Percevoir Paris - 01

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Percevoir Paris

La tour comme nouvelle infrastructure de visualisation pour une image renouvelée de la ville

Agathe ZUBER

Mémoire de Master en architecture

Sous la direction d’Elisavet Kiourtsoglou

École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg - Janvier 2021

Percevoir Paris

La tour comme nouvelle infrastructure de visualisation pour une image renouvelée de la ville

Agathe ZUBER

Mémoire de Master en architecture

Sous la direction d’Elisavet Kiourtsoglou

École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg

Janvier 2021

remerciements

Je tiens à consacrer ces quelques lignes à toutes les personnes qui ont permis la réalisation de ce travail de recherche.

Mes plus sincères remerciements à ma directrice de mémoire, Elisavet Kiourtsoglou, pour son investissement sans faille, ses conseils avisés et son enthousiasme indéfectible tout au long de la réalisation de ce travail.

À Alexandra Pignol pour son aide précieuse au début de ce mémoire.

À l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg qui m’a permis d’effectuer ce travail de recherche.

À tous ceux que j’ai pu croiser au long de mon parcours qui, de près ou de loin, ont façonné l’architecte en devenir que je suis.

À tous mes proches pour leur soutien depuis toujours.

À Solène, Fabienne, Alain, Christelle et Patrice sans qui ce mémoire n’aurait pas été aussi riche, merci pour leur collaboration.

Introduction

1. LA TOUR : OBJET SINGULIER DU PAYSAGE DE LA VILLE

1.1. Un objet ambigu

1.2. Une vision conditionnée de la grande hauteur

1.3. Accéder à un nouveau paysage de la ville

2. LE PAYSAGE DE LA VILLE : SYSTÈMES DE VISUALISATION, FORME PERCEPTUELLE ET IMAGE

2.1. Naissance du concept de paysage

2.2. Un paysage de perceptions, un paysage conscientisé

2.3. Une approche de la ville par l’expérience, la carte pour restituer l’image de la ville

3. LE BASCULEMENT DU POINT DE VUE : LA TOUR COMME INFRASTRUCTURE DE VISUALISATION

3.1. Expérimenter la ville du sol au ciel

3.2. Des entretiens révélateurs d’une expérience de la ville différenciée depuis la Tour Montparnasse

3.3. Vers une nouvelle imagibilité de Paris : une représentation de la ville au filtre d’un imaginaire renouvelé

Conclusion

avant-propos

Dans la ville, j’ai souvent été perplexe.

Profondément curieuse, active et impatiente, j’ai envié la ville pour son dynamisme. Face à la grande ville, forte a été ma déception lorsque je m’y suis retrouvée coincée. Coincée puisque tous mes horizons se sont obstrués.

Il faut dire que quand on connait les grands espaces d’une enfance passée à la campagne, difficile d’accepter de voir notre vision se complexifier, se brouiller, se flouter dans une ville saturée. À faire les 400 pas dans les rues j’ai cherché à saisir sa forme et son image. Je me suis perdue dans la ville, illisible, insaisissable.

Je me permets alors au travers de ce travail de rêver. Rêver à retrouver ce sentiment d’espace, ce paysage, cette intensité visuelle et corporelle.

Ce mémoire m’a permis de me regarder en profondeur pour comprendre le regard que je posais sur la ville, un regard qui en réalité s’est révélé partagé. J’ai pris conscience que proposer une posture singulière, prenait du sens et ouvrait les pespectives de l’image de la ville et la pratique architecturale.

Les métropoles depuis les bouleversements liés l’infrastructuralisation et jusqu’à d’aujourd’hui font face à la problématique même de leur définition, à savoir leur taille, leur perte d’échelle et leur complexité. Pour l’homme elle en devient imposante, hors d’échelle, floue. Une vision globale et subjective de la ville est difficile à atteindre.

Pour se représenter l’espace il n’a que ses yeux et les images qu’on lui communique, bien souvent relatives à un discours sur la ville contemporaine porté sur les questions de dynamisme, selon des logiques capitalistes. La grande ville se réduit à un produit, se perd dans des débats esthético-marketo-politiques et s’épuise dans des visions dualistes pour/contre. Borner ainsi la ville à ces visions inhibe le renouvellement de ses représentations communes et individuelles.

L’expérience que nous faisons de la ville aujourd’hui est limitée. Elle se déploie sur la surface du sol, l’homme est en mouvement, il marche ou il est transporté, mais toujours sur un plan horizontal. La ville, véritable espace saturé, enferme l’individu dans un système d’infrastructures, brouillant ses perceptions et conditionnant une posture défensive envers l’urbain. La ville se visualise peu en termes de fonctions, davantage en termes de fonctionnement. L’expérience kinesthésique de l’environnement oblige à lire la ville selon un assemblage de fragments. Pour palier à cette difficulté de lecture de l’environnement, la visualisation de l’espace urbain est ramenée à l’individu, à son échelle, à ses repères, à ses connaissances. L’individu dans la ville, est en perpétuelle quête de sens. Les valeurs associées au bonheur,

au beau, à la nature et au calme s’opposent souvent à celles de la pratique, de l’utile : le plaisir est opposé au réel. Finalement l’homme est dans la ville, mais il n’est pas avec la ville.

Ce travail propose donc une réflexion autour des thèmes de la perception du paysage de ville, de l’imagibilité et de la représentation selon une même problématique : Comment la verticalisation du point de vue sur la ville par la tour permet-elle d’intensifier son imagibilité ? Et comment proposer une représentation nouvelle pour la ville au filtre d’une expérience paysagère décollée du sol ?

Pour faire émerger de nouvelles représentations de la ville il est évident que la ville elle-même soit en mesure de suggérer des images nouvelles. Et puisque la formation de l’image dépend d’un espace vécu et d’un ensemble de filtres perceptifs, alors la position que l’on occupe dans la ville et l’expérience que l’on s’en fait est indissociable de l’image qui se créé.

Et si l’on abordait la ville par une expérience paysagère nouvelle ? Renouer avec le paysage au sein de la ville permettrait de personnaliser les visions de la ville, de se réconcilier avec ses échelles et de réinventer ses représentations. Or comment donner à voir un paysage dans une ville lorsque l’ensemble de ses horizons sont fermés ou bien transformés à outrances en images ? Et si l’on regardait la ville à la verticale ? Rapidement, la tour s’est révélée comme étant la question de ce mémoire, sans pour autant en devenir le sujet. Elle serait l’objet qui rend la vue, qui révèle un autre paysage de la ville par une l’expérience de la hauteur.

Se dresser sur la tour, véritable pirouette à la renverse, bouleverserait nos perceptions, influencerait nos attitudes mentales et modifierait nos habitudes de visualisation. L’ensemble de ces modifications pourraient se révéler au travers de la restitutions des formes perçues, des tournures langagières employées et des images mentales formées.

Cette autre expérience de la ville améliorerait la lisibilité de la ville par une élévation du point de vue et une ouverture de la perspective, ouvrirait l’esprit de l’observateur à d’autres narrations et projections sur la ville par un détachement symbolique et une sollicitation exceptionnelle des ses perceptions et intensifierait l’imagibilité de la ville par un mécanisme de schématisation de la vision selon des logiques

matérielles et immatérielles, résultats d’une fusion paysagère entre observateur et sujet.

La restitution de ces perceptions permettrait de faire apparaître d’autres images pour la ville et de générer de nouvelles représentations. Cette représentation pourrait devenir une nouvelle forme symbolique, transformant les visions collectives et les rapports de l’homme au monde. Se dépayser pour mieux saisir la ville, voilà un autre dessein pour l’appréciation de la ville contemporaine. Bouleverser ses perceptions, créer de nouveaux mécanismes de mise en image, réviser les outils de la représentation, nuancer les discours, voici quelques enjeux que peut donc revêtir notre recherche.

L’étude de la visualisation de la ville s’inscrit dans la continuité historique de la perspective, rendant la question du point de vue centrale. En s’appuyant sur l’historien de l’art Erwin Panofsky, et son ouvrage Perspective as a Symbolic Form, nous justifierons notre propos, qui est que la modification du point de vue et son mode de représentation peuvent influencer les systèmes de visualisation et le rapport à l’espace et au monde.

En abordant la ville par la perception, les approches et les études de la ville par l’expérience sensible nous serons utiles pour analyser et restituer les espaces perçus et leurs images. Les théoriciens du paysage urbain postmodernes ont développé des méthodes et des outils ouverts à la subjectivité de la perception d’un environnement. Leur travail nous donne ce cadre qui nous permet d’étudier l’émergence des représentations mentales des individus expérimentant la ville. Kevin Lynch en particulier a défini dans The Image of the City les notions de forme perceptuelle et d’imagibilité de la ville, pour lesquels il a identifié les éléments structurant la perception, développé des enquêtes de terrain et dessiné des cartes mentales. Pour mettre en évidence la lisibilité et la mise en image différenciée d’une même ville, nous nous appuyons sur son travail.

S’intéresser aux bouleversements perceptifs mène également à se questionner sur leur effets psychologiques, s’apparentant à un état d’esprit. Le concept d’attitude mentale développé par Zana et Rempel au travers de la théorie tri-componentielle définit les dispositions mentales selon trois composantes : le cognitif, l’affectif et le conatif. Ces trois critères nous servirons dans notre étude à mettre en lumière l’aspect psychologique qui oriente la perception, l’état mental qui justifie les dispositions perceptives.

Dans mesure où le langage est capable révéler les perceptions, de traduire les manières de ressentir un lieu de manière intelligible, son analyse peut être utile pour compléter notre recherche. L’étude des métaphores menée par Lakoff et Johnson dans leur ouvrage Les Métaphores dans la Vie Quotidienne nous permet de comprendre la manière dont ces figures de style peuvent synthétiser une perception par la sélection et la suggestion. Pour comprendre la modification de la perception de la ville depuis un nouveau point de vue, celui de la tour, et l’émergence d’une nouvelle image par l’imagibilité intensifiée de la ville par l’expérience atmosphérique, nous étudierons les témoignages d’expériences différenciées de cinq individus, situés au bas de la tour et en haut. Par une méthode d’enquête de terrain effectuée auprès des usagers de la ville de Paris, nous tenterons de mettre en lumière la modification de la perception de la ville dès lors que l’on change de point de vue, dans notre cas celui depuis la Tour Montparnasse.

Afin de mener une étude qualitative comparative, notre enquête se composera d’entretiens semi-directifs. Cette méthode nous permet de récolter les données nécessaires apportant des réponses à nos hypothèses tout en restant ouverts à l’interprétation des individus interrogés. Pour construire nos entretiens nous établirons un questionnaire en trois parties : l’expérience vécue et la lisibilité de la ville, les sensations et l’espace et l’imagibilité et image de la ville.

Pour saisir l’expérience vécue et la lisibilité de la ville nous nous appuierons sur les cinq typologies d’éléments structurants la perception de l’espace urbain définis par Kevin Lynch : les points de repères, les voies, les limites, les quartiers et les noeuds. Ces éléments seront récoltés, restitués puis comparés selon le principe de plan visuel de Lynch.

Le changement de strate d’expérimentation de la ville et d’infrastructure de visualisation nous conduit à dépasser la simple lisibilité de la ville proposée par Lynch et nous oblige à adapter notre questionnaire au basculement perceptif. Pour étayer notre propos et puisque les manières de ressentir un lieu se traduisent de manière intelligibles au travers du langage, nous affinerons notre enquête par une analyse du langage, et des métaphores en particulier, d’après le travail de Jean-Paul Thibaud sur les

réseaux métaphoriques1. En collectant les métaphores générées par les individus interrogés dans un récit spatial nous démontrerons que l’ambiance propre à chacune des strate de la ville, qui se révèle au travers de figures sensori-spatiale, façonne les capacités projectives des individus. En effet, comme l’expliquent Lakoff et Johnson, les métaphores ont cette capacité de synthétiser les ambiances. De la même manière nous synthétiserons nos résultats par des collages sensibles. Afin de mettre en lumière l’aspect psychologique qui oriente la perception, nous chercherons à capter les sensations et le rapport à l’espace des individus d’après leur attitude mentale. La théorie tri-componentielle de Zana et Rempel nous servira à analyser nos témoignages et à classer un ensemble de citations issues des entretiens selon les composantes cognitives, affectives et conatives de la perception de l’espace dans la ville et en haut de la tour. La manière dont les individus s’expriment et les mots employés seront déterminants pour saisir la subtilité de leur état d’esprit.

Enfin pour révéler les images mentales formées par l’expérience et la perception de la ville depuis la tour, nous chercheront à représenter les simplifications, les schématisations et les significations qui s’opèrent dès lors que les individus s’approprient le paysage. Nous nous appuierons sur la notion d’imagibilité développée par Kevin Lynch, révélatrice de la capacité des individus à former une image de la ville. Cette partie d’entretien s’établira sur des critères plus nuancés, à savoir le champ visuel, la simplicité de la forme, la singularité, la dominance, les continuités, la clarté des liaisons, la mémoire émotionnelle, le symbolisme et l’attraction, qui révèlent davantage la notion d’interprétation du paysage perçu. Nous tenterons de représenter les images mentales des différents individus par des figures graphiques composées d’éléments matériels et immatériels.

Afin de personnaliser notre travail, et dans une continuité de la pratique et de l’étude architecturale et urbaine, nous accorderons une part importante à la restitution graphique des analyses par des schématisations systématiques permettant une comparaison des résultats puis une synthèse. La mise en parallèle des documents graphiques avec les paroles qui les illustrent se complèteront pour justifier nos hypothèses. La réalisation de cartes sélectives, de collages et des schémas représenteront tour à tour la lecture, l’interprétation spatiale et l’image de la ville permettra de mettre en lumière les résultats d’une perception différenciée de la ville selon le point de vue adopté et l’expérience vécue.

1 THIBAUD (Jean-Paul), « Heuristique des réseaux métaphoriques » in Éprouver la ville en passant, En quête d’ambiances, MétisPresses, vues Ensemble Essais, 2015, p.91-105

Ainsi et d’après notre propre méthode croisant les outils d’analyse, l’étude de la perception de la ville depuis la tour peut ouvrir la voie vers de nouvelles représentations des villes pour l’ensemble des acteurs et des habitants qui y agissent. Pour finir nous proposerons une autre représentation de la ville de Paris au filtre des résultats obtenus de la perception nouvelle de la ville par l’expérience paysagère de la tour. Cette mise en image finale de la perception de la ville depuis la tour synthétisera les mécanismes en jeu dans la déformation de l’image du paysage.

Ce mémoire se structure selon trois partie.

La première fait un état des lieux sur le condition de la tour et rassemble les enjeux qu’elle peut constituer pour l’étude de la perception de la ville et sa représentation. Nous commencerons par l’histoire de la tour et les critiques qui l’animent, et plus particulièrement en Europe et à Paris. Ensuite nous aborderons la symbolique, les représentations et les systèmes conceptuels qui conditionnent notre vision de la grande hauteur. Enfin nous proposerons une nouvelle approche pour la tour, nouveau point de vue pour percevoir le paysage urbain.

La seconde est davantage théorique, elle nous permet de définir les notions clés de notre recherche. Nous essayerons de comprendre et délimiter le paysage comme espace perçu, où la notion de point de vue joue est primordiale. Selon une approche phénoménologique, nous continuerons par une étude des processus perceptif en jeu dans la formation de l’image du paysage. Enfin nous nous intéresserons à l’approche de la ville par l’expérience sensible et plus particulièrement sur les travaux de Kevin Lynch.

La troisième se veut analytique. Nous adapterons notre méthode d’après une réflexion sur le sol et le ciel. Nous expliquerons la méthode mise en place et nous poserons des hypothèses afin de mener nos analyses. Ensuite nous analyserons les témoignages de Solène et Fabienne parallèlement à ceux d’Alain, Christelle et Patrice pour comparer leur perceptions. Et finalement nous synthétiserons les images mentales obtenues par une nouvelle représentation graphique de Paris.

la tour : objet singulier du paysage de la ville

L’objet de cette première partie est de poser un cadre à notre recherche au travers d’un choix d’étude porté sur la tour.

D’abord, nous ferons un état des lieux de la tour en tant qu’architecture singulière au travers d’un bref historique de son émergence, sa persistance et ses résistances. Ces précisions nous sont nécessaires pour faire apparaître les problématiques et enjeux qui animent le sujet des tours au sein de la ville. Et puisque nous avons pour but de mener une étude appliquée à une ville européenne, nous nous attarderons sur le cas particulier de l’acceptation des tours en Europe et les critiques qui nourrissent les débats aujourd’hui.

Ensuite, pour saisir toute la symbolique que concentre la tour et sa grande hauteur nous nous intéresserons à sa représentation dans la littérature et l’art de manière générale, reflet de la vision des sociétés.

Enfin, nous affirmerons notre posture en proposant de réinventer cet objet ambigu par l’expérience urbaine verticale, permettant de former un autre paysage de la ville.

1.1. UN OBJET AMBIGU

UNE ARCHITECTURE POUR UNE NOUVELLE CIVILISATION : L’ÉLAN ET LA CRITIQUE

L’environnement, en particulier l’environnement urbain, porte l’empreinte des sociétés qui bâtissent des monuments à leur image1. Les paysages urbains portent la marque de la volonté d’une société d’exécuter son projet, d’aménager son espace en fonction de son système de valeurs et de sa vision du monde. Et c’est ainsi que l’édification des tours révèle la tradition de la volonté des hommes de vouloir s’élever dans les airs, comme affirmation d’une société moderne. En effet dans pratiquement toutes les civilisation, on observe une tendance commune à la construction vers le ciel, souvent à des fins de prestige et de recherche du « toujours plus haut ». Les constructions en hauteur ont pu prendre des formes diverses au cours de l’histoire, mais toujours en tant que monument, religieux ou public. Les pyramides égyptiennes ou mexicaines, les clochers des cathédrales, les minarets des mosquées, les beffrois et autres campaniles étaient à peu près les seuls bâtiments de grande taille dans le monde jusqu’au XIXème siècle.

Dans l’urbanisme et l’architecture la tour connait son plus grand essor au XIXème siècle, principalement aux Etats-Unis, faisant d’elle l’objet architectural technique par excellence. En effet l’apport de nouvelles techniques de construction ainsi que les matériaux issus de la révolution industrielle ont permis l’affranchissement des architectures usuelles du passé. L’architecture en acier est alors apparue comme une émancipation pour le monde urbain, qui pouvait alors continuer sa course vers la hauteur par le plan libre et l’invention de l’ascenseur, réel affranchissement pour l’usage. Lors de l’Exposition universelle de 1933 (Century of Progress) organisée à Chicago, les gratte-ciels furent présentés comme une solution aux problèmes américains présents et futurs2. La tour a dès lors incarné l’optimisme envers le progrès technologique et l’évolution de la vie urbaine, où l’expression de la rationalité scientifique représentait des lieux de vie parfaits, véritables symboles de l’âge moderne. En 1935, Le Corbusier décrivait New York comme « écrasante, incroyable, excitante et violemment vivante ». Véritable élément de progrès et de fascination, les tours étaient décrites comme des objets sublimes de beauté rationnelle. Ferriss les décrivait comme des « bâtiments semblables à des cristaux, des murs de verre translucide, des blocs de verre pur revêtant une grille d’acier »3. En 1934, pour Paul Morand, «New York était la ville du futur

1 PAULET (Jean-Pierre), Les Représentations mentales en géographie, Paris, Anthropos, coll. « Géographie », 2002

2 SHEPERD (Roger), Skyscraper : the Search for an American Style, 1891-1941, New York, McGraw-Hill, 2003

3 SCHLEIER, Op. cit.

celle qui annonçait de nouveaux modes de vie, pour ne pas dire de nouveaux hommes»4. La diffusion des gratte-ciel hors de leur berceau états-unien tendrait-elle à montrer que ces nouveaux hommes ne se rencontrent pas seulement aux États-Unis, mais qu’ils forment peut-être une nouvelle société à l’échelle mondiale.

Ainsi, nés aux États-Unis de la rencontre de la maîtrise technique et du dynamisme économique des entrepreneurs capitalistes dont ils sont devenus le symbole, les gratte-ciels et les tours se sont répandus à la surface de la planète d’abord dans une logique d’affrontement idéologique, puis dans une simple logique de concurrence, voire de marketing urbain. Ils rendent compte dans une certaine mesure de la convergence des modes de vie de la population mondiale, ou du moins d’une partie d’entre elle, mais sont également perçus comme les symptômes d’une crise de civilisation.

Les critiques s’inquiétaient de l’impact de la technologie moderne et de la vie urbaine sur la condition humaine et avançaient que les tours et gratte-ciels généraient de la pollution, du bruit et imposaient un mode de vie déshumanisant et imposé à ses usagers. L’historien Lewis Mumford illustra les reproches de nombreux contemporains dans ses articles « Is the Skyscraper Tolerable ? » et « The Intolerable City » (« le gratte-ciel est-il tolérable ? » et « la ville intolérable »)5

Soulignant que leur fonction principale est d’accueillir des bureaux, Jean Gottmann explique dès 1966 l’engouement pour les gratte-ciel par une révolution intellectuelle et sociale : la transformation d’une grande partie de la main-d’œuvre ouvrière en « cols blancs » et la place de plus en plus importante des entreprises de services6. Les gratte-ciel regroupent ainsi les centres décisionnels des grands groupes économiques au centre des villes et permettent de densifier l’espace en des lieux particulièrement recherchés car bien situés. Le lien entre ces constructions de grande hauteur et les sphères économiques est évident. En effet, la dynamique du secteur de l’immobilier est fortement corrélée aux conjonctures économiques nationales ou mondiales. C’est d’autant plus vrai pour les immeubles de grande hauteur dont la construction est particulièrement onéreuse et fortement dépendante des capacités d’investissement disponibles. Les tours et gratte-ciels s’érigent alors en emblèmes, d’une entreprise, d’une ville, voire d’un

4 MUSSET (Alain), De New York à Coruscant, essai de géofiction, Paris, Presses universitaires de France, 2005

5 SCHLEIER, Op. cit.

6 GOTTMANN (Jean), « Why the skyscrapers ? », Geographical review, n° 26, 1966, p.190- 212

pays. Ce sont des signaux qui sont envoyés sur la scène mondiale du marketing urbain, et où les skylines qu’ils forment au cœur des villes sont, selon Jean Gottmann, l’expression du besoin de concentration d’une civilisation concurrentielle et de la nécessité de maximiser les contacts. Malgré que la course à la hauteur représente un symptôme de nos civilisations, où les grattes-ciels en constituent les avatars, ils sont également être considérés comme la négation même de la civilisation par l’opinion public et ses grandes figures. C’est ce que souligne Mike Davis lorsqu’il fait des gratte-ciel le « symptôme pervers d’une économie en état de surchauffe spéculative » et en affirmant que « dans toute leur arrogance verticale, l’Empire State Building ou le World Trade Center sont les pierres tombales de ces époques de croissance accélérée »7. Pour Saskia Sassen, les quartiers de bureaux, espaces où se concentrent les sièges sociaux des principales activités de services supérieurs (le Central Business District), sont les indicateurs les plus sûrs pour juger de l’intégration d’un espace urbain dans le modèle urbain globalisé8

Et du fait de ce fort rôle symbolique, les entreprises ne sont pas toujours laissées seules face à l’énorme investissement que représente un gratte-ciel. En effet, au-delà de la puissance des entreprises, c’est la puissance des autorités municipales qui s’exprime dans la construction.

Aujourd’hui encore la figure du gratte-ciel est tiraillée. Rem Koolhaas pointe son insuffisance au travers de l’idée d’ « automonument »9, où sa seule raison d’être est seulement d’être, en tant que prouesse, en tant que figure. Le gratte-ciel fait alors face à la difficulté de s’imposer autrement que par sa monumentalité et sa hauteur. Finalement son architecture se contente de reproduire son sol X fois , d’empiler les domaines privés sans pouvoir leur offrir de réelles connexions. La réunion de ces parcelles aériennes abouti bien à un édifice unique, mais ce dernier n’est que le résultat d’une superposition de plateaux horizontaux. Ceci explique sans doute que le gratte-ciel ait des difficultés à trouver une identité programmatique et demeure souvent une simple juxtaposition de bureaux et d’appartements ordinaires qui ne rendent pas hommage à la prouesse technologique que représente souvent l’édification d’un gratte-ciel.

Ainsi associés dès leurs débuts aux États-Unis, les tours et gratte-ciel suscitent un élan d’enthou-

7 DAVIS (Mike), Le Stade Dubaï du capitalisme, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. Penser/croiser, 2007

8 SASSEN (Saskia), La Ville globale, New York, Londres, Tokyo, Paris, Descartes et Cie, coll. «Les Urbanités», 1996

9 KOOLHAAS (Rem), New York délire. Un manifeste rétroactif pour Manhattan, Marseille, Parenthèses, 2002

siasme urbain, incarnent une image de la modernité à l’occidentale et sont l’un des puissants symboles du capitalisme. Selon Philippe Pinchemel, le gratte-ciel d’acier, d’aluminium et de verre, est réellement « l’expression de la civilisation moderne »10. Les gratte-ciels sont ainsi « une sorte de lien entre le réel (ce qu’ils sont, des bâtiments de haute taille) et un système de valeurs, basé sur la culture et l’idéologie d’une certaine partie de la population mondiale au XXe siècle. »11. Mais malgré la diffusion d’un modèle économique et idéologique, la tour en tant que forme et fonction fait l’objet de débats, et principalement en Europe où son acceptation fait face à des résistances.

LA VILLE EUROPÉENNE ENTRE ASSIMILATION ET RÉSISTANCE : LE CAS DE PARIS

Les villes européennes, loin d’être effrayées par l’idée de construire de hautes structures, comme en témoignent l’héritage de la construction des cathédrales au travers des siècles, sont pourtant restées réticentes quant à l’acceptation de la typologie des gratte-ciels développée par leur collègues du Nouveau Monde. Les tours, pour le meilleur ou pour le pire, ont un impact énorme sur les villes, non seulement par leur impact visuel massif sur un horizon et ses lignes de visibilité existantes, mais aussi par leurs effets durables sur l’infrastructure et l’environnement. Ces impacts semblent alors particulièrement menaçants pour les centres urbains historiques établis de longue date comme ceux que l’on trouve dans de nombreuses villes européennes.

Ce n’est qu’au cours des années 50 que l’Europe a commencé à expérimenter des bâtiments de plus de 100 mètres à une échelle significative. Les villes européennes au fond stable et à l’héritage commun, perturbé par l’étalement urbain, n’a pas échappé à la grande hauteur face à la demande constante de nouveaux logements et bureaux. Elle s’est même amplifiée au sortir de la guerre où la construction de masse est devenue la règle dans les années 60-70. Les ensembles de tours continuent à porter tous les stigmates de cette période. Aujourd’hui encore, les bouleversements socio-éco-politiques tendent à encourager la construction des tours mais la verticalisation et l’infrastructuralisation du territoire européen rencontrent de fortes résistances. La tour semble refléter des visions du monde savantes et dominantes, où l’arrogance de la construction de grande hauteur serait prête à perturber l’équilibre urbain du tissu

10 PINCHEMEL (Philippe), « Les transformations des gratte-ciel new yorkais », Annales de géographie, vol. n° 72, n° 390, 1963, p. 247-249

11 GODART (Francis), La Ville en mouvement, Paris, Gallimard, coll. «Découvertes», 2001

historique. Soucieuses de la préservation de leur singularité, les villes européennes mettent en place des restrictions concernant l’implantation des tours, des zones de construction de tours sont définies et des champs de perspectives à préserver sont définis.

Face à ces questionnements qui animent le sujet de la tour en Europe, Paris semble particulièrement indécise. La ville et son paysage haussmanien uniforme qui semble imperturbable fait face à la problématique de l’édification des tours dans les dynamiques que la métropole connait actuellement, le projet du Grand Paris et les dynamiques de croissances urbaines qui tentent à limiter l’expansion horizontale de la ville. Seulement elle semble encore constituer une menace pour l’ensemble des Parisiens. Si Pompidou disait lors d’un long entretien au journal Le Monde du 17 octobre 1972 : « Ou l’on renonce aux tours, et il n’y a plus d’architecture dans un ensemble de cette importance, ou on les multiplie. […] On n’a pas d’architecture moderne dans les grandes villes sans tours »12, les réactions face à sa politique constructive ont fortement marqué le paysage parisien. De nombreuses tours de bureaux ou d’appartements ont été érigées à Paris et alentour dans la décennie 1965-1975 on suscité de nombreuses réaction et l’explosion de dégoût qu’a provoqué la Tour Montparnasse sur le paysage parisien a arrêté l’élan constructif par l’instauration d’une loi limitant les hauteurs en 1973. Le centre de la capitale a aujourd’hui très peu de tours, et la construction s’est faite surtout par groupes compacts (Front de Seine, Olympiades, Défense, etc.).

Néanmoins le mouvement de construction des tours a connu une reprise à partir de 2005, dans une ambiance de spéculation et d’innovation architecturale, mais se trouve limité par l’instabilité des situations financières. L’ouverture des droits aériens relance, sur fond d’euphorie immobilière, la course au ciel, produisant un paysage de formes autonomes, intronisant les enseignes des nouveaux géants économiques. Les tours, ces gestes architecturaux symboliques attesteraient du dynamisme de la capitale, la mettant en diapason avec les autres villes mondiales en terme de créativité et d’innovation sur fond de forts débats architecturaux, urbanistiques et politiques. Les revues Urbanisme et Criticat se font l’écho critique des rebondissements du débat parisien. Françoise Fromonot donne un aperçu des débats et des forces en jeu dès lors que la question des tours surgit dans son article « Tours de passe-passe »13

12 TEXIER (Simon), « Georges Pompidou, l’architecture et Paris », Mathieu Flonneau, Pascal Geneste, Philippe Nivet et Émilie Willaert, Le grand dessein parisien de Georges Pompidou, Éditions Somogy, p. 177-189, 2010 13 FROMONOT (Françoise), « Tours de passe-passe », Criticat, n°1, 2008, p. 5-23

La question de la construction des tours et la résurrection de cette idée serait due, selon Françoise Fromonot, à des divergences de fond empêchant les révisions des plans d’urbanismes de Paris. Les principaux conflits sont dus aux opposition entre forces politiques et associations. Nombreux sont les maries de Paris qui ont prôné mes tours, on pense notamment à Georges Pompidou, Bertrand Delanoë ou actuellement Anne Hidalgo, qui ont bien souvent forcé la construction de tours au nom de la modernité, afin d’hisser la capitale au même rang que d’autres villes européennes telles que Londres ou bien d’autres villes mondiales. Cependant ces prises de positions ont brusqué l’opinion étant vu comme des politiques de simples construction et surtout de construction d’image, n’apportant rien à la ville si ce n’est de détériorer sa force identitaire et symbolique. Seule la Tour Eiffel semble avoir réussi le paris d’apporter à la ville un réel symbole sur lequel construire son identité et celle de sa population. Mais l’ensemble des autres tours en général portent encore les images des Grands Ensembles de la reconstruction. Elles n’auraient pas leur place dans le centre. Pour la revue d’architecture AA : « Produit privilégié de l’espace dominant, le gratte-ciel a joué un rôle décisif dans la rupture du rapport entre typologie et morphologie urbaine qui provoquera la crise moderne. Crise à laquelle le gratte-ciel tentera de répondre par l’idéologie anti-urbaine de « la ville verticale », « ville dans la ville », microcosme social idéal, autonome et ordonné, dressé face au chaos urbain »14. Pour lutter contre l’oubli, des revues d’architecture cartographient les réalisations parisiennes, produisant une généalogie du débat sur les tours, apportant les preuves concrètes de l’abstraction, inscrivant les questions posées dans une historicité15. En restituant les tours dans leur contexte, critiques et historiens entendent protéger Paris des sirènes auxquelles risquent de succomber les décideurs, impuissants devant la complexité de la métropole, tentés par les tours comme renouveau iconique, signe d’un génie du lieu qui leur échappe.

On comprend donc que le débat sur les tours est vif, comme en témoignent les controverses encore brûlantes qui ont accompagné le projet d’achèvement de Paris-Rive-Gauche en 2002 avec la proposition d’Yves Lion ou la consultation sur le projet des Halles en 2003 autour du projet de Rem Koolhaas. Il s’étend à la périphérie avec les propositions des architectes de la consultation sur l’avenir du Grand Paris. Cependant, de Roland Castro à Jean Nouvel, les visions proposées figurent des paysages de grappes de tours, la verticalisation de la périphérie tentant de rattraper l’échelle distendue de la métropole. S’exprimant par la voix d’Alain Fleischer, l’équipe de Jean Nouvel se veut lyrique : « Un autre support à la continuité du rêve est l’élévation du point de vue, une sorte de vol à hauteur raisonnable […]

14 AA, n° 178, 1975, p. 1

15 Urbanisme, 2007, p. 54-55 ; Criticat, 2008, p. 26-41

Au-dessus de la ville, plantée dans la terre, il y a une ville quiflotte à mi-hauteur, une cité suspendue »16 . Les architectes proposent une autre vision pour la tour.

Ainsi, la tour, face à la diversité des discours et des débats qui l’animent peine à légitimer sa raison d’être dans la ville. Seulement, comme l’exprime Françoise Moiroux, « Le discours qui accable les tours par idéologie ou par réflexe trahit souvent une certaine méconnaissance de leur réalité. »17. Et si cette réalité semble dure à atteindre, cela est principalement du à la construction d’une symbolique autour de la grande hauteur, le gratte-ciel et la tour. Notre vision de cette objet architectural est fortement guidé par son histoire d’une part, mais aussi par toutes les manières dont elles se représentent au sein des sociétés.

16 Le Moniteur, 2009,p. 162

17 MOIROUX (Françoise), « Maudites Tours », d’A, n°58

1.2. UNE VISION CONDITIONNÉE DE LA GRANDE HAUTEUR

SYMBOLIQUE ET REPRÉSENTATION DE LA VERTICALITÉ

L’idée de la tour représente depuis toujours un idéal. Nourrissant l’imaginaire de nombreux artistes, l’iconographie la concernant est très riche et variée : de la tour de Babel aux gratte-ciels écologiques d’aujourd’hui, on la retrouve souvent comme figure de ville futuriste, tantôt utopique tantôt dystopique.

En quittant le domaine du sacré pour le profane, les constructions de grande hauteur à la fin du XIXème siècle ont abandonné un ensemble de symboliques religieuses au profit de symboliques idéologiques et économiques, sans pour autant abandonner le caractère tout puissant que dieu a pu conférer au ciel. L’espace aérien constituait l’espace d’entre deux entre le monde de la terre des hommes et le monde céleste de dieu, d’où il domine et contrôle les hommes. Conquérir cette espace par des édifices en hauteur représentait alors un moyen de s’approcher du tout puissant. Et aujourd’hui encore le sens de l’élévation que satisfait la tour semble poursuivre cette quête. L’élévation nous permet d’être un « oeil solaire, un regard de dieu », elle nous procure l’« exaltation d’une pulsion scopique et gnostique. »18 .

Ainsi le gratte-ciel et la tour continue à symboliser l’élévation comme désir insatiable de pouvoir.

Véritable fantasme pour les hommes de toutes cultures, la hauteur a su se teinter de multiples points de vues. Cela rend la symbolique du gratte-ciel d’autant plus remarquable. En effet, les tours et gratte-ciels, si ils s’apparentent en tout premier lieu à une tradition spirituelle et religieuses, peuvent également symboliser une tradition politique, un mode de vie, comme l’Empire State Building (381 m, 1931) a pu symboliser le « rêve américain ». Leur forme spectaculaire chargée de multiples strates de significations est devenue une métaphore complexe, celle du meilleur et du pire du XXe siècle. En tout état de cause, illustrant une ère culturelle qui valorise la gloire et le standing, ils « relèveront toujours de fantasmes, ils seront toujours effroyablement coûteux, ils seront toujours “plus” »19

Et aux pouvoirs temporels et spirituels de la hauteur vient s’ajouter la maîtrise de l’espace. La prise de hauteur et la perspective aérienne permettent de montrer tout objet depuis la hauteur désirée afin de mettre particulièrement en relief un certain nombre de caractéristiques, par une sortie d’intensifi-

18 DE CERTEAU (Michel), L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire (1980), nouvelle édition par Luce Giard, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990, p.140 19 DUPRÉ (Judith), Gratte-ciel du monde, Cologne, Konemann, 2005

cation ou d’extension de l’impression spatiale. L’image du monde, dont toutes les structures spatiales sont disloquées, se résout à dissoudre au travers d’un jeu d’imagination les liens de toutes sortes et les ordres de grandeurs échappant à toutes les proportions habituelles. Les villes sont miniaturisées, repoussées vers le lointain favorisant une vision globale de l’idée d’une ville verticale. S’élever pour ré-embrasser la ville que l’on croyait perdue, de la perspective visuelle à la projection urbaine, de l’abstraction à l’utopie, la ville verticale stimule un imaginaire prolifique dont le monde de l’urbanisme s’est largement emparé. Sa dimension imaginaire est particulièrement féconde pour comprendre les ressorts de cette forme d’urbanisation, expliquer sa persistance, son renouvellement, sa sédimentation et saisir la nature des tensions qui l’animent. À l’œuvre dans les métropoles mondiales depuis un siècle, la dialectique qui l’anime, entre clarification et projection, travaille les processus de transformation des villes.

En architecture, la tour présente un potentiel et des qualités comme aucun édifice avant elle et le gratte-ciel poussé à son extrême pourrait devenir une véritable ville verticale. Cette ville d’un nouveau genre propose de nouvelles conditions pour l’urbain : la densité, les réseaux, le fonctionnement robotisé et l’autonomie. C’est ainsi que Le Corbusier propose dans sa ville contemporaine de trois millions d’habitants les principes fondamentaux d’un urbanisme moderne: décongestionnement des centres villes, accroissement de la densité, des moyens de circulation et des surfaces plantées.

Dans ces conceptions futuristes du gratte-ciels, on retrouve également l’idée de gratte-ciels en réseaux, autrement dit d’une multitude de monuments qui forment un tout grâce à un système de réseau. Dans le travail de Yona Friedman, on retrouve la problématique de la densité liée à celle du réseau, dans une structure conceptuelle complexe. La ville spatiale consiste en une structure surélevée sur pilotis constituée de volumes qui peut donc en théorie se superposer à une ville déjà existante.

Et dans les autres arts c’est tout un champ de représentation d’images de villes futuristes qui se développe, où les gratte-ciels , bien souvent pointés du doigt, prédominent dans la ville. Les gravures de l’artiste Howard Cook (figure 1) critiquaient le caractère oppressif des nouveaux gratte-ciels surplombant la ville traditionnelle20. Les photographies de Berenice Abbott (figure 2) dans les années 1930 dans

20 ABRAMSON (Daniel), Skyscraper Rivals : the AIG Building and the Architecture of Wall Street, New York, Princeton Architectural Press, 2001

Figure 1. COOK (Howard), Times Square Sector (Times Square Section), Smithsonian
Figure 2. ABBOTT (Berenice),
Figure 3. FERRISS (Hugh), La ville à l’aube, vue aérienne, circa 1923, La Métropole du Futur, 1929,

le cadre de son projet « Changing New York » exploraient l’impact des gratte-ciels sur les modes de vie21 Mais c’est dans les romains et les films de science fiction que le paradigme de la ville verticale trouve son expression la plus marquant. les mondes urbains tels que Trantor et Coruscant, planètes-capitales d’empires galactiques, sont hyper concentrés, hérissés de gratte-ciel, mais concentrent également de graves pathologies urbaines. Ainsi Alain Musset souligne que « les paysages urbains de Coruscant, sont à la fois extraordinaires et inquiétants car ils reflètent toutes les ambiguïtés d’une civilisation raffinée et décadente, d’une société tournée vers la science et la technologie mais qui a perdu une partie de son âme en jouant avec des forces qui la dépassent »22. Robert Silverberg va plus loin dans le roman Les Monades urbaines23, où toute la population mondiale, entièrement vouée à la reproduction, est regroupée dans des milliers de tours de plus de 3 000 m de haut et d’où elle ne sort jamais. Mais il n’y a plus ici de lien entre la tour, la ville et le reste du monde, puisque c’est la tour elle-même qui est une sorte de ville de près d’un million d’habitants soigneusement ségrégués de haut en bas selon leur condition sociale. Les relations entre les tours sont quasiment inexistantes, seule la concurrence dans la course à la croissance de la population les unit. Les images de la « folie du gratte-ciel » se sont alors largement diffusées, où ces objets architecturaux rationnels finiraient par faire perdre la raison à ceux qui les regardent, entre connotations du vertige et risque de chute sociale.

Mais certaines visions plus optimistes se dégagent également. Pour figurer la ville, l’architecte Hugh Ferriss recourt à divers procédés de représentation qui théâtralisent le paysage urbain. Inaugurant l’iconographie de Metropolis (figure 3), l’image qui figure un chevalet sur la terrasse d’un atelier révèle l’importance du point de vue aérien qui lui permet, par la mise à distance, de reprendre possession du monde dans lequel il vit. « Quelqu’un d’imaginatif pourrait se croire installé dans une loge en plein ciel pour assister à un spectacle gigantesque, à une dramaturgie de formes cyclopéennes. Le rideau n’est pas encore levé. »24. Après avoir analysé et extrapolé le paysage de Manhattan, Ferriss s’extrait à nouveau des rues basses, dans une ultime élévation qui ouvre la partie conclusive de Metropolis. « Retournons à ce balcon qui nous a permis de découvrir le panorama de la ville actuelle. […] Cette fois encore, voilée par le brouillard, une métropole s’étend à nos pieds, le rideau va à nouveau se lever. Faisons-le se lever cette

21 PAGE (Max), The American Skyscraper : Cultural Histories, Cambridge, Cambridge University Press, 2005

22 MUSSET (Alain), De New York à Coruscant, essai de géofiction, Paris, Presses universitaires de France, 2005

23 SILVERBERG (Robert), Les monades urbaines, Paris, Robert Laffont, 1978

24 FERRISS (Hugh), La Métropole du futur, Paris, Centre Georges Pompidou, coll. « Monographie », 1987, p. 24

fois-ci non sur la ville existante mais sur une cité imaginaire. »25. Dans cette prise de hauteur littérale et métaphorique, Ferriss clarifie le sujet urbain et projette un nouvel état qu’il nous offre à voir. Et comme le disait bien Roland Barthes : « Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en elle, et ce tout est infini. Spectacle regardé et regardant, édifice inutile et irremplaçable, monde familier et symbole héroïque, témoin d’un siècle et monument toujours neuf, objet inimitable et sans cesse reproduit, elle est le signe pur, ouvert à tous les temps, à toutes les images et à tous les sens, la métaphore sans frein; à travers la Tour, les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui leur est liberté, puisque aucune histoire, si sombre soit-elle, n’a jamais pu leur enlever. »26 .

Par ce pouvoir de sollicitation de l’imaginaire, la vue d’en haut se révèle un excellent outil pour brouiller les limites entre réalité et fiction. Ainsi il y a derrière la tour la possibilité de donner de réinventer le sens de la ville et de ses paysages au travers de visions évolutives et de représentations nouvelles. Le sens de la tour pourrait ainsi repousser les limites du réel, se décoller, se défaire de ses attaches terrestres, vaincre une fois pour toutes les lois de la gravité du monde.

Ainsi la vision de la tour et de la hauteur est fortement façonnée par un ensemble de symboliques et de représentations visuelles imaginaires. L’imagerie aérienne a influé, et continuer d’influer, sur les sociétés. Elle constitue à la fois le paradigme d’une esthétique de distanciation, l’éveil d’un regard critique, un objet d’exaltation, un rêve utopique, un outil d’exploration ou encore un instrument de contrôle.

C’est cette condition singulière de la tour, de se tenir debout, à la verticale, en hauteur qui a fortement imprégné nos sociétés visuellement. Et puisque les façons de voir s’incarnent également dans les manières de de dire et de décrire un lieu, le langage conditionne également fortement notre appréhension de la grande hauteur. En effet il y a une relation entre les manières de percevoir et les manières de décrire, et inversement. Ces deux aspects s’influencent continuellement. Il est donc intéressant de s’attarder sur l’expression et l’usage quotidien du langage appliqué à la tour.

25 FERRISS, Op. cit., p. 115

26 BARTHES (Roland), La Tour Eiffel, Delphire, 1964

LE LANGAGE QUOTIDIEN ET SES SYSTÈMES CONCEPTUELS

Généralement, l’analyse du langage et d’un discours particulier vise à exposer les conditionnements auxquels nous sommes sujets lorsque nous nous exprimons à propos d’un sujet particulier. L’objectif dans notre travail est de rendre compte des schémas qui se sont ancrés dans nos sociétés aux travers de la verbalisation concernant la tour et la verticalité.

Analyser la tour en s’intéressant au langage, à la manière dont on en parle permet de s’intéresser aux métaphores qu’engendrent certains systèmes conceptuels dans la vie quotidienne. La métaphore est pour la plupart d’entre nous un procédé de l’imagination poétique et de l’ornement rhétorique, elle concerne les usages extra-ordinaires plutôt qu’ordinaires du langage. Elle est perçue comme caractéristique du langage, comme concernant les mots plutôt que la pensée ou l’action. Pour cette raison, la plupart des gens pensent qu’ils peuvent très bien se passer de métaphores. Au contraire que la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. La métaphore n’est pas seulement affaire de langage ou question de mots. Ce sont plutôt des processus de pensée humains qui sont en grande partie métaphoriques. C’est ce que nous voulons dire quand nous disons que le système conceptuel humain est structuré et défini métaphoriquement. Les métaphores dans le langage sont possibles précisément parce qu’il y a des métaphores dans le système conceptuel de chacun. Un concept métaphorique peut nous empêcher de percevoir d’autres aspects qui sont incompatibles avec la métaphore. La tour, par sa typologie architecturale, sa position verticale, ses dimensions, sa hauteur instaure une relation binaire avec l’homme, entre le haut et le bas, le dedans et le dehors, entre le grand et le petit. Lakoff et Johnson parlent de « métaphores d’orientation »27 toute métaphore engageant une relation avec le référentiel physique qu’est le corps humain. Ainsi un concept métaphorique peut masquer un aspect de notre expérience.

À première vue, le haut et le bas s’opposent dans un rapport de force. Les expressions qui en découlent font alors partie de notre manière conventionnelle de penser.

En voici quelque exemples tirés de l’étude de George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne. Tout d’abord la tour semble se porter avec fierté et puissance. On peut

27 LAKOFF (Georges), JOHNSON (Mark), Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit, 1980

rélever les métaphores quotidiennes L’élite est en haut, la masse est en bas, Contraindre ou dominer est en haut, être contraint ou dominé est en bas au travers des expressions : Il a une position élevée/Elle montera jusqu’au sommet/Il est au sommet de sa carrière/Elle grimpe les échelons/Il est au bas de la hiérarchie sociale/ Elle a baissé de statut. De plus, le rang social est lié au pouvoir (social) et le pouvoir (physique) semblerait être en haut comme le démontrent les expressions : J’ai du pouvoir sur elle/J’ai pris le dessus/Je suis au sommet de l’échelle/Il est dans une position supérieure/Il est à l’apogée de son pouvoir/Il est sous mon contrôle/Le pouvoir a été renversé. Ainsi la taille ou bien la position en hauteur est normalement en corrélation avec la force physique. À cela s’ajoutent les métaphores L’inconnu est en haut, le connu est en bas et Comprendre c’est saisir. Ceci expliqueraient alors le fait que la tour serait incomprise et incompréhensible, difficile à saisir et donc difficile à comprendre. Or on sait qu’il est usuel de ressentir du mépris ou de l’indifférence pour l’inconnu. Ainsi par de simples systèmes d’opposition dans le langage, la tour se charge de tous les aspects d’un objet menaçant pour l’individu qui la regarde d’en bas. Le langage quotidien instaure donc des métaphores autour de la verticalité de la tour fondent un système conceptuel entier qui conditionne la vision de l’objet architectural.

Pourtant les tours fascinent. Prenons par exemple la métaphore Le bonheur est en haut, la tristesse est en bas par les expressions : Je suis aux anges/Ça m’a remonté le moral/Penser à elle me donne le vertige/Il est au plus bas ces jours-ci/Il est retombé dans la dépression. De même la métaphore Le bon est en haut, le mauvais est en bas et les expressions : L’espoir remonte/Il a fait un travail de haute qualité/Les choses en sont au point le plus bas jamais atteint, confèrent à la tour un espoir. Dans cette logique conceptuelle la tour renverrait à quelque chose de positif. Grâce à sa hauteur elle permettrait d’atteindre quelque chose de meilleur.

Par cette étude du langage nous comprenons donc que les concepts métaphoriques sont par nature toujours partiellement inadéquat. Dans le fait d’accéder à la tour se révèle tout un enjeu, celui de l’instauration d’un nouveau rapport avec cet objet architectural et avec la ville. Accéder à cette strate haute nous permettrait de saisir et donc comprendre ce qui se joue en haut, détaché de tout système d’opposition existant dans le monde quotidien d’en bas. La tour permet de changer de référentiel. En changeant d’état physique et ses capacités perceptives il perturbe son état psychique lui permettant alors de se dépayser. Ainsi la tour permet de modifier la rapport d’opposition haut/bas vers un rapport d’équilibre, l’homme ne se trouve plus en bas mais au même niveau. L’individu change de position, adopte un nouveau rôle non plus face à la tour et à dans de la ville, mais à côté de la tour et face à la ville. De spectateur de la tour il devient spectateur de la ville.

1.3. ACCÉDER À UN NOUVEAU PAYSAGE DE LA VILLE

Puisque les habitants possèdent une compétence à rendre compte des situations quotidiennes et à dire le monde dans lequel ils vivent, la tour ne serait-elle pas un moyen de réinventer la manière de se raconter le quotidien urbain ?

Selon nous il apparaît comme utile, dans les controverses qui animent la tour, de permettre l’écoute de la parole citadine, prête à proposer de nouveaux discours pour cette architecture exceptionnelle. Par l’accès à une strate supérieure nous pourrions rendre attentif le citadin à l’expérience de son milieu depuis la hauteur de la tour. De nouvelles narrations pourraient alors se former autour de la tour et provoquer une révision des systèmes conceptuels qui conditionnent notre appréhension de la tour.

Le propre du milieu urbain est d’être en soi une structure profondément narcissique, nous rappelle Hubert Damisch. Rendre lisible le chaos, lisser les aspérités : en gagnant les hauteurs, le rêveur éveillé reprend contact avec l’immensité de la ville pour mieux la saisir28

Les tours, transgressives, complexes et incomprises, se limitent aujourd’hui à des discussions autour de sa naissance et sa persistance historique ou bien sur sa nature architecturale et son style. Dans notre travail nous cherchons à repenser la narration de ces phénomènes uniques que sont les tours en leur conférant un rôle et un sens nouveau au sein de la ville. Nous pourrions tirer une leçon nouvelle des tours en tant que typologie en relation avec son environnement. Cette perspective de travail nous semble important afin d’éviter de maintenir la tour et la ville comme des objets statiques et des images figées. Ainsi la tour possède cette singularité d’être à la fois un objet à voir et un objet d’où observer.

Ainsi dans la même optique que les architectes contemporains, nous cherchons à aborder la tour comme un élément de la ville au potentiel de réinvention de l’urbain, où elle deviendrait un nouveau point de vue sur la ville pour mieux la comprendre. La tour, objet architectural accessible, permet d’instaurer un nouveau rapport avec sa forme, avec la ville, et avec le paysage. La tour, plaçant le citadin en spectateur face à la ville, permet d’aborder l’enjeu du paysage, où accéder à un nouveau point de vue dans la ville, celui des tours, permettrait l’émergence de nouvelles visions au filtre de perceptions, d’imaginaires et de représentations modifiés.

Si aujourd’hui la tour s’inscrit dans les politiques de construction et d’image, l’intégrer à l’expérience urbaine et à la visualisation de la ville permettrait la mutation de son objet et la mutation de la ville toute entière par le déplacement de l’attention de l’architecture à l’espace. Par la conquête de la tour et son expérience, les visions de la verticalité pourraient se renouveler par la transformation de la formation d’une image de la ville non plus ancrée dans des visions héritées des civilisations du monde de la terre, du sol, mais émergeant d’une nouvelle position dans la ville, celle du haut de la tour. Cette expérience aérienne permettaient peut-être enfin de dépasser certaines problématiques que suscitent les tours, mobilisant d’autres données spatiales, perceptuelles et imaginaires. La symbolique aérienne et verticale pourrait ainsi se revisiter. La découverte de cette nouvelle strate de la ville permettrait au final d’intensifier la force identitaire et symbolique de la ville au travers d’une image renouvelée, plus person-

28 DAMISCH Hubert, Skyline, La ville Narcisse, Paris, Seuil, 1996

nelle, détachée des images collectives inquiétantes de l’urbanité et de la verticalité. La tour permet de personnaliser nos visions de la ville par l’imaginaire suscité par un point de vue plus rêveur sur la ville.

De même en s’élevant dans les airs, l’homme prend une posture inédite, où sa position dans l’espace devient celle de la hauteur. En s’équilibrant avec le monde des choses qui d’ordinaire le dépassent, il peut s’affranchir d’un ensemble de conditionnement relatif à son échelle. Motivé par le désir de s’élever et débarassé de toute imposition d’une chose plus grande que lui, l’homme en haut de la tour gagne en confiance et se détache d’une vision dichotomique entre haut et bas.

Par ailleurs en rendant visible un autre paysage de la ville, la tour permet une phénoménologie du paysage, où cette nouvelle perception permet d’oublier une partie de nos connaissances habituelles de la ville et nous invite à nous ouvrir vers un nouvel imaginaire, moins symbolique, plus personnel. Embrasser la ville dans ses dimensions et sa complexité, la rendre perceptible et générer de ce fait de nouvelles représentations de la ville depuis cette strate élevée serait ainsi un moyen de repenser l’urbanité par l’expérience paysagère.

Depuis la tour la ville est, comme le paysage, devant nous comme un tableau et autour de nous comme un environnement. Cette sensation semble être uniquement perceptible depuis ce point de vue et cette posture perceptive paysagère qu’adopte l’observateur dès lors qu’il s’élève. En effet en se plaçant sur un lieu élevé on adopte une position singulière. Ce point de vue s’apparentant à celle du vol d’oiseau produit ce qu’on appelle une perspective catoptique. On y voit les choses d’en bas depuis un point d’en haut. L’action de regarder un paysage une fois que son corps a quitté la terre et s’est élevé vers une strate supérieure à celle du sol, génère alors une observation plus attentive. L’horizon s’élève. Le regard n’est ni totalement vertical comme dans la perspective aérienne, ni totalement horizontal comme dans la perspective linéaire, à l’inverse de la vision optique, qui elle correspond à une vision horizontale. Les repères de la visualisation sont donc totalement bouleversé et entraînent une inversion de la perception. Les dimensions horizontales et verticales s’apparentent alors à un topographie qui se module selon l’altitude que l’observateur adopte. La lecture des dimensions de la ville se lie alors à la question de la déformation et de l’anamorphose. De plus la vision catoptique, en permettant l’élévation de l’horizon, tend à scénographier le paysage, qui devient un spectacle au scénario complexe et ouvert pour l’observateur.

En effet :

Pour la vue à vol d’oiseau, nous devons nous en occuper avec d’autant plus de soin et d’application qu’elle est la plus fréquente et de loin la plus difficile. Car on adopte cette perspective plongeante chaque fois qu’il faut représenter une scène complexe, une sédition comme il s’en produit souvent dans les foules, des batailles, des guerres, des villes, etc. que l’on ne peut rendre autrement qu’à vol d’oiseau. Car pour regarder un spectacle plein d’agitation, nous gagnons toujours un point de vue élevé. C’est pourquoi, si nous voulons offrir aux yeux du spectateur une de ces scènes complexes, nous aurons recours à ce genre de perspective plongeante. Et ce qui se présente à nous d’abord, de quelque côté que ce soit, sera placé ici, tout près ; ce qui vient ensuite, là, au second plan, en position plus élevée, de sorte que chaque chose apparaisse bien à sa place, d’après les intervalles qui la séparent des autres.29

On comprend par là que la vision catoptique est davantage associée à la représentation de la complexité. S’élever vers ce type de point de vue s’avère être donc davantage adapté au cas de la ville et de la métropole. L’observateur depuis la tour, pour pouvoir observer la forme urbaine dans toute sa clarté, s’inscrit dans la tradition de la perspective, du placement juste pour accéder à l’image juste. La tour constitue alors le lieu depuis lequel l’observateur accède au point de vue permettant de voir des objets de paysage qu’il ne pourrait voir autrement.

Ainsi, dans notre étude, la tour peut continuer à constituer un enjeu pour la question urbaine. Comprendre sa grande hauteur en y accédant permettrait de dégager de nouvelles visions de la ville. La vue aérienne que permet l’élévation du point de vue, plus que jamais nécessaire pour personnaliser notre perception d’une urbanité mondialisée en constante mutation mais soumise à une uniformisation rampante, interroge le rapport de l’individu avec son environnement, entre espace physique et lecture sensible de l’espace.

29 GAURICUS (Pompinius), De Sculptura, chap. 4, § 3, trad. fra. A. Chastel et R. Klein, Droz, Paris, 1969, p.186

le paysage de la ville : systèmes de visualisation, forme perceptuelle et image 2.

Après avoir posé le contexte de notre recherche, nous développerons dans cette partie les systèmes de visualisations convoqués dans la mise en image du paysage, première condition à l’émergence de nouvelles représentations.

Dans une première partie, nous essayerons de comprendre la notion de paysage, de sa prise de conscience à sa représentation, et l’importance du point de vue que l’on adopte pour le regarder. Changer de point de vue bouleverse le rapport de l’homme au monde.

Dans une seconde partie, nous développerons les mécanismes convoqués dans la formation de l’image d’un paysage, fruit d’une expérience sensible entre perception et attitude.

Enfin, dans une dernière partie nous nous intéresserons aux études urbaines sensibles et aux méthodes et outils élaborés capables de restituer des images de la ville. Nous développerons les concepts de forme perceptuelle et d’imagibilité afin de comprendre les éléments structurants d’une analyse du paysage urbain.

2.1. NAISSANCE DU CONCEPT DE PAYSAGE

UNE PRISE DE CONSCIENCE DE LA SPATIALITÉ ENTRE MONDE PHYSIQUE ET MONDE PHÉNOMÉNAL

La redéfinition de la vision de la ville par la lecture de son paysage nous force à définir clairement cette notion vaste et complexe qu’est le paysage. Il nous faut comprendre le concept et la manière dont nous y sommes soumis. Regarder un paysage nécessite une sollicitation de plusieurs dimensions, à la fois historiques, culturelles, scientifiques et sensibles.

Le paysage est une notion complexe comme le prouve sa définition classique qui apparaît dans le langue française à la fin du XVIème siècle. L’apparition tardive de cette notion provient en effet de la difficulté de sa définition. Alain Roger explique que « L’incompréhension de départ n’était pas seulement dû à l’habituelle difficulté de langage, mais à l’incompréhension du concept même de paysage. »1. La naissance du concept de paysage apparaît dans un contexte d’intérêt anthropologique et de nouveaux rapports spatiaux et affectif entre l’homme et le monde. Le retrait progressif de l’Eglise, de sa vision du monde et de ses représentations iconographiques a permis de nouvelles représentations du monde, s’ouvrant vers l’extérieur, regardant le monde dans lequel l’homme vit, avec des éléments de natures jouant avec les profondeur de champs grâce à l’invention de la perspective par les peintres du Quattrocento italien. La notion de paysage a donc bouleversé l’homme et sa façon de se représenter le monde dans lequel il vit. Ces progrès sociaux et scientifiques ont peu à peu conduit à la définition de paysage que l’on connait aujourd’hui : « Partie d’un pays que la nature présente à un observateur.2

Remarquons qu’au travers de cette définition, la notion de nature est fortement liée à celle de paysage, et en constitue une condition indispensable. Or dans la construction de la culture européenne, nature et culture s’opposent et cette opposition semble manquer d’une subtilité qu’apporte alors Federico Ferrari en ajoutant aux notions de paysage et de nature celle de territoire. En effet le paysage ne serait plus simplement nature, puisqu’il n’y a plus de nature à l’état de Nature, mais serait un territoire vu par un milieu et donc une nature perçue par une culture, une nature apprivoisée. L’étymologie même du terme anglais « landscape » renvoie à l’influence certaine de l’homme sur la nature, le rendant territoire. Le préfixe « land » signifie « je possède » qui relève d’une sentiment d’appartenance, et le suffixe « scape » provient du verbe « to shape » qui signifie « former ». L’étymologie française elle aussi nuance le statut du paysage. « Pays » relève directement de la définition du paysage, étant une partie de pays

1 ROGER (Alain), Court traité de paysage, 1997, p.25

2 Le Petit Robert de la langue française, 2017

donnée à voir, et la terminaison « age » confère au paysage un double sens. « Age » pouvant à la fois se référer à un ensemble (feuillage, visage…) faisant partie d’un tout plus large, mais aussi à une action (labourage…). Le paysage est donc à la fois un objet à voir et un sujet qui agit. Ferrari nuance cependant par le fait que : « Il ne s’agit pas, bien évidemment, de trois notions pouvant revêtir la même signification : le paysage n’est ni le territoire, ni le milieu, et il ne peut surtout pas assumer la valeur de synonyme du mot nature. »3. Il définit ainsi plus précisément les mots territoire, milieu et paysage :

C’est l’histoire, la culture, en d’autres termes la vie, qui caractérise le milieu. Le milieu est en ce sens plus fragile, puisque plus instable et soumis à la conjoncture historique. Mais il est dans le même temps plus « fort », car il est capable de symboliser le territoire, à travers une série de qualités immatérielles. (…) Le territoire est la matière brute, tandis que le milieu est le territoire tel que la nature et l’homme l’ont organisé en fonction de la vie. (…) Le paysage constituerait la « forme » du territoire, une forme qui lui est conférée via le milieu. En tant que trait d’union entre deux notions - l’une matérielle et brute (le territoire), l’autre immatérielle et abstraite (le milieu) - le paysage « représente » Il s’agit donc d’une notion concrète, car elle constitue la réalité dans laquelle nous vivons 4

Pour éclaircir encore un peu plus la notion floue qu’est celle du « milieu », intéressons nous au discours d’Augustin Berque, pour qui il est à la fois « centre » et « entourage ». Le milieu est un « Espace naturel ou aménagé qui entoure un groupe humain, sur lequel il agit, et dont les contraintes climatiques, biologiques, édaphiques, psychosociologiques, économiques, politiques, etc, retentissent sur le comportement et l’état de ce groupe »5. Par ces mots on comprend que le milieu est une saisie universelle de l’expérience et de l’existence même des êtres vivants.

Ainsi le paysage est physiquement devant en tant que territoire brut et autour de nous en tant que milieu immatériel, mais ceci uniquement grâce à l’homme qui permet son existence, qui est donc le centre, qui regarde au travers de multiples prismes culturels et sensibles. L’homme qui s’est placé au centre du monde pendant la Renaissance a pris conscience du monde dans lequel il vivait et du monde qu’il avait construit, il a pris conscience de la spatialité du monde ce qui a permis de donner naissance au paysage.

3 FERRARI (Federico), ASSENNATO (Marco), Paysages réactionnaires : petit essai contre la nostalgie de la nature, Eterotopia, 2016, p. 19

4 FERRARI (Federico), ASSENNATO (Marco), Op. cit., 2016, p.19-20

5 BERQUE (Augustin), Médiance de Milieux en paysage, 1991, p.29, Citation Pierre George, Dictionnaire de la géographie première edition, 1970, p.277

Le paysage est donc une notion à la fois objective et subjective. Il est composé de caractéristiques géographiques (volumes, lignes, formes, dispositions) mais aussi de caractéristiques symboliques (beau, laid, agréable, désagréable, utile, inutile) qui dépendent de différentes lectures que l’observateur en fait.

Selon Berque, la notion de milieu est associée à celle de médiance, qui correspond à un complexe orienté, subjectif et objectif, physique et phénoménal, écologique et symbolique où l’association est « au passage du sens entre nature et société, entre le monde physique et le monde phénoménal. »6. Ainsi en abordant la notion de paysage, on fait face à un nombre certains d’enjeux et de problématiques faisant appel à des constructions culturelles et des productions sociales. François Dadognet parle de « paysage-enjeu » lorsqu’il dit : « Ce modeste rappel suffit déjà à deviner le sens du paysage-enjeu : à la fois art, histoire, science, économie, musée, jouissance, ressource, culture. »7 .

Seulement depuis sa définition, le paysage a soulevé la problématique de sa représentation, jusqu’à devenir une forme symbolique de la perception par l’invention de la perspective. Aborder la question de la perception du paysage dans un contexte occidental s’avère donc être indissociable de l’histoire de sa représentation, qui aujourd’hui encore continue à façonner notre conception de cette vaste notion.

REGARDER LA NATURE, UNE CONSTRUCTION PICTURALE EN PERSPECTIVE

Le paysage étant né dans le langage et dans le genre de la peinture au même moment, il est évident que nos manières de nous représenter un paysage ne tiennent pas seulement d’une réalité physique ou bien phénoménale mais aussi d’une manière de regarder la nature issue d’une construction picturale. En effet Ferrari explique que la représentation que l’on se fait du paysage est intimement lié avec notre vision de la peinture occidentale. Cela implique donc une « esthétisation » de la nature mais aussi une prise de distance entre observateur et objet qui permet ainsi une « perception paysagère »8 Cette dissociation entre l’homme et la nature provient d’une prise de conscience de la nature même.

Revenons ainsi sur l’histoire de la construction picturale du paysage. En apprenant à regarder

6 BERQUE (Augustin), Op. cit., p.34

7 DADOGNET (François), Mort du paysage, philosophie et esthétique du paysage, 1982, p.8

8 FERRARI (Federico), ASSENNATO (Marco), Op. cit.

la nature, l’homme au XVème siècle créé un bouleversement de la vision. En inventant la perspective il pose un cadre à la représentation du paysage. On entend par perspective l’ensemble des techniques picturales destinées à représenter les trois dimensions d’un objet ou d’une scène par une image sur une surface plane. Elle désigne une technique picturale représentant l’espace et les objets qui y sont disposés selon une technique de dessin et de géométrie rendant possible la perception de la profondeur cadrée sur une surface limitée.

Si la perspective a existé depuis l’Antiquité au travers de la représentation d’objet, elle était fortement éloignée de la perspective que l’on connait aujourd’hui. En effet elle ne se préoccupait pas de l’espace et du continuum spatial. Elle cherchait simplement à rendre visible et tangible une certaine réalité au travers de l’art. Les proportions et les formes permettaient de distinguer les objets entre eux, leurs formes, leurs volumes mais sans les unir au sein d’un même espace. Le Moyen-Âge a quant a lui abandonné ce qui avait été accompli en terme de perspective, retournant à des modes de représentation plus primitifs. C’est toute l’idée de la perspective qui est alors désintégrée et le regard se ferme alors sur le monde extérieur. Cependant c’est justement par cet abandon de la spatialité qu’une modernisation du regard a pu avoir lieu. C’est par le concept de la fenêtre ouverte horizontalement sur le monde, le tableau, qu’un ensemble de réflexion humanistes émergent. Le point de vue cloisonné du Moyen-Âge s’ouvre vers l’extérieur, vers le paysage et sa nouvelle dimension. L’homme est alors au centre des réflexions scientifiques et artistiques, il comprend qu’il appartient au monde, il se place en son centre et développe un réel intérêt pour l’espace et la perception de l’espace. L’observateur devient ainsi la base de la construction picturale de l’époque et la vue perspective devient la norme. Le mode de représentation perspectif consiste alors à représenter des objets isolés et l’espace dans lequel ils s’insèrent au travers d’un cadre, qui par le principe mathématique des lignes de fuites et du point de fuite, nous fait croire à un espace. Les artistes de la Renaissance avaient en effet cette grande modernité dans la manière de percevoir l’espace.

Cette manière de voir, en perspective, a été tellement marquante pour l’époque et généralisée, qu’il nous est aujourd’hui difficile de surmonter cette habitude de visualisation en perspective linéaire. L’image projetée créant alors un continuum spatial, unique et continu, représentant la perception humaine de la scène depuis la hauteur d’oeil, est alors devenue une forme symbolique de notre perception. Cette forme symbolique de notre perception basée sur la perspective centrale se base sur deux affirmations afin d’assurer cet espace rationnel. La première est que l’on ne doit qu’avec un seul et im-

mobile regard. La seconde est que la coupe transversale plane de la pyramide visuelle peut créer une reproduction adéquate de notre image optique. Ces deux points admettent donc que la réalité est objective, elle ne se dote d’aucune perception subjective de l’espace, la perspective est un outil rationnel.

La perspective transforme l’espace psychologique en espace purement mathématique. La construction rigoureuse de la perspective est une abstraction systématique de la structure de l’espace psycho-physique. Progressivement la perspective devient une norme dans l’art plutôt qu’un type de représentation seule. Erwin Panofksy développe la problématique de la construction perspective en avancant le fait que perception visuelle et représentation perspectives ne peuvent se confondrent. En effet en premier lieu « La perception ne connaît pas le concept d’infinité; dès le départ elle est confinée dans certaines limites spatiales imposées par notre faculté de perception. »9. En ce sens, l’espace perceptuel devient un espace homogène où tout point de l’image se limite à une détermination relative à des logiques d’interrelations. Ainsi les éléments perçus se réduisent dans leurs relations réciproques, dépourvus de tout contenu, simples expressions de relations idéales, incapables de soulever aucune question de diversité. La perception perspective repose alors sur une structure où chaque objet se traduit selon une logique commune, l’homogéinité de l’image. Ainsi « l’espace homogène n’est jamais un espace donné, mais il est un espace produit par la construction. »10 .

Ainsi l’illusion de la perspective et ses raisonnements soutiennent un discours moral centré sur l’homme et la vision qu’il a depuis un point de vue à hauteur d’oeil. La perspective comme méthode de description de l’espace en peinture participe à une représentation du monde, elle conditionne le point de vue sur le monde.

Et c’est par la représentation du paysage picturale, collective ou individuelle que se révèle le triomphe de la distanciation et de l’objectivation du réel, du triomphe du déni de l’homme pour le contrôle et la systématisation du monde extérieur. Le paysage est de ce fait davantage une affaire de style, une forme symbolique où les hommes ont attaché une valeur spirituelle, humaniste, à un espace concret.

Cette construction du paysage par la perspective nous incite encore aujourd’hui à aborder le paysage comme une image muette apparaissant devant nos yeux, occultant la part immatérielle du milieu dans lequel le paysage prend forme.

9 PANOFSKY (Erwin), Perspective as symbolic form, 1991

10 PANOFSKY (Erwin), Op. cit.

Cette invention culturelle qu’est le paysage offre à la société une image stable de la nature, mais puisque cette notion de paysagère relève d’évolutions culturelles et de modes de représentations relatifs à une vision du monde, un point de vue, elle ouverte et flexible. La peinture, si elle a rendu possible la représentation de paysage, s’est éloignée de son concept. En effet le paysage relève d’une expérience, d’une interaction entre un territoire et la vision d’un individu conditionné par son milieu sur ce territoire, en ce sens le paysage relève donc d’un processus de visualisation. Alors pour se reconnecter au concept de paysage il semblerait que seul le changement de point de vue, le détachement de la hauteur d’oeil et du réflexe de la construction perspective, permettrait de d’atteindre une notion plus complète du paysage et une représentation plus juste.

Nos représentations spatiales dépendent de notre expérience visuelle puisqu’elle conditionne nos représentations graphiques et mentales du monde. En ce sens notre appréhension du monde se lie fortement au point de vue que l’on adopte pour le regarder. En changeant de point de vue physique, on ouvre la vue à un autre paysage, on ouvre son esprit vers d’autres visions et il existe autant de visions du paysage que de points de vue. En effet la question du point de vue implique l’existence de différentes perceptions d’une même réalité. De cette affirmation découle l’hypothèse qu’en changeant de point de vue, en adoptant une position nouvelle, c’est tout un champ de vision, d’interprétation et de représentation qui s’ouvre à l’observateur et au monde. En effet en adoptant un certain point de vue, on adopte une position symétrique entre la vision, ce que l’on voit, et la lecture, l’interprétation du spectateur. Le point de vue s’il est d’abord relatif à la vision, peut aussi être relatif à un état mental, une prise de position. Ainsi la compréhension d’un même paysage et du monde dans lequel il prend forme peut différer selon l’attitude physique et mentale que l’on adopte envers lui. Il est donc intéressant de naviguer entre les visions et les points de vues possibles et de chercher à en découvrir d’autres pour gagner en connaissance et en interprétation du monde.

Ainsi la soif de modernité du début du XXème siècle et la découverte du point de vue aérien ont ouvert un tout nouveau champ de compréhension et de représentation de la ville par le bouleversement des perceptions qu’il a provoqué.

LE POINT DE VUE AÉRIEN ET LE BASCULEMENT DU REGARD SUR LA VILLE

L’accès à un nouveau paysage suppose un bouleversement du point de vue. L’apport de la modernité, des techniques et des nouvelles infrastructures que sont les avions et les tours de grande hauteur ont permis l’accès à un point de vue aérien, bouleversant alors profondément la perception de la ville. Le basculement du regard a fait basculer les perceptions.

Il semblerait que ce réflexe humain, qu’est l’élévation, remonte à la naissance du concept de paysage. En effet Pétrarque initiait déjà à l’époque la quête du point de vue élevée pour accéder à l’expérience paysagère. Dans son récit de l’ascension du Mont Ventoux il dit : « Je viens aujourd’hui faire l’ascension de la plus haute montagne de la région, que l’on nomme à bon droit Mont Ventoux, conduit par l’unique désir d’en voir la hauteur remarquable. »11. L’homme cherche à sortir de la nature pour pouvoir la regarder. Pour celui qui s’élève, l’horizon s’élargit et s’éclaire, le rêve de vol possédant un caractère éminemment esthétique12. L’imagination aérienne conduit l’observateur à déployer des efforts de rationalisation. Par cette visualisation nouvelle, il cherche non seulement à lire et comprendre les nouvelles échelles et dimensions qui ne sont plus guère appréhendables par la perception humaine au sol, mais aussi projeter leur transformation. Ainsi, par la prise de hauteur sur son territoire, l’homme prend conscience qu’il peut, comme dans la peinture, modifier son territoire. L’individu regardant le paysage serait donc aussi important que le paysage lui-même.

Ainsi la notion de point de vue aérien s’inscrit dans un contexte intellectuel et pratique fortement structuré, celui de la tradition perspective comme ensemble de réflexions sur la vision et de pratiques graphiques liées à la vision et à la construction des images, et la quête de vérité du monde au travers de l’expérience paysagère.

Bernard Berenson, historien de l’art spécialiste de la Renaissance, a été permis les premiers à saisir la manière dont la conquête de l’air allait ébranler nos schémas perceptifs : contempler le monde non plus frontale ment, à hauteur des yeux, mais depuis une machine volante, revient à briser le modèle de perspective à l’échelle humaine instauré par Brunelleschi. Le corps ne se focalise plus sur un élément isolé ; devenu panoramique, il est désormais frappé par une omniprésence.

Les premiers clichés aériens qui apparaissent au milieu de 19eme siècle, et plus particulièrement les photographies de Paris Felix Nadar (figure 4) en 1860 et celles de Hames Wallace Black à Boston

11 PAQUOT (Thierry), Le paysage, La Découverte, 2016, Petrarque, « L’ascension du Mont Ventoux », 1335 12 BACHELARD (Gaston), L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti,1943, p. 28

représentent pour la première fois la ville vue du dessus. La prise de hauteur depuis ces photographies aériennes ont permis de franchir une étape du monde cognitif : « Nadar franchit un seuil cognitif, développant un nouveau mode précis de visualisation à l’encontre des imaginaires traditionnels et fictifs de la vision aérienne dont les connotations s’étendaient inévitablement à la sphère de la religion et de l’art politique. »13. On assiste alors à une réelle émancipation du regard. Le monde n’est plus vu et perçu depuis la hauteur d’oeil, mais depuis une machine volante qui brise alors le modèle de perspective de la Renaissance.

13 FERDINAND (Simon), « Seeing from above : the aerial view in visual culture », Visual Studies, 2015, p. 112
Figure 4. NADAR (Félix), Vue aérienne du quartier de l’Etoile, papier albuminé, 24 x 30 cm, 16

Le corps est désormais mobile et flottant, l’homme n’est plus le point d’ancrage de la vision. C’est un monde sans relief et dénué de saillies ou de creux qui s’ouvre au regard, devenu panoramique. Progressivement, la terre s’affranchit de toute ligne de fuite et se mue en une surface plane. L’idée d’infini n’est alors plus contenue dans un cadre limité où l’infini converge vers un centre par effet de perspective, mais plutôt il s’élargit, il brise les limites du cadre et motive le mouvement du regard vers les dimensions horizontales et verticales de la ville.

Le champ de vision s’élargit et permet une immersion dans un espace étendu aux perspectives multiples, un espace total. On parle de nouvelle expérience de l’espace, plus complète. Par ce point de vue où l’on voit d’en haut, l’observateur est pleinement impliqué dans la création de l’image. Par la perte d’échelle, l’observateur doit procéder à un effort en vue de reconstituer le sujet et le contexte de l’image. Se muant en un processus constructif, l’acte de voir amène le spectateur à prendre conscience de son pouvoir de renversement : il est possible de recréer une image à partir d’une vue concrète. Le pouvoir d’abstraction de la vue d’en haut et la sollicitation de l’imaginaire sont si intenses qu’ils permettent l’éloignement progressif et naturel de la figuration. Le sujet n’est plus l’homme mais la ville.

L’essor de l’aviation, l’accès à ce nouveau point de vue et la popularisation des images aérienne, tant documentaires que merveilleuses, rendent possible une nouvelle manière de représenter et influence les artistes d’avant-gardes. À travers la peinture, les artistes cherchent à reproduire un effet de basculement similaire à celui provoqué par la photographie aérienne. On assiste ainsi à un glissement de la représentation planimétrique aux sensations que ce retournement optique produit chez le spectateur. Il s’agit de lui faire prendre conscience que l’acte de voir s’apparente à un procédé constructif permettant de revivre la réalisation de l’objet14. La production d’images tend alors à représenter des espaces urbains en plongée et selon une élévation progressive de l’angle de vue. Il est alors possible de s’affranchir de la limite fixe du regard perspectif de l’homme en allant chercher des angles de vues insolites et surprenant afin d’exploiter toutes la diversité d’un même sujet. La construction des représentations s’affranchit peu à peu de la ligne d’horizon puisque le regard de l’homme n’est plus la règle. Dans l’art la ligne d’horizon disparait du centre et la composition toute entière libérant la question de l’échelle, allant jusqu’à la perdre dans l’abstraction des suprématistes.

14 CHKLOVSKI (Victor), L’art comme procédé, Paris, Allia, 2008, p.24

La nouveauté du point de vue donne naissance à une représentation nouvelle de la réalité qui ensuite elle-même influence les points de vue sur le monde. En effet la représentation sert à reproduire une certaine réalité. Selon sa définition, c’est « l’image qui nous remet en idée et en mémoire les objets absents et qui nous les peint tels qu’ils sont »15. La représentation donne donc à voir un objet absent en lui substituant une image. Plus qu’une présentation, la représentation peut exprimer l’idée que l’on se fait du monde, d’un objet ou d’un personne au travers du médium utilisé, que ce soit la peinture, le langage, les gestes, les figures, les signes, etc. La représentation cherche avant tout à exprimer une idée. En faisant face à la problématique du réel, toute personne cherchant à représenter représente forcément quelque chose qu’il connait. En effet l’homme est incapable de représenter ce qu’il ne connait pas.

En ce sens sa représentation est limitée à sa connaissance, et donc apprendre à représenter différemment devient alors apprendre à voir différemment. Apprendre à voir et regarder c’est une affirmation de soi. Quand je regarde je fais un choix, je m’implique, je distingue, je retiens certains éléments afin de schématiser la complexité qui s’offre à mon champ de vision. Entre la vue et la représentation se situe donc l’invention. En effet Ernst Gombrich explique que : « L’invention précède la création, la primauté de l’imagination c’est d’abord la primauté du voir sur le faire, mais c’est en faisant, en essayant de faire ressembler une chose à une autre que je prends conscience du monde visible. »16. Ainsi celui qui représente ouvre au spectateur un univers de possibles façonné par ce qui, lui personnellement, a éveillé son imagination.

On comprend donc que du fait que le paysage illustre notre prisme de vision du monde et en fait une représentation collective, cela signifie que celui qui le regarde puis représente devient aussi important que le paysage lui-même. Aborder le paysage par la phénoménologie permet alors d’éliminer un ensemble de complexité au sein de cette notion, pour revenir à l’essence de sa définition, le résultat de l’interaction perceptive entre un individu et un territoire selon une certaine position dans l’espace.

Le paysage, comme étant une expérience avant d’être un élément pictural, constitue le résultat de nos perceptions, et si ce paysage est nouveau, alors sa représentation sera renouvelée.

15 Dictionnaire de la langue française, Furetière, 1690

16 GOMBRICH (Ernst), l’Art et l’Illusion, 2002

2.2.. UN PAYSAGE DE PERCEPTIONS, UN PAYSAGE CONSCIENTISÉ

APPROCHE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

En approchant la question du paysage par la phénoménologie, on aborde le concept d’un nouveau point de vue, non plus pictural mais perceptif. En effet la phénoménologie se définit comme étant une philosophie, donc un point de vue, qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls phénomènes perçus. La paysage, sous l’angle de la phénoménologie, se transforme donc d’une construction mathématique à un fait de la perception. L’approche phénoménologique permet donc de prendre de la distance avec la complexité historique et artistique contenue dans le concept de paysage. La phénoménologie permet de poser un regard critique et naïf sur une réalité établie. Pour Lucan, adopter la méthode phénoménologique et sensible dans l’approche du monde et du paysage permet à la fois un regard critique mais aussi naïf. Ainsi « C’est une façon de découvrir des choses qu’on côtoie tous les jours dans une ville, sans les voir. »17. Cette approche s’attache donc aux questions relatives à la perception des formes et de l’espace qui constituent un paysage et permet d’adopter une lecture nouvelle des paysages en se détachant de faits établis.

L’approche phénoménologique appliquée à la visualisation de la ville, de son paysage et de la tour s’avère être adaptée à notre étude puisqu’elle permet d’examiner les perceptions changeantes suivant la position adoptée par l’observateur. La tour et la visualisation du paysage qu’elle révèle possède cette caractéristique significative de rendre la tâche ardue au spectateur de relier son corps à l’édifice et à la largeur de l’espace. Ses perceptions se bouleversent par un saut d’échelle projetant l’observateur en véritable spectateur.

La perception permet de décloisonner le paysage de son cadre car, d’après Lucan, « Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j’y suis englobé. Après tout le monde est autour de moi, non devant moi. »18. L’observateur n’est donc plus dans une posture de simple contemplation, de face à face avec un élément pictural, mais il entre en perception active avec le paysage. L’individu s’investit. L’appel aux sens prévaut sur la réflexion, on ne fait pas appel au savoir. Bachelard résume ce fait en disant : « La phénoménologie, c’est oublier la culture, oublier nos connaissances que l’on a sur une

17 LUCAN (Jacques), Precisions sur un état présent de l’architecture, 2015, p.121

18 LUCAN (Jacques), Op. cit., p.59

chose afin d’y revenir au plus près et d’en avoir une meilleur connaissance. »19. La phénoménologie dans le paysage a donc pour but de chercher à décrire une autre réalité, d’en extraire une lecture nouvelle. Il faut donc revenir à l’expérience même de la perception pour s’approcher d’une réalité plus juste, faire appel à l’expérience sensible pour se détacher des constructions pré-établies du concept perspectif du paysage.

Nous cherchons donc à comprendre l’importance de l’expérience sensible dans l’appréhension de la réalité, et ce dans un contexte urbain, qui semble aujourd’hui englober la majorité de nos expériences quotidiennes et exceptionnelles.

L’EXPÉRIENCE SENSIBLE

Un moyen de reconnecter avec la réalité de la ville est donc de l’expérimenter, d’en avoir une expérience sensible. En laissant place à l’écoute des perceptions, l’activation des sens permet de nouvelles constructions sémantiques à l’origine de toute société et culture. Une nouvelle vision de la ville par l’expérience permet alors de générer de nouvelles représentations de l’espace urbain.

La notion d’expérience à la fois pragmatique et phénoménologique se fonde sur une approche sensible de la ville. D’après Daniel Cefaï, le terme d’expérience peut s’appréhender selon trois manières : esthétique, expérimentale ou interactionnelle.

L’expérience comme épreuve esthétique : les sens affectifs (pathos) et esthétiques (aisthesis) sont ce qui, en deçà des raisonnements et des jugements, nous donnent accès au monde. L’expérience comme expérimentation pratique : la reconnaissance du réel est éprouvée par les tests que l’on peut faire subir à des situations et aux résultats auxquels nous devons nous soumettre, accroissant notre capacité d’action en nous pliant à une réalité transcendante. L’expérience comme échange interactif : notre accès à la vérité, au bien et au droit n’est jamais solitaire, mais passe par des interactions avec les autres et avec les choses, par l’intermédiaire de procès de coopération et de communication, qui prennent parfois la forme de véritables délibérations, où nous nous exposons aux points de vue des autres. 20 .

19 BACHELARD (Gaston), La poétique de l’espace, 1970, p.4

20 CEFAÏ (Daniel), Comment se mobilise-t-on ? L’apport d’une approche pragmatiste à la sociologie de l’action collective, 2009, p. 260-261

De même, dans le rapport à l’espace et notre construction cognitive, des relations spatiales interviennent: le plaisir, la découverte, le mystère, la surprise, l’ambiguïté, le désordre. En effet, d’un point de vue tout à fait scientifique, il se trouve que l’homme possède un organe appelé hypocampe, organe mémorisant à la fois les déplacements et à la fois les émotions. C’est en quelque sorte notre organe carte mentale de nos zones de vie qui assemble la mémoire d’orientation et la mémoire émotionnelle. Notre mémoire d’un lieu est ainsi liée aux systèmes sensoriels et moteurs stimulés lors de notre expérience du lieu. Pour pouvoir se représenter un espace inconnu il est important de pouvoir l’expérimenter dans ses dimensions perceptuelles sensorimotrices. La pratique urbaine stimule les sens, qui une fois récupérés en mémoire permettent de se représenter l’espace et d’en former une image.

Afin de comprendre plus précisément les éléments mis en jeux dans le processus perceptif, intéressons-nous à la définition même du terme perception : « Fonction par laquelle l’esprit se représente les objets; acte par lequel s’exerce cette fonction; son résultat. »21. Lors du processus de perception ce sont l’ensemble des sens qui sont convoqués à savoir la vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher. La vue en reste néanmoins bien souvent l’élément le plus important dans la mesure où il permet à la fois de voir mais aussi de regarder, faisant appel plus ou moins à l’esprit.

Le sens de la vue, principalement sollicité dans la perception du paysage, organise et interprète, et procède à la formation d’une image entre vision directe, point de vue et inconscient. En effet la sélection visuelle contrainte par un point de vue, une orientation, une hauteur permet la stimulation de l’esthétique qui implique le corps et l’esprit, où un espace personnel est développé dans la recherche de l’espace total. L’implication perceptive de l’observateur permet donc une certaine satisfaction esthétique dans l’expérience sensible de la ville et de son paysage. Collot explique que cet accomplissement esthétique du paysage est possible dès lors que l’association des distances, des profondeurs et des mises en relations forment une vision d’ensemble de manière indirecte, par reconstruction personnelle et sensible et donne ainsi à voir un paysage subjectif (figure 5). Le corps et ses limites devient le point de référence à la création d’une représentation de paysage, entre réalité et interprétation.22. Par l’expérience sensible il n’est donc pas question de percevoir un espace dans sa totalité, trop objectif, mais plutôt de motiver la création d’un paysage par l’implication du corps et de l’esprit. Ainsi la perception du paysage relève d’un

21 Le Petit Robert de la langue française, 2017, p.1855

22 COLLOT (Michel), « Point de vue sur la perception des paysages », Espace géographique, tome 15, n°3, 1986

fait subjectif. Alain Corbin insiste sur cette subjectivité du paysage. Le paysage ne peut pas constituer une image figée et collective puisque selon lui :

Le paysage est une manière de lire et d’analyser l’espace, de se le représenter, au besoin en dehors de la saisie sensorielle, de le schématiser afin de l’offrir à une représentation esthétique, de le charger de signification et d’émotions. En bref, le paysage est une lecture, indissociable de la personne qui contemple l’espace considéré. Évacuons donc, ici la notion d’objectivité23

Ainsi l’approche urbaine par le sensible et l’expérience permet de prendre en compte un ensemble de phénomènes, sensitif, phénoménologique ou interactionnel conduisant à construire un modèle « d’un homme attaché à son espace de vie par l’intermédiaire d’un mixte socio-physico-psychologique : l’espace vécu »24. Pleinement impliqué dans la perception de son environnement, l’individu comme être sensible, donne forme à ses perceptions au travers d’une simplification visuelle de l’espace vécu.

Figure 5. PAULET (Jean-Pierre), Les représentations mentales en géographie, Paris, Anthropos, coll. Géo-

23 CORBIN (Alain), L’homme dans le paysage, Textuel, 2001, p.11

24 MATTHEY (Laurent), Le quotidien des systèmes territoriaux, 2005, p. 8-11

PROCESSUS DE CONSTRUCTION DE L’IMAGE ET ATTITUDE

Le paysage serait donc davantage l’image mentale que l’on se fait de notre espace vécu qu’une image construite par une société. L’image mentale, selon Fabienne Pomel, suit un « processus dynamique », elle se détache de toute « image statique », se laissant influencer par l’ensemble des perceptions issues de notre corps, mentales ou physiques, interagissant avec les éléments composants l’espace qui nous entoure, plus ou moins connoté. Ces interactions sont en constante fluctuation.

Pour mieux comprendre le processus menant à la construction d’une image du paysage il est nécessaire d’analyser les liens entre l’image et le réel connu. Selon Antoine Bailly dans son essai « La perception des paysages urbains », l’individu s’attache à trois critères dans l’environnement qui l’entoure à savoir l’échelle, les schémas logiques et les repères25. L’échelle permet la structuration du paysage en organisant, selon les lois de la perspective, une vision en trois dimensions qui assemble alors un ensemble d’informations dans l’espace visuel. Bailly avance également l’idée que les grandes dimensions étant difficiles à saisir en raison de la limitation de nos sens nous empêchent de saisir la totalité de l’espace urbain environnant mais peu s’appréhender grâce à des allers-retours physiques et mentaux, entre espaces traversés et espaces mémorisés. Les schémas logiques modifient la simple perception visuelle, ils mettent en relation les objets isolés pour les rendre utile dans le cadre réel vécu. Les repères sont l’ensemble des éléments physiques, culturel ou psychiques qui s’organisent dans l’espace du spectateur selon leur échelle, leur forme et leur emplacement. Ils peuvent être singuliers, se dégageant de la trame urbaine, ou bien constants, donnant une signification à un lieu donné. Ainsi d’un espace physique perçu on atteint un espace mental imagé où l’espace visualisé est soumis à une interprétation dépendant de l’observateur.

Cette image résulte donc du phénomène d’imagination, qui se veut être la mise en image d’une expérience subjective. Seulement cette image ne naît pas seule, elle résulte d’une prise de conscience (figure 6). En effet Gaston Bachelard expliquait en 1943 que « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de « former » des images. Or elle est plutôt la faculté de « déformer » les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de « changer » les images. »26. Ainsi, l’image

25 BAILLY (Antoine), « La perception des paysages urbains », Essai méthodologique, tome 3, n°3, 1974, p. 211217

26 BACHELARD (Gaston), L’air et les songes, 1943, p.10

résultante d’une expérience relève de l’imagination, de la capacité à prendre conscience du monde que l’on voit. Par son expérience et par ses perceptions, l’homme devient l’élément sujet de référence pour apprécier, nuancer et se représenter les rapports de la terre de de l’homme.

Figure 6. LYNCH (Kevin), Processus de perception, reprise par An-

Puisque l’image se forme par une successions de filtres sensitifs mais aussi psychologique, culturels et sociaux, la disposition et l’état mental de l’individu dans la ville conditionne son expérience mais aussi l’image qui en résulte. Cet état que nous appelons attitude mentale oriente l’individu vers un état de préparation de l’individu à un stimulus, qui oriente temporairement ou durablement les capacités perceptives, motrices et de traitement de l’information envers un objet perçu. Nous pouvons simplifier en disant que l’attitude correspond à une « mise en condition », un « état d’esprit ». En 1935, G. W. Allport donne la définition suivante : « Une attitude est un état mental et nerveux de préparation (a mental and neural state of readiness), organisé à partir de l’expérience. »27

Le concept d’attitude a été dévoloppé dès le début du siècle par la théorie tri-componentielle des attitudes de Rosenberg28. Rosenberg distingue trois dimensions dans les attitudes qu’ils nomment composantes, qui se retrouveront en fait dans tous les concepts majeurs de la psychologie sociale s’appliquant au sujet psychosocial. La première est une composante affective qui concerne les émotions positives ou négatives que l’individu a à l’égard de l’objet perçu, la prédisposition à évaluer cet objet comme étant bon ou mauvais, intéressant ou inintéressant, etc. La seconde est une composante cognitive qui fait référence aux connaissances et croyances présentes et passées que l’individu a concernant cet objet ainsi qu’à la crédibilité que l’individu accorde à ces informations. Enfin la troisième est une composante conative qui est une composante énergétique en ce sens qu’elle est relative aux comportements passés et présents de l’individu face à cet objet et à ses intentions comportementales futures. Zanna et Rempel29 simplifient ces trois composantes en résumant la composante cognitive aux connaissances que l’on possède de l’objet, la composante affective aux affects, sentiments, états d’humeurs que l’objets suscite et la composante combative à la disposition à agir de façon favorable ou défavorable vis-à-vis de l’objet. L’attitude se forme alors à la réunion de ces trois composantes.

Ainsi l’attitude puisqu’elle traite les informations au filtre d’un ensemble de valeurs, oriente nos perceptions, et de ce fait conditionne notre visualisation de la ville. L’individu dans sa dimension consciente et inconsciente constitue alors un objet de référence d’étude complexe capable de saisir les

27 ALLPORT (Gordon Willard), VERNON (Philip Ewart), Studies in expressive movement, New York, Macmillan, 1933

28 ROSENBERG (Milton), Attitude organization and change : an analysis of consistency among attitude components, Greenwood Press, 1960

29 ZANNA (M.P), REMPEL (J.K), Attitudes : A new look at and Old Concept, Cambridge University Press, 1988

particularités de la ville au travers de l’expérience vécue.

Ainsi, loin de se limiter à une simple expérience visuelle, la perception de la ville se complexifie au travers d’un ensemble de filtre physiques et mentaux. L’approche de la ville par la phénoménologie et l’expérience sensible oblige donc l’ensemble des théoriciens de la ville et des urbanistes à repenser leurs outils d’analyse et de représentation l’environnement urbain, moins objectif, plus proche de la réalité perçue.

2.3. UNE APPROCHE DE LA VILLE PAR L’EXPÉRIENCE, LA CARTE POUR

RESTITUER L’IMAGE DE LA VILLE

UN TOURNANT SENSIBLE POUR L’ÉTUDE ET LA REPRÉSENTATION DE LA VILLE

En portant ainsi l’attention sur la situation, l’affectivité et la sensibilité, la mémoire, ou encore l’imagination des individus, les approches fondées sur l’expérience dégagent une pluralité possible de modes de présence et de rapports à l’espace urbain dans une « invitation générale à écarter les dualismes réducteurs au bénéfice d’une conception plurielle et dynamique »30 de l’action. L’individu devient acteur de la réalité géographique et du monde qui l’entoure. Ce cadre débouche des analyses sur les sens, pris isolément ou dans leurs interactions, pour mettre en avant la manière dont ils induisent ou construisent les rapports sociaux ; sur l’étude d’une « spatialité du proche, du contact et de la participation avec l’environnement compris lui-même comme complexe, c’est-à-dire comme une ambiance composée de plusieurs dimensions sensorielles (sonores, tactiles, olfactives, visuelles, etc.) qui interagissent en réalité et dans laquelle le corps est comme « plongé ». »31. Pour Albert Levy, « les nouvelles approches de l’espace sensible, des « ambiances urbaines » » conduiraient à « une refonte totale de l’architecture comme de l’urbanisme » En effet, s’intéresser aux « significations, de nature physico-culturelle, qui concernent la sensation de confort, de bien-être, que l’on peut ressentir dans tel espace, telle ambiance (...) renvoie d’une façon plus globale à l’attitude d’une culture vis-à-vis de la nature, de son milieu, de ses ressources

»32

Les avancées conceptuelles et méthodologiques permises par les sciences sociales et humaines ont permis dès les années soixante d’opérer un « tournant sensible » dans les domaines de l’urbanisme et de l’aménagement. Ces nouvelles approches découlent de l’évolution du rapport que l’homme entretient avec le monde. En réaction à l’urbanisme fonctionnaliste qui découlait d’une approche de la ville contrôlée et planifiée par en haut, certains urbanistes ont développé une réflexion sur la question urbaine davantage portée sur l’individu, sur l’espace subjectif et sur l’expérience quotidienne de la ville. L’étendue d’un tissu citadin disloqué suscite des questionnements. Déjouant les codes esthétiques de la représentation totalisante des métropoles modernes, on cherche une lecture plus critique par une approche fragmentée de la ville. En remplaçant le découpage macroscopique et fonctionnel de la ville moderne,

30 BESSE (Jean-Marc), Le paysage, espace sensible, espace public, 2010, p. 92-103

31 BESSE (Jean-Marc), Op. cit., p. 266-267

32 LEVY, Formes urbaines et significations : revisiter la morphologie urbaine, 2005 p. 31

par des « catégories plus phénoménales et entretenant une relation scalaire. »33 les urbanistes ont permis d’incorporer l’ensemble des paramètres sensibles de la perception dans l’étude de la ville. L’importance accordée à l’individu engageait alors une modification du point de vue pour l’étude de la ville et du monde. L’échelle d’étude et de point de vue s’est resserré autour de l’homme et s’est démultipliée selon des logiques subjectives.

C’est donc toute une position dans le champ de l’architecture qui a été renouvelée. Ainsi de nouveaux systèmes d’analyse et de restitution du milieu urbain ont émergé dans l’histoire de l’urbanisme et l’étude de la ville.

L’étude de l’individu dans la ville ont permis à la perception, visuelle, dynamique, de jouer désormais un rôle central : l’espace urbain ne peut être pensé indépendamment du sujet qui le perçoit. Cette réflexion donne lieu à des études perceptuelles dans lesquels l’espace urbain est étudié à travers les représentations mentales des habitants. La pensée architecturale et urbanistique se détache progressivement de l’approche physicaliste (autrement dit, physique et visuelle) de la forme urbaine en tant que référence visuelle et physique, pour se diriger vers une conception signifiante. Prenant «le contre-pied d’un regard planificateur qui s’attache peu aux particularités concrètes et se confond souvent avec une vue de l’esprit », le regard des urbanistes se resserre ainsi « sur les objets matériels de la quotidienneté »34. Il s’attache à dévoiler le rapport entre les habitants, envisagés comme corps sensibles en mouvement, et leur environnement de vie, à rendre compte des lieux et territoires comme étant engagés dans des pratiques, des représentations et des valeurs habitantes.

Malgré cette concentration autour de l’individu comme point de vue, les approches fondées sur le sensible semblent de nature à remettre en cause la vision unidimensionnelle de l’individu. Le point de vue qu’il se fait de la ville ne réside plus dans la simple réduction de son regard, mais convoque un ensemble de perceptions qui permettent de considérer de manière globale les relations entre l’individus et son environnement.

33 POUSIN (Frédéric), Les concepteurs de la ville en quête de l’espace familier, 2008, p. 191-211

34 POUSIN (Frédéric), Op. cit., p. 191-211

C’est dans ce cadre qu’émergent de nouveaux outils cartographiques destinés à matérialiser et manipuler les nouveaux objets interrogés. L’attention portée aux opérations tant physiques que cognitives et sociales de la perception incite par conséquent à développer de nouvelles méthodologies et de nouvelles techniques de représentation de la réalité. « Les phénomènes d’incorporation/incarnation » que met à jour l’entrée par les vécus sensibles « ne se donne souvent au dévoilement que dans la restitution graphique des lieux, par les méthodes qui rendent compte par le dessin et d’autres modes de (re)présentation matérialisée, des « effets de lieux ». »35. Les cartes deviennent alors un mode de représentation permettant de représenter une réalité subjective de l’espace en objectivant la dérive de l’individu, ses changements d’états et ses représentations de la ville sous forme graphique. Ce mode de représentation cartographique par l’expérience, loin de la neutralité des représentations cartographiques géographiques classiques, se nourrit des pratiques quotidiennes ou expérimentales, des représentations mentales individuelles, et collectives permettant de rendre compte d’un territoire dans sa lecture à la fois géographique et pratique. L’approche phénoménologique de l’espace couplée au geste cartographique permet ainsi de faire resurgir la complexité du réel et traduire la manière dont le paysage urbain se révèle aux sens. La carte mentale s’érige alors en version communicable d’un territoire parcouru par une conscience. Elle permet de ce fait de reconstruire le réel par sa portée synthétique et analytique.

Les cartes mentales ont particulièrement été utilisées par les urbanistes postmodernes américains, qui les ont largement intégrées à leur réflexions urbaines. En effet les États-Unis ont été marqués par la croissance de leur ville et le développement de leurs infrastructures comme nulle part ailleurs à l’époque. Face à ces bouleversements, les théories et les représentations urbaines ont fait l’objet d’évolutions considérables pour le domaine de l’urbanisme.

L’URBAN DESIGN AUX ÉTATS-UNIS ET LA CONSTRUCTION D’UN DISCOURS SUR LE PAYSAGE URBAIN

Les métropoles depuis les bouleversements liés l’infrastructuralisation et jusqu’à d’aujourd’hui font face à la problématique même de leur définition, à savoir leur taille, leur perte d’échelle et leur complexité.

35 BOURDIN (Alain), Des ambiances à l’offre urbaine, 2007, p. 8

En effet l’ensemble d’évolutions techniques et l’essor de la voiture a fortement impacté l’étude et la représentation de la ville, notamment aux États-Unis.

Ce progrès technique couplé à une nouvelle vision de l’urbanisme et du monde a permis de poser un regard nouveau sur la ville, son paysage et sa représentation. Tout d’abord ces progrès techniques ont fortement transformé la forme des territoires par leur infrastructuralisation, forçant une nouvelle perceptions des paysages. En effet « Chaque grande technique de transport modèle donc une approche originale de l’espace traversé, chaque grand technique porte en soit un « paysage » (…) Ce sont les « paysages de la technique », terme qui désigne donc pas les espaces marqués par l’omniprésence des infrastructures de transport, mais les regards induits par ces infrastructures sur le cadre qui les environne. »36. Mais cette évolution technique a surtout modifié l’expérience dans la ville. La notion de temporalité et de mouvement sont alors devenues indissociables de l’expérience de la ville et des perceptions. L’individu dans la ville est passé d’un état lent à un état en mouvement rapide et continu. De plus d’une connaissance circonscrite de la ville il est passé à une vision territoriale de la ville par la possibilité de se déplacer hors de la ville. En bouleversant l’orientation de l’individu dans la ville, c’est tout une image de la ville qui s’est vue modifiée. De ce fait que l’expérience physique et en mouvement de l’espace urbain par la voiture a fortement modifié notre expérience de la ville par la modification de nos perceptions, mises en mouvement. Par cette mise en mouvement se sont alors créés un ensemble de séquences visuelles de scènes urbaines qualifiées selon leurs qualités spatiales.

Le développement de l’automobile a ainsi constitué le point névralgique des recherches des urbanistes post-modernes américains. L’urbaniste américain Kevin Lynch déjà les années 1970 avançait le fait que :

La taille croissante de nos grandes métropoles, et la vitesse avec laquelle nous les parcourons, soulèvent beaucoup de problèmes nouveaux pour la perception. La région métropolitaine est aujourd’hui l’unité fonctionnelle de notre environnement, et il est désirable que cette unité fonctionnelle puisse être identifiée et structurée par ses habitants. Les nouveaux moyens de communication qui nous permettent de vivre et de travailler dans une aussi vaste région d’interdépendance, pourraient aussi nous permettre de rendre notre image proportionnée à notre expérience. »37

36 DESPORTES (Marc), Paysages en mouvement, transports et perception de l’espace, Gallimard, 2005

37 LYNCH (Kevin), The Image of the City, 1960, p.131

Les chercheurs et praticiens du Townscape Movement ont ainsi adopté cette approche de l’analyse la ville d’un point de vue dynamique, l’individu est en mouvement dans la ville. Ce mouvement appelant à la production d’une architecture moderne mais dans le respect des formes urbaines héritées, contre l’urbanisme fonctionnaliste, met en avant la notion de townscape, paysage urbain, rejetant une approche des formes urbaines par l’abstraction du plan pour mettre en valeur leur appréhension à travers la perception visuelle et « l’art de la mise en relation »38. Selon eux, en tissant des relations entre les éléments architecturaux et le paysage en mouvement, l’esprit de l’observateur définit des espaces fragmentés comme des « lieux » auxquels se rattachent un ensemble de représentations. Ce sont des images dans le paysage de la ville, des images identifiables physiquement et émotionnellement, qui finissent, par un assemblage mental, par créer une image de la ville. Ces notions sont développées par Kevin Lynch dans son article « The View from the Road »39

À partir d’un travail d’enquête sur le terrain, il analyse le lien entre la perception séquentielle d’un automobiliste le long d’un parcours sur une autoroute urbaine et l’image mentale de la ville qui en résulte. Pour rendre compte de leurs recherches une révision des modes d’analyse et de représentation a été mise en place. La représentation de la ville était faite alors d’un ensemble varié d’outils tels que les cartes mentales, les séries photographiques, les films. L’ensemble de ces outils permettent de rendre compte l’ensemble des perceptions en jeu et de leur fragmentation spatio-temporelle dans la formation de l’image de la ville. Ainsi au final deux diagrammes organisés selon un axe vertical à lire de bas en haut sont proposés : au diagramme de l’orientation reprenant les cinq points de Lynch est adjoint un diagramme de l’espace et du mouvement (space motion diagram) qui représente d’une manière abstraite le mouvement du conducteur dans l’espace et la qualité de l’espace qui l’entoure. Plus que l’espace, c’est le temps qui domine ici dans une organisation graphique qui est bien loin de la cartographie topographique. Chez les postmodernes la perception du paysage urbain dépend alors à la fois de la vitesse du véhicule mais aussi du statut de l’observateur. L’automobile, en dilatant les isochrones, a permis de repousser les limites géographiques de la ville. Les gains de vitesse permis par l’automobile ont été échangés contre un gain d’espace à travers une localisation résidentielle périphérique.

La création de la ville automobile, a ainsi ouvert de nouveaux horizons d’analyse et de représen-

38 ERTEN (Erdem), Shaping « The Second Half Century », the Architectural Review, 1947

39 APPLEYARD (Donald), LYNCH (Kevin), MYER (John), « The view from the road »

tation par l’ensemble des possibilités dynamiques et perceptives qu’elle a permis. C’est donc la modification de l’état de l’observateur par sa mise en mouvement et la modification de ses perceptions que la forme et l’imagibilité de la ville a pu être révisée.

L’urbaniste américain Kevin Lynch a été une figure majeure du postmodernisme. C’est lui notamment qui a développé ces notions de forme et d’imagibilité de la ville au travers d’études majeures donnant naissance à un ensemble de méthodes et d’outils d’analyses et de représentation de la ville sensible.

KEVIN LYNCH, FORME DE LA VILLE ET IMAGIBILITÉ

L’innovation que constitue le travail de recherche de Kevin Lynch et les nouveaux systèmes de visualisation qui en sont issus ont permit la mutation de la notion d’image de la ville. Dans la continuité de la recherche urbaine postmoderne, ses travaux ont conduit vers une étude de la ville et de son imagibilité comme condition à la forme perceptuelle de la ville. En s’intéressant à cette question d’imagibilité, Lynch a permis une synthèse de la ville, faite de complexités qui ne peuvent s’exprimer et se traduire par des méthodes d’urbanisme et d’architecture classique.

D’après Lynch, lorsqu’on regarde la ville, notre regard s’attache tout d’abord à identifier le ou les objets qui nous sont donnés à voir permettant d’instaurer une distinction et une reconnaissance de l’objet dans son unicité et sa singularité. Vient ensuite l’analyse de sa relation spatiale à l’environnement plus large. Et enfin l’observateur devient acteur de l’image qu’il voit, en se posant en spectateur, il devient initiateur d’un paysage auquel il accorde une certaine signification.

Cette signification peut être d’ordre pratique dans la mesure où elle renvoie à une espace pratiqué habituel, quotidien ou particulier, d’ordre social ramenant à une culture partagée mais aussi d’ordre émotionnelle. Comme nous l’avons expliqué précédemment, nos perceptions et notre mémoire sont intimement liées dans notre physiologie. Ainsi le regard que l’on porte sur une ville est en réalité une assemblage entre les sensations immédiates et des souvenirs d’expériences passées. Ces deux éléments lorsqu’ils se combinent créent alors une image mentale de la ville. L’image mentale que l’on se fait d’une

ville est un fait très important puisque d’après Lynch : « Une bonne image environnementale donne à son possesseur un important sens de sécurité émotionnelle. Il peut établir une relation harmonieuse entre lui-même et le monde extérieur »40. L’imagibilité, et donc la capacité d’une ville à créer une image mentale chez un individu est donc indispensable pour l’équilibre entre individu et monde construit. Ainsi face aux mutations urbaines, l’individu doit pouvoir se reconnecter avec son environnement pour le comprendre. Ainsi dans une approche centrée sur les perceptions de l’individu dans la ville, Kevin Lynch cherche à impliquer l’observateur pour lui permettre d’établir une relation avec la ville. Il dit que : « L’observateur lui-même devrait jouer un rôle actif dans la perception du monde et jouer un rôle créatif dans le développement de son image. Il devrait avoir le pouvoir de modifier cette image pour répondre aux besoins changeants. Un environnement qui est ordonné dans le détail précis et final peut inhiber de nouveaux modèles d’activité. »41. L’enjeu réside donc dans l’attention portée à la forme de la ville. Celle ci permet d’installer et d’entretenir un rapport entre l’individu et la ville.

L’observateur devient acteur puisqu’il en jouant un rôle actif dans la construction d’une image de la ville au travers des ses perceptions et ses compréhensions. Ainsi c’est par le regard que l’individu porte sur la ville, un regard dynamique, qu’une compréhension de la ville est rendue possible. Par la perception de la forme et des sensations, l’individu peut réinventer la ville et sa réalité au rythme de ses mutations.

Pour saisir cette image de la ville dans sa globalité et dans ses particularités Kevin Lynch initie alors une méthode lui permettant d’analyser les caractéristiques d’imagibilité de la ville au travers d’éléments formels stricts. Il créé des outils et une méthode d’analyse basée sur l’enquête de terrain et le dessin permettant de rendre compte d’une image de la ville « ouverte, adaptable au changement, permettant à l’individu de continuer à étudier et à organiser la réalité : il doit y avoir des espaces vides où l’individu peut étendre le dessin pour lui-même. »42. Cette image devrait aussi, dans une certaine mesure, être transmissible et communicable. Cette méthode permet d’intégrer le citoyen, l’observateur comme protagoniste de sa ville, où elle se révèlerait et se développerait au travers de son regard.

40 LYNCH (Kevin), The image of the city, Cambridge, MIT Press, 1960

41 LYNCH (Kevin), Op. cit., p.6

42 LYNCH (Kevin), Op. cit., p.9

Dans son système d’analyse, Lynch identifie cinq typologies d’objets perceptibles physiquement, permettant de se détacher des significations sociales, fonctionnelles et historiques dans la ville. Selon lui les voies, les limites, les quartiers, les noeuds et les repères seraient les éléments les plus pertinents donnant forme à la ville.

Les voies sont les canaux le long desquels l’observateur se déplace habituellement, occasionnellement ou potentiellement. Il peut s’agir de rues, de trottoirs, de lignes de transport en commun, de canaux, de chemins de fer. Pour beaucoup de gens, ce sont les éléments prédominants de leur image. Les individus observent la ville en se déplaçant à travers ces voies, le long desquelles d’autres éléments environnementaux sont disposés et liés.

Les limites sont les éléments linéaires non utilisés ou considérés comme des voies par l’observateur. Ce sont les frontières entre deux phases, des ruptures linéaires en continuité : rivages, voies ferrées, bordures de zones de développement, murs. Ce sont des références latérales plutôt que des axes. Ces bords peuvent être des barrières, plus ou moins pénétrables, qui ferment une région d’une autre; ou ils peuvent être des liens, des lignes le long desquelles deux régions sont liées et réunies. Ces éléments de bordure, bien qu’ils ne soient probablement pas aussi familiers que les chemins, sont importants dans l’organisation générale, en particulier dans le rôle de tenir ensemble des zones généralisées, comme dans le contour d’une ville par l’eau ou le mur.

Les quartiers sont les parties moyennes ou larges de la ville, conçues comme ayant une portée bidimensionnelle, où l’observateur peut entrer «à l’intérieur de,» et qui sont reconnaissables comme ayant un certain caractère commun, d’identification. La plupart des gens structurent leur ville de cette façon, suivant l’importance que peuvent prendre les quartiers et les voies, dans leurs dimensions physiques et dans les significations individuelles qui leur sont attribuées. Cette signification semble dépendre non seulement de l’individu, mais aussi de la ville donnée.

Les noeuds sont les points, les endroits stratégiques dans une ville, et qui sont les foyers intensifs vers et à partir desquels il voyage. Il peut s’agir principalement de jonctions, de lieux de rupture de transport, de croisement ou de convergence de voies, de moments de déplacement d’une structure à une autre. Les noeuds peuvent aussi être simplement des concentrations, qui prennent de l’importance par la

condensation d’une certaine utilisation ou d’un certain caractère physique, comme un coin de rue ou un carré fermé. Certains de ces nœuds de concentration sont le foyer et la quintessence d’un quartier, sur lequel leur influence rayonne et dont ils sont le symbole. Ils peuvent être appelés noyaux. Le concept de nœud est lié au concept de voies, puisque les jonctions sont généralement la convergence des chemins, des événements sur le parcours. Il est également lié au concept de quartier, puisque les noyaux sont généralement les foyers intensifs de ceux-ci, leur centre polaire. Certains points nodaux se trouvent dans presque toutes les images collectives, et dans certains cas, ils peuvent être la caractéristique principale d’un lieu et d’une ville.

Les repères sont un autre type d’élément particulier, mais dans ce cas l’observateur n’entre pas en eux, ils sont externes et singuliers. Ils sont généralement un objet physique assez simplement défini : bâtiment, enseigne, magasin, ou relief paysager. Certains points de repère sont distants, visibles sous différents angles et distances, dominant des éléments plus petits, et utilisés comme références radiales. Ils peuvent être à l’intérieur de la ville ou à une telle distance qu’ils symbolisent une direction et une référence constante. Par exemple des tours isolées, des dômes colorés, de grandes collines. Même un point mobile, comme le soleil, dont le mouvement est suffisamment lent et régulier, peut être utilisé. Les autres points de repère sont principalement locaux et ne sont visibles que dans des endroits restreints. Ce sont les innombrables panneaux, façades de magasins, arbres, poignées de porte, et autres dérailleurs urbains, qui remplissent l’image de la plupart des observateurs. Ils sont souvent utilisés comme indices d’identité et même de structure, et semblent être de plus en plus utilisés à mesure que le parcours et les lieux deviennent de plus en plus familier.

Ces différentes typologies d’objets sont nuancés par leur imagibilité. C’est cette imagibilité qui permet de caractériser une ville par la capacité d’un individu à créer des images, qui par leur clarté et leur forme harmonieuse permettent de satisfaire la quête de compréhension de l’individu dans la ville. Structurer et identifier l’environnement urbain est un besoin et un réflexe pour tout être vivant. L’observateur sélectionne, organise et confère du sens à ce qu’il voit à l’aide des sensations visuelles qu’il perçoit et à l’ensemble de ses autres sens. L’imagibilité, bien qu’elle soit synthétisante d’une complexité, n’en est pas moins nuancée. Selon Lynch :

Une imagibilité couvrant la totalité d’une zone aussi étendue qu’une aire métropolitaine ne signifie pas que l’image aurait une intensité égale en tous points de la zone. Il y aurait des formes prédominantes et des arrières-plans plus étendus, des points focaux et du tissu conjonctif interstitiel. Mais qu’elle soit intense ou neutre, chaque partie serait probablement claire, et clairement reliée à l’ensemble. 43

On peut supposer que les images de métropoles seraient composées d’éléments tels que des autoroutes rapides, des lignes de métro ou des voies aériennes ; de vastes régions avec des limites grossières constituées par des étendues d’eau ou d’espace libre ; des noeuds commerciaux importants ; des caractéristiques topographique fondamentales ; et peut-être des points de repère massifs et séparés. »44 . L’image de la ville mène ainsi à une schématisation construite, organisée et contrastée entre les formes, les dimensions et les éléments de la ville. Il semblerait de plus que cette schématisation entre en diapason avec la nouvelle dimension de la ville, de la métropole, s’étendant jusque dans son territoire. L’image mentale de la ville la saisit dans sa globalité.

Afin d’atteindre cette forte imagibilité de la ville, la qualité de la forme urbaine est indispensable. Cette forme, bien qu’elle mène à une schématisation nécessite des contrastes, des particularités et des tensions qui animent le paysage urbain, permettant de distinguer une ville d’une autre et permettant de faire entrer en jeu une subjectivité propre à chaque individu face aux différentes particularités urbaines. Ces particularités de la ville permettent d’attiser l’implication de l’individu, de l’observateur. En effet, Lynch dit :

Une ville très imagée (apparente, lisible ou visible) serait bien formée, distincte, remarquable ; elle inviterait l’œil et l’oreille à une plus grande attention et participation. L’emprise sensuelle sur un tel environnement ne serait pas simplement simplifiée, mais aussi étendue et approfondie. Une telle ville serait une ville qui pourrait être appréhendée au fil du temps comme un modèle de grande continuité avec de nombreuses parties distinctes clairement interconnectées. L’observateur perceptif et familier pouvait absorber de nouveaux impacts sensuels sans perturber son image de base, et chaque nouvel impact touchait de nombreux éléments précédents.45 .

Ainsi l’image mentale qui se forme est à la fois le fruit d’une schématisation établie de la forme de la ville à grande échelle et le fruit de l’évolution de la perception d’un individu de la ville propre à chacun, ce qui permet une appropriation de la ville et une appropriation de la relation entretenue avec

43 LYNCH (Kevin), Op. cit.

44 LYNCH (Kevin), Op. cit., p.131

45 LYNCH (Kevin), Op. cit., p.10

Le travail de Lynch est clairement influencé par la psychologie de la forme, autrement appelée théorie de la Gestalt. Cette théorie psychologique et philosophique du XXème siècle propose une approche de la perception et de la représentation mentale basée sur des formes globales plutôt que sur une addiction d’éléments. Le verbe allemand « gestalten » se traduit en effet par « mettre en forme, donner une structure signifiante ». Ainsi la théorie du Gestalt avance l’idée que la perception est capable de générer une forme structurée, complète, harmonieuse et faisant sens au sein de la « bonne forme ». Cette capacité perceptive permet une meilleur compréhension des choses, puisqu’elle permet non seulement d’analyser les éléments mais aussi d’en avoir une vue synthétique, de les percevoir dans un ensemble plus vaste. Elle rend possible un regard non pas plus précis mais plus large et plus juste, où le contexte devient plus signifiant que le texte.

Lynch développe ainsi une série de caractéristiques perceptives qui donnent forme à la ville. Elles peuvent être ponctuelles et singulières ou bien continues et se révéler par référence ou bien même invisibles mais signifiantes.

Le champ visuel est le premier élément qui permet l’image de la ville. C’est ce qui contient et limite la portée de notre regard sur la ville et qui génère une image cadrée. La flexibilité du champ visuel lorsqu’il est soumis à des transparences, des chevauchements, des échappées, des panoramas et des formes permet cependant de créer différentes images de la ville, de les déformer, tantôt apportant une profondeur à l’image avec une pénétration augmentée de la portée visuelle, tantôt limitant et concentrant le regard. Cette variabilité du champ visuel conduit à une vision réelle et symbolique différenciée de la ville. Il est donc intéressant de jouer de ce champ visuel pour révéler différentes images physiques et mentales qu’un individu peut se faire d’une même ville.

La simplicité de la forme joue un rôle important dans l’imagibilité de la ville puisqu’il est plus facile d’incorporer des formes simples dans l’image. En effet il est dans notre nature de simplifier la complexité par des formes simples. La dominance est une caractéristique qui permet elle aussi la dissociation et la simplification par omission de certains éléments. L’élément dominant l’attention de l’observateur émet une image qui rayonne sur son contexte. La singularité d’un élément attire l’attention. Elle peut

provenir de la nature de sa surface, de sa forme, de son intensité, sa complexité, sa taille, son utilisation, sa localisation, etc. Elle exprime un contraste par rapport à l’environnement dans lequel l’élément se trouve ou bien par rapport à l’expérience de l’observateur. Elle installe une particularité et une nuance.

La différenciation directionnelle, par asymétries, radiales ou orientations permet de structurer la grande échelle de la ville. Elle permet une division et une classification de l’espace large.

La clarté des liaisons peuvent correspondre à des continuités. Elles forment des relations physiques claires et des communications réciproques entre des points stratégique de la structure continue de la ville. Dans la ville elles apparaissent majoritairement par les réseaux de transports, les avenues, les boulevards, les lignes de métro. La continuité met en évidence des persistances, des proximités, des ressemblances, des harmonies dans la ville, qui traduisent une perception d’une réalité complexe. La complexité des continuités expriment l’identité particulière de la ville et de la métropole. Les continuités peuvent provenir d’un lien physique entre les éléments mais aussi de rapprochements ressortant d’une image collective ou bien d’expériences personnelles.

Si la qualité formelle physique de la ville est certainement la plus impactante dans la formation de l’image de la ville, la notion de temps et de mouvement sont également présentes. La conscience du mouvement, en terme de sensations visuelles et kinesthésiques rend compte d’une ville dynamique. Les séries temporelles, pouvant être de simples séquences ou bien des séries structurées, génèrent une image provenant d’un déroulement d’éléments plutôt que des éléments eux-mêmes.

Enfin les dénominations et les significations accordées aux lieux forment des systèmes d’appellation et d’associations d’idées et de significations collectives et individuelles. Elles résultent souvent de répétitions, de redondances et d’accentuations. Elles en disent long sur la perception d’un lieu, puisque le langage rend réel la chose. Dès lors qu’on la nomme elle existe et se qualifie selon des qualités au travers de dénominations, d’adjectifs, de métaphores, etc.

Par ces analyses Lynch cherche à établir une représentation mentale de la ville, un « plan visuel » (figure 7). L’élaboration d’une série de diagrammes et de rapports illustrant les images collectives significatives, les problèmes et les possibilités visuelles fondamentales, les éléments critiques de l’image et la ville et le monde.

les inter-relations entre ces éléments, avec le détail de leurs qualités et de leurs facultés de changement permet d’atteindre une qualité de l’image de la ville. L’intérêt de ce plan visuel ne réside par en la forme matérielle elle-même, mais en la qualité d’une image mentale et la convocation des observateurs pour apprendre à regarder leur ville, à l’observer dans ses formes multiples et dans la façon dont elles s’enchaînent les unes aux autres. De plus, selon Lynch, ce plan visuel analytique permettrait de bâtir un plan visuel à l’échelle de la ville dans l’objectif de renforcer l’image collectif des citoyens de leur propre ville. Ce plan pourrait imposer l’implantation ou la préservation de points de repère, le développement d’une hiérarchie visuelle des voies, l’élaboration d’unités thématiques pour les quartiers, la création ou la clarification des points nodaux. Ces analyses perceptuelles ne se limiteraient donc pas à une recherche mais chercherait par-dessus tout la conception de la ville comme forme visible globale, vers un urbanisme du visible, pour une nouvelle appréhension de l’urbain, non pas comme objet mais comme image.

Ainsi Kevin Lynch a permis d’encourager l’expérience sensible en centrant son étude sur l’individu et son point de vue pour capter sa vision, bouleversée par les mutations métropolitaines, et a permis de réinventer les études et la conception urbaines en inventant de nouveau modes de représentations adaptés.

Figure 7. LYNCH (Kevin), The Visual form of Los Angeles as seen in the field, The image of

3.

basculement du point de vue : la tour comme infrastructure de visualisation

Après avoir délimité notre champ de recherche à nous pouvons mettre en place une méthode d’analyse et de restitution de la perception différenciée du paysage urbain entre le niveau du sol et le niveau de la tour. Cette partie fera l’objet d’une étude de témoignages au sujet de l’expérience vécue, de la lecture de la ville, des sensations spatiales, et de l’imagibilité.

En premier lieu et puisque nous proposons de déplacer l’attention de l’espace urbain à l’espace paysager, nous expliquerons en quoi l’émancipation du sol permet de remettre en question un ensemble de concepts adoptés dans l’étude de la ville par l’expérience atmosphérique.

Puis, après une présentation de la méthode d’enquête mise en place et le mode de traitement des données recueillies, nous analyserons les quatre entretiens effectués afin de confirmer les hypothèses avancées. Nous chercherons à confronter l’ensemble des résultats de chacun des individus interrogés afin de trouver des corrélations ou bien des différences, que nous révèleront au travers d’un travail graphique.

Pour finir, nous dégagerons les images formées par l’observateur aérien de la ville, fruit d’une imagibilité intensifiée par une expérience paysagère. Nous tenterons de synthétiser l’ensemble de nos constats par une nouvelle représentation graphique de la ville de Paris.

3.1. LA TOUR COMME NOUVELLE INFRASTRUCTURE DE VISUALISATION

EXPÉRIMENTER

LA VILLE DU SOL AU CIEL

Seulement l’intérêt porté aux études urbaines postmodernes, à la perception et à la forme de la ville nécessite de la nuance pour notre travail. Si l’étude de la ville par Lynch est profondément ancrée dans la ville, dans le sol et dans le mouvement, notre recherche vise à se détacher de cette surface pour s’élever, pour expérimenter, analyser et représenter la ville depuis la hauteur que permet la tour. Nous cherchons à déplacer regard d’un monde perçu depuis les infrastructures routières vers un monde perçu depuis les infrastructures architecturales que sont les tours.

En s’intéressant à la ville depuis le sol, l’urbanisme en tant que discipline a basé ses recherches sur cette surface multimodale, cette surface de déplacements qu’est le sol. La notion de mouvement a alors prévalu sur l’ensemble des perceptions urbaines. L’urbaniste Bernardo Secchi a d’ailleurs définit le sol comme étant le suolo, mot italien signifiant à la fois « superficie sur laquelle se déplacent les corps terrestres » et « strate supérieure des terrains agricoles considérés dans leurs qualités naturelles »1. Il est la condition aux déplacements et la condition naturelle à l’appropriation humaine, il génère le mouvement et est en mouvement. Ainsi que nous vivions au cœur des métropoles, dans les centres-villes ou dans leurs banlieues, dans le périurbain ou dans des bourgs, nous sommes tous différents et pourtant tous des urbains, par nos modes de vie, nos déplacements, puis nos activités et nos pratiques puisque nous foulons les mêmes sols. Ils nous permettent de nous déplacer, de communiquer, de construire et aussi de nous nourrir. Le sol est un commun qui ancre nos pratiques dans une vision collective de ce qu’est l’urbain.

Seulement le sol étant à la fois espace public et privé, il s’articule entre la sphère individuelle et collective. Il constitue donc un espace de conflit, ni totalement collectif ni totalement individuel. L’individu dans la ville est donc en constante recherche de qualification de l’espace, et parfois même cherche à en fuir n’y trouvant pas sa place. En effet ce sol est aussi une surface faite d’objets architecturaux, le sol constitue la surface d’accueil du projet architectural, considéré comme un support, comme une tabula rasa, comme un carton pour asseoir toute future intervention. Le sol est une infrastructure horizontale. Il confisque et piège les ressources au profit de l’aménagement de la ville. L’idée d’une ville, de l’urbain, se dessinerait alors parallèlement à cette prise au piège du sol. La surface du sol se remplit d’éléments statiques et dynamiques qui peu à peu remplissent l’espace, brouillent la vision. L’individu dans la ville est

1 SECCHI (Bernardo), Première leçon d’urbanisme, Marseille, Éditions Parenthèse, 2006

immergé dans une surface épaisse et pleine. Il y est donc soumis, invité à prendre part aux mouvements, ses déplacements, ses activités et ses pratiques sont contenues dans la ville et lui sont dictées. Le sol des villes est donc à la fois un espace ouvert, infini, commun, urbain et fermé, saturé. Cette surexploitation et cette saturation de l’espace urbain, où l’individu est piégé dans le sol, expliquerait en partie la fuite vers le territoire lointain, le périurbain et la campagne.

Concernant cette fracture entre les territoires Françoise Choay avance la notion d’urbain comme moyen de réconcilier cette dichotomie dans son texte « Le règne de l’urbain et la mort de la ville »2 , considérant comme urbain, ce qui appartient à la nouvelle civilisation qui se met en place à l’échelle planétaire, et qui est constituée de réseaux matériels et immatériels autant que d’objets techniques. Il s’agit ainsi plus d’une condition que d’un strict espace, d’une simple surface. Par cette définition le ciel devient un territoire urbain. Par l’édification de tours à l’échelle planétaire et le tissage de réseaux matériels aériens et architecturaux et immatériels par les faisceaux de perspectives, le ciel s’urbanise. Par l’élévation, celui qui regarde la ville conquière un nouveau territoire urbain, le territoire du vide de la ville, le territoire du ciel. Les tours auraient donc ce pouvoir d’assurer une distanciation de la ville tout en demeurant dans une certaine urbanité. Comme la voiture a permis la conquête d’un territoire et l’émancipation urbaine, la tour comme infrastructure permettrait également cette fuite de la ville, cette fois non plus horizontale mais verticale. La tour permettrait l’émancipation urbaine verticale et la découverte d’un nouveau territoire urbain atmosphérique, tout en restant face à la ville.

Or si on considère la manière actuelle dont nous faisons l’expérience d’une vaste zone urbaine, on est entraîné vers un autre type d’organisation : celle d’un modèle basé sur les séquences et la durée.

Lynch explique que « les voyages en avion (donc l’élévation) peuvent simplifier le problème, car ce sont, du point de vue de la perception, des expériences statiques plutôt que dynamiques, qui permettent d’embrasser d’un seul coup d’oeil presque toute une zone métropolitaine. »3. Comme l’avion, la tour permet d’embrasser la ville d’un seul coup d’oeil statique et renvoie à donc à une expérience paysagère. Par la tour, l’expérience urbaine prend cette autre dimension, celle du paysage atmosphérique.

2 CHOAY (Françoise) Le règne de l’urbain et la mort de la ville, La ville, art et architecture en Europe, 1870-1993, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 26-35

3 LYNCH (Kevin), Op.cit.

De plus puisque :

Notre regard sur le monde est inséparable de la position que l’on y occupe. Il ne faudrait pas reconnaître de position théorique détachée de l’expérience, et donc de l’engagement, personnel. Cette expérience du vide est une manière de s’inscrire dans le Monde en le regardant ; la compassion, dans son sens d’ouverture au Monde, est une manière d’y agir. L’acceptation de la vacuité comme force motrice nous amène à voir le Monde autrement qu’il apparaît dans les regards habituels. Cela nous permet d’entrevoir, derrière les actes et les événements, les vraies raisons en oeuvre.4

Ainsi la découverte d’un nouveau paysage atmosphérique renvoie à l’hypothèse d’une « ville inverse ». À partir du vide, une nouvelle spatialité émerge, se distinguant toujours plus clairement de la ville traditionnelle. Se dessinent alors deux phénomènes bien distincts entre l’expérience de la ville depuis le sol et l’expérience de la ville depuis la tour.

La ville depuis le sol est en réalité un espace plein, saturé par les infrastructures, le mouvement et les pratiques collectives. La ville depuis la tour se construit en opposition à ce plein, puisqu’elle donne accès à la dimension verticale de la ville, à son atmosphère et au ciel. L’individu se trouve alors dans une strate de la ville ouverte sur l’horizon, et où le vide occupe la majorité de son espace. A la différence d’un espace plein, un espace vide est un espace disponible, ouvert à la projection et permet une potentialité, reliant la ville avec l’ailleurs. Il suggère toutes sortes de formes, de sens, il est loin de n’être rien et finalement le vide constitue une forme de plein virtuel, où l’individu construit sa vision de la ville et entre en connexion avec elle. En effet Serge Renaudie l’explique lorsqu’il avance le fait que « L’expérience du vide nous rend capables d’accueillir, en nous, ce qui existe devant nous quand aucun écran ne s’interpose. Ainsi notre méthode d’approche de la ville est indissociable de notre regard et ce regard de notre « méthode d’être » face à la ville. Penser la ville par le vide c’est faire volte-face et considérer avec un œil nouveau son et notre existence. »5 Ainsi cette expérience du vide propose de nouveaux rapports entre l’homme et l’espace.

Le vide a plusieurs significations. Il peut s’agir d’un fait : « La boite est vide » dans ce cas là nous parlons d’un contenant, qu’un plein renferme un vide. Mais il peut s’agir d’un ressenti : « Paris est vide au moins d’août » ce n’est plus un vide qualifié par ses limites mais une impression qu’un chose est dépourvue de son schéma habituel. Ce vide en tant qu’impression serait l’ensemble des éléments dans

4 RENAUDIE (Serge), La ville par le vide, Movitcity édition, 2011

5 RENAUDIE (Serge), Op.cit., 2011

l’air qui ont une influence sur nos humeurs, notre santé, notre aisance à respirer et d’autres caractères physique. L’architecte suisse Philippe Rahm s’est intéressé à cette question et à la dimension atmosphérique de l’architecture comme possibilité de donner une sensibilité à l’invisible. Il explique que le vide « « vaporeux, dilaté, perméable, nous pénètre en même temps qu’on le pénètre, s’infiltre dans notre corps, dans nos poumons, gagne notre sang et notre cerveau, se mélange à notre propre corps »6. Le vide a cette capacité de nous permettre de faire corps avec la dimension météorologique de l’espace, avec l’atmosphère de la ville.

Si le style postmoderne se voulait narratif et symbolique, fait d’allusions, le style « anthropocène » que serait celui de l’architecture météorologique se baserait sur des critères plus objectifs et climatiques introduits dans le langage esthétique. Pour Philippe Rahm « Les moyens de l’architecture doivent devenir invisibles et légers, produire des lieux comme des paysages ouverts, libres, des géographiques nouvelles, d’autres météorologie »7. Les éléments et outils d’analyse architecturale et urbaine deviendraient de ce fait ceux du climat, de l’atmosphère, ce sont des nouveaux critères pour qualifier l’espace.

Ainsi le vide propose aujourd’hui de réinventer le rapport entre le corps et l’espace, entre l’individu et la ville, en se basant sur les échanges physiologiques entre eux. En s’ouvrant vers cette nouvelle sensibilité nous devenons capable de produire d’autres narrations collectives faisant apparaître des images nouvelles tout en s’ancrant dans une pratique et une formation de formes nouvelles pour l’architecture et la ville.

Spontanément, nous pensons le vide comme un espace mais il peut être aussi un temps : est vide un moment où il ne se passe rien. Ce temps immobile est rempli par une dimension sonore silencieuse. Accéder à la tour en en empruntant l’ascenceur permet de passer par un intervalle sensoriel qui donne accès au silence. Cet intervalle constitue un repose épisodique des sollicitations sensorielles qui sont nécessaire à la conscience du temps. Cette ponctuation sonore conduit à un affinement de l’écoute, mobilisant l’attente audible et redonnant à l’auditeur une conscience du temps sonore. Elle établit un seuil entre un avant et un après et structure l’attention. Le silence permet une restructuration de l’espace. La vacuité sonore permet de relier différents formats temporels et spatiaux. Par le silence le champ d’audi-

6 RAHM (Philippe), Architecture météorologique, Archibooks, Paris, 2009, p. 35

7 RAHM (Philippe), Op.cit.

tion se confond avec celui de la ville et la dépasse, un lien se tisse entre les dimensions sonores de la ville, du microcosme, du cadre de vie et celles du territoire, de l’immensément grand et vide, du ciel. Ainsi :

En donnant à entendre les limites de l’audible, le silence laisse plus ou moins ouvert l’espace sonore de l’auditeur. Les seuils de l’oreilles sont trouvés sitôt qu’un son jusqu’alors présent s’échappe de notre perception, du fait de l’éloignement de la sources. Nous avons affaire à une structuration temporelle de l’espace d’audibilité. Le temps sonore compose l’espace. Du silence réflexif au localisé, nous passons au silence écologique et localisant, à la mobilité du pas, nous passons à la mobilité de l’oreille.8.

C’est dans cette posture attentive et les connotations du silence, renvoyant au secret, à la solitude, à la retraite, à la retenue, à la discrétion, que l’individu modifie son expérience, la rendant plus personnelle, plus sensible, plus nuancée, plus apaisée. La ville pourrait apparaître alors comme une immensité calme et nostalgique. Ainsi « L’auditeur de paysages silencieux a loisir de recomposer la ville en fonction de la posture d’écoute qu’il choisit. »9

La tour a donc ce mérite d’unifier les vastes zones d’environnements par l’amplification des perceptions, ouverte à l’horizon et au silence, débarrassée du parasitage que constitue le corps en mouvement. L’environnement est saisit d’un seul coup d’oeil en tant qu’image image à la fois directe et imaginaire, horizontale et verticale, complexe et simplifiée.

Privilégier la vue d’en haut destitue le sol comme fondation. Celui qui surplombe c’est celui qui se détache de l’horizontalité des échanges humains et de l’utilisation de ville. Il s’élève pour rejoindre le sublime, du latin sublimis qui signifie justement au sens propre élevé en l’air.

La tour a cette particularité de permettre de prendre de la hauteur, de se détacher du sol pour atteindre une strate entre sol et ciel, où l’observateur peut saisir d’un seul regard immobile et statique le paysage qui est donné à voir. La tour permet d’accéder à une strate de la ville qui n’est ni dans la ville ni au dessus de la ville. On regarde la ville avec un regard tantôt tiré vers le bas, tantôt porté vers l’horizon. La posture verticale de la tour, tout comme celle de l’observateur, permet une mise en tension avec la ville. Elle n’est ni plane ni debout. Elle se perçoit dans toutes ses dimensions, physiques et mentales, qui

8 THIBAUD (Jean-Paul), En quête d’ambiance, Eprouver la ville en passant, MétisPresses, vues Ensemble Essais, 2015, p. 84-85

9 THIBAUD (Jean-Paul), Op. cit., MétisPresses, vues Ensemble Essais, 2015, p. 89

souvent déforment la réalité. La posture d’altérité du point de vue en surplomb fait place à une vue d’en haut qui renvoie au basculement de l’espace perceptif. Cette nouvelle localisation du point de vue génère deux types de perception : celui de l’existence objective de la réalité, d’un monde sans aucun point de vue et celui de la subjectivité et de l’expérience, donc d’un point de vue absolu. Seule la vue d’en haut permet à ces deux niveaux de représentation, abstrait et territorial, de coexister, et ainsi d’opérer la destruction de l’objet. La vue d’en haut démonumentalise l’architecture pour la transformer en géographie construite. Elle possède ce pouvoir d’éloignement de la réalité quotidienne de la ville et sa transformation en un objet distancé pour la consommation visuelle qui permet de rendre compte d’un fait : la violence de l’urbanisme « du sol » serait sublimé dans le spectacle quasi pastoral du « paysage urbain », miniature ou modèle qui serait l’outil de persuasion publique le plus puissant par ses pouvoirs de sublimation.

Ainsi la tour permet d’accéder aux territoires atmosphérique de la ville, elle permet de percevoir l’écart entre ce qui est sûr, quotidien, et ce qui est incertain, à imaginer et qui génère une sensation de dépaysement, un état d’appréhension qui conduit à une intensification des capacités perceptives. Leur connaissance ne peut être acquise que par une expérience directe, une enquête de terrain active, permettant de révéler une nouvelle image de la ville. Ainsi pour notre travail nous avons tenu à baser notre étude sur l’expérimentation de la grande hauteur et la perception de la ville depuis ce point de vue tout particulier que constitue la tour. Par une enquête de terrain basée nous cherchons à capter l’influence de l’expérience paysagère atmosphérique de la ville dans la déformation de son image.

3.2. DES ENTRETIENS RÉVÉLATEURS D’UNE EXPÉRIENCE DE LA VILLE

DIFFÉRENCIÉE DEPUIS LA TOUR MONTPARNASSE

MÉTHODE ET HYPOTHÈSES

Afin de saisir la modification de la forme perceptuelle de la ville et de la formation de l’image nous avons élaboré une méthode d’analyse comparative entre la strate du sol et la strate de la tour. Une enquête in situ a été menée sur des individus expérimentant la ville de Paris depuis l’espace urbain et des individus expérimentant la ville depuis le haut de la Tour Montparnasse.

Le choix de la Tour Montparnasse pour notre étude nous a semblé pertinent puisqu’elle possède cette caractéristique d’être une des seule tour isolée dans le Paris intramuros, et la plus haute, puisqu’elle s’érige à 210 mètres. Sa position verticale unique donne accès au point de vue le plus élevé dans Paris, rendant donc possible une différenciation d’expérience verticale maximale. L’aménagement d’une terrasse en plein air de 800m2 permet d’avoir une vue ouverte sur l’ensemble du paysage. De plus l’intégration dans le tissu permet également de s’inscrire au mieux dans l’environnement et d’établir des liaisons perceptuelles autant au sol que du haut de son observatoire panoramique. Elle s’insère dans le prolongement de l’axe créé par le palais de Chaillot, le Trocadéro, la tour Eiffel, le Champ-de-Mars et l’École militaire, en parallèle avec l’axe historique et s’articule donc avec les perspectives urbaines. Desservie par la station de métro Montparnasse - Bienvenüe (lignes 4, 6, 12 et 13) et la gare portant le même nom, elle nous permet de mettre en lumière l’importance des réseaux dans la perception de la ville.

Au travers de l’élaboration d’entretiens semi-directifs nous avons nous avons cherché à placer l’usager de la ville comme observateur et protagoniste du paysage urbain, où il se révèlerait et se développerait à travers son regard. Leurs témoignages ont été analysés puis restitués au travers d’outils graphiques afin de révéler, au travers de la représentation, une expérience paysagère différenciée.

Privilégiant le récit subjectif à la quantité de données, nous avons choisi un nombre restreint d’interviewés. Pour ce travail de terrain ce sont donc cinq individus aux statuts différents ont été choisis. Pour réaliser les entretiens au sol nous avons abordé de manière spontanée deux femmes dans la rue et autour de la Tour Montparnasse. Solène, 24 ans, est étudiante à l’école d’architecture de Paris Malaquais. Elle habite de ce fait à Paris depuis quelques temps et y a ses habitudes. Fabienne, 42 ans, est artiste. Elle s’est installée à la campagne près de Bordeaux après avoir passé sa jeunesse à Paris. Ce jour là elle était de passage à Paris, tout juste sortie de la gare Montparnasse, pour un motif professionnel.

Pour les entretiens en haut de la tour nous avons interrogé trois individus installés sur la terrasse panoramique. Alain, 27 ans, est employé à l’Observatoire de la Tour Montparnasse, il connait donc tout particulièrement le lieu et le paysage qu’il donne à voir. Il habite également dans le 19eme arrondissement Paris depuis de nombreuses années après avoir grandi à Nantes. Christelle et Patrice, 56 et 59 ans, sont tous les deux en séjour à Paris et ont voulu ajouter la Tour Montparnasse à leur visites. Ils ont donc pu expérimenter un nouveau point de vue sur la ville.

Ces profils d’individus différents par leurs statuts, leurs quotidiens et leurs visions de la ville m’ont permis d’obtenir une certaine diversité de réponses, même si finalement de fortes similitudes de sont esquissées suivant la position dans l’espace de chacun des deux groupes. Chaque entretien a été enregistré puis retranscrit permettant d’avoir une base d’étude sur laquelle s’appuyer pour mener des analyses. Cet échantillon d’individus interrogés nous permet de dresser une analyse différenciée entre la ville du sol et la ville du ciel.

Afin de capter les perceptions puis représenter l’image de la ville nous avons structuré notre analyse en trois parties. En s’inscrivant dans la continuité des études sur la forme perceptuelle de la ville, nous souhaitons tout d’abord démontrer que la perception de la ville se subtilise dès lors que l’on s’élève vers un point de vue élevé. La lisibilité du paysage urbain tend à se modifier au filtre de l’expérience immédiate et de la visualisation différente que permet l’élévation verticale. Nous basons ce travail sur la méthode de Lynch et ses outils d’analyses pour composer un questionnaire capable de révéler les formes perceptuelles de la ville depuis le sol et depuis la tour. Les cinq typologies d’objets perceptibles physiquement donnant forme à la ville, à savoir les voies, les limites, les quartiers, les noeuds et les repères ont été restitués au travers de plans visuels, de cartes mentales résiduelles d’une certaine lisibilité de la ville. Nous tenterons ensuite de comprendre la modification de cette perception au travers de l’analyse du langage. En effet la modification du point de vue bouleverse l’attitude mentale des observateurs, et par le bouleversement de leurs sensations, permet de développer différentes projections sur la ville. Nous étudierons ainsi certains extraits issus des entretiens au filtre des critères de la théorie tri-componentielle des attitudes, basée sur le cognitif, l’affectif et le conatif afin de révéler l’état d’esprit des différents individus interrogés. Le travail de Lakoff et Johnson sur les métaphores nous servira quant à lui à rendre compte d’expériences sensor-spatiales différenciées. Enfin nous étudierons la capacité des individus à susciter et renouveler leur imaginaire urbain au travers d’une analyse basée sur l’imagibilité de la ville perçue

depuis la tour, c’est-à-dire sa capacité à générer des images auprès des individus qui la regardent. Kevin Lynch et son travail sur l’imagibilité basée sur la théorie du Gestalt nous aidera à affiner notre questionnaire afin d’accéder non plus uniquement à la perception directe de la forme de la ville mais aussi à sa simplication, sa schématisation et sa signification.

UNE LISIBILITÉ DE LA FORME PERCEPTUELLE DE LA VILLE MODIFIÉE PAR UNE EXPÉRIENCE VISUELLE NOUVELLE

Selon les recherches de Lynch, la forme perceptuelle de la ville est le résultat d’un ensemble de perceptions basés sur l’expérience immédiate de l’espace, et donc de sa lecture. La lisibilité est définie par Lynch comme étant la carté du paysage. Elle passe par l’identification des objets qui s’y trouvent et la structuration des éléments selon une carte mentale. Cette carte représente alors le résultat visuel du plan de la ville permettant de s’orienter grâce aux informations visuelles. La schématisation de la forme urbaine contribue à l’élaboration d’une forme symbolique collective de la ville. Or nous supposons que l’expérience de la ville depuis la tour, puisqu’elle se détache du sol, et donc du terrain d’étude sur lequel Lynch a élaboré sa méthode d’analyse, se détache d’une lecture horizontale de la ville. En changeant de point de vue, les perceptions visuelles se modifient. En sélectionnant le paysage différemment, l’observateur se différencie de la perception commune est symbolique de l’espace urbain quotidien, et donc le sens conféré à l’espace peut se modifier, devenir plus subjectif. Ainsi nos entretiens cherchent à accéder à la décomposition différenciée de la ville au filtre des perceptions, donc à sa forme perceptuelle, par l’identification et la structuration de ses points d’attraction, de ses points de repères et de ses limites entre l’expérience de la ville depuis le sol et depuis la tour.

Une sélection de réponses aux différentes questions posées lors des entretiens nous ont permis de traduire graphiquement les éléments formateurs de la perception de la forme et de l’image de la ville. La comparaison des différents éléments recueillis au travers d’une langage graphique permettent d’identifier les typologies d’espaces propres à chacune des visions, optique depuis le sol et catoptique depuis la tour. Une cartographie sélective des éléments nommés lors des questions relatives aux cinq typologies d’objets perceptibles nous aident à comprendre les typologies d’espaces convoqués dans la perception de la ville. Nous utiliserons une photographie aérienne de la métropole parisienne.

Voies

voie empruntée, réseau, point de départ/d’arrivée

Limites

limite linéaire, limite spatiale, limite connue

Quartiers

quartier du lieu et du chez soi, autres quartiers lisibles

Noeuds

intersections, connexion lointaine, point de référence

Repères repères particuliers, éléments visibles

Légende pour la compréhension des cinq objets perceptibles relatifs à la lisibilité de l’environnement

AU SOL Voies

Nous commencerons par analyser les résultats des entretiens de Solène et Fabienne, les deux personnes interrogées au pied de la tour Montparnasse.

Tout d’abord l’expérience de perceptuelle de la ville commence par l’identification des voies. Ce sont les espaces le long desquels l’observateur se déplace habituellement, occasionnellement ou potentiellement. Pour beaucoup de gens, ce sont les éléments prédominants de leur image puisque les individus observent la ville en se déplaçant à travers ces voies, le long desquelles d’autres éléments perceptibles sont disposés et liés. Au travers du récit des déplacements de Solène et Fabienne pour atteindre le lieu dans lequel je les ai interrogées, nous obtenons les résultats suivants :

Je suis venue en métro, c’était un chemin qui était long, parceque y’a eu au moins 15 stations de métro, minimum. On pas va dire agréable, parce-que tu vois pas le jour et t’es enfermé dans le métro avec plusieurs personnes. C’est un endroit quand même oppressant. Après quand tu sors du métro t’as la sensation de soulagement, de liberté, parce-que tu retrouves

Je suis partie ce matin à 6h30 de ma campagne pour aller à Bordeaux, j’ai cherché une place gratuite quelque part dans bordeaux, aller à la gare à pied en courant. L’idée de la gare c’est cette effervescence que j’aime beaucoup et en même temps une certaine fluidité. Donc ça a été vraiment très fluide. Et là je suis sortie de Montparnasse par là-bas, justement en me disant où

Toutes les deux racontent leur périple dans les transports, l’une le métro, l’autre la gare. Ces couloirs de déplacement sont aveugles et ne permettent pas de se lier à la ville. Leur perception se limite à des sensations d’oppression ou de fluidité mais ne permette pas de percevoir l’espace. Les seuls objets ainsi perçu sont ceux du point de départ et du point d’arrivée. Leur présence dans ce lieu n’a été rendue possible que par l’infrastructure. Ces voies sont donc réduites à leur aspect fonctionnel et à leur caractéristique de réseau.

Limites

Leur perception des limites dans l’espace est totalement absente. Si les limites constituent des frontières entre deux phases, l’absence de leur identification réduit la ville à un espace global et continu. Tout est mélangé.

8

Figure
Solène

Quartiers

L’identification des quartiers en revanche est intéressante. Les quartiers forment des parties de ville reconnaissables et identifiables. Il est facile de structurer la ville de cette façon, où les différents quartiers se chargent de certaines dimensions physiques et significations. Solène et Fabienne ont ainsi distingué les espaces de la manière suivante :

Comme si c’était un peu le quartier des affaires. Toute la journée, toute la semaine t’es vraiment avec le contact de la population en général, dans tout ce qui est métro, tu croises toujours du monde, tout le temps, tout a vite tout le temps, tu cours partout, t’es tout le temps angoissé, tout le temps stressé. (...) Donc par exemple le quartier du Marais, les Batignolles vers chez moi, le quartier Latin par exemple, ça m’attire, tous ces endroits là en contraste. Solène

Ça fait trop longtemps que je suis plus venue à Paris mais je crois que là on est dans le 15eme et je me souviens d’un super restau japonais où j’avais été y’a des années. J’aimais pas venir ici, je me souviens que c’était un quartier où j’avais du mal à m’intégrer enfin où j’avais du mal à me sentir bien, parce-que j’étais dans le 19eme qui est un petit peu moins voi-

Elles évoquent justement les arrondissements du 15eme et du 14eme puisqu’elles s’y trouvent. Elles ont donc un rapport à l’environnement direct, elles se situent ici. Elles lui attribuent également un usage. Fabienne qui n’habite plus Paris limite l’identification de cette zone à un souvenir négatif. Elle mentionne alors le 19ème arrondissement dans lequel elle se sent plus à l’aise. Solène quant à elle mentionne quartier Latin et le quartier des Batignolles qu’elle connait bien puisqu’elle les fréquente au quotidien. Elle évoque également le quartier du Marais comme un quartier qu’elle apprécie. Ces différents quartiers représentent pour elles des quartiers plus appréciable que celui dans lequel elles se trouvent. Elles construisent une ville fragmentée en quartiers, qui n’ont pas de lien si ce n’est leur contraste.

Les éléments nommés constituent des fragments, ce sont des fragments de villes, des arrondissements. Les quartiers sont donc identifiés comme des zones délimitées administrativement auxquelles elles ajoutent ensuite des usages et des significations relatives à des expériences vécues. Elles se représentent donc facilement le quartier dans lequel elles se trouvent, ceux qu’elles fréquentent régulièrement et ceux qu’elles apprécient. Il existe donc un rapport direct avec ces espaces, un rapport d’expérience vécue et d’échelle humaine.

Noeuds

L’articulation de l’espace urbain et les noeuds se comprennent comme des endroits stratégiques entre les voies ou bien entre les quartiers.

Le seul aspect qui me paraît évident c’est l’un des axe, celui ci, qui doit à mon avis relier deux points importants. Une ligne droite qui vient couper.

Bah disons que c’est la ville de la consommation quoi, je consomme du voyage, je vais dans le shopping center, je vais voir la vue et puis je repars ce soir quoi.

Les noeuds forment finalement le sens dans l’espace, leur importance découle de l’articulation qu’ils permettent entre déplacement et usage. Ils constituent des voies de déplacements menant à certains points selon une certaine logique urbaine symbolisant alors l’ensemble de l’espace. Pour Solène le Boulevard du Montparnasse constitue le caractère passager de l’espace et pour Fabienne le centre commercial et la tour forgent un espace consumériste. Ainsi ces éléments sont à l’origine de l’image de cet espace urbain précis.

Fabienne Solène
Figure 10
Fabienne Figure 9

Enfin l’analyse des repères permet de comprendre les éléments forts de l’espace. Les repères sont davantage des éléments singuliers, objet physique ou bien paysager. Ils peuvent être identifié par leur forme ou bien par le sentiment affectif qu’ils provoquent. Ils sont utilisés comme indices d’identité du lieu.

Plan visuel

En combinant l’ensemble des éléments recueillis, nous obtenons des plans visuels, des cartes relatives à la topologie de l’espace pour chacune des deux personne interrogée au pied de la Tour.

La tour, en point de repère, pour l’icône

Moi par rapport à ce que je connais, donc outre la tour Montparnasse, y’a la gare au fond, la gare sncf, y’a le bouillon Chartier du coup, et y’a les stations de métro. Parce-que je sais à peu près où je vais partir et dans quelle direction.

Je suis très sensible à la végétation et puis aux formes rondes là j’aime bien le fait qu’il y ai des formes un peu plus souples. Là on a juste le rationnel comme une sorte de coquille vide. Et en fait si on regarde ici ça devient tout de suite beaucoup plus doux et beaucoup plus voluptueux et beaucoup plus rassurant et inclusif.

Les repères sont donc des éléments isolés, qui caractérisent le lieu ou bien qui permet une identification. Solène énumère les bâtiments qui dominants dans l’espace, qui structurent et qualifient le lieu par leur forme et par leur usage. La tour Montparnasse par ses dimensions devient même une icône, visible dans la ville. C’est donc à la fois un repère symbolique et un repère d’orientation. Les stations de métro sont aussi des repères puisque c’est par là qu’elle a atteint et quittera ce lieu, ce sont des repères d’orientation. Fabienne quant à elle identifie en repère un espace paysager aux formes rondes, c’est son repère puisqu’elle y retrouve un sentiment rassurant. C’est donc davantage un repère affectif. Bien que les repères mentionnés soient différents, il est intéressant de noter le fait qu’ils sont relatifs à l’espace dans

Ces carte sélectives font apparaître une ville résiduelle fortement réduite. Les éléments physiques perçus sont limités par l’expérience directe des lieux. Leur perception de la ville est très fragmentée, relative à ce qu’elles ont pu expérimenter physiquement ou qu’elles connaissent, ce sont des espaces urbains qu’elles caractérisent selon l’appréciation qu’elles en ont, par opposition à l’espace dans lequel elles se trouvent. On y retrouve ainsi une prégnance des quartiers en tant que vaste zone. Les différents éléments se lient entre eux par l’usage et par les transports uniquement. La saturation de l’espace semble participer à la difficulté d’identification des formes et la lecture plus fine et plus claire de l’espace urbain. Leur situation dans la ville empêche le déplacement de leur regard et donc empêche la lecture de la structure de l’espace. Ainsi leurs cartographies mentales se resserrent autour du lieu dans lequel elles se trouvent et s’articule autour des repères et des noeuds qui caractérisent l’espace.

Fabienne
Solène
Figure 12
Repères
Fabienne
Solène
Figure 11

DEPUIS LA TOUR

Cette fois nous analysons les résultats des entretiens d’Alain, Christelle et Patrice interrogés en haut de la Tour.

C’est vrai que moi je travaille ici donc c’est des choses qui sont un peu entrées dans mon quotidien mais c’est ça aussi qui est intéressant, c’est-à-dire, par exemple on est en rotation avec mes collègues, donc c’est l’heure à laquelle moi je dois monter ici, je crois que c’est vraiment le moment qui culmine un peu dans ma journée. En plus quand j’ouvre, si c’est moi qui ouvre en début de journée, je sais que j’ai la terrasse pour moi tout seul, donc je ne mets pas tout de suite la musique, je suis au calme, j’ai le

On a traversé la Seine à la Concorde et la tour elle vous saute à la figure d’un seul coup au détour d’une rue. Moi je savais qu’elle était là, mais à un moment, toc, Avenue du Maine. On la voit de loin par contre hein. Mais après quand on est dans les immeubles haussmaniens au sol on la voit pas.

La tour, en se déconnectant du sol, se déconnecte des réseaux de transport. Pour atteindre cette strate du haut de la tour, l’individu ne passe pas du sous-sol au sol mais du sol au ciel. Alain rapporte ce déplacement vertical au moment culminant de sa journée. L’ascenseur qui permet d’accéder au haut de la tour constitue alors la voie principale. La voie qui se veut horizontale au sol devient ici verticale, où le dernier niveau, comme le bout d’une rue, se ponctue d’un élément particulier. La terrasse en haut est un

espace libéré, comme une place, où Alain peut se lier à l’environnement, au paysage. Bien qu’elle soit décollée du sol, cette terrasse, cette voie où l’on ne circule par, permet quand même une relation à la ville. Christelle et Alain quant à eux ne mentionnent par ce déplacement verticale comme voie, mais relatent leur trajet pour atteindre la Tour. En tant que touristes, et pour profiter de la ville sans ses inconvénients d’après eux, ils ont préféré se déplacer en voiture. Ainsi à la surface du sol il leur est possible de se situer dans l’espace, de séquencer leur parcours par la Concorde, la Seine, la découverte de la Tour. Leur déplacement est caractérisé par des éléments forts du paysage urbain traversé, pour finalement se terminer par la surprise de la Tour, leur point d’arrivée.

Limites

et Patrice Alain

Alors j’ai l’impression quand même que Paris d’une certaine façon se termine assez abruptement, peut-être justement par ces hauteurs. C’est-à-dire que on peut sentir que la ville ou des villes continuent, mais comme les tours s’arrêtent on sent que c’est la fin de Paris. Et ici, bon c’est peut-être le bois de Boulogne et la Seine aussi qu’on ne voit pas, qui découpent vraiment et on sent que voilà un Paris s’interrompt ici. Donc il y a effectivement des choses comme ça qu’on peut ressentir de ce point de vue mais c’est pas forcément ce que je ressens dans la ville.

Je sais géographiquement. Le bois de Boulogne c’est une partie de Paris administrative, dès qu’on est de l’autre côté du bois c’est Neuilly sur Seine. Parce-que je le sais voilà hein. Même la Défense Les tours là elles sont pas dans le 75 elles sont dans le 92

Christelle
Figure 14
Christelle et Patrice Alain
Figure 13

Les limites ne sont pas perçues comme des frontières claires mais suggèrent davantage des changements de phases. Elles ne ferment pas l’espace mais le divise en parties. Les espaces facilement identifiables que sont le Bois de Boulogne ou bien la Seine permettent de rapporter le paysage à la cartographie de Paris, où la ville se divise en Paris Rive Droite et Paris Rive Gauche, entre Paris intra-muros et banlieue. Les tensions verticales instaurées par les quartiers de tours au loin mettent en évidence la structure de la ville. Alain, par connaissance, qu’au-delà de ces tours on sort de Paris. Il se réfère donc à elles pour identifier les limites de la ville. Les résultats graphiques témoignent de cette lecture de la ville géographique et territoriale, où les éléments naturels vastes et les quartiers verticaux structurent la ville. Ainsi les individus en haut de la tour qui ne sont pas soumis à l’infrastructure et la construction de la ville ne peuvent ressentir les limites dans l’espace urbain. Néanmoins ils procèdent à un aller-retour entre perception du paysage et connaissance géographique pour bâtir les limites de la ville mais n’en subissent pas les effets puisque ces notions ne sont pas perceptibles spatialement. L’individu ne se réfère ainsi pas à lui mais à sa connaissance du monde.

Quartiers

Alors le quartier Montparnasse par exemple, peut-être parce-que j’y viens pas tant que ça, effectivement je m’y sens un petit peu déconnecté. Mais quand même, comme à la base je viens de Nantes j’ai quand même un lien avec la gare Montparnasse, et donc du coup c’est vrai que tout ceci pour moi c’est un petit ensemble. Mais pour moi le Montparnasse que j’apprécie c’est cette terrasse, la tour en soit pas tant que ça, la gare non plus, l’idée du voyage oui mais sinon c’est plutôt le boulevard. Et vu d’en haut j’apprécie aussi le cimetière Montparnasse. (...) Et les autres endroits comme ça que je peux identifier bah c’est souvent aussi lié à des monuments donc la tour Eiffel et tout le Champ de Mars, euh y’a ici tout le quartier Beaugrenelle avec tous ses grands immeubles, le 13eme de l’autre côté même chose, et on retrouve un petit peu le 19eme le quartier avec les tours. Donc par les hauteurs mais aussi parce-que j’ai pu y vivre, par exemple le 19eme j’y ai travaillé des années donc je le connais Je sais que par ici y’a le 17eme, je sais que y’a la place de l’Étoile là bas, les Champs Elysées. Ma fille habitait dans le 17eme. Christelle et Patrice Alain

beaucoup et c’est vrai que ces tours sont des choses que j’identifie beaucoup. Mais après comme je disais ça peut aussi être les espaces verts, le 20eme avec son cimetière du père Lachaise, et des éléments comme ça, enfin c’est ça qui fait un peu que j’assimile. Puis bon là ici on est un peu éloigné mais si je m’approchais du bord peut-être que que verrais tout de suite Concorde et Madeleine, pour moi ça fait aussi un ensemble.

Figure 15

L’identification et la perception des quartiers depuis la tour est également relative à des espaces vécus, quotidiennement ou bien exceptionnellement, ils renvoient à une pratique ou à un souvenir. Si Christelle et Patrice ont du mal à identifier des quartiers c’est parce-qu’ils n’habitent pas Paris. Christelle évoque néanmoins le 17 arrondissement, qu’elle associe au quartier où sa fille habitait et où elle allait donc lui rendre visite. De plus aucun des deux ne mentionne le quartier dans lequel ils se trouvent. La tour permet ce détachement de l’espace physique du quartier. Alain quant à lui a une vision très diversifiée des quartiers. Il forme plusieurs groupes. Tout d’abord il y a le quartier dans lequel se trouve son lieu de travail et son lieu de transit. Ce quartier Montparnasse, plutôt que d’être mentionné comme espace dans lequel il se trouve, il l’associe à un ensemble d’éléments qui renvoient à l’idée qu’il se fait du quartier Montparnasse. C’est un microcosme fait de bâtiments, d’espaces public et de symbolique relative au voyage. Ensuite il évoque un quartier également symbolique, le 19ème arrondissement, le quartier qu’il habite et auquel il est attaché. Il associe également à ce quartier les quartiers de Beaugrenelle et du 13ème arrondissement puisqu’ils ont cette particularités d’être composés de tours. Cette caractéristiques

en font des éléments facilement identifiables visuellement depuis ce point de vue. Une certaine tension est établie entre l’observateur et les dimensions verticales, permettant de les faire ressortir de la ville unifiée. Enfin en reliant certains monuments qu’il arrive à identifier visuellement il forme des ensemble, des unités d’espace avec un caractère propre.

L’observateur de la ville depuis la tour se connecte ainsi à la fois à sa capacité de distinction visuelle permettant d’identifier des ensembles verticaux et à la fois à sa capacité mémorielles en se remémorant des espaces singuliers qu’il a pu arpenté lors de son expérience de la ville depuis le sol. En faisant appel à son esprit il lui est alors également facile de se mettre en mémoire un ensemble d’acquis, où il sait que certains bâtiments ou espaces entre eux forment un ensemble, un micro-quartier avec une identité propre. Ainsi la ville est fragmentée en davantage d’unités que les arrondissement. Ils ne sont pas non plus construits selon une dichotomie ou une expérience vécue différentielle de celle de la tour.

Noeuds

Repères

Peut-être les cimetières. En fait je m’oriente beaucoup avec les espaces verts, par ici y’a le cimetière du Montparnasse, le père Lachaise. Et puis aussi certaines artères. Alors quand elles sont très arborées comme en ce moment en cette saison on les voit très bien, comme celle-ci le boulevard Montparnasse. Donc j’aime beaucoup voir ce découpage un peu de Paris, qui justement a quand même gardé cette identité très haussmanienne. Donc les boulevards, les avenues, ça c’est vrai que c’est quelque chose que j’apprécie voir. Moi ce que j’aime bien quand je viens c’est l’arc de Triomphe, les champs Elysées tout ça. Ma fille habitait dans le 17eme, c’était pas loin et pour moi c’était un bon repère l’arc de Triomphe. Quand je suis à l’arc de Triomphe je sais où je suis quoi. Pourtant on a du mal à le voir là

Alain

(Pas de données pertinentes)

Christelle et Patrice

Pour moi chaque monument est individuel. Y’a une histoire à chaque monument. Je vais pas relier la tour Eiffel et les Invalides, pourtant c’est pas loin.

16

Face à un paysage unifié il est difficile de percevoir les articulations de l’espace. Néanmoins Christelle et Patrice mentionnent les monuments comme point particuliers dans leur paysage. Par intérêt pour les monuments, ces éléments singuliers forment des points à localiser dans l’espace. S’ils ne se relient pas spatiale ment entre eux en réseaux, il se lient à une histoire. Ces noeuds sont donc une articulation entre le visuel et la connaissance de l’élément. L’individu articule sa vision avec son esprit.

S’il est évident que les espaces verts, larges et facilement identifiables visuellement, constituent des repères d’orientation dans le paysage, les autres éléments nommés sont plus subtils. Pour Alain, les boulevards et les avenues, très visibles dans le paysage, ne constituent pas des repères visuels d’orientations mais sont davantage des repères relatifs à la particularité de Paris. L’identification de ces éléments permet de savoir que l’on est à Paris, ce sont des repères dans le sens où on ne les trouve que dans cette ville.

Pour Christelle il est également intéressant de noter le fait qu’elle mentionne un repère qui n’est même pas visible depuis son point de vue. Néanmoins elle sait que dans la ville elle s’y réfère, c’est un point de repère car c’est un endroit qu’elle connait et sa connexion avec les Champs Élysées le connecte à la ville toute entière.

Christelle et Patrice Alain
Figure 17
Figure

Plan visuel

Nous concluons donc cette première analyse par un constat évident. Les cartes mentales de la ville perçue du sol ou bien perçue du ciel sont très différentes puisqu’elles sont le résultats de perceptions visuelles différentes. L’individu expérimentant l’espace de la ville depuis le sol forme une carte mentale plutôt limitée et partielle, relative à ce qu’il est capable de percevoir depuis son champ de vision et sa position dans la ville. L’espace de la ville perçu depuis la tour génère quant à lui des cartes mentales plus larges et plus complètes. En effet, l’élévation et l’ouverture du point de vue que permet la tour entraîne davantage de clarté dans la lecture de la ville. Les objets sont plus simples à identifier et à structurer dans une vision d’ensemble. Mais nous constatons également que ces cartes révèlent un certain rapport à l’espace. La carte résiduelle des perceptions depuis le sol se concentre autour de l’observateur. Sa vision de la ville est centrée sur lui-même, sur ses interactions avec l’espace urbain. Cette construction de la ville centrée sur soi révèle l’échelle de positionnement dans l’espace. Les espaces sont identifiés et caractérisés par des expériences vécues contrastées, souvent façonnée par la prégnance des infrastructures de transports et des usages. La forme de la ville est très marquée par l’expérience vécue et le jugement de valeur de l’espace. L’individu en haut de la tour, quant à lui, donne forme à la ville d’une manière plus détachée. En changeant de position, l’individu qui expérimente la tour change de d’échelle de référentiel, il s’émancipe de ses limites perceptives relatives à sa taille dans la ville. Sa perception de la ville est donc libérée de contraintes qui limitent habituellement sa lecture, il peut s’ouvrir sur le paysage de la ville. Ainsi la forme perceptuelle différenciée de la ville depuis la tour est le résultat d’une modification de l’attention perceptive du sujet, l’individu dans la ville, à l’objet, la ville. Cet élargissement de l’attention indique un certain rapport à l’espace et une certain du statut d’homme dans la ville.

Seulement il semblerait que l’ouverture du point de vue ne peut suffir à jutisfier la perception différentielle de la ville entre la strate du sol et la strate du ciel. Depuis la tour, hors de la ville, le point de vue, la posture adoptée, influence le point de vue, l’état mental qui façonne l’appréhension du monde.

Christelle et Patrice
Alain
Figure 18

L’ATTITUDE MENTALE RÉVÉLÉE AU TRAVERS DE L’EXPRESSION

La tour, puisqu’elle permet d’instaurer un nouveau rapport physique avec la ville, permet de renouveler l’expérience urbaine au filtre de perceptions modifiées par un état mental. Le changement d’état mental de l’observateur rendu possible par son élévation verticale face à la ville destitue le sol comme fondation et transfert l’attention de l’expérience urbaine du sujet à la ville. Ainsi, comme la perception d’un paysage dépend de la présence objective d’un espace physique et également de la présence subjective d’un observateur, l’attitude de ce dernier constitue alors un filtre à l’expérience paysagère et la formation de son image.

En effet, lors de ces expériences différenciées de la ville, les individus prennent possession de l’environnement qui leur est donné à voir, ils s’inscrivent dans celui-ci, le perçoivent, cherchent à le comprendre et en deviennent de ce fait acteurs. La compréhension de l’environnement spatial est possible car l’individu possède cette capacité de se défaire de l’emprise de son environnement en usant d’un langage articulé, permettant d’en faire le récit, afin de s’élever au monde. Au travers d’un langage intelligible, nous cherchons à saisir le changement d’état des observateurs entre le sol et la tour par l’expression du sensible. Par l’élaboration d’entretiens semi-directifs autour des sensations nous voulons rendre l’individu attentif à ses perceptions, nous l’invitons à jouer un rôle actif dans la description de son expérience et nous cherchons à susciter l’utilisation d’un langage nuancé selon sa position dans l’espace, révélateur d’un certain état mental et d’une sensibilité envers l’espace.

Rappellons que l’état mental d’un individu s’apparente à son attitude et l’attitude se définit comme une certaine disposition mentale qui dépend de stimuli. D’après la théorie tri-componentielle des attitudes développée par Zana et Rempel que nous avons évoqués précédemment dans notre étude, ce stimuli d’ordre cognitif est en mesure d’influencer les affects et les actions. En ce sens la modification du stimuli peut influencer les sentiments envers l’objet perçu et provoquer d’autres réactions envers l’espace et d’autres interprétations. L’attitude mentale nous permet donc d’expliquer les comportements, les modes d’expression et les capacités perceptives des individus expérimentant la ville selon différentes strates

L’élévation du corps dans l’espace, puisqu’exceptionnelle, constitue un stimulus physique fort. En effet comme l’explique J.P. Thibaut : « Une des caractéristique de l’ambiance est précisément de

redistribuer à chaque fois la place et l’importance respectives de chaque sens, d’activer ou de désactiver à des degrés variables les diverses modalités de la sensibilité humaine. »1. En effet certains lieux peuvent faire appel aux sens olfactifs et tactiles qui permettent alors un équilibre des sens dans la perception. D’autres lieux sont plus neutres et mobilisent principalement un seul sens. La vue peut alors prendre l’emprise sur la perception globale. Il peut alors y avoir une modération des sens ou une démesure. Le poids accordé aux différents sens est important à prendre en compte dans la perception globale d’un espace. Ainsi la tour serait un lieu de perturbation de l’ensemble des sens depuis la tour pourrait justifier une certaine attitude, un certain sentiment envers la ville, qui oriente alors temporairement ou durablement les capacités perceptives et le traitement de l’information perçue. De ce fait, la disposition et l’état mental de l’individu dans la ville conditionne à la fois son expérience mais aussi les représentations qui en découlent.

Cet état que nous appelons attitude mentale oriente l’individu vers un état de préparation de l’individu à un stimulus, qui oriente temporairement ou durablement les capacités perceptives, motrices et de traitement de l’information envers un objet perçu.

Au travers d’une sélection de citations de nos entretiens nous cherchons à analyser les formes de langage et les termes utilisés afin de révéler l’attitude mentale des différents individus. La théorie tri-componentielle des attitudes de Zana et Rempel qui définit l’attitude comme étant la réunion de composantes cognitives, affectives et conatives nous sert à classifier les citations et à révéler les altérations d’attitudes entre la strate du sol et celle du ciel. Nous commençons donc par classer les citations selon des critères cognitifs, renvoyant aux connaissances que les individus possèdent de la ville en général puis de l’espace expérimenté. Par ces questions nous cherchons à comprendre ce qu’ils associent à la ville et si, au filtre de leurs sensations, cette perception de la ville est modifiée dans l’espace expérimenté. Les citations relevant de l’affectif, c’est-à-dire des affects et des sentiments nous permettrons de révéler les états d’humeurs que l’espace expérimenté et les sensations ressenties. Enfin les citations relevant du domaine du conatif mettrons en lumière les dispositions à agir vis-à-vis de l’espace, de façon favorable ou bien défavorable. Par la réunion de ces analyses selon les différentes composantes nous tenterons de capter l’attitude des individus.

1 THIBAUD (Jean-Paul), En quête d’ambiance, Eprouver la ville en passant, MétisPresses, vues Ensemble Essais, 2015, p.92

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