Antidesign

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INTRODUCTION

Par Laurence Picot

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MARK BRAZIER-JONES

Punk libertin

Parc Monceau : Triply, verre et métal (1990)

FRANCK EVENNOU

Le rythme du monde

Courcelles : baroque Haussmannien (1998)

ELIZABETH GAROUSTE

Les objets ont une âme

Saint-Germain-des-Prés : le classique revisité (1998)

MARCO DE GUELTZL

L’urgence de vivre

La Madeleine : minimalisme et fantaisie (2007)

HUBERT LE GALL Sculpteur d’émotions

Champs-de-Mars : la poésie du détail (2007)

THIERRY PELTRAULT Rigueur et matières

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LAURENCE PICOT

Conteuse romanesque

Georges-Mandel : éloge de la courbe (2016)

ANDREA SALVETTI

Les recettes poétiques d’un agrisculpteur

Tour Eiffel : métal et volupté (2018)

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CLAUDE DE WULF

Le raffiné discret

Promenade Pereire : astrale et végétale (2022)

ORNEMENTS

Véronique Rivemale, Claire de Lavallée, François Belliard, Pascale Riberolles, François Dimech, Véronique Gordeeff

SOMMAIRE 7
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ANNEXES Avant-Scène Bibliographie Index Crédits Remerciements
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INTRODUCTION

MARK BRAZIER-JONES

Libertine punk

Parc Monceau : Triply, verre et métal (1990)

FRANCK EVENNOU

The rhythm of the world

Courcelles : baroque Haussmannien (1998)

ELIZABETH GAROUSTE

Objects have a soul

Saint-Germain-des-Prés : le classique revisité (1998)

MARCO DE GUELTZL

The urgency of living

100 103 112 117

LAURENCE PICOT

Romantic storyteller

Georges-Mandel : éloge de la courbe (2016)

ANDREA SALVETTI

An agri-sculptor’s poetic recipes

Tour Eiffel : métal et volupté (2018)

CLAUDE DE WULF

A discreet refinement

Promenade Pereire : astrale et végétale (2022)

ORNAMENTS

Véronique Rivemale, Claire de Lavallée, François Belliard, Pascale Riberolles, François Dimech, Véronique Gordeeff

La Madeleine : minimalisme et fantaisie (2007)

HUBERT LE GALL Sculptor of emotions

Champs-de-Mars : la poésie du détail (2007)

THIERRY PELTRAULT

Rigor and materials

CONTENTS 7
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ANNEXES Avant-Scène Bibliography Index Credits Acknowledgments
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Introduction

Laurence Picot

Les années 1980 vibrionnent d’énergie. Dans leur tourbillon, une génération de créateurs a émergé, porteuse d’arts de vivre différents. Afin de donner chair à cette époque, en France, cet ouvrage a recueilli la parole d’un témoin des coulisses. Elisabeth Delacarte est l’une des seules dont la galerie, Avant-Scène, a perduré jusqu’à aujourd’hui. Depuis bientôt quarante ans, elle défend des artistes singuliers devenus incontournables en leur domaine. Un point commun entre eux transparaît dans les pages qui leur sont dédiées : ils ont changé de vie pour se consacrer au mobilier d’art. C’est aussi le cas d’Elisabeth. Son point de vue personnel éclaire de l’intérieur les mutations des arts décoratifs à la fin du xxe siècle. Cette histoire commence en 1981.

Cette année-là, le festival de Cannes décerne la Palme d’or à L’Homme de fer, le film d’Andrzej Wajda inspiré des récentes grèves en Pologne à l’origine de Solidarnosc. Un soutien symbolique du monde de la culture au premier syndicat libre des États communistes. L’élection présidentielle a porté le socialiste François Mitterrand à la tête du pays, suscitant une liesse jamais vue chez les jeunes. Il est vrai qu’un tiers de la population a moins de 20 ans, près de deux fois plus que de soixantenaires1. La peine de mort est abolie et le TGV inauguré en icône de l’innovation industrielle, censée ralentir une montée galopante du chômage inédite depuis les « trente glorieuses ».

Pendant que Myriam enlève le haut puis le bas sur les affiches placardées dans le pays, le ministre de la Culture Jack Lang autorise les radios libres. Les auditeurs y découvrent « Ashes to Ashes » par David Bowie, fredonnent « Chacun fait c’qui lui plaît » du duo Chagrin d’amour ou dansent au son d’« African Reggae » de Nina Hagen en pleurant Bob Marley tout juste disparu. Le grand public regarde toujours les shows variétés de Maritie et Gilbert Carpentier et apprend de la bouche d’Yves Mourousi qu’un cow-boy de série B a été élu président des États-Unis. L’événement planétaire reste pourtant le mariage féerique de Diana Spencer avec le prince de Galles, diffusé en mondovision.

En janvier 1981, Elisabeth Delacarte a 29 ans. Un père polytechnicien, comme son père avant lui, une mère issue de l’aristocratie remontant au Moyen Âge. Elle a été élevée avec ses trois sœurs cadettes dans un appartement du XVIIe arrondissement parisien meublé en « Louis, du XIV au XVI, ponctué de quelques incartades napoléoniennes 2 ». Pas d’études d’ingénieur au

The 1980s swarmed with energy. In this whirlwind, a generation of creators emerged, bearers of different arts associated with fine living. In order to give substance to this period in France, this work collects the words of a witness behind the scenes. Elisabeth Delacarte’s gallery, Avant-Scène, is one of the few from that time that has lasted until today. For nearly 40 years, she has defended singular artists who have become essential in their spheres. A commonality between them can be glimpsed in these pages: they all changed their lives to devote themselves to artistic furniture. This is also Elisabeth’s case. Her personal viewpoint illuminates, from the interior, the mutations in the decorative arts in the late 20th century. This story begins in 1981.

That year, the Festival de Cannes awarded the Palme d’Or to Man of Iron, Andrzej Wajda’s film inspired by the recent strikes in Poland that led to Solidarnosc. It was a symbolic act of support from the world of culture to the first free union in the communist countries. In France, the presidential election brought the socialist François Mitterrand to power, causing jubilation never before seen in young people. A third of the population was under 20, nearly twice as many as those in their sixties.1 The death penalty had been abolished and the TGV [high-speed train] was inaugurated as an icon of industrial innovation, supposed to slow down a runaway rise in unemployment not seen since the “Thirty Glorious Years” [1945–1975].

While Myriam removed the top then the bottom on posters plastered around the country, Jack Lang, the minister of culture, authorized free radio stations. Listeners discovered “Ashes to Ashes” by David Bowie, hummed “Chacun fait c’qui lui plait” by the duo Chagrin d’amour, and danced to the sound of “African Reggae” by Nina Hagen while weeping for Bob Marley, who had just died. The public still watched the variety shows of Maritie and Gilbert Carpentier, and learned directly from Yves Mourousi that an actor who starred in a series of cowboy B movies had been elected president of the United States. The main global event remained, however, the fairy-tale wedding of Diana Spencer and the Prince of Wales, broadcast throughout the world.

In January 1981, Elisabeth Delacarte was 29 years old. Her father had attended Polytechnic, as had his father before him, and her mother came from the aristocracy, dating back to the Middle Ages. She was raised with her three younger sisters in

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1. « Tableau de l’économie française », Insee, 2016. 2. Entretien de l’auteure avec Elisabeth Delacarte : 2022. 1. “Tableau de l’économie française,” Insee, 2016.
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Façade de la galerie Avant-Scène, place de l’Odéon, Paris.

Saint-Ouen, qu’elle se meuble en chinant. Un délicieux fouillis où dénicher des trésors. Son premier fils voit le jour en 1983 et elle participe à une autre naissance en décorant l’agence de pub Équateur, fondée par son mari.

Rares sont les boutiques où trouver l’inspiration. Gilles Derain chez Modernismes revendique la diversité de sa sélection de mobilier, luminaires et objets ayant en commun la perfection des formes. Il propose des rééditions des années 1920 à 1930, d’Eileen Gray ou Jacques Adnet. Autre lieu incontournable, Meubles et Fonctions de Pierre Perrigault. Il se rapproche de l’époque contemporaine avec le Scandinave Arne Jacobsen, père fondateur du design danois des années 1950, ou Pierre Paulin, célébré depuis les appartements du couple Pompidou à l’Élysée en 1971. Aucun réseau de diffusion n’existe pour les

an apartment in the 17th arrondissement in Paris, furnished in “Louis, from the XIV to the XVI, studded with a few Napoleonic indiscretions.”2 She did not study engineering, to the great distress of her family, but received a masters in economics along with a bachelor’s degree in history from the Université PanthéonSorbonne. The job she had as a student in the Jacqueline Pérès fashion house, on the rue de Castiglione, became her profession.3

“Like today at the gallery, I did everything. What I liked the most was looking for fabrics at the suppliers, preparing sample plates to recommend to the customer, following the sewing to the last millimeter by the seamstresses, making sure to never propose the same thing. I learned rigor, precision and the luxury of the unique piece.”4 Elisabeth had just married Jean-François Variot, an engineer who graduated from Arts et Métiers and then became a publicist. Their bridal registry for tableware and silverware was filed with the Jansen house in Paris.

Founded in 1880, this decoration and furniture production company had 3,700 square meters of workshops on the rue Sabin, not far from the Faubourg Saint-Antoine, which had remained the furniture district since the privileges granted by the Sun King.5 On the basis of its extraordinary collection of historic pieces, over 200 craftsmen made prestigious copies following professional standards. Its projects could have been a Who’s Who, with the Red Room in the White House under Kennedy, and interior design and decoration for the duchess of Windsor and the Shah of Iran.6 Suffice to say that a major surprise awaited Elisabeth on the upper floor of the private mansion on the rue Royal, with an exhibition of “improbable” furniture7 with strange forms in papier mâché and hand-wrought iron. “It was almost a joke given that the material and style were so different from the feats of traditional cabinetmaking and the gilding that surrounded them.”8 The creators of what resembled a moment of distraction by the management went by the name of Elizabeth Garouste and Mattia Bonetti. The newlywed Elisabeth did not notice that a small seed had just been planted in her mind by “unknown creators, outside of any movement.”9

The decorator in the spotlight at the time was Jacques Grange. Trained at the Boulle school, he created décor with hushed minimalist atmospheres, 1930s armchairs, and African sculptures in dark wood that captivated Yves Saint Laurent and Isabelle Adjani. At the opposite end of the spectrum was Jacques Gracia, an enthusiast of royal furniture, accumulating fabrics and furniture in order to “give off comfort, sensuality, pleasure,” as he would write, between the spirit of a boudoir that had a strong hint of the libertine about it and the splendor of a regent, for great names like Ornano and Mauboussin. Elisabeth remembers how “in the middle of the ad, each of them laid claim to his modernity with Le Corbusier’s chaise longue, table or sofas or Mallet-Stevens’ armchairs and chairs. They were black, at best deep gray, the most extravagant being the brown and cream of a cow’s hide, metal and smooth leather, straight, stripped-down lines, transparent glass.”10

7.

8. Ibid.

9. Ibid.

10. Ibid.

10 IntroductIon
Garouste & Bonetti, lampe Civa, bronze poli or, vers 1990, édition Avant-Scène. Garouste & Bonetti, guéridons Comtesse, bronze poli or ou patiné, vers 1990, édition Avant-Scène. 2. Interview by the author with Elisabeth Delacarte: 2022. 3. Jacqueline Pérès was the fashion designer of Réal Paris, which dressed Brigitte Bardot, Jeanne Moreau, and Jane Fonda in the 1960s and 1970s, before opening her own haute couture house. 4. Interview by the author with Elisabeth Delacarte: 2022. 5. Laurence Picot, Les Secrets du luxe. Histoire d’une industrie française, Paris, EPA/Arte Édition, 2020. 6. James Archer Abbott, Jansen Furniture New York, Acanthus Press, 2007. Interview by the author with Elisabeth Delacarte: 1997 to 2022.
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Elizabeth Garouste et Mattia Bonetti dans le salon de couture Christian Lacroix, Paris, 1986.
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Garouste & Bonetti, chaise, fer forgé laqué, mousse et tissu, 1986 ; canapé, bois, toile de lin grège agrémentée aux angles et le long de la jupe de velours noir, 1986.
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Cornu et Malcourant, chaise Cornette, aluminium, 1987.

Cornu et Malcourant, en haut à gauche, serre-livres Trône bronze finition or, 1988, édition Monnaie de Paris ; en haut à droite, lampe Rendez-vous à Bagdad, bronze patiné, 1987 ; en bas, table Taureau, acier laqué noir, verre, PVC et peau naturelle tendue, 1988.

13 IntroductIon
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MARK BRAZIER-JONES

Mark Brazier-Jones dans son atelier à la fin des années 1980.
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Punk libertin

Raffiné, impertinent, onirique, extravagant, voluptueux… Aucun de ces termes ne peut à lui seul décrire son style. Par contre, mélangez-les, puis versez le cocktail dans un shaker de bronze, chauffez-le au fer à souder, transvasez dans des coupes cristallines et saupoudrez d’épices hallucinatoires, et vous voilà abreuvé à sa fontaine créative. À se demander d’où Mark Brazier-Jones peut bien tirer ses formules ensorcelantes depuis des décennies…

Ses créations incarnent sa personnalité. Pour tenter de la décrypter, transportons-nous un soir de 2016, quand la galerie Avant-Scène célèbre ses 30 ans et autant d’années à représenter la star du mobilier d’art anglais auprès de sa clientèle huppée. Il a conçu pour l’occasion un guéridon en éclats de bronze poli, ses formes inspirées de molécules d’hydrogène. Il est arrivé en dandy British, longue veste de velours et santiags, son épouse et muse Julia au bras, déambulant avec flegme parmi les invités. Un mot aimable adressé à chacun, coupe de Ruinart au bout de ses doigts bagués. De temps à autre, il dessine sur son calepin. Il paraît tellement posé, après tout il a 60 ans. Personne ne le voit glisser un papier plié en quatre dans la poche de ses collectionneurs français. Le lendemain, ils y découvriront des dessins érotiques1. Pas sage du tout.

Il est né à Auckland, en Nouvelle-Zélande, de parents d’origine suédoise. Sa mère est botaniste, son père et son grand-père paternel sont artistes peintres, alors que son aïeul maternel, Herbert Tornquist, est un paysagiste et un photographe portraitiste de renom. Dans un pays où la nature est omniprésente, avec l’école du « faire » comme éthique de vie, l’enfant navigue entre la ville, la plage et le « bach », une maison de Robinson Crusoé construite au cœur du bush. « Le paradis des chasseurs-cueilleurs » selon ses mots 2 , où, avec son frère cadet, il fabrique ce qui lui passe par la tête au gré de leurs trouvailles.

La famille émigre en Angleterre dans les faubourgs de Londres lorsqu’il a 12 ans. Fini les ciels sans fin et les étendues sauvages. Il mettra des mois à réussir à porter des chaussures, lui qui a toujours vécu pieds nus. « Je me sentais comme un mutant venu d’une autre planète 3 » Dyslexique, il ne s’adapte pas à l’école traditionnelle. Heureusement reste l’art, où il excelle. Pas la peinture, plutôt la terre, dans laquelle il peut défouler son énergie. Il passera un bachelor en sculpture céramique au Hornsey College of Art4 puis commencera à fabriquer des décors pour l’industrie émergente de la vidéo musicale.

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Mark BrazIer-Jones Mark Brazier-Jones, photographie de Michael Harding.
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Libertine punk

Refined, impertinent, dream-like, extravagant, voluptuous… None of these terms alone can describe the style of Mark Brazier-Jones. On the other hand, mix them, then pour the cocktail into a bronze shaker, heat it with a welding iron, transfer it to crystalline flutes and sprinkle with hallucinogenic spices, and you will have drunk from his creative fountain. And now you may wonder where he could have found his spellbinding formulas over all these decades…

His creations incarnate his personality. To attempt to decipher it, let us transport ourselves back to an evening in 2016, when Avant-Scène celebrated its 30th anniversary and as many years representing the star of English artistic furniture with his glamourous clientele. For the occasion, he designed a pedestal table in polished bronze fragments, its forms inspired by molecules of hydrogen. He arrived dressed as a British dandy, with a long velvet jacket and cowboy boots, his wife and muse Julia on his arm, phlegmatically strolling among the guests. A pleasant word addressed to each of them, a coupe of Ruinart held by fingers decked with rings. From time to time, he drew in his notepad. He seemed so staid—after all, he was 60 years old. No one saw him slip pieces of paper folded in quarters into the pockets of his French collectors. The next day, they would discover erotic drawings.1 Not staid at all.

He was born in Auckland, New Zealand, to parents of Swedish origin. His mother was a botanist, his father and paternal grandfather artists, while his maternal ancestor, Herbert Tornquist, was a landscape designer and renowned photographic portraitist. In a country where nature is omnipresent, with the school of “doing” as a life ethic, the child shared his time between the city, the beach and the “bach,” a Robinson Crusoe–type house built in the heart of the outback. It was a “hunter-gatherer paradise,” in his words,2 where, with his younger brother, he made whatever came to mind with whatever he happened to find.

The family emigrated to England, to the London suburbs where he lived when he was 12 years old. It was the end of limitless skies and wild expanses. It would take him months to wear shoes as the boy had always gone barefoot. “[My brother and I felt] like mutants from another planet.”3 As he was dyslexic, he did not adapt to the traditional school. Fortunately, he still had art, in which he excelled. Not painting, like his father and grandfather, but earth, in which he could find a release for all his energy. He graduated with a bachelor’s degree in ceramic sculpture from Hornsey College of Art,4 and then began to create sets for the emerging music video industry.

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Mark BrazIer-Jones
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FRANCK EVENNOU

Franck Evennou en 1991, photographie d’Ivan Terestchenko. Page de gauche Fauteuil Trône, bronze et tissu, 1991.
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Le rythme du monde

« La Nature n’est qu’un spectacle de bonté », écrivait Rimbaud, et de beauté selon Franck Evennou. C’est ainsi qu’il la donne à voir au travers de son mobilier d’art. Forêts cathédrales, rivières alanguies, tiges feuillues tendues vers la lumière, merveilles de la faune et de la flore… Il sculpte ses meubles inspirés de cette source intarissable comme les strophes d’un long poème écrit avec des encres de bronze et de bois.

Son histoire commence par un coup de foudre. « En 1976, nous avions 18 ans. J’ai rencontré Marianne dans l’une des soirées parisiennes où la jeunesse profitait d’une liberté nouvellement acquise1 » La nuit peut-être, mais le jour ses parents veillent à ce qu’il se prépare un avenir stable. Il n’a aucune idée de la profession qu’il souhaite exercer. Quelque chose en rapport avec le dessin, la seule discipline qu’il pratique avec bonheur depuis toujours. Il se retrouve en école de commerce. Puis il entre chez Kodak, la marque américaine dont le logo jaune a envahi les rues et la publicité délirante signée Jean-Paul Goude occupe les écrans de cinéma et de télévision.

Franck emménage avec Marianne à Nogent-sur-Marne. Il gagne très bien sa vie, gère librement son planning, ce qui lui permet de travailler et de visiter plusieurs expositions chaque jour. Les arts l’appellent, il résiste encore. Sa compagne lui propose de suivre des cours privés donnés par un sculpteur, aménage un atelier au sous-sol de la maison où le jeune cadre dynamique s’exerce durant la nuit, et le soutient lorsque après plusieurs années entre deux mondes il décide d’effectuer le grand saut, abandonnant son emploi stable pour vivre l’existence d’artiste que ses parents redoutaient.

Ses premiers objets seront pour Aude Clément. Passée par les Beaux-Arts et Camondo, cette journaliste culinaire a ouvert Au Bain Marie, 600 mètres carrés dédiés aux arts de la table situés entre l’hôtel de Crillon et la boutique Hermès. De 1987 à 1992, elle y lancera des éditions d’artistes (dont Cindy Sherman, Ettore Sottsass ou Richard Meier), scénarisées dans son étonnant cabinet de curiosités2. Franck imagine pour elle la Table de Nemo, une ode à l’univers fantastique de Jules Verne.

Ses coupes aux allures de méduse, ses manches de couverts conquis par des coraux et le seau à champagne ventru en bronze, comme sortis de l’épave d’un galion, ne manquent pas d’intriguer une visiteuse qui va devenir sa complice pour les décennies à venir, Elisabeth Delacarte. Franck Evennou se présente un beau jour dans sa galerie Avant-Scène, avec un carton de projets sous le bras. La galeriste reconnaît les prémices d’un style décoratif

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Franck e vennou
Autel, bronze et pierre calcaire du xiie siècle trouvée dans la cathédrale Notre-Dame de Noyon et pesant 700 kilogrammes, 2010.
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The rhythm of the world

“Nature is nothing but a spectacle of goodness,” wrote Rimbaud; and to this goodness, Franck Evennou would add “beauty”. His artistic furniture is how he shows this beauty. Forests that form cathedrals, languid rivers, leafy stems stretching toward the light, wonders of fauna and flora… He sculpts his furniture, inspired by this inexhaustible source like stanzas of a long poem written with bronze and wood inks.

His story began with love at first sight. “In 1976, we were 18 years old. I met Marianne at one of those Paris evenings during which young people took advantage of a newly acquired freedom.”1 This freedom existed at night, perhaps, but during the day his parents saw to it that he was preparing a stable future. He had no idea what profession he wanted to enter, other than that it might be connected to drawing, the only discipline that he had always happily practiced. He found himself in a business school, and was then employed by Kodak, the American brand whose yellow logo had invaded the streets, and whose riotous advertising, created by Jean-Paul Goude, was all over the screens of cinema and television.

Franck moved with Marianne to Nogent-sur-Marne. He earned a very good living and was free to manage his time, which allowed him both to work and to visit several exhibitions every day. The arts called out to him, but he still resisted a career in the field. His companion suggested that he take private courses given by a sculptor, and create a studio in the basement of the house. Here, the dynamic young executive worked on his art during the night, and Marianne supported him when, after several years between two worlds, he decided to make the great leap of abandoning his stable job to live the artist’s existence that his parents had dreaded.

His first objects would be for Aude Clément. After attending the Beaux-Arts and Camondo schools, Clément, a culinary journalist, opened Au Bain Marie, 600 square meters devoted to tableware, located between the Crillon hotel and the Hermès boutique. There, from 1987 to 1992, she would launch the editions of various artists (including Cindy Sherman, Ettore Sottsass, and Richard Meier), with scenographies in her astonishing cabinet of curiosities.2 Franck imagined the Table de Nemo, an ode to the fantasy universe of Jules Verne, for her.

Several of his works—cups that resembled Medusa, flatware handles overrun with coral, and a bulbous bronze champagne bucket which looked like it had emerged from a shipwrecked galleon—intrigued a visitor who would become his accomplice in

55 Franck e vennou
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à l’élégance onirique dont elle fait sa spécialité. Elle l’invite à créer une gamme complète de meubles et objets et il va dessiner, gâcher puis façonner les plâtres qui serviront de forme positive à ses pièces, qui seront ensuite envoyés en atelier pour qu’on y coule du bronze.

Coup de tonnerre en 1990 dans le milieu restreint du mobilier d’art 3 : un gang de faussaires est incarcéré. Des dizaines de bronzes « de » Diego Giacometti ont été vendus depuis son décès par un duo d’aigrefins marchands d’art. Ils sont fabriqués par des fondeurs notoires peu scrupuleux… Dont celui de Franck. La mésaventure tintera étrangement à ses oreilles lorsque, désormais reconnu, il sera lui-même l’objet de contrefaçons en Italie. Mais avant cela, il trouve vite un remplaçant irréprochable et sa première exposition personnelle se tient chez Avant-Scène en 1991.

La nature investit sa demeure idéale, sellette ou chenets feuillages, table aux pieds de lianes souples, lampe écorce, fauteuil de branches entremêlées, lanterne en ruche d’abeilles. Sa personnalité est forte, le style organique identifiable par la facture sculpturale où restent visibles les traces du travail manuel

de l’artiste. Au fil des ans, les expositions se succèdent chez Avant-Scène, faisant connaître son naturalisme contemporain à une clientèle en quête d’objets émouvants. Ses œuvres au langage universel vont également toucher les autres cultures. À Hong Kong ou Shanghai, avec l’excentrique Pearl Lam4 ou à New York chez Maison Gérard sur la 53e Rue. Certaines pièces marquent sa carrière. Elles sortent de la sphère des collectionneurs et incarnent des idées plus grandes qu’elles. C’est le cas quand une architecte décoratrice travaillant pour le ministère des Affaires étrangères se rend chez Avant-Scène en 1996. Elle recherche un artiste pour réaliser une porte monumentale et des luminaires dans la mythique Résidence des Pins de l’ambassadeur de France à Beyrouth, en cours de restauration. Décoratifs, bien sûr, ils doivent représenter la culture française associée à l’histoire tissée entre les deux pays. Elisabeth pense tout de suite à Franck et organise les rendez-vous jusqu’au projet final. La porte, sur près de 5 mètres de haut et 3 de large, s’orne de volutes de feuillage qui s’enroulent autour du verre telles les enluminures d’un manuscrit ancien5

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Poufs Ikito, bronze et tissu, 2021.
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Bougeoirs Rosebud, bronze patiné, 2021.
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Miroir Étoile, bronze doré à la feuille d’or blanc, 2014. Tables Sumac, Gingko, Daisy, bronze patiné, 2021.

t our e iffel : métal et volupté

2018
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Chantier réalisé avec Hubert Le Gall. Hubert Le Gall, cabinet-sculpture mural L’Éternel Printemps, bronze patiné et poli, 2019.

Page de gauche

Hubert Le Gall, triptyque Le Printemps des oiseaux aluminium et perles, 2021 ; canapé, bois laqué, 2020 ; table 2×9 fleurs Marguerites, bronze patiné, 2004 ; tableau par Fiona Rae.

Double page suivante

Hubert Le Gall, canapé, métal doré à la feuille, mousse et tissu, 2021 ; miroir Mulux, bronze doré à la feuille d’or et miroirs, 2008 ; console, bronze et verre, 2020 ; tapis, laine et soie, 2020 ; table Le Fil d’Ariane, bronze patiné, 2020 ; banquette Alberto, bois, mousse et velours, 2020 ; paire de fauteuils Maxou, bois, mousse et tissu, 2018 ; lampadaire La Naissance d’Aphrodite, bronze, 2020 ; lampe Koukou, verre soufflé de Murano, 2016 ; console et bougeoir, métal finition or blanc et agates, 2011 ; Garouste & Bonetti, guéridon Comtesse, bronze patiné, 1990, édition Avant-Scène ; rideaux brodés de perles, soie, Lesage Intérieurs, 2020.

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Hubert Le Gall, tapis, laine et soie, broderies Atelier Montex, 2022 ; table, acier inoxydable, verre moulé sur plâtre et cristal de roche, piètement en acier inoxydable, vernis teinté vert posé en dégradé, 2022 ; Franck Evennou, chaise No 6, aluminium, mousse et tissu, 2006.

Page de droite

Hubert Le Gall, tapis, laine et soie, 2020 ; table Le Fil d’Ariane bronze patiné, 2020 ; banquette Alberto, bois, mousse et velours, 2020 ; lampadaire La Naissance d’Aphrodite, bronze, 2020 ; console et bougeoir, métal finition or blanc et agates, 2011.

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