Chronique //
#08 Ce petit quelque chose
Ma petite Marilyn Par Emmanuel Abela // Photo DR
//// Tout est contenu dans une photo : Marilyn Monroe regarde attentivement une sculpture en bronze de Degas, la Petite danseuse de 14 ans, exposée à Los Angeles en 1956. La jeune femme semble bouleversée par le secret qu’elle est en train de découvrir, celui du lien intime qui unit l’œuvre d’art à celui qui contemple. Quelques mois plus tard, à New York au cours de l’été 1957, Marcel Duchamp formule implicitement ce lien : « Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe, par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière. » Marilyn a emprunté bien des chemins, sans malheureusement entrevoir la moindre clairière, mais ce que la publication de Fragments révèle aujourd’hui, c’est qu’elle l’a fait avec une grande lucidité, loin des clichés, loin des fantasmes qu’on lui associe, se posant des questions essentielles, comme lors d’une séance photo avec André de Dienes à Long Island, en 1949. La scène est relatée par Antonio Tabucchi en introduction à l’ouvrage : Marilyn parle « réincarnation » et se rêve en papillon, mais quand le photographe lui parle « évaporation », « pluie » et « fertilité », la jeune femme court vers lui en « nuage », affirmant déjà sa volonté de se dés-incarner. * Seuls quelques fragments de nous Toucheront un jour des fragments d’autrui – La vérité de quelqu’un n’est En réalité que ça – la vérité de quelqu’un. On peut seulement le partager le fragment acceptable pour le savoir de l’autre ainsi on est presque toujours seuls. * Après son suicide, les affaires personnelles de Marilyn ont été léguées à Lee Strasberg, acteur et professeur d’art dramatique, avec qui elle entretenait une relation artistique soutenue, comme
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en témoignent certaines lettres qui lui étaient adressées. Des années après, Anna Strasberg, son épouse, tombe sur des boîtes remplies de documents écrits par Marilyn, des carnets notamment, dont sont extraits les notes et ébauches de poèmes qui figurent dans l’ouvrage. * L’enfance de chacun se rejoue tout le temps. Pas étonnant que personne ne connaisse l’autre ni ne puisse le comprendre Entièrement. Je ne sais pas si j’en arrive avec cette conclusion à tout laisser Tomber – ou si pour la première fois est peut-être je suis connectée avec la réalité – * Ce bel ouvrage confirme une intuition initiale : Marilyn est une femme cultivée, intelligente, fragile mais rayonnante. Si on ne juge pas les personnes à la qualité de leur bibliothèque, celle de Marilyn nous révèle que derrière son extrême candeur se cache une femme curieuse de ce qui l’environne : la présence des classiques de la littérature mondiale côtoie les œuvres de Walt Whitman, James Joyce, Samuel Beckett ou Jack Kerouac… * « Photographie mon âme », demande-t-elle à André de Dienes sur la plage de Long Island. Une tâche que le photographe juge alors techniquement impossible. Peut-être cette publication offre-t-elle, 42 ans après sa disparition, cette photographie au plus profond de l’âme que Marilyn Monroe appelait de ses vœux, comme un témoignage de ce qu’elle était véritablement. Fragments. Poèmes, écrits intimes, lettres, édité par Stanley Buchthal et Bernard Comment, Seuil