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Etonnant, ce Virgilio

Etonnant

ce Virgilio !

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Lorsque j’ai reçu « Une hirondelle sur l’épaule » comme cadeau de Noël de la part d’un ami, j’ai pensé, encore un gentil bouquin basé sur une histoire familiale, comme c’est Jeanluc qui l’a écrit, je vais le lire… Quelle ne fut pas ma surprise après seulement quelques pages, de découvrir une très belle écriture pleine de force, imagée, visuelle. Bartolomeo est devenu de plus en plus réel et ne m’a plus quittée! J’ai rencontré son âme, qui est, qui sait … peut-être celle de l’auteur !

Extrait : « Le petit sursauta. Un animal peut-être, là tout près ? Ce n’était pourtant que Felice ! C’était rassurant, il avait eu si peur ! Le grand frère apparut à travers les buissons et s’allongea à côté de son cadet. Les foins étaient bien avancés. Comme c’était merveilleux de se coucher sur les andains et de s’amuser à faire éclater un silène d’un coup sec sur le dos de la main ! Souffler sur des pissenlits bien mûrs pour qu’une gerbe d’akènes s’échappe restait simple mais magique ! Se distraire des heures durant à jouer de toutes petites choses : d’une fleur qui claque et d’une autre dont on lèche les pétales sucrés... Au fait, on disait bien des choses qu’il était bien difficile de comprendre... – Pourquoi on disait de ces plantes qu’elles étaient sauvages, alors qu’elles leur étaient si familières ? – Tu pues Felice ! Tu as pété ou quoi ? demanda soudainement Bartolomeo à son aîné. – C’est léger, ça vole, regarde, Bartolomeo comme ça vole ! L’aîné ne voulait pas interrompre cette

Bartolomeo le héros du livre et un compatriote italien bûcherons dans la forêt du Val de Travers

chorégraphie délicieuse, il voulait faire durer encore... Et ça continuait de voler de-ci de-là en d’interminables ballets... – Je te le dis Felice, ça sent la merde ! – Pourquoi tu parles si mal, Bartolomeo ? Regarde comme c’est gracieux ! – Tu te fous de moi ! Tu as marché dans une merde de vache ! – Regarde ! C’est comme le carrousel de Villa, celui des chaises qui volent ! Il voulait poursuivre et se laisser emporter par la danse subtile. Il contrôla sa semelle et constata en effet que le talon de son soulier était salement maculé. – Alors t’as vu toi-même ? Je te l’avais bien dit ! Ça pue ! Je suis tout de même rassuré que ce ne soit que tes chaussures qui sentent mauvais ! »

Le grand-père de l’auteur, a « bossé » à la Dubied à Couvet (Neuchâtel). C’est comme si on parle d’Alusuisse aux Anniviards, mais deux fois et demie plus grand, 3000 ouvriers à l’époque. Ils avaient tellement honte d’être en bleu de travail. Son grand-père lui disait souvent: « Si tu ne veux pas être en bleu, puant l’huile comme moi, alors travaille plus à l’école ! » Son père le lui répétait aussi… il était droguiste en blouse blanche… Dans son esprit, son fils fréquenterait l’université ! Ses ancêtres venaient de la vallée d’Antrona. On y accède depuis Saas Almagell par le Passo di Saas, pour atteindre Domodossola. Jeanluc se sent très proche d’eux et ce n’est pas pour rien qu’il est venu habiter ici : il y a la montagne, la forêt. Il a déménagé douze fois dans sa vie et n’a jamais habité à plus d’un kilomètre de la forêt, consciemment ou non… Il s’est rendu trois fois là-bas, mais n’y est jamais allé à pied. Il a participé en automne à la Fête des châtaignes, qui est à la fois une sorte de Carnaval, de Noël et de Nouvel An…

Ce n’est pas très loin d’ici, 30 km environ à vol d’oiseau. Une hirondelle sur l’épaule, c’est l’histoire de Bartolomeo et ses compatriotes qui partent du Piémont et s’en vont bûcheronner dans le Val-de-Travers pour subvenir à leurs besoins et ceux de leurs familles, car leur terre natale, le Piémont, ne leur permettait pas de vivre décemment.

Une hirondelle sur l’épaule, pourquoi ce titre ? Il y a deux explications : c’est l’histoire de ces gens qui comme les hirondelles viennent au printemps et repartent à l’automne... Sur l’épaule en référence au baluchon qu’ils portaient, trois cents kilomètres de chemin, ce n’était pas rien ! Avec ce bout de tissu juché sur un morceau de bois, ils se faisaient remarquer. Plus tard, en adoptant la musette, ils passèrent plus inaperçus et furent moins stigmatisés. A Fleurier il y avait une maison qu’on appelait « les Hirondelles ». C’est là que logeaient une partie des maçons saisonniers.

La notion d’identité est au cœur de ce roman qui pose la question de la communauté, de l’appartenance à la communauté. On vit actuellement un durcissement identitaire, un repli sur soi. En ce sens, il est très moderne ? Ma famille a été naturalisée en 1920. Mon père est né en 1923, il est né suisse, mon grand-père n’a jamais parlé un seul mot d’italien. Mon père et mon grand-père n’ont jamais mangé de polenta à la maison, cela rappelait trop de souvenirs… Les bûcherons italiens vivaient en forêt, mangeaient à midi la « polente » froide et sèche, emballée dans un papier de boucherie, c’était leur « pique-nique ». Mon arrièregrand-père avait une très forte envie de s’intégrer au Val-de-Travers, ça restait difficile comme c’est le cas aussi dans pas mal de vallées valaisannes : «Il est brave mais c’est pas un d’ici ! » Je ressens très fort ce que peuvent vivre les migrants… ne l’est-on pas tous un peu? On a traversé les montagnes d’une vallée à l’autre et tout d’un coup, on est de l’autre côté… et on y reste… Mon père, quand il a ouvert une droguerie à Fleurier, était de Couvet situé à 6 km… les premières semaines après l’ouverture, c’était dur… il n’était pas du village… On trouve dans ce livre une certaine critique sur l’attitude des différentes confessions catholique et protestante ? Oui c’était vrai là-bas, mais ça l’était aussi ici, je pense… Avec deux grands-pères catholiques, j’ai été baptisé protestant… Quand Bartolomeo (catholique) va trouver le forgeron pour lui demander la main de sa fille Suzanne (protestante), on se met d’accord, elle prendra son nom, mais lui devra se marier protestant comme elle… et les en- Lettre écrite par le grand-père de Jean-Luc, orphelin et placé en internat fants seront protestants. Mon grand-père maternel a vécu la du pays jusqu’à ce que les épiceries de la même particularité… région s’adaptent aux habitudes des Piémontais et des Bergamasques. Quelle est la part de fiction et la part de la A l’époque, il fallait deux jours pour saga familiale ? qu’une lettre d’Italie parvienne à son desJ’ai romancé l’histoire de cette migration tinataire suisse. Le facteur trottait d’une en me basant sur les documents conservés forêt à l’autre pour trouver les bûcherons. par ma grand-mère pendant 80 ans. Je ne Maintenant c’est plutôt deux semaines… veux rien dévoiler de ce qui est véridique J’ai changé tous les noms car il y a encore ou de l’ordre de la fiction. Je ne voulais pas des vivants dans les familles alliées. Une simplement raconter leur voyage, leur vie seule personne a gardé son nom original, et leurs travaux, mais raconter une histoire c’est Henri Biolley, artisan essentiel dans qui devrait intéresser le lecteur. le travail de la forêt en Suisse… ingénieur 80% de la correspondance retrouvée est forestier… à Couvet… en italien, j’ai les lettres que mon arrière- « L’amante » de mon arrière-grand-père, la grand-père a reçues, je n’ai pas celles qu’il a forêt du Burcle figure au patrimoine suisse envoyées. Et j’ai des lettres en français qui de la forêt. Elle est jardinée… elle est visisont venues d’ailleurs. J’ai eu une bonne tée très fréquemment comme forêt exempartie de la comptabilité de mon arrière- plaire de cette méthode. J’en suis très fier ! grand-père… datant de 1890-1920… Le Musée du Val-de-Travers m’a d’ailleurs Dans le livre, il y a du texte en italique, demandé ces différents papiers parce que je n’ai pas très bien compris pourquoi. Je cela constitue des documents historiques me suis demandé si c’était des citations intéressants. Il y a aussi les factures du vin, reprises dans les documents retrouvés. du meunier, des fiches de travail… Tout ce qui est écrit en italique, c’est Certaines saisons, jusqu’à 30, 40 per- une convention, c’est du discours indisonnes venues d’Italie, travaillaient avec rect. C’est ce qui se passe dans la tête de mon arrière-grand-père. Il faisait venir le celui qui pense, souvent c’est du non-dit. maïs, le vin, le fromage et les châtaignes Comme j’ai beaucoup marché sur les che-

Certaines saisons, jusqu’à 30, 40 personnes venaient d’Italie. Ils faisaient venir le maïs, le vin, le fromage et les châtaignes du pays jusqu’à ce que les épiceries de la région s’adaptent aux habitudes des Piémontais

mins de Compostelle, j’ai eu le temps de cogiter. Je pouvais facilement imaginer et me mettre dans les pensées de ces forçats de la marche… Je n’ai pas connu mon arrière-grand-père, on m’en a tant parlé quand j’étais enfant, les documents de tous genres sont si nombreux que j’espère avoir reconstitué assez fidèlement cette vie très dure… ça n’était sûrement pas, comme on le dit souvent, le bon vieux temps… On pense plus qu’on ne parle quand c’est difficile… Fermez les yeux et imaginez, lorsque les italiques se présentent. Je suis un visuel, faites l’exercice, il paraît que cela marche, bien des lecteurs me l’ont dit.

D’où a surgi l’envie d’écrire un roman ? Il y a quelques années que j’écris. J’ai commencé par rédiger des textes que je n’ai pas finis... J’ai réalisé trois adaptations théâtrales de romans de Ramuz, dont la Séparations des races, qui a été jouée à Chandolin en 2016. J’ai également créé un grand spectacle théâtral à partir du roman « 1352 » de P. Favre, qui sera joué dans le cadre des fêtes médiévales de Saillon, en 2023. Ce gros et vieux carton mal ficelé m’a intrigué, je l’ai ouvert et j’ai découvert des trésors qui valaient la peine d’être mis au jour et je l’ai fait, j’espère, pour le plaisir du lecteur. Le travail n’a pas été facile, j’ai commencé les premières phrases, il y a plus de 10 ans… pour terminer le printemps passé… Grâce aux traductions d’une partie des lettres par Dominique Squaratti de StLuc, j’ai pu mieux avancer et composer. La retraite m’a permis de prendre plus de temps pour réaliser ce roman.

Est- ce que cela a été facile de trouver un éditeur ? J’avais bien fait lire mon livre à des amis, mais c’est terrible les copains… ils sont toujours trop gen-tils : « Ecoute, j’ai commencé ce livre, je n’ai pas pu m’arrêter, on ne s’ennuie pas, c’est très bien écrit … et bli et bla… » Cela rassure, mais ça m’a tout de même encouragé. Je l’ai envoyé à trois éditeurs. J’ai reçu une réponse positive de Jean-Claude Piguet, éditeur des Editions bien connues Mon village . Quand il m’a communiqué la réponse provisoire du comité de lecture, j’ai eu un choc, mais je devais patienter. Dix jours plus tard… la réponse définitive est arrivée, j’ai dû m’asseoir vraiment, le texte était reçu à l’unanimité… En Anniviers, peu de gens savent que j’ai écrit. Par ailleurs Une hirondelle sur l’épaule paraît en feuilletons hebdomadaires dans le Courrier du Val de Travers. J’ai vendu pas mal d’exemplaires là-bas… Avec la COVID, les lectures et présentations en librairies ont été suspendues. Maintenant, on attendra le mois d’avril... En écrivant ce livre, qu’as-tu découvert ? Cela m’a aussi appris à bien comprendre comment on peut vivre une situation difficile et supporter. Je me lance des défis tout le temps. Ce livre, c’est un défi. Je vois que je suis capable d’écrire quelque chose qui tient la route et qui semble avoir du succès. 1500 km c’est long sûrement, 10 ans c’est totalement autre chose… J’ai écrit parfois deux heures quotidiennement et puis plus rien pendant deux mois, une année… J’avais envie, parce que j’y crois vraiment, de rendre hommage à tous ces gens qui ont des métiers, physiques ou non, mais qui s’y investissent corps et âme. Mon arrièregrand-père faisait partie de ceux-là…

Il y a beaucoup de force dans ton écriture et c’est ta personnalité que je retrouve. C’est sûr, ton écriture est très visuelle, on a l’impression d’y être, on les voit. C’est cela qui m’a vraiment transportée ! Je suis content que tu dises cela parce que c’est exactement ce que j’apprécie chez Ramuz. Alors si ce que tu dis est vrai, si j’ai réussi à faire ça, j’en suis touché. Merci !

Témoignage d’une lectrice : « Suivre Bartolomeo dans ses marches forcées de nuit, c’est souffrir et espérer avec lui jusqu’au bout du chemin de cette vie entre deux, entre son Val Antrona et le Val de Travers, à une époque où les vallées alpines italiennes, comme celles valaisannes, étaient très pauvres. Ce livre lui rend hommage et, avec lui, à tous ceux qui ont dû partir, tout d’abord pour survivre. Il me plaît d’imaginer que l’hirondelle ne quitte plus l’épaule de Jeanluc Virgilio, parce qu’il en est fier. C’est son héritage, ce qui fait de lui aussi ce qu’il est aujourd’hui et au fond, c’est l’héritage de nous tous. » Adriana

propos recueillis par Christine Torche Documents conservés par la grand-mère de Jeanluc, sources d’inspiration pour ce livre

Une hirondelle sur l’épaule se trouve dans la plupart des librairies, mais peut être commandé auprès de l’auteur : jeanluc.virgilio@gmail.com ou au 076 372 12 48 au prix de frs 28.- port compris.