Sefi Atta MADE IN NIGERIA




“Lettres africaines”
LE MEILLEUR RESTE À VENIR , Actes Sud, 2009 ; Babel no 1060. AVALE , Actes Sud, 2011.
NOUVELLES DU PAYS , Actes Sud, 2012.
L’OMBRE D’UNE DIFFÉRENCE , Actes Sud, 2014.
Titre original : The Bad Immigrant Éditeur original : Interlink Books
© Sefi Atta, 2022 Publié à l’origine aux États-Unis par Interlink Books, une filiale d’Interlink Publishing Group
© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française ISBN 978-2-330-20351-1
roman traduit de l’anglais (Nigeria)
par Catherine Richard-Mas
À mon mari Gboyega Ransome-Kuti et notre fille Temi, pour le voyage.
S’il est un secret que j’aimerais partager
C’est que nous sommes ce que nous rêvons
Ou ce que nous craignons* .
Ben Okri
* Extrait librement traduit du poème intitulé “As Clouds Pass Above Our Heads”.
Moi je n’étais pas chaud du tout pour venir en Amérique, mais ma femme, Moriam, si. C’est elle qui a envoyé notre candidature à la loterie du Diversity Immigrant Visa Program qui permet de gagner une carte verte. Et qui m’a ensuite convaincu de quitter le Nigeria quand nous avons appris que notre bulletin avait été tiré au sort. Moi dès le départ, j’étais sceptique – à propos de mes perspectives de boulot, déjà. Mais Moriam a tenu bon jusqu’à ce qu’elle ait fait valoir son point de vue. Je venais d’avoir quarante ans et elle n’en était pas loin. On joignait à peine les deux bouts alors que ça faisait des années qu’on travaillait. Elle était infirmière, moi directeur des relations publiques.
Comment est-ce qu’on allait payer des études secondaires à nos enfants Taslim et Bashira ? elle demandait. Et à quoi bon ? Les universités privées étaient chères, les universités d’État dispensaient un enseignement au rabais et les étudiants mettaient plus longtemps à y obtenir leurs diplômes à cause des grèves du personnel fonctionnaire.
Moriam savait s’y prendre avec moi. J’avais enseigné quelque temps la littérature dans une université d’État à Lagos et j’aurais volontiers continué. Mais à la fin des années 1980, j’avais pris un emploi dans une banque parce que c’était le seul domaine du secteur privé qui me permettait de gagner un salaire correct. J’y étais responsable des communiqués de presse et autres diffusions externes. Je crevais d’ennui dans la routine quotidienne de ce boulot mais ma paie faisait le bonheur de Moriam. À l’hôpital militaire où elle travaillait, les infirmières traversaient l’Atlantique dès qu’elles pouvaient se payer un billet d’avion et un
visa. Elles tenaient des réunions de prière pour gagner à la loterie de la carte verte. Son statut de fonctionnaire d’État lui assurait une certaine sécurité de l’emploi et nous vivions dans un trois-pièces dans la partie continentale de Lagos. Qu’est-ce qui se passerait quand elle prendrait sa retraite ? poursuivait-elle. Comment est-ce qu’on paierait notre loyer ? Elle devrait mendier pour toucher sa pension, comme tous les employés de l’État. Quant à moi, j’étais sûr de perdre mon poste dès que j’atteindrais un certain âge et je n’avais pas d’autre compétence qu’un talent d’écriture. Non, reprenait-elle, il n’y avait pas d’avenir pour nous au Nigeria. Si nous restions là, nous finirions pauvres. Je n’ai pas pu l’arrêter. Personne n’a pu. Elle a rempli nos formulaires de demandes d’immigration et pris toutes les dispositions pour nos examens médicaux et entretiens à l’ambassade des États-Unis. En tant que fille d’un officier retraité de l’armée nigériane, Moriam se flattait d’être efficace. Pour réunir de quoi partir, elle a vendu des bijoux en or, nos meubles et d’autres possessions, dont notre Peugeot qui, malgré son piètre état, a rapporté plusieurs fois son prix d’achat en deuxième main. J’ai suivi le mouvement uniquement parce que son projet offrait des débouchés à nos enfants. Je me suis renseigné sur les écoles et les examens aux États-Unis, puis j’ai pris contact avec un ancien collègue, Osaro, qui enseignait dans une fac à New York. Osaro et moi avions tous les deux fait notre doctorat à l’université d’Ibadan. Il était chargé de cours quand il a quitté le Nigeria. Et à présent, il était en plus écrivain et publié. Je me suis montré honnête quant à ma situation quand je lui ai parlé ; je n’étais pas du genre à faire croire que je m’en sortais bien au pays pour prouver je ne sais quoi. Notre économie tâchait encore de se remettre d’une dictature. Nous avions récemment eu des élections générales après quinze ans de régimes militaires, et qui avions-nous installé à la présidence ? Un ancien chef d’État, militaire en civil, sous l’œil attentif des inspecteurs de l’onu, pendant que le reste du monde nous félicitait d’avoir opéré sans heurts notre transition démocratique. J’en ai conclu que ce retour à la démocratie signifiait seulement que désormais, n’importe quel type corrompu et incompétent pouvait gouverner le Nigeria en toute légitimité et que, donc, l’heure était peut-être venue pour nous de partir.
Nous sommes arrivés à l’aéroport John F. Kennedy pendant l’été 1999. Mon cousin Ismail est venu nous y accueillir. Il avait les cheveux gris, à ma surprise, mais grand comme il l’était, en chemise et pantalon bien repassés, il avait l’air plutôt distingué. Ismail n’était pas celui que je préférais des membres de ma famille car il m’avait emprunté de l’argent et ne s’était jamais donné la peine de me rembourser, mais il avait accepté de nous héberger provisoirement chez lui. Il travaillait comme conseiller financier à New York et habitait dans le New Jersey. Il était divorcé et son fils unique, Hakim, vivait chez son ex-femme Sondra, à Los Angeles. Étant mon aîné de quelques années, il devait s’attendre, en dépit des manières et de l’accent américains qu’il affectait, aux habituelles manifestations de politesse yorubas. J’avais donc demandé à Taslim et Bashira de le saluer comme il se devait et à Moriam de l’appeler frère Ismail.
“En Amérique, a-t-il dit en nous conduisant chez lui, on offre toutes les chances de réussir aux immigrants, d’où qu’ils viennent. Ceux qui n’en profitent pas n’ont pas leur place ici. Ils n’ont qu’à remonter dans leur canot pneumatique et retourner chez eux à la rame. Ce sont des immigrants ratés. Alors que ceux qui persistent et réussissent sont de vrais Américains. Mais… Mais… nés dans le mauvais pays !”
J’aurais voulu qu’il se taise pour que je puisse profiter du paysage sans devoir entretenir la conversation. Je n’étais allé à l’étranger qu’une fois jusqu’alors, pour faire ma maîtrise à l’Institut d’études orientales et africaines de Londres. Le Queens n’était qu’échangeurs autoroutiers et chantiers de construction. À droite comme à gauche se dressaient de vieux immeubles imposants bardés d’escaliers en zigzags et des bâtisses naines aux balcons encombrés. De temps à autre, un panneau publicitaire ou un graffiti sur un mur attirait mon attention. L’été à New York était plus chaud que je l’aurais imaginé. En attendant, j’avais du mal à faire mine de m’intéresser à ce que disait Ismail. La Constitution protégeait tout le monde, nous assurait-il. Les différences de classes sociales finiraient par disparaître. Les sans-abris qu’on voyait en chemin n’avaient aucune excuse. C’étaient des drogués et des alcooliques – des voyous, pour la plupart. Je hochais à peine la tête tandis qu’on roulait sur le niveau supérieur du
pont George-Washington et qu’on dépassait la sortie menant à Fort Lee.
Ismail habitait ce qui avait été la maison-témoin d’un lotissement. En brique rouge et crépi. Il nous en a fait faire une visite interminable, en se vantant de ceci et cela. Il a précisé que les plans de travail de sa cuisine étaient en granit, et non en banal stratifié. Les meubles de son salon étaient d’une marque de luxe. Il n’y avait pas de téléviseur dans la pièce parce que ç’aurait été de mauvais goût. Mais il disposait d’un grand écran dans le petit salon du sous-sol juste pour suivre les rencontres de basket et les matchs de boxe en retransmission payante, et le bar avait été fabriqué sur mesure.
Il n’avait pas changé. Quand nous étions jeunes, il ne parlait que de gagner du fric et mener la grande vie. Il avait l’esprit d’entreprise mais il lui manquait ce que j’appellerais, en termes choisis, une certaine maturité. On aurait dit un petit garçon faisant étalage de ses jouets. Il était pourtant devenu tatillon, un peu comme un vieux qui aurait vécu seul trop longtemps. Sitôt passée la porte d’entrée, il nous avait fait quitter nos chaussures. J’avais à peine effleuré un coussin, dans le salon, qu’il s’était arrêté pour le remettre en place. Je m’inquiétais de la façon dont nos enfants allaient se comporter chez lui car ni l’un ni l’autre n’étaient très ordonnés. Moriam les a mis en garde en présence d’Ismail : “Si vous mettez la pagaille ici, c’est à moi que vous aurez affaire.”
Elle a décrété qu’ils partageraient la chambre d’amis du sous-sol. Dans le petit salon, Ismail a tendu la télécommande à Taslim en lui annonçant qu’il avait accès à plus de chaînes qu’il en avait jamais vu dans sa vie. En fait, nous avions le satellite au Nigeria, mais le câble était une nouveauté pour nos enfants. Taslim essayait de comprendre comment changer de chaîne, crispant les lèvres chaque fois qu’il appuyait sur une touche.
“À moi, maintenant”, a dit Bashira au bout d’un moment.
Elle le chronométrait, convaincue que Moriam et moi le favorisions. Nous pouvions bien leur servir la même quantité d’eau, elle vérifiait ce que contenait le verre de Taslim avant de boire le sien. Je l’avais prévenue plusieurs fois qu’elle risquait d’être constamment malheureuse si elle continuait à le surveiller pour voir s’il était mieux traité qu’elle.
Taslim refusant de lui donner la télécommande, elle a tourné la tête vers moi et lancé : “Papa ?”
J’ai secoué la tête. Un autre jour, j’aurais fait preuve de plus de compassion, mais nous avions passé la nuit à voyager, avec six heures et demie d’attente à Francfort.
“Éteins la télé, a dit Moriam.
Mais c’est mon tour maintenant, a dit Bashira. Je ne te le redirai pas”, a rétorqué Moriam.
Taslim a obéi, trop heureux. Il avait presque dix-sept ans et Bashira venait d’en avoir quatorze. Ils ne se seraient jamais comportés ainsi au pays.
J’avais le tort de ne pas être assez sévère avec mes enfants, après avoir été élevé par un père qui n’hésitait pas à me discipliner à coups de badine. À leur âge, j’étais bon pour de gros ennuis si mon père me trouvait devant la télé. Le poste que nous avions à la maison était réservé à mes parents, pour regarder les actualités. Mon père, directeur d’école, estimait qu’il valait mieux que les enfants lisent. Je ne lui en ai jamais voulu d’être aussi strict, simplement j’avais envie que Taslim et Bashira soient plus libres avec moi. Moriam trouvait que je les gâtais. Dans sa famille, c’était sa mère qui faisait régner la discipline. Son père exigeait que Moriam exécute des punitions dignes de l’armée, des séries de pompes ou d’abdos. Il les faisait aussi, pour s’amuser, si bien que Moriam ne le prenait pas au sérieux. Au fil des années, nous nous étions souvent disputés, elle et moi, à propos de la façon d’élever les enfants. “Il faut qu’ils te craignent, Lukmon, répétait-elle. Sans quoi ils ne te respecteront pas.” Je répondais que nos méthodes d’éducation respectives s’équilibraient. Moriam menaçait plus souvent qu’elle sévissait. Pour ma part, je menaçais rarement à la légère.
Nous sommes remontés du sous-sol, Ismail et moi, et avons regagné le salon du rez-de-chaussée, meublé de canapés en cuir brun foncé flanqués de tables basses en bois. La pièce, à mes yeux, était dépouillée, on aurait dit qu’il n’avait pas les moyens de la meubler complètement, mais il a expliqué que le concept à l’œuvre dans cet agencement était le minimalisme, une nouvelle tendance de décoration d’intérieur. Je n’ai pas pu déterminer s’il avait oublié que l’information circulait entre l’Amérique
et le Nigeria, ou s’il me croyait simplement aussi naïf que le serait un Américain débarquant pour la première fois au Nigeria. Il a continué son cours d’instruction civique en m’expliquant que les Pères fondateurs des États-Unis étaient des types brillants. Que la Constitution était une œuvre de génie qui avait résisté à l’épreuve du temps et qu’il ne fallait pas dénaturer. Qu’il s’était fait avoir par les libéraux purs et durs mais qu’à présent, il était archi-conservateur.
Je me suis demandé pourquoi il affirmait que les États-Unis étaient un pays tourné vers l’avenir alors qu’il n’arrêtait pas de reparler de leur Constitution. Puis je me suis rappelé qu’Ismail avait un flair pour les affaires plutôt qu’un intellect à proprement parler. J’estimais que l’un était nécessaire à l’autre mais je m’étais souvent senti idiot en présence de businessmen prospères rencontrés dans le milieu bancaire.
Ismail s’est un peu plus contredit quand j’ai demandé si les États-Unis pourraient avoir un jour un président noir, progressiste comme l’était ce pays.
“Un président noir ? a-t-il répété. Dans ce pays ? Ça n’arrivera jamais ! Ja-mais, pas même dans dix mille ans ! Ils auront un président hispanique avant d’en élire un noir. Et un président italien d’abord. Écoute bien ce que je te dis là, les Américains éliront une femme, une Blanche, comme présidente avant d’élire un Noir. Le Bureau ovale est un territoire historiquement blanc et protestant. C’est à peine si les catholiques y sont admis. Le rêve américain est bien forcé de s’arrêter quelque part pour tout le monde. Il faut être reconnaissant de ce qu’on a. Moi je serais reconnaissant à n’importe quel individu capable de gouverner le Nigeria”, j’ai dit.
Le rêve américain n’était rien à côté du rêve nigérian qui permettait qu’un abruti prenne le contrôle de l’ensemble du gouvernement et amène les Nigérians à se demander si leur indépendance valait vraiment la peine.
“Oublie ce pays foireux, a dit Ismail. Réjouis-toi plutôt d’être ici. En fait, tu as belle allure pour quelqu’un qui sort tout droit de la jungle. Pas un cheveu blanc et encore mince. Ta femme doit prendre bien soin de toi. Elle cuisine sûrement avec de la bonne huile de palme tout ce qu’il y a de pure. C’est ça le secret ?
Sans doute.
Il faut qu’elle cuisine pour moi. Absolument.”
Moriam était un cordon-bleu et ne voyait pas d’objection à régaler les membres de ma famille, du reste la cuisine d’Ismail devait être la mieux équipée et la moins utilisée qu’on ait jamais vue.
À la n des années 1990, une famille nigériane, heureuse gagnante de la loterie de la green card , s’installe à New York. Espérant o rir un avenir meilleur à leurs deux enfants, la mère a dû forcer la main à son mari, ancien professeur et écrivain raté, réticent à l’idée de cet exil. Tandis que la dynamique Moriam trouve rapidement un emploi d’in rmière et que leurs ados adoptent les attitudes et accents locaux, Lukmon peine à trouver sa place. Pétri de contradictions et de préjugés, lui qui se targue d’être un infaillible détecteur de racisme est souvent pris en défaut par ses proches. Alors que son couple est mis à rude épreuve, que ses enfants lui échappent et qu’il doit revoir ses ambitions professionnelles à la baisse, il s’accroche obstinément à la seule valeur sûre qu’il lui reste : son identité d’homme nigérian. Un caisson pas si étanche, et peut-être trop exigu.
Dans ce roman bourré d’humour et d’énergie, tantôt comédie familiale explosive, tantôt satire sociale mordante, Se Atta – regard a ûté, voix claire et railleuse – est au sommet de son talent.
Née à Lagos en 1964, Se Atta est romancière, nouvelliste et dramaturge. Première lauréate du prix Wole Soyinka en 2006 pour Le meilleur reste à venir (Actes Sud, 2009), lauréate du Noma Award 2009 pour sa contribution à la littérature africaine, elle partage son temps entre le Nigeria, l’Angleterre et les États-Unis. Actes Sud a également publié Avale (2011), Nouvelles du pays (2012) et L’Ombre d’une di érence (2014).
Photographie de couverture : © Vee Speers
www.actes-sud.fr
DÉP. LÉG. : AVRIL 2025 / 24 € TTC France