Extrait "Le temps des loups" d'Harald Jähner

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“Un chef-d’œuvre.” The Spectator Harald Jähner a dirigé jusqu’en 2015 la rubrique culturelle du Berliner Zeitung, dont il avait rejoint la rédaction en 1997. Auparavant, il avait écrit dans les colonnes littéraires du Frankfurter Allgemeine Zeitung. Depuis 2011, il est professeur honoraire de journalisme culturel à l’université des arts de Berlin et Le Temps des loups est son premier livre.

HARALD JÄHNER

Allemagne, 1945. Le pays est en ruine. De nombreuses villes sont réduites à l’état de gravats, plus de la moitié de la population est déplacée. On compte ainsi neuf millions de bombardés évacués, quatorze millions de réfugiés et d’expulsés des territoires de l’Est, dix millions de travailleurs forcés et de détenus libérés, et plusieurs autres millions de prisonniers de guerre qui rentrent peu à peu chez eux. C’est l’“heure zéro”. Comment cette masse d’êtres dispersés aux quatre vents, déportés, évadés ou abandonnés parvint-elle à se réagréger ? Comment une société a-t-elle pu émerger de ce chaos ? Voilà ce que raconte ce livre. Dans cette histoire des mentalités d’une ampleur inédite, saluée à l’international et couronnée du prix de la Foire du livre de Leipzig, Harald Jähner dresse le panorama nuancé d’une décennie décisive pour les Allemands. Un nouveau départ, vu sous un nouveau jour.

Le temps des loups L’Allemagne et les Allemands (1945-1955)

Harald Jahner Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

LE TEMPS DES LOUPS

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Photographie de couverture : Jeune couple marchant dans les ruines de la Heitmannstrasse à Hambourg. Photo (C) BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK

ISBN 978-2-330-18664-7 DÉP. LÉG. : JANV. 2024 24,80 € TTC France www.actes-sud.fr

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LE TEMPS DES LOUPS l’allemagne et les allemands (1945-1955)

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Ce titre a reçu une aide à la traduction du Goethe Institut.

Titre original : Wolfszeit Deutschland und die Deutschen 1945-1955 Éditeur original : Rowohlt Berlin Verlag © Rowohlt Verlag GmbH, Berlin, 2019 Publié par l’intermédiaire de l’agence EDITIO DIALOG, Lille, France, www.editio-dialog.com © ACTES SUD, 2024 pour la traduction française ISBN 978-2-330-18664-7

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Harald Jähner

LE TEMPS DES LOUPS l’allemagne et les allemands (1945-1955) traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

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SOMMAIRE AVANT-PROPOS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 1. L’HEURE ZÉRO ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Il n’y avait jamais eu autant de commencement. Ni autant de fin 2. DANS LES RUINES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 Qui pourra jamais ranger tout cela ? Stratégies du déblaiement Beauté des ruines et tourisme des décombres 3. LA GRANDE MIGRATION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Travailleurs forcés et prisonniers en errance – à tout jamais apatrides Les expulsés des territoires de l’Est et le choc de la rencontre des Allemands avec eux-mêmes En chemin 4. LA FUREUR DE DANSER. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 “Heile, heile Gänsje, mein arm « zertrümmert » Mainz” 5. AMOUR 47. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Le retour des hommes au bout du rouleau Constanze se promène dans le monde “Avides de vivre, assoiffées d’amour” Un excédent de femmes – l’ infériorité numérique des hommes sauve leur position dominante Des proies faciles à l’Est Veronika Dankeschön à l’Ouest

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6. PILLAGE, RATIONNEMENT, MARCHÉ NOIR – LEÇONS POUR L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Premières redistributions – les citoyens apprennent à piller La logique des cartes de rationnement Un peuple de voleurs de nourriture – initiative personnelle et criminalité Le marché noir, une école de la citoyenneté 7. LA GÉNÉRATION COCCINELLE SE MET EN LIGNE. . . . . . . . . . . . . . 197 Réforme monétaire, la seconde heure zéro Wolfsburg, la pépinière humaine Start-up – Beate Uhse découvre son modèle économique en faisant du porte-à-porte L’Allemagne s’enfonce-t-elle dans la crasse ? La peur de la déchéance 8. LES RÉÉDUCATEURS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 Trois écrivains et officiers chargés des questions culturelles étudient l’esprit ­allemand pour le compte des Alliés 9. LA GUERRE FROIDE DE L’ART ET LE DESIGN DE LA DÉMOCRATIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261 Appétit de culture Comment l’art abstrait décora l’ économie sociale de marché Comment la table en forme de rein transforma la pensée 10. LE SON DU REFOULEMENT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287 Se taire, parler, se rapprocher sans plaisir C’est un miracle que ça se soit bien passé ÉPILOGUE : LE BONHEUR. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311 NOTES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315 ANNEXES.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347 BIBLIOGRAPHIE.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347 CRÉDITS DES ILLUSTRATIONS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357 RÉFÉRENCES DES TEXTES.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 359 REMERCIEMENTS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361

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AVANT-PROPOS Le 18 mars 1952 parut dans le Neue Zeitung un texte de l’écrivain et éditeur Kurt Kusenberg. Il était intitulé “Rien ne va de soi. Éloge d’une époque de misère”. Sept ans seulement après la capitulation, l’auteur regrettait les semaines de désarroi qui avaient suivi la fin de la guerre. Bien que rien n’ait plus fonctionné à ce moment-là, ni le courrier, ni les trains, ni les transports en général, en dépit des sans-abri, de la faim et des cadavres qui gisaient encore çà et là sous les ruines, ces semaines lui apparaissaient après coup comme une bonne période. “Comme des enfants”, les gens s’étaient mis, après la guerre, à “repriser le filet déchiré des relations humaines”. Comme des enfants ? Kusenberg recommandait instamment à ses lecteurs de se replacer dans cette “époque de privation, déguenillée, tremblant de froid et de misère, dans cette époque dangereuse” au cours de laquelle, en l’absence de tout ordre étatique pour régir la population dispersée, on avait redéfini la morale et la cohésion sociale : “La correction n’excluait pas l’inventivité et la ruse – elle ne proscrivait même pas le vol de nourriture. Mais dans cette vie de demi-brigands, il y avait un honneur des voleurs, peut-être plus moral que la conscience coulée dans le bronze qui est aujourd’hui la nôtre.” Voilà qui est singulier. Il y aurait donc eu une telle dose d’aventure, immédiatement après la guerre ? L’“honneur des voleurs” aurait joué un tel rôle ? On aurait relevé une telle quantité d’innocence ? Ce qui avait assuré la cohésion des Allemands jusqu’à la fin de la guerre n’était fort heureusement plus que ruines. L’ancien ordre était mort, un nouveau s’annonçait dans les étoiles et ce sont les Alliés qui, dans un premier temps, se chargèrent de répondre aux nécessités vitales. Il était difficile de donner le nom de “société” aux quelque 75 millions de personnes regroupées au cours de l’été 1945 sur ce qui restait du territoire allemand. On parlait de no-man’s-time, de “temps des loups”, du moment où “l’homme était devenu un loup pour l’homme”. L’idée que chacun ne se souciait plus que de soi ou de sa meute se grava dans l’image que le pays avait de lui-même jusqu’à une date avancée des années 1950, alors

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que l’Allemagne allait déjà beaucoup mieux, mais que l’on continuait à se replier obstinément sur la famille, considérée comme un espace de protection sans référent extérieur. Même dans le fameux Herr Ohnemichel, “M. Sans-Moi”, ce type d’Allemand majoritaire et apolitique que dénonçait à la fin des années 1950 la campagne “Ensemble”, continuait à vivre – sous les atours du petit-bourgeois – le loup au rang duquel on avait vu se rabaisser en 1945 l’ancien Volksgenosse, l’ancien membre de la “communauté du peuple” nazie. Après la fin de la guerre, plus de la moitié des personnes vivant en Allemagne ne se trouvaient pas là où elles auraient dû ou voulu être ; parmi elles, 9 millions de bombardés évacués, 14 millions de réfugiés et d’expulsés des territoires de l’Est, 10 millions de travailleurs forcés et de détenus libérés, et plusieurs autres millions de prisonniers de guerre qui rentraient peu à peu chez eux. Comment cette masse d’êtres dispersés aux quatre vents, déportés, évadés ou abandonnés se désagrégea avant de se réagréger, comment les Volksgenosse, les “camarades du peuple”, redevinrent peu à peu des citoyens : voilà ce que raconte ce livre. Ce type d’histoire court toujours le risque d’être ensevelie sous les grands événements historiques. Les principales modifications concernèrent le quotidien, la manière de se procurer à manger, par exemple, dans le pillage, le troc ou les achats. Mais aussi la vie amoureuse. Une vague d’aventurisme sexuel se leva en Allemagne après la guerre. Il y eut aussi de nombreuses et amères déceptions lors du retour espéré des hommes. On voyait désormais beaucoup de choses sous un autre jour, on voulait faire table rase et le nombre de divorces bondit d’un seul coup. Le souvenir collectif de l’après-guerre est caractérisé par un petit nombre de clichés qui ont marqué les mémoires au fer rouge et en profondeur : le soldat russe qui arrache son vélo à une femme ; les silhouettes sombres qui proposent avec insistance quelques œufs au marché noir ; les abris provisoires en tôle Nissen où logent les réfugiés et les bombardés ; les femmes qui brandissent devant les soldats revenant de captivité la photo de leurs maris disparus. Ces images, peu nombreuses, ont une telle force visuelle qu’elles structurent le souvenir public des premières années de l’après-guerre à la manière d’un immuable film muet. Mais la moitié de la vie passe ainsi sous le tapis. Alors que le souvenir place généralement le passé sous un jour d ­ ’autant plus clément que les années qui nous en séparent sont nombreuses, l’après-guerre a suivi un parcours inverse. Son image est devenue de plus en plus sombre à mesure que l’on s’éloignait de lui. Cela tient entre autres au besoin largement répandu parmi les Allemands de se considérer comme des victimes. Plus on noircissait le récit des deux hivers de famine effectivement terribles que furent ceux de 1946 et 1947, moins ce peuple était coupable au bout du compte – c’est du moins ce que beaucoup semblaient croire.

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Avant-propos

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En écoutant plus attentivement, on entend le rire. Dès 1946, un cortège du lundi des Roses traverse la ville de Cologne effroyablement dépeuplée. La journaliste Margret Boveri se rappelle que “la proximité constante de la mort augmentait immensément l’impression de vivre”. Elle raconte qu’elle éprouva un tel bonheur au cours des années où il n’y avait rien à acheter qu’elle décida par la suite de ne plus faire d’acquisitions importantes. On ne peut pas comprendre la misère si l’on ne comprend pas le plaisir qu’elle procure. Avoir échappé à la mort plongeait les uns dans l’apathie, les autres dans une joie de vivre éruptive qu’ils n’avaient jamais connue. L’existence était totalement désorganisée, les familles étaient éparpillées, les anciennes relations perdues, mais les gens se mélangeaient de nouveau et ceux qui étaient jeunes et courageux ressentaient ce chaos comme un terrain de jeu sur lequel ils devaient chaque jour tenter leur chance. Comment ce bonheur qu’éprouvèrent beaucoup de femmes en cet instant de liberté put-il se dissiper de nouveau aussi vite au cours des années de l’essor économique ? À moins qu’il n’ait pas du tout disparu, en tout cas pas autant que veulent le faire croire les caricatures courantes des années 1950 ? La Shoah joua dans la conscience de la plupart des Allemands de l’après-guerre un rôle tellement mineur qu’on pourrait en être choqué. Certains étaient certes conscients des crimes commis sur le front de l’Est et reconnaissaient une sorte de culpabilité fondamentale liée au fait que l’Allemagne avait déclaré la guerre, mais l’assassinat de millions de Juifs allemands et européens ne trouvait aucune place dans la pensée et la sensibilité. Très rares furent ceux qui l’évoquèrent publiquement, à l’instar du philosophe Karl Jaspers. Les Juifs n’étaient même pas mentionnés explicitement dans les reconnaissances de culpabilité des Églises protestante et catholique, qui firent l’objet de longues discussions. Le caractère inconcevable de la Shoah déteignit aussi, de manière perfide, sur le peuple qui en était l’auteur. Les crimes étaient d’une telle dimension que la conscience collective les effaçait de sa mémoire à l’instant même où ils étaient commis. Que même des personnes de bonne volonté se soient refusées à réfléchir à ce qui arrivait à leurs voisins déportés a ébranlé jusqu’à nos jours la confiance dans l’espèce humaine. Mais très peu celle de la majorité des contemporains de cette époque. Le refoulement et le silence qui ont entouré les camps de concentration se sont prolongés après la fin de la guerre, même si les Alliés ont tenté de forcer les vaincus à se confronter aux crimes du national-socialisme, par exemple avec des films comme Death Mills1. Helmut Kohl a parlé de la “grâce de la naissance tardive” pour exprimer le fait que la génération montante avait beau jeu dans cette affaire. Mais il y eut aussi la grâce de la terreur vécue. Les nuits de bombardements,

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les rudes hivers des premières années d’après-guerre et la lutte pour la survie dans un cadre quotidien anarchique ne laissèrent pas à beaucoup d’Allemands le loisir de réfléchir au passé. Eux-mêmes se considéraient comme des victimes – s’épargnant ainsi la tâche de penser aux victimes réelles et profitant d’une chance problématique. Car parmi ceux qui étaient restés à peu près corrects, une personne qui aurait assumé dans toute son ampleur le génocide systématique commis en son nom parce qu’elle l’avait toléré et avait détourné les yeux n’aurait sans doute pas pu rassembler le courage existentiel et l’énergie nécessaires pour survivre aux années de l’après-guerre. L’instinct de survie élimine les sentiments de culpabilité – un phénomène collectif que l’on peut étudier dans les années qui suivirent 1945 et qui perturbe forcément en profondeur la confiance que nous avons dans le genre humain, mais aussi dans les fondements de notre propre personnalité. La manière dont deux sociétés antifascistes et inspirant la confiance ont pourtant pu, chacune à sa manière, s’établir sur la base du refoulement et de l’altération des faits constitue une énigme que cet ouvrage aimerait éclairer en étudiant les défis extrêmes et les styles de vie singuliers des années d’après-guerre. Bien que des livres comme Le Journal d’Anne Frank ou L’État SS d’Eugen Kogon aient perturbé le processus de refoulement, beaucoup d’Allemands attendirent le second procès d’Auschwitz, à partir de 1963, pour se confronter aux crimes qui avaient été commis. Aux yeux de la génération suivante, ils s’étaient discrédités à l’extrême en reportant cette prise de conscience, même si, du point de vue purement matériel, les enfants tiraient un profit considérable de cet ajournement. Rarement dans l’histoire un conflit de générations fut mené avec plus d’amertume, de colère, mais aussi de suffisance, que par les adolescents de 1968 et les universitaires qui furent leurs compagnons de route. L’impression que nous avons gardée des années d’après-guerre est marquée par la vision de ceux qui sont nés à cette époque. Les enfants antiautoritaires étaient tellement indignés par la génération de leurs parents extrêmement difficile à aimer, leur critique était tellement éloquente que l’image mythique de l’esprit étriqué et étouffant qu’il leur fallut démanteler continue à dominer l’image des années 1950, alors même que la recherche a produit depuis des résultats plus nuancés. La génération née autour de 1950 se complaît dans le rôle de celle qui a rendu l’Allemagne fédérale habitable et a donné du cœur à la démocratie – une image qu’elle entretient constamment. La forte présence de l’ancienne élite nationalsocialiste dans les administrations de l’Allemagne fédérale avait effectivement de quoi inspirer le dégoût, tout comme l’obstination avec laquelle on mit en œuvre l’amnistie des criminels nazis. Mais les recherches effectuées au cours de la préparation de ce livre ont montré que l’après-guerre fut une période plus riche en controverses, son atmosphère plus ouverte,

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Avant-propos

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ses intellectuels plus critiques, le spectre de ses opinions plus large, son art plus innovateur et le quotidien plus contradictoire que ne le laisse encore penser la représentation qu’on en avait en cette année pivot que fut 1968. Il existe une autre raison pour laquelle les quatre premières années de l’après-guerre, en particulier, constituent un point aveugle relatif dans le souvenir historique. Elles forment entre les grands chapitres et les grands champs de recherche historique une sorte de no-man’s-time que personne, pour dire les choses clairement, n’a vraiment intégré à son champ de compétence. Le premier grand chapitre de l’histoire universitaire traite du régime national-socialiste qui s’achève avec la capitulation de la Wehrmacht, l’autre raconte l’histoire de la République fédérale et de la RDA, et se concentre tout au plus sur la réforme monétaire et le blocus de Berlin, considérés comme la préhistoire de la création de ces deux États. Les années qui séparent la fin de la guerre et la réforme monétaire, le “big bang” économique de l’Allemagne fédérale, représentent d’une certaine manière un temps mort pour l’historiographie. Pour l’essentiel, la nôtre est toujours structurée comme une histoire nationale centrée sur l’État considéré comme un sujet politique. Or quatre centres politiques différents ont été responsables de l’histoire allemande après 1945 : Washington, Moscou, Londres et Paris – une situation qui ne répond pas aux règles du genre définies par l’histoire nationale. L’examen des crimes commis contre les Juifs et les travailleurs forcés s’arrête lui aussi le plus souvent à l’heureuse libération des survivants par les soldats américains. Mais que leur est-il arrivé ensuite ? Comment se sont comportés les quelque 10 millions de détenus affamés, déportés de leur pays natal et laissés sans surveillance dans le pays de ceux qui avaient fait souffrir et assassiné leurs proches ? La manière dont se conduisirent les soldats alliés, les Allemands vaincus et les travailleurs forcés libérés compte au nombre des aspects les plus sinistres, mais aussi les plus fascinants des années de l’après-guerre. Au fil de l’écriture de ce livre, les centres de gravité se sont déplacés, passant des éléments de civilisation liés au quotidien, du déblaiement des gravats, des amours, du vol et des achats à la vie culturelle et intellectuelle ainsi qu’au design. Les questions portant sur la conscience, la culpabilité et le refoulement se posent désormais avec plus d’acuité. Les instances de la dénazification, qui eut aussi un aspect esthétique, prennent d’autant plus d’importance. Si la notoriété du design des années 1950 a duré si longtemps, cela tient à son ahurissant pouvoir performatif : en remodelant leur environnement, les Allemands se sont eux-mêmes transformés. Mais sont-ce réellement les Allemands qui ont changé d’une manière si radicale la forme de leur univers ? À côté du design, c’est autour de l’art moderne qu’a éclaté un conflit dans lequel les puissances d’occupation tiraient elles aussi les ficelles. Ce qui était en jeu, c’était l’aménagement esthétique des deux républiques allemandes, rien de moins que le sens de

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la beauté au temps de la guerre froide. En toute logique, même la CIA y fut donc engagée. Bien plus que notre époque, l’après-guerre fut une période où l’on se plongeait inlassablement, avec finesse, esprit et subtilité, dans des conversations empreintes de gravité, comme si l’on avait pu renouer sans la moindre interruption avec des formes de relations remontant à la fin d’un xixe siècle présenté comme le bon vieux temps. Nous en savons beaucoup aujourd’hui sur la Shoah. Ce que nous savons moins précisément, c’est la manière dont on pouvait continuer à vivre dans son ombre. Comment un peuple parle-t-il de morale et de culture lorsque des millions et des millions de personnes ont été assassinées en son nom ? Doit-il, par décence, renoncer à tout propos sur la décence ? Laisser ses enfants déterminer par eux-mêmes ce que sont le bien et le mal ? Les médias débordaient alors d’interprétations, tout comme les autres rouages de la reconstruction. Tout le monde parlait d’“appétit de sens”. La philosophie pratiquée “sur les ruines de l’existence” envoya la conscience de soi en maraude intellectuelle. On chapardait du sens comme on volait des pommes de terre.

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“Un chef-d’œuvre.” The Spectator Harald Jähner a dirigé jusqu’en 2015 la rubrique culturelle du Berliner Zeitung, dont il avait rejoint la rédaction en 1997. Auparavant, il avait écrit dans les colonnes littéraires du Frankfurter Allgemeine Zeitung. Depuis 2011, il est professeur honoraire de journalisme culturel à l’université des arts de Berlin et Le Temps des loups est son premier livre.

HARALD JÄHNER

Allemagne, 1945. Le pays est en ruine. De nombreuses villes sont réduites à l’état de gravats, plus de la moitié de la population est déplacée. On compte ainsi neuf millions de bombardés évacués, quatorze millions de réfugiés et d’expulsés des territoires de l’Est, dix millions de travailleurs forcés et de détenus libérés, et plusieurs autres millions de prisonniers de guerre qui rentrent peu à peu chez eux. C’est l’“heure zéro”. Comment cette masse d’êtres dispersés aux quatre vents, déportés, évadés ou abandonnés parvint-elle à se réagréger ? Comment une société a-t-elle pu émerger de ce chaos ? Voilà ce que raconte ce livre. Dans cette histoire des mentalités d’une ampleur inédite, saluée à l’international et couronnée du prix de la Foire du livre de Leipzig, Harald Jähner dresse le panorama nuancé d’une décennie décisive pour les Allemands. Un nouveau départ, vu sous un nouveau jour.

Le temps des loups L’Allemagne et les Allemands (1945-1955)

Harald Jahner Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

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ISBN 978-2-330-18664-7 DÉP. LÉG. : JANV. 2024 24,80 € TTC France www.actes-sud.fr

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