

HÉLÈNE FRAPPAT
roman
NERONA
“Domaine français”
DE LA MÊME AUTRICE
LA VIOLENCE, Flammarion, 2000.
JACQUES RIVETTE , SECRET COMPRIS , Cahiers du cinéma, 2001.
TROIS FILMS FANTÔMES DE JACQUES RIVETTE, Cahiers du cinéma, 2002.
SOUS RÉSERVE, Allia, 2004.
L’AGENT DE LIAISON, Allia, 2007.
ROBERTO ROSSELLINI, Cahiers du cinéma / Le Monde, 2008.
PAR EFFRACTION (prix Wepler, mention spéciale du jury), Allia, 2009.
INVERNO , coll. “un endroit où aller”, Actes Sud, 2011 ; Babel no 1232.
LADY HUNT, Actes Sud, 2013 ; Babel no 1365.
N’OUBLIE PAS DE RESPIRER, coll. “Essences”, Actes Sud, 2014.
TONI SERVILLO, LE NOUVEAU MONSTRE, Séguier, 2018.
LE DERNIER FLEUVE, Actes Sud, 2019.
LE MONT FUJI N’EXISTE PAS, Actes Sud, 2021. Ceux qui restent in MÉMOIRES DE NOS MÈRES (collectif), Textuel, 2022.
TROIS FEMMES DISPARAISSENT, Actes Sud, 2023 ; Babel no 1980.
LE GASLIGHTING OU L’ART DE FAIRE TAIRE LES FEMMES , L’Observatoire, 2023 ; Points Seuil, 2025.
L’autrice remercie le cnl pour la bourse d’aide à la création dont a bénéficié cet ouvrage.
© ACTES SUD, 2025
ISBN 978‑2 330‑20897‑4
HÉLÈNE FRAPPAT
Nerona
roman
“Ma mère sortait le matin en disant : Je vais voir si le fascisme tient toujours debout.”
Natalia Ginzburg, Les Mots de la tribu
(trad. Michèle Causse, Paris, Grasset, 2008)
Je m’appelle Nerona. Je vais vous raconter mon histoire.
Par où commencer ?
Quelle carte piocher dans le Grand Jeu du Destin ?
J’entends encore ma grand mère me dire : “Ne réfléchis pas, Nerona, tire une carte !”
Je nous revois à la table de la cuisine – la seule table de la maison –, GrandMa étalant son vieux tarot.
Comme tu détestais que j’hésite !
Tu racontais à tout le quartier : “Ma petite Nerona, elle pioche toujours la carte gagnante !”
Là où tu es, je sais que tu me regardes. Que tu m’entends. Tu m’as appris à faire confiance à mon instinct. À foncer. “Toi et moi, on fonce dans le tas comme le Taureau de notre signe”, tu disais.
Tu m’as appris que la seule carte gagnante, c’est la famille. C’est par elle que tout commence. Mon histoire, et l’Histoire de notre nation.
Je ne suis pas née gagnante. Je crois à la valeur de notre identité. Je crois à la force de nos racines. Pour être honnête, il s’en est fallu d’un rien pour que mes racines soient extirpées du sol comme les mauvaises herbes que mes ancêtres agri‑ culteurs arrachaient.
Vous êtes sûre ?
Sûre de quoi ?
Pour l’anecdote.
On a dit qu’on la racontait, non ?
Oui. Mais est‑ce le bon moment ? C’est un peu risqué, tout de même.
Quel meilleur moment que mon réarme ment démographique ?
Certes. Mais l’Église pourrait s’inquié ter.
“L’Église pourrait s’inquiéter” ! Encore un qui a peur de son ombre ! Vous êtes payé pour prendre des risques à ma place, oui ou non ?
Oui… mais…
Encore un “oui mais” et tu dégages. L’anec‑ dote, ça va m’humaniser.
— De mon côté je suis un peu perdu… J’ai une question technique : le tarot, c’est le jeu de cartes en famille, ou le truc de divination ?
“Le truc de divination” ? Non mais on vous apprend quoi, dans vos grandes écoles ?
Eh bien, certainement pas la chiroman cie…
La chiromancie, c’est les lignes de la main, connard. Rien à voir avec le tarot. Je viens juste de lire dans l’avenir que si vous ne me pondez pas un meilleur discours d’ici ce soir, vous irez pointer au chômage. À moins que je ne décide de le supprimer.
J’ai un aveu à vous faire. Un secret à vous dire. Le moment est venu de révéler une histoire que personne ne connaît. Personne, sauf les trois héroïnes de mon enfance. Ma grand‑mère. Ma mère. Ma grande sœur Sibylle.
Dans notre cuisine minuscule, GrandMa sau poudrait ses plats de piment. Les gousses rouges qu’elle concassait sur la table, elle les appelait “mes langues de feu adorées”. Elle chantait en cuisinant.
Si tout finit dans le feu, brûlons ensemble ! Regarde, regarde la nuit où montent les flammes !
Elle était née dans les plaines du Sud. Terre de sécheresse, d’incendies, de récoltes qui partent en fumée. L’homme apprend à faire de l’ennemi son allié. Quand GrandMa avait mal dormi, elle trempait une langue de feu dans son café ! C’est de là, j’en suis sûre, que nous vient notre voix
rauque. Toutes les femmes de notre famille en héritent. Même ma fille Victoire qui vient de fêter ses dix ans !
Alors mes adversaires peuvent bien se moquer de mes “vociférations”. Qu’ils montent donc à la tribune pour tourner en dérision, de leurs petites voix fluettes, ma voix grave. Ma voix gronde comme la révolte d’une femme impré‑ gnée de la terre de ses ancêtres !
Juchés sur le tabouret qu’ils cachent derrière leur estrade, ces petits hommes raffinés regardent de haut la fille du peuple qui mange des plats trop relevés pour leurs palais délicats ! Eux préfèrent des menus exotiques. Eux méprisent la fille fière de sa famille, qui manie un parler trop vulgaire pour leurs oreilles cosmopolites. Des généra‑ tions de cuisinières m’ont appris que l’adversité vous façonne un estomac capable de digérer les pires humiliations.
Je suis un peu paumé avec la métaphore culinaire.
Pareil. Et puis l’histoire du piment, c’est pas un peu bizarre ?
Je sais. Mais elle y tient à mort.
T’as déjà essayé de pimenter ton café, toi ? À mon avis elle invente.
C’est rapport à sa voix d’homme. Et au feu.
Ah oui, le feu… Faut pas le perdre de vue… Va falloir qu’on case l’incendie, en plus. Ça peut créer une vraie arche narrative, non ?
Pas feu !
Sérieux, c’est quoi le rapport entre les plats de la grand‑mère et l’avortement ?
On ne va pas se mentir. Pour une fois, je recule devant l’obstacle. C’est vrai, j’ai peur de ma confession. Pas pour moi – les coups, j’ai l’habitude de les prendre, et de les rendre. Mais pour la dépositaire de ce secret. Celle qui me l’a confié. Celle à qui je dois tout : ma mère.
Ma mère, elle m’a tout appris. Volonté, volonté, volonté ! Elle n’y va pas par quatre chemins, ma mère, même si, derrière sa cui rasse, elle dissimule une âme fragile.
D’abord, à ma mère, je lui dois la vie. Vous aussi, vous allez me dire. On peut dire ça de toutes les mères. Sauf qu’à ma mère, je lui dois encore plus la vie. Car la vérité – je suis ici pour dire la vérité, non ? sinon à quoi bon parler ? – c’est que moi, je dois tout uniquement à ma mère.
Sans ma mère, je ne serais pas née. Sans ma mère, je n’aurais même pas dû naître.
Quand elle est tombée enceinte, ma mère avait vingt trois ans, une fille de deux ans, et un compagnon – mon père – qui avait déjà préparé en douce ses valises pour s’enfuir au bout du monde. Une famille blessée. Une famille incom‑ plète. Vous voulez un aperçu ? Quand ma mère est sortie de l’hôpital où elle venait d’accoucher de ma sœur Sibylle, mon père n’est même pas venu les chercher ! Ma mère a dû prendre le bus avec sa valise et son bébé. Bref, pas vraiment le compagnon idéal, mon père.
Ma mère, elle était obsédée par l’idée de se créer une famille rien qu’à elle. Un peu comme les enfants qui construisent une maison avec des Lego. Vous avez peut être fait ça quand vous étiez petits, ou bien vos enfants ? Assis par terre, on empile des petits cubes colorés pour faire la tour la plus haute du monde ! Sauf qu’un des Lego de ma mère – peut être le plus important, non ?, mon père –, avait clairement un défaut.
Vous vous demandez pourquoi je vous raconte ça ? Moi aussi, dans ma vie, je me suis sou‑ vent dit que les adultes feraient mieux de se taire, de censurer leur besoin pathologique de se mettre à nu. Mais après j’ai réfléchi au com‑ bat qu’avait mené une femme seule, ma mère, 17
qui s’est retrouvée en face d’elle même comme devant la Cour suprême : est ce qu’elle devait me faire naître, ou bien me renvoyer au néant ?
Le matin des examens médicaux précédant l’interruption de grossesse, ma mère s’est diri gée, à jeun, vers le laboratoire.
À ce moment précis – voilà comment elle me l’a raconté – elle s’immobilise devant la porte, elle hésite, elle vacille.
Elle n’entre pas.
Elle se demande : est‑ce que c’est vraiment ça, mon choix, renoncer à être mère une deuxième fois ? Alors, du plus profond de son cœur et de son corps, son instinct lui répond : non ! Non, je ne veux pas renoncer. Non, je ne veux pas avorter. Ma fille Sibylle aura une sœur. Comme moi, ce sera une guerrière. Les femmes de ma famille ont de l’instinct : ma mère était sûre qu’elle attendait une fille.
C’est un matin de printemps. L’air est doux. Elle est certaine d’avoir pris la bonne décision. Il faut juste la ratifier, si je puis dire ! Alors maman traverse la rue, et elle entre dans un bar. “Bon‑ jour. Je voudrais un café et un croissant.”
À ce petit‑déjeuner, à ma mère, à son choix, à son obstination, je dois tout. À commencer par mon prénom, Nerona, qui fait de moi la pre‑ mière héritière du Prince de Rome !
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Au cœur de l’Europe, une dictatrice déchaînée, qui exige d’être appelée “le Prince”, règne sur sa nation à coups de décrets. Son nom ? Nerona. Paranoïaque, autoritaire, climatosceptique, égérie de l’efficacité gouvernementale et pourfendeuse de toutes les “déviances”, la fondatrice du feu (Force, Énergie, Union) a tout pour plaire. La preuve : le peuple l’a portée au pouvoir. Viva Nerona !
Après avoir transposé avec brio la tragédie antique à Hollywood, Hélène Frappat invente la sitcom fasciste, dans une satire hilarante qui dévoile les coulisses d’une dictature et les rouages du langage populiste. Au programme : trahison, romance souverainiste, astrologie, matricide, combats de migrants télévisés et bien d’autres réjouissances. Rions ensemble pendant qu’il est trop tard.
Romancière et philosophe, Hélène Frappat a récemment publié deux livres très remarqués : Trois femmes disparaissent (Actes Sud, 2023) et Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes (L’Observatoire, 2023, traduit dans plusieurs langues).
Illustration de couverture : © Nine Antico
www.actessud.fr

DÉP. LÉG. : AOÛT 2025 / 15 € TTC France