Extrait "Le réchauffement des esprits" de Pascale Thumerelle

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Pascale Thumerelle

RÉCHAUFFEMENT DES ESPRITS

ISBN : 978-2-330-18365-3 DÉP. LÉG. : JANVIER 2024 21 € TTC France www.actes-sud.fr

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Illustration de couverture : © Dépositphotos, 2024

Pascale Thumerelle est une pionnière de la responsabilité sociétale des industries culturelles, distinguée par The Economist en 2015. En 2018, elle fonde Respethica, un cabinet de conseil en création de valeur durable qui accompagne des entreprises dans leur démarche de responsabilité sociétale. Elle a créé un cours, qu’elle enseigne à l’ESCP Business School et à Sciences Po.

PASCALE THUMERELLE

Films, livres, presse, réseaux sociaux, jeux vidéo, musique, spectacles, expositions… éveillent notre joie, notre curiosité, notre réflexion, mais peuvent aussi induire un effet de serre périlleux pour nos cerveaux. Si le réchauffement climatique constitue un véritable danger pour la vie, celui des esprits doit aussi retenir toute notre attention. Trop de stéréotypes, de discours de haine ou de désinformation agissent comme des polluants, nuisibles à l’épanouissement individuel et à la cohésion sociale. La concentration de la production culturelle entre les mains d’un petit nombre d’acteurs risque également de formater nos imaginaires, d’essouffler la créativité et de fragiliser notre esprit critique. Les industries culturelles doivent repenser leur influence, sous la vigilance d’une société civile sensibilisée. L’enjeu est de préserver nos valeurs démocratiques et les droits humains en promouvant la liberté d’expression, la diversité culturelle et en protégeant les intérêts des enfants. L’autrice présente des pistes d’action concrètes afin que chacune des parties prenantes joue son rôle de vigie et d’alerte pour combattre ensemble le réchauffement des esprits.

Réchauffement des esprits La responsabilité sociétale des industries culturelles

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Citation page 5 : RTS Radio Télévision Suisse – Émission : “Quatre fois vingt ans ou la passion de comprendre” – 1976 – journaliste : Guy Ackermann. © ACTES SUD, 2024 ISBN 978‑2-330-18365-3

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À mes parents.

Nous assistons maintenant et avec plus de conscience que jamais, à cause des mass media, à la course à la conquête des cerveaux. Et finalement sera le maître du monde celui qui sera le maître des cerveaux. Louise Weiss, entretiens avec la Radiotélévision suisse, “Quatre fois vingt ans ou la passion de comprendre”, 4 juillet 1976.

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SOMMAIRE Avant-propos......................................................................................

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Introduction : Un secteur dont l’activité de création, de production et de distribution de contenus constitue la sphère d’influence.............

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Première partie Une empreinte cérébrale qui peut affecter le bien commun I.

Le formatage des esprits : de la désinformation à l’exaltation des ego standardisés............. II. L’exploitation des cerveaux des enfants et des adolescents.......... III. La place restreinte et la représentation stéréotypée des femmes.... IV. La diversité culturelle sous l’emprise du numérique...................

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Deuxième partie Une insuffisante mobilisation des acteurs pour explorer la RSE des industries culturelles I.

Les industries culturelles en retrait pour proposer leur vision du monde de demain............................................... II. Les institutions et la société civile en quête de cohérence........... III. Le point aveugle des investisseurs dits “responsables”.................

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Troisième partie Quelques remèdes au réchauffement des esprits I. II.

Introduire la culture dans le cadre du développement durable.... Exiger des entreprises qu’elles rendent compte de leur “empreinte culturelle”....................................................

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III. Impliquer la finance durable : de l’impact positif aux “obligations culturelles”....................................................... IV. Mobiliser la société pour accélérer l’éducation aux médias, à l’information et à la diversité culturelle...................................

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Conclusion.........................................................................................

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Remerciements......................................................................................

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AVANT-PROPOS Les industries culturelles sont peu questionnées sur leur responsabi‑ lité d’entreprise et leur impact vis-à-vis de la société. Si le réchauffe‑ ment climatique constitue un véritable danger pour la vie, le réchauffement des esprits doit aussi retenir notre vigilance. Les créa‑ teurs, producteurs et distributeurs de contenus sont concernés au pre‑ mier chef. Films, livres, presse, réseaux sociaux, jeux vidéo, musique, spectacles, expositions… éveillent notre joie, notre curiosité, notre réflexion, mais peuvent induire un effet de serre périlleux pour nos cer‑ veaux. Trop de stéréotypes, de discours de haine ou de désinformation agissent comme des polluants, nuisibles à l’épanouissement individuel et à la cohésion sociale. Cette fièvre est oubliée par les citoyens et par les acteurs de ce secteur si influent, tant par les revenus qu’il génère que par les emplois créés, près de 8 millions en Europe, soit deux fois plus que la construction automobile. Ce livre veut prendre la température, établir un diagnostic et propo‑ ser des remèdes pour que les responsabilités industrielles, collectives et individuelles se rejoignent. Chacun doit prendre sa part. L’enjeu est de préserver nos valeurs démocratiques et les droits humains tels la liberté d’expression, la promotion de la diversité culturelle, la protection des enfants. Notre travail vise à sensibiliser celles et ceux qui ont un lien avec ces entreprises : collaborateurs, investisseurs, ONG, ­consommateurs, artistes et pouvoirs publics. Il décrit de bonnes pratiques. Y sont pré‑ sentées des pistes d’action pour que les parties prenantes, mues par une exigence de transparence, puissent mesurer l’influence et l’engagement des industries culturelles et prennent conscience de leur rôle de vigie, d’alerte pour combattre ensemble le réchauffement des esprits. La responsabilité sociétale des entreprises (RSE), qui évalue leur contribution au développement durable, s’est imposée dans le débat public. Mais elle franchit difficilement le seuil des industries culturelles.

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Échappant à l’attention de l’opinion, des décideurs politiques, des inves‑ tisseurs qui demandent aux entreprises de prendre en considération “l’intérêt collectif”, ce secteur affecte pourtant le bien commun. Il n’est pas tout à fait un hasard que bon nombre de dirigeants concernés pré‑ fèrent rendre compte de l’empreinte écologique plutôt que de l’em‑ preinte cérébrale de leur activité. La culture est écartée du champ multidimensionnel du développe‑ ment durable alors qu’elle y a toute sa place. La réintroduire dans ce cadre confère aux engagements adoptés par les acteurs du secteur un éclairage spécifique et exigeant tout en les exposant à des questionne‑ ments nécessaires à l’existence de sociétés plus inclusives, ouvertes au croisement des imaginaires, des savoirs et des sensibilités. Comment les entreprises répondent aux besoins des générations actuelles sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ? Quelles sont leurs priorités stratégiques en matière de RSE ? Comment celles-ci sont intégrées à leur gouvernance ? Comment leurs parties pre‑ nantes s’en saisissent pour nourrir un dialogue constructif ? Quelles informations délivrent-elles pour les sensibiliser à l’impact de leurs ser‑ vices, offres ou produits ? Comment mieux appréhender leur capacité à créer des fenêtres avec vue sur l’altérité, à satisfaire le besoin de dis‑ cernement, à nourrir le souffle créatif, à vivre avec une pluralité de points de vue et une diversité artistique, à cultiver l’esprit critique ? En m’appuyant sur mon expérience de quinze ans à la tête de la RSE d’une multinationale des industries culturelles, je conçois ce livre comme une réflexion, un cheminement pour partager avec les lectrices et les lecteurs ces interrogations. L’actualité souligne la nécessité pour les citoyens de s’emparer de ces sujets. Il est essentiel que toutes et tous s’y engagent.

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INTRODUCTION UN SECTEUR DONT L’ACTIVITÉ DE CRÉATION, DE PRODUCTION ET DE DISTRIBUTION DE CONTENUS CONSTITUE LA SPHÈRE D’INFLUENCE Il est important de préciser ce que l’on entend par industries culturelles tant leurs contours répondent à des critères qui peuvent varier selon les domaines d’activité ou les institutions. Il ne s’agit pas ici de remonter aux origines de l’expression intro‑ duite par le philosophe allemand Theodor Adorno (1903‑1969), cofondateur de l’École de Francfort, ni de reprendre les réflexions très pertinentes sur les relations entre culture et technique, culture et diver‑ tissement ou encore culture populaire et culture savante. L’objectif est d’interroger la responsabilité des industries culturelles à l’égard de la société. L’Unesco, dans son guide ad hoc 1, décrit ce secteur comme “ayant comme objet principal la création, le développement, la pro‑ duction, la reproduction, la promotion, la diffusion ou la commer‑ cialisation de biens, de services et activités qui ont un contenu culturel, artistique et/ou patrimonial”. Le document relève aussi les propriétés essentielles de ces industries culturelles, à savoir : “L’inter‑ section entre l’économie et la culture ; la créativité au cœur de l’acti‑ vité ; le contenu artistique, culturel ou inspiré de la création du passé ; la production de biens et de services fréquemment protégés par la propriété intellectuelle – droits d’auteur et droits voisins ; la double nature : économique (génération de richesse et d’emploi) et culturelle (génération de valeurs, de sens et d’identité) ; l’innovation et le renou‑ vellement créatif ; une demande et des comportements du public dif‑ ficiles à anticiper ; un secteur marqué par la non-systématisation du salariat comme mode de rémunération du travail et la prédominance de microentreprises.” Ces caractéristiques constituent autant de clés de compréhension pour explorer le champ de responsabilité de ces ­industries. 1. Unesco, Guide pour le développement des industries culturelles et créatives, 2012.

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UNE DÉFINITION

Quel est le périmètre concerné par notre réflexion ? Il comprend des industries qui “produisent et diffusent des biens ou des services consi‑ dérés au moment de leur conception comme possédant une qualité, un usage ou une finalité spécifique qui incarne ou véhicule des expres‑ sions culturelles, indépendamment de la valeur commerciale que ces biens ou services peuvent avoir. Outre les secteurs traditionnels (arts du spectacle, arts visuels, patrimoine culturel – y compris le secteur public), ces biens et services incluent les films, les DVD et les vidéos, la télévision et la radio, les jeux vidéo, les nouveaux médias, la musique, les livres et la presse1.” Il faut bien sûr étudier la responsabilité de ces acteurs à l’heure de la transition numérique qui bouleverse les modèles d’affaires, les usages et les effets produits sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Il est fréquent aujourd’hui de parler des industries de contenus : celles qui financent la création, la production et la transmission de produits culturels. Ce mot contenu largement utilisé peut heurter des créatrices ou créateurs attachés à la désignation de leur art (écriture, composition, regard, mise en scène, réalisation…), mais il n’est pas nouveau et est commode pour désigner l’expression humaine, directement ou indirectement, à l’ori‑ gine de l’œuvre artistique vouée à être partagée. Tous ces acteurs qui créent, produisent et mutualisent des contenus se sont saisis des ressources mises à disposition par les concepteurs et développeurs des technologies numériques afin de transformer leurs métiers et savoir-faire : nourrir les imaginaires, expérimenter de nou‑ velles approches artistiques, repérer les talents, proposer ou monétiser leurs offres de biens ou de services, répondre au mieux aux attentes de leurs publics ou de leurs fournisseurs de capitaux, anticiper de nou‑ velles perspectives de développement. Les industries culturelles figurent parmi les premières à avoir été mises au défi par ces nouvelles techno‑ logies (on pense au secteur de la musique bousculé dès le début des années 2000) et contraintes de repenser leur stratégie, leur regroupe‑ ment éventuel, voire leur collaboration (choisie ou subie) avec les plate‑ formes numériques. L’expression plateformes désigne usuellement les sites qui permettent à des tiers de proposer des contenus, des services 1. Livre vert de la Commission européenne. Libérer le potentiel des industries culturelles et créatives, Bruxelles, 2010.

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INTRODUCTION

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ou des biens qui y donnent accès : magasins d’applications, sites de par‑ tage, places de marché, moteurs de recherche… “Le rôle d’intermédia‑ tion confère aux plateformes un pouvoir, à la fois économique et de prescription, qui a une forte incidence sur l’exercice par les tiers de leurs libertés et pose aux pouvoirs publics des questions inédites1”, précise le Conseil d’État. UN SECTEUR PUISSANT ET CRÉATEUR D’EMPLOIS…

Le secteur culturel et créatif constitue l’un des moteurs de développe‑ ment les plus puissants au monde, selon les données de l’Unesco. Il représente plus de 48 millions d’emplois à l’échelle globale (soit 6,2 %) et plus de 3 % du PIB mondial2. C’est également celui qui embauche et offre des opportunités au plus grand nombre de jeunes de moins de 30 ans. Au sein de l’Union européenne (UE), en 2019, les revenus générés par les industries culturelles étaient estimés à 643 milliards d’euros, représentant une valeur ajoutée de 253 milliards3. Avant la pandémie de covid-19, le chiffre d’affaires des industries culturelles et créatives4 représentait 4,4 % du PIB de l’UE. Une contribution supé‑ rieure à celle d’autres secteurs, pourtant davantage mis en avant : télé‑ communications, haute technologie ou industrie pharmaceutique. L’étude d’EY Consulting souligne que, “entre 2013 et 2019, le chiffre d’affaires total des industries culturelles et créatives (ICC) avait aug‑ menté de 93 milliards d’euros, soit une croissance de près de 17 % sur 1. Conseil d’État, Le Numérique et les Droits fondamentaux, La Documentation française, 2014. 2. Unesco, “Mondiacult 2022 : Les États adoptent une Déclaration historique pour la Culture”, communiqué de presse du 30 septembre 2022, www.unesco. org/fr/articles/mondiacult-2022-les-etats-adoptent-une-declaration-historiquepour-la-culture?hub=701. 3. EY Consulting, La Culture pour reconstruire l’Europe. L’économie culturelle et créative avant et après la crise de la covid-19, étude mandatée par le GESAC (Grou‑ pement européen des sociétés d’auteurs), janvier 2021. 4. Cette étude EY, qui reprend la définition de l’Unesco, recouvre dix industries culturelles et créatives : architecture, arts visuels, audiovisuel, jeu vidéo, livre, musique, presse, publicité, radio, spectacle vivant. Son périmètre géographique recouvre l’Union européenne et le Royaume-Uni.

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la période1”. Outre cette performance, l’étude pointe que sur cette même période, elles ont connu une “intense dynamique d’innova‑ tion : diversification des modes de distribution, transformation des expériences culturelles, déploiement d’offres digitales, développement de nouveaux contenus…”. En 2018, 81 % des utilisateurs d’Internet dans l’UE ont eu recours à la consommation en ligne pour écouter de la musique, regarder des vidéos ou jouer, distançant l’e-commerce ou les réseaux sociaux. En 2022, ce secteur employait 7,7 millions de personnes en Europe, soit 3,8 % de l’emploi total. Un chiffre plus de sept fois supérieur aux télécommunications, données en exemple de dynamisme. Il est à noter que les professionnels du secteur, constitués à 90 % de très petites entre‑ prises (TPE) ou de petites et moyennes entreprises (PME), ont été glo‑ balement frappés par les confinements et arrêts d’activité suscités par la pandémie de covid-19. Le nombre total de personnes employées dans les professions culturelles dans l’Union européenne a diminué de 2019 à 2020 d’environ 222 000 personnes, soit l’équivalent de 3 %. Mais en 2021, le nombre global était remonté à la valeur de 20192 et entre 2021 et 2022, l’emploi culturel a progressé de 4,5 %. Pour compléter ces éléments, on peut lire dans les études d’Eurostat3 qu’en 2022, l’Union européenne comptait environ 1,7 million d’artistes et d’écrivains, soit 22 % de l’ensemble de l’emploi culturel. Plus de 60 % des personnes concernées avaient un niveau d’études supérieures contre 37 % pour l’ensemble des employés des 27 pays de l’UE. Si la créativité est le fondement essentiel de ces activités, celles-ci se développent selon des circuits divers qui sollicitent des compétences variées et complémentaires. Pour illustrer ce propos, reprenons la réflexion de David Throsby. L’économiste de la culture australien4 ana‑ lyse divers exemples de biens ou services culturels. Il rappelle comment l’éditeur qui publie la chanson d’un compositeur et la fait connaître valorise l’œuvre initiale du créateur. Celle-ci, bénéficiant d’une 1. La pandémie liée au covid-19 a fortement affecté ces différentes strates de la création. Elle a entraîné une perte d’environ 31 % du chiffre d’affaires de l’éco‑ nomie culturelle et créative européenne. 2. Eurostat, mai 2022, https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index. php?title=Culture_statistics_-_cultural_employment. 3. Eurostat, Culture Statistics, 2023. 4. David Throsby, Economics and Culture, Cambridge University Press, 2001.

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INTRODUCTION

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diffusion élargie, peut alors être programmée par les organisateurs d’un spectacle vivant ou être reprise, sous une forme enrichie, comme musique de film. La mue de la chanson ou du thème musical au tra‑ vers de différentes exploitations jusqu’à sa commercialisation via Inter‑ net auprès des consommateurs illustre l’étendue de la chaîne de valeur générée par une idée originale d’un auteur qui n’en retire pas la part de rémunération la plus importante à l’issue de tous ces processus. Le schéma comporte des strates encore plus complexes s’agissant de la ­réalisation de l’œuvre cinématographique qui réunit une équipe de ­multiples talents créatifs et techniques. … ET POURTANT PEU IDENTIFIÉ PAR L’OPINION PUBLIQUE…

La cohabitation de microentreprises ou entrepreneurs individuels avec de grands industriels complexifie l’analyse de la chaîne de valeur du secteur. La diversification des métiers brouille également les périmètres de plus en plus perméables entre les différents contributeurs : artistes, créateurs, journalistes, techniciens, opérateurs, investisseurs, émet‑ teurs, diffuseurs, développeurs… À l’opposé des microentreprises figurent des mastodontes. Ainsi, parmi les dix-sept plus grandes capi‑ talisations boursières mondiales en 20221, six entreprises consacrent une part croissante de leurs investissements à la création, la produc‑ tion et la distribution de contenus. Les trois premières places sont occupées par Apple, qui diversifie son portefeuille d’activités dans la musique, la presse, les jeux vidéo, Microsoft, qui a racheté le géant des jeux vidéo Activision Blizzard, et encore Alphabet (Google), très investi dans la culture ou le patrimoine. Suivent Amazon, qui a procédé au rachat de la major du cinéma hollywoodien Metro Goldwyn Meyer, Meta (Facebook), qui révolutionne les réseaux dits “sociaux”, et encore le Chinois Tencent, de plus en plus gourmand en jeux vidéo. À l’ex‑ ception de cette dernière entreprise, les autres finalistes du classement des champions des capitalisations boursières dans le secteur des médias sont américains. On peut citer en Europe des groupes industriels plus modestes, mais néanmoins très influents : Bertelsmann ou Axel Sprin‑ ger (Allemagne), Vocento, Atresmedia, Prisa ou Telefónica (Espagne), Mediaset, Mondadori (Italie), Bonnier ou Spotify (Suède), ITV, 1. https://companiesmarketcap.com/.

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Pearson ou WPP (Royaume-Uni), Vivendi, TF1, Ubisoft, Deezer ou Madrigall en France ou encore Czech Media Invest (République tchèque). Cette coexistence de multinationales et de microstructures, tout comme la variété des productions culturelles, rend difficilement lisible pour l’opinion publique, mais aussi pour les investisseurs, la position du secteur dans l’économie. Les citoyens sont ainsi peu sollicités pour exprimer leurs attentes en matière de biens et contenus culturels. La très intéressante enquête menée par Ipsos en mars 2021, intitulée “RSE (responsabilité sociétale des entreprises) : Quelles attentes du grand public ?”, n’identifie pas les entreprises culturelles en tant que telles. La rubrique “Numérique et Internet” retenue dans son échantillon n’inclut pas leur diversité. À croire que la RSE du secteur est méconnue de l’institut de sondage ou considérée comme secondaire. Un oubli étonnant au regard de la place considérable occupée par cette activité dans la vie de chacun et cha‑ cune. Quand les sondés sont interrogés sur leurs “sujets de préoccupa‑ tion et leurs inquiétudes économiques et sociales toujours fortes, au-delà de la pandémie”, ils mentionnent dans l’ordre décroissant, le corona‑ virus (covid-19), la pauvreté et les inégalités sociales, la criminalité, le chômage, le terrorisme, le contrôle de l’immigration, le changement climatique, les impôts et les taxes, la montée de l’extrémisme, le sys‑ tème de santé, l’éducation, le déclin des valeurs morales, les menaces sur l’environnement, la corruption des milieux politiques et financiers, l’inflation, l’avenir de la protection sociale, l’obésité infantile, l’accès au crédit. L’éducation aux médias, la formation de l’esprit critique, la liberté du jugement, l’accès aux arts, l’enchantement suscité par la beauté, l’épanouissement dû à la participation à la vie culturelle, l’ouverture aux autres cultures contribuent pourtant à doter les citoyens de ­précieuses ressources qui permettent d’apaiser certaines de leurs pré­ occupations énumérées ci-dessus. Il s’agit bien là d’enjeux RSE au cœur de la création de valeur économique et sociétale des industries ­culturelles.

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Films, livres, presse, réseaux sociaux, jeux vidéo, musique, spectacles, expositions… éveillent notre joie, notre curiosité, notre réflexion, mais peuvent aussi induire un effet de serre périlleux pour nos cerveaux. Si le réchauffement climatique constitue un véritable danger pour la vie, celui des esprits doit aussi retenir toute notre attention. Trop de stéréotypes, de discours de haine ou de désinformation agissent comme des polluants, nuisibles à l’épanouissement individuel et à la cohésion sociale. La concentration de la production culturelle entre les mains d’un petit nombre d’acteurs risque également de formater nos imaginaires, d’essouffler la créativité et de fragiliser notre esprit critique. Les industries culturelles doivent repenser leur influence, sous la vigilance d’une société civile sensibilisée. L’enjeu est de préserver nos valeurs démocratiques et les droits humains en promouvant la liberté d’expression, la diversité culturelle et en protégeant les intérêts des enfants. L’autrice présente des pistes d’action concrètes afin que chacune des parties prenantes joue son rôle de vigie et d’alerte pour combattre ensemble le réchauffement des esprits.

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