POINT DE PAROLE ET PAYSAGEDANS LE HAÏKU

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Paru dans Revue des sciences humaines, 282 (2/2006), p. 29-40.

POINT DE PAROLE ET PAYSAGE DANS LE HAÏKU par Augustin BERQUE

École des hautes études en sciences sociales / CNRS berque@ehess.fr

1. Premier paysage Hatsu-geshiki Fuji wo ookiku haha no sato Ce haïku de Fusae peut se traduire, au plus près du texte, par : Premier paysage (le) Fuji en grand village de (ma) mère Il est classé, dans le saisonnier (saijiki) de Yamamoto1, à la rubrique « premiers paysages » (hatsu-geshiki) du volume « Jour de l’an », c’est-à-dire le cinquième du recueil après les volumes « Printemps », « Été », « Automne », « Hiver ». Il m’a toujours frappé comme exemplaire du milieu japonais. D’abord parce qu’on y voit trôner « en grand » le mont Fuji ; mais pour d’autres raisons aussi2, dont je ne relèverai ici que l’aspect linguistique. Il n’y a là ni verbe, ni sujet grammatical, ni indication explicite de la personne émettant l’énoncé. Comment s’agencent donc les quatre noms « paysage » (-geshiki), « Fuji », « village » (sato), « mère » (haha) ? Loin de juxtaposer platement leurs substances, ils s’ordonnent dynamiquement à un foyer potentiel, celui d’une existence qui profère le poème, sans explicitement y figurer. Au deuxième vers, la particule wo indique que le Fuji est l’objet d’une action : celle d’un regard, très évidemment, bien qu’il n’y ait pas de verbe qui l’indique ; mais wo met en branle une puissance de mouvement – un moment structurel – où un tel verbe se présage. Comme si, en latin, Fuji était à l’accusatif, c’est-à-dire complément d’un verbe transitif. Mais quel est donc le sujet de ce verbe implicite ? Là non plus, aucun mot qui le dise ; mais, sauf cas particulier, haha employé seul dans un énoncé ordinaire signifie nécessairement qu’il s’agit de la mère du locuteur ; c’est pourquoi je l’ai traduit par « (ma) mère ». Le locuteur implicite qui profère le poème et dont le point de vue anime la scène, c’est l’enfant de cette mère, la mienne. C’est donc moi, sujet. Ainsi nous avons là une implication à trois degrés, qui se précise de vers en vers : 1. il y a paysage, et un paysage n’est tel que pour un certain regard ; 2. ce regard se porte sur un objet défini ; 3. ce regard est le mien. Donc, nulle ambiguïté dans cet énoncé pourtant dépourvu des signaux les plus élémentaires de notre syntaxe. Le sens est très évidemment (je souligne les mots présents dans le poème, les autres étant implicites) : « Dans ce premier paysage que je découvre au matin du Jour de l’An, je vois le mont Fuji(-wo) en grand, car je suis revenu(e) pour la fête au village de ma mère, qui est situé non loin de la montagne ».

1 2

YAMAMOTO 1977, V, p. 23. Cf. BERQUE 1997 [1986], p. 220 sqq.


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