11 minute read

Métiers anciens d’Anniviers

Next Article
enviedebouger.com

enviedebouger.com

patrimoine

La disparition des anciens métiers

Advertisement

Rebouteux et rebouteuses en Anniviers: un métier en pleine métamorphose

Dans les campagnes d’ici et d’ailleurs, les rebouteux sont des personnages déconcertants et respectés. Un peu magiciens, un peu médecins, et pourtant ni l’un ni l’autre… Pendant des siècles, le reboutement se transmettait de père en fille, de mère en fils. On ne pouvait l’apprendre ni dans les livres, ni sur les bancs d’école.

Ce savoir se nichait dans le geste : il n’était pas consigné dans des écrits ou livré au public. Pour devenir rebouteux, il fallait avoir le don, c’est-à-dire être doué par naissance de cette sensibilité si particulière qui permet de percevoir l’énergie d’une autre personne, ses blocages : une perception mais surtout un toucher, un doigté, une capacité à être un pont entre le malade et sa guérison. Georges Delaloye, thérapeute en soins énergétiques, faiseur de secret et magnétiseur, parle ainsi de ce mystérieux savoir-faire : « Je ne suis que le fil conducteur dans lequel passe le courant, l’intermédiaire. Je désire ardemment guérir de tout mon cœur, mais je ne puis jamais promettre. Je ne suis ni la puissance ni l’aboutissement. Et je ne détiens aucun pouvoir sur la vie, la guérison ou la mort. »1

Dans le val d’Anniviers aussi, des rebouteux soulagent depuis des générations

les maux des habitants. Mais lentement, le reboutement s’est transformé : d’un savoir sans mot, il est devenu une pratique enseignable et transmissible en dehors de la lignée familiale. Des thérapeutes de divers horizons ont commencé à se former au reboutement et à l’intégrer à leur pratique. Les gestes ancestraux se sont alliés à d’autres méthodes pour les compléter et sont ainsi devenus des outils en plus dans la trousse des ostéopathes et des guérisseurs. En Anniviers, Nadia Florey-Pellat témoigne de cette métamorphose. Dans la famille côté paternel, son grand-oncle Maurice Abbé de Mayoux, rebouteux connu et apprécié de tous les Anniviards était une référence ! Nadia a soulagé les corps et les âmes de la vallée durant de nombreuses années, et avec génie, mais elle ne pratique plus aujourd’hui. Voici son récit.

« J’ai été formée d’une manière rigoureuse, dès 2008, pendant quatre ans, en tant que masseuse-rebouteuse par Georges Bergoz, un jeune ostéopathe

rebouteux de 35 ans. Il avait recensé dans plusieurs pays les tournemains d’anciens rebouteux, rhabilleurs, renoueurs. Ce sont les paysans qui ont élaboré ces gestes, cette sensibilité, car ils voulaient sauver et soigner dans l’urgence leurs animaux, c’està-dire leur trésor et leur gagne-pain. Dans chaque famille, il y en avait toujours un qui « avait des mains ». Georges Bergoz est donc allé chez des paysans qui n’avaient pas transmis leur savoir, ou seulement oralement, parce qu’ils étaient illettrés ou parce qu’ils avaient peur de noter, car ils n’étaient pas sûrs de leurs mots, de leur vocabulaire, de leur syntaxe. Ils n’avaient pas de formation officielle et avaient peur de l’ordre médical, car beaucoup de rebouteux se sont fait brûler comme sorciers pendant le Moyen Âge. Donc tout se transmettait oralement pour qu’il n’y ait pas de trace. Georges Bergoz a mis par écrit ce savoir oral pour ne pas qu’il se perde et il a créé quatre manuels de formation et une école en France. Il a rassemblé d’incroyables techniques venues de France, de Suisse, … Avec lui, j’ai appris une centaine de tournemains. Chaque rebouteux développe son propre tournemain : le renoueur libère les vertèbres en dégrippant ou en réduisant, le rhabilleur réduit les fractures et les luxations, un autre sera videur de vésicules car la technique viscérale sera sienne. Certains noms de techniques rudimentaires m’ont beaucoup fait rire au début de la formation, comme par exemple délarder avec une pièce de 20 cts, la balade de Gargamel, ou la garbure, du nom d’une ancienne soupe qui se faisait avec plein de légumes : les gens se mettaient autour du chaudron pour tourner la soupe. Dans cette technique, on reste sur un point et on tourne, on dénoue, on crochète, on ponce, on déparasite surtout pour les entorses ou les foulures. Un autre tournemain s’appelle le dépiquage, le délaçage : on appuie sur un point longtemps, on tourne aussi, on agrippe la peau avec les deux mains et on tire vers le haut «d’un coup sec et sûr» afin que les fibres se défassent et que le sang circule. J’ai aussi appris la technique du sang noir, technique maîtresse commune à toutes les traditions de reboutement musculaire. C’est une combinaison de pression glissée et de crochetage, sorte de massage en bandes, qui donne des résultats surprenants pour expulser «le mal de la loge», le déloger de la gaine tendineuse. Dans l’esprit du rebouteux, il faut «expulser le mal au plus vite.» Il n’y a pas de magie, il faut se débrouiller et dékyster les points de tension ; c’est un peu comme faire sauter des punaises sur une nappe en papier. Il y a aussi les cabestans, qui est une technique d’étirement précis des muscles dans la direction opposée, du nom des techniques de levier que connaissaient les marins bretons et normands. Les vieux rebouteux parlaient de «pomper le muscle», «jouer de la harpe», ou de «l’envol des ailes de palombe». Contrairement à ce que l’on

imagine, le rebouteux n’est que rarement un adepte du cracking. Ces manipulations sont efficaces mais rudimentaires en comparaison de la finesse actuelle de l’ostéopathie structurelle. L’écoute du patient prend une part très importante dans le soin, ce qui permet, au-delà de la «manipulation», de donner des conseils d’hygiène de vie efficaces.

Georges nous a enseigné les touchers

d’équilibre, le toucher de densité : la personne est debout, et si elle part vers l’avant ou vers l’arrière, à la manière d’un fil de plomb, on va repérer la dysharmonie. On décèle tout ce qui perturbe les tensions musculaires. On peut aussi toucher la peau pour savoir si elle est chaude, s’il y a une inflammation, ou sentir si c’est froid, sec, humide, moite, frissonnant. Le rebouteux ne travaille pas avec la tête, c’est «Agatha Christie ou Sherlock Holmes en pleine enquête» (rires) ... Il écoute la description des douleurs, des chocs, des traumas, des habitudes, il ressent, il remet, et il laisse le Maître de la nature opérer. Les mains savent où aller, ça s’appelle le toucher d’attirance. Je n’ai pas besoin de me poser de question, je laisse aller ma main et elle cherche, puis s’arrête juste là où il faut. Au début, c’était incroyable ! J’étais subjuguée par l’intelligence du corps. Par la suite, avec l’expérience dans mes mains (surtout dans le majeur de la main gauche qui reçoit une petite décharge électrique), je savais où se trouvait le blocage à lever.

Pendant la formation, Georges nous a enseigné comment «écouter» avec tous nos sens : les organes, les muscles et les

os. On a appris à déceler le blocage d’une boite crânienne, ou à écouter manuellement «inspirer un foie». Chaque organe a une respiration, une inspiration et une expiration, qu’on peut sentir avec les mains, car l’organe se déplace de gauche à droite, ou tourne, ou se balance de haut en bas. S’il ne respire pas, ce n’est pas bon signe. Alors on introduit un dialogue non-verbal avec l’organe. On discute directement avec ce dernier, on lui dit par exemple : «Que s’est-il passé ici ? Je t’écoute.» On demande au corps où il a mal. Tout se passe avec l’intention. Pas de prise de pouvoir. Le corps est information et le rebouteux accompagne vers le mieux-être ou vers la relance des capacités d’homéostasie. On a aussi étudié l’anatomie, la musculature et les articulations : presque 1200 heures de théorie et de pratique. On a appris à vider des organes, à vider la bile, à détoxiquer le foie, la rate ou le pancréas, manuellement, par des pressions adéquates et techniques. J’adorais le travail sur la musculature et le viscéral. Ce qui m’intéressait, c’était d’aller à la source : quand quelqu’un venait avec une douleur, ce n’était jamais là où il me montrait. Je pouvais trouver la cause du mal grâce au toucher d’attirance, au toucher d’équilibre, au chaud/froid et surtout grâce à l’écoute du ressenti de la personne: tout ce qu’elle me disait était important. Par exemple, je touchais la zone musculaire lombaire et elle me disait : «ça me pique au bout de l’orteil gauche», alors j’allais tout de suite regarder ce qui se passait au bout de l’orteil gauche en fermant les yeux. Et comme dans un jeu de piste, je suivais le ressenti de la personne et nous partagions et débusquions ensemble... Tout est subtil, tout est information. Par contre, un rebouteux connait ses limites et il dirigera volontiers la personne vers un médecin spécialisé ou vers un autre thérapeute plus approprié.»

Le parcours de Nadia est un exemple de cette métamorphose du savoir-faire des

rebouteux : elle a été formée en dehors de la lignée familiale, avec le support d’écrits, et elle a mélangé le reboutement à d’autres pratiques, comme le massage biodynamique en référence au péristaltisme intestinal, pour avoir en main le plus possible de clés vers la guérison.

Si le reboutement est sorti de la tradition exclusivement orale et de la transmission unilatérale dans le cercle des proches, ce n’est pas le cas des faiseurs de secrets.

Les coupeurs de feu, les panseurs de plaies ou les coupeurs d’hémorragie continuent à recevoir le secret en héritage. Il y a 25 ans, Nadia a reçu le secret du coupeur de sang et du leveur d’hémorragie par un rebouteux de Savièse. Il lui avait demandé si elle avait le temps d’offrir le secret aux gens sans contrepartie financière et si elle était intéressée. Aujourd’hui, Nadia peut transmettre à son tour le secret à un membre de sa famille proche à condition qu’il soit plus jeune qu’elle. Elle a donné à sa fille aînée, Mathilde, les secrets, mais pas les tournemains. Le secret est une prière qui s’apprend par cœur une seule fois, et qu’on ne regarde plus jamais après. Pour soigner, on la récite en boucle (du moins au début), à distance et en visualisant la personne malade. Si on ne connait pas celle-ci, son prénom et sa date de naissance suffisent. Parfois, l’hôpital de Sion téléphone à Nadia. Ils ont une liste des faiseurs de secrets. Un soir à 22h, elle a reçu un coup de téléphone d’un autre hôpital : ils étaient en salle d’opération et avaient besoin d’aide pour une hémorragie sur la table de travail. Ils ont rappelé plus tard pour dire que le sang ne coulait plus. Nadia précise: «Quand le sang coule et ne s’arrête pas, c’est qu’il doit vraiment sortir. Le secret, pour moi, est entouré de magie, et doit le rester dans mon esprit. Tout rationnaliser serait le dénaturer. Après 25 ans, la prière n’est même plus nécessaire, c’est juste pour me rassurer. Mais au début, je priais toute la journée et toute la soirée, et à la fin j’étais lessivée. Pendant trois mois, je me suis occupée jour et nuit d’un jeune qui avait été gravement brûlé en touchant une ligne de train, j’étais obnubilée et je ne dormais presque plus.»

Dans le val d’Anniviers, le reboutement sous sa forme traditionnelle est en train

de se perdre. Lorsqu’un rebouteux disparait (comme Maurice Abbé ou Jean-Pierre Salamin, que les Anniviards descendaient voir à Muraz), son savoir sombre dans l’oubli s’il ne le transmet pas à ses enfants. Auparavant, la pratique de reboutement était solide et vivace car elle était ancrée dans la tradition. Les changements de société de la fin du XXème siècle ont nui à la transmission de ce savoir oral qui menace par endroit de s’éteindre. Mais il y a encore en Suisse des nids gardés vraiment vivants, des réseaux de bouche à oreille sans publicité, surtout à Fribourg et dans le Jura. En France, la tradition de reboutement ne s’éteint pas. Il s’agit d’une phase de transition qui, plutôt que de sonner le glas du métier de rebouteux, est en train de le transformer. La levée du secret et le passage à un savoir écrit et transmis largement dans des formations ouvertes à tous permet de sauver cette pratique.

Mais en Anniviers, il y a de la relève : un reboutement qui prend de nouvelles formes et intègre tradition et modernité.

Laurie Ganioz en est un exemple parfait : «Ma grand-mère était herboriste: elle faisait des huiles de massage, des «potions» et des crèmes. Mon grand-père Alain est rebouteux depuis plus de trente ans à Grimentz, mais il m’a redonné ses clients car c’est devenu trop fatiguant. Il m’a tout appris, le travail sur les muscles et les nerfs, comment remettre une sciatique, etc... C’est le plus bel héritage qu’il puisse me donner. La reboutologie se transmet de génération en génération. Ce sont des massages très anciens, qui datent du Moyen Âge. Pendant longtemps, c’était la guerre entre les rebouteux et la médecine traditionnelle. Mais les deux se complètent. La reboutologie n’est pas en train de disparaitre, mais c’est vrai qu’elle s’est un peu perdue, aussi à cause de la concurrence avec les médecines « bien-être » qui sont nombreuses en Anniviers. Avant, il suffisait de recevoir le don de son père ou de son grand-père, mais de nos jours, il est préférable d’avoir une formation. J’ai fait une formation de massage bien-être et je vais continuer avec une formation de reboutologie dans une école à Sion.»

Pauline Archambault illustrations: Gaston Archambault

Notes 1 extrait du site gedelaloye.ch de Georges Delaloye

This article is from: