12 Zut ! Chronique
Par Sylvia Dubost Illustration Lætitia Gorsy
au bon parfum
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RETOUR À CHYPRE
La mode est un éternel retour. Sur son blog Grain de musc, Denyse Beaulieu relevait, il y a déjà quelques temps, que le parfum avait renoué avec le chypre. Avec trois beaux lancements ces dernières années, il s’était à nouveau fait une place aussi bien dans la parfumerie mainstream (Bottega Veneta), que dans celle de niche (Azemour de Parfums d’empire) et « l’in between » (Mon parfum chéri d’Annick Goutal par Camille). Non qu’il avait réellement disparu, mais mal aimé et incompris, il a longtemps été étiquetté comme « ringard ». Clairement connotés 50s, les jus chyprés ne sont pas de ceux qu’on porte sans y penser… En 1917, la maison Coty connaît un succès retentissant avec Le Chypre, auquel on attribue souvent la paternité de cet accord de notes qui n’a, depuis, cessé d’être décliné. À la vérité, Le Chypre s’inscrit dans une déjà longue tradition. Les origines sont incertaines, mais il semblerait que, dès le XVIIe siècle, on fabrique sur l’île de Chypre des gants parfumés à la mousse de chêne, note de voûte des accords chyprés, qui lui associent à l’époque musc, civette et ambre. Au milieu du XVIIIe siècle, Roger & Gallet, Lubin et Guerlain préfèrent leur mousse accompagnée de bergamote,
patchouli et labdanum, accord qu’on retrouvera chez Coty et qui fera florès. Aujourd’hui disparu, Le Chypre a eu une engeance nombreuse, et la descendance a parfois perdu toute ressemblance avec son ancêtre. On y classe tout ce qui contient de la mousse de chêne, voire du patchouli, en notes de fond ; dès lors, on a bien du mal à trouver le point commun entre Cristalle (Chanel, 1974) et For her (Narciso Rodriguez, 2004), Mitsouko (Guerlain, 1919) et Miss Dior chérie (Dior, 2005)… Riche et rugueux, un vrai chypre ne lésine pas sur la mousse : il se reconnaît à ce fond amer et humide, à ses notes de sous-bois. Le chypre est un esprit, encore plus qu’un accord. C’est un parfum puissant, habillé et fatal, un parfum de femme de tête, qu’elle ait des allures de garçonne ou un brushing de working girl. Le chypre, c’est la féminité démonstrative, mais au contraire des orientaux, elle n’est ni sensuelle ni chaleureuse. Elle est froide et distante. La femme « chyprée » incarne le luxe et le pouvoir. Elle est toujours « grand soir », même en journée, n’est jamais aimable, même en privé. On la regarde sans lui parler ; elle n’est pas seulement loin, elle est au-dessus. C’est Marlène Dietrich en tailleur pantalon, Alexis
Carrington en épaulettes. Elle se drape dans ces chypres mythiques qui jalonnent l’histoire de la parfumerie : Mitsouko, Femme (Rochas, 1944), Miss Dior (Dior, 1947), Cabochard (Grès, 1959), Aromatics Elixir (Clinique, 1971), Parure (Guerlain, 1975), Diva (Ungaro, 1983), Knowing (Estée Lauder, 1988)… Des jus très amples et habillés, précieux à sentir, difficiles à porter. Ils sont comme ces peintures que l’on considère sans mal comme des chefs d’œuvre sans pour autant avoir envie de les accrocher dans son salon… Mais il est rassurant que, malgré l’image de la femme qu’il véhicule, pas toujours en accord avec celle qui domine dans la société, le chypre soit certes passé de mode mais n’ait jamais vraiment disparu. En 2006, par exemple, naissaient Soir de lune (Sisley) et Perles (Lalique). Aussi, trois lancements ne suffisent peut-être pas à marquer un retour, mais ils sont en tout cas un beau pied de nez à l’air du temps, qui préfère une femme plus accessible et discrète et se rassure d’odeurs régressives. Ils sont surtout la preuve que l’über-luxe qu’incarne le chypre est le meilleur argument de vente…