Journal d'une enquête impossible. Dans la banlieue d'une capitale queer

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JOURNAL D’UNE ENQUÊTE

IMPOSSIBLE

Dans la banlieue d’une capitale queer

véra (&) léon

Durant l’été 2022, le duo d’artistes véra (&) léon est invité pour trois semaines de résidence aux Lichtenberg Studios Le projet initial consistait à faire le portrait de personnes queer dans Lichtenberg, cette banlieue Est de Berlin.

Un but poursuivi à ses risques et périls, qui se transforme finalement en texte poétiqu e sur la queerness, les (in)visibilités, le processus artistique et les représentations sociales.

JOUR 1

Commencer une résidence de création sur les personnes queer dans l’espace urbain le lendemain de la Marche des fiertés LGBT de Berlin. #mangerlesrestes

JOUR 2

Le lieu de résidence inclut un vélo. Un très haut vélo d’homme, avec de mauvais freins et sans lumières. Je sens que le chemin que je suis en train de prendre est totalement sans danger.

#surlaroutedurisque #canonmasculin

JOUR 3

Pour trouver des personnes pour un projet de portraits, traîner dans les cafés et lieux de quartier est généralement une bonne idée. Qui peut cependant s’avérer difficile si, pendant les trois semaines d’une résidence, quasi tous ces lieux restent fermés.

#vacancespourtoussauflesartistes

JOUR 4

Les couleurs de l’arc-en-ciel à l’entrée de nombreux supermarchés, comme pour repeindre leurs argumentaires de vente fatigués.

Licornes partout, justice nulle part ?

#nosluttesnesontpasavendre

Comme je connais bien cette sensation quand tu tapes les mots-clés « queer Lichtenberg » et que toutes les recommandations Google te redirigent vers le centre de Berlin.

#grandirenbanlieue #bonnechance

JOUR 6

Quelque part, la vitrine d’une librairie, entièrement occupée par de la littérature et des essais queer et afroféministes. Je rentre à l’intérieur de la boutique juste pour dire merci.

#vousnetespasseules

JOUR 7

Pourquoi le patriarcat perdure ? [Why Does Patriarchy Persist?] Le livre de Carol Gilligan m’aide à (ne pas) désespérer.

#monlivremonamie

En ligne, je découvre l’existence d’un collectif queer à Lichtenberg. Sans activité depuis la pandémie.

#mauvaismoment #doublemarginalisation

JOUR 9

Dans la conférence que je donne dans le cadre de la résidence, je questionne l’universalité de la notion d’espace public. Nous (surtout des femmes) discutons des appropriations différenciées des espaces publics selon le sexe, la race et la classe.

#pointdevuesitue #dupainsurlaplanche

JOUR 10

Aujourd’hui, pas un moment pour le projet. D’un côté, tu n’as pas le choix, tu dois assurer ton job (payé, celui-là). D’un autre, tu te sais privilégiée d’avoir à ta disposition un tel atelier – alors que tous les artistes locaux que tu rencontres galèrent à trouver l’équivalent.

#gentrification #facturesdartistes

JOUR

11

Je quitte Berlin-Lichtenberg dans dix jours et n’ai toujours aucun volontaire pour les portraits. Je rencontre des refus du type Je ne suis pas trop… photo de moi.

Je projette d’enregistrer ces réticences de ces personnes à être photographiées.

#lavisibilitedequi #voiraveclesoreilles

En lieu et place de portraits impossibles, je travaille la métaphore de la résistance des plantes et des êtres vivants dans des environnements hostiles.

#fairefeudetoutbois #brisersonobjectif

JOUR 13

Où êtes-vous, les queer de Lichtenberg ? Quand j’ai réalisé que j’avais 238.392 spectateurs quotidiens dans les 504 trains de banlieue qui passent devant ma fenêtre chaque jour, j’ai écrit cette question sur une grande feuille de papier, affichée à la fenêtre.

#lespoirfaitvivre #jadorelesmaths

JOUR

14

J’ai cherché votre présence dans les transports publics / les entrepôts / les centres commerciaux / les parcs / les stations-service / les parkings. Seuls les nuages m’ont fait deviner votre silhouette.

#invisibilite #queeringthecity

JOUR

Au lac, le plaisir d’une approbation inattendue. Trop bien cette jupe-culotte, c’est moitié fille moitié garçon !

#complimentqueer #lesjoiessimples

JOUR

Je rencontre par hasard une jeune personne qui me raconte que son projet de fin de lycée consistait à étudier la fluidité du genre chez les animaux marins.

#serendipite #nouvellegeneration

Brûler en été comme un pétale rose sur des pavés gris.

#poesiealeatoire #changementclimatique

JOUR 18

Utilisation d’une application de rencontres en ligne, pour les besoins du projet – cela va sans dire. Si seulement elle avait vécu à Lichtenberg, elle aurait été parfaite pour moi le projet.

#lairnestpasleseulabruler

L’urgence de donner une forme potentielle à ce projet impossible. Exactement comme on a besoin de créer des chemins obliques au milieu des rues les plus droites.

#raconterdeshistoires #etymologiquementoblique

«

Je ne profite pas assez du côté artistique de Berlin. Ce serait chouette de participer à ton projet photo. Quand serais-tu disponible ? ».

#aijebienentendu #toujoursycroire

JOUR 21

Le dernier jour de ma résidence, une session de prise de vue s’organise finalement avec une amie d’ami d’amie qui accepte de se faire tirer le portrait.

Mais après tous ces épisodes, je préfère finalement raconter une histoire inventée.

#happyend #lafictionprimesurlarealite

véra (&) léon est un duo constitué d’une artiste multidisciplinaire et de son ami imaginaire, qui travaillent entre Paris et la Drôme. Leur perspective double et queer les amène à questionner la construction des identités individuelles et collectives dans l’art (photographie, performance, installations, musique, etc.). Ils placent souvent la collaboration au cœur du processus, que ce soit avec des activistes, des artistes, des chercheurs Leur travail a été exposé, discut é et performé dans de multiples lieux en Europe.

Site Internet cargocollective.com/veraleon Instagram @veraxleon

2022 © véra (&) léon

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