Célestine Galli-Marié créa Carmen

ACTES SUD / PALAZZETTO BRU ZANE
Et Célestine Galli-Marié créa Carmen
© Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 2025
ISBN 978‑2 330 20616 1
Et Célestine Galli-Marié créa Carmen
Un féminicide à l’Opéra-Comique
Patrick Taïeb
ACTES SUD / PALAZZETTO BRU ZANE
Une collection coéditée par Actes Sud et le Palazzetto Bru Zane.
Le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française a pour vocation de favoriser la redécouverte et le rayonnement international du patrimoine musical français du grand xixe siècle (1780‑1920).
La collection Actes Sud/Palazzetto Bru Zane – ouvrages collectifs, essais musicologiques, actes de colloques ou écrits du xixe siècle – donne la parole aux acteurs et aux témoins de l’histoire artistique de cette époque ainsi qu’à leurs commen tateurs d’aujourd’hui.
Ce que je trouve important à l’opéra, c’est de faire du théâtre avec la musique. Ce n’est pas toujours évident, de par la culture du chanteur. Car cette culture est une culture musicale qui trop souvent ne comprend pas le théâtre. Il y a à l’opéra tout un répertoire de gestes obligés. Je passe alors la moitié du temps du travail à faire que la gestuelle ne soit pas une gestuelle d’opéra.
Yannis Kokkos1
1. Conversation publique avec Jonathan Parisi, le 23 septembre 2024, Librairie Sauramps, Montpellier.
À Gabrielle Ordas À Yves Petit-de-Voize
I La vraie Bohémienne de Mérimée
Les premières fuites annonçant la reprise de Carmen à l’Opéra‑Comique datent de janvier 1883. Pour le monde musical parisien et le public de l’institution, l’initiative de son directeur Léon Carvalho constitue un événement extraordinaire : la création a laissé des souvenirs contradic toires, assombris par le décès de Georges Bizet le 3 juin 1875 que d’aucuns attribuent à une profonde dépression. Paris n’avait pas su accueillir le chef‑d’œuvre d’un génie sensible et novateur, un chef‑d’œuvre que les théâtres d’Europe et des États Unis accueillaient depuis 1876 avec enthousiasme et qui deviendrait bientôt l’opéra le plus joué dans le monde. Honte à la capitale, honte au public conservateur de l’ins‑ titution ; oui, honte en raison de cet “échec” qu’il faudrait expier et que les journaux s’empressent d’autopsier en occultant au passage leur propre contribution à la mauvaise rumeur1. Honte aussi parce qu’en 1883, outre son succès
1. Lesley A. Wright, “Rewriting a Reception : Thoughts on Carmen in Paris, 1883”, Journal of Musicological Research 28 (2009), p. 282‑294.
international, Carmen a déjà conquis à peu près tous les interstices de la vie musicale parisienne et nationale. On le représente dans plusieurs villes depuis 1876 : à Amiens, pour prendre un exemple parmi une vingtaine d’autres, on l’annonce chaque année en assurant que “la première de Carmen [est] attendue avec une vive impatience par les amateurs de bonne musique1”. On chante la Habanera dans les sociétés de concert de province, d’Orléans à Bar‑le‑Duc, en passant par Saint Quentin ou Gaillac ; on chante des extraits dans les salons parisiens où l’on joue aussi des fantaisies et variations “sur Carmen” ; la Habanera entre au répertoire des orphéons et le duo du second acte sert déjà dans les exercices des élèves du Conservatoire pour consacrer les premiers prix de la classe d’opéra‑comique. L’annonce de la reprise et d’une possible réhabilitation se voit donc parée d’une certaine solennité dans une infinité de feuilles parisiennes au cours des semaines qui la précèdent. Elle eut lieu le 21 avril 1883 avec une dis‑ tribution entièrement renouvelée, comme le fait savoir Le Petit Quotidien du 24 janvier :
On sait que M. Taskin est rengagé par M. Carvalho à l’Opéra‑Comique. C’est lui qui chantera le toréador de Carmen […]. Mlle Merguillier passerait aussi de Giralda dans Carmen. Le rôle de Michaéla [sic] lui serait destiné. Mlle Isaac héritera du rôle de Carmen, créé par Mme Galli‑Marié. Quant à Don José, c’est le ténor Stéphanne qui en prendra possession2.
1. Le Progrès de la Somme, 25 février 1883. 2. Le Petit Quotidien, 24 janvier 1883, p. 3.
La créatrice du rôle, Galli‑Marié, s’insurge et obtient, bon gré mal gré, d’être rétablie dans la distribution à l’automne, après une première série de représentations au printemps confiée à cette jeune interprète qui ravit certains critiques, mais qui en laisse d’autres sceptiques : “Mlle Isaac nous a timidement esquissé un petit pas de famille qui ne serait nullement déplacé dans le plus austère des bals blancs1”, ironise Le Figaro, pointant son insuffisance dans le costume de la sulfureuse Bohémienne avant de rappeler aux Parisiens le déhanché canaille de la créatrice :
On se rappelle Galli‑Marié. C’était l’idéal des auteurs, la vraie Bohémienne de Mérimée, la cigarière pittoresque d’un réalisme si troublant. La grande artiste s’était incar née dans ce rôle d’une façon vraiment saisissante. Elle y mettait une conviction telle, surtout dans le duo de la Bohémienne avec son amant au dernier acte ; elle com‑ muniquait à ses partenaires un tel courant de passion que, dans le grand nombre des représentations qu’elle donna hors Paris, il lui arriva de recevoir trois véritables coups de couteau de trois ténors trop emballés, MM. Lhérie, Engel et Valdéjo2.
1. Les “bals blancs” servaient à la présentation dans le monde des jeunes de l’aristocratie et de la bonne société. Les filles étaient vêtues de blanc et les garçons portaient un œillet de la même couleur. Rite de passage vers l’âge adulte, le bal blanc avait aussi un but matrimonial pour les rejetons de bonne famille.
2. Le Figaro, 22 avril 1883. Nous n’avons pas trouvé confirmation de cette anecdote.
La réapparition de Galli‑Marié réveille les partisans d’un personnage rauque, proche de la “misérable créature1” de Mérimée et, ce faisant, elle attire notre attention sur la part la plus négligée dans les écrits sur Carmen et, il faut bien le reconnaître, la plus difficile à cerner de l’identité d’un personnage : celle de l’incarnation.
Carmen a connu, depuis, une infinité de mises en scène et il est rare d’assister à une interprétation qui se soucie véritablement de ce qu’implique le lieu de naissance de l’opéra, la deuxième scène lyrique parisienne. Comme le rappelle Louis Langrée, Carmen est un opéra‑comique2. Il a été créé dans cette institution à une époque où les mots d’opéra, d’opérette, d’opéra bouffe, de drame lyrique ou d’opéra‑comique revêtaient des sens précis. Non seu‑ lement parce qu’ils désignaient des genres lyriques aux conventions différentes, mais aussi parce que les maisons de production étaient distinctes, porteuses de traditions singulières, pour certaines très anciennes, et parce qu’elles étaient investies de missions aux contenus artistiques très contrastés et remplies par des troupes spécialisées. Disons‑le tout de suite, Carmen n’est plus perçue sous sa forme première et, même lorsqu’on prétend la montrer sous ce jour, nous sommes loin, très loin – c’est notre conviction –, d’assister à un spectacle d’opéra‑comique qui approcherait la recréation de l’original. Les difficultés qui se dressent devant toute tentative de restituer Carmen prennent leur source dans les pre‑ mières années de sa destinée chaotique : sa réception immédiate d’abord qui offre une trop grande diversité de
1. Le Figaro, 28 octobre 1883.
2. Carmen, programme de l’Opéra Comique, 2023, p. 8‑15.
témoignages ; la mort du compositeur au lendemain de la 33e représentation qui prive trop tôt l’ouvrage du contrôle de son auteur ; et l’absence de Carmen de l’institution pendant huit ans. Toutes ces raisons ont presque instanta nément dévoyé le projet initial pour d’autres conventions, vers d’autres pratiques scéniques et dramaturgiques.
La première de ces difficultés vient de son immédiate mise aux normes de la diffusion internationale, c’est‑à‑ dire celles d’un opéra entièrement chanté. Carmen n’est pas le seul opéra‑comique à avoir subi les “honneurs” et les injures d’une opératisation et à jouir d’une diffu‑ sion internationale, mais peu d’œuvres ont à ce point souffert de cette forme de réécriture destinée à rendre un opéra‑comique exportable. En concevant la version opératique qui contribua sans aucun doute à sauver un immense chef‑d’œuvre de l’oubli après les 47 premières représentations1, Ernest Guiraud avait peut être aussi pour intention de permettre sa “promotion” à l’opéra. Celle‑ci s’accomplit occasionnellement en 1900 et 1907, puis de façon hautement symbolique lorsque Carmen sort du répertoire de l’Opéra‑Comique et entre simultanément à celui de l’Opéra en 19592.
En principe et, pourrait‑on dire, en surface, l’opératisation consiste à supprimer les dialogues pour les remplacer par des récitatifs. On peut voir là un travail d’arrangement et de réécriture sans conséquence puisque dans Carmen, comme dans plusieurs œuvres victimes de cette chirurgie,
1. 35 de mars à juin 1875 et 12 de novembre à février 1874.
2. L’édition de Fritz Oeser en 1964 qui rétablit les dialogues parlés relance le débat et suscite nombre de productions, si bien que le genre dramatique de Carmen est demeuré en question jusqu’à ce jour.
cette dernière consiste le plus souvent à ajouter de la musique (celle des récitatifs) tout en conservant la totalité des splendeurs de l’opéra‑comique remanié. C’est ignorer les conséquences d’un autre ordre qui découlent imman quablement de la transformation d’une œuvre où l’on chante en continu en une œuvre où l’on parle et chante alternativement. À notre époque, où opéra et théâtre ont à ce point pris leurs distances et où la qualité des chanteurs et des orchestres connaît un apogée tel que la représen tation soutient très favorablement la comparaison avec le disque, on peut bien sûr aimer Carmen sous la forme opératique dans laquelle elle est désormais universellement appréciée, y compris dans les versions – enregistrées et représentées – où par un sursaut de conscience et un vernis d’historicité l’on rétablit quelques répliques parlées qui évoquent furtivement son origine générique.
Mais si l’on est animé d’une curiosité d’une autre nature, on doit considérer que le remplacement des dia‑ logues porte en lui‑même, comme la nuée porte l’orage, tous les stigmates d’un basculement esthétique radical. C’est là que surgit une deuxième difficulté : les conven‑ tions génériques propres à l’opéra et à l’opéra comique ne se laissent pas sentir dans la lecture des sources, mais elles sautent aux yeux et aux oreilles dans la réalisation specta‑ culaire parce que si les sources sont une trace précise, elles demeurent préliminaires au spectacle lui même. La pré sence des dialogues impose une dramaturgie dans laquelle le mélodrame – procédé consistant à dramatiser le parlé par un accompagnement musical – produit un effet très différent du récitatif dans l’opéra. De surcroît, elle rétablit un texte directement emprunté à la nouvelle de Mérimée qui pèse lourd dans la caractérisation des personnages et,
singulièrement, dans celle de la Bohémienne. Elle induit un type de chanteur qui soit, aussi, acteur et un type de chant différent de celui de l’opéra, pour peu que l’on veuille bien aller au bout de la cohérence du spectacle d’opéra‑comique. En bref, le choix d’une version ou de l’autre métamorphose l’incarnation. Et si l’on éprouve une curiosité pour ce que Carmen comportait à sa création de rauque et de subversif, les sources de la version initiale contiennent des potentialités qui rendent compte des intentions et du génie de ses créateurs.
Il ne suffit pas cependant de restaurer les contenus de première intention, il faut encore les interpréter.
En effet, retrouver la Carmen des origines est une démarche qui ne se heurte pas uniquement à des obstacles philologiques – toujours surmontables si l’on s’attache à l’esprit, autant qu’au texte – et elle ne dépend pas seu‑ lement de l’intention artistique. Il existe une troisième difficulté. Pour la saisir, il faut regarder avec lucidité les différences abyssales entre deux systèmes de produc‑ tion éloignés dans le temps et séparés par des ruptures profondes : différences entre un théâtre de répertoire, hyper productif pendant plus de cent ans (1762‑1875), et celui, de notre époque, ressassant quelques dizaines d’objets patrimoniaux, soumis à des contraintes et à des calendriers trop souvent expéditifs, et débouchant sur des interprétations quasiment éphémères. Si bien que même les productions recourant aux dialogues, ou à des bribes seulement, trahissent les incapacités de notre temps à pro‑ duire un opéra‑comique sans expédier les scènes parlées et les défigurer en parodie d’opérette – dans le meilleur des cas –, ou sans distiller l’ennui en quelques secondes dans les moments où le chant et l’orchestre se taisent.
Des habitudes de jeu propres au spectacle bouffe ou à l’opéra s’invitent dans la production pour voler au secours des artistes et dévient la représentation d’opéra‑comique vers des stéréotypes qui écrasent l’incarnation.
Un spectateur actuel peine à se représenter les condi‑ tions de création d’un opéra‑comique au xixe siècle ; il convient donc de les rappeler.
L’Opéra‑Comique ouvre ses portes presque chaque soir d’une saison courant de Pâques à Pâques jusqu’aux années 1870, puis – au début de la Troisième Répu‑ blique – d’automne à fin juin. Théâtre de répertoire, il donne plus de 300 représentations composées de créa‑ tions, d’œuvres courantes programmées chaque saison et de reprises plus ou moins anciennes. Au cours de la saison de 1874‑1875, celle de la création de Carmen, vingt‑deux ouvrages différents ont été programmés pour un total de 444 représentations, le plus souvent au cours de soirées composées de deux opéras‑comiques.
En conséquence, plusieurs constats s’imposent dans l’examen des conditions de production d’un ouvrage nouveau. Le premier étant que les artistes réguliers de l’institution, ceux à qui échoient les premiers rôles, sont sur les planches de 100 à 220 soirs par saison. Et il ne s’agit là que des représentations. Le service au théâtre se double des répétitions des œuvres en préparation, qu’il s’agisse d’une reprise ou d’une création, et de raccords. Quelques chiffres concernant les mois de novembre 1874 à mars 1875 – la période de répétitions de Carmen –donnent le tournis. Célestine Galli‑Marié est program‑ mée dans Les Dragons de Villars (Aimé Maillart, créé au Théâtre Lyrique en 1856 et entré à l’Opéra Comique avec Galli‑Marié dans le rôle de Rose Friquet en 1868),
dans Mignon (Ambroise Thomas, 1866) et en rempla‑ cement de Lina Bell dans Mireille (Gounod, créée en 1864 au Théâtre‑Lyrique, entrée à l’Opéra‑Comique le 10 novembre 1874). Alors même qu’elle prépare Carmen quotidiennement, ou presque, depuis le mois de novembre 1874 jusqu’à la création le 3 mars 1875, elle tient donc la place dans ses deux plus gros succès : le premier atteint la 113e en janvier, le second la 264e en février 1875. Entre novembre et mars, Carmen a été répé tée plus de 70 fois dans le foyer puis sur la scène, pendant que sa principale interprète paraissait en représentation dans Mireille pour les neuf premières représentations – avant d’être remplacée à sa demande –, dans Les Dragons de Villars quatre fois et quinze fois dans Mignon, où elle a parfois été doublée par Marguerite Chapuy (Micaëla dans Carmen) ou Mlle Chevalier (Mercédès dans Carmen). Ajoutons à l’assimilation de deux rôles nouveaux et à un service d’une centaine de répétitions et représentations, deux concerts en matinée au Châtelet et à l’Opéra‑ Comique (les 10 et 31 janvier 1875) et l’on comprend que le métier d’artiste lyrique a beaucoup changé depuis le xixe siècle. C’est ce qu’elle exprime le 22 août 1874 à Bizet en réclamant son rôle :
Je pense que peut être vous n’avez plus mon adresse et que c’est pour cela que vous ne m’avez rien envoyé ; or, comme je serai en voyage une bonne partie de septembre, je vous serais obligée, si vous vouliez me faire parvenir les principaux morceaux de mon rôle qui ne ressemblent pas à un andante de Mozart afin que je puisse les étu‑ dier un peu – la pièce devant passer très vite je n’aurais guère le temps de travailler sérieusement s’il faut que je 21
répète la mise en scène tous les jours et que je joue tous les deux jours.
Les chiffres laissent rêveur : à quelle facilité de jeu, de liberté d’invention, de fluidité dans les échanges parve‑ naient les premiers artistes de l’Opéra‑Comique lorsqu’ils assuraient un même rôle pour tant de représentations ? Quelle conséquence artistique sur la création découlait de cette familiarité acquise ? À quelle perfection accédait une création à partir de la dixième, de la vingtième, de la trois centième et en avons‑nous la moindre idée, nous qui assistons aujourd’hui à des productions qui dépassent rarement cinq représentations consécutives ? Le système de production contemporain se contente d’un mois de répétitions tout au plus pour monter un ouvrage du répertoire en réunissant une équipe de circonstance, éphé‑ mère de surcroît puisque immédiatement dispersée. Cela pour rappeler que le système des troupes permanentes dans les théâtres lyriques de Paris et des villes de France s’est étiolé depuis les années 1970 et a disparu de notre horizon en 1998.
Ce qui amène une dernière remarque : la distribution définitive de Carmen repose en grande partie sur l’affi‑ nité entre les partenaires et sur l’efficacité qui découle de leurs habitudes de jeu. Pour ne citer qu’un exemple, on s’arrêtera un instant sur la très grande complicité que l’on peut supposer entre Célestine Galli‑Marié et Paul Lhérie, le couple Carmen et Don José. Ils étaient réunis en 1868 pour la reprise à l’Opéra‑Comique des Dragons de Villars dans les rôles d’amoureux de Rose Friquet et de Sylvain ; ils l’étaient encore dans L’Ombre (Flotow), avec les rôles de Jeanne et Fabrice, qui fit deux tournées d’été mémorables
dans toute la France en 1872 et 1873 ; à partir de 1872, l’Opéra‑Comique les programme ensemble dans Mignon (respectivement dans Mignon et Wilhelm Meister) ; la même année, ils créent les deux principaux rôles de Don César de Bazan de Massenet ; etc. Un faisceau d’affinités et d’habitudes nées des occasions de jouer ensemble unit une grande partie de la distribution de Carmen dans laquelle on doit remarquer Marguerite Chapuy (Micaëla) et Mlle Chevalier (Mercédès) auxquelles Galli Marié a transmis le rôle‑titre de Mignon pour qu’elles soient ses doublures ; Bouhy (Escamillo) qui était Don César dans l’opéra‑comique de Massenet ; Potel (le Dancaire), l’un des plus vieux complices de la chanteuse à partir de son entrée à l’Opéra‑Comique en 1862 ; Nathan (Lillas Pastia) qui a créé avec Galli‑Marié Lara (1864), José Maria (1866), Fior d’Aliza (1866) et Don César de Bazan (1872) ; etc.
En portant l’attention sur la production, on prend conscience du caractère collectif de la création d’un ouvrage. Le reconnaître n’enlève rien au génie singulier de Bizet que plusieurs chefs‑d’œuvre établissent comme l’un des plus prodigieux compositeurs dramatiques de son temps. C’est, au contraire, rappeler une banalité, tout autant établie dans les arts de la scène, que vérifient presque immanquablement les opéras restés au répertoire : ils sont l’œuvre de leurs auteurs, musicien et librettiste, autant que de leurs créateurs, car les premiers conçoivent leurs personnages en fonction de leurs interprètes, et non seulement de la source littéraire, pièce de théâtre ou roman, qui les inspirent. D’abord un processus de l’imagination, la création d’un spectacle est ensuite un travail qui amène des ajustements, des revirements, des renoncements ou de nouvelles trouvailles au cours des 23
répétitions. Ce que nous savons de la genèse de Carmen – et que le présent ouvrage voudrait rappeler – le confirme avec force.
Le choix de Galli Marié pour le rôle de Carmen et celui de Lhérie pour Don José ont considérablement orienté l’accomplissement spectaculaire. La démonstration est flagrante lorsque l’on compare les deux versions différentes de l’air d’entrée de l’héroïne : d’une part, celle du grand air lyrique avec chœur, en la mineur et à 6/8, enregistré par Plasson1 et repris à la Philharmonie de Paris en jan‑ vier 2024 par René Jacobs, et, d’autre part, la Habanera connue de tous, en ré mineur avec son motif d’accom‑ pagnement obsédant, “Pom, po pom, pom, pom”. Pour ceux qui ont eu la chance d’entendre les deux, rien n’est plus gênant pour l’esprit, et réjouissant à la fois, que de se rendre à une représentation de Carmen en se résignant à entendre l’un ou bien l’autre. Le génie musical de Bizet se manifeste à parts égales dans les deux. Pourtant, force est d’admettre qu’ils tirent chacun dans une direction opposée, que nous aurons à commenter dans les lignes qui suivent, l’un vers l’opéra, l’autre vers l’opéra‑comique, et que le choix de Célestine Galli Marié, dont on peut penser qu’elle est responsable de celui de la Habanera, a considérablement orienté le profil du personnage et le sens même du récit.
Carmen a été jetée dans le cours de l’histoire, plutôt que minutieusement mise à flot. Le fait que Célestine Galli‑Marié ait créé ce rôle à l’âge de 37 ans, un âge où la carrière des chanteuses d’opéra‑comique basculait de l’emploi de jeune première à ceux de mère ou de duègne,
1. Avec Angela Gheorghiu, EMI Classics, 2002.
a pesé sur la transformation rapide du personnage incarné, quelle que soit par ailleurs la permanence du texte. Tandis que l’incarnation de Don José par Paul Lhérie (31 ans en 1875) a servi de référence quasiment jusqu’à sa mort en 1937, celle de Carmen a immédiatement pâti du remplacement de sa créatrice et des incarnations innombrables sous différentes formes, y compris celle d’un personnage lyrique, d’un personnage d’opéra, entièrement chanté. Cette dépossession, contre laquelle elle s’est insurgée, paraît plus injuste encore lorsque l’on sait avec quelle application elle avait travaillé son rôle et avec quelle conviction, aussi, elle jouait le drame de la victime farouche et inflexible d’un “crime passionnel” – comme on disait au siècle du romantisme –, qui est le véritable sujet de l’opéra. Si l’on s’interroge un instant sur le degré d’empathie qu’une artiste doit éprouver pour son personnage, il nous faut tenir compte alors du drame de sa sœur cadette, Mécéna Marié, qui est poignardée par son mari aux abords du parc Monceau, quelque dix mois avant la création, un drame familial jugé pendant l’été où Galli‑Marié réclame avec insistance à Bizet les partitions de son rôle : “J’attends les morceaux que nous avons déchiffrés (18 cité Malesherbes) on me les fera parvenir là où je serai”, écrit‑elle depuis Bordeaux le 9 juillet 1874, quelques jours avant les délibérations du tribunal de 1re instance de la Seine portant sur le féminicide manqué de Mécéna.
C’est pourquoi l’enquête rapportée dans les lignes qui suivent ne porte pas principalement sur les sources, inlassablement interrogées depuis un bon siècle, ni sur la longue histoire des interprétations innombrables de Carmen, mais sur les créateurs ; et en prêtant la plus grande
attention à la créatrice du personnage, qui est la pierre angulaire de la nouvelle de Mérimée comme de l’opéra de Bizet, lequel, nous semble‑t‑il, a respecté la perspective de sa source littéraire.
ET CÉLESTINE GALLI-MARIÉ
CRÉA CARMEN
Enfant de la balle, Célestine Galli-Marié devient la première Carmen à 37 ans. Sa formation auprès de son père, les différentes étapes de sa carrière, le type de rôle qu’elle a joué, le système lyrique dans lequel elle évoluait, mais aussi certains aspects de sa vie personnelle éclairent d’une lumière nouvelle la cigarière rebelle. Celle qui chante la liberté et meurt sous les coups de son amant a été incarnée par une artiste dont la sœur avait été poignardée par son époux quelques mois auparavant. Complice de Bizet, qui s’éteint trois mois après la première, écartée de la distribution par le directeur du théâtre, Célestine Galli-Marié se bat pour imposer à l’Opéra-Comique sa conception réaliste et sans concession de la Bohémienne de Mérimée, loin du cliché romantique de la victime passive d’un crime passionnel.
Ancien élève à la Sorbonne de Jean Mongrédien et Jean Gribenski, Patrick Taïeb est Professeur de musicologie à l’Université Paul-Valéry Montpellier. Spécialiste de la vie musicale française et de l’opéra-comique, il a publié L’ouverture d’opéra de Monsigny à Méhul (SFM) et co-dirigé les ouvrages Archives du concert (Actes Sud), Le Musée de Bordeaux et la musique, 1783-1793 (PURH), Mozart et la France, de l’enfant prodige au génie (Symétrie), Opéra-ci Opéra-là (Gallimard) et La Musique de scène dans le théâtre parlé des Lumières au Romantisme (PULM). Il prépare, avec Joann Élart, un collectif sur le personnage de Médée.
Dessin de couverture : Célestine Galli-Marié en Carmen (costume de l’acte II). Dessin d’Antonin-Marie Chatinière. 1875
ISBN 978-2-330-20616-1
