

Fabio Viscogliosi Les cambrioleurs
roman
LES CAMBRIOLEURS
“Domaine français”
Le lecteur trouvera la liste des œuvres du même auteur en fin de volume, p. 207.
© ACTES SUD, 2025
ISBN 978-2-330-20434-1
FABIO VISCOGLIOSI
Les Cambrioleurs
roman
En janvier de cette époque, j’ai la vingtaine et il neige. Je passe mes journées à errer dans les rues glaciales ou chez les bouquinistes du quartier, lorsque surgit la perspective d’un emploi chez Copeau & Fils, une agence de publicité du centre-ville.
C’est une idée de Roger Dufresne, le vieux copain de mon père. Depuis la disparition de mes parents, nous nous croisons parfois le temps d’un café et je vois bien qu’il s’inquiète à mon sujet. Il cherche sans cesse des solutions pour que je prenne mon futur en main, comme il dit. Roger a toujours eu du ressort et un enthousiasme à tout casser, rien ne l’arrête. Il vend des chaudières et du matériel de plomberie, rencontre un tas de gens, ici ou là. Cette fois-ci, un de ses clients lui a parlé d’un ami publicitaire, M. Copeau, qui possiblement embaucherait des jeunes, “dans le domaine des images”. Bien entendu, c’est une occasion en or. Roger ajoute que son client a même eu la gentillesse de glisser
quelques mots pour moi auprès du M. Copeau en question, tout disposé à me recevoir. Je l’écoute en souriant. Je ne vois pas ce que j’ai à faire avec la publicité, ça me semble loin et compliqué, artificiel, mais je ne veux pas froisser Roger, je l’aime bien et il est toujours délicat de repousser les propositions de ceux qui veulent vous aider. Il faut dire aussi que je suis complètement fauché.
Imperturbable, Roger poursuit sur sa lancée : “Écoute, l’équation est simple : tu cherches du boulot, Copeau t’attend, c’est une maison sérieuse, fonce, petit.”
Le lundi suivant, je me présente à l’agence sur le coup des neuf heures. M. Copeau a manifestement oublié ma venue (l’a-t-on réellement informé ?) mais il accepte tout de même de me recevoir. Mon intrusion débraillée dans son bureau au mobilier ultramoderne doit avoir quelque chose de bouffon, j’imagine. L’endroit sent bon la cire mêlée à un parfum mentholé. Je prends place sur une chaise moulée de plastique noir, face à M. Copeau qui me regarde tout droit. C’est un homme très intimidant, sec et tiré à quatre épingles, la chevelure poivre et sel, avec une mâchoire carrée, des yeux de lynx et les bras longs. Des pots de crayons parfaitement taillés s’alignent devant lui. Il tripote la montre à son poignet, une de ces montres de marque au boîtier argenté – de temps à autre, un éclair me rebondit au coin de l’œil.
L’entretien est expédié en cinq minutes, sans que je saisisse exactement de quoi il retourne. M. Copeau me propose-t-il une période d’essai,
un stage ou je ne sais quoi ? – mystère. D’ailleurs, me propose-t-il quelque chose ? Je ne suis pas sûr qu’il ait seulement noté mon nom. Il me pose une ou deux questions d’usage, j’évoque de vagues études en arts appliqués, mon goût pour le cinéma et quelques autres bricoles. M. Copeau m’interrompt d’un “Très bien, très bien” pour décrocher le combiné d’un gros téléphone crème et convoquer d’un mot un certain Gerardo. Celui-ci fait son entrée dans la foulée, à croire qu’il se tenait derrière la porte. Après un topo du patron, Gerardo hoche la tête et nous partons à l’aventure dans les locaux qui occupent tout le premier étage de l’immeuble, une enfilade de pièces desservies par un long couloir comme dans les appartements bourgeois, avec des moulures et des corniches un peu partout. La dernière pièce est équipée de tables lumineuses et de lampes articulées. Gerardo claque des doigts en m’indiquant de prendre place derrière l’une des tables. Puis il me plante là pour aller prendre un café en compagnie de Jocelyne Dumur – grande, en robe à fleurs, la poitrine généreuse et parfumée, également employée de l’agence Copeau & Fils, d’après ce que je peux comprendre.
Une autre chose que je comprends assez vite : chez Copeau, plutôt que publicité, on préfère des formules plus chics – “communication visuelle”, par exemple, ou “conception graphique”. Le logo est un C aux angles vifs, flanqué d’un point noir et volontaire en son milieu. Pour brouiller un peu les pistes, sur la plaque métallique, à l’entrée, il est inscrit copeau & fils – éditions (le mot m’a impressionné, en arrivant), mais ici on n’édite pas de livres ou quoi que ce soit d’approchant. L’agence a pour principal client une grande marque de jouets et vêtements pour enfants, la maison Berchet, pour laquelle elle réalise à peu près tout – emballages, affiches, dépliants, annonces pour la presse ou plv en carton. Des dizaines de boîtes aux tons pastel courent sur les étagères, avec “Berchet” dessiné en lettres rondes comme de la guimauve.
Gerardo m’a rapidement mis au boulot. Il s’agit pour moi de corriger les films qui ont été flashés sur le banc de reproduction (l’opération, très délicate, s’effectue dans une chambre noire attenante à notre bureau). Armé d’une lame de rasoir et d’un feutre rouge inactinique, je dois boucher les pores, gratter les poussières, scories et autres saletés – “des pétouilles”, dit Gerardo avec un fort accent du Sud-Ouest –venues se glisser dans les images maquettées, avant que celles-ci puissent partir à l’impression.
Une tâche mécanique, ingrate, qui ne requiert aucune invention mais une précision maniaque, à la loupe. Je m’exécute en tirant la langue, la table lumineuse monte vite en température, le film d’acétate me colle aux mains. Gerardo m’a prévenu : “Il ne faut rien laisser passer, les films doivent être nickel, sinon c’est la merde, une fois une pétouille imprimée, c’est foutu, le client râle et Copeau nous tombe dessus, et ça coûte un paquet à l’agence ce genre de connerie.”
Un peu avant huit heures, je dévale les pentes pour rejoindre l’agence située au 41 rue de la République, dans le 2e, pile entre la fontaine et la station de métro du même nom. Gerardo est déjà à son poste, frais et dispos, sourcils froncés, le torse moulé dans un pull en lycra, une tasse de café fumant à portée de main. Une brassée de films m’attend, j’attaque aussitôt mes corrections.
Ma table est installée perpendiculairement à celles de Jocelyne Dumur et de Gerardo, l’ensemble forme un U appelé pôle fabrication. Deux hautes fenêtres diffusent une lumière froide et régulière. La rumeur studieuse de l’agence nous parvient par bouffées, associée au souffle du chauffage et aux cliquetis d’un compteur à gaz qui égrène les heures. Jocelyne Dumur fredonne en permanence, son doux chant serpente dans l’air et elle rythme de la tête, droite, gauche, tel un automate, tout en appréciant l’avancée de son travail. Gerardo, avec sa barbe très noire taillée
au cutter, est parfois pris d’un léger tressautement, comme s’il rigolait aux blagues qu’il doit raconter dans sa tête. À eux deux, ils cumulent plusieurs années d’ancienneté à l’agence. De temps en temps, Jocelyne Dumur fait allusion à la femme de Gerardo et lui, en retour, demande des nouvelles du mari de Jocelyne Dumur ; la discussion roule ainsi brièvement sur le weekend passé ou les vacances futures, le tout dans le langage codé de ceux qui partagent une routine et une intimité d’où se trouve exclu tout corps étranger – moi, en la circonstance.
À midi pétant, ils foncent déjeuner on ne sait où et je m’échappe de mon côté, en général jusqu’à la croissanterie au pied de l’agence qui me fournit en quiches et friands à la saucisse, nourriture honteuse que j’ingurgite sur un de ces gros bancs en ciment, entouré d’une armée de pigeons aux roucoulements polyphoniques. La rue piétonnière est plutôt morne en ce moment, les passants rasent les murs, la neige vous picote le visage. Je vais souvent m’abriter sous la marquise des chaussures Bally – le col de ma parka relevé, je fume une cigarette en détaillant les modèles de bottines pour hommes dans la vitrine.
Retour à l’agence à treize heures trente et rebelote : films, feutre et corrections à l’infini, et en prime le chant de Jocelyne Dumur dont le répertoire semble se limiter au Boléro de Ravel, avec quelques incursions du côté des Préludes de Chopin, mais surtout Ravel, quand même.
La journée s’achève comme elle a commencé, avec la nuit. J’avale de grandes bouffées d’air et zigzague dans les rues, étourdi par le froid et ma liberté retrouvée. La neige estompe les lueurs des lampadaires et donne aux quais du Rhône une allure de “monde flottant” à la Hokusai. En prenant la direction de l’appartement, j’essaie de ne pas m’étaler sur les trottoirs verglacés de la Grande-Côte.
Nous habitons au dernier étage d’un immeuble noir de crasse. Poussant la porte, je trouve rituellement Werner et Mancini là où je les ai laissés la veille, affalés dans le canapé, une paire de 1664 entre les mains et un bol de chips sur les cuisses, les yeux rivés à l’écran de télévision, le son coupé. Un disque tourne sur la platine – A Date with Elvis, ou King Creole, ou encore Elvis Is Back!, Werner traverse une grosse période Elvis (il ramène sans cesse de nouveaux vinyles dégottés aux Emmaüs ou chez le disquaire d’occasion de la rue d’Algérie). Le bail de l’appartement est à son nom (ou à celui de ses parents, je n’ai jamais su exactement). Mancini et moi nous sommes greffés là-dessus par la suite, une sorte de collocation officieuse où Werner reste le maître des lieux et du tourne-disque, quoi qu’il arrive. Il a logiquement investi la plus grande chambre. La mienne se trouve dans la partie gauche (on appelle ça “l’aile moutarde”, à cause du papier peint), et Mancini dort dans une alcôve séparée
de la pièce principale par un rideau de velours vert émeraude. La moisissure ronge les murs de toutes parts, résultat des pluies coulant directement du toit à travers le faux plafond.
Werner m’accueille chaque soir par un “Ave, camarade prolétaire” doublé d’un ricanement. Lui se targue de ne surtout jamais travailler et moque ceux qui ont la stupidité d’essayer, comme Mancini et ses missions intérims dans le bâtiment. Dans mon cas, travailler chez Copeau est encore pire, évidemment. Fricoter avec la publicité (ou ce qui peut s’en approcher) revient à pactiser avec le diable, un truc de fasciste, ni plus ni moins. Je ne cherche pas à discuter de ça avec lui, je connais trop bien sa capacité à retourner les arguments comme des crêpes, d’autant que Werner a la bonne conscience facile – nous savons tous qu’il touche chaque mois du fric de son père (ce dont il nous fait profiter à l’occasion, soyons honnêtes).
Je décapsule une bière et, si j’en ai le courage, je chauffe un bocal de raviolis ou une brique de soupe. C’est souvent le moment que choisit Kowalka pour débarquer chez nous en poussant des “ho ! ho !” de père Noël, surexcité par la neige et l’enveloppe d’herbe qu’il sort de ses poches.
Après manger, je les abandonne pour aller m’écrouler sur mon lit, les yeux papillotant entre les pages d’un vieux Philip Marlowe qui traîne là. Je m’endors vite.
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Lyon, 1980. Quatre garçons complètement fauchés accomplissent ce qu’ils croient être un modeste cambriolage dans une agence de publicité. Mais leur butin s’avère un précieux objet d’art aux sources proches du surréalisme. Dès lors, les questions s’enchaînent : Peut-on voyager dans le temps sur un accordéon de papier ? Y a-t-il un lien entre Giotto et Marcel Duchamp ? Le cercle parfait existe-t-il ?
Conte moderne empruntant au lm noir et à la new wave, ce roman sur l’art et ses énigmes porte avec tendresse une bande d’amis qui sans jamais parvenir à être de vrais escrocs séduisent par la grâce absurde de leur aventure. Avec comme éclaircies ces zones furtives où l’ordinaire se convertit en merveilleux, celui des premières amours et de l’horizon fantasmé.
Écrivain, musicien, peintre et dessinateur, Fabio Viscogliosi est né en 1965 près de Lyon. Il a notamment publié trois récits aux éditions Stock, Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit, Mont Blanc et Apologie du slow. Chez Actes Sud a paru Harpo (2020).
Illustration de couverture : Saint François d’Assise recevant les stigmates (détail), Giotto © rmn – Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
www.actes-sud.fr
DÉP. LÉG. : MARS 2025 / 18,50 € TTC France