À paraître dans Method(e)s. African Review of Social Sciences Methodology, 2017 : Fractures épistémologiques dans un monde globalisé.
Les limites radicales de la subjectité occidentale moderne – quelques implications épistémologiques de la mésologie –
The radical limits of Western subjecthood
– some epistemological implications of mesology – par/by Augustin Berque berque@ehess.fr Résumé – On distingue d'abord ici la subjectité de la subjectivité. La subjectité est proprioceptive: c'est avoir une certaine conscience de soi, donc être un sujet, pas un objet. La subjectivité est un attribut de la subjectité : c'est voir les choses de son propre point de vue. Le mécanicisme occidental moderne a dénié la qualité de sujet aux vivants non-humains, voire à certains humains. Au contraire, la mésologie (l’Umweltlehre d’Uexküll) pose que tout être vivant est un sujet, qui de ce fait a son propre monde. On creuse ici la question des degrés et des champs de cette subjectité, du vivant le plus primitif au "moi je" du sujet occidental moderne. Abstract – This paper distinguishes, first, subjecthood from subjectiveness. Subjecthood is self-perceptive: it means having a certain degree of self-consciousness, and thus being a subject, not an object. Modern Western mechanicism has denied other living beings, including some humans, the quality of subject. On the contrary, mesology (Uexküll’s Umweltlehre) poses that any living being is a subject, and for that reason possesses its/her/his own world. One delves here further into the question of the degrees and fields of this subjecthood, from the most primitive living entities to the “I” of the modern Western subject. Plan : §1. Quelques mots du sujet ; §2. Le paradigme mécanique ; §3. Le tournant uexküllien ; §4. Une science du desoi-même-ainsi (shizengaku 自然学) ? ; §5. Le vif du sujet ; §6. Des concepts et, pourquoi pas, un autre paradigme ? Summary : §1. A few words about the subject ; §2. The mechanical paradigm ; §3. The Uexküllian turn ; §4. A science of the self-so (shizengaku 自然学)? ; §5. The gist of the subject ; §6. A few concepts and, why not, another paradigm?
§ 1. Quelques mots du sujet La première édition du Petit Larousse (1906) définit subjectivité comme « caractère de ce qui est subjectif », et subjectif comme « qui se rapporte au sujet pensant, par opposition à objectif, qui se rapporte à l’objet pensé ». Nous sommes donc par là renvoyés au terme sujet, dont le même Petit Larousse relève les six acceptions suivantes : 1. Cause, raison, motif : sujet d’espérance. 2. Matière sur laquelle on parle, on écrit, on compose : le sujet d’une conversation ; d’un tableau. 3. Personne ou chose considérée par rapport à ses actes ou à ce qu’on peut faire par rapport à elle : c’est un bon sujet. Mauvais sujet, personne méchante et vicieuse. Personne folâtre ou maligne. 4. Anat. et méd. Cadavre que l’on dissèque ; malade que l’on traite. 5. Gramm. Terme de toute proposition duquel on affirme ou l’on nie quelque chose (le sujet exprime l’état ou l’action que marque le verbe) : le verbe s’accorde en nombre et en personne avec le sujet. 6. Philos. Esprit qui connaît, par rapport à l’objet qui est connu. Cette première édition du Petit Larousse n’était pas sans défauts, certes. On remarque ici tout de suite un grand absent : le sujet au sens de « soumis à un souverain » ; oubli d’autant plus curieux que l’entrée suivante, sujétion, est justement définie comme « état de celui qui est sujet » ! L’on remarque aussi que la grammaire absorbe ici la logique, dans une définition qui relève pourtant un peu des deux. Etc. ; mais n’insistons pas sur ces défauts, que les éditions suivantes ont du reste corrigés. Ce sur quoi je voudrais ici attirer l’attention, c’est que la notion de sujet n’est pas universelle. Prenons l’exemple de la langue japonaise. Aux six acceptions susdites du même mot « sujet » correspondent en japonais au moins six mots différents :