croyez, les gens veulent tout savoir et tout de suite… ! » Pourtant, en quelques minutes il a trouvé le nom de la rue que je recherche, elle s’appelle maintenant la rue Corot. Une ruelle étroite qui fait un léger coude, près de la gare, la maison à un étage est enserrée entre deux immeubles de rapport. Le numéro 5 révèle une petite cour fermée par une grille peinte en gris donnant sur la rue, de telle sorte que le mur de la maison est en recul et que le regard porte pardessus la grille jusqu’à une terrasse couverte. Des jalousies grises en bois dissimulent les deux portes de la terrasse. Une antenne de télévision attachée à la rambarde du balcon pointe au-dessus de la cour, trois jardinières sont suspendues à côté. De sombres éclats métalliques brillent à certains endroits sous la peinture grise, le balcon a l’air de guingois, la maisonnette dans son ensemble paraît assez vieille et mal entretenue.

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le retour — 1945

Sur le chemin qui mène au musée de la Résistance et de la Déportation, je passe devant le monument de la Résistance, une gigantesque sculpture réalisée avec des barres de fer noires, qui n’embellit pas particulièrement la pelouse qui la borde. Il règne au musée une certaine agitation parce qu’une effraction a été commise la veille. Les fils de fer barbelés entourant une mise en scène, des mannequins grandeur nature représentant un prisonnier dans un camp de concentration et un soldat SS en armes, ont été cisaillés et des armes volées. Le tract que les cambrioleurs ont laissé en lieu et place dénonce la situation catastrophique de tous les opprimés et persécutés de cette Terre, et déplore, par ailleurs, un intérêt pour le passé qui serait totalement inutile. • Heinz était chargé par son parti de prendre contact avec les soldats autrichiens dans les camps de prisonniers aux alentours de Toulouse, de les convertir à la cause des communistes, et éventuellement, aussi, de les faire sortir des camps. De plus il devait, avec l’aide d’une camarade, ouvrir un bureau du Front national autrichien. Ils louèrent deux pièces dans la rue des Chalets, empruntèrent une machine à écrire au bureau du Front national allemand, établi depuis déjà longtemps, et se mirent plusieurs heures par jour à la disposition des émigrés ou de toute autre personne en quête d’un conseil. Mais ils ne pouvaient faire plus que de donner des conseils et d’attendre de nouvelles instructions du parti. Dans la plupart des cas, celles-ci étaient : les camarades, hommes et femmes, aptes au combat et au travail devaient rejoindre au plus vite les zones de guerre en Allemagne et en Autriche ; les vieillards et les mères avec des enfants en bas âge devaient rester ici.

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En décembre 1944, le bruit courut qu’on avait formé un corps de volontaires autrichiens au sein de l’armée yougoslave, lequel, armé par les Yougoslaves, devait marcher avec eux sur la frontière autrichienne. Heinz reçut aussi l’ordre de se joindre à eux et partit pour Marseille. Deux contingents de camarades autrichiens, tous volontaires, s’étaient déjà embarqués pour la Yougoslavie. Mais ses espoirs de libérer la patrie en « héros guerrier » furent déçus. L’armée yougoslave avait arrêté l’enrôlement

fig. 81

Ilse, Suzanne et Heinz réunis à Toulouse.


des corps de volontaires. Il retourna à Toulouse auprès de sa femme et de sa fille et reprit sa place dans le bureau du Front national autrichien, pour y attendre de nouvelles directives du parti. Ce n’est que quatre mois plus tard, fin avril 1945, qu’il reçut l’ordre de rentrer en Autriche, parce qu’on avait besoin de lui de toute urgence. Il n’hésita qu’un instant, tant il était persuadé d’avoir à remplir des tâches importantes dans une Autriche libérée, comme le fait de construire une nation antifasciste et démocratique, de désendoctriner les Autrichiens empoisonnés par l’idéologie nazie ou même de pouvoir assumer des fonctions éminentes au sein du parti communiste. Par ailleurs, leur avenir en France lui paraissait trop incertain. Pourrait-il vraiment exercer sa profession de médecin sans avoir à repasser des examens ? Ne serait-il pas toujours ici que l’étranger, le sale métèque ? Il se prépara donc à retourner en Autriche. Le 4 mai, il informait son frère à New York :

fig. 80

Attestation de moralité visant à aider Heinz Pollak à traverser l’Italie sur son chemin de retour vers l’Autriche, le 3 juillet 1945.

J’écris cette carte après la chute de Berlin. La guerre sera probablement finie avant que ces nouvelles ne vous parviennent. Peut-être aurai-je déjà à ce moment-là quitté la France, mais ma femme va rester encore quelque temps et elle pourra recevoir vos lettres…

Des moyens de communication en état de fonctionnement, il n’y en avait pour ainsi dire aucun. Il dut se mettre en route à pied avec un de ses camarades, traverser les Alpes en direction de l’Italie et atteindre l’Autriche en passant par l’Istrie et la Yougoslavie. Équipés d’un sac à dos, un peu d’argent en poche, ils commencèrent l’ascension des Alpes à Grenoble. Ils passèrent la frontière avec l’Italie au col du PetitSaint-Bernard et atteignirent la vallée au bout d’environ trois jours. Ils faisaient halte la nuit dans des auberges quand il y en avait, ou chez des montagnards, où on leur donnait aussi de quoi manger. À Turin, ils se firent héberger par des camarades. Sur la longue route qui mène à l’Adriatique et qui passe par les villes de Milan, Brescia, Vérone et Padoue, ils furent pris plusieurs fois en charge par des véhicules militaires. Il leur fallut deux ou trois jours pour gagner Venise. Un conflit opposait la Yougoslavie à l’Italie, parce que la première revendiquait l’Istrie, c’est pourquoi 233


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ils eurent des difficultés à franchir la frontière. Un sentier qui traversait les montagnes du Karst au nord de Trieste finit par les conduire en territoire yougoslave ; un jour plus tard, ils étaient à Laibach. Là-bas, les communistes étaient au pouvoir, tout leur serait très facile, leur avaient assuré, en France, les camarades. Cependant, lorsqu’ils eurent trouvé, après avoir longtemps cherché, le bureau central du parti dans une villa en bordure de la ville, ils furent reçus particulièrement mal, traités en ennemis et… emprisonnés ! On les enferma dans la cellule d’un couvent abandonné. On ne les informa ni de la raison pour laquelle ils étaient arrêtés, ni de la durée de leur emprisonnement. Ils restèrent en prison deux ou trois jours, puis – toujours sans la moindre explication – on apposa sur leur passeport le tampon Displaced persons 1 et ils furent remis, à Marburg, aux gendarmes autrichiens, qui les prirent en charge avec à peu près le même enthousiasme que les Yougoslaves auparavant. À tout le moins demeurèrent-ils en liberté et purent-ils continuer leur voyage. Passant le col du Semmering, ils marchèrent jusqu’à Wiener Neustadt, emmenés par-ci par-là par des véhicules militaires. S’ils essayaient de cueillir des fruits dans les arbres ou dans les jardins, on les chassait en les injuriant. Ils remarquèrent rapidement que le mot « partisan » déclenchait la colère et la haine des populations, et ils se gardèrent de se présenter comme tels. On ne leur offrait rien, et leurs réserves de nourriture et d’argent étaient épuisées. À Bad Vöslau, ils trouvèrent soudain un train qui les conduisit jusqu’à Vienne, à la Südbahnhof, qui avait été bombardée. Vienne, le 25 août 1945. Ma tendre petite biche, Je t’écris aujourd’hui à la machine, d’abord parce que j’enverrai un double à notre ancienne adresse afin d’être sûr que la lettre te parvienne, et ensuite parce qu’ainsi je peux en écrire plus. Je me trouve en ce moment, dans la chaleur de l’après-midi, complètement seul, je profite de l’occasion pour confier cette lettre à une amie qui part enfin pour la Suisse, et je peux t’ouvrir mon cœur. Je t’ai déjà écrit plusieurs fois, j’ai aussi envoyé une lettre à Max à New York, cependant je ne suis pas persuadé que vous ayez bien reçu ces courriers. En outre, je vais t’écrire aujourd’hui même une lettre en français, qui te sera transmise par les services postaux de l’armée française. 234

— 1

À la fin de la guerre, des millions de personnes se retrouvaient sans logis et loin de leur pays d’origine. (suite p. 234)


Venons-en maintenant au fait : je suis donc bien arrivé ici, j’ai rencontré tous ceux de nos amis qui occupent des postes intéressants, j’ai été présenté au ministre de la Santé et au directeur des services sanitaires de la ville de Vienne. Il a été convenu, parce qu’il y a une grande pénurie de médecins en ce moment, de me mettre désormais en disponibilité pour que je puisse me consacrer à des tâches médicales ; d’activité politique il ne sera question que dans la mesure où je disposerai d’assez de temps libre (ce qui actuellement paraît plutôt compromis). J’ai donc été nommé médecin administratif dans le deuxième arrondissement (Leopoldstadt), il me faudra bien sûr, plus tard, passer un examen de médecine administrative. Il m’est difficile de te décrire cette activité pour l’instant, pour l’essentiel il s’agit de rapports d’expertise, établis par un médecin-conseil, et relatifs à des arrêts de travail, à des dépassements d’honoraires, des incapacités de travail et autres choses analogues  – auxquelles je suis déjà habitué depuis Gurs –, mais à tout cela vient s’ajouter une foule d’autres choses, des exhumations, la surveillance de tout le secteur sanitaire de l’arrondissement, un certain contrôle sur les autres médecins, etc. De plus, on m’a demandé d’exercer en tant que médecin à Kaisermühlen. C’est une banlieue, en dehors de la ville proprement dite (soit de l’autre côté du Danube), déclarée aujourd’hui zone sinistrée parce qu’elle est négligée à tous points de vue, et dans laquelle on ne trouve à l’heure actuelle, moi excepté, qu’un seul médecin (qui de surcroît, avant, était un nazi). On m’a attribué là-bas l’appartement d’un médecin nazi en fuite, ainsi que son cabinet médical et ses équipements, où ne figure à vrai dire, mis à part le mobilier (table d’auscultation, etc.), pas le moindre instrument médical. Ma principale occupation, mon activité, tout simplement, a consisté ces dernières semaines dans le fait de me procurer une trousse médicale, des médicaments, etc., un vrai travail d’Hercule, car on ne trouve absolument rien à acheter.

fig. 82

Attestation d’appartenance à la résistance autrichienne, établie par le Front national autrichien.

Je vais te dresser un tableau d’ensemble de la situation ici, en tenant compte de ma situation particulière. La ville est détruite sur une vaste étendue, on commence à rétablir progressivement une partie des lignes de tramway. Celle qui m’intéresse fonctionne depuis trois jours, mais sur seulement la moitié du trajet, si bien qu’il me faut en plus faire encore une demi-heure de marche à l’aller et au retour. Il y a quelques jours, on a bien fini par mettre une bicyclette à ma disposition, mais la plupart du temps elle est en réparation. On m’a aussi fait des promesses concernant l’attribution d’une motocyclette, et même d’une voiture, mais, à mon avis, il ne faut 235




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pas y compter dans un proche avenir. Le pire est de traverser le Danube, ou même le canal du Danube, ce dernier sur des ponts de fortune et après maints détours. L’appartement, qui dans l’ensemble nous conviendrait – il y a même un lit d’enfant –, m’a finalement, en ma qualité d’ancien détenu de camp de concentration, été attribué officiellement par l’office du Logement (certains amis attendent depuis des mois une telle attribution), et les affaires sont laissées provisoirement à ma disposition. De la sorte j’ai enfin pu avoir un costume (ce qui était vraiment un besoin urgent), qu’il faudra encore adapter à mes mesures bien plus modestes. Il n’y a en effet rien à acheter, ni pour or ni pour argent. Tout ce que l’on peut avoir, ce sont les choses que l’on obtient avec des coupons, par exemple du pain, des légumes secs, etc. (et encore les coupons ne sont-ils pas toujours honorés). Pour le reste, les Viennois font du troc, en ce que par exemple ils emportent une pièce d’étoffe à un paysan et reviennent à la maison avec quelques pommes de terre. Comme je n’ai pas la moindre chose à échanger, ce moyen de se procurer des suppléments de nourriture m’est refusé. La situation en matière d’alimentation est pour l’instant vraiment la pire qui soit : tu pourras avoir un point de repère si je te dis qu’en ce moment je pèse toujours quarante-huit kilos. On mange, en tout cas les gens comme moi, dans de prétendues cantines, qui pour un prix très modique offrent un menu tel que celui-ci : au déjeuner, soupe (de l’eau), haricots ; au dîner, soupe, petits pois  – ou l’équivalent. La ration de pain est encore ce qu’il y a de mieux, au moins m’en attribue-t-on quotidiennement 450 grammes (les médecins reçoivent la ration des travailleurs de force, ce qui vraiment n’est que justice parce que leur activité principale aujourd’hui consiste en effet en un incessant va-et-vient). Malheureusement, le pain est noir comme du charbon (de la couleur du pain de munition allemand), collant et en grande partie à base de son, donc à peine mangeable quand il est rassis. Les enfants perçoivent quelques gouttes de lait. Aux malades qui ont un besoin impératif de lait, il peut être accordé une fois un quart de litre par jour pendant une semaine, sur la foi d’un certificat médical établi par un médecin administratif. Tu peux peut-être te faire une idée. Depuis que j’ai quitté l’Italie, je n’ai pas vu le moindre morceau de fruit, il n’y a pas non plus de légumes frais, la seule chose que l’on voit à l’occasion, ce sont quelques pommes de terre, ainsi que je te l’ai expliqué plus haut. En août, il y avait encore du sucre, cependant en septembre il n’y en aura plus. En août, il y avait 300 grammes de margarine pour un consommateur normal (sur le papier, car en fait, jusqu’à maintenant, on n’en distribuait que 100 grammes),

fig. 83 – 84 (p. 232)

Deux photographies de rues à Toulouse. Heinz, Ilse, Suzanne Pollak et Koppel Fiderer, ancien brigadiste et compagnon d’armes de Heinz Pollak. (suite de la note 1 p. 230) Dans les instructions données par les Alliés à ce moment-là, deux sortes de réfugiés se distinguaient : d’une part, ceux qui avaient fui leur maison à cause de la guerre ; d’autre part, ceux qui avaient été déplacés de force, que l’on dénomma « personnes déplacées » (displaced persons en anglais). Il s’agissait des prisonniers de guerre, des travailleurs (forcés ou volontaires) dans les usines du Reich, et des déportés politiques ou raciaux. Ils furent pris en charge par les armées alliées, qui les installèrent dans des camps provisoires administrés par l’UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration), puis par l’IRO (International Refugee Organization). Parmi ces « personnes déplacées », 250 000 étaient des Juifs, survivants de la Shoah.


fig. 85

Ilse et Heinz à Toulouse.

400 grammes pour quelqu’un comme moi, mais en pratique comme pour les autres. La plupart des magasins sont fermés, ceux qui sont ouverts n’ont absolument aucune marchandise – à l’exception, toujours, des denrées délivrées en échange des tickets. Pour te donner un exemple : je cherche depuis des semaines à me procurer une lame de rasoir, en vain. Je cherche de même, en vain, une paire de boutons de manchettes ; en désespoir de cause, j’ai fini par prendre à la place des boutons de col. Et sans parler de choses plus importantes, telles des chaussettes, des chemises, etc. Le pire est que l’on ne peut pour ainsi dire rien faire fabriquer, ou laver ou bien nettoyer, parce que les artisans concernés ne veulent pas d’argent mais « quelque chose à manger », et que malheureusement je n’ai rien à leur donner. Un autre exemple : les cigarettes, que l’on ne trouve qu’au marché noir, coûtent « officieusement » 5 Marks. Le coût d’une consultation médicale s’élève, dans un quartier ouvrier, à 3 Marks (beaucoup moins, naturellement, pour les assurés sociaux). Les salaires officiels tournent autour de 200 Marks, le mien sera d’environ 400 Marks, cependant on ne verse à chacun que 150 Marks, qu’il soit maire ou balayeur, pour éviter l’inflation, jusqu’à ce que cette question trouve une solution définitive. La population est dans son ensemble sous-alimentée – très nerveuse, comme tu peux l’imaginer, les gens sont continuellement irrités, on doit faire la queue pendant des heures partout et pour la moindre babiole (par exemple à l’office du Logement, où les gens attendent dès cinq heures du matin, pour enfin s’entendre dire à midi qu’ils ne pourront pas passer ce jour-là). Donc, tu vois que la situation ici pour l’instant n’est pas rose, et malheureusement nous nous attendons à passer un hiver encore plus difficile, parce que, pour ce qui est de l’hiver, au froid viendra s’ajouter le manque total de combustible pour se chauffer. Et pour parler de mon cas personnel, il faudrait encore ajouter qu’en ce moment il n’y a là ni gaz, ni lumière, ni électricité, ni eau courante. Ce que signifie l’absence d’eau courante pour un cabinet médical, je n’ai pas besoin de te l’expliquer ; je cours actuellement plusieurs fois par jour (ou mon aide-ménagère) jusqu’à la fontaine qui n’est pas toute proche et où une file d’attente est déjà formée, pour revenir avec deux seaux d’eau, qu’à vrai dire il faudrait encore faire bouillir mais que je bois comme cela. Tout aussi terrible est le manque de combustible, je ne peux même pas faire stériliser mes seringues, aujourd’hui j’ai enfin pu me procurer, avec bien 239


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des difficultés, un peu d’alcool et de pétrole pour cela (mais rien qu’une goutte sur la pierre brûlante). En ce qui concerne l’éclairage, on s’en sort avec des lampes à pétrole, et la plupart du temps je suis déjà au lit peu de temps après la tombée de la nuit, en revanche je suis déjà debout le matin à cinq heures. Ce récit paraît peut-être pessimiste, mais il est strictement objectif. Je voudrais aussi souligner que la plupart des difficultés disparaissent notablement, même si ce n’est que très lentement, et que le gouvernement et la municipalité font vraiment quelque chose et que, par exemple, on nous a promis de l’eau, de l’électricité et même du gaz d’une semaine à l’autre. Je décris juste la situation telle qu’elle est encore actuellement. Je pense aussi que dans six mois une nette amélioration de notre situation sera intervenue. Surtout si d’ici là on supprime les barrières entre les différentes zones autrichiennes autonomes, de sorte que la région industrielle de Vienne soit de nouveau en relation avec les zones agricoles. Pour l’instant, et sans exagération, on ne peut qualifier la situation en matière d’alimentation que de très mauvaise. Pour cette raison, je pense – aussi pénible que cela puisse être pour moi – que toi et Suzy (et en particulier cette dernière) feriez bien de passer encore cet hiver en France, même si l’opportunité d’un retour devait se présenter. À la condition, naturellement, que votre situation là-bas soit telle que vous ayez suffisamment de quoi manger et que vous n’ayez aucun gros souci matériel. Si tel n’est pas le cas, alors ne manquez pas de revenir ici, parce qu’ici vous ne mourrez pas de faim non plus, et ensemble nous nous en sortirons d’une manière ou d’une autre. Dans ce cas, se pose alors la question de savoir comment revenir. Et à cela je ne peux malheureusement, d’ici, rien répondre. Je crois que vous ne parviendrez jusqu’ici que grâce à un officier anglais, américain ou français qui viendrait en voiture. Cela arrive probablement, mais n’est certainement pas facile à trouver. Dans de telles circonstances, on ne peut que faire appel à ses connaissances. Et à ta place je me garderais même d’entreprendre pareille expédition sans l’aide de nos amis. Naturellement, vous ne pourriez venir qu’à la condition d’apporter avec vous le gros de vos affaires, car, comme je te l’ai dit, il n’y a ici absolument rien à acheter.

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Donc, réfléchis bien et écris-moi ce que tu en penses ! Tu peux imaginer combien je me languis de vous, mais je n’ose pas, après tout ce que j’ai dit plus haut, te conseiller de tout mettre en œuvre pour venir au plus vite, malheureusement je me dois au contraire de te dire : prends le temps de la réflexion ; mais dès que tu auras


pris une décision, écris-moi vite. En ce qui concerne le travail, il existe ici un vaste champ d’activités, et de ce point de vue-là je suis très optimiste. Je suis même convaincu que la situation l’année prochaine à la même époque aura pris une tout autre tournure. En ce moment, tout est vraiment diablement difficile. Assez pour aujourd’hui. Heinz P.-S. [manuscrit] : déjà depuis aujourd’hui nous avons le courant électrique, donc, pour moi, un gros souci de moins !

À peu près au même moment, Ilse lui écrivit une lettre de Paris, où elle avait déménagé à la fin juillet pour attendre patiemment avec son père le jour où tous deux pourraient rejoindre leurs amours respectifs. Paris, le 28 août 1945. Mon amour, — 2

Ilse travaillait au Front national autrichien avec Felix Kreissler. Autrichien né en 1917, il émigre en France en 1937. Après avoir combattu le régime nazi en Autriche, il rejoint la Résistance française. Arrêté, il a été torturé à Lyon par les hommes de Klaus Barbie, mais a survécu.

Enfin une opportunité de te faire passer une lettre ; entre-temps tu auras appris certaines choses par nos amis, et tu sais donc déjà que je travaille ici au siège 2 comme secrétaire ; le travail me plaît bien, mais depuis hier quelques « gros bonnets » de l’organisation sont partis, si bien qu’il ne va plus y avoir grand-chose d’intéressant à faire. J’habite toujours chez les Jakob, à Nogent-sur-Marne, où je peux rester jusqu’au 15 septembre. Suzy va à l’école maternelle, mais je vais la mettre dans un home d’enfants qu’Anna m’a chaudement recommandé. Moi, j’ai déjà une chambre dans un hôtel où l’on peut faire la cuisine (au gaz) dans certaines chambres. À vrai dire, la mienne n’a pas le gaz, mais une fois que l’on est sur place on doit pouvoir en obtenir une avec le gaz, et je pourrai alors reprendre Suzy avec moi, ce qui est impossible à l’hôtel sans possibilité de cuisiner. Dans quinze jours environ, mon père va retrouver mon frère et le reste de la famille. Et maintenant, j’en arrive à l’essentiel : il est possible que j’aie une occasion de venir te rejoindre, en passant par Düsseldorf. Mon frère occupe une position très influente à Düsseldorf, laquelle exactement, je l’ignore encore – en tout cas, il nourrit toute la famille (Edith ne travaille pas à cause de son enfant) et il sillonne toute l’Allemagne au volant de sa propre voiture. J’en ai déjà parlé à Anna, qui m’a donné 241


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des conseils, je voulais aussi en parler avec Franz, mais je n’en ai plus eu le temps ; par contre, Selma, qui le représente, m’a dit qu’il n’en était pas question, qu’aucune femme avec un enfant ne passerait là-bas avant l’hiver, premièrement parce que les conditions de vie sont trop mauvaises, et deuxièmement les mères ne constitueraient pas une réelle main-d’œuvre et leur retour ne serait donc pas aussi urgent que celui de gens dont on a besoin. Qu’en penses-tu ? Si vraiment les conditions de vie sont si mauvaises que cela, ou si tu n’es pas en mesure de nous prendre avec toi pour le moment, ou si nos amis sont opposés à ma venue pour quelque motif crucial alors que j’ai effectivement l’opportunité de venir plus tôt que prévu, je me ferai une raison, bien sûr. Mais éventuellement je pourrais aussi laisser Suzy chez ma mère en Allemagne et venir seule dans un premier temps : cela dépend naturellement de la situation à D. et du fait de savoir si nous aurons la possibilité de revenir la chercher plus tard. De toute façon, je n’entreprends rien tant que je n’ai pas de tes nouvelles, parce que mon départ en Allemagne n’est pas prévu avant deux mois, mon père ira d’abord là-bas et discutera alors de tout cela avec Gerhard, et une fois que je serais là-bas il faudrait encore environ trois semaines avant que je n’arrive à Vienne. Donc écris-moi, tu trouveras bien un moyen, tous nos amis ont pu donner de leurs nouvelles : dis-moi si tu es d’accord pour que je vienne avec notre enfant dès que possible ou peut-être au printemps, pour le cas où je ne pourrais pas avant. Dieu merci, il y a eu une telle agitation dans les jours qui ont précédé mon départ que je n’ai pas eu le temps de réfléchir, et maintenant encore j’ai beaucoup à faire. Notre anniversaire de mariage est tombé entre-temps ; nous n’avons pu fêter ensemble que le premier. Paris, que pourtant j’aime tant, ne me dit absolument rien pour l’instant ; en fait, je ne vis qu’à moitié, je ne suis pas du tout en mesure d’enregistrer mes impressions. Je ne peux te dire combien j’ai hâte de savoir ce que tu fais, quelles sont tes occupations, s’ils t’ont donné un travail qui correspond à tes compétences. J’espère l’apprendre bientôt. En tout cas, mon chéri, je ne vis que dans l’espoir de nos retrouvailles, définitives cette fois. Je m’imagine déjà mon arrivée à la gare, et toi qui m’y attends. 242


Suzy se souvient de temps en temps de son papa, mais alors elle le réclame avec vigueur et ta photo ne lui suffit plus. « Je veux papa ! Papa est vilain parce qu’il est parti ! » Alors il me faut vite la consoler avec quelque chose, sinon elle se met à pleurer. J’aimerais tant avoir de tes nouvelles avec tous les détails, ou au moins quelquesuns. Savoir comment s’est passé le voyage, si tu as maintenant assez de vêtements d’hiver. Quel dommage que la canadienne passe cet hiver dans la valise, alors que tu en auras sûrement grand besoin…

fig. 86

Portrait de Wilhelm Leo.

Wilhelm Leo, le père d’Ilse, ne souhaitait rien plus ardemment, après cinq ans de séparation, que de serrer dans ses bras sa femme, Frieda, et sa fille Edith, ainsi que son petit-fils, Peter. Mais le voyage vers l’Allemagne était, dans le chaos de l’immédiat après-guerre, aussi difficile à entreprendre que le périple d’Ilse pour rejoindre Heinz à Vienne. Un fiévreux échange de lettres eut lieu entre Paris, l’Allemagne et Vienne, beaucoup s’égaraient ou finissaient quand même par arriver de manière inopinée après avoir effectué de longs détours pendant plusieurs semaines à travers l’Europe, si bien que les informations étaient répétées plusieurs fois ou avaient perdu tout leur sens. C’est de France encore que le frère d’Ilse, Gerhard, écrivit à sa mère et à sa sœur à Hambourg, le 10 mai 1945 : Je confie ces lignes à un soldat allié et espère qu’elles vous parviendront. Nous avons appris avec une immense joie, il y a quelques jours, que Hambourg avait été déclarée ville ouverte. Vous n’avez donc pas eu à souffrir des hostilités pendant les derniers jours de la guerre. Cette horrible guerre est maintenant terminée. Elle a causé dans toute l’Europe des souffrances inouïes. Mais nous pouvons désormais regarder vers l’avenir avec confiance. Notre famille sera réunie dans peu de temps. D’abord, quelques nouvelles de nous tous. Ilse va bien. La petite Suzy est devenue une enfant pleine de vie et sera heureuse de pouvoir sous peu embrasser sa grandmère et sa tante. Ilse et Heinz sont pour l’instant encore dans le sud de la France avec Suzy. Mais nous les attendons à Paris d’un moment à l’autre. Papa est à Paris. Il est en bonne santé, il a une activité qui l’occupe totalement et qui lui procure beaucoup de plaisir. Quant à moi, j’ai eu un travail à effectuer en province pendant 243


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quelques semaines, mais après-demain je serai de retour à Paris. Notre seul gros souci à tous est de vous retrouver dès que possible et en bonne santé. Mes pauvres, vous avez traversé des moments terribles. Nous n’avons pas manqué de penser à vous à chaque nouveau bombardement sur Hambourg. J’espère que tout s’est bien passé. Et mémé ? Et le fiancé d’Edith ? Nous ne pouvons que souhaiter que tout se passe pour le mieux pour vous et tous nos amis. Chère maman, tu t’es sûrement fait beaucoup de souci pour moi. Pendant longtemps je n’ai pas pu écrire. De début mars à la fin juin de l’an passé, j’ai traversé une période très difficile. J’espère que tu n’as pas reçu de nouvelles inquiétantes me concernant de la part des autorités allemandes. En tout cas, tout s’est bien passé, et tout danger est écarté. Entre-temps, nous avons tenté plusieurs fois de vous faire parvenir des nouvelles par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, mais nous ne savons pas si vous les avez reçues. Ilse, Suzy, Heinz, papa et moi espérons rentrer en Allemagne dès que possible, dès qu’une occasion se présentera. Le moment où notre famille sera de nouveau réunie n’est plus très éloigné. Chères maman et Edith, j’espère que nous nous reverrons vraiment bientôt, en attendant Gerhard vous embrasse de tout cœur.

Wilhelm Leo écrivit de Paris à la même adresse le 3 juillet 1945 : Vos lettres du 29 juin m’ont rempli d’une véritable allégresse ! Car depuis août 1944 je n’avais plus entendu parler de vous deux, et votre ville ne cessait d’être terriblement bombardée. Nous n’avions pas non plus reçu de réponse à nos messages transmis par la Croix-Rouge, ce qui, dans une certaine mesure, était inquiétant. En tout cas, merci beaucoup pour la blague à tabac, elle me faisait vraiment défaut et elle est magnifique ! Ilse et Suzy auront les autres choses quand – enfin – elles arriveront, la semaine prochaine, j’espère. Je ne connais pas encore exactement la date de leur arrivée. Ilse, qui par ailleurs a bien des qualités fabuleuses, ne m’informe toujours qu’avec beaucoup de parcimonie des choses pratiques et importantes telles qu’une date d’arrivée précise, etc. Cela ne facilite pas la recherche d’un logement (déjà bien compliquée ici aussi) : provisoirement elles logeront chez les Jakob, qui habitent aujourd’hui une jolie maison à Nogent-surMarne. Et ensuite on verra. 244

fig. 87

Certificat de travailleur étranger de Wilhelm Leo, juillet 1940.


J’ai vu ici dernièrement deux fois, à vrai dire très brièvement, le mari d’Ilse ; il va bien, il va maintenant s’en aller, et Ilse et Suzy le rejoindront plus tard. Heinz est un type tout à fait épatant. Je m’occupe ici avant tout de la réinscription de la LIFA 3. Dès que tout sera en ordre, je vendrai la librairie pour liquider tout ce passé, et j’espère en tirer encore quelque chose. Au Comité 4 le travail me plaît toujours beaucoup. J’ai pris en charge la lecture des journaux anglais et je traduis les articles les plus intéressants, c’est-à-dire que je les dicte directement à une machine. De plus, je suis vice-président du cercle culturel allemand ; le président est notre vieil ami [Rudolf] Leonhard ; Edith va s’en souvenir. On y trouve des groupes constitués d’écrivains et de journalistes – j’en fais partie –, d’artistes représentant les arts plastiques, de musiciens, etc., et aussi de scientifiques et de juristes. Je suis également président du groupe des juristes, nous avons établi des projets de loi qui vont être transmis aux instances importantes d’aujourd’hui. Du reste, en tant que président, je m’occupe un peu de tout. Et maintenant, voici mes projets : dès que cela marchera, j’aimerais naturellement vous rejoindre. Quand cela sera-t-il légalement possible, nous l’ignorons ; certes, les choses sont apparemment en cours, mais, d’après toutes les informations que nous avons eues jusqu’à ce jour, cela va encore durer – malheureusement – assez longtemps. D’ici là, je voudrais profiter aussi d’Ilse et de Suzy, de la venue desquelles je me réjouis. Et quoi d’autre ? J’aimerais vraiment bien devenir magistrat. C’est ce que je serais capable de faire le mieux (me retrouver dans l’arène comme avocat, je n’en ai aucune envie maintenant que je suis – probablement deux fois – grand-papa) et en dilettante je m’occuperais d’écriture, de musique et de politique culturelle. Je crois que j’aimerais beaucoup travailler dans votre ville, bien que d’ici j’aie peine à l’envisager. On ne sait encore pas du tout si mon voyage pourra être organisé d’ici ou devra l’être de chez vous. Retourner dans la ville où nous avons vécu jusqu’en 1927 m’attire aussi, au fond ; mais en fait cela semble encore plus difficile, et en outre les destructions y sont trop importantes. — 3

Librairie françaiseallemande, que Wilhelm Leo avait ouverte en 1935 à Paris.

— 4

Il s’agit du Calpo, Comité Allemagne libre pour l’Ouest.

Je n’aimerais pas retourner dans une toute petite ville, et ce, pour les raisons les plus diverses. Mais comme je le disais, d’ici, il est difficile d’envisager les choses. Si vous pouvez faire quelque chose pour hâter mon retour, alors merci de le faire ; ici nous ne savons rien de précis, on passe son temps à attendre de nouvelles instructions. J’espère, j’espère que nous serons bientôt tous réunis ! Je ne supporte 245


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moralement cette vie de célibataire qu’en travaillant comme un fou, mais pour ce qui est des petites choses, le linge, le rangement, le bien-être, c’est épouvantable. Il faut maintenant que j’arrête, j’espère que nous pourrons bientôt à nouveau échanger de nos nouvelles. Je vous embrasse. Papa

• Depuis septembre 1945, Ilse habitait avec son père et la petite Suzy un deuxpièces dans la rue Barbanègre, non loin de la porte de la Villette. Un semblant de vie de famille s’instaura entre le père, la fille et la petite-fille. Wilhelm Leo poursuivait ses différentes occupations. Ilse travaillait au bureau du Front national autrichien, et Suzy fut mise au jardin d’enfants. Le jeudi, le jardin d’enfants était fermé, alors Ilse l’emmenait à son travail, au grand dam de son chef 5 , parce que Suzy soit s’asseyait dans la corbeille à papier et la vidait systématiquement, soit voulait faire pipi ou avait faim juste quand on dictait une lettre à Ilse. Par contre, l’enfant accompagnait son grand-père dans tous ses déplacements, en se montrant obéissante et sage. Mais cette routine familiale ne constituait pour Ilse et son père qu’une solution provisoire. Tous leurs espoirs reposaient sur l’organisation, aussi rapide que possible, de leur retour en Allemagne et en Autriche. Le 11 septembre, Ilse écrivit à Heinz : Je vais commencer tout de suite par le plus important : si je parviens à emmener Suzy chez ma mère en Allemagne, j’arriverai avec la prochaine fournée, donc dans trois semaines environ ; mais il vaut mieux que tu n’y comptes pas, car je ne crois pas que cela ira aussi vite. Mais en tout cas il est certain que cela va marcher. Ma mère m’a déjà écrit d’elle-même qu’elle va prendre l’enfant. Ils vont bien, Gerhard a un emploi qui le conduit à sillonner tout le pays avec sa propre voiture, il gagne tellement d’argent qu’il ne sait pas quoi en faire. Ils sont maintenant en Rhénanie, c’est pourquoi j’ai une occasion d’y envoyer Suzy en voiture, probablement avec mon père… Je suis tout à fait consciente que si j’arrive à Vienne cet hiver, ce ne sera pas dans les meilleures conditions, la faim, le froid, 246

— 5

Felix Kreissler ; lire la note 2, p. 237.


etc., mais tout cela m’est égal, pour peu que je sois auprès de toi. Et si tu peux supporter tout cela, pourquoi pas moi ?

Le 15 septembre, Wilhelm Leo écrivit à l’une de ses connaissances en Suisse : J’espère bientôt pouvoir quitter la France, après douze ans d’émigration.

Ilse, de nouveau à Heinz, le 21 septembre : Je vais tout de suite te dire le plus important : la semaine prochaine j’aurai un message de ma mère qui me précisera quand je peux envoyer Suzy chez elle, elle m’a proposé de prendre l’enfant il y a un moment déjà, mais je voulais avoir auparavant la certitude que la famille vit vraiment dans de bonnes conditions ; je sais déjà, en tout cas, qu’ils ont un appartement de six pièces avec tout le confort, et que Gerhard, que son occupation fait voyager en voiture à travers tout le pays, se débrouille assez bien pour le ravitaillement. Enfin, j’aurai des précisions la semaine prochaine, et si la réponse est négative, ce qui m’étonnerait, je pense mettre la petite chez mes amis suisses que je connaissais très bien avant la guerre ; j’étais moi-même leur hôte pendant les vacances chaque année de 1936 à 1938. Donc, la petite sera casée de toute façon. Naturellement, je ne me fais pas d’illusions, suivant mon principe je me dis que sûrement cela ne marchera pas, cela serait trop beau, mais tout de même, pratiquement, il n’y a pas de raisons pour que cela ne se réalise pas. Je n’ose pas y croire. Donc, tu as beaucoup de travail, et je pourrais t’aider, je ne demande que cela ! Et tu as même pu trouver un appartement. Mais je serais venue aussi si tu couchais dans des baraquements…

Le 22 septembre : J’arriverai, si tout va bien, en même temps que Fritzi, Marie, Elisabeth, etc. Ici le bruit court que dans quinze jours on en aura légalement la possibilité, mais je n’y croirai que lorsque je serai dans le train. Suzy passera l’hiver soit chez mes parents, soit en Suisse. Mon père rentrera aussi bientôt chez lui… fig. 88

Attestation établie par Felix Kreissler établissant qu’Ilse a participé aux actions de l’Österreichische Freiheitsfront.

Et le 29 septembre : Malheureusement je n’ai pas encore de nouvelles précises de ma mère… J’aurais dû l’avoir déjà avant-hier, mais tu sais, dans ces questions-là, il y a quelquefois du retard… 247


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Le 2 octobre : Et il est plus probable que je l’envoie chez les Suisses plutôt que chez ma mère. Évidemment, les conditions matérielles seraient bien meilleures pour elle. Et puis, en Suisse, je peux l’envoyer tout de suite, tandis que chez ma mère je ne sais pas encore comment je la ferai passer…

Le 12 octobre, assez désespérée : Vite, quelques lignes en toute hâte, encore une fois certains de mes amis partent, et moi toujours pas. Malgré tout j’ai bien l’intention de partir bientôt, cela ne dépend que du moment où je pourrai enfin placer la petite. J’espère que cela se fera dans le courant de la semaine prochaine, mais tout prend tellement plus de temps que ce que l’on croit. Déjà une occasion qui m’avait été offerte et qui aurait permis de l’envoyer là-bas il y a longtemps ne s’est finalement pas présentée. Donc je fais tout ce que je peux pour venir aussi vite que possible… Je suis complètement maboule parce que j’ai encore un pied ici et l’autre déjà à Vienne…

Le 14 octobre : Malheureusement cela ne va pas aussi vite que je l’avais espéré, l’occasion que j’avais de la conduire chez ma mère, ce dont on m’avait fait la promesse ferme, a disparu entre-temps, sinon j’aurais déjà pu partir. Tout cela, naturellement, met ma patience à rude épreuve… Je vais bientôt bouillir d’impatience, la semaine prochaine encore quelques-uns de mes amis partent. Il reste une chance pour que Suzy puisse partir au début de la semaine prochaine, peut-être pourrai-je alors partir avec elle ? Mais cela ne va encore pas marcher !…

Enfin, début novembre 1945, ça y était. Wilhelm Leo et Ilse avaient réuni tous les documents nécessaires au voyage, le fonds de commerce de la librairie avait été vendu et ainsi se trouvait constitué le capital nécessaire à un nouveau départ en Allemagne, un repreneur avait été trouvé pour le petit appartement, lorsque Wilhelm Leo, âgé de soixante et un ans, tomba raide mort dans la rue. Ilse écrivit à Heinz le 26 novembre. 248

fig. 89

Frieda et Gerhard Leo, 1946.


Mon amour,

Entre-temps, tu auras appris de nos amis ce terrible malheur : mon père est brutalement décédé le lundi 12 novembre. Il venait de conduire Suzy à l’école et il se trouvait place de la Madeleine afin d’acheter un billet pour un concert, et c’est là qu’il s’est effondré ; lorsque les gens ont voulu le relever, il était déjà mort. L’incinération a eu lieu mardi, le 20 novembre. Je n’ai pas besoin de t’en dire plus, tu l’as connu toi aussi et tu l’aimais bien. Je viens de recevoir ta lettre du 16 novembre, mais je n’userai pas de ta recommandation, cela ne vaut plus la peine, je serai arrivée là-bas avant la lettre. J’ai en effet tous les documents en poche, passeport, visa, permis militaire, etc. Il ne reste plus maintenant que le problème du billet. Je partirai le 29, le 30, ou le 1er décembre. Je

fig. 90

Portrait d’Ilse, Paris, 1945.

traverserai l’Allemagne. (On peut en effet choisir de prendre soit l’Orient-Express, qui passe par l’Allemagne, soit l’Arlberg-Express, qui passe par la Suisse.) Puis je descendrai à Cologne, j’irai à Düsseldorf chez ma mère et j’y demeurerai quelques jours, j’y laisserai Suzy, qui est toujours avec moi. Je n’ai pas vu maman ni Edith depuis 1940. Ce seront de tristes retrouvailles. J’ai pu leur faire passer la nouvelle. Je m’attendais à ce que Gerhard vienne, surtout à cause du transport de l’urne contenant les cendres, que je ne pourrai pas effectuer. Mais il semble désormais qu’il ne viendra pas. Quoi qu’il en soit, je pars. En tout cas, je serai à Vienne au plus tard le 7 décembre, parce que mon permis militaire expire à cette date. À bientôt donc, mon amour, je suis dans un drôle d’état, je ne peux toujours pas me faire à l’idée que mon père n’est plus et que je pars te rejoindre maintenant – tout cela me paraît être un rêve !

Et le 30 novembre, à sa famille en Allemagne : Chers tous, — 6

Comité Allemagne libre pour l’Ouest.

De nouveau une grosse déception : je ne peux encore pas vous rejoindre ; l’autorisation m’en a été refusée, j’ai seulement le droit de partir directement pour Vienne par l’Arlberg-Express ; mes papiers ne sont pas valables pour un autre voyage ; mais je dois être au plus tard à Vienne le 7 décembre, date d’expiration de mon permis militaire. Malheureusement, jusqu’alors aucune occasion ne s’est présentée d’envoyer Suzy chez vous avec quelqu’un d’autre ; parmi nos amis du Calpo 6 , certains sont 249


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bien partis là-bas ces derniers jours, mais ils ne savaient pas encore eux-mêmes comment ils parviendraient à destination (ils n’avaient pas de permis d’entrée, etc.), et de plus il n’y a pas de liaison ferroviaire. Donc je vais emmener Suzy avec moi. Avec la Suisse, cela n’a pas marché non plus jusqu’à maintenant. Par ailleurs, Heinz m’a écrit que je pouvais l’emmener, qu’entre-temps les conditions se sont améliorées, et je crois que l’on pourra plus facilement faire quelque chose de là-bas, et on finira bien par réussir à l’envoyer chez vous. Entre-temps, vous avez certainement reçu les lettres que je vous ai écrites après la mort de papa. La cérémonie de crémation était très belle et solennelle. Le pasteur Wilhelm (du Calpo) a commenté le texte préféré de papa : « Sois fidèle jusque dans la mort, alors je te donnerai la couronne de la vie. » Les Autrichiens et les Allemands se tenaient en rangs serrés ; Rudolf Leonhard a ensuite parlé de papa, de ses mérites, de sa personnalité. J’ai fait un paquet des choses qu’il avait choisies pour vous avec tant d’amour ; tout est de sa part, hormis quelques affaires qui viennent de moi et que je vais vous indiquer tout de suite : j’ai pris les chaussures fourrées pour Peter et pour maman, la mantille pour Edith et les gants en cuir non doublés pour Gerhard. Papa se faisait une telle joie de ces cadeaux qu’il vous destinait ; il a choisi les broches avec un soin tout particulier (la petite avec le poisson est pour maman, l’autre avec le cheval pour Edith). Je vous le répète encore une fois : il est mort comme il l’a toujours souhaité ; tout à fait soudainement, sans avoir auparavant été frappé par la maladie ; il s’est effondré dans la rue, et lorsqu’on a voulu le relever, il était déjà mort. Mais pour nous ce n’est pas une consolation. En tout cas, il aura encore eu la joie d’avoir la certitude de bientôt pouvoir vous rejoindre ; et je dois dire que notre petite vie de famille ici à Paris, dans le petit appartement, était merveilleusement harmonieuse. Il aimait tellement Suzy. Et elle le lui rendait bien. Elle le réclame toujours, par exemple lorsqu’elle met la table le soir, elle demande toujours une assiette et des couverts « pour le grand-père quand il reviendra ». Ce soir, il y avait des restes. À sa question : « Qu’est-ce qu’on va faire avec ça ? », j’ai répondu : « On le mangera demain. » Ce à quoi elle a rétorqué, en colère : « Mais non, il faut le garder pour le grand-père, autrement il aura faim. » Papa disait toujours qu’il se sentait complètement différent depuis qu’il menait avec nous ici une sorte de vie de famille. Il n’avait pas pu reprendre sa vraie vie de famille avec toi, maman. J’espère cependant que nous nous reverrons bientôt pour 250


que je puisse encore vous parler de lui. On ne peut encore pas faire de projets pour l’avenir, nous sommes tous encore trop bouleversés par ce coup rude. Ce sera un triste Noël ; n’allez-vous pas quand même décorer un arbre pour le petit Peter ? Les enfants restent la seule chose qui puisse réconcilier quelqu’un avec la vie ; c’est pourquoi je suis quand même bien heureuse d’avoir Suzy avec moi justement en ce moment, quoique pour d’autres raisons j’aimerais la savoir auprès de vous. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Tenez bon, il ne nous faut plus maintenant que chercher à continuer à vivre.

fig. 91

Wilhelm à Rheinsberg avec Ilse, Gerhard et Flocki avant l’exil.

Je descends à la station de métro du Père-Lachaise et je longe le mur du cimetière sur le boulevard de Ménilmontant jusqu’à l’entrée principale et ses bâtiments administratifs. Un homme à la peau foncée, large d’épaules, portant une moustache et un bouc mal taillés, me demande ce que je désire. Il secoue la tête, sceptique. Mon grand-père serait mort en 1945 ? Il n’est pas du tout certain que de telles données aient été conservées ; peut-être, à la rigueur, dans les registres manuscrits. De fait, l’homme y trouve la mention de l’incinération de mon grand-père. Et le numéro de la concession pour le dépôt de l’urne : 14147. Mais si, depuis l’incinération, personne ne s’est occupé de la concession et que rien n’a été payé, une autre urne doit se trouver depuis longtemps à sa place. Je me promène dans le cimetière sur des allées pavées, bordées de chaque côté d’arbres qui tendent vers le ciel des branches couvertes de feuilles d’un vert délicat et se dressent telles des sentinelles devant les tombes, des monuments en pierre d’une taille démesurée, sobres ou ornementés, une simple croix en pierre au centre d’un dôme ou des statues aux formes généreuses dans les poses les plus étonnantes, quelques vers pour épitaphe ou des dalles nues, rongées par le temps, d’un gris foncé tirant parfois sur le noir. Des tombes célèbres les unes à côté des autres. Sur celle de Musset, ces vers : « Mes chers amis, quand je mourrai, plantez un saule au cimetière… » ; sur son tombeau, Félix Faure est représenté enveloppé dans le drapeau français ; un peu plus loin, à l’écart, le tombeau commun d’Abélard et Héloïse : on raconte qu’Abélard, mort vingt ans avant Héloïse, l’a reçue à bras ouverts, et que chaque jour des amoureux viennent déposer une rose sur leur tombe. Sur la pierre tombale de La Fontaine, une fable ; sur la tombe d’Oscar Wilde, la statue représente un sphinx aux ailes gigantesques, et sur la 251


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pierre tombale d’Apollinaire, gravé en forme de cœur, le vers : « Mon cœur pareil à une flamme renversée ». Le long du mur sud-est du cimetière, le mur des Fédérés, sont enterrées les cent quarante-sept victimes de la Commune de Paris, les derniers survivants du combat dont Paris fut l’enjeu et qui furent fusillés devant ce mur le 28 mai 1871. Pendant que je gravis la légère pente dans l’air doux du mois de mai, je me sens submergée par un accès de mélancolie. Les larmes me montent aux yeux, et en pensée je ne cesse de répéter : « Grand-père ». Je l’aimais bien, je le suivais partout, écrivait ma mère dans ses lettres. Je ne parviens pas à me souvenir de lui. J’arrive au columbarium, sur l’avenue des Combattants-Étrangers-Morts-pourla-France. Une allée fait le tour du bâtiment carré, sur les murs extérieurs duquel sont fixées, sur plusieurs rangées, de somptueuses plaques de marbre de tailles différentes. Ce sont les concessions de gens fortunés, gravées de lettres d’or et richement ornées. Des escaliers conduisent à l’intérieur, deux étages plus bas. Des couloirs exigus à angles droits ; sur les murs latéraux s’étagent des plaques indiquant l’emplacement des concessions, davantage de modestie ici, en bas, la plupart du temps ne figurent que le nom du défunt et ses dates de naissance et de décès. Concession sur concession, il y en a des milliers dans ces étroits couloirs glacés. Il me faut un certain temps, je ne cesse de m’égarer, pour trouver celle portant le numéro 14147. C’est un emplacement situé tout en haut, le nom d’une femme, décédée en 1971, y est gravé, au-dessus de l’inscription apparaît sa photo dans un médaillon ovale, des fleurs artificielles ont été déposées dans le réceptacle à gauche de son nom. •

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Le 4 décembre 1945, Ilse et sa petite fille prirent l’Arlberg-Express, littéralement au dernier moment 7. Elles partageaient le compartiment avec deux camarades autrichiennes, deux Françaises aisées qui se rendaient en Suisse pour se ravitailler en thé et café, et trois officiers féminins de l’armée d’occupation française. Elles ne remarquèrent qu’à Enns, au passage de la zone russe, combien elles étaient privilégiées, lorsque tous les voyageurs durent quitter le train et que seuls furent exempts du contrôle les compartiments occupés par des militaires, y compris celui d’Ilse et de Suzy. L’une des camarades autrichiennes s’était justement rendue aux toilettes, on la fit également descendre du train et elle fut alors appréhendée sur place, pendant que l’Arlberg-Express repartait avec sa valise dans le compartiment.

— 7

Le permis militaire d’Ilse expire le 7 décembre 1945.


plus de quarante heures, fut interrompu par Ilse a relaté ce voyage – qui dura d’interminables arrêts aux frontières et aux passages entre les différentes zones d’occupation, et se termina à Vienne avec un retard de six heures – dans plusieurs lettres écrites à sa famille, dont deux datées du 4 janvier 1946, une autre du 8 janvier et une autre encore du 27 février, la distribution du courrier étant toujours aléatoire :

fig. 92

Suzanne et son frère Thomas à Vienne, 1948.

Suzy était malade, un accès de fièvre, elle était assez apathique, ne faisait que réclamer à boire et à aller faire caca. L’un et l’autre se révélaient problématiques dans le train, comme boisson je n’avais emporté que du lait, qu’elle vomissait, il lui aurait fallu du thé, le wagon-restaurant n’était cependant ouvert qu’à certaines heures et alors il y avait foule, quant aux toilettes on pouvait à peine y accéder, parce que le couloir entier était rempli de gens assis n’importe comment sur leurs valises ou qui étaient debout ou couchés. Je n’ai ainsi pas arrêté de me rendre aux toilettes avec Suzy dans mes bras, et à peine avions-nous regagné nos places sans encombre qu’elle voulait déjà y retourner. De la sorte, nous n’avons naturellement pas dormi pendant deux jours et deux nuits, nous n’avions d’ailleurs pas obtenu de couchettes, j’ai donc passé tout ce temps assise dans un compartiment bondé, avec elle sur les genoux, quand nous n’étions pas en train de nous rendre aux toilettes. Bien entendu, nous étions épuisées lorsque nous sommes arrivées, mais Heinz est venu nous chercher à la gare, et alors nous nous sommes déjà senties mieux. À la maison, Suzy s’est très rapidement remise, deux jours plus tard elle pouvait déjà aller au jardin d’enfants…

Les récits qui se succédèrent dans les semaines et les mois suivants débordaient d’enthousiasme. Contrairement à ce qu’éprouvait la population autrichienne – relativement épargnée jusqu’aux derniers mois de guerre et qui nécessairement, maintenant, trouvait insupportable la misère qui régnait –, pour Ilse et Heinz les conditions d’existence de l’après-guerre n’étaient pas du tout pénibles en comparaison de ce qu’ils avaient dû endurer les années précédentes. Que signifiaient la pénurie de denrées alimentaires, les ponts détruits et l’absence de fonctionnement des moyens de transport, les files d’attente devant les magasins des heures durant, le manque de produits de première nécessité comme les vêtements ou le combustible, au regard de la peur constante de ne pas savoir s’ils survivraient au lendemain, s’ils sauveraient leur enfant, s’ils reverraient les êtres aimés ? Seul importait le fait qu’ils puissent vivre ensemble, que la guerre et la cruauté nazie soient terminées et qu’un réel avenir s’offrît à eux.

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Ilse écrivit le 4 janvier 1946 à des amis restés à Paris : Il m’est impossible de vous dire combien je suis soulagée d’être enfin auprès de mon mari, et ce, malgré toutes les difficultés. La première chose que j’aie vue de Vienne fut une gare complètement détruite ; elle n’existe pratiquement plus, le train s’arrête en pleins champs, et on ne peut plus qu’en deviner les vestiges. Vienne est considérablement détruite, à tous les coins de rues on voit des maisons incendiées, et il y a des quartiers entiers dans lesquels plus une seule maison n’est habitable, je crois que dans toute la ville on ne trouve aucune maison sans un impact de balle ou sans vitres brisées. Mais on ne peut pas dire que ce soit une ville morte, au contraire. On y ressent une activité intense et cette atmosphère viennoise si particulière, que je ne peux toujours pas définir précisément, en tout cas je trouve cela très sympathique. En ce qui concerne l’architecture, la ville me plaît vraiment beaucoup, pour autant que l’on puisse en juger pour le moment. Naturellement, on ne peut comparer avec Paris, c’est une ville beaucoup plus ancienne, de même quant à son caractère. Vienne ne donne pas l’impression d’être une métropole comme Paris, mais dégage une atmosphère plus intime. Mon mari est médecin dans un quartier ouvrier à la périphérie ; le Danube nous sépare de la ville, et depuis seulement quelques jours on n’est plus obligés de le traverser à pied en empruntant le Reichsbrücke, Dieu merci – il nous fallait vingt minutes, ce qui, par moins douze degrés, n’était pas un plaisir, avec en plus le vent glacial qui soufflait au-dessus du Danube. Mais je dois vous dire qu’à Toulouse, avec deux degrés au-dessus de zéro, j’avais plus froid qu’ici. Mon mari est ici une personne respectable, alors que moi, au début, on me prenait pour la petite bonne du docteur. En ce qui concerne Suzy, elle s’est bien acclimatée, et elle se plaît ici. La première phrase qu’elle ait dite en courant à travers tout l’appartement fut : « C’est joli chez papa, il y a beaucoup de chambres, on va rester là. » Elle va au jardin d’enfants, qui est exemplaire à tous points de vue, autant pour l’hygiène que la pédagogie et d’autres choses. Mon mari travaille d’arrache-pied. En plus de ses patients, qui sont déjà nombreux  – et il n’a le cabinet que depuis août 1945 –, il est médecin-conseil et prépare une spécialisation à l’université. Cela signifie que nous nous levons à six heures du matin, que les premiers patients arrivent à six heures et demie, mon mari peut en 254


recevoir une vingtaine jusqu’à sept heures et demie, il doit alors se rendre au département de l’Hygiène et de la Santé, où il reste jusqu’à midi. De plus, il est aussi médecin-conseil du Secours suisse et interne en chirurgie à l’hôpital des Frères de la miséricorde. Au lieu de déjeuner tranquillement, il rentre à treize heures trente et avale son repas à toute vitesse, parce que les patients font déjà la queue. Ensuite de quoi il fait rapidement ses visites, pour finalement se précipiter à l’université. Quand il rentre à la maison le soir, il doit la plupart du temps repartir pour des visites. Heureusement, les lignes téléphoniques ne sont pas rétablies partout, ainsi il n’est pas trop souvent dérangé la nuit. Vous pouvez imaginer qu’à ce rythme il ne prend pas un gramme, mais il peut enfin, après tant d’années, exercer sa profession, et c’est ce qui compte. Je l’aide au cabinet médical et je tiens les fiches des patients. Il y a peu de temps encore, je devais également m’occuper de l’appartement (cinq pièces et deux antichambres), de surcroît le parquet est ciré et je n’arrivais pas à le faire briller, bien que je me sois donné beaucoup de mal. Naturellement je fais la cuisine aussi, et je fais la queue devant les magasins. Mais nous avons désormais une aide-ménagère, une jeune fille de dix-neuf ans venue de la campagne, une vraie perle, et je respire ! Elle a pris en charge la tenue de la maison, et je n’y fais plus rien  – hormis la cuisine, parce que nous préférons manger français, ce qui fait sensation dans le voisinage et chez les commerçants. Pour l’instant je m’occupe encore des choses qui se sont accumulées depuis mon arrivée, comme la couture, le courrier, mais plus tard je me trouverai peut-être un travail intéressant, on m’a déjà demandé si je ne pourrais pas faire des dessins de mode et des croquis pour des costumes de théâtre, mais j’ai totalement perdu la main, depuis 1939 je n’ai plus rien fait de tel. En tout cas, maintenant que nous avons une bonne, nous pouvons aussi sortir, et la semaine dernière nous sommes allés au théâtre, c’était la première fois que nous sortions ensemble, avant nous n’en avions pas eu l’occasion ! La vie intellectuelle et culturelle ici est très active, je vous en parlerai plus tard. Nul besoin de vous dire combien je suis heureuse d’être enfin chez moi, à tous égards ! C’est tout à fait incroyable de pouvoir faire des projets d’avenir sans devoir se dire : « À quoi bon, nous ne savons même pas combien de temps nous allons pouvoir rester ici ! » Et nous n’arrêtons pas de faire des projets ! D’abord, nous voulons aménager notre appartement à notre goût. Je n’ai aucune idée du moment où nous pourrons vraiment le faire, parce qu’à l’heure actuelle on ne peut acheter aucun 255


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meuble, ni rien d’autre non plus d’ailleurs, on ne trouve absolument rien. Puis nous envisageons d’avoir un autre bébé au printemps 1947. J’aurais bien aimé l’avoir tout de suite, je veux dire dès que possible, mais les problèmes en matière d’alimentation sont vraiment trop importants, et de plus mon mari estime que je suis encore trop maigre pour cela. L’un dans l’autre, je juge la situation ici bien meilleure que ce à quoi je m’attendais, mais nous sommes privilégiés, aussi. Nous avons deux pièces chauffées, et parfois nous pouvons allumer un feu dans une troisième. Dans le cabinet se trouve un poêle à gaz, il y a le même dans la pièce voisine réservée aux radiographies, mais étant donné que pour l’instant aucun appareil ne fonctionne, nous l’utilisons comme salon, et il y fait toujours bien chaud. Suzy peut prendre un bain tous les soirs. Pour le moment, elle joue encore dans le salon, mais il y a également un poêle dans sa chambre, que nous pouvons allumer de temps en temps. À cet égard nous sommes dans une situation tout à fait exceptionnelle, car bien des gens vont avoir froid cet hiver. En ce qui concerne la nourriture, c’est déjà plus difficile. La seule chose que l’on ait à profusion, ce sont les haricots, nous en mangeons tous les jours ; il n’y a ni fruits ni légumes, et c’est ce qui manque le plus à Suzy. Mais depuis peu elle a droit quotidiennement à un litre de lait en poudre en provenance des États-Unis. Pas de viande, je n’en ai pas vu briller le moindre morceau depuis que je suis ici. Peu de saindoux, de la poudre d’œufs parfois. Vous voyez, ce n’est pas brillant, mais nous espérons que la situation va s’améliorer au printemps, et nous faisons tout pour que Suzy ne manque de rien. Elle mange aussi au jardin d’enfants, comme à Paris. En tout cas, elle a toujours bonne mine, ce qui saute aux yeux ici où la plupart des enfants sont sous-alimentés…

Heinz décrivait la situation de façon analogue dans une lettre adressée à son frère Max à New York, le 8 janvier 1946 :

256

Dans notre salon, pour le moment, il n’y a ni vitres ni meubles non plus, mais la cuisine est grande et jolie et nous y prenons aussi nos repas, comme c’est la seule pièce dans laquelle il ne fait pas trop froid (à l’exception des salles de consultation, où des poêles à gaz diffusent un peu de chaleur, si le gaz ne vient pas juste d’être coupé). Je dois dire que nous sommes mieux lotis que nombre de nos amis


qui sont de retour après leur émigration. Nous avons un appartement qui se situe à l’extérieur de la ville, certes, mais nous espérons pouvoir le garder. De nombreux appartements de nazis en fuite ont été attribués à des émigrés, mais sont maintenant réclamés derechef par leurs propriétaires, qui affirment n’avoir jamais été des nazis. Parfois ils réussissent vraiment à expulser les occupants, et ces derniers ne peuvent que très difficilement trouver un autre logement. De plus, nous avons même des vitres et une possibilité de chauffage dans certaines pièces, bien que le gaz et l’électricité ne fonctionnent qu’épisodiquement. Et je peux aussi exercer ma profession et nous nourrir avec mes revenus, mais, naturellement, cela peut de nouveau changer. C’est pourquoi je crois que les émigrés en provenance d’Angleterre ou d’Amérique feraient mieux de ne pas rentrer, dans la mesure où ils ont là-bas du travail, parce qu’ici la situation dans son ensemble va empirer et qu’une rude concurrence va s’établir, principalement entre médecins libéraux.

fig. 93

Heinz (à droite) et Max Pollak en France, 1990.

— 8

United Nations Relief and Rehabilitation Administration (Administration des Nations unies pour les secours et la reconstruction).

Néanmoins je travaille beaucoup et je ne peux pas me plaindre. Pour le moment, la plus grosse difficulté vient du fait que je ne peux pas avoir de voiture et que je dois effectuer tous mes trajets à pied, ce qui est très fatigant. La situation dans sa globalité s’est nettement améliorée, mais la question de l’alimentation reste préoccupante. Certes, les gens ne meurent pas de faim, toutefois les rations officielles sont trop minimes et souvent, même, ne sont pas respectées. Les Autrichiens, qui pendant les cinq dernières années n’ont pas vécu dans de trop mauvaises conditions, souffrent passablement, mais nous et ceux qui comme nous avaient déjà peu à manger ces dernières années sommes en plus mauvaise posture. Naturellement, on ne doit faire aucune différence et nous n’attendons pas non plus de traitement de faveur, cependant nous en souffrons beaucoup. J’espère que l’UNRRA 8 nous apportera son aide. On se heurte encore à d’autres difficultés, on ne peut rien acheter, pas même un bouton ou des chaussettes ou des mouchoirs, le commerce n’a pas encore repris. Mais dans l’ensemble nous ne regrettons pas un instant d’être revenus ici, et une fois que nous aurons passé l’hiver, nous aurons sûrement des jours meilleurs. Le plus important pour nous est d’être enfin réunis, d’avoir un travail que nous aimons et d’être entourés de nos amis…

Ils étaient partis en Autriche convaincus d’être reçus à bras ouverts et de devoir contribuer à ériger sur ce tas de cendres un pays nouveau selon les idéaux socialistes. Maintenant les conditions d’une démocratie existaient bien, il y avait un gouvernement

257


le retour — 1945

élu et un Parlement qui siégeait. Cependant, en majorité, les Alliés étaient considérés comme des occupants ennemis, et non comme des libérateurs. C’est pourquoi ce premier gouvernement tenta de s’affirmer contre la force d’occupation, principalement contre les Soviétiques. Cela correspondait parfaitement aux sentiments anticommunistes de la population autrichienne, ainsi que le montrèrent les premières élections parlementaires du 25 novembre 1945. Malgré tous ses espoirs, le Parti communiste autrichien n’obtint que 5,42 pour cent des suffrages et ainsi 4 petits mandats, alors que le Parti populaire autrichien (ÖVP) obtenait 85 mandats et le Parti socialiste autrichien (SPÖ), 76. Nous avons cru qu’il se passerait en Autriche quelque chose de merveilleux, et qu’il nous fallait donc y contribuer. Les camarades étaient persuadés d’être un parti représentatif et de faire au moins quarante pour cent aux élections. Si quelqu’un avait dit que le parti communiste n’obtiendrait que vingt-cinq pour cent des voix, on l’aurait traité de défaitiste et à moitié assommé. Puis il y eut ces lamentables cinq pour cent ! Pour les Autrichiens, nous étions bien ceux qui s’étaient battus contre eux.

La querelle concernant le passé nazi ne put se développer, parce que l’Autriche officielle pouvait se faire passer pour la première victime de l’agression de l’Allemagne nationale-socialiste, en se référant à la « déclaration de Moscou 9 » de 1943. La seconde partie de cette déclaration, qui correspondait également à l’autre aspect de la vérité historique, est passée inaperçue et fut rayée quelques années plus tard avec l’accord des Alliés occidentaux : « Il est aussi rappelé à l’Autriche qu’elle porte une part de responsabilité pour sa participation à la guerre aux côtés de l’Allemagne hitlérienne, à laquelle elle ne pourra pas se soustraire, et que lors du règlement définitif il sera inévitable de prendre en considération la façon dont elle aura elle-même contribué à sa libération. »

La dénazification en Autriche, une cause commune aux partis politiques et aux forces alliées, devint bientôt une formalité bureaucratique, et se termina par une amnistie générale. Jusqu’en 1955, les « tribunaux populaires » rendirent 13 600 verdicts de culpabilité, assortis de 43 condamnations à mort et de 34 condamnations à perpétuité. Les anciens nationaux-socialistes furent certes, dans un premier temps, privés de leur droit de vote, et furent soumis à des « travaux expiatoires ». Cela valut 258

— 9

Déclaration établie le 1er novembre 1943 entre les gouvernements du Royaume-Uni, de l’Union soviétique et des ÉtatsUnis, auxquels est venu se joindre, quelques semaines plus tard, le Comité français de libération, et qui avait pour objet de libérer l’Autriche de la domination allemande. Cette déclaration allait donner aux mouvements de résistance autrichiens une nouvelle force. Le 13 avril 1945, l’armée soviétique libère Vienne. Les organisations de résistance autrichiennes, quant à elles, parviennent progressivement à libérer de l’autorité nazie les capitales des Länder.


— 10

Parti nazi.

— 11

Pick, Hella, Guilty Victim: Austria from the Holocaust to Haider, I.B. Tauris, 2000.

principalement pour les presque 100 000 d’entre eux qui avaient adhéré au NSDAP  en Autriche dès avant 1938. On ne tarda pas à recourir généreusement à la grâce. Ces « anciens NS » devaient être intégrés au système démocratique de l’Autriche d’après guerre. La concurrence pour cet important réservoir de voix (7,5 pour cent de la population globale) conduisit rapidement, en raison des manœuvres des partis politiques, à des compromis et à une véritable compétition pour remporter les voix convoitées. Lors des élections de 1949, alors que ceux « contre lesquels on avait retenu les charges les moins lourdes » avaient retrouvé leur droit de vote, la toute récente Union des indépendants (VdU, qui deviendra plus tard le FPÖ) atteignit au premier tour un score de plus de 11 pour cent des voix. Des sondages américains datant des années 1946-1948 révélèrent qu’en moyenne 35 pour cent de la population autrichienne considéraient le national-socialisme comme étant en soi une bonne idée mais qui aurait été mal mise en œuvre. 10

On pouvait en toute bonne conscience oublier les vraies victimes du nationalsocialisme ; une indemnisation n’a été accordée qu’à peu d’entre elles, et personne n’était réellement intéressé par le retour des survivants. Les situations qui avaient été créées avant tout par le meurtre et la déportation des Juifs devaient être maintenues en l’état. Avant la guerre, plus de 220 000 Juifs vivaient à Vienne ; le 4 mars 1945, on a décompté 5 243 Juifs porteurs d’une carte d’alimentation. Le ministre de l’Intérieur Oskar Helmer déclara, au cours du Conseil des ministres qui eut lieu à huis clos le 9 novembre 1948, qu’il ne voyait partout, et principalement à Vienne, qu’une prolifération de Juifs, dans la médecine, dans le commerce : « On a aussi tout pris aux nazis en 1945, et nous nous trouvons maintenant dans une situation telle qu’un diplômé de l’université, fût-il national-socialiste, doit exercer en haut de la pyramide. 11 »

— 12

Lire la note 1, p. 230.

Deux ans auparavant, déjà, le même ministre avait parlé, lors de la session parlementaire à huis clos des 29 et 30 octobre 1946, des 500 000 déplacés 12 et avait déclaré qu’un nombre considérable de réfugiés juifs figuraient parmi eux, « qui avaient fui l’année précédente les pays situés au nord et à l’est de l’Autriche. Ils furent en grande partie accueillis en zone américaine. Pour nourrir ces personnes déplacées, l’Autriche doit prendre sur son budget. Si l’aide de l’UNRRA venait à cesser, l’Autriche, qui déjà ne produit pas suffisamment pour sa propre population, devrait alors prendre en charge l’entretien de ce demi-million d’individus […]. La situation au regard de 259


le retour — 1945

la sécurité souffre de la présence des personnes déplacées et de la mésentente entre les Alliés pour ce qui touche à l’armement de la police autrichienne […]. Les personnes déplacées représentent une grosse partie des criminels. Dans 26 meurtres, 34 étrangers furent impliqués et 24 nationaux ; dans 38 attaques à main armée, 137 étrangers et seulement 4 nationaux. »

Même au sein du parti communiste, Heinz et Ilse n’avaient pas non plus la moindre chance d’être considérés comme de vrais combattants communistes. Heinz était à vrai dire très déçu de ne pas être parvenu à exercer ici une activité dans le milieu politique. Ils ont dit que chacun devait exercer sa profession. Il avait espéré jouer un rôle politique. Nous avons essayé encore un moment de construire le Parti communiste autrichien et de le changer. Pendant dix ans Heinz y aura usé sa salive.

Le 20 avril 1949, Ilse écrivit à son frère Gerhard, devenu entre-temps journaliste à la Weltbühne, journal de gauche renommé, et qui s’était plaint de ne rien savoir de leurs activités politiques : En ce qui concerne notre travail au parti, ni Heinz ni moi ne sommes des militants ; la position de Heinz en tant que médecin dans cette banlieue ouvrière, où tout se passe comme dans une petite ville, fait qu’il est plus utile au parti en se montrant le moins possible à la section locale, mais il discute en revanche d’autant plus avec ceux qui ont jusqu’alors fait preuve d’indifférence ou bien avec des camarades du Bruderpartei 13 . Et dans ce domaine il remporte beaucoup de succès, et je fais mon possible pour lui apporter mon soutien…

Ces quelques lignes sont restées la seule allusion à leur activité politique, dans une lettre de quatre pages. Il se produisit un repli vers la famille. L’intérêt qu’Ilse et Heinz manifestèrent pour leur famille, leur foyer, leur nid douillet, vint se substituer à leur ambition politique ou idéologique. Les enfants, l’appartement, les choses qu’ils entreprenaient ensemble, la fréquentation des salles de concert et de théâtre, les excursions, les vacances. Il n’était question de rien d’autre dans les lettres qu’ils écrivirent à leurs proches en Allemagne ou en Amérique à partir de 1946. 260

— 13

« Parti frère », Ilse parle ici du Parti socialiste autrichien.


Je n’ai pas regretté de revenir dans ce pays, bien qu’ils m’aient repoussé. On m’aurait probablement repoussé partout, parce que j’ai toujours fait partie de ceux qui regimbaient. En Amérique, à New York peut-être, il y a des groupes ou des cercles d’amis dans lesquels je me serais inséré. Mais il y en a bien eu aussi à Vienne, finalement. Il fallait seulement se donner la peine de les chercher.

fig. 94

Ilse Leo-Pollak à Vienne à la fin des années soixante-dix.

261



annexes

Â

263


annexes

index

F Felix Kreissler — 220, 237, 242, 243 FFI — 188, 204, 216, 217, 218 François-Joseph — 50 Freie Deutsche Hochschule — 136 Frieda Leo (Frieda Warschau-Reifenstein) — 102, 119, 120, 124, 125, 126, 130, 131, 134 135, 144, 182, 239, 244 Friedrich Leo — 119, 120 Fritz Lewinsohn — 36, 37, 51, 53, 61, 66, 76, 78, 80, 81, 82, 98, 112, 113 FTP — 187, 188, 196, 197, 198, 204, 208, 214, 216 FTPF — 187, 214, 216, 219

A Adelheid Landes — 49, 51 Aix-la-Chapelle — 80, 81, 131 Alès — 31, 207, 216, 218, 219, 220 Alexander Joel — 132, 135, 137 Alfred Lewinsohn — 49, 52, 53, 172 Amalie Friedländer (Amalie Heine) — 120, 121 Amitiés chrétiennes — 113, 151, 160, 165, 171, 172, 175, 181 Anna Lewinsohn (Anna Bornstein) — 52, 53 Anvers — 28, 29, 30, 36, 44, 82, 86, 98

G Georges Guingouin — 190, 191 Gerhard Leo — 102, 126, 127, 130, 131, 132, 134, 135, 141, 144, 182, 183, 186, 187, 188, 189, 238, 239, 240, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 256 Gerlier — 112 Glasberg — 112, 152, 168, 181 Goebbels — 66, 121, 130, 131 Graz — 49, 50 Gurs — 31, 43, 44, 91, 92, 93, 96, 97, 98, 102, 103, 106, 107, 112, 113, 146, 151, 153, 164, 166, 181, 231

B Berlin — 50, 52, 59, 60, 61, 63, 66, 72, 76, 78, 79, 80, 119, 120, 121, 124, 126, 131, 133, 169, 204, 229 Blanka Lewinsohn — 36, 37, 61, 66, 80, 112, 113 Boris Bezborodko — 176 Bruxelles — 36, 37, 82, 120, 126 Bürckel — 71

C Calpo (comité Freies Deutschland ou Comité Allemagne libre pour l’Ouest) — 183, 196, 197, 214, 241, 245, 246 Carcassonne — 30, 31, 195, 203, 204, 205 Castres — 183 Chansaye — 106, 151, 152, 153, 154, 158, 159, 161, 165, 166, 169, 171, 172, 175, 176, 210

H Hambourg — 119, 124, 125, 131, 132, 133, 144, 239, 240 Hans Lewinsohn — 66 Hans Mayer — 29, 39 Henri Treflère (Heinz Pollak) — 164, 174, 195, 198, 199, 214, 215 Henriette Marini — 169, 170 Hitler — 62, 70, 71, 78, 83, 91, 92, 102, 108, 121, 130, 133, 134, 141, 142, 196, 200, 216, 217, 218 Hochmuth — 109 Horty — 77

D Dachary — 93, 101, 107, 113, 114 David Donoff — 166, 167, 176, 210 Dollfuss — 66, 69

E Edith Leo — 91, 102, 126, 127, 130, 134, 136, 137, 140, 144, 145, 146, 237, 239, 240, 241, 245, 246 Édouard Daladier — 141 Ella Lewinsohn-Pollak — 36, 51, 53, 54, 55, 78, 79, 172 Erich Lewinsohn — 61, 66 Ernst Lewinsohn — 53, 80 Eupen-Malmédy — 80

264

I Irène Treflère (Ilse Leo) — 174, 176, 181, 183, 187, 189 Isidor Pollak — 49

J Jean Améry — 29 Joint — 152, 166 Julie Pollak (Julie Pacovsky) — 49


K

Pays de Bade — 91, 92, 112 Pétain — 142, 143, 159, 161, 191 Perkopf — 77 Pierre Mendès France — 141 Poule-les-Écharmeaux — 151, 153, 160, 169, 175 Prague — 78, 79

Karla Reis (Karla Deutsch) — 51, 52, 67, 68 Kurt Pollak — 54, 55, 59, 61

L Leopold Pollak — 49, 51, 53, 54, 79 Les Milles — 102, 112, 113, 143, 164 LIFA (Librairie française-allemande) — 135, 241 Limoges — 181, 182, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 219 Linz — 66 Londres — 78, 120, 125, 204, 210 Lyon — 16, 112, 152, 160, 165, 166, 168, 170, 172, 173, 174, 175, 181, 195, 196, 205, 206, 214, 217, 237

R Relico — 152 Renner —  66, 71 Rheinsberg — 126, 127, 130, 131, 132, 135, 247 Roanne — 166, 172 Robert Wagner — 92 Rosinger — 77 Rudolf Landes — 51

M Magdeburg — 119, 120 Marius Moutet — 142 Max Lingner — 158 Max Pollak (Michael Pollon) — 18, 37, 50, 52, 54, 55, 58, 59, 60, 61, 77, 78, 79, 83, 97, 172, 215, 230, 252, 253 Mexique — 19, 69 Miklas — 66 MOI — 197, 198, 205, 208, 214, 216 Monte-Carlo — 69 MUR — 204

S Saint-Cyprien — 27, 28, 30, 31, 38, 39, 40, 43, 44, 97, 112 Schuschnigg — 69, 70 SDS (Schutzverband Deutscher Schriftsteller, Union des écrivains allemands) — 135 Seyss-Inquart — 70, 71 Shanghai — 76, 77 Susanne Breiner — 36, 77, 80, 83, 86, 106, 169 Suzanne Leo-Pollak — 23

T

N Nachod — 49 Narbonne — 195, 197, 198, 202, 203 Neuruppin — 127 New York — 18, 78, 79, 229, 230, 252, 257 Nîmes — 31, 152, 205, 206, 216, 218 Nina Gurfinkel — 112, 151 Ninon Hait — 151

TA (Travail antiallemand) — 196 Therese Leo (Therese Friedländer) — 119, 120, 124 Toulouse — 31, 44, 183, 215, 216, 220, 227, 228, 229, 234, 235, 250 Trude Reis — 52, 67, 68, 69

V Vél’ d’Hiv’ — 145, 161 Vélodrome d’Hiver — 142, 143, 144, 145 Vic-sur-Cère — 181 Vienne — 15, 17, 20, 22, 37, 50, 51, 52, 55, 59, 60, 61, 63, 67, 70, 71, 72, 76, 77, 78, 83, 112, 205, 230, 231, 236, 238, 239, 242, 244, 245, 249, 250, 254, 255, 257

O Oranienburg — 131 Otto Kühne — 214

P Palatinat — 91, 112 Papa (Hongrie) — 77 Paris — 29, 30, 31, 91, 102, 112, 119, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 140, 142, 143, 144, 145, 161, 164, 166, 183, 187, 188, 189, 197, 209, 216, 217, 237, 238, 239, 240, 241, 245, 246, 248, 250, 252 Pau — 43, 146

W Wilhelm Leo — 102, 119, 120, 121, 124, 125, 126, 127, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 137, 141, 142, 143, 144, 182, 183, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 247 Willem Barents — 124

265


annexes

remerciements Aux deux traductrices : ma mère Ilse et mon amie Dominique Bonnet pour leurs travaux amicaux et leur soutien. À mon fils Lorenz, qui grâce à un essai écrit en tant qu’élève de terminale à Vienne sur la résistance des Autrichiens en France, publié sur Internet, a permis à mon éditrice Manuela Wyler de suivre les traces de mes parents, de me trouver et de lire mon manuscrit. Son travail préalable dans le domaine de la recherche relative aux réfugiés juifs autrichiens et allemands, puis son acharnement infatigable ont permis d’éditer et de publier mon enquête – et donc je la remercie tout particulièrement.

crédits ©Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques (AD 64) – fig. 10, 34 ©Archives départementales des Pyrénées-Orientales (AD 66) – fig. 5 ©AGR, Bruxelles – fig. 32–33 ©CDJC Mémorial de la Shoah – fig. 6, 19, 21, 22, 23, 24, 56, 61, 67 ©doro[t] association d’histoire – fig. 8–9 (Gosia Kaszlikowski) – fig. 2 (Manuela Wyler) – fig. 35–36, 57 (Jérémie Nuel et Simon Renaud) – p. 5, 7, 9, 87, 90, 118, 147, 150, 180, 194 ©Collection Nagel (Karl Schleswig) – fig. 11 ©Collection Pollak – fig. 1, 3, 14, 15, 16, 17–18, 20, 25, 26, 28, 29, 30, 31, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 46, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 58–59, 60, 62, 63, 64, 65, 66, 68–69, 70, 71, 72, 73–74, 75, 76, 77–78, 79, 80, 81, 82, 83–84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94 (Cunard White Star) – fig. 27 (Hoffer) – fig. 13 (Ilse Leo-Pollak) – fig. 4 (L. Steiner) – fig. 12

266


Fritz, Blanka, Ernst, Hans ∞ Erich

Fritz et Blanka Lewinsohn ont été déportés par le convoi n° 20 au départ de Drancy pour Auschwitz le 17 août 1942 (fig. 8 – 9, p. 37). Ils avaient tenté d’émigrer au Mexique et étaient internés au camp des Milles dans les Bouches-du-Rhône. Ernst Lewinsohn a été déporté à Auschwitz par le convoi n° 30 au départ de Drancy le 9 septembre 1942. Il avait été interné avec son épouse au camp de Casseneuil après son arrestation dans le Lot-et-Garonne. Tous trois ont été assassinés. Hans et Erich Lewinsohn, les enfants de Fritz et Blanka, ont survécu.

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traces et empreintes Cet ouvrage est édité par traces ∞ empreintes, Éditions de doro[t] association d’histoire 15, avenue de Gadagne 69230 Saint-Genis-Laval – France www.dorot.fr contact@dorot.fr Tous droits de traduction, reproduction, adaptation et représentation réservés pour tous les pays. ©Traces ∞ empreintes, 2009 Collection Rappel Directrice éditoriale Manuela Wyler Conception graphique atelier aquarium – Jérémie Nuel ∞ Simon Renaud Traduction Ilse Leo-Pollak et Dominique Bonnet Relecture, correction Magenta – Élodie Chanrion Photographies Gosia Kaszlikowski, Manuela Wyler Sources La collection Suzanne Leo-Pollak est déposée au CDJC Mémorial de la Shoah (Paris), Doro[t] association d’histoire, Archives générales du Royaume de Belgique, collection Leo Nagel, CDJC Mémorial de la Shoah. Photogravure Picto R.A. Documentaliste Nathalie Badet Imprimé dans la Communauté européenne en novembre 2009 Dépôt légal : 4e trimestre 2009 ISBN 978-2-918308-01-0 EAN 978291830810





Avec Nous étions indésirables en France, une enquête familiale, Suzanne Leo-Pollak propose un témoignage nourri des souvenirs et de la correspondance de ses parents, émigrés juifs durant la seconde guerre mondiale. La montée de l’antisémitisme en Allemagne et en Autriche, l’Anschluss, l’exil, les camps d’internement dans le sud de la France (en particulier celui de Gurs), la clandestinité, la Résistance et enfin le retour en Autriche en 1945 sont racontés de manière vivante et émouvante. « J’avais quatorze ans lorsque j’appris que nous étions juifs et que pendant la guerre des Juifs avaient été “persécutés et tués – uniquement parce qu’ils étaient juifs”, avait ajouté mon père d’une voix blanche lors d’une promenade en montagne. En décembre 1945, âgée de trois ans, j’étais arrivée de France en Autriche, la patrie de mon père, et j’y avais connu onze années d’une vie en apparence normale et insouciante, brutalement réduites à néant par ces quelques mots. Toutes les énigmes, les cachotteries, les non-dits, les ordres et les interdictions inexpliqués, les crises de panique de nos parents se cristallisèrent dans mon esprit d’adolescente en une vérité jusqu’alors inconcevable. » L’auteur a mené une enquête en France, dans les années quatre-vingt-dix, afin de comprendre les raisons de sa naissance à Lyon en 1942. Son récit offre un regard passionnant sur l’Occupation, dévoilant la réalité de l’internement massif des étrangers, que la très grande majorité de la population française ignorait alors et ignore encore. Suzanne Leo-Pollak est née à Lyon en 1942. Après une carrière d’enseignante en Autriche et en Europe, elle est revenue en France, où elle vit la moitié de son temps.

les éditions traces ∞ empreintes – 2009

25 € (France) ISBN 978-2-918308-01-0 EAN 978291830810

9 782918 308010


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