Extrait "Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l'Ouest" de Robert Coover

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ROBERT COOVER

Huck Finn

&

tom sawyer

à la conquête de l'Ouest

Chambon

Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l’Ouest

du même auteur

LA FLÛTE DE PAN, Gallimard, 1974.

LE BÛCHER DE TIMES SQUARE, Le Seuil, 1980.

LA BONNE ET SON MAÎTRE, Le Seuil, 1984.

UNE ÉDUCATION EN ILLINOIS, Le Seuil, 1986.

AU LIT UN SOIR, ET AUTRES BRÈVES RENCONTRES, Le Castor astral, 1987.

GÉRALD REÇOIT, Le Seuil, 1988.

DEMANDEZ LE PROGRAMME !, Le Seuil, 1991.

LA FORÊT D’ÉSOPE, L’Incertain, 1993.

PINOCCHIO À VENISE, Le Seuil, 1996.

ROSE (L’AUBÉPINE), Le Seuil, 1998.

LA FEMME DE JOHN, Le Seuil, 2001.

LES AVENTURES DE LUCKY PIERRE, Le Seuil, 2005.

NOIR, Le Seuil, 2008.

VILLE FANTÔME, Le Seuil, 2010.

STREET COP, en collaboration avec Art Spiegelman, Flammarion, 2021.

Titre original :

Huck Out West

Éditeur original :

W.W. Norton & Company, New York

© Robert Coover, 2017

© ACTES SUD, 2024 pour la traduction française

ISBN 978‑2 330‑18943‑3

ROBERT COOVER

Huck Finn et Tom Sawyer

à la conquête de l’Ouest

roman traduit de l’anglais (États‑Unis) par Stéphane Vanderhaeghe

Chambon

pour Georges Borchardt, chef pionnier et compagnon de route depuis près d’un demi-siècle

Il rêvait, j’ai répondu, et le rêve lui a tiré dessus.

Mark Twain, Huckleberry Finn.

Comment que ma vieille carcasse ensorcelée elle s’est retrouvée là au juste, au bord de ce ravin rempli de vieux arbres morts avec, sous mon nez, le canon d’un fusil à silex datant d’avant‑guerre, le genre qu’avait dû déplumer plus d’un oiseau et à l’autre bout duquel se trouvait un vieux fou, un chercheur d’or bigle et bien décidé à faire trépasser votre humble serviteur, Huckleberry Finn, peut‑ être pas encore tout à fait dans l’autre monde mais dans le fin‑fond de ce lugubre ravin là sous nos pieds, eh ben vla une chose qu’il va falloir que je vous raconte parce que bon, c’est à un moment historique qu’on a affaire – ou peut‑être bien que je devrais dire pré‑historique, comme ce fusil tout décrépit qu’était braqué sur moi. Ce qui me fichait la frousse, en l’occurrence, c’est pas tant que ce vieil olibrius il finisse par appuyer sur la gâchette, mais plutôt que le coup il parte tout seul, le mousquet tout rouillé avait l’air de vou loir en faire qu’à sa tête et il allait pas falloir que moi et ce loustic on se sorte de là mortellement blessés. Mon vieux à moi il en avait un pareil, de ces fichus trucs, qu’il arrêtait pas d’agiter dans tous les sens, et même qu’un soir de beuverie il s’était fait sauter le gros orteil avec, avant de me tanner le cuir dans sa colère divine comme si que c’était moi qu’avais fait le coup.

Si que je m’étais aventuré avec Deadwood, ce jour‑là, eh ben c’est qu’il avait besoin d’un peu de compagnie, voilà tout, d’au tant qu’il fallait l’avoir à l’œil, le bougre étant le genre à s’égailler dans la nature et à finir par donner la becquetée aux sangliers par pure maladvertance. Si j’aurais su qu’on finirait par trouver de l’or,

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je serais resté bien sagement planqué dans mon tipi, parce que y a rien de plus pire pour un homme que de devenir riche. Tout cet or, c’est rien que l’or des fous moi je dis, et si moi j’étais dans le coin, c’était sûrement pas pour ça. Moi, c’est les sornettes de Tom Sawyer qui m’avaient attiré là, même que j’y suis resté bien après que Tom Sawyer il avait décidé de mettre les voiles, ce qui fait que j’y ai passé pas loin de la moitié de ma vie, dans les Territoires, en me dégotant un boulot après l’autre. Ça m’arrivait parfois d’avoir la nostalgie du Grand Fleuve, mais je m’y suis plutôt fait à ces Territoires, aussi bien qu’eux ils ont fini par se faire à moi, vu que moi comme eux on demandait pas grand‑chose et on en rendait pas plus, et cette façon plutôt tranquille de passer à travers les mailles du temps ça m’allait bien à moi, quand le monde y voyait rien à redire.

On avait pas vraiment le droit de camper en pays lakota, mais la tribu m’avait recueilli une paire d’années plus tôt, après que je m’avais fait piquer par un serpent, même qu’ils m’ont guéri, et c’est comme ça que j’ai vécu et chassé avec eux pendant un temps, tout en apprenant un peu à baragouiner leur langue. C’est Eeteh, un brave Lakota, qui m’avait trouvé à moitié mort, ma carcasse toute gonflée à cause qu’un crotale m’avait envenimé. Il a aspiré le venin avant de me jeter par‑dessus mon canasson pour me ramener à leur homme‑médecine, qui m’a cataplazé de figues de Barbarie et m’a fait ingurgiter de l’ammonique, même que c’était pire encore que si j’y avais laissé ma peau.

Les Lakotas, eux c’était des sacrés guerriers dans le genre, et on peut pas dire qu’ils aimaient bien les Visagepals de mon espèce. J’en avais une trouille bleue et je me serais vite fait carapaté si que j’avais pu tenir sur mes guiboles pour commencer. C’est des guer‑ riers lakotas qu’avaient embusqué ce pauvre Dan Harper et ses sol dats, qu’ils avaient tellement transpercés de flèches qu’on aurait dit des pelotes à épingles, alors je me suis dit qu’ils cherchaient rien qu’à m’engraisser pour leur souper. Mais en fin de compte ils se sont montrés plutôt chics avec moi et je dois bien dire que je les trouve assez sympathiques dans l’ensemble, même si parfois c’est vrai qu’ils pourraient attendre un peu avant d’arracher aux gens les cheveux sur leur tête. C’était des sauvages tout comme moi, avec en plus des

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idées un peu farfelues qui leur venaient à force de mâchouiller des cactus crevés, ce qui moi me faisait sourire, je pouvais pas m’empê‑ cher, et alors je mâchouillais avec eux.

Même que pendant un temps je m’étais déniché une Crow, tiens, jusqu’à ce qu’elle en a eu sa claque de ma pomme. Elle s’était fait enlever au cours d’un raid lakota et elle avait pas mal servi déjà avant qu’ils me la refilent, sans doute pour me faire une blague. C’est que Kiwi elle avait pas de nez et elle était au moins aussi moche que moi, et dans le genre y avait pas moyen de la comprendre, non pas parce que c’était une indigène, mais du fait que c’était une bonne femme, tout simplement, dont l’espèce est telle, par nature, qu’elle dépasse mon malentendement. Ils m’ont aussi fourgué un cheval, probablement une autre de leurs blagues comme avec Kiwi vu que personne il savait le monter, ce canasson, et c’est que j’en ai connu des aventures avec lui, on s’est quasi plus quittés des yeux depuis.

Eeteh il était à peu près dans le même genre de pétrin avec sa tribu que moi avec la mienne, du coup lui et moi on s’est plutôt bien entendus et on faisait un bout de chemin ensemble dès qu’on pou vait. Bref, c’est comme ça que quand sa tribu, qui chassait le peu de bisons qui restait, a décidé de bouger leurs quartiers tout au nord dans le territoire du Wyoming, pas très loin de la voie ferrée d’où que c’est que j’étais tombé sur Dan, eh ben je les ai suivis, même si je savais bien que ça portait une poisse pas possible de retourner là où un copain il s’était fait occire. Ben ç’a pas loupé. Et donc, tout ça à cause du frangin lakota d’Eeteh qu’avait retourné sa redingote, vlatipa que ce vieux rupin‑grincheux de général il m’a retrouvé dans les parages. Le général Fier Cul, c’est comme ça qu’ils l’appelaient ses lascars, quand c’était pas le général Bouclettes à cause qu’il avait les cheveux longs tout frisés et qu’il passait une pommade à la can nelle dessus, même que ça cocottait à plus d’un kilomètre. Dans les faits c’était rien qu’un colonel, sauf que tout le monde l’appe lait général parce que c’est comme ça que lui il voulait qu’on l’ap ‑ pelle. Il était parti en guerre contre les Lakotas à cause de ce qu’ils avaient fait subir à ses petits soldats et vla qu’il voulait que je lui serve d’appât. Remarque, c’est peut‑être qu’est‑ce que j’aurais dû faire, sauf que, ben je l’ai pas fait, quoi.

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Si le général il vous demandait de faire un truc mais que vous vous aviez pas trop envie, vous vous retrouviez illico aux premières loges de votre propre pendaison et invité en sus aux festivités qui s’ensuivraient, surtout si par‑dessus le marché vous veniez de bou‑ siller ses plans, au général. Du coup moi j’ai suivi la sukgession d’Eeteh et j’ai pas attendu bien longtemps avant de me tailler dans les Black Hills, où que je savais que le général il était pas franche‑ ment le bienvenu. La pendaison, dans le genre, c’était plutôt mérité pour cette saleté que je venais de commettre, question trahison on faisait pas beaucoup mieux je dois dire, mais c’est que j’étais déjà noir de péchés, alors je voyais pas trop pourquoi j’aurais pas ajouté un méfait de plus à ma liste en essayant de filer entre les doigts de mon bourreau. Les Black Hills, c’était des collines sacrées pour les Lakotas, mais Eeteh lui il disait que le seul Grand Spiritueux qu’on trouvait dans le coin, c’était ce truc qu’un vieil ermite faiseur de gnôle frelatait dans ce trou du nom de Gulch, et c’est là qu’il irait me trouver.

Quand à califourchon sur Ne Tongo j’ai débarqué dans ce petit regroupement bien planqué de cahutes déglinguées et même pas peintes, avec une paire de tentes toutes loqueteuses en lisière de Deadwood Gulch, pas très loin de ruissos qu’étaient trop rapides et pas assez profonds pour pouvoir radeauter dessus, mais plutôt pas mal pour taquiner la poiscaille – et même qu’y avait un petit coin de verdure à côté du ruisso pour que Tongo il y broute –, eh ben j’ai tout de suite su que j’étais arrivé chez moi. L’endroit où est‑ce que je pourrais me balader pieds nus toute la sainte journée. C’était la saison des pluies, alors lui et moi on s’est installés confortable ment au cœur d’une grotte située dans les collines, juste au‑dessus du ruisso, après avoir fait déguerpiller les chauvesouris, et c’est là qu’on a attendu Eeteh.

Mais tout ça ça remonte à une paire d’années maintenant, avant toute cette animation, quand y avait même pas encore de ville au fond de ce ravin qu’on appelait le Gulch, et je parle même pas de salounes ou d’églises ou encore de bonnes femmes, pas plus que je parle d’or, rien de ce qui aurait pu mettre un peu de bazar dans le coin, quoi ; non‑non, y avait rien qu’une poignée de vieux

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célibataires tout recouverts de poils, l’un d’eux étant ce bon vieux Zeb, un zig qui fabriquait son whisky maison et qui le vendait dix pence le verre dans son salon, qu’était aussi la seule pièce de sa cahute posée à même la terre, exception faite de ce petit abri qu’il avait bricolé, où est‑ce qu’il gardait son alambic et son brassin. Son bouiboui, c’était le X sur la carte qu’Eeteh il avait dessinée. Et Zeb, c’était le seul bonhomme du Gulch qui produisait vraiment quelque chose, tous les autres se contentant pour la plupart de vivoter grâce à la chasse ou la pêche, ou grâce aux fruits et aux quelques légumes qu’ils faisaient pousser ou alors qu’ils arrivaient à déterrer. Comme Zeb il disait : « La plupart de ces andouilles y produisent rien du tout à part ce qui sort par leur trou de balle. »

Zeb il venait d’un endroit encore plus en aval sur le Grand Fleuve que moi et mon vieux. Et il se pourrait bien qu’il ait pas été tout blanc‑tout blanc, quoi. Il était venu à l’ouest avec rien que ses vieilles loques sur le dos, ses asticots de cuivre et sa marmite, ainsi qu’un pichet rempli de mouture qu’il tenait de son paternel, un mélange que le vieux brassait dans des seaux sous le porche à l’arrière de chez lui, et le machin avait beau puer que Zeb il y tenait quand même, au point d’en parler comme de sa mère. C’était pas le genre violent, Zeb, mais à ce qui paraît il avait déjà zigouillé une paire de types assez crétins pour aller la tripoter, sa mère, sans compter qu’il avait un mastiff plutôt féroce du nom d’Abaddon qu’hésitait pas à vous déchiqueter la jambe si Zeb il le laissait faire. Zeb, c’était le type solitaire qui disait pas deux mots à personne sans que ça res semblait au grognement d’Abaddon, mais c’est qu’il en était fier, de son whisky, comme un violoneux il le serait de son crincrin. Il lui manquait les dents du haut, si bien que sa mâchoire inférieure, avec sa barbe toute blanche et ses dents toutes jaunies, elle ressor tait tellement de dessous son pif qu’on aurait dit une assiette cou‑ pée en deux. Et puis il boitait aussi, comme si qu’il aurait eu une guibole plus courte que l’autre. Zeb, ses clients, c’était en gros des chercheurs d’or en déveine qui faisaient rien que courir après des rêves douteux comme les ceusses qui misent leur pognon, pas le genre de profession qui me tenait franchement à cœur, moi, vu tout le dur labeur que ça demandait.

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Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de lʼOuest

Après la guerre de Sécession, les chemins de Tom Sawyer et Huckleberry Finn se séparent. Tom retourne vers l’est pour apprendre la loi aux côtés du père de Becky Thatcher, sa future épouse. Huck, lui, tue sa solitude dans l’Ouest en vendant ses services au plus offrant : tour à tour guide, éclaireur, bandit de grand chemin ou dresseur de chevaux, il devra choisir de participer ou non aux massacres de l’Union. C’est alors qu’il rencontre Eeteh, un jeune natif lakota en marge de sa tribu. À deux, ils tentent de fuir la ruée vers l’or et la « sivilisation ». Mais il se pourrait bien que la route de Huck recroise celle de Tom Sawyer…

Dans ce roman picaresque aux décors grandioses et arides, Robert Coover réinvente avec beaucoup d’humour la gouaille des deux antihéros de Mark Twain, à laquelle le talent du traducteur Stéphane Vanderhaeghe rend un bel hommage. Ce faisant, l’auteur brosse le portrait d’un pays tiraillé entre plusieurs identités, qui n’est pas sans rappeler l’Amérique de Donald Trump.

Écrivain majeur célébré par les plus grands, Robert Coover est né en 1932. On lui doit notamment Le Bûcher de Times Square, La Bonne et son maître, La Femme de John ou Noir, tous parus au Seuil, et, récemment, Street Cop (Flammarion, 2021), en collaboration avec Art Spiegelman. Lauréat de nombreux prix, dont le PEN /Faulkner Award et le prix de l’Académie américaine des arts et des lettres, il a longtemps enseigné à l’université Brown, où il a créé et dirigé un programme d’aide aux écrivains en danger ou en situation précaire dans leur pays.

Roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe

éditeurs associés

www.actes-sud.fr

Dép. lég. : avril 2024 / 23,80 € TTC France ISBN 978-2-330-18943-3

9:HSMDNA=V]^YXX: Illustration de couverture : © Carlo Giambarresi
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