Extrait "To Carthage then I came" de Romeo Castellucci

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TO CARTHAGE THEN I CAME

TO CARTHAGE THEN I CAME

© Actes Sud, 2002 pour la traduction française

ISBN 2-7427-4055-4

Cette exposition est organisée avec le soutien du programme

Culture 2000 de l’Union européenne

CLT2002/A2/IT-2055

To Carthage then I came

burning burning burning

ACTES SUD

T o C a r T h a g e T h e n I C a m e

P a R C l a u d i a C a s t e l l u C C i

Burning burning burning burning

O Lord T hou pluckest me out

O Lord T hou pluckest

Burning

Thomas S Eliot, T he Waste Land, “The Fire Sermon”, vv. 307-311 (1922).

C’est le vers “To Carthage then I came 1” qui m’est venu à l’esprit quand j’ai dû donner un titre à l’exposition de Romeo en Avignon. Eliot mélange des éléments qui proviennent de latitudes opposées : saint Augustin et Bouddha. Le retour à Carthage représente le désir (de réaction du corps) que le théâtre éveille en saint Augustin, mais il incarne également un évident contact avec le néant. Retourner à Carthage, c’est se mettre en contact avec le n é a n t . C ’ e s t f a i r e l ’ e x p é r i e n c e d u n é a n t . Tourbillon et logique du néant qui crée une forme d’ardeur, comme il advient dans Le Sermon du feu du Bouddha.

Le retour à Carthage est utile parce qu’il provoque le contact avec le néant. Je crois que cette exposition présente un même type d’utilité. Et

je souhaiterais qu’il en soit ainsi avec ce texte.

Qu’il ait lui aussi son utilité. Alors, j’inscris ici des fragments de réflexions qui ne m’appartiennent pas tous, mais que je garde dans mon esprit en ce moment.

La première est celle d’un grand poète italien, Giacomo Leopardi, qui, dans le Zibaldone, écrit : “Il n’y a rien de bon que ce qui n’est pas : les choses qui ne sont pas choses.”

“ … choses qui ne sont pas choses” : de cela je me suis souvenue devant les œuvres exposées.

La deuxième réflexion suivra seulement un enseignement particulier.

Pour pénétrer dans la densité du néant, qui ne peut être réduit à un objet mais à une condition d’antériorité qui donne lieu aux objets, je suivrai les réflexions de Jakob Taubes (Messianesimo e cultura). Celles-ci proviennent d’une vision apocalyptique de l’expérience du temps – du temps à terme – que je partage avec Taubes et que je voudrais rapprocher des œuvres de Romeo Castellucci, qui ont, elles aussi, un lien apocalyptique avec le temps.

“Le néant peut-il être exprimé de manière significative ? Le néant ne peut être en aucune manière un objet, mais, en tant que sujet, il précède cependant toujours quelque chose. Si le langage est réduit aux limites définies par la logique des objets, alors le néant ne peut être

exprimé. Et pourtant le néant doit être libéré d’un tel assujettissement. […] En tant que sujet, le néant précède tout. Chaque «chose», a son fondement, contient un néant.”

“Il n’y a rien de bon que ce qui n’est pas : les choses qui ne sont pas choses”

“Toute recherche se tourne vers cette «chose» qui doit faire la preuve d’elle-même face à la question suivante : pourquoi en général y a-t-il quelque chose plutôt que le néant ? La théologie et l’athéisme révèlent que Dieu est le néant. Quand, par le passé, on a cherché à définir le rapport de Dieu avec le monde, l’idée de creatio ex nihil o est née. […] Si c’est à partir du néant que Dieu réalise la Création, il doit bien avoir un lien avec ce néant. Mais que peut être un tel «lien», si Dieu est Dieu ? Si deus et nihil sont identiques, il ne peut s’agir que d’un «lien» d’identité […]. La creatio est alors le néant qui se brise dans la multiplicité du «quelque chose». La multiplicité du «quelque chose» naît de cette pulvérisation du néant. On perçoit en elle la nostalgie de l’un, propre à la création qui trouve son origine dans cette pulvérisation. Le néant résonne dans les douleurs de la naissance du «quelque chose». La naissance, comme pulvérisation du néant dans la multiplicité du «quelque chose», et la mort comme fusion de la multiplicité

dans l’unité du néant, retombent éternellement l’une sur l’autre.”

Je vois Delenda est Carthago. Gymnastique de la moelle. Il y a une forme de nostalgie dans l’obstination avec laquelle le bélier frappe le voile qui sépare les deux lieux. L’oscillation, bloquée dans la répétition isométrique, semble attendre une forme de déchirement, un miracle. Un bélier (comme ceux que les Romains utilisèrent lors du siège de Carthage) frappe, à intervalles réguliers, contre un diaphragme opaque qui rappelle le voile du blanc des yeux des nouveau-nés. Ici pour voir s’approcher la mère, là dans la menace de pénétration d’une tête, ou bien dans l’attente d’une révélation. Mais ce voile malléable semble être plus résistant que n’importe quelle porte renforcée. Il s’adapte au choc de la tête à chaque coup, conscient de toute façon que celui-ci n’atteindra pas le but. Quand la tête se rapproche et finit par l’atteindre, on a l’impression qu’elle se colle pour toujours à la peau transparente a f i n d e l a c o n t e m p l e r , i m m o b i l e , c a l m e . Cependant après l’instantanéité du calque, le bélier continue à frapper avec une poussée identique à elle-même.

“Ce qui s’oppose à la loi de la nature est le «miracle». […] Les forces qui ont intérêt à perpétuer et à stabiliser la maîtrise universelle des

lois naturelles tendent à exclure tous les «miracles», tout ce qui peut créer une interruption dans la nature, excisant toute forme de communion entre le peuple et son centre biologique, les dieux. […] L’Etat substitue le pacte cultuel et se présente comme son héritier. […]

C e n ’ e s t q u e l o r s q u e l e s c o m m u n a u t é s biologiques s’effondrent qu’une organisation étatique peut s’épanouir. La société étatique tend à bloquer, techniquement, la progressive désintégration de la communauté biologique. Les divinités babyloniennes et romaines sont des dieux d’Etat et non les centres biologiques des peuples. Elles représentent l’Etat.”

Je vois Tellure, un panneau qui a la forme des tables de la Loi de Moïse au centre desquelles ressort un nom, extrait lui aussi de l’Ancien

Testament : Onan. Onan est l’une des figures de maudits parce que “chaque fois qu’il s’unissait à la femme de son frère, il dispersait sa semence par terre”.

“Dieu n’existe pas” est aussi la thèse de la théologie qui a toujours contesté le fait que Dieu soit un objet, concordant ainsi avec l’athéisme et avec la science qui se fonde également sur cette thèse. En affirmant que “Dieu n’existe pas”, la théologie et l’athéisme confirment que Dieu n’est pas un objet. Peut-il être alors nécessaire que la théologie se soumette au ver-

dict de la logique scientifique et renonce à Dieu en tant que néant ? Oui, la théologie doit reconnaître un tel verdict et prolonger son questionnement à partir de ce néant […]. Ici ce n’est pas le langage qui ne fonctionne pas, mais la logique des objets qui n’est pas en mesure d’exprimer le sujet ontologique. Si le langage était libéré d’une telle logique, le silence pourrait alors y trouver une expression.”

Je vois Vous n’avez vu aucune image – seulement une voix. Les pieds d’un enfant d’environ huit ans tentent de se détacher de terre en se soulevant sur la pointe. Réalisés selon un principe anatomique qui comprend également les couches internes de l’épiderme, les pieds sont continuellement animés par un mouvement répété. Sur la section des chevilles excis é e s , a p p a r a i s s e n t d e p e t i t e s l e t t r e s e n caractères hébraïques qui se détachent comme deux petits morceaux d’os. Elles signifient : “Elie, le prophète.”

“La théologie athée est l’ultime, l’absolument incontestable comme la plus radicale, conséquence de ces positions contradictoires ; en tant que conséquence la plus radicale, elle est aussi le commencement le plus originel. Parce que «radical» signifie remonter à la racine, au fondement. Si l’on accepte les dési-

gnations normalement reconnues, l’athéisme théologique – et son prolegomenon à la théologie athée – appartient au domaine de l’analyse ontologique à l’intérieur de laquelle coïncident les modes les plus extrêmes de la pensée et de l’existence, de la foi et de l’incroyance.”

Je vois Le Théâtre du Muqueux. Trois plaques à côté de la toge d’un juge de la Haute Cour de la taille d’un enfant de trois ans. Deux d’entre elles portent, gravés, les signes des ligaments d’un jaune d’œuf, la troisième est un bas-relief avec une scène de chasse où un angelot fait une hécatombe de lapins.

“En fin de compte, il reste deux seules interprétations du mythe : ou bien l’on interprète le langage du mythe comme une forme symbolique spécifique, ou bien l’on considère l’espace du mythe comme une réalité. […] Il ne suffit pas de se référer aux «réalités psychiques», parce qu’une telle solution n’affronte pas le choix fondamental entre imagination et réalité. Si les mythes racontent des événements réels, ils parlent alors de modèles qui s’opposent à la loi naturelle à laquelle notre vie est soumise. Dans l’univers domine, en effet, un système immuable de lois naturelles qui valent partout et toujours. Un événement mythique ne peut avoir lieu que si ce système immuable vacille. Le problème de la réalité de l’événement mythique se

fonde sur une prémisse ontologique qui pose l’accent sur la tension entre l’esprit et la matière. […] Une fois faite l’expérience du destin, s’ouvre la voie vers la causalité qui domine le règne des hommes et celui de la nature. La tragédie grecque représente le drame de la graduelle perte des dieux. La voie qui conduit du culte à la culture à travers une période de consolidation à l’intérieur de laquelle le lien entre un peuple et son dieu se paralyse.”

Je vois Zimzum. Un tourbillon liquide happé par le remous, dans un état de perpétuelle rechute.

“La «profondeur» de la raison conduit à l’expression quelque chose qui n’est pas raison bien que ce quelque chose provienne de la raison et se manifeste à travers elle. Ce qui outrepasse la raison ne se trouve pas “au-delà” de celle-ci ; l’indice de la transcendance pointe vers le bas, en profondeur. La profondeur de la raison est interprétée comme “substance”, qui se manifeste dans la structure rationnelle de la réalité. Substance, donc, définit la “profondeur” qui, “du bas”, renvoie à la réalité qui est “en dessous” (substantia). […] La profondeur devient le fondement qui est présent, au sens créatif, dans tout acte rationnel, ou l’“abîme” qui ne se consomme pas en acte de création, ou l’“infinie potentialité de l’être et de ce qui a

un sens”, qui “débouche” dans la structure rationnelle de l’esprit et de la réalité. La profondeur est un centre de force, et toutes les structures rationnelles y prennent forme.”

Je vois Fondation spatiale. Un cercle de verre est suspendu dans le vide où l’autel de l’église a été renversé. Ce cercle a un fond d’Agar sur lequel se développe une moisissure florissante et veloutée : ce sont les bactéries ambiantes qui trouvent une forme de nourriture dans la substance que le verre reçoit ; elles s’implantent, se reproduisent et s’étendent sur le panneau comme une peinture spontanée.

“Ceci est hérité de l’Apocalypse. Qu’on le sache ou non c’est indifférent ; qu’on le considère comme un rêve ou un danger, c’est sans intérêt face à l’irruption de la pensée tout comme dans l’expérience que le temps est à terme. […] Il n’y a pas d’éternel retour, le temps ne concède aucune paresse ; il s’agit plutôt d’une nécessité pressante.”

1. Thomas S. Eliot, T he Waste Land, “The Fire Sermon”, vv 307-311 (1922)

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

Augustin (saint), Les Confessions, III, 1 (années 426-427) Giacomo Leopardi, Zibaldone, v. 4174 (année 1826).

Genèse, 38, 9

Les citations de Jakob Taubes sont extraites de Messianesimo e cultura un recueil d’essais rédigés entre 1949 et

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