Extrait Mark Rothko

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ACTES SUD Dépôt légal : octobre 2013 ISBN : 978-2-330-02298-3 35 € TTC FRANCE

Annie Cohen-Solal Mark Rothko ACTES SUD

Pendant l’année 2011, Mark Rothko (19031970) devint le héros de Red, une pièce de théâtre à succès sur Broadway qui gagna six Tony Awards, tandis que, dans les maisons de ventes aux enchères, la cote de ses tableaux n’en finissait pas de monter, dépassant celle de ses collègues américains de la même période – Pollock, de Kooning, Newman, Still. Quant aux expositions de ses œuvres, elles circulent dans les musées du monde entier, attirant un public de plus en plus enthousiaste. Né Marcus Rotkovitch à Dvinsk, dans l’Empire russe, il émigre à l’âge de dix ans aux États-Unis, emportant avec lui son éducation talmudique comme ses souvenirs des pogroms et des persécutions de son enfance. Il a tout juste trente ans lorsqu’on lui offre sa première exposition individuelle et, dès les années 1950, il est célébré au MoMA, à l’Art Institute de Chicago, ainsi que dans les plus grands musées européens. Alors que le judaïsme n’a produit que très peu d’artistes plasticiens jusqu’au xxe siècle, l’héritage laissé par Rothko éclate sans conteste aujourd’hui. Son œuvre la plus aboutie est sans aucun doute la chapelle Rothko, un lieu de méditation œcuménique à Houston, Texas. Dans ce livre, Annie Cohen-Solal dévoile la trajectoire de cet artiste majeur qui fut également un érudit, un intellectuel, un éducateur et, bien sûr, un passeur, dont la dimension spirituelle reste ancrée dans la complexité et la richesse de sa propre généalogie.

Annie Cohen-Solal

Mark Rothko

ACTES SUD

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Sommaire

Avant-propos................................................................................... 9 1. Autour du pogrom de Kichinev : 1903-1913.............................. 17 2. Un élève studieux à Portland, Oregon : 1913-1921..................... 35 3. Les années chaotiques : 1921-1928............................................. 53 4. La métamorphose de Marcus Rothkowitz : 1928-1940............... 67 5. À la recherche d’un nouvel âge d’or : 1940-1944......................... 85 6. Entre surréalisme et abstraction : 1944-1947............................... 107 7. Vers l’abstraction absolue : 1947-1949........................................ 123 8. Avec les peintres rebelles, un pionnier : 1949-1954..................... 143 9. Le voyage éclaté d’un Juif d’avant-garde : 1954-1958.................. 167 10. Entre gratte-ciel de luxe et chapelle médiévale, premier ancrage britannique : 1958-1960........................................ 189 11. Années d’expérimentation, de consécration, de tourment, deuxième ancrage britannique : 1960-1964..................................... 207 12. Avènement de la chapelle tant attendue et sacrifice expiatoire : 1964-1970................................................... 225 Notes.............................................................................................. 241 Bibliographie................................................................................... 258 Table des œuvres............................................................................. 266 Index............................................................................................... 268 Biographie et bibliographie de l’auteur............................................ 282 Remerciements................................................................................ 283

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Markus Rotkovitch âgé de quatre ans (assis à gauche) et un cousin à Dvinsk, 1907.

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Avant-propos

Quand j’étais petite, mon père s’asseyait souvent près de moi avec une carte, pour me montrer ce territoire [au carrefour de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne], en me disant : “Tu ne peux pas vraiment voir, parce qu’il y a de nouvelles frontières, alors qu’auparavant il y avait d’autres frontières. Pourtant, c’est là que je suis né.” Kate Rothko Prizel

Daugavpils, mercredi 24 avril 2013, midi. Avec ce rappel explicite de Kate, la fille de Mark Rothko, débutent les cérémonies d’inauguration du nouveau Marka Rotko Mākslas Centrs (Centre d’art Mark Rothko), dans la ville natale de l’artiste ; une ville qui changea souvent de nom au cours de son histoire. En septembre 1903, lorsque le peintre y naquit, dans la zone de résidence pour citoyens juifs dans l’Empire russe, c’était Dvinsk. En 1920, lorsqu’elle fut intégrée à la nouvelle République lettone, elle prit le nom de Daugavpils – qui signifie “forteresse sur le fleuve Daugava” en langue lettone. Aujourd’hui, c’est une petite bourgade de cent mille habitants, aux confins de la Lettonie, de la Lituanie, de la Biélorussie et de la Russie, avec des airs de Berlin-Est dans les années 1950, que l’on rejoint après une interminable route de trois cents kilomètres depuis Riga, la capitale du pays, en croisant d’innombrables nids de cigogne, tout en longeant maisons en bois colorées et forêts de bouleaux. Le temps est radieux, en ce jour de printemps, et la lumière du Nord qui se reflète dans les lacs alentour et dans les fleuves en crue éblouit le visiteur par son insupportable pureté. En 9

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deux ans de travaux, avec un budget de 6 millions d’euros, cet ancien dépôt de munitions de couleur jaune paille, de cinq mille mètres carrés – construit en 1833 sous le règne du tsar Nicolas Ier –, est devenu musée grâce à la vision et à la perspicacité de Farida Zaletilo, la curatrice du centre. Durant toute la journée de festivités, les autorités lettones – nationales et locales, politiques et même religieuses – utiliseront les grands moyens pour célébrer l’événement. De tous les coins du monde, presque tous les membres de la “grande famille Rothko” ont convergé vers Daugavpils pour assister aux cérémonies ; on entend parler hébreu, yiddish, polonais, anglais, russe, letton, allemand dans ce groupe bigarré. De New York sont venus Kate Rothko Prizel et Christopher Rothko, les enfants de l’artiste, ainsi que l’historien Ilia Prizel, mari de Kate, et Marion Kahan, l’administratrice des Rothko Family Collections ; de Bâle, Oliver Wick, qui a été le commissaire des impressionnantes expositions à la Fondation Beyeler de Bâle et au Palazzo delle esposizioni de Rome ; de Varsovie, Agnieszka Morawińska, la directrice du Musée national de Pologne, qui prépare une exposition de peintures et de dessins, envoyée par la National Gallery de Washington, dc ; de Paris, Isy Morgensztern, qui a produit le beau film Mark Rothko, un humaniste abstrait ; de Riga, Karina Pētersone, ancienne ministre de la Culture et directrice de l’Institut letton, Ojars Sparitis, président de l’Académie des sciences, et toute l’équipe de l’ambassade de France, à commencer par Christophe Visconti, l’ambassadeur, et Denis Duclos, son conseiller culturel. Au groupe français s’est joint Bruno Chauffert-Yvart, architecte des Monuments historiques, en déplacement pour une conférence à Riga, qui m’accompagne et commente les “pilastres à demi-lunes en enduit” et les “voûtes à barrettes” de l’arsenal, de sa forteresse en briques adjacente et des fossés qui les entourent. De fait, ils ont été construits par les Russes après les guerres napoléoniennes sur le modèle français emprunté, m’explique-t-il, exactement comme la ville de Saint-Pétersbourg, d’abord à Vauban, puis à Ledoux un siècle plus tard. Au cours de la conférence de presse, Inna Steinbuka, représentante de la Lettonie auprès de l’Union européenne, dévoilera l’implication de la 10

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Commission européenne qui a pris en charge les deux tiers du budget, avant de préciser que “beaucoup doutaient vraiment de la nécessité de créer ce centre en Lettonie”. Elle les a convaincus en utilisant l’exemple du Centre Pompidou de Metz, qui a permis de développer une antenne très active aux confins du Luxembourg, de l’Allemagne et de la France. “Daugavpils, après Riga, est une autre perle de la Lettonie, ajoute-t‑elle. Ce centre attirera des touristes, des investisseurs et développera des infrastructures.” Puis Elena Demokova, ex-ministre de la Culture, précise que “le retour de Mark Rothko à Daugavpils signifie également le retour en Lettonie du judaïsme d’Europe de l’Est. Les grands intellectuels de ce pays étaient tous juifs et, en général, les Juifs étaient des gens éduqués, c’était un groupe unique qui parlait yiddish”, ajoute-t-elle, avant de mettre quelques points sur les i : “Tout cela a été totalement détruit, leur culture n’existe plus. Quand Mark Rothko a quitté son pays en 1913, à l’âge de dix ans, personne ne savait que cette culture serait totalement détruite, personne ne savait qu’on n’enseignerait plus le yiddish, qu’on ne restaurerait plus la culture des shtetl […]. Il n’y a pas une seule monographie, pas un seul livre qui porte le nom de Mark Rothko dans ce pays.” Mais Eduards Klaviņš, le conseiller en histoire de l’art du nouveau Centre Mark Rothko, n’est pas de l’avis de l’ex-ministre ; la faute en incombe, selon lui, aux régimes communistes, puisqu’“il y a eu des facteurs politiques, puis des régimes totalitaires qui ont gouverné la Lettonie et, avec le réalisme socialiste qui régnait en peinture, l’art abstrait était tabou. C’est donc pendant la dernière décennie du xxe siècle, affirme-t-il, que le nom de Rothko est revenu dans l’esprit des Lettons, devenant un paradigme à part entière. Aujourd’hui, je peux dire que Mark Rothko est revenu en Lettonie.” Derrière ces batailles de mots, on devine des conflits internes bien plus profonds. Mais les enfants de l’artiste recentrent le débat vers la généalogie et vers l’œuvre de leur père. De treize ans le cadet de Kate, Christopher est un homme posé et méthodique, dont le visage ressemble étonnamment à celui de Mark Rothko. “Cette journée est très stimulante pour moi, déclare-t-il, c’est comme un rappel de mon premier voyage en Lettonie pour célébrer le centième anniversaire de mon père, 11

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en septembre 2003. Auparavant, on le présentait comme un artiste américain né en Russie, mais la situation est beaucoup plus intéressante et beaucoup plus complexe à la fois. Ce jour-là, mes yeux se sont ouverts à un lieu qui restait jusqu’alors légendaire, et tout est devenu réel.” Kate reviendra à son tour sur le choc de l’année 2003 : “Lors de notre premier voyage à Daugavpils, explique-t-elle, nous sommes arrivés dans un bus qui, à ma grande surprise, a été arrêté par un chœur d’enfants. Lorsque nous en sommes descendus, les enfants nous ont offert du pain et du sel, exactement comme ils le faisaient naguère dans la ville d’Ukraine où mon mari passait ses vacances, lorsqu’il était enfant. D’ailleurs, Daugavpils intègre tellement de cultures différentes que j’ai eu le sentiment que c’était chez moi, et que cela pourrait signifier un retour de mon père dans son pays natal.” Et Christopher décline les projets : “Je m’occupe des archives, des expositions à venir : l’une aura lieu à Varsovie, l’autre à La Haye. J’ai été très impliqué avec Oliver Wick à la Fondation Beyeler et à Rome, ce qui avait beaucoup de sens puisque mon père adorait la Renaissance italienne ; je me suis également occupé, en 2006, de la grande exposition, très ciblée, à la Tate Gallery de Londres. L’intérêt pour l’œuvre de mon père semble croître, et les nouveaux shows se concentrent sur des périodes particulières ou sur ses intérêts pour la philosophie, la littérature et les choses de l’esprit. L’excellente nouvelle est que le Centre Mark Rothko de Daugavpils, auquel nous avons décidé de prêter six pièces de notre propre collection, deviendra un nouveau centre de ressources.” Cette image de Kate et de Christopher, venus spécialement de New York en ce beau jour du printemps 2013 pour offrir six tableaux majeurs de leur collection au nouveau centre qui porte le nom de leur père, dans cette petite ville, in the middle of nowhere, n’est pas neutre. Il y a dix ans, frappés par la situation du judaïsme dans cette région (l’une des plus atteintes par les pratiques sauvages de l’Einsatzgruppe A du régime nazi, dirigé par le Brigadeführer-ss Walter Stahlecker qui, entre juillet et novembre 1941, décima, en quelques jours et dans des conditions iniques, la presque totalité de la population juive, notamment dans la tristement célèbre forêt de Rumbula qu’on longe longuement lors du 12

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trajet entre Riga et Daugavpils), Kate et Christopher avaient décidé de financer la restauration d’une synagogue dans la ville natale de leur père, seul bâtiment de ce type à subsister aujourd’hui dans une ville qui, naguère, en comprenait près de cinquante. Leur geste en direction des habitants de la Lettonie ne représente-t-il pas une sorte de mitsva1 pour restaurer un nouveau type d’échanges, à l’aube du xxie siècle, avec le territoire géographique où naquit leur père ? Au cours des deux années écoulées, mes recherches m’ont amenée à analyser la trajectoire du peintre dans le contexte historique des pogroms en Russie au début du xxe siècle, de la montée du capitalisme rayonnant des États-Unis de l’après-guerre, et à croiser ces données avec des éléments sociologiques du monde de l’art : rencontres, interactions et croisements multiples qui orientèrent ses choix esthétiques, ses innovations techniques et l’ensemble de sa production au cœur d’un espace géo­ politique en transformation permanente. Autant de pièces d’un puzzle complexe que le lecteur retrouvera dans les pages qui vont suivre. Il y a cependant quelque chose, dans cette cérémonie lettone, qui me frappe comme un moment privilégié. Comme si une “Internationale Rothko” reprenait en mains certaines idées du manuscrit La Réalité de l’artiste, que Rothko avait écrit au cours de l’année 1940. Il y rappelait son attachement à sa quête de l’unité par l’art, seul moyen de dépasser l’Histoire ; une quête qui rejoignait l’une des idées centrales du judaïsme, celle du tikkun olam, c’est-à-dire de la “réparation du monde”. Le geste que venaient de faire Kate et Christopher n’était-il pas, très précisément, de cet ordre-là ? Et, au-delà de tous les cheminements et de toutes les recherches de leur père, n’avaient-ils pas réussi, par là, à parachever son projet ? De fait, comment ne pas se réjouir, en ce printemps 2013, de l’essor considérable qu’a pris l’œuvre de Mark Rothko, depuis les vicissitudes qu’elle connut lors du suicide de l’artiste en février 1970 ? Kate, étudiante en médecine à Johns Hopkins University, avait alors dixneuf ans, Christopher en avait six et, après la mort de leur père, sept cent quatre-vingt-dix-huit de ses œuvres furent “obtenues” par son 13

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marchand, le directeur de la Marl­borough Gallery, dans des conditions stupéfiantes. Mais le procès qu’ils engagèrent, dès l’année suivante, devint si exemplaire qu’il créa pour un temps, dans l’opinion publique aux ÉtatsUnis, une atmosphère de méfiance diffuse vis-à-vis des marchands. Le 8 mars 1975, le juge Millard L. Midonick, de la Surrogate Court du comté de New York, reconnut Bernard Reis (qui était à la fois exécuteur testamentaire de Mark Rothko, directeur de la Rothko Foundation et employé à la Marlborough Gallery) coupable de conflits d’intérêts dans la succession du peintre et le condamna à payer la somme de 9,25 millions de dollars en dommages et intérêts à la succession de l’artiste2, tout en ordonnant la reconstitution de la Rothko Foundation. Pour sa part, Frank Lloyd, le directeur de la ­Marlborough Gallery, fut jugé complice de Reis. Deux ans après le premier jugement, la cour d’appel de l’État de New York le confirma, décrivant les conduites de Reis et de Lloyd comme “manifestement illégales et certainement choquantes”. Le 6 janvier 1983, enfin, Reis étant alors décédé, on ordonna à Lloyd de financer des bourses de recherche et d’organiser des séries de conférences et d’expositions en lieu et place de ses quatre années d’emprisonnement3, avant que Kate ne décide que la Pace Gallery serait désormais en charge de représenter l’œuvre de l’artiste. Cela mit fin à un procès qui avait duré douze ans. La nouvelle Rothko Foundation s’engagea alors dans un travail considérable autour des œuvres de l’artiste en les conservant, en les cataloguant, puis en en faisant don aux musées, principalement à la National Gallery en 1986. Au cours de la dernière décennie, d’ailleurs, dans les maisons de ventes aux enchères, la cote des tableaux de Rothko n’en finit pas de monter et de dépasser celle de ses collègues américains de la même période – Pollock, de Kooning, Newman, Still –, atteignant même des sommes qui avoisinent les 80 millions de dollars. De plus, au cours de l’année 2011, Mark Rothko devint le héros de Red, une pièce de théâtre à succès sur Broadway, qui gagna six Tony Awards. Quant aux expositions de ses œuvres, elles irriguent les musées du monde entier, pour le bonheur du public. “É-mou-vant ! É-mou-vant”, telle fut la manière dont Christopher Rothko, lors de notre première rencontre à New York, mima avec 14

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emphase la réaction du critique du Figaro lors de sa visite, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, de la légendaire exposition de 1999, qui avait pour commissaires Suzanne Pagé et Jean-Louis Andral. “Ce fut l’une des plus belles expositions de l’œuvre de mon père”, affirma-t-il. Comment oublier ces files d’attente interminables sur l’avenue du Président-­ Wilson ? Comment oublier ces gens qui, arc-boutés dans la salle basse reliant les deux espaces d’exposition, recopiaient fidèlement, sur leur petit carnet, de longues citations de l’artiste ? Comment oublier, surtout, cette présentation intégrée de son parcours pictural entre esthétiques figurative, surréaliste, mythologique, multiforme, a­ bstraite, comme une longue recherche identitaire du peintre ? Avec les salles de la Tate Gallery à Londres, de la National Gallery à ­Washington, dc, avec la chapelle Rothko à Houston, le Centre Mark Rothko de Daugavpils devient désormais le quatrième espace au monde à présenter au public une collection permanente substantielle des œuvres de Mark Rothko. D’ailleurs, en cette année 2013, avec Mark Rothko, The Decisive Decade, 1940-1950, une exposition itinérante dans de nombreux musées des États-Unis, peut-être le public prendra-t-il aussi désormais la mesure des recherches de celui qui fut également un érudit, un intellectuel, un éducateur et, bien sûr, un passeur, dont la dimension spirituelle reste inscrite dans l’indéniable richesse de sa propre généalogie. “Le judaïsme a survécu comme une nation abstraite, écrivait en 1957 l’historien d’art Leo Steinberg, et a prouvé, comme l’a fait l’art moderne, l’ampleur de ce qui était inutile et vain. J’ajouterais aussi que, comme l’art moderne, les pratiques religieuses juives sont remarquablement dépourvues de représentation […]. Et si j’ai dit plus haut qu’il est difficile de devenir un peintre moderne, il est aussi un vieux proverbe juif qui rend compte de cette vérité. Cela peut également expliquer pourquoi autant de jeunes Juifs trouvent si facilement leur voie dans l’art moderne4.”

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1. Autour du pogrom de Kichinev 1903-1913

[…] Et ils virent cela, cachés sous terre, et ils se turent, Et leurs yeux n’ont pas éclaté Et leur tête n’est pas tombée […]. Il suffit maintenant. Enfuis-toi, homme, enfuis-toi pour toujours Cours au fond du désert et deviens fou, Mets en pièces ton âme, Jette dehors ton cœur pour les chacals, Laisse ta larme tomber sur les pierres ardentes Et que ton cri soit englouti par l’ouragan. Haïm Nahman Bialik, La Ville du massacre, 19031.

Le 25 septembre 1903 naît à Dvinsk, en Lettonie, Marcus Rotkovitch, le quatrième enfant du pharmacien de la ville, Yacov Rotkovitch, et de sa femme Anna Goldin. Quarante ans plus tard, à New York, Marcus Rotko­vitch décidera de prendre une nouvelle identité, Mark Rothko, sous laquelle on le connaît aujourd’hui. Si, en 1903, la naissance du benjamin de cette famille bourgeoise de l’Empire russe est accueillie avec joie par ses aînés – Sonia (treize ans), Moïse (dix ans) et Albert (huit ans) –, elle est néanmoins tempérée chez le père par une certaine angoisse. En effet, l’effarant massacre qui a eu lieu cinq mois auparavant à Kichinev – symptôme d’une situation explosive dans la Russie tsariste – pèse comme un mauvais présage sur le destin des familles juives de la “zone de résidence”. Cette zone de résidence avait été instituée par l’impératrice Catherine II un peu plus d’un siècle auparavant, à la suite des accusations proférées par les commerçants moscovites contre les nombreux marchands juifs “réputés 17

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pour leurs fraudes et pour leurs mensonges”, qui venaient de s’installer en Biélorussie. En 1791, la souveraine avait alors pris une décision capitale : “Les Juifs de Russie sont contraints par la loi de résider à l’intérieur de la zone de résidence, constituée de quinze gouvernements ou provinces, au Sud-Ouest de la Russie, qui s’étendent de la mer Baltique à la Crimée, et d’est en ouest de Kharkov et Smolensk jusqu’aux frontières de la Roumanie, de la Galicie et de la partie prussienne de la Pologne2.” Dans ce territoire d’une superficie égale à celle de la France, avec une population de vingt-sept millions d’habitants au total, les sujets juifs (cinq millions) n’ont pas le droit à la propriété privée et sont contraints de quitter les villes pour rejoindre les shtetl 3, qui deviennent vite surpeuplés. Le dimanche 19 avril 1903, au premier soir de la Pâque chrétienne, à Kichinev (aujourd’hui capitale de la Moldavie), un pogrom d’une ampleur inédite attaque la population juive de la ville. Dans la zone de résidence, la nouvelle du pogrom de Kichinev se répand comme une traînée de poudre. De nombreux écrivains, juifs et non juifs, comme Tolstoï et Gorki, se mobilisent pour dénoncer ce qui apparaît désormais comme un point de non-retour. Et même Trotski qui, à Londres, s’attelle alors avec Lénine à la création du congrès social-démocrate, se dit “marqué de manière indélébile par les effets du pogrom de Kichinev et par le déluge de rumeurs monstrueuses disséminées par la police4”. Mais c’est le poète Haïm Nahman Bialik, envoyé par la Commission historique juive pour faire une enquête sur ce drame, qui en rapporte le témoignage le plus bouleversant avec son grand poème épique, La Ville du massacre. Le New York Times, pour sa part, rend compte d’“émeutes dont la violence va au-delà de toute mesure : planifiées comme un massacre général des Juifs, elles furent conduites dans toute la ville par des prêtres aux cris de « Mort aux Juifs ! » […]. Les parents furent pris par surprise et saignés comme des moutons. Les enfants furent littéralement déchiquetés par une foule déchaînée et assoiffée de sang. La police locale ne fit aucun effort pour contrecarrer ce règne de la terreur. À la tombée de la nuit, les rues étaient jonchées de cadavres et de blessés5.” Le pogrom de Kichinev est l’aboutissement d’un siècle de tensions, de persécutions et de répressions latentes contre la population juive confinée dans cette zone de résidence. D’ailleurs, la collusion entre Viatcheslav 18

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Plehve, ministre de l’Intérieur, et Pavel Krouchevan, rédacteur en chef de Bessarabets, le journal local, est vite dénoncée ; mieux, on se rend compte que ce dernier est financé par le ministre. D’après les analyses du maire de la ville, Karl Schmidt, ce sont bien les insultes répétées de “Mort aux Juifs !” et de “Croisade contre la race honnie !”, ainsi que les accusations de conspiration contre l’Empire dans le journal Bessarabets, qui ont attisé la haine antisémite de la population russe. Depuis longtemps déjà, la jalousie des artisans et l’hostilité des fonctionnaires se manifestaient de manière de plus en plus tenace6, mais l’injustice atteint son comble en ce mois d’avril 1903, lorsque la population juive de Kichinev est injustement accusée de meurtres d’enfants chrétiens et d’avoir “pratiqué sur eux des sacrifices rituels”, et le pogrom s’ensuit… Pendant plus d’un siècle, sous les règnes des tsars Alexandre Ier et Nicolas Ier, les citoyens juifs furent soumis à des brimades et à des lois spécifiques, comme la conscription, instaurée en 1827, qui obligea les jeunes gens à abjurer leur religion et à entrer de force dans l’armée pendant une période de vingt-cinq ans. Rejetés à la fois de la vie paysanne et de la vie urbaine, les Juifs se dédient donc au travail artisanal, dans des shtetl dont la vie est concentrée autour du marché et de la synagogue. En 1855, l’avènement du tsar Alexandre II engage une brève phase d’accalmie et donne aux sujets juifs une bouffée d’espoir qui durera pendant un quart de siècle, jusqu’en 1881. C’est au cours de cet intermède apaisé que naît, en 1859, Yacov Rotko­vitch, le père du futur Mark Rothko. Il voit le jour à Michalischok (aujourd’hui Mikoliškis), dans un shtetl traditionnel de deux cent cinquante familles en Lituanie, dans la partie à l’extrême nord de la zone de résidence. À force de persévérance et de détermination, utilisant tous les atouts de cette période, Yacov parvient à poursuivre ses études supérieures à Vilna et à devenir pharmacien. Puis, continuant ses pérégrinations, il se retrouve à Saint-­ Pétersbourg où il rencontre Anna Goldin, de onze ans sa cadette, ellemême issue de l’une de ces rares familles juives émancipées qui, jugées “utiles” pour l’Empire, ont bénéficié de la politique libérale du tsar et eu le droit de s’installer dans de grandes villes telles Saint-Pétersbourg, Moscou ou Odessa. Anna n’a que seize ans lorsqu’elle se marie, mais elle parle 19

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allemand et, en épousant Yacov Rotkovitch, elle lui permet de poursuivre sa stratégie d’ascension sociale. Pourtant, cet apaisement ne dure pas longtemps : la récente émancipation de certains Juifs et leur accession à des professions libérales provoquent à nouveau tensions et jalousies dans la population russe ; de fait, l’assassinat du tsar en 1880 est une nouvelle occasion de cantonner les Juifs dans un statut de boucs émissaires et d’enclencher, pour la décennie à venir, une nouvelle vague de violences encore plus brutale qu’auparavant. Des persécutions s’ensuivent avec les lois temporaires de mai 1882, la réduction des territoires de la zone de résidence de 10 %, l’interdiction de suivre des études secondaires, l’expulsion des Juifs de Moscou en 1891. Dans les dernières années du xixe siècle – avec un accroissement démographique de 150 % dans la zone de résidence entre 1820 et 1880 –, la misère ne cesse d’augmenter et la situation redevient particulièrement difficile pour les Juifs. Poursuivant leurs déplacements au gré des avatars du contexte politique de l’Empire russe, les Rotkovitch vont alors vivre à Michalischok, le shtetl où est né Yacov. Là voient le jour Sonia en 1890 et Moïse en 1892 ; deux ans plus tard, on les retrouve à Dvinsk, une grande ville de Lettonie, à quarante kilomètres au nord-est, où naissent Albert en 1895, puis Marcus en 1903. Bâtie le long de la Dvina, à l’abri de sa forteresse, Dvinsk est alors une ville carrefour de soixante-quinze mille habitants, à l’intersection de trois voies de chemin de fer, qui la relient à Saint-Pétersbourg au nord-est, à Riga au nord-ouest et à Libau (Liepaja) à l’est, une situation privilégiée dont rendent compte les trois gares de la ville. C’est aussi une ville-­passage pour les voies de commerce – entre la mer Baltique, le golfe de Finlande et Moscou, à l’intérieur des terres –, dont le marché, deux fois par semaine, permet aux paysans alentour de venir vendre légumes, fromages, poulets et poissons dans leurs voitures en bois. C’est enfin une ville tout entière consacrée au commerce avec, en 1912, plus de six mille ouvriers et plus d’une centaine d’industries, spécialisées dans le textile, le cuir, l’horlo­ gerie et les matériaux de construction. Dans ces conditions et avec tous ces avantages, on ne s’étonnera donc pas de savoir que la population de la ville doubla entre 1905 et 1913, et que Dvinsk devint l’un des foyers politiques les plus actifs de la zone de résidence au début du xxe siècle, avec des 20

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sociaux-démocrates, des révolutionnaires, des membres du Bund et de différentes organisations sionistes qui se succédaient dans le vieux parc pour y prononcer leurs discours et y tenir leurs manifestations. Rares sont les témoignages sur Yacov Rotkovitch. Rares sont également les photos que l’on connaît de lui : elles le présentent comme un véritable intellectuel, sérieux, avec son grand front, sa barbe sombre très soignée et ses petites lunettes métalliques. On sait que ce fut un grand lecteur, tout comme sa femme et ses enfants, que leur bibliothèque contenait plus de trois cents volumes et que, signe de leur statut, ils parlaient russe à la maison. De fait, ce pharmacien est un homme respecté par les habitants de la ville, non seulement pour les remèdes qu’il leur procure contre les maladies, mais encore pour les mots qu’il trouve lorsqu’il rédige, en leur nom, lettre, supplique ou projet : car, grâce à son talent de plume, il est devenu peu à peu une sorte d’écrivain public à Dvinsk, un homme populaire et charismatique, qui parle et lit le russe, l’hébreu, l’allemand, et un mentor pour beaucoup. On le décrit aussi comme “un idéaliste” qui travaille bénévolement à l’hôpital et comme un radical, ouvert aux idées progressistes, qui suit de près les manifestations pacifiques de Dvinsk contre les récentes émeutes anti-juives. Quant à sa femme, Anna Goldin, sur la photographie on la voit digne et élégante dans ses robes à col blanc ; sa petite-fille Kate confirme qu’elle était “totalement sécularisée” et son arrière-petite-fille Debby, que c’était “une force de la nature” et “la personne la plus chaleureuse de la famille7”. La Russie dans laquelle grandit Marcus Rotkovitch traverse une période troublée, à cause de la crise économique et de la défaite inattendue du géant russe contre le Japon en septembre 1905. Avec ce sentiment d’un chaos généralisé, on assiste bientôt de nouveau à une recrudescence de l’antisémitisme et à la multiplication des pogroms, qui se manifestent de manière violente de 1903 à 1914 : les Juifs sont alors accusés d’aider les ennemis de la nation lors de la guerre contre le Japon et d’alimenter le désordre contre l’ordre établi. L’antisémitisme, sécrété par de nombreux journaux et attisé par la milice des Cent-Noirs, se déchaîne alors contre les populations juives, et plus particulièrement contre les révolutionnaires et les étudiants, à travers plus de trois cents villes, faisant un millier de morts et plusieurs milliers de blessés. Lorsqu’ils apprennent qu’à Saint-Pétersbourg, 21

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Yacov Rotkovitch, père de Marcus Rotkovitch, 1913.

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le 9 janvier 1905, cent trente manifestants pacifistes sont abattus par les armées tsaristes (on nommera cet épisode “le Dimanche Rouge”), les sympathisants des nouvelles idées socialistes, notamment dans la population juive, se mobilisent de plus belle. Grève générale à laquelle l’État russe, déjà affaibli, répond par la mise en place de la constitution d’Octobre et l’institution de l’assemblée consultative élue, la Douma. Le 15 janvier 1905, Dvinsk célèbre cette nouvelle constitution par un impressionnant rassemblement festif, réprimé par les autorités, et l’assassinat de neuf personnes. À la suite du poème de Bialik sur le pogrom de Kichinev, nombre de citoyens juifs ont compris que le temps n’est plus à la passivité. Si Dvinsk a été épargnée par les pogroms, l’atmo­ sphère y reste effervescente, avec des rassemblements organisés par le Hibat Tsiyon (parti sioniste socialiste) et surtout par le Bund qui, grâce à la force de la masse ouvrière juive locale, y possède sa branche la plus puissante et la plus active. Nul doute, par exemple, que Yacov Rotkovitch se joignit en octobre 1905, avec les membres du Bund, à l’impressionnant rassemblement pour soutenir les victimes lâchement fusillées une semaine auparavant. Mais cette manifestation, réprimée par la police, provoque un engrenage : lois martiales, couvre-feu et interdiction de rassemblement de plus de trois personnes. “Mon père était un militant social-démocrate, racontera plus tard le peintre, un homme profondément marxiste et violemment anti-­religieux… peut-être parce qu’à Dvinsk les Juifs orthodoxes formaient la majorité réactionnaire8.” Yacov Rotkovitch, en effet, organise chez lui des rassemblements clandestins pour débattre des idées du Bund, dont il lit les pamphlets à la synagogue, lorsqu’il s’ennuie9. Mais, progressivement, l’espoir des bourgeois éclairés qui, comme Yacov Rotkovitch, croyaient à l’assimilation possible du peuple juif à l’empire de Russie, s’atténue. Au cours de l’année 1905, plus de cinquante pogroms éclatent à l’intérieur de la zone de résidence avec, le 1er juin 1906, une recrudescence lors du plus brutal d’entre eux, celui de Bialystok (à la frontière de la Biélorussie et de la Lituanie), dont le bilan atteint deux cents morts, sept cents blessés et des centaines de maisons et de boutiques détruites ou saccagées. Jour après jour, donc, les pogroms se rapprochent de 23

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Dvinsk : Minsk, Orcha, Vitebsk, Gorodok, Polotsk, Riga, Retchitsa… Yacov Rotko­vitch se sent-il encerclé ? Marcus Rotkovitch n’a pas trois ans lors du pogrom de Bialystok, et il semble bien que ce soit l’événement qui ait déclenché la transformation de son père. En effet, exactement à ce moment-là, le discours du pharmacien de Dvinsk commence à évoluer et même à se durcir. “Oui, je savais que mon grand-père avait été affecté par les pogroms de 1905”, expliquera un jour Kate Rothko, la fille du peintre, commentant l’attitude de Yacov Rotkovitch à partir des informations familiales. “Je ne crois pas qu’il y ait eu des pogroms dans la ville de Dvinsk elle-même, mais ceux qui ont eu lieu dans les villes alentour ont suffi pour effrayer les gens. Et je sais que ce contexte a profondément transformé mon grand-père. Lui qui, auparavant, était un Juif assimilé, s’est alors rapproché de la religion10.” Yacov Rotkovitch décide en effet de retourner vers sa communauté pour faire bloc avec elle. Alors, dans un geste d’une totale anomalie par rapport à l’ensemble de sa trajectoire, et notamment par rapport à l’éducation qu’il a donnée à ses trois premiers enfants, Yacov Rotkovitch décide d’inscrire son fils Marcus dans une école talmudique. Si Sonia avait été scolarisée dans une école russe, Moïse et Albert dans une école juive non religieuse, Marcus irait au Talmud Torah11, ­décida-t-il fermement. Quelques questions restent encore en suspens : Marcus bénéficia-t-il, au tout début, d’un tuteur privé d’hébreu, à la maison ? Fut-il inscrit dans un heder 12 traditionnel ou libéral ? Cependant, nul doute que l’inscription dans un Talmud Torah jusqu’à l’âge de dix ans constitua une formation indélébile pour l’enfant. Mais que signifiait, au juste, une telle décision pour son père, le pharmacien éclairé de Dvinsk ? Depuis sa sortie du shtetl, rien dans sa trajectoire vers une assimilation de plus en plus marquée ne semblait présager un tel retour en arrière, avec ce que son arrière-petite-fille appelle un “renouveau de piété13”. De fait, Yacov Rotkovitch ne représente-t-il pas, très précisément, ce “nouveau type social auquel les Juifs aspirent”, décrit par l’historien américain Irving Howe14 ? “L’histoire a finalement rendu compte des conséquences capitales que l’apparition des mouvements ouvriers et socialistes a provoquées sur le destin de la communauté juive, écrit-il. De ces premières 24

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luttes commença à émerger un nouveau type social qui deviendra le vecteur et souvent l’orgueil de la culture yiddish : le travailleur-intellectuel autodidacte, marqué dans son enfance par les bancs du Talmud Torah, forcé de se battre jusqu’à l’âge mûr pour obtenir cette éducation que ses petits-fils posséderont dès leur naissance. Cet homme-là, bien qu’inspiré par la vision d’une culture universelle et humaniste, était également avide d’assimiler les lectures de Marx, de Tolstoï et des autres maîtres du xixe siècle15.” Sans doute un faisceau complexe de circonstances eut-il raison de l’évolution de Yacov Rotkovitch : la paupérisation qui affecta les habitants de la zone de résidence au cours de ces années-là affecta également le commerce de Yacov Rotkovitch, lui dont, selon sa fille Sonia, “la générosité ne s’accordait pas avec une âme de commerçant16”. Et la peur de “voir ses deux fils aînés enrôlés de force dans l’armée, où les Juifs pouvaient être tués par jeu”, acheva certainement de métamorphoser la personnalité de ce travailleur intellectuel autodidacte, ce qui expliquerait sa surprenante décision d’inscrire Marcus au Talmud Torah17. Quoi qu’il en soit, c’est habillé de noir de pied en cap que le petit Marcus étudie au heder, dès l’âge de trois ans. On ne sait pas s’il étudia avec Reb Reuvele Dunaburger, avec Rabbi Yosef Rosen (le rabbin hassidique de Dvinsk pendant un demi-siècle), ou avec Meier Simcha Hacohen (le rabbin des Mitnagdim, c’est-à-dire celui qui fut le chef des “opposants” pendant trente-neuf ans), tous d’exceptionnels talmudistes, aux fortes personnalités. Alors que sa sœur Sonia fait ses études de dentiste à Varsovie, ses frères Moïse et Albert à Vilna, le petit Marcus apprend l’hébreu et passe ses journées dans les livres de prières, dans un apprentissage sérieux, intense, sous l’autorité du melamed (précepteur au heder) et, en général, sous la menace. L’école talmudique se définit comme l’étude d’une discipline mais aussi comme un exercice intellectuel précoce, et l’on y prend conscience que, si l’étude a un début, elle n’a pas de fin car “la Torah est sans fond”. Après l’apprentissage de la lecture en hébreu, on passe à celui des prières : la Michna (lois orales), puis la Gémara (discussion et commentaires sur ces lois), avant d’aborder le Pentateuque à cinq ou six ans ; enfin, à l’âge de treize ans, c’est-à‑dire celui de la barmitsva, on quitte le heder pour étudier à la yeshiva18. Accomplissement 25

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L’Europe et l’Empire russe en 1913.

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intellectuel, prestige, il y a tout cela dans la tradition de l’étude talmudique car, selon Abraham Heschel, si “les Juifs n’ont pas bâti de magnifiques synagogues, ils ont construit des ponts qui relient le cœur à Dieu”, et “ceux qui étudiaient le Talmud se sentaient en communion avec les sages […]. Leur vie était tournée vers le spirituel, [car] les livres étaient des brasiers de force vivante, des réceptacles à l’épreuve du temps19.” Peut-être est-ce le philosophe italien Giorgio Agamben qui a rendu compte le plus précisément du contexte historique à l’origine de la passion des Juifs pour l’étude. “Talmud signifie « étude », écrit-il. Durant l’exil babylonien, les Hébreux, parce que le Temple avait été détruit et qu’ils ne pouvaient plus célébrer les sacrifices, ont confié le maintien de leur identité non tant au culte qu’à l’étude. D’ailleurs, Torah ne signifiait pas à l’origine « Loi », mais « doctrine », et même le terme Michna, qui indiquait le recueil des lois rabbiniques, provenait d’une racine dont le sens signifiait surtout « répéter ». Lorsque l’édit de Cyrus permit le retour des Hébreux en Palestine, le Temple fut reconstruit, mais dès lors la religion d’Israël avait été consignée à jamais dans la piété de l’exil. À côté de l’unique Temple, où se célébrait le cruel sacrifice solennel, se rassemblaient les multiples synagogues, simples lieux de réunion et de prière, et au pouvoir des grands prêtres se substitua l’influence croissante des philistins et des scribes, hommes du livre et de l’étude. En 70 après J.-C., les légions romaines détruisirent à nouveau le Temple. Mais le docte rabbin Yohanan ben Zakkaï, sorti par surprise de Jérusalem assiégée, obtint de Vespasien la possibilité de pouvoir continuer l’enseignement de la Torah dans la ville de Jamnia. À partir de ce moment-là, le Temple ne fut plus reconstruit et l’étude, le Talmud, devint ainsi le véritable temple ­d’Israël20.” On reviendra régulièrement sur cette relation au Talmud qui, de fait, constitue ici une véritable clé de lecture pour comprendre la trajectoire et l’œuvre de Mark Rothko. Sur les photos qui le montrent enfant, Marcus Rotkovitch a dix ans, mais avec ses vêtements sombres et austères, assis aux pieds de sa mère, un livre (vraisemblablement une Bible) à la main, il a l’air d’en avoir cinquante. Comment s’accommode-t-il de sa vie au Talmud Torah ? Et comment intègre-t-il le fait qu’il est le seul de sa famille à recevoir 27

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cet enseignement monotone et austère ? Comme un honneur et une source de prestige, ou plutôt comme une anomalie et une punition ? Et quelle solution de continuité pour l’enfant entre l’atmosphère confinée du Talmud Torah et l’ouverture de sa famille assimilée ? “Il faut être aveugle pour ne pas voir la lumière du Messie”, racontait Rabbi Pinhas de Korets. Si Marcus Rotkovitch entendit des propos similaires tout au long de ses journées, comment organisa-t-il sa propre identité avec la culture opposée que sa famille lui offrait ? S’étonnera-t-on que plus tard, évoquant son enfance à ses camarades de classe, il ait aimé raconter, dans un récit peut-être mythomane, que, pour éviter les pierres que lui jetaient des enfants dans les rues de Dvinsk, il portait un sac à dos en guise de protection ; ou que l’un des cosaques venus pour réprimer les manifestations dans la ville l’aurait blessé d’un coup de fouet au visage ? Dans l’appartement bourgeois des Rotkovitch, au 17 Chosseynaïa à Dvinsk, en tout cas, la famille tout entière ressentit les effets de la décision du père et Anna ne semble pas avoir suivi Yacov dans cette évolution, comme en témoignent les conflits qui les opposèrent alors, en particulier au sujet de la kashrout 21. Marcus Rotkovitch a sept ans lorsque son père décide de quitter Dvinsk pour les États-Unis ; il en a neuf lorsque ses deux frères s’en vont à leur tour, le 31 décembre 191222 ; il en a dix lorsque, avec sa mère et sa sœur Sonia, âgée de vingt-trois ans, il quitte sa ville natale. “Je n’ai jamais été capable d’accepter cette transplantation vers un pays dans lequel je ne me suis jamais vraiment senti chez moi”, dira plus tard Marcus Rotkovitch. Et sa nièce d’ajouter : “Jusqu’à leur départ, ils avaient une vie aisée. Sonia travaillait comme dentiste et avait un fiancé23.” Certes, malgré ces quelques enracinements individuels, chacun des membres de la famille dut composer comme il le put avec les impératifs politiques, historiques, économiques et religieux de ce contexte oppressant, et ressentir à sa manière les tensions entre modernité et identité juive, pour accepter le diktat du père, selon lequel le déplacement géographique était leur seul salut. En 1910, une cérémonie eut lieu au cimetière juif de Dvinsk en l’honneur de la révolution de 1905, pour rendre hommage aux “camarades assassinés”. Sur les drapeaux portés par les manifestants, on pouvait 28

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ACTES SUD Dépôt légal : octobre 2013 ISBN : 978-2-330-02298-3 35 € TTC FRANCE

Annie Cohen-Solal Mark Rothko ACTES SUD

Pendant l’année 2011, Mark Rothko (19031970) devint le héros de Red, une pièce de théâtre à succès sur Broadway qui gagna six Tony Awards, tandis que, dans les maisons de ventes aux enchères, la cote de ses tableaux n’en finissait pas de monter, dépassant celle de ses collègues américains de la même période – Pollock, de Kooning, Newman, Still. Quant aux expositions de ses œuvres, elles circulent dans les musées du monde entier, attirant un public de plus en plus enthousiaste. Né Marcus Rotkovitch à Dvinsk, dans l’Empire russe, il émigre à l’âge de dix ans aux États-Unis, emportant avec lui son éducation talmudique comme ses souvenirs des pogroms et des persécutions de son enfance. Il a tout juste trente ans lorsqu’on lui offre sa première exposition individuelle et, dès les années 1950, il est célébré au MoMA, à l’Art Institute de Chicago, ainsi que dans les plus grands musées européens. Alors que le judaïsme n’a produit que très peu d’artistes plasticiens jusqu’au xxe siècle, l’héritage laissé par Rothko éclate sans conteste aujourd’hui. Son œuvre la plus aboutie est sans aucun doute la chapelle Rothko, un lieu de méditation œcuménique à Houston, Texas. Dans ce livre, Annie Cohen-Solal dévoile la trajectoire de cet artiste majeur qui fut également un érudit, un intellectuel, un éducateur et, bien sûr, un passeur, dont la dimension spirituelle reste ancrée dans la complexité et la richesse de sa propre généalogie.

Annie Cohen-Solal

Mark Rothko

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