On ne badine pas avec la mort PERRINE BARON

© ACTES SUD, 2025
ISBN 978-2-330-21267-4
récit
Tyler s’allonge et dit : “Si Marilyn Monroe était vivante en cet instant, qu’est-ce qu’elle serait en train de faire ?”
Je dis : “Bonne nuit.”
Le revêtement intérieur du plafond pendouille en lambeaux, et Tyler dit : “De donner des coups de griffes au couvercle de son cercueil.”
Chuck Palahniuk, Fight Club.
(OU APPENDICE)
On raconte souvent qu’après la mort, les ongles, poils et cheveux continuent de pousser. On omet de parler du plus intéressant : à l’état de cadavre, les gaz présents dans le corps poursuivent leur travail, ils circulent dans les canalisations, bouillonnent à l’intérieur du corps qui s’en emplit, l’estomac gonfle et si l’on ne fait pas le nécessaire, celui qu’on croyait mort émet des pets tonitruants qui font vibrer sa chair à la manière des vivants. C’est peut-être ça, l’âme. Faire le nécessaire consiste à vider entièrement la dépouille de ses fluides, pas aussi nettement que le faisaient les Égyptiens de l’Antiquité – eux poussaient le vice jusqu’à extraire le cerveau et les viscères dans une guirlande post mortem propre à célébrer le défunt. Le manuel officiel de thanatopraxie contemporaine est moins prolixe, il conseille simplement d’extraire le sang et de vider les organes. C’est là qu’entre en scène la centrifugeuse, miracle de la technologie qui permet de ne plus réaliser la tâche à la bouche. L’appareil, en tout
point similaire à celui que vous utilisez pour votre jus d’orange matinal (vous pouvez donc reproduire cette recette à la maison), est branché au corps par une artère et permet d’injecter une solution antibactérienne, classiquement composée de formol, qui va progressivement déloger le sang pour finir par s’y substituer. Un pur et simple vide sanitaire. Après avoir incisé la carotide ou la jugulaire selon la tenue souhaitée pour les funérailles – instant fashion – l’artère est légèrement extirpée du corps et connectée au bidon d’injection au moyen d’une canule. Le système de pompage ainsi mis en place, votre thanato vous met la pression (oui, même une fois mort) puis vous offre un ultime massage qui a pour vertu de décoller et de briser les caillots qui se sont formés dans les veines (le sang, au frigo, ça fige). Mais il peut aussi opter pour une solution moins chronophage puisque six points d’injection supplémentaires suffisent à faire le job – et lui permettent de prendre à cet instant précis sa pause café. Quinze à trente minutes sont nécessaires pour cette étape du soin, ça laisse bien le temps pour un deuxième gobelet d’instantané. Il est toutefois nécessaire de surveiller parce qu’il ne faudrait pas que ça déborde (le cadavre, pas le gobelet), nous ne sommes pas tous dotés des mêmes tuyauteries : un petit bonhomme est plus rapide à vider/remplir qu’un grand. Le signe imparable pour s’assurer de la fin de l’opération est d’observer les veines des mains. Ces extrémités,
une fois pleines de formol, reprennent l’aspect du vivant en se gonflant légèrement, comme lorsqu’il fait très chaud ou qu’on vient de faire un footing. Dans ces moments-là , le cœur a si bien pompé pour irriguer chaque parcelle de muscle que le sang afflue généreusement jusqu’aux extrémités. Je m’offre ici une parenthèse concernant cette machine implacable qu’est le cœur et plus précisément pour partager cette information terriblement évocatrice de notre humanité : quand le cœur se met à battre avec tant de puissance qu’il cogne dans la cage thoracique, c’est pour apporter davantage d’oxygène aux muscles, initialement dans le but de nous permettre de prendre la fuite. La fuite est donc la stratégie de défense fondamentale sur laquelle repose toute notre lignée humaine. Malheureusement, dans certaines circonstances – comme lors d’un entretien d’embauche –, même si les battements assourdissants de votre organe cardiaque vous y invitent, n’optez pas pour la fuite – vous pourriez en effet manquer le job de votre vie. Il vous reste deux autres stratégies de survie : le combat ou la soumission. Face à un futur patron, vous pouvez tenter le combat mais face à un thanato, il ne vous reste que la soumission. Fin de la pause café – le corps a été vidé de son sang au moyen de la pompe centrifuge. Je tiens à préciser que cette pompe-ci n’est pas à l’origine du nom “pompes funèbres” qui, lui, provient du latin pompa, en référence aux cérémonies réservées
aux éminentes personnalités de la Rome antique comme on dit encore “en grande pompe” (même si je soupçonne un rapport avec le mot d’origine grecque “psycho/pompe” : celui qui conduit/les esprits). Il faut maintenant s’attaquer à l’extraction des gaz corporels. Ce sont eux la cause de la putréfaction post mortem – évidemment je ne vous raconte pas les dommages qu’ils peuvent engendrer, plus encore lorsque le cadavre séjourne plusieurs heures dans l’eau. (Vous connaissez la devinette : “Pourquoi le petit Grégory est toujours à l’heure ? Parce qu’il est toujours dans l’étang.” La Vologne est une rivière, bande d’ignares.) Pour éviter que l’être cher ne pète en pleine cérémonie, causant ainsi l’hilarité générale ou la honte sur plusieurs générations selon les structures symboliques familiales, on anticipe légèrement leur sortie. Pour cela, il suffit d’enfoncer le trocart dans le nombril et, de là , de perforer les organes un à un – un peu comme on pique un fond de tarte à la fourchette pour éviter qu’elle ne gonfle à la cuisson. Imaginez un tube plastique de stylo Bic garni d’une pointe en métal et surmonté d’un système de raccordement tuyau. Voilà , c’est un trocart, quoiqu’encore un peu court. Parce qu’une fois planté dans le nombril, il doit pouvoir remonter jusqu’à l’atrium droit du cœur afin de le crever pour aspirer son contenu avant que de n’en faire de même avec chacun des organes. Imaginez donc, plutôt que d’un simple Bic, l’utilisation
d’un tube plus long et large, comme ceux des stylos gigantesques vendus dans les boutiques de lieux touristiques et sur lesquels sont reproduits les monuments visités. Après avoir éliminé les contenus putrescibles des organes, même opération, on remplit de produits biocides chacune des cavités du corps (sinon ça ferait des creux sous la peau et le défunt ressemblerait à Elephant Man). Apparemment, la putréfaction démarre à l’appendice. Je tiens ici à réhabiliter cette excroissance dont j’entends dire depuis ma plus tendre enfance qu’elle n’a aucun rôle crucial pour l’organisme et ne serait qu’un vestige devenu obsolète de nos ancêtres primates. Sachez que depuis les travaux d’universitaires de Duke, parus en 2007, on sait que l’appendice contient des cellules immunitaires et travaille de concert avec l’intestin pour contrer les attaques de micro-organismes. On y retrouve même parfois des concrétions de matières – du plomb par exemple, que l’appendice a évincé de notre système digestif pour nous préserver (ce qui me fait du même coup penser aux bézoards et à l’ambre gris, mais nous y reviendrons ultérieurement).
À ceux qui se demandent quel est clairement l’objet de ce texte, jusqu’où nous irons ainsi ou encore pourquoi je choisis d’écrire sur le corps mort, je ne peux pas vous en vouloir – la notion d’horizon d’attente du lecteur a été théorisée il y a belle lurette – mais je ne sais que
vous répondre. Je vais tout de même tenter de vous apporter quelques éclairages. J’entretiens avec la mort un rapport lointain, je m’en préserve même si je suis tout à fait en accord avec le fait d’y passer, puisque j’aurai vécu. J’accepte l’idée de cette suite logique. Je ne crois pas proprement en Dieu quoique le mystère de l’évolution de l’homme et du développement de ses capacités comparativement à celui d’autres espèces me laisse songeuse. N’ayant pas reçu une éducation religieuse, je ne crois pas, non plus, au paradis ni à l’enfer mais cette constante universelle des imaginaires spirituels ou religieux à travers les Temps me fascine par ce qu’elle révèle des attentes des hommes concernant la vie sur terre. Il me paraît plus délicat de prendre parti sur la question de la vie après la mort car j’ai vécu d’étranges expériences, une surtout, au cours de séances de spiritisme. Je suis suffisamment cartésienne pour souscrire à l’idée que des énergies strictement physiques sont en mesure de faire bouger un verre d’une lettre à une autre, mais que ces lettres forment des mots et que ces mots racontent une histoire que je suis seule à connaître alors même que j’ai retiré mon doigt du verre m’interpelle fortement. Mais, admettons. Je n’accorde que trop peu de crédit à la théorie de l’électrosensibilité mais je ne suis pas imperméable à la possibilité que nous soyons la source d’un magnétisme dont on ignore encore tout. Je suis consciente que je suis en train de
dire d’où je parle, comme il sied de le faire dans les milieux qualifiés de “woke” – et j’y vois un cérémonial fructueux, quoique désagréable, dans la mesure où il peut permettre de mieux appréhender les propos qui vont suivre mais qu’il me donne la légère impression d’être à l’étape “tour de table” d’une formation dans l’Éducation nationale (ou d’un groupe de soutien contre les addictions) sauf que je suis seule. (N’hésitez pas à m’envoyer vos présentations à l’adresse de la maison qui aura accepté d’éditer ce récit.) Je dois avouer malgré tout que la mort me fascine lorsqu’elle survient dans un cadre étrange ou spectaculaire, tout autant que la vie lorsqu’elle advient alors même que les conditions n’étaient pas réunies pour l’accueillir. J’éprouve une certaine attraction pour les faits divers macabres –j’ai regardé tous les épisodes de Faites entrer l’accusé, écouté tous les podcasts sur les procès en assises et ai déjà assisté à l’un d’eux (qui pourrait s’intituler Massacre au tournevis). Mais dans le cas précis des affaires criminelles, aussi sordides soient-elles (le crime de Sylvie Reviriego en est un exemple frappant, le cadavre de sa victime et meilleure amie était sur le balcon tandis que la famille fêtait l’anniversaire de son fils, elle l’a démembrée à l’issue du repas et a passé la tête au four sur fonction pyrolyse car elle n’était pas parvenue à la réduire en bouillie malgré tous ses efforts), ces affaires criminelles, donc, parlent davantage de vie que de mort. Je peux chercher
des réponses aussi du côté d’Éros et Thanatos, mais la quête me paraît vaine. En bref, je vais vous parler de la mort, digresser souvent, apporter des éclairages d’ordre biologique, historique, littéraire parfois. Dans quel but ? Celui de partager les informations incroyables que j’ai recueillies lors de recherches que j’ai menées pour l’écriture d’un roman dont le principal protagoniste est un thanatopracteur. Je ne voyais pas de moyen suffisamment subtil pour insérer ces informations dans le récit et puis finalement, je me suis dit : “Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse”, alors je me suis lancée. J’ai remarqué qu’aujourd’hui les lecteurs affectionnent particulièrement les fictions écrites par des auteurs en prise avec leur sujet, légitimes – de fait – parce que confrontés à ce sujet dans leur vie personnelle. Or, puisque comme chacun d’entre vous je vais mourir, je pense être à mon endroit dans cette thématique. Je m’engage toutefois à vous donner d’autres informations personnelles en gage de bonne volonté.
Des enseignements d’un thanatopracteur à Indiana Jones en passant par sa grand-mère et Frankenstein, Perrine Baron nous invite à explorer la mort avec une irrévérence irrésistible. De ses recherches sur les différentes pratiques mortuaires à travers les âges et les continents, elle rapporte des anecdotes historiques et anthropologiques qui se mêlent à des clins d’œil plus personnels, autobiographiques et cinématographiques. Avec une verve admirable, un sens de la formule et beaucoup d’humour noir, l’autrice déroule un monologue cynique ponctué de références littéraires et de pop culture. Un récit en forme de one woman show à l’oralité mordante et aux digressions jouissives.
Perrine Baron, professeure de lettres modernes, a exercé onze ans à Saint-Denis avant de s’installer en Corse. Passionnée d’histoire (qu’elle maîtrise très mal malgré beaucoup de bonne volonté) et d’anthropologie, elle a également un léger penchant pour le macabre. On ne badine pas avec la mort est son premier grimoire.
DÉP.