Cirvath Famille Fenouillard

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La Compagnie du « théâtre chez soi » Depuis ses premiers pas en 1995, Le Théâtre Chez Soi n’a cessé d’œuvrer pour le théâtre et la poésie, toujours à la recherche d’émotions artistiques nouvelles à partager avec son public. L’optique de cette compagnie professionnelle est simple : s’ouvrir au monde en créant des synergies par le biais des arts vivants et de la littérature. Les choix d’auteurs de la compagnie sont éclectiques, allant de Feydeau à Perec, en passant par Prévert et Tardieu. Elle travaille également sur des créations en collaboration étroite et directe avec les auteurs. C’est le cas avec Jean-Michel Hoerner pour la comédie Dali et le crime de la fausse Garbo (2005) consacrée au maître de Cadaques, et pour cette « farce » La Famille Fenouillard fait son tourisme (2008). Les comédiens du TCS animent également des ateliers pour enfants et adultes et interviennent aussi en milieu scolaire ou universitaire (Perpignan, Marrakech) notamment dans le cadre du Centre d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (Montpellier).

La Famille Fenouillard fait son tourisme... J-M. hoerner et L. prat

Jean-Michel Hoerner et Laurent Prat (ci-contre) présentent une « farce », La famille Fenouillard fait son tourisme, qui s’inspire très librement de la 1ère bande dessinée française, La famille Fenouillard, de Christophe (1893), pour laquelle Jean-Michel Hoerner propose un Essai original. Alors qu’on peut considérer les Fenouillard parmi les tout premiers touristes de masse qui, sous hypnose, ne voyageraient que pendant leur sommeil, ce qui serait une vision prémonitoire du tourisme moderne, la « farce » emprunte les techniques de la commedia dell’arte pour restituer la fantaisie de la bande dessinée. Mais, dans l’une comme dans l’autre, il s’agit bien d’une satire des classes moyennes, simulant les aventures rocambolesques et touristiques, soit pour espérer leur promotion sociale, soit pour fuir la triste réalité de leur vie quotidienne.

Jean-Michel hoerner et Laurent prat

LA FAMILLE FENOUILLARD FAIT SON TOURISME… Farce en 7 scenes

suivie de : Jean-Michel hoerner

essai sur la famille fenouillard Bande dessinée de Christophe, publiée en 1893 chez Armand Colin

Le Théâtre Chez Soi Site internet http://www.autcs.fr • Myspace - http://www.myspace.com/letcs

ISBN 978-2-9531711-0-5

Centre International de Recherche Vatel en Tourisme et Hôtellerie

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Institut Vatel 140, rue Vatel BP 7128 30913 NĂŽmes cedex - France

ISBN : 978-2-9531711-0-5

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JEAN-MICHEL HOERNER & LAURENT PRAT

La famille Fenouillard fait son tourisme… Farce en 7 scènes

suivie de :

Jean-Michel HOERNER

Essai sur La famille Fenouillard Bande dessinée de Christophe, publiée en 1893 chez Armand Colin

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PRÉFACE

Lorsque nous avons créé le CirVath, le Centre de recherche international Vatel en tourisme et en hôtellerie, nous étions certains d’ouvrir une page originale dans la recherche touristique. C’est pourquoi, après le premier numéro de notre revue de juin 2007, les Cahiers internationaux du tourisme (dirigés par Anne-Marie Mamontoff), et Mémoires d’un nouveau touriste (Jean-Michel Hoerner, 2006), nous proposons aujourd’hui deux sujets autour de La famille Fenouillard, une bande dessinée que Christophe a fait paraître chez Armand Colin en 1893 et qui est toujours publiée chez le même éditeur (dernière édition en 2005). Cette fidélité éditoriale est conforme à l’attachement sentimental qui semble prévaloir chez tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont gardé les Fenouillard dans un coin de leur mémoire. D’ailleurs, une telle littérature est unique pour Armand Colin et nous remercions ses responsables de prendre quelque intérêt à notre projet1. Cette bande dessinée, sans doute la première française, suggère les atouts et les faiblesses du tourisme de masse actuel. Bien qu’elle soit en théorie réservée aux enfants, l’auteur 1 Dans un courrier du 24 septembre 2007, Antoine Bonfait, au nom de Guillaume Dervieux, Directeur d’Armand Colin, nous « accorde à titre gracieux, non exclusif, les droits de reproduction » des « vignettes » de la Famille Fenouillard et souhaite un plein succès à la « farce », La famille Fenouillard fait son tourisme (ci-jointe).

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montre le malaise d’une petite bourgeoisie (notre ancienne classe moyenne), son besoin de voyager et son appétence pour le tourisme qui supplée le vrai voyage (elle voyage dans son sommeil), sa vanité de croire qu’elle appartient à une grande civilisation face au pauvre reste du monde « sauvage ». Les Fenouillard pourraient donc bien ressembler aux adeptes d’aujourd’hui du tourisme de masse lointain… Cependant, pour exploiter au maximum cette belle œuvre de Christophe, probablement sous-estimée, il fallait à la fois la recréer autrement et procéder à une explication de texte. C’est l’objectif de cette publication, qui comprend deux parties distinctes : tout d’abord une « farce », La Famille Fenouillard fait son tourisme, écrite par Jean-Michel Hoerner et Laurent Prat, et un Essai sur la famille Fenouillard. Nous avons l’ambition de croire que cet album, aux dessins rustiques mais aux textes ciselés, caustiques et remplis d’humour, a bien une valeur prémonitoire. Marcel Pagnol, dans la préface à une réédition datée de 19652, souligne qu’il s’agit de la « création de personnages qui parlent leur propre langue » par un conteur qui serait un authentique « auteur dramatique ». On peut donc disséquer l’œuvre mais on peut aussi la rendre plus accessible. Pour autant, Pagnol n’imagine pas « faire revivre La famille Fenouillard sur la scène de la Comédie Française » et lui prête volontiers un destin dans la catégorie de « fort plaisants dessins animés, dont les cartons de base seraient les dessins de Christophe lui-même ». Voici donc le sésame : redonner une force dramatique à cette bande dessinée sans lui faire perdre tous ses charmes ! C’est pourquoi les auteurs de La famille Fenouillard fait son tourisme imaginent une sorte de commedia dell’arte, où les acteurs portent des masques. Pour autant, l’éminent académicien demeure étonnement muet sur le sens profond de cet album. 2 Marcel Pagnol, Préface à La famille Fenouillard, Paris, réédition chez Armand Colin, 1965.

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Il y a pourtant dans cette bande dessinée une idée forte que résume la déclaration du docteur Guy Mauve, le témoin acteurauteur des périples des Fenouillard : ils font « des voyages que peuvent accomplir à l’état de sommeil les animaux dits hibernants ». Cela signifierait qu’un touriste croit voyager mais qu’il ne voyage pas vraiment. Il hibernerait alors dans sa prétention de voyager, c’est-à-dire qu’on « le voyage » comme disait Nietzsche. Cela ne rappelle-t-il pas l’art des professionnels du tourisme, qui consiste à privilégier le rêve et à recréer l’illusion des voyages, grâce au charme et à la beauté des hôtels, et aux excursions dans des paysages magnifiés et auréolés par les exploits historiques ? Au début de leurs aventures, les Fenouillard sont confrontés aux véritables touristes de l’époque, les rentiers anglais de la Leisure Class et, bien qu’ils les critiquent, ils les imitent. Puis, par le hasard de « l’hibernation » et sans doute grâce au talent d’hypnotiseur du docteur Guy Mauve, originaire du même village de « Somme inférieure » (sic) qu’eux-mêmes, les Fenouillard rêvent de voyages extraordinaires parmi les Sioux, les trappeurs canadiens, les Japonais (les Chinois dans la pièce de théâtre), les Papous cannibales, et cetera. Au-delà des images d’Épinal, ils anticipent le désir des classes moyennes de participer à la frénésie illusoire du tourisme et échappent à la sordide réalité du monde. Mais ils pensent aussi que leur tour du monde pourrait les conduire à la notoriété, comme si le tourisme allait leur permettre une promotion sociale : son « imaginaire » ne traduirait-il pas, alors, le rôle majeur d’un phénomène de société qu’il convient certainement de mesurer ? La version théâtrale, en projetant ces aventures dans notre siècle, amplifie la perception presque surréaliste de Christophe. Elle ne reprend pas l’ensemble de la bande dessinée mais

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donne au docteur Guy Mauve le rôle d’un savant démiurge et mégalomane. Ainsi, au lieu de se contenter de plonger les personnages truculents des Fenouillard dans une sorte d’hypnose thérapeutique, le docteur en fait les témoins de classes moyennes aux abois, qui échapperaient à leur triste sort en devenant touristes dans leur sommeil. Hélas, la réalité sera plus tragique, même si on ne se départira jamais du bon rire salvateur. S’il n’est pas inutile de mieux comprendre la bande dessinée, il est encore plus intéressant de l’actualiser en la mettant en mouvement et en transformant ses personnages en acteurs contemporains du tourisme. Enfin, parce que le tourisme est international, que la Tunisie est l’un de ses fleurons dans son magnifique cadre méditerranéen et que le TFC-Vatel a désormais acquis ses lettres de noblesse dans les formations supérieures en tourisme et en hôtellerie, nous avons proposé de présenter la première de la « farce », La famille Fenouillard fait son tourisme, à Tunis. Certes, le public tunisien risque d’être étonné de découvrir des touristes occidentaux que l’on endort pour échapper au malaise des classes moyennes dont ils sont issus. Il pourrait même se demander si leur fuite en avant n’est pas en discordance avec la création de richesses et d’emplois qu’il est en droit d’attendre de sa florissante industrie touristique. Pourtant, nous faisons le pari que ce public averti sera ravi du spectacle, et qu’il rira beaucoup des pauvres touristes Fenouillard !

Alain Sebban

Jean-Michel Hoerner

Président de Vatel et du CirVath

Doyen de la Faculté « Sport, Tourisme, Hôtellerie Internationale » de l’Université de Perpignan Via Domitia et Vice-Président du CirVath

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JEAN-MICHEL HOERNER & LAURENT PRAT

La famille Fenouillard fait son tourisme‌

Farce en 5 tableaux

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SIX PERSONNAGES…

Agénor Fenouillard, le père, bonasse et parfois très drôle, avec son parapluie rouge. Ne voudrait-il pas devenir touriste pour échapper aux contraintes du monde ? Léocadie Fenouillard, la mère, femme épanouie et souvent imprévisible. Elle croit certainement à la vertu de la famille. Artémise, la fille aînée, déterminée et subtile, échappera à l’hypnose collective et séduit le docteur par simple intérêt. Cunégonde, la fille cadette, est aussi caustique que sa sœur, mais bien que frondeuse, elle reste complice de ses parents. Docteur Guy Mauve, quinquagénaire perfide, près de ses sous, manipulateur et mégalomane. Est-il vraiment un savant démiurge qui conduit les Fenouillard vers leurs fausses aventures touristiques ? Germaine, la secrétaire du docteur, est une sorte de coryphée qui ne communique qu’avec lui. Contrairement aux quatre personnages précédents, elle ne porte pas de masque et sa tenue est moderne. Les quatre membres de la famille Fenouillard et le docteur portent donc des masques en cuir de caractère, comme dans la commedia dell’arte. De façon générale, ils exagèrent les traits et donnent des types de personnages qui, comme on l’a suggéré, sont des sortes de caricatures induisant l’idée de la bande dessinée originale. Le jeu des acteurs va dans le même sens.

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En outre, les cinq héros, à l’opposé de Germaine, sont habillés comme les personnages de Christophe de la fin du 19 e siècle, bien que la comédie soit tout à fait contemporaine. Des intermèdes musicaux et des effets sonores la ponctuent de manière sporadique.

CRÉATION 2008 DE LA COMPAGNIE « LE THÉÂTRE CHEZ SOI » Avant-première le 8 mars 2008 au Palais des Congrès de Perpignan et Première le 15 mars 2008 à Tunis

Avec la distribution suivante : Germaine : Martine GIMENEZ Agénor Fenouillard : Guillaume NICOLAÏ Léocadie Fenouillard : Martine LUC Artémise Fenouillard : Emmanuelle MALE Cunégonde Fenouillard : Morgane LOYER Docteur Guy Mauve : Laurent PRAT

Mise en scène : Laurent PRAT Chorégraphie et Lumières : Mado CERVELLON Costumes : Martine LUC Masques : DEN Photographies : Moïse SAN JOSE Communication : Nicolas GARDIES Logistique : Michaël MOREAU et Katty PONSET

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PROLOGUE

Le décor comprend quatre chaises longues et une haute chaise de maître-nageur, sur laquelle est juchée Germaine, la secrétaire du docteur Guy Mauve. Elle dispose d’une paire de jumelles, d’un téléphone portable et d’affaires personnelles souvent insolites. La plupart du temps, quand elle ne parle pas, elle tricote, elle tape à la machine, se met du vernis à ongles… Au fond de la scène, passent et repassent quatre personnages à la queue-leu-leu, Agénor, le père, qui tient un parapluie rouge comme s’il s’agissait d’un parasol, Léocadie, sa femme, un gros sac de plage à la main, et leurs deux filles, Artémise et Cunégonde. C’est la famille Fenouillard, en tenue légère mais sans plus, car il ne fait pas très chaud. GERMAINE, téléphonant. C’est Germaine qui vous parle, Docteur : je surveille la famille Fenouillard comme vous me l’avez demandé. Avezvous déjà rencontré des voyageurs qui font du tourisme ? Ils courent, ils s’arrêtent à peine devant les étals, ils bousculent les autres tellement ils sont pressés. Et puis, a-t-on jamais vu des touristes s’installer sur une plage de la Mer du Nord au mois de mai ? (Un temps.)

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Remarquez, je comprends que vous préfériez de gentils dingues à des gens trop subtils : ce sera certainement plus facile de les endormir. Que dites-vous, Docteur ? Des fousristes ? Ce que vous êtes drôle ! Germaine se tait et s’occupe (se met-elle à tricoter ?), puis, la famille Fenouillard s’installe sur la scène. Agénor va et vient, tandis que Léocadie, Artémise et Cunégonde se placent en rang d’oignons. AGÉNOR Nous sommes de véritables mollusques : désormais, nous allons devenir des touristes ! ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble. Des escargots déguisés en coquillages, n’est-ce pas Maman ? (Elles se mettent à rire.) LÉOCADIE, à son mari. Avec ce parapluie ridicule en guise de parasol, tu vas nous porter malheur. AGÉNOR Tu n’es jamais contente. Regarde comme l’air est vif : nous n’aurons même pas besoin d’aller dans la mer pour nous rafraîchir. CUNÉGONDE Papa avait raison : pendant notre absence, personne n’a occupé nos chaises longues.

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LÉOCADIE, faisant semblant de se protéger du vent. Ton père est un stratège. Dommage qu’il ne sache pas domestiquer le vent comme il écarte les foules ! CUNÉGONDE, à sa mère. Tu es injuste avec Papa : n’avons-nous pas une plage pour nous tout seuls ? AGÉNOR, content de lui. Mes filles, je suis fier de vous. De nos jours, il n’est pas facile de réussir ses vacances. LÉOCADIE Je te concède, en effet, le choix judicieux de la Mer du Nord pendant les saints de glace. Nous évitons les effets du réchauffement de la planète. AGÉNOR Ma chère Léocadie, je te trouve rabat-joie. (Un temps.) Connaissez-vous le syndrome des touristes ? Léocadie, Artémise et Cunégonde, toujours en rang d’oignons, remuent la tête en signe de dénégation. AGÉNOR, avec prétention. Ils veulent toujours aller là où personne d’autre ne va. Or, contrairement à nous, ils échouent car ils ne savent pas trouver des sites authentiques.

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LÉOCADIE Prétendrais-tu que ce site est authentique ? CUNÉGONDE Tu es ennuyeuse, Maman. Cet endroit me plaît bien : il nous change des week-ends en boîte. LÉOCADIE Au moins, dans un night-club, on n’attrape pas froid. AGÉNOR, à ses filles. Qu’est-ce que cette histoire de « naich-club » ? ARTÉMISE, à son père. Nous ne t’avons pas attendu pour nous amuser, si j’ose dire, et sache que si nous sommes ici, c’est uniquement pour te faire plaisir. AGÉNOR Pour me faire plaisir ? (Excédé et moralisateur.) Quarantecinq heures par semaine, je gère le service du contentieux dans une petite entreprise minable ! De ma vie, je n’ai jamais pris plus de quinze jours de vacances par an chez ma belle-mère, où j’arrache les mauvaises herbes de son jardinet du Poitou. Et je me vois reprocher cette initiative qui nous a conduits ici, dans un hôtel « deux étoiles » ! Je suis (il ne finit pas sa phrase) … LÉOCADIE, ironique Ce « deux étoiles » prendrait une étoile supplémentaire, si on voulait bien nous récompenser de notre présence.

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AGÉNOR Il n’empêche : en raison de mon expérience de la vie, je reste (il ne finit pas sa phrase) … CUNÉGONDE, à son père. Pourquoi te fâches-tu ? Lorsque tu nous as proposé de partir pendant ce long week-end, nous ne t’avons pas contrarié. AGÉNOR, passant outre et avec persuasion. Toi et ta sœur, avez-vous déjà goûté aux joies du tourisme ? ARTÉMISE Pourquoi cette obsession ? Demande à tous ces gens qui voyagent, s’ils se prennent pour des touristes ? C’est un mot surfait. LÉOCADIE Respecte ton père, Artémise. Agénor travaille dur et le tourisme, pour lui, demeure un plaisir rare. AGÉNOR, un temps. En fait, je n’ai pas organisé ce petit séjour sans arrière-pensée. La vie passe trop vite : je travaille dur, Léocadie s’éreinte, mes filles sont désormais à l’université et, finalement, on ne se voit pas vieillir. CUNÉGONDE Pour Artémise et moi, c’est plutôt le contraire.

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AGÉNOR, passant outre Nous sommes une famille des classes moyennes qui a réussi grâce à son abnégation. Artémise, l’aînée, deviendra avocate. Quant à Cunégonde, la petite, elle enseignera l’histoiregéographie. Le bonheur ne se mérite-t-il pas ? CUNÉGONDE Ma sœur s’évertue à saisir les subtilités du droit des affaires et moi, j’ai du mal à suivre le programme stupide qu’on nous impose à la fac. Mais si Dieu le veut… LÉOCADIE Cunégonde, arrête de blasphémer ! ARTÉMISE Elle ne blasphème pas : elle soupire ! AGÉNOR, à son petit bonheur Il est grand temps de profiter de la vie. Nous allons partir, bientôt, pour un long et beau voyage. Artémise Mais alors, fera-t-on une croisière sur un chalutier ? CUNÉGONDE En tout cas, ne comptez pas sur moi pour mettre les palmes et le tuba ! Je n’ai pas du tout envie de m’enfoncer dans cette mer froide et grise.

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AGÉNOR Vous me prenez vraiment pour un demeuré. Certes, cette station n’a pas beaucoup de charme et la saison est mal choisie. Mais nous n’allons pas en rester là. Croyez-vous, que moi aussi, je ne désire pas visiter les îles tropicales qu’on voit à la télé ? Pour l’instant, nous sommes seulement à l’essai. LÉOCADIE, ARTÉMISE et CUNÉGONDE, ensemble. À l’essai ? AGÉNOR Grâce à notre bon docteur ! LÉOCADIE, ARTÉMISE et CUNÉGONDE, ensemble. Le docteur de notre village ? AGÉNOR Il va nous proposer une expérience. LÉOCADIE, ARTÉMISE et CUNÉGONDE, ensemble. Une expérience ? AGÉNOR Il veut financer notre voyage autour du monde, à condition d’avoir l’exclusivité de nos découvertes. LÉOCADIE Le docteur est fou ! CUNÉGONDE Il est peut-être fou mais il est surtout très riche.

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AGÉNOR Cunégonde a tout compris. Notre bon docteur a les moyens de nous faire voyager, et c’est pourquoi nous sommes là. ARTÉMISE Mais alors, nous deviendrons des touristes pour de vrai ? AGÉNOR En effet. CUNÉGONDE Partirons-nous longtemps ? AGÉNOR Aujourd’hui, il faut moins de quatre-vingts jours pour faire le tour du monde. LÉOCADIE, reconnaissante. Agénor, tu es merveilleux ! J’ai trop longtemps sous-estimé tes qualités. AGÉNOR, à son épouse. Enfin, tu commences à comprendre le sens de ce petit séjour ! Il te faisait sourire, et il embêtait certainement Artémise et Cunégonde. Désormais, vous allez apprécier cette station ringarde, car c’est le point de départ de notre grande aventure. LÉOCADIE, ARTÉMISE et CUNÉGONDE, ensemble. Une aventure ?

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AGÉNOR Selon le docteur, nous visiterons le monde comme des voyageurs mais nous serons de véritables touristes. ARTÉMISE Pardi, ce sera le cas dans les hôtels et les restaurants. Mais si jamais l’aventure nous guettait à la croisée des chemins, nous changerions de statut. LÉOCADIE Où as-tu appris tout cela, Artémise ? CUNÉGONDE Elle le devine, Maman. C’est comme l’amour : nous sommes deux jeunes filles rangées mais nous avons beaucoup d’imagination. Elles pouffent de rire. Le docteur entre habillé en groom et leur sert le thé. ARTÉMISE, curieuse Mais alors il y a une chose que je ne m’explique pas : pourquoi devions-nous venir ici ? LÉOCADIE et CUNÉGONDE Oui, pourquoi ? AGÉNOR Le docteur est un homme assez original. (Un temps. Il consulte sa montre.) Voilà, il est l’heure : nous allons maintenant nous allonger sur nos chaises longues et dormir.

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LÉOCADIE Jamais, nous ne pourrons dormir sur commande ! (Entre-temps, Agénor s’allonge.) AGÉNOR Ne soyez pas toujours matérialistes ! Le docteur m’a dit… DOCTEUR, toujours en groom. Vous vous allongerez et je m’occupe du reste. LÉOCADIE Mais, Agénor, ne pouvons-nous pas craindre le pire pour nos deux grandes filles innocentes ? AGÉNOR Le docteur est original mais honnête. ARTÉMISE N’a-t-il pas fait le serment d’hypocrite ! Léocadie, puis Artémise et Cunégonde, s’allongent. CUNÉGONDE, faux jeton. Taisez-vous : je dors ! AGÉNOR, en criant Nous dormons, Docteur ! LÉOCADIE, ARTÉMISE et CUNÉGONDE, ensemble. Nous dormons, Docteur !

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Le couple et les deux filles, allongés sur leurs chaises longues, ont fermé les yeux et donnent maintenant l’impression de dormir. Le docteur, transparent aux yeux des Fenouillard, acquiesce.

La scène s’obscurcit. Fin du prologue.

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TABLEAU 1 : HYPNOSE À LA PLAGE

Lorsque la scène s’éclaire, le décor apparaît identique au tableau précédent et les quatre Fenouillard, allongés sur leurs chaises longues, semblent dormir profondément. Germaine les contemple, du haut de sa chaise. GERMAINE, téléphonant. M’entendez-vous, Docteur ? Vous aviez raison : nos Fenouillard dorment sur leurs chaises longues, qui valent aussi bien que votre divan. En outre, je préfère l’hypnose à la psychanalyse : ainsi, ils ne diront pas trop de bêtises ! (Un temps.) Êtes-vous informé de la toute dernière actualité, Docteur ? Elle apporte de l’eau à votre moulin. Des gens de la classe moyenne, pareils à vos quatre cobayes, ont été attaqués la nuit dernière : tout un lotissement saccagé par des groupes de jeunes issus de la banlieue ! Tandis que les Fenouillard dorment toujours, et que Germaine s’est tu et tricote, le docteur fait son entrée. Aussitôt, il vient constater l’état de ses prétendus patients. DOCTEUR, en aparté, avec parfois un rire sardonique. L’hypnose collective est plus sûre avec des produits chimiques. (Il lève quelques bras qui retombent dès qu’il les relâche, puis, très content de lui, il commande les Fenouillard.) Chers amis, imaginez que vous êtes tout nus sur une plage encore plus froide que celle-ci. Les Fenouillard se lèvent, tapent dans leurs mains et se battent les côtes, en simulant une forte impression de froid.

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DOCTEUR, il est satisfait et rit beaucoup. C’est parfait. Maintenant, levez-vous ! Imaginez que vous êtes sous les tropiques : il fait très chaud, très lourd, vous suez abondamment. Les quatre simulent la situation : ils font semblant de s’éponger le front et commencent à se dévêtir, toujours dans le plus profond silence. Le docteur intervient, au moment où Artémise et Cunégonde, déboutonnent leur corsage. DOCTEUR La nuit tombe, il fait beaucoup plus frais et vous vous rendormez. Tandis que le docteur rit encore, le couple et Cunégonde se rhabillent, comme si à nouveau ils tremblaient de froid, puis s’allongent de nouveau avant de se rendormir. Or Artémise, peu vêtue et bien réveillée, fait front. ARTÉMISE Je peux vous désobéir, Docteur ? DOCTEUR, gêné. Tu devrais déjà te rhabiller ! (Intrigué.) Pourquoi ne dors-tu pas comme les autres ? Artémise reste dévêtue, dans une attitude provocante. ARTÉMISE Vous n’avez aucun pouvoir sur moi : cela vous étonne-t-il ? (Le docteur reste silencieux.) Je faisais semblant de dormir car j’ai horreur du thé, surtout lorsqu’il est soporifique.

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DOCTEUR, il réagit à contrecœur. Artémise… Tu t’appelles bien Artémise ? ARTÉMISE Un prénom aussi ridicule que votre propre nom : le docteur Guy Mauve ! DOCTEUR, dépité mais réfléchi. De toute façon, tu ne parviendras pas à saborder mon plan. ARTÉMISE Celui qui consiste à se moquer de pauvres gens, qu’on transforme en touristes pour mieux les endormir ? DOCTEUR Tu es stupide. Je désire simplement vous faire voyager tous les quatre, à travers le monde, et si tu ne veux pas plonger dans le sommeil, tu resteras sur le quai. ARTÉMISE C’est donc cela, le tour du monde que vous avez promis à mon père ? DOCTEUR Tu n’es tout de même pas suffisamment sotte pour imaginer que je vais me transformer en agence de voyages ! Ton père souhaite devenir touriste mais n’a jamais manifesté l’intention de voyager. ARTÉMISE Je ne suis pas très savante mais je sais faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.

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DOCTEUR, séduit par le ton de la conversation. Qu’est-ce qui est vrai ? La sensation de voyager, les paysages qu’on croit découvrir, les populations étrangères qu’on pense rencontrer, ou la bêtise du monde ? ARTÉMISE, subtile. Je vous connais de réputation. Vous êtes riche, cultivé, et vous n’avez pas besoin d’une nombreuse clientèle pour vivre. Les Fenouillard sont donc devenus les jouets de votre mégalomanie. DOCTEUR, très fat. Tu es très perspicace mais, malgré les apparences, mes expériences demeurent scientifiques. ARTÉMISE, espiègle. Si je faisais échouer votre projet ? DOCTEUR Ce serait absurde d’entraver la connaissance de l’humanité. (Un temps et inspiré.) D’ailleurs, tu pourrais m’aider, car j’ai besoin d’une assistante. Allonge-toi avec les autres et essaye de dormir : je ferai bientôt appel à toi. ARTÉMISE, un temps et de plus en plus provocatrice. Est-ce que je vous plais, Docteur ? DOCTEUR, émoustillé. Les affaires du sexe ne m’intéressent pas beaucoup, mais je ne suis pas insensible à tes charmes. (Flatté.) Est-ce l’homme de science qui t’a séduite en moi ? 28

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ARTÉMISE, coquine. Une étudiante est toujours sensible à l’intelligence, même lorsqu’elle n’est pas universitaire. Vous-même, êtes-vous un vrai docteur ? DOCTEUR J’exerce l’art de la médecine en dilettante et, comme ta sœur l’a rappelé, je suis surtout très riche. ARTÉMISE Et moi, je suis jeune, pas trop moche et je comprends tout très vite. Croyez-vous, qu’à notre époque, des jeunes filles seraient prêtes à épouser un homme déjà mûr, seulement pour son argent ? DOCTEUR La question est éternelle. Au moins, notre différence d’âge nous permettrait d’éviter de trop se connaître. ARTÉMISE Est-ce une déclaration ? DOCTEUR C’est une supposition. CUNÉGONDE, dans son sommeil. C’est une supposition ! DOCTEUR, il hausse les épaules. Maintenant, tu devrais t’allonger et dormir. Votre départ est pour bientôt.

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ARTÉMISE, elle prend place sur sa chaise longue. J’accepte le défi mais je reste vigilante. Sachez que je suis une excellente comédienne ! Artémise s’endort à l’instar des autres Fenouillard. GERMAINE, utilisant ses jumelles. J’espère que cette petite gourde d’Artémise ne va pas compromettre votre grande aventure ! DOCTEUR Heureusement qu’elle ne vous entend pas ! (Un temps.) Y a-t-il d’autres nouvelles du monde ? GERMAINE La routine… Les Bourses chutent partout et les Américains envisagent une nouvelle guerre pour faire oublier leur énorme dette. DOCTEUR Encore ? GERMAINE Je vous l’ai dit, c’est la routine

La scène s’obscurcit. Fin du premier tableau.

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TABLEAU 2 : CHEZ LES SIOUX

Le décor reste le même. Germaine, toujours juchée sur sa chaise haute, tricote ou envoie des e-mails. Agénor Fenouillard tient son parapluie rouge en croisant les mains dans le dos, comme s’il était attaché à un totem imaginaire. Sa femme, toujours avec son sac de plage, et les deux filles, sont tremblantes, un peu à l’écart, et le chef de la tribu des Sioux, tout en plumes, est face au supplicié. On reconnaîtra le docteur, savamment déguisé. DOCTEUR / CHEF SIOUX Je pose une nouvelle fois la question au visage pâle qui tremble comme une vieille squaw : pourquoi prétends-tu être un touriste ? AGÉNOR, étonnamment brave. Faut-il vous le répéter cent fois ? Nous sommes venus chez vous afin de rencontrer un peuple frère. DOCTEUR / CHEF SIOUX Ta langue est fourchue, car je ne suis pas ton frère. J’ai dit. Avec courage, Léocadie s’approche du chef indien. LÉOCADIE Monsieur le Chef, vous ne respectez pas la Convention de Genève. Nous désirons simplement mieux apprécier les valeurs de votre noble tribu. DOCTEUR / CHEF SIOUX Les femmes ont toujours la parole perfide, surtout les touristes. J’ai dit. 33

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LÉOCADIE, provocante, malgré elle. Savez-vous lire, Monsieur le Chef ? DOCTEUR / CHEF SIOUX Crois-tu que je sois un sauvage analphabète ? J’ai fait mes études à Harvard. Léocadie va vers ses filles, tire une feuille de papier imaginaire de son sac et revient triomphante vers le chef. LÉOCADIE, en faisant semble de lui tendre le document. Lisez et vous serez convaincu ! DOCTEUR / CHEF SIOUX, il fait semblant de lire. Voyage à forfait… Qu’est-ce que ça veut dire, à forfait ? LÉOCADIE, sarcastique et de plus en plus audacieuse. La même chose à Harvard que chez nous. DOCTEUR / CHEF SIOUX, il continue à faire semblant de lire. Voyage à forfait de la famille Fenouillard : c’est vous tous, les Fenouillard ? LÉOCADIE La famille au grand complet : mon mari, Agénor, que vous avez ficelé comme un saucisson, nos filles Cunégonde et Artémise qui sont de brillantes étudiantes, et moi-même, qui ai le courage de parler au roi des sioux.

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DOCTEUR / CHEF SIOUX, flatté et faussement inquiet. Ton mari est-il venu ici pour devenir le chef de ma tribu ? LÉOCADIE Notre tribu est pacifique, vénéré grand chef. DOCTEUR / CHEF SIOUX Je crois, au contraire, que la tribu des touristes est particulièrement dangereuse. LÉOCADIE, ironique. Pas la nôtre, parole de squaw ! (Puis, hypocrite et très doucereuse.) Vous, grand chef, vous êtes beau, vous êtes viril, vous seriez même capable d’être un très bon étalon (Attitude comique du docteur, qui oblige Léocadie à insister.) Mais si, je suis sincère. DOCTEUR / CHEF SIOUX Ton langage est trop flatteur pour être honnête, « Squaw potelée qui n’a pas peur au ventre » ! LÉOCADIE, bravache. Bien que votre expression soit cavalière, beaucoup d’autres voyageurs qui, comme moi, n’ont pas froid aux yeux, viendront à notre secours si vous torturez mon mari. AGÉNOR, inquiet. Mais pourquoi… CUNÉGONDE C’est une supposition, Papa.

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ARTÉMISE Laisse faire Maman : sa dialectique est redoutable. DOCTEUR / CHEF SIOUX, à Artémise. Ta langue est hardie, « Jeune squaw à la belle polémique » ! (Puis, séduit par Léocadie.) En revanche, ta mère est une femme vaillante et, dès qu’on se sera débarrassé de « Ventre mou au parapluie dérisoire », je l’épouserai. AGÉNOR Vous pouvez prendre ma femme sans me torturer. Je ne m’y opposerai pas. LÉOCADIE Agénor, tu délires. Que ferais-je avec ce sauvage qui sent la graisse de bison ? ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble. Voilà qui est bien envoyé ! DOCTEUR / CHEF SIOUX La tribu des touristes méprise-t-elle donc les autochtones qui cherchent à satisfaire la curiosité de visiteurs incongrus ? ARTÉMISE Ma belle polémique me conduit, grand chef à moitié vénéré, à vous dire que votre accueil légendaire laisse beaucoup à désirer. AGÉNOR Tais-toi, Artémise ! Tu vois bien que le grand chef veut s’amuser avec nous. Après tout, personne ne m’a encore torturé.

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DOCTEUR / CHEF SIOUX, menaçant, à Agénor. Tu ignores le sens profond de notre torture, « Ventre mou au parapluie dérisoire ». Foi de « Grand chef ivrogne et xénophobe », je te dis que la pire des tortures est celle qu’on redoute. CUNÉGONDE Encore un effort, grand chef, et vous aurez votre place dans le livre des bons mots de la littérature civilisée. LÉOCADIE, au chef. Nous parlons, nous parlons et nous attendons toujours la preuve de votre accueil indigéniste. DOCTEUR / CHEF SIOUX, sous le charme. Tu es vraiment la femme que j’attends depuis longtemps. Juste un peu grasse, vive comme la truite argentée et courageuse comme la squaw d’un grand chef. AGÉNOR, au chef. Alors, nous concluons le marché ? Vous nous laissez partir, mes deux filles et moi, et vous entamez dix lunes de miel rousses avec mon épouse. LÉOCADIE, sanglotant. Tu me déçois beaucoup, Agénor. ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble à leur mère. N’insiste pas Maman, c’est une ruse de Papa. LÉOCADIE, toujours sanglotant, à ses filles. Votre père est incapable d’une telle subtilité.

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CUNÉGONDE, à mi-voix, à l’attention de sa sœur. Puisqu’il semble bien qu’il nous ait enfantées, je pense que Maman a raison. DOCTEUR / CHEF SIOUX, méthodique. Revenons à nos bisons. Puisque la noble tribu des touristes veut conclure un pacte avec ma propre tribu, dépêchons-nous, car le temps nous est compté. ARTÉMISE, ironique. Le temps est surtout compté pour Papa. DOCTEUR / CHEF SIOUX, paternel, à Artémise. On voit bien que tu n’es pas d’ici. À tout moment, la cavalerie peut venir vous délivrer. C’est pourquoi je vais déjà épouser « Noble squaw grasse au cœur d’artichaut ». LÉOCADIE Avant de songer à cette heureuse issue, vénéré grand chef, je vous demande de changer de sobriquet à mon égard. DOCTEUR / CHEF SIOUX Préfères-tu : « Chaude squaw au cœur de laitue » ? La moue de Léocadie montre qu’elle attend mieux. DOCTEUR / CHEF SIOUX « Cœur tendre tout court », je vais donc t’épouser mais ton ancien mari doit repartir seul. Tes deux filles seront désormais les miennes. J’ai dit.

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AGÉNOR, au reste de la famille. Je resterai donc le seul touriste car, vous trois, vous aurez désormais le statut d’immigrées dans la belle Amérique. CUNÉGONDE Tu nous offres un choix cornélien, Papa : ou nous poursuivrons notre existence parmi ces sauvages, ou nous pleurerons à chaudes larmes en assistant à tes tortures. AGÉNOR J’ai fait mon choix. LÉOCADIE, enjôleuse. Et moi, je n’ai encore rien décidé, malgré l’empressement galant de notre grand chef vénéré. DOCTEUR / CHEF SIOUX, agacé. C’est moi qui commande ! Ce n’est tout de même pas la tribu des touristes qui va dicter sa loi. On entend, au loin, les premières notes d’une charge héroïque qui se prépare. CUNÉGONDE, tendant l’oreille. Il me semble que j’entends la cavalerie qui arrive. DOCTEUR / CHEF SIOUX Même dans nos réserves, nous ne sommes pas tranquilles. Il n’y a donc plus de temps à perdre ! (Il fait semblant de libérer Agénor de ses liens imaginaires.) Tu es libre, « Ventre mou au parapluie dérisoire », tu peux partir. Quant à vous, Mesdemoiselles, vous pouvez prendre pour père le grand chef des Sioux et rester avec votre squaw maternelle. J’ai dit. 39

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La musique de la cavalerie devient plus forte. ARTÉMISE Je crois que nous repartirons tous les quatre en vous laissant, grand chef à moitié vénéré, régler vos comptes avec l’armée américaine. DOCTEUR / CHEF SIOUX, dépité et résigné. Hélas, l’armée de la bannière étoilée est partout ! Nous autres, les Indiens, nous sommes condamnés aux restes de la démocratie, alors que la tribu des touristes a le soutien du grand capital. LÉOCADIE, avec de la pitié pour le chef sioux. Vénérable grand chef, les temps ont beaucoup changé : nous ne sommes plus des explorateurs au visage trop pâle. DOCTEUR / CHEF SIOUX, résigné. Hélas, le monde est désormais partagé en deux ! D’un côté, il y a ceux qui le conquièrent avec des sourires, des appareils photos et des billets de banque. De l’autre, il y a tous les indigènes visités qui vivent dans l’illusion du spectacle. J’ai peine à le dire. ARTÉMISE, avec de la pitié, également. Votre philosophie est merveilleuse, grand chef qui mériterait d’être plus vénéré. DOCTEUR / CHEF SIOUX, fataliste. Malheureusement, des indigènes plus pauvres que nous, n’ont ni la télévision en couleur ni des téléphones portables. La musique de la cavalerie semble désormais toute proche.

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AGÉNOR La cavalerie est toute proche ! DOCTEUR / CHEF SIOUX La messe est dite, selon la formule coloniale. Partez tous les quatre et peut-être, nous retrouverons-nous un jour. Tandis que la musique devient assourdissante, les Fenouillard sortent à la queue-leu-leu. Le docteur / chef sioux paraît de plus en plus dépité et sort également de son côté. Un temps et, à nouveau, un profond silence. GERMAINE, téléphonant. Vous m’entendez, Docteur ? (Un temps.) Il s’en passe de belles, pendant le voyage des Fenouillard. La nuit dernière, un nouveau lotissement des classes moyennes a été saccagé : il y a eu trois morts et cinq femmes violées. (Un temps.) Que ditesvous ? Vous prétendez que ça m’amuse ? Vous vous trompez, Docteur : seuls les Fenouillard me font rire.

La scène s’obscurcit. Fin du deuxième tableau.

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TABLEAU 3 : DANS LA GRANDE CHINE

Visiblement, ce tableau se déroule dans la Chine profonde. Agénor et Léocadie sont entourés de leurs filles. Sur sa chaise haute, Germaine, qui tente de manger du riz avec des baguettes, enrage. GERMAINE Il est certainement plus facile de mener les Fenouillard à la baguette, que de manger du riz avec des baguettes : ne se croient-ils pas en Chine, maintenant ? AGÉNOR Le peuple chinois est travailleur. CUNÉGONDE Papa a raison. LÉOCADIE Mais les Chinoises sont trop dociles. ARTÉMISE Maman a raison. AGÉNOR, il regarde sa montre. Si le peuple chinois est travailleur, cela n’excuse pas le retard de notre hôte, le brave M. Wong-Mauve. Je commence à avoir faim.

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GERMAINE, toujours ignorée des Fenouillard. Si je le pouvais, je lui donnerais mon riz : ces baguettes m’ont coupé l’appétit. LÉOCADIE M. Wong-Mauve ne nous a-t-il pas promis une bonne soupe de tofu aux crevettes séchées ? CUNÉGONDE C’est une supposition ! AGÉNOR « Tou-ffu » ou pas, j’ai faim. Je me demande d’ailleurs si la cuisine chinoise est aussi bonne en Chine qu’en France. ARTÉMISE Papa a raison car en Chine, elle n’est pas aussi exotique. GERMAINE, elle feuillette un livre de cuisine chinoise. D’après ce livre, cette soupe doit être meilleure que mon pauvre riz. Outre les crevettes séchées et le tofu, qui est donc un pâté de soja, elle comporte de l’échalote, des brins de coriandre, du bouillon de poulet, de la sauce de soja et de fécule de pomme de terre, de l’huile de sésame et une pincée de sel. Tout cela me paraît excellent. LÉOCADIE Les véritables touristes doivent surtout avoir le goût de l’aventure.

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CUNÉGONDE Maman a raison. AGÉNOR Ma chère Léocadie, on ne visite pas la célèbre muraille de Chine avec le ventre vide. ARTÉMISE Mais alors, on ne visitera pas la muraille de Chine ? LÉOCADIE Chaque chose en son temps. D’ailleurs, c’est toi, Agénor, qui a faim ! CUNÉGONDE C’est encore une supposition. AGÉNOR, il consulte encore sa montre. Ce n’est pas un lapin que nous a posé ce cher M. WongMauve : c’est un « tou-ffu » ! ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble. « To-fu » or not « to-fu » : that is the question ! (Elles rient bruyamment de leur bon mot.) GERMAINE, toujours en aparté. Ce qu’ils sont drôles ces Fenouillard ! LÉOCADIE, se rapprochant de ses filles. Je vous adore mes filles : vous me ressemblez lorsque j’avais votre âge.

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CUNÉGONDE, en aparté. C’est une supposition. AGÉNOR, regardant vers la coulisse. Enfin, j’aperçois notre bon chinois : il n’est pas trop tôt ! Le Docteur Guy Mauve, arborant un superbe chapeau chinois, entre soudain. Il semble très gai et, bien sûr, les Fenouillard ne le reconnaissent pas. DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS Monsieur, Madame, Mesdemoiselles, vous allez bientôt passer à table : la soupe de tofu aux crevettes séchées va vous être servie ! Agénor, plus que les trois autres, exulte en prenant un ton très docte. AGÉNOR Au nom de la famille Fenouillard, dont je suis le digne manager, je vous remercie, Monsieur Wong-Mauve, de nous accueillir si aimablement dans le pays aux matins calmes. DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS, obséquieux. C’est un grand honneur, pour celui qui essaye modestement de porter le flambeau de la grande Chine, de vous inviter dans son humble gîte rural. AGÉNOR, pas moins obséquieux. Tout l’honneur est pour nous : nous sommes de pauvres vermisseaux affamés de dévorer les trésors du plus grand État du monde.

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DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS, flatté. Savez-vous que j’ai amélioré cette noble soupe grâce à un long séjour dans l’une de vos belles écoles hôtelières ? GERMAINE, s’écriant soudain. Vatel ! (Puis en aparté.) Voilà qu’il oublie son texte… LÉOCADIE, qui n’a évidemment pas entendu Germaine. Vous m’en donnerez la recette. CUNÉGONDE, à M. Wong-Mauve. N’avez-vous pas ajouté quelques bons cancrelats croustillants ? LÉOCADIE, sur le ton badin de la réprimande. Cunégonde, nous ne t’avons pas élevée dans l’irrespect des cultures étrangères ! ARTÉMISE Ma sœur attend avec impatience le plat suivant : des canapés frits de poisson au jambon de caniche, servis sur les seins dénudés d’une jeune fille de Changsha ! AGÉNOR Quelles filles ai-je donc engendrées ! Notre estimable hôte voudra bien excuser leurs turpitudes de jeunesse (M. Wong-Mauve opine de la tête tandis qu’Agénor, qui semblait embarrassé, s’enhardit.) Je suis impatient, M. Wong-Mauve, de déguster votre soupe.

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DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS Honorable Monsieur Fenouillard, comme dit un proverbe mongol, « le sage parle des idées et le vulgaire de ce qu’il mange ». AGÉNOR Mais nous avons faim, vénérable mandarin ! ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble. Nous avons faim ! DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS Vous mangerez après la petite épreuve que je vous ai réservée. LA FAMILLE FENOUILLARD, tous ensemble. Quelle épreuve ? AGÉNOR, soudain soupçonneux. Je perçois une menace dans vos propos, respectable ami à l’œil trop bridé ! DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS, agacé mais pédagogue. Pourquoi pas le péril jaune, pendant que vous y êtes ? Vous aurez seulement l’amabilité de montrer, à la télévision nationale, comment une famille moyenne et populaire tire le plus grand profit d’un séjour touristique dans notre pays si accueillant. LÉOCADIE, coquette. Mais je suis très mal attifée pour passer à la télé : pourrais-je me refaire une toilette ?

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CUNÉGONDE Toi et Papa, vous serez parfaits, mais je doute que ma sœur et moi, nous soyons à la hauteur. AGÉNOR, se prenant au sérieux. Silence, les filles ! Ce sera toute la famille Fenouillard qui s’adressera à la grande nation chinoise ou personne. DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS Ne vous inquiétez pas : vous n’aurez rien à dire ! Chez nous, les ombres chinoises en disent beaucoup plus qu’un millier de bavards. AGÉNOR, subtil. Si nous ne parlons pas, personne ne nous entendra. DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS Honorable visiteur, je sous-estimais votre sagacité taoïste. (Un temps et pédagogue.) Connaissez-vous la situation véritable de la Chine ? CUNÉGONDE, en singe savant. Pareil au dragon et lassé de la révolution culturelle, votre pays crache maintenant les flammes de l’enfer capitaliste ! ARTÉMISE, à la limite de l’indécence. Cependant, il est encore très archaïque. DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS, indifférent aux réflexions des deux filles. Notre pays, hélas, est aussi tenté par l’aventure nationaliste et beaucoup, parmi nous, critiquent l’ouverture de nos nombreuses frontières aux Occidentaux.

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AGÉNOR Voilà qui n’est pas très touristique. DOCTEUR / CUISINIER CHINOIS, agacé. Cela suffit. Vous serez exposés devant une caméra made in China et, en vous voyant, chers visiteurs du couchant, je suis persuadé que notre peuple sera pleinement rassuré. ARTÉMISE Pensez-vous vraiment, Monsieur Wong-Mauve, que nous allons nous livrer à cette mascarade ? Aussitôt et de plus en plus énervé, M. Wong-Mauve retire son chapeau. FAMILLE FENOUILLARD, d’une seule voix, en le reconnaissant. Docteur Guy Mauve ! DOCTEUR Ne soyez pas hypocrites ! (Un temps.) Le nom de Monsieur Wong-Mauve vous aurait-il donc abusés ? LÉOCADIE, dépitée. Pour un peu, vous nous apprendrez bientôt que nous ne sommes pas en Chine. DOCTEUR En Chine, en Amérique et ailleurs, vous êtes partout à la fois : est-ce trop difficile à comprendre ? AGÉNOR Pour moi, c’est en effet très compliqué.

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ARTÉMISE Pour moi, non. Le bon docteur Guy Mauve s’amuse à nos dépens. Je le sais depuis le début. LÉOCADIE Et pourquoi ne nous as-tu rien dit ? ARTÉMISE Papa est tellement content d’être touriste ! DOCTEUR Cependant, je remplis mon contrat avec Monsieur Fenouillard. Je me demande, d’ailleurs, pourquoi les hommes, si spirituels chez eux, deviennent si bêtes en voyage. AGÉNOR, à ses seules préoccupations. Sommes-nous en Chine, oui ou non ? DOCTEUR Oui et non. LÉOCADIE Vous n’êtes pas très clair, Docteur. DOCTEUR Le tourisme est-il seulement le passage d’une frontière dans un aéroport ? AGÉNOR Si vous souhaitiez vraiment qu’on se croie en Chine, pourquoi avez-vous quitté votre chapeau ?

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DOCTEUR, toujours agacé mais déterminé. Je suspends la séance : l’hypnose a ses limites. LÉOCADIE De quelle hypnose parlez-vous ? ARTÉMISE Le Docteur vous signifie gentiment que vous dormez debout, mais que c’est dangereux lorsque ça dure trop longtemps. AGÉNOR Au moins, lorsque je jardine chez ma belle-mère dans le Poitou, je ne suis plus dans mon village. DOCTEUR Erreur : tu en vois encore le clocher ! LÉOCADIE, catégorique. De toute façon, votre soupe devait être insipide. Nous rentrons chez nous. AGÉNOR Oui, nous allons nous rendormir. ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble. Papa a raison. Pendant que les Fenouillard rejoignent dignement leurs chaises longues et semblent plonger dans un lourd sommeil, le docteur s’assoit, un peu abasourdi, mais reste muet.

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GERMAINE Je ne comprends pas Docteur : pourquoi avez-vous interrompu la séance ? Tout se passait pourtant très bien. (Un temps.) À propos, je dispose d’autres nouvelles de ces insurrections chez les classes moyennes. Le gouvernement pourrait appliquer la loi martiale et on aura bientôt besoin de vous, Docteur ! Le docteur, prostré, ne répond pas. GERMAINE M’entendez-vous, Docteur ? DOCTEUR Je vous entends mais je ne vous écoute pas. Je pense. Nos concitoyens ignorent qu’on les voyage pour mieux leur cacher la réalité du monde. Ils dorment debout et se couchent pour rêver que ce monde leur appartient. GERMAINE Que faites-vous alors de ces voyous qui pourraient venir troubler leur sommeil ? DOCTEUR Toute civilisation trop avancée finit par créer ses propres barbares. GERMAINE Le tourisme vous tourne la tête Docteur, et je commence à regretter d’avoir accepté de faire des heures supplémentaires.

La scène s’assombrit. Fin du troisième tableau.

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Mme Fenouillard et ses deux filles

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TABLEAU 4 : AVEC BARBE-NOIRE

Les Fenouillard se retrouvent prisonniers dans une sorte de geôle imaginaire. Léocadie et les deux filles sont assises sur les chaises longues, tandis qu’Agénor, très préoccupé, va et vient dans la cellule. Sur son perchoir, Germaine tricote. AGÉNOR Le tourisme ne nous apporte que des désagréments. ARTÉMISE Quel tourisme ? C’est le docteur Guy Mauve qui continue ses mauvais tours. LÉOCADIE Je veux bien croire que le monde soit rempli de bandits mais la répétition de nos malheurs n’est en effet pas très catholique. AGÉNOR, un temps. Cette nuit, j’ai fait un rêve qui ressemble à un mauvais présage. ARTÉMISE Les rêves n’ont aucun sens. AGÉNOR Pas le mien. (Inspiré.) J’ai rêvé que je faisais mon dernier voyage.

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LÉOCADIE Tu es sinistre, Agénor. CUNÉGONDE, sarcastique. Mais nous effectuons notre dernier voyage ! D’ailleurs, sur ce voilier d’un autre âge, je commence à avoir le mal de mer et ce n’est pas bon signe. ARTÉMISE Heureusement, le docteur Guy Mauve viendra à notre secours. LÉOCADIE Cessez, toutes les deux, de dire des bêtises. (À son mari.) Racontenous ton rêve, mon chéri ! AGÉNOR Dans ce dernier voyage, toutes les choses se dissociaient d’elles-mêmes. Je n’étais pas un Sioux mais le dernier des Mohicans. CUNÉGONDE Mais je ne veux pas mourir ! ARTÉMISE Papa non plus : il rêvait simplement. AGÉNOR, toujours dans sa vision. J’avais le sentiment que les touristes, que nous sommes, doivent impérativement concevoir leur dernier voyage sous une forme expiatoire. LÉOCADIE Maintenant, tu me glaces les os. 56

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ARTÉMISE Mais alors, au lieu d’imaginer le pire, nous devrions rassembler nos esprits. Par exemple, pourquoi sommes-nous prisonniers sur ce maudit bateau, à la merci des pirates ? CUNÉGONDE Nous sommes là, parce que Papa a encore fait une bêtise. LÉOCADIE Est-ce sa faute, aussi, si ce balourd de Barbe-Noire lui a demandé de se mettre en cuisine ? Agénor ne sait même pas faire des œufs au plat et sa pitance était naturellement infâme. ARTÉMISE Personne n’est mort ! LÉOCADIE On se noie dans les détails. CUNÉGONDE Détail ou pas, ces pirates patibulaires ont cru bon devoir nous enfermer dans ce cachot flottant. LÉOCADIE Je le répète : c’est un détail ! Entre alors un pirate à l’air farouche. Ce n’est autre, bien sûr, que le bon docteur Guy Mauve déguisé en BarbeNoire, le farouche pirate, mais personne ne le reconnaît. DOCTEUR / BARBE-NOIRE Ce n’est pas un détail mais le destin.

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ARTÉMISE, presque rassurée. Enfin, nous allons nous expliquer. DOCTEUR / BARBE-NOIRE, passant outre. M. Fenouillard n’est qu’un touriste d’eau douce, qui a essayé de m’empoisonner ! LÉOCADIE M. le pirate, vous dites n’importe quoi. Mon mari a simplement confondu les tentacules d’un poulpe avec de grosses nouilles italiennes. CUNÉGONDE Une bonne diarrhée n’est tout de même pas un naufrage ! DOCTEUR / BARBE-NOIRE, en se tenant le ventre. Tout ce qui coule ressemble à un naufrage. LÉOCADIE, cherchant à séduire Barbe-Noire. Je suis persuadée que derrière votre allure farouche, se cache la jolie frimousse d’Errol Flynn. CUNÉGONDE Tu es ringarde, Maman : ce serait plutôt celle de Johnny Depp. DOCTEUR / BARBE-NOIRE, en élevant la voix. Aucun touriste n’a visité le navire de Barbe-Noire de son plein gré. (Sinistre.) Savez-vous que mon père, le grand BarbeRouge, est enterré sous nos pieds ? CUNÉGONDE, avec dérision. Dans la mer ?

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ARTÉMISE, passant outre. Sachez, Monsieur Barbe-Noire, que si nous sommes ici, c’est la faute de ce satané docteur qui multiplie ses expériences. DOCTEUR / BARBE-NOIRE, sournois et agacé. Quel est donc ce docteur qui aurait été trop habile pour vous conduire jusqu’à moi ? LÉOCADIE, elle a un haut-le-cœur. Si ça continue, moi aussi, je vais vomir ! DOCTEUR / BARBE-NOIRE Vomissez Madame ! Il faut bien donner à manger aux pauvres requins, si jamais vous leur échappiez grâce à la belle rançon que j’escompte. CUNÉGONDE, savante. Nous y voilà : le Kidnap & Ransom est votre passe-temps quotidien ! (Ironique.) Les acteurs ne sont-ils donc pas assez payés à Hollywood ? DOCTEUR / BARBE-NOIRE, énervé. Pensez-vous être des spectateurs dans une salle de cinéma ? Il est vrai que les touristes se croient tout permis. (Fataliste.) À ma manière, je venge tous ces pauvres bougres qui doivent accueillir les voyageurs de votre espèce et c’est pourquoi moi, Barbe-Noire, qui écume les mers depuis l’origine des temps, je les enlève afin d’arrondir mes fins de mois. AGÉNOR, qui intervient enfin. Nous sommes au 21 e siècle, et les véritables pirates n’utilisent plus des rafiots comme le vôtre.

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DOCTEUR / BARBE-NOIRE Crois-tu que j’aie le choix ? À mon époque, les investisseurs ne disposaient pas des paradis fiscaux, et je dois me contenter de ma modeste embarcation. ARTÉMISE Mais alors, si personne ne voulait verser une rançon pour nous libérer ? DOCTEUR / BARBE-NOIRE Dans ces conditions, le rêve de M. Fenouillard deviendrait d’actualité. CUNÉGONDE Êtes-vous certain, Monsieur Barbe-Noire, qu’il n’y ait pas d’autre solution ? AGÉNOR, se sacrifiant. C’est moi seul le coupable, car je ne suis qu’un piètre cuisinier. LÉOCADIE, à son mari. Ce n’est pas toi, le coupable : c’est le destin. ARTÉMISE Et le docteur Guy Mauve. DOCTEUR / BARBE-NOIRE, faussement attendri. Vous êtes pitoyables mais attachants. (Un temps.) Il y a effectivement une autre solution. Bien que ces deux gourgandines un peu malingres ne soient pas de toute beauté, je pourrais les prendre pour femmes et libérer les parents.

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AGÉNOR Vous oseriez, Monsieur, mettre dans votre lit deux vierges innocentes ? ARTÉMISE, amusée. En tout cas, nous sommes innocentes. LÉOCADIE Je pense, moi, qu’il y a une seconde solution : vous libérez mon mari et mes deux filles, et je deviens votre femme. J’ai toujours eu le sens du sacrifice. DOCTEUR / BARBE-NOIRE Crois-tu que je l’aie aussi ? AGÉNOR, faussement courageux. Si quelqu’un doit se sacrifier, je le répète, c’est moi, car c’est moi seul le coupable. DOCTEUR / BARBE-NOIRE, énervé mais résigné. Bien que la compassion ne soit pas mon fort, vous me faites pitié. (Puis, avec autorité.) Allongez-vous, dépêchez-vous ! Allez, allongez-vous ! CUNÉGONDE, très sainte nitouche. Vous allez vite en besogne, Johnny ! LÉOCADIE, passant outre. Serons-nous obligés de nous coucher sur la dépouille de votre père ? DOCTEUR / BARBE-NOIRE, autoritaire. Je vous ordonne de vous allonger et de vous endormir. 61

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Puisque les Fenouillard sont sous hypnose, ils s’allongent sur les chaises longues et ferment les yeux. Aussitôt, Agénor se met à ronfler et on a effectivement l’impression qu’ils plongent tous très rapidement dans le sommeil. Puis, Germaine descend de son perchoir. GERMAINE, avec la voix chantante d’une ouvreuse de cinéma. Chouchous, esquimaux, chocolat ! DOCTEUR Ce n’est pas l’entracte, Germaine. GERMAINE Je le sais bien, c’est une simple diversion. (Un temps.) Je vous voyais mal parti. (Un temps.) Ils sont très intéressants, ces Fenouillard. Je me demande même s’ils existent vraiment. DOCTEUR C’est de la bonne graine de classe moyenne, courageuse pour ne pas paraître idiote et trop stupide pour imaginer qu’on la manœuvre. GERMAINE Vous êtes un expert, Docteur ! DOCTEUR Au fait, dites-moi : a-t-on encore brûlé d’autres lotissements ? GERMAINE Les quartiers riches vivent dans la terreur et on y attend le messie. Cela pourrait être vous, Docteur !

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DOCTEUR, avec regret. Vous savez bien que je ne fais pas de politique comme tous ces marchands de courant d’air. (Infatué de lui-même.) Toutefois, si je pouvais me rendre utile… GERMAINE, empruntée et juste avant de sortir. Veuillez m’excuser, un petit besoin. Et comme il n’y a pas d’entracte ! Sitôt Germaine sortie, Artémise se lève, à la grande surprise du docteur. DOCTEUR Tu ne dors pas ? ARTÉMISE Faut-il vous répéter que je suis trop résistante pour succomber à votre hypnose ? Je n’ai jamais été dupe de votre supercherie, que je trouve même très subtile. (Un temps et follement attirée par le docteur.) Vous me plaisez beaucoup, mon cher Guy ! DOCTEUR, suspicieux. Est-ce seulement ma fortune qui te fait roucouler comme une midinette ? ARTÉMISE, peut-être sincère. Je vous aime, Guy. DOCTEUR, toujours sur la défensive. Je pourrais être ton père !

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ARTÉMISE Dieu merci, ce n’est pas le cas et un seul me suffit. (Minaudant.) J’ai envie de vous, Guy ! DOCTEUR, il bredouille et s’approche de la jeune fille. Moi aussi. Je t’aime… bien, Artémise. ARTÉMISE, un temps. Êtes-vous trop vieux ou trop blasé pour aimer une jeune fille qui se donne sans arrière-pensée ? DOCTEUR Tu as l’art de poser des questions-réponses. ARTÉMISE Dans ces conditions, nous sommes quittes. (Primesautière.) Je ne suis pas assez bête pour rêver au prince charmant, vous, vous pensez sans doute mettre une jeune fille dans votre lit sans trop d’effort et, au final, notre amour n’aura pas besoin d’hypnose pour exister. Le docteur et Artémise se mettent côte à côte en fixant le public, et récitent des proverbes vrais et faux. Dans le pur style de la commedia dell’arte. ARTÉMISE L’amour donne de l’esprit aux femmes. DOCTEUR Et en retire aux hommes. (Un temps.) L’amour pénètre dans l’homme par les yeux.

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ARTÉMISE Et dans la femme, par les oreilles. (Un temps.) Mais l’amour est aveugle. DOCTEUR Ou bien est-il un crocodile sur le fleuve du désir. (Un temps.) L’amour est un égoïsme à deux. ARTÉMISE Cependant, on ne badine pas avec l’amour. (Un temps.) Je vous aime, Guy, pour tout ce que vous allez me donner. DOCTEUR Et moi je t’aime, Artémise, pour tout ce que tu oublieras de me rendre. ARTÉMISE ET LE DOCTEUR Nous nous aimons. ARTÉMISE Comme deux êtres qui se découvrent. DOCTEUR Comme deux êtres qui vont s’anéantir. ARTÉMISE Marions-nous tout de suite ! DOCTEUR Vite, vite : courons chez le notaire !

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Artémise et le docteur s’embrassent à la hâte, de manière assez maladroite. Puis, tandis qu’Agénor, Léocadie et Cunégonde dorment toujours profondément, ils sortent main dans la main. La scène s’obscurcit aussitôt. Fin du quatrième tableau.

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TABLEAU 5 : ET LE GROOM FUT !

Décor identique au tableau 1. Artémise est allongée sur l’une des chaises longues. Sur sa haute chaise, Germaine soliloque, en scrutant l’horizon avec ses jumelles. GERMAINE Ah Docteur, je vous souhaite bien du plaisir. En épousant une demoiselle Fenouillard, vous fréquenterez assidûment les classes moyennes : quelle tristesse ! (Le docteur fait son entrée ; un temps.) Quelle idée, aussi, de faire croire à ces stupides Fenouillard qu’il suffisait de rêver pour devenir touristes ! DOCTEUR Tu radotes, Germaine. GERMAINE Et pourquoi, alors, désirez-vous inverser les rôles ? DOCTEUR Tu manques de subtilité ! Les Fenouillard doivent penser que, moi aussi, j’ai parfois besoin de devenir idiot. Le docteur, qui s’approche d’Artémise en se frottant les mains d’avoir fait une belle conquête, n’écoute plus Germaine. ARTÉMISE, se réveillant et apercevant son mari. Ce n’est pas très gentil de délaisser sa femme aussi longtemps.

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DOCTEUR Prépare-toi, nous devons partir en voyage ! ARTÉMISE J’espère que tu ne vas pas encore me transformer en touriste imbécile ? DOCTEUR Pourtant, tu résistes fort bien à l’hypnose. ARTÉMISE Ce n’est pas certain, puisque je me suis éprise de toi. DOCTEUR, un temps. Et tes parents, où sont-ils ? ARTÉMISE Ils doivent se reposer dans le bel hôtel que tu leur as payé. Ils ont beaucoup bu lors de notre dîner de mariage. DOCTEUR Je ne le sais que trop. Par bonheur, nous avions très peu d’invités (il rit.) Bon ! Je crois qu’il est temps de faire semblant de dormir : tes parents ne vont pas tarder ! ARTÉMISE Je dormirais à condition que tu me promettes de faire ensuite un vrai voyage de noces dans une île exotique. Que feras-tu de tout ton argent ?

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DOCTEUR, passant outre. Ne me prends pas par les sentiments. Dormons maintenant : il ne faut pas décevoir ta petite famille. Ils s’allongent sur leurs chaises longues et le docteur prend la main que lui tend Artémise. Il la lâchera lorsque les autres Fenouillard feront irruption. GERMAINE Vous allez vraiment dormir, Docteur ? DOCTEUR Vous pouvez me faire confiance : le dénouement approche. GERMAINE, avec les jumelles et en aparté. J’aperçois le reste des Fenouillard. Ils semblent très gais et ils ont bien raison. En mariant leur fille avec l’un des plus beaux partis de la Somme-Inférieure, ces touristes sont moins bêtes qu’on ne le pense. Brusquement, Agénor, Léocadie et Cunégonde entrent sur la scène. Ils portent des cotillons et font le petit train. Agénor a toujours son parapluie rouge et Léocadie son sac de plage. Puis, sur un mode incantatoire, les trois Fenouillard se mettent en rang d’oignons sur le devant de la scène, et commencent un étrange dialogue sous la forme de syllogismes. AGÉNOR Les touristes sont des animaux grégaires. LÉOCADIE Mais les animaux grégaires représentent rarement l’humanité.

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CUNÉGONDE Donc les touristes ne sont pas nécessairement des hommes et des femmes. AGÉNOR Les touristes sont à l’image des classes moyennes. LÉOCADIE Or les classes moyennes sont bêtes. CUNÉGONDE Donc les touristes sont tous des imbéciles. AGÉNOR Les touristes des classes moyennes sont les cibles de tous les terroristes. LÉOCADIE Mais les terroristes sont parfois de gentils docteurs en médecine. CUNÉGONDE Donc les docteurs en médecine n’aiment pas les touristes mais épousent leurs filles. AGÉNOR Le tourisme est l’avenir de l’homme. LÉOCADIE Mais la femme est également l’avenir de l’homme.

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CUNÉGONDE Donc les femmes sont souvent des touristes qui s’ignorent. Puis, ils découvrent le docteur et Artémise. LES TROIS FENOUILLARD, ensemble. Quelle surprise ! AGÉNOR Le docteur tient sa promesse : il a bien commencé son voyage de noces dans le sommeil. LÉOCADIE Quelle idée ! Nous, au moins, nous avons effectué un grand et vrai voyage. CUNÉGONDE C’est une supposition (un temps.) En tout cas, j’aurais mieux à faire que de dormir si j’étais une jeune mariée. AGÉNOR, un temps. Je m’interroge : est-ce en dormant qu’on visite les Sioux ? LÉOCADIE Je préférais les Sioux ou les pirates à cette bande de jeunes imbéciles qui envahissent nos lotissements. AGÉNOR Tu exagères : à peine avons-nous été bousculés par deux voyous en culotte courte.

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CUNÉGONDE, à son père. Maman a raison. Si tu avais lu les journaux, tu serais plus inquiet. LÉOCADIE, elle fouille son sac. Ne perdons pas de temps ! (Elle retire un vieil imperméable, une sorte de chapeau mou et une pipe.) Je crois que nous avons tout le matériel nécessaire. AGÉNOR Comment procédons-nous ? CUNÉGONDE Le docteur a dû te l’expliquer. C’est à toi de jouer, Papa : tu es le chef de famille. AGÉNOR Mais je ne suis pas docteur. LÉOCADIE Tu es un Fenouillard et un Fenouillard a toujours beaucoup de ressources. AGÉNOR, embarrassé. C’est facile à dire. (Il hésite puis prend sa belle voix.) Dormezvous, Docteur ? DOCTEUR Je dors. LÉOCADIE Il ne dort pas puisqu’il parle.

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CUNÉGONDE Il parle en dormant : vous n’allez tout de même pas vous arrêter à ce détail ! AGÉNOR, toujours embarrassé. Bon ! (Il hésite encore.) Docteur, levez-vous, car vous êtes désormais un touriste ! CUNÉGONDE Ce n’est qu’une supposition. AGÉNOR Peut-être, mais je respecte à la lettre les recommandations. Levez-vous, Docteur ! LÉOCADIE, à son mari. Tu manques de conviction ! CUNÉGONDE Maman a raison : on manipule les touristes avec plus de fermeté. AGÉNOR, très ferme. Levez-vous, Docteur ! LÉOCADIE ET CUNÉGONDE, ensemble. Levez-vous, Docteur ! Le docteur se lève et fait quelques pas, comme quelqu’un qui marche au radar. Puis, Agénor prend les effets que Léocadie a pris dans son sac de plage, et les lui donne.

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AGÉNOR, au docteur. J’espère que cet imperméable sera à votre taille. CUNÉGONDE Justement, il serait préférable qu’il soit trop court. Le docteur enfile l’imper effectivement trop court, visse le chapeau sur sa tête, met la pipe dans sa bouche et prend le parapluie des mains d’Agénor. LÉOCADIE Ce parapluie rouge n’est pas du meilleur effet. Et la magie opère. Muni de tous ses attributs, le docteur commence à mimer Jacques Tati, en se précipitant d’un côté de la scène à l’autre. AGÉNOR Ce qu’on peut être bête lorsqu’on dort ! CUNÉGONDE N’avons-nous pas dormi nous-mêmes ? LÉOCADIE Tu es stupide, Cunégonde : nous, nous avons voyagé. LES TROIS FENOUILLARD, ensemble. Vive les vacances de Monsieur Hulot ! AGÉNOR Dommage que ce Monsieur Hulot ne parle pas !

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LÉOCADIE Et que dirait-il ? On entend soudain des bombes qui explosent. Les parents Fenouillard et Cunégonde semblent consternés, tandis que le docteur arrête de mimer Monsieur Hulot. LÉOCADIE, inquiète. Est-ce la guerre ? AGÉNOR La révolte des banlieues arrive sur les plages. CUNÉGONDE La presse n’avait donc pas tort. GERMAINE, affolée. M’entendez-vous, Docteur ? Le docteur retrouve sa voix mais conserve son déguisement, en continuant de s’agiter comme M. Hulot. DOCTEUR Hélas, je n’ai pas entendu que vous. D’où proviennent ces déflagrations ? (Il se débarrasse alors des attributs de Monsieur Hulot.) Racontez-moi, Germaine ! LES TROIS FENOUILLARD, ensemble. Germaine ? AGÉNOR, sans voir Germaine. Mais qui est cette Germaine ?

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DOCTEUR, passant outre. Y aurait-il une émeute plus grave que les précédentes ? GERMAINE, un casque sur la tête. Attendez ! Je viens de brancher la radio locale dans mes écouteurs. (Un temps.) Ils ont fait sauter la mairie ! DOCTEUR Ils ont dû faire sauter la mairie. Artémise se réveille en sursaut, se lève et s’avance vers le public comme une somnambule. Est-elle folle ? Jouet-elle la comédie ? ARTÉMISE Je viens juste de quitter Jeanne d’Arc, qui marchait dans sa douce campagne où couraient les moutons et les chèvres. L’heure est grave pour les touristes, m’a-t-elle dit. LES TROIS AUTRES FENOUILLARD, ensemble et inquiets. Oh !!! CUNÉGONDE Je n’ai jamais vu ma sœur dans cet état. LÉOCADIE, désignant sa fille. C’est grave, Docteur ? DOCTEUR Ce qui est grave, c’est qu’elle ne dorme plus.

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AGÉNOR Depuis qu’on vous fréquente, mon cher Guy Mauve, rien ne va plus. ARTÉMISE, toujours inspirée. Jeanne d’Arc m’a dit encore ceci : il faut protéger le monde de la racaille. DOCTEUR, très paternel, en la prenant par le bras. Ne t’inquiète pas, ma chérie : nous allons réagir ! (Alors qu’Artémise est très abattue, il s’adresse au reste de la famille Fenouillard.) Continuez sans moi : je vais revenir ! Le docteur et Artémise sortent. CUNÉGONDE Continuer quoi ? Nous ne sommes pas au théâtre. AGÉNOR, fataliste. Tout cela me rappelle le rêve de mon dernier voyage. LÉOCADIE, elle se blottit dans les bras de son mari. Je t’en prie, ne dis pas des choses pareilles. J’ai peur ! (Un temps.) Crois-tu que nous allons devenir les cibles favorites des terroristes ? GERMAINE, un temps. En aparté et scrutant l’horizon avec ses jumelles. Je ne pensais pas que ces émeutes étaient aussi graves. Il y a vraiment eu des explosions terribles, et je vois même des flammes là-bas. 77

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AGÉNOR, scrutant aussi l’horizon, sans entendre Germaine. Je vois des flammes, là-bas ! La mairie a vraiment dû sauter. CUNÉGONDE Nous avons échappé aux Sioux et aux pirates, nous avons confondu le péril jaune, nous parviendrons bien à nous réveiller, bientôt, dans un endroit tranquille. LÉOCADIE, encore apeurée. Mais je ne dors pas ! (À son mari.) En tout cas, je ne t’écouterai plus quand, sous prétexte de voyage, tu voudras m’arracher à notre foyer. AGÉNOR Je ne vois pourtant pas d’autre solution que de voyager à nouveau. CUNÉGONDE Mais où pourrions-nous aller ? AGÉNOR, il s’allonge sur une chaise longue. N’importe où et il n’y a plus une minute à perdre. Nous allons donc nous allonger et dormir. LÉOCADIE Tu perds la raison : plutôt que de dormir, nous devrions nous mettre à l’abri.

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AGÉNOR Garde ton sang-froid et fais-moi confiance ! Il est urgent que nous puissions nous endormir. (À Léocadie et Cunégonde.) Allez, dépêchez-vous ! CUNÉGONDE Nous allons t’obéir, Papa, mais parfois, tu me sembles aussi fou que notre docteur. Agénor s’allonge le premier, puis Léocadie et Cunégonde l’imitent après avoir hésité. AGÉNOR, en tenant son parapluie comme un étendard. Les Fenouillard n’abdiquent jamais : pour échapper à la bêtise du monde, partons en voyage et redevenons touristes ! Les trois Fenouillard sont, désormais, en train de s’endormir. Un temps assez long. Le docteur revient seul, habillé en groom, comme s’il était une sorte d’automate. DOCTEUR EN GROOM, excité, avec une voix saccadée. Je suis le groom. Je sers les clients mais je me moque d’eux. En me versant un pourboire, ils ignorent qu’ils deviennent mes sujets. Je suis le roi du tourisme de masse ! Il suffit que je leur sourie pour qu’ils pensent que je les aime. Certains les endorment pour qu’ils croient voyager et moi, je les réveille, afin qu’ils n’oublient pas de consommer. GERMAINE Si seulement je pouvais dormir comme les Fenouillard : au moins, je n’entendrais plus autant de bêtises.

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DOCTEUR EN GROOM Le groom est le maître du plus grand spectacle de l’univers, où des milliers de pèlerins en shorts, chaussettes, sandales et lunettes de soleil, vont et viennent comme les esclaves du plaisir. Moi, le groom, je suis l’apôtre de la nouvelle religion de l’humanité ! GERMAINE, scrutant encore l’horizon avec sa paire de jumelles. Ce n’est pas possible ! (Elle se lève sur sa chaise.) Je n’ai pas la berlue : un autocar fonce sur nous ! La scène s’assombrit brutalement et on entend le choc violent, pareil à celui d’un accident de voiture.

Fin du cinquième tableau.

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ÉPILOGUE

Décor identique. Lorsque la lumière revient, la scène est vide. Germaine, le couple Fenouillard et le docteur ne reviendront plus. Puis apparaissent les deux sœurs dans une tenue sommaire de deuil. Deux voilettes l’attestent. Elles commencent à parler en faisant face au public, sur le modèle de la commedia dell’arte. ARTÉMISE Je suis veuve et nous voici orphelines. CUNÉGONDE Pourtant, je n’ai pas envie de pleurer, d’autant que c’est un miracle que nous ayons pu échapper à la mort. ARTÉMISE Moi non plus je ne pleure pas. C’est la fatalité du terrorisme qui frappe les touristes là où ils s’y attendent le moins. CUNÉGONDE, un temps. Je les aimais… bien, Papa et Maman. ARTÉMISE Papa a fait le dernier voyage dont il avait rêvé et Maman l’a accompagné. CUNÉGONDE C’est également dur, pour toi, de perdre son mari le lendemain de ses noces.

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ARTÉMISE Ce brave Guy n’est-il pas mort en héros ? J’ai compris trop tard son message : toute civilisation prospère crée toujours une double barbarie, celle qui lui est propre et celle de ses prédateurs. CUNÉGONDE, un temps. Le docteur aurait sans doute fait un bon mari. ARTÉMISE, soudain joyeuse. Guy était un bon mari puisqu’il est mort. CUNÉGONDE C’est vrai : désormais, tu es une riche héritière. Les deux sœurs changent alors de jeu. Elles retirent leurs voilettes et se tapent la main comme si elles étaient heureuses de leur sort. Les voici, maintenant, tout à fait complices et polissonnes. ARTÉMISE C’est donc le moment de devenir touristes, rien que toutes les deux. CUNÉGONDE Nous n’aurons donc plus besoin de nous endormir pour partir en voyage ? ARTÉMISE Ce que tu es bête ! La nuit, nous dormirons debout dans les « naich-clubs », comme disait Papa, et nous dégotterons bien quelques touristes désœuvrés pour passer le jour.

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CUNÉGONDE Est-ce cela qu’on appelle le tourisme sexuel ? ARTÉMISE Le vilain mot ! (Elles rient ensemble.) Toutefois, c’est plus exaltant que de voyager pendant notre sommeil comme nos parents Fenouillard. CUNÉGONDE, renfrognée. C’est vrai que toi, tu n’es pas une véritable Fenouillard, puisque tu n’as pas été hypnotisée. ARTÉMISE Tu penses vraiment que je n’ai jamais dormi pendant nos étonnants voyages ? Tu as tort. D’ailleurs, je crois que j’ai encore envie de dormir. CUNÉGONDE À l’instant, tu prétendais le contraire. ARTÉMISE Erreur, car je suis fière d’être moi aussi une Fenouillard, comme toi et comme tout le monde… Artémise et Cunégonde s’avancent face au public. ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble. Tous les touristes sont des Fenouillard qui s’ignorent ! CUNÉGONDE Pourtant, les Fenouillard s’ennuyaient dans leurs voyages.

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ARTÉMISE C’est pourquoi les touristes doivent toujours rechercher le plaisir… ARTÉMISE ET CUNÉGONDE, ensemble. Et le plaisir n’a pas de prix ! Elles rient bruyamment puis s’immobilisent. Noir complet et fin de la farce.

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La compagnie du « Théâtre chez soi »

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Jean-Michel HOERNER

Essai sur La famille Fenouillard Bande dessinĂŠe de Christophe, publiĂŠe en 1893 chez Armand Colin

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INTRODUCTION Sans doute parce que La famille Fenouillard est une bande dessinée, très peu d’ouvrages critiques lui ont été consacrés, à l’exception de la bibliographie de François Caradec et de quelques rares critiques3. C’est d’autant plus regrettable que ce bel album de Christophe, qui a ravi un très grand nombre de lecteurs dont des enfants de plusieurs générations, exprime une sorte de vision prémonitoire du tourisme de masse. Il est donc logique, qu’après sa transposition théâtrale que j’ai écrite avec mon ami comédien et metteur en scène, Laurent Prat, une réflexion approfondie soit proposée. Elle porte surtout sur l’œuvre de Christophe mais ne négligera pas le propos de la « farce » ci-jointe. La préface, en préliminaire, rappelle pourtant que Marcel Pagnol, qui adorait La famille Fenouillard, ne l’imaginait pas en version théâtrale ou cinématographique4. Songeait-il au film assez décevant, qu’Yves Robert a tiré de l’ouvrage, en 1960 ? En tout cas, il indiquait sa préférence pour un éventuel dessin animé et on ne peut que souscrire à cette suggestion. En effet, comme on le démontrera, si les grands voyages de la famille Fenouillard n’ont lieu que pendant leur sommeil, les personnages ne peuvent pas être trop réels. Je me réjouis donc de l’idée de mon co-auteur, lorsqu’il a souhaité transformer notre « farce », La famille Fenouillard fait son tourisme, en une sorte de commedia dell’arte, où les protagonistes portent les célèbres masques de cuir. Évoquer cela, tout d’abord, donne la teneur de cet essai, car l’ouvrage apparemment badin de Christophe annonce certainement la naissance du tourisme de masse et ce qu’il allait devenir. 3 François Caradec, Le Sapeur Camember, La Famille Fenouillard, Le Savant Cosinus, Paris, Pierre Horay, 1981. Jean-Michel Hoerner, La famille Fenouillard : une œuvre prémonitoire ?, Paris, Revue Hérodote n°237, 4ème trimestre 2007. 4 Marcel Pagnol, Op. cit.

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La complexité de cette bande dessinée nous conduit donc vers une réflexion élargie propre à la science du tourisme5. Alors que tout semble les confondre avec les rentiers anglais de la leisure class, les Fenouillard aspireraient déjà à intégrer la grande bourgeoisie française conquérante de l’époque. Non pas dans sa pratique touristique, qui se limite à la villégiature en bord de mer, mais dans sa manière de considérer le tourisme comme un outil de promotion ostentatoire. Or, guère trop riche, la classe moyenne des Fenouillard ne peut y parvenir, et il faut un artifice. C’est un argument soutenu dans cet essai, bien que le périple de la famille picarde ressemble beaucoup à ceux des touristes internationaux actuels. En outre, non seulement La famille Fenouillard est une œuvre prémonitoire qui anticipe les travers du tourisme de masse, mais elle suggère également une vision globale d’un phénomène de société. Bien que depuis le XIXe siècle, son rôle évolue beaucoup, on doit reconnaître que cette dimension devient très intéressante.

5 Jean-Michel Hoerner et Catherine Sicart, La science du tourisme, Précis franco-anglais de tourismologie, Éditions Balzac, 2003, et JeanMichel Hoerner, Géopolitique du tourisme, Paris, Armand Colin, 2008.

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L’UNE DES TOUTES PREMIÈRES BANDES DESSINÉES FRANÇAISES Âgé seulement de 33 ans, Christophe n’est pas encore un universitaire consacré lorsqu’il commence à publier, dans Le Journal de la Jeunesse puis dans Le petit Français, les premiers épisodes de La famille Fenouillard. Cependant, en 1893, date de la parution de l’œuvre complète à la Librairie Armand Colin, Christophe a changé de statut, en devenant sous-directeur du laboratoire de botanique à la Sorbonne. Il ne regrette donc pas d’avoir pris le pseudonyme de Christophe, ce qui se justifie fort bien lorsqu’on s’appelle Georges « Colomb », qu’on simule les voyages des Fenouillard ou qu’on s’apprête à montrer l’impuissance du savant Cosinus à voyager. Dans l’une des dernières planches des Fenouillard, il n’hésite d’ailleurs pas à faire figurer le nom du glorieux navigateur sur un blason de Saint-Rémy-sur-Deule, le village familial, aux côtés des Fenouillard, bien sûr, et de « La Peyrouse » (figure 1).

Dans la salle d’attente, magnifiquement décorée, le docteur présente ses deux neveux, MM Anatole et Polydore, sur lesquels ces demoiselles font une vive impression. Ces demoiselles ont un air timide, mais non plus embarrassé. Figure 1 : Le retour triomphal des Fenouillard

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Christophe demeure un esprit caustique et, si l’on peut regretter qu’il n’utilise pas les bulles ou phylactères inconnus à l’époque6, on est émerveillé du texte apposé sous les images. Certes, celles-ci sont drôles et rappellent qu’un professeur de sciences naturelles a nécessairement d’excellents dons de dessinateur. Ainsi, il croque les personnages avec beaucoup de précision sans trop se préoccuper de l’arrière-plan, sinon d’y joindre quelques symboles (par exemple, une épure de squelette et une hachette de boucher dans le cabinet du docteur ; figures 4 et 10). Cependant la syntaxe de l’artiste est inimitable, bien qu’il soit vain de se demander si le texte aurait pu constituer sa seule matière. Malgré la rusticité du dessin, on doit reconnaître que l’ensemble est une rare réussite. Nonobstant, Christophe a le goût des mots et des noms. À l’origine, il évoque la famille Cornouillet, qui habiterait à Paris. Plus tard, il les nomme les Fenouillard, ce qui sonne mieux, et en fait les natifs d’un village de la Somme-Inférieure : ça ne s’invente pas ! Le père se prénomme Agénor, la mère Léocadie, et leurs deux filles, filiformes et un peu gourdes (mais les parents ne sont pas en reste : cf. le dessin au début de l’essai), portent les jolis prénoms d’Artémise et de Cunégonde. Même la propension actuelle de dénicher tous les petits noms possibles ne les a pas encore ressuscités. Quant au nom du docteur, Guy Mauve, il n’a rien à envier au père de Mme Fenouillard, un certain Jean Bonneau. La richesse des légendes, drôles et vivantes, est donc séduisante. Ainsi, dans l’épisode du chapitre intitulé « un nouveau sport » sur lequel nous reviendrons, on se demande s’il ne faut pas être féru de l’histoire de la Grèce antique pour tout saisir. Emporté par le mouvement lancinant d’une bielle sur laquelle il s’est maladroitement juché, Agénor retrouverait sans doute ses souvenirs de lycée : « La vitesse continuant à s’accélérer, M. Fenouillard, qui a le pied marin, et qui ne 6 Ils apparaissent pour la première fois en 1896, dans Yellow Kid, de l’Américain Richard Outcault.

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sait pour combien de temps il est fixé à la bielle, se compare mentalement à Ixion, et cherche à varier ses positions, dans l’ultime conviction où il est que l’ennui naquit un jour de l’uniformité ». Les esprits curieux doivent savoir qu’Ixion a été projeté dans l’enfer du Tartare par le dieu Zeus. On pourrait d’ailleurs multiplier les citations, souvent très saugrenues. Léocadie, qui ne souffre pas les Anglais, s’exclame : « La perfide Albion qui a brûlé Jeanne d’Arc sur le rocher de Sainte-Hélène ». Ou, la même, face à l’océan : « Que c’est beau ! L’immensité, c’est le commencement de l’infini ! » Naturellement, Agénor n’est pas en reste : « Sachez, mes filles, que nous sommes des atomes jetés dans le gouffre sans fond de l’infini ! » On aura l’occasion, par la suite, de citer quelques autres phrases très bien agencées.

Mais voilà qu’un soir, Mme Fenouillard se lève brusquement et s’écrie : « C’est pas tout ça! mais nous devenons de vrais mollusques! J’entends que, dès demain, nous partions en voyage ! » - « Oh! veine ! » s’écrièrent ces demoiselles avec la correction de langage qui leur était habituelle. Figure 2 : Premier départ

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L’histoire des Fenouillard est découpée en chapitres aux titres simples et suggestifs. Tout d’abord, « le prologue » raconte la jeunesse tumultueuse des deux filles, Artémise et Cunégonde, avant le « premier et faux départ » de la famille. Or, aussitôt, on relève une contradiction. Comme le montre la planche ci-jointe (figure 2), c’est Mme Fenouillard qui prendrait l’initiative de partir en voyage alors que, quelques pages plus loin, « elle déclare à son époux que dorénavant elle ne l’écoutera plus quand, sous prétexte de voyage, il voudra l’arracher à son foyer ». S’agit-il d’une erreur de Christophe ou voudrait-il laisser entendre que, d’une façon générale, la décision de voyager échappe totalement aux Fenouillard ? Le premier périple des Fenouillard tourne court et, très rapidement, commence leur « deuxième voyage ». Ils visitent alors Paris, notamment accrochés à l’ancre d’un ballon peu dirigeable, et terminent leur épopée aérienne dans le télescope de Foucault, au grand dam des « astronomes qui étaient en séance pour discuter la 72ème décimale du logarithme Népérien de 0,000 000 42 » (sic). Christophe n’est-il pas un homme de science ? Cette mise en bouche introduit les épisodes suivants, constitués par « La famille Fenouillard aux bains de mer » après qu’on a procédé « à la confection des malles avec un louable empressement ». Puis, il y a « La Famille Fenouillard au Mont Saint-Michel » où la gente féminine dévore « l’omelette de 36 œufs (…) de Madame Poulard aîné », et « La Famille Fenouillard au Havre ». Ce sont encore des touristes ordinaires, semblables aux rentiers anglais. C’est seulement à partir du chapitre intitulé « La Famille Fenouillard visite des Bateaux », que débute le véritable voyage « touristique » des quatre personnages, de manière fortuite et imprévue. Une voie semée d’embûches les conduit alors chez les Américains en pleine campagne électorale, chez les Sioux et les trappeurs canadiens, les Japonais après qu’ils ont traversé le détroit de Behring, les Papous cannibales, dans les montagnes himalayennes, et enfin chez les populations du Moyen-Orient et de l’Espagne profonde.

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On fera, cependant, deux observations. La première concerne la rencontre des Fenouillard avec le docteur Guy Mauve sur le bateau d’embarcation, qui reste le véritable acte fondateur de l’album. Aussitôt, il s’intéresse aux quatre personnages, qu’il juge comme « des animaux hibernants » qui « tombent en léthargie »7. La seconde se rapporte à l’intitulé du chapitre après la visite des bateaux, « La Famille Fenouillard de l’Atlantique au Pacifique ». Puisqu’il n’est pas concevable que Christophe ignore sa géographie, l’itinéraire entre la ville de New York et le campement des Sioux, installés dans les plaines occidentales des Etats-Unis, est sans doute un élément probant de l’imaginaire du voyage des Fenouillard. Avant le chapitre folklorique final « Appendice et pièces justificatives », qui ajoute surtout de la fantaisie, le « Retour triomphal » et « l’Apothéose » consacrent la réussite des Fenouillard. Depuis leur visite chez les Papous jusqu’au retour dans leur village natal de Saint-Rémy-sur-Deule, les Fenouillard voyagent, comme on l’a dit, sous le contrôle bienveillant du docteur Guy Mauve qui, apprend-on, est originaire du même village que le leur. Or, non seulement, ils reviennent à la vie normale comme en témoigne l’intimité d’un compartiment de chemin de fer, mais l’accueil enthousiaste que réserve le village à ses grands voyageurs et le mariage des filles, Artémise et Cunégonde, avec les neveux du docteur, Anatole et Polydore, transforment les Fenouillard en héros adulés. Grâce au docteur Guy Mauve, qui atteste en quelque sorte leur qualité de grands (et faux) voyageurs, Agénor et Léocadie sont transfigurés. Le tourisme ne serait-il pas alors la thérapie miracle du bon docteur ? Voici l’une des clés de l’ouvrage, après bien d’autres. Leur faux voyage, en l’occurrence l’acte touristique, aurait donc des vertus qu’on ne soupçonnait pas. 7 Une léthargie est « un sommeil profond et prolongé dans lequel les fonctions de la vie semblent suspendues » (Petit Robert), ce qui ressemble à un « sommeil hypnotique ».

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Enfin, les Fenouillard appartiennent aux classes moyennes (figure 3). Ce sont d’honnêtes commerçants, des bonnetiers « de père en fils » qui pratiquent « depuis des temps préhistoriques, le commerce des bonnets imperméables et des bas antinévralgiques (articles spéciaux pour célibataires des deux sexes) ». On les voit réunis dans leur salon cossu. Le mobilier, la robe de chambre de M. Fenouillard, les filles qui jouent du piano et chantent tout en « grandissant en sagesse et en arts d’agréments », confirment un certain statut social. L’image des parents assoupis tandis que leur progéniture s’éreinte aux joies de la musique, veut sans doute montrer que les Fenouillard ne sont pas destinés à faire le tour du monde. Ils sont à l’opposé de tous les aventuriers, et ne seraient prêts qu’à devenir touristes.

Figure 3 : « Calme précurseur d’événements orageux »

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Christophe connaît parfaitement la société petite-bourgeoise qui veut imiter la classe la plus huppée, déjà adepte de la pratique du tourisme. Or ne veut-il pas signaler sa prochaine mutation en la projetant dans un imaginaire qui ne sauverait que les apparences ? Les planches symboliques du « premier voyage » inachevé révèlent, en effet, l’inadaptation des Fenouillard au monde moderne qui devrait avoir raison, un jour ou l’autre, de leur petit commerce tranquille. Si, dans son film, Yves Robert prétend que les Fenouillard veulent voyager pour épater leurs voisins, c’est sans doute parce qu’il anticipe, lui aussi, le désespoir d’une classe en voie d’extinction. Pour autant, M. et Mme Fenouillard, aujourd’hui, seraient peut-être chef de bureau et infirmière, ou enseigneraient dans un collège. Leur éventuel avenir se situerait donc dans la mutation des métiers des classes moyennes. Cependant, l’épisode du bain de mer en Bretagne est, à bien des égards, révolutionnaire pour l’époque et indique, une fois encore, ce que va devenir le tourisme de masse pour les classes moyennes. Certes, Christophe n’a pas dû inventer la scène mais il faut rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, on prenait encore des bains de mer pour se soigner selon l’ancien avis thérapeutique du Docteur Russell. Or on assiste à une baignade tout à fait contemporaine, où les touristes Fenouillard sont roulés par une grosse vague. De même qu’on les voit en perpétuelle confrontation avec les populations visitées, où ils émettent des jugements à leur égard qui ne choquent pas l’entendement actuel. Enfin, les rapports entre les époux Fenouillard semblent très modernes, en laissant entendre l’émancipation féminine. Le mari, rempli de certitudes, veut affirmer son autorité mais, chaque fois qu’elle le peut, souvent avec la complicité des filles, son épouse lui rabat le caquet. On a droit alors à de petites scènes de ménage très cocasses, qui peuvent même prêter à confusion lorsqu’Agénor donne du « bobonne » à Léocadie. À force de plonger ces aventures dans notre siècle,

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on oublie la pratique de la langue d’autrefois. L’étymologie du terme s’explique par le redoublement de « bonne » qui ne rabaisse pas l’épouse mais serait, à la fin du XIXe siècle, « un terme d’affection » depuis 1828. Toutes ces considérations ne font-elles pas des Fenouillard les représentants de notre classe moyenne avant l’heure ? En tout cas, la situation est bien campée. Une famille petitebourgeoise s’ennuie dans son village picard et décide de partir en voyage. Contre toute attente. La première partie est déjà tout à fait touristique, les Fenouillard vivant leurs aventures initiales comme les rentiers anglais qu’ils côtoient et détestent. La seconde, qui les conduit à travers le monde, introduit le personnage d’un médecin de la navale, le docteur Guy Mauve, qui joue donc un rôle de Pygmalion scientifique. Il étudie les Fenouillard, assimilés à « des animaux hibernants » (figure 4), et à partir de là, on peut douter de la réalité de leur voyage. Ne deviendraient-ils pas touristes malgré eux ? Puis, le retour de la famille au village, avec le docteur, apparaît enfin comme un triomphe.

Le docteur Guy Mauve, médecin du bord, en profite pour ajouter un 72ème chapitre à son mémoire sur le sommeil des animaux hibernants. Dans ce chapitre, il prouve : 1° que la léthargie peut être assimilée au sommeil hivernal ; 2° que M. Fenouillard dort à la façon des ours, Mme à l’instar des marmottes et Mlles comme des loirs. Figure 4 : La consultation du docteur Guy Mauve 98

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LE TOURISME À L’ÉPOQUE DES FENOUILLARD Tout au long du XIXe siècle, une première forme du tourisme naissant se marie au spleen des romantiques, en retrouvant les accents du glorieux Wanderer (errant) de Goethe, ou prend la forme caricaturale des loisirs des rentiers anglais. Bien que la dichotomie entre voyageur et touriste ne soit pas clairement établie à l’époque, on pressent déjà le divorce concrétisé aujourd’hui. De toute façon, il faut appartenir à la classe aisée, disposer de temps libre et, quoi qu’on en dise, vouloir voyager ou se déplacer de plusieurs centaines de kilomètres, pour s’adonner à une activité touristique. Le tourisme de la bourgeoisie française, notamment parisienne, constitue pourtant une variante particulière. Attachée à la valeur du travail, elle développe plutôt le séjour de villégiature dans les stations normandes, à condition qu’il ne nuise pas à ses affaires. Cette expansion est favorisée par le chemin de fer, ce qui peut expliquer que les gares correspondent souvent à des stations. À ce titre, ces touristes attachés à leurs résidences secondaires sont aux antipodes des voyageurs littéraires, qui cultivent le spleen, mais également des rentiers anglais qui batifolent au gré de leur humeur. Le personnage de Mémoires d’un touriste de Stendhal, en 1838, est un austère « marchand de fer », qui pourrait bien s’assimiler aux premiers. S’il est touriste, c’est pour ses affaires qu’il ne sacrifie jamais. Il s’intéresse à la vie régionale à l’instar d’un témoin de son siècle, et ne laisse qu’une très faible part au rêve et à l’imaginaire. Les hauts fonctionnaires qui disposent de deux semaines de vacances mais préfèrent l’hôtel, sans doute faute de moyens pour faire construire une villa, intègrent aussi cette catégorie. Ils sont fort bien décrits par Marcel Proust, qui choisit la station de Cabourg, nommée Balbec : « Pour une certaine partie – ce qui à Balbec, donnait à la population d’ordinaire banalement riche et cosmopolite, de ces sortes d’hôtels de luxe, un caractère

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régional assez accentué – ils (les touristes) se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d’un premier président de Caen, d’un bâtonnier de Cherbourg, d’un grand notaire du Mans qui, à l’époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l’année ils étaient disséminés en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dame, venaient se concentrer dans cet hôtel »8. Les Fenouillard envient sans doute ces touristes français mais, comme dans Le tour du monde en quatre-vingt jours de Phileas Fogg proposé par Jules Verne (1873), ils s’inspirent des exemples anglais. Le phénomène touristique s’assimilerait alors à une fuite en avant face aux dures réalités économiques et, d’ailleurs, Christophe ne s’embarrasse pas des contingences matérielles. Ainsi, hormis la référence à l’omelette de « Madame Poulard aîné » et au dîner d’Artémise et de Cunégonde, les Fenouillard ne séjournent jamais dans une chambre d’hôtel ni ne sont attablés dans un restaurant. Ce n’est sans doute pas un hasard. Ils appartiennent, même s’ils s’en défendent, à la catégorie des flâneurs. Autrement dit, l’auteur choisit la version du tourisme décrite par La Revue Britannique de 1829 : « Quant à ces touristes frivoles, qui passent et repassent par les grandes routes pour chasser leur ennui, et se jouent à la surface du globe comme les animalcules tourbillonnent dans un rayon de soleil, ignorés et ignorants, prétentieux et ridicules, ils ne voient rien et personne ne les remarque ». Pourtant, on les remarque bien et on se moque d’eux, car on les identifie aux bourgeois imbéciles, les rentiers de la Leisure Class anglaise et les autres. Cela est surtout vrai dans la première partie de l’album.

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Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, 1919.

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Figure 5 : Les voyageurs de Töppfer (D’après Marc Boyer «Rodolphe Töppfer distingue voyage et tourisme. Il vante le premier voyage éducatif, libre, sac au dos sur la route. Il caricature les touristes… qui vont aux mêmes rites cent cinquante ans avant le guide du Routard… »)

En outre, M. Fenouillard, personnage central de l’album de Christophe, aurait deux origines. La première se rapporte à deux bandes dessinées du Suisse Rodolphe Töpffer9, Les Voyages de Zig-Zag (1844) et Les Nouveaux voyages de Zig-Zag (1853). L’illustration ci-jointe (figure 5) et la légende de Marc Boyer10, mettent en opposition « le voyage éducatif » et celui des touristes. Cette ultime variante n’est pas contradictoire, et elle insiste une fois encore sur l’attitude ridicule des seconds. Est-elle inspirée, comme on l’a suggéré, de l’esprit bourgeois du siècle de la révolution industrielle ? On oublie trop souvent que le XIXe siècle, en Europe occidentale, accorde beaucoup d’importance à l’éducation et à la santé. Thomas Cook, le fondateur des voyages à forfait, n’est-il pas à l’origine un baptiste puritain qui dirige une ligue antialcoolique ? 9 Christophe connaissait l’œuvre de Töpffer, puisqu’il cite cet auteur en exergue de son livre. 10 Marc Boyer, Histoire du tourisme de masse, Paris, PUF / Que sais-je ? N° 3480, 1999.

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La seconde clé des Fenouillard tient probablement au Voyage de M. Perrichon, une comédie d’Eugène Labiche de 1860. Certes, Perrichon ne fait pas le tour du monde, mais il va dans les Alpes à l’instar des touristes anglais. Par ailleurs, il a également une femme, qui regimbe contre son mari tout comme Léocadie, mais une seule fille, Henriette, qui a deux prétendants. Son parapluie (plus un panama) et ses propos font vraiment penser à Agénor : « C’est le départ qui est laborieux » ; « Ah ! pardon ! c’est la première fois que je voyage ». En outre, ce que dit Henriette à son père ne dépareillerait pas dans la bouche d’Artémise ou de Cunégonde : « Voilà au moins deux ans que tu nous promets ce voyage ». Cependant, dramaturgie oblige, Perrichon est mieux installé dans la vie professionnelle : « Un commerçant ne se retire pas aussi facilement des affaires qu’une petite fille de son pensionnat ». En fait, Perrichon et sa petite famille vont faire un vrai voyage, ce qui tranche avec le tourisme des Fenouillard. Mais le point commun des deux œuvres tient à la description de la bourgeoisie des classes moyennes, et notamment au caractère des deux principaux belligérants, certainement inspiré du Bourgeois gentilhomme de Molière. Lorsque Philippe Soupault11 décrit M. Perrichon, il campe aussi bien Agénor : « Le bourgeois est un individu qui systématiquement ignore ses ridicules, ses vices et même ses qualités. Il ne s’excuse jamais. Il aurait honte d’être vicieux comme il refuse d’être bon. Il a adopté pour modèle un certain personnage, très caractérisé, et il croit s’y conformer. Il fait tous ses efforts pour y parvenir, mais n’y réussit pas, et c’est précisément cette maladresse qui est comique ». Pour autant, Christophe ajoute des personnages qui rehaussent les caractères de ceux plus secondaires de Labiche, dans la mesure où ce n’est pas M. Fenouillard mais la famille toute entière qui part en voyage. La petite phrase du dénommé Daniel, l’un des deux prétendants d’Henriette dans 11

Philippe Soupault, Labiche, Édition du Sagittaire, 1945.

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la comédie de Labiche, éclaire les deux œuvres : « Je me suis toujours demandé pourquoi les Français, si spirituels chez eux, sont si bêtes en voyage ».

Enfin, nos voyageurs réussissent à trouver place dans une voiture de touristes. – Plus on est de fous, plus on rit, a dit M. Fenouillard. Mais madame Fenouillard affirme que plus on est de fous plus on est serré. C’est là que madame Fenouillard sent percer la dent qu’elle devait conserver toute sa vie contre la « perfide Albion ». Figure 6 : « La voiture de touristes »

Quoi qu’il en soit, le dilemme voyageur / touriste est au cœur des motivations de Labiche et de Christophe, et pourtant, ni l’un ni l’autre n’évoquent vraiment le tourisme. Tout au plus, le dernier parle « d’une voiture de touristes » (figure 6), en précisant toutefois que son ouvrage est « destiné à donner à la jeunesse française le goût des voyages ». Le terme « touriste » serait-il difficile à porter ? Il faut plutôt croire que Christophe a une toute autre ambition que Labiche. M. Fenouillard refuse de se reconnaître touriste car il en est véritablement un. Son comportement au bord de la mer, avec sa petite famille, est ainsi sans ambiguïté et sa propension à se mêler aux touristes anglais vise certainement à leur ressembler davantage à condition, bien sûr, qu’on ne l’assimile pas, ni sa femme non plus, aux sujets

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de la « fière Albion ». Les critiques de Christophe demeurent sans ambiguïté. Ainsi, ne doit-on pas s’étonner qu’un guide, à Paris, soit un « cicérone parlant anglais », ni même qu’au Havre, ce soit un autre Anglais, un « oisif » (sic), qui s’adresse aux Fenouillard ? L’auteur s’en donne donc à cœur joie avec ces touristes anglais que le dictionnaire Littré qualifie de « voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement ». Si ce sont, en effet, les premiers modèles de touristes, il faut les dépasser. Christophe a sans doute en mémoire l’avertissement du journaliste Francis Wey12 qui, après la publication Mémoires d’un touriste par Stendhal, en 1838, a méchamment affublé le grand écrivain de « M. le touriste ».

A partir de ce jour, la famille étant devenue légendaire, ne peut plus sortir sans être escortée par la marmaille du pays. Aussi, madame s’empresse-t-elle de quitter cette plage inhospitalière. M. Fenouillard proteste par sa soumission contre ce départ qu’il qualifie tout bas de précipité. Figure 7 : Les touristes Fenouillard 12

Francis Wey, le journal La Presse, 10 juillet 1838.

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Toutefois, et même dans la seconde partie qui manifeste une autre ambition, Christophe ne cesse de caricaturer le tourisme naissant. Il suffit de rappeler l’une des toutes premières planches où les Fenouillard errent dans Saint-Malo, accompagnés « par la marmaille du pays » (figure 7), et de citer également d’autres planches de leur tour du monde, certes plus exotiques telles qu’au Japon (figure 14), mais toujours dans la même veine. Les Fenouillard ne portent-ils pas « d’antiques costumes passés de mode depuis longtemps » ? L’auteur s’amuse : « Le peuple japonais, né malin, a surnommé ces personnages. 1° M. Pontifical (à cause de son allure solennelle) ; 2° Madame Douceur (elle a toujours l’air furieux) ; 3° et 4° Mesdemoiselles Oie et Canard (à cause de leur démarche gracieuse) ». Ces images symboliques tiendraient à l’intimité des allers et retours touristiques, liée au préfixe « tour » de tourisme, ce qui laisse entendre que les Fenouillard sont partout comme chez eux. Les touristes, si malheureux d’être la cible de quolibets, aiment pourtant à en remontrer à leurs amis. C’est dans ce sens qu’ils affichent ce qu’ils ne sont pas mais voudraient devenir. On retrouve une telle attitude de vantardise chez Agénor auprès de ses amis, parmi lesquels il y aurait le même Follichon (un symbole !) qu’on aperçoit dans une planche précédente. Lorsqu’il celui-ci lui demande : « Tiens, Fenouillard ! Te voilà revenu », la réponse ne se fait pas attendre : « Oui. Je suis venu changer de pantalon, mais je vais repartir ». Et, bien sûr, il se vante d’avoir vu Paris « à vol d’oiseau », lorsque toute la famille est soumise à la résistance du fond de pantalon de M. Fenouillard après son harponnage par l’ancre du dirigeable, sans entrer dans les détails. Il convient également de souligner le même rang social chez les interlocuteurs d’Agénor : un gibus noir identique, la canne chez l’un contre le parapluie chez l’autre. La petite bourgeoisie reste sa classe de prédilection, comme chez le dessinateur Honoré Daumier.

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Par ailleurs, les Fenouillard vivent toutes les aventures possibles, souvent malheureuses et ridicules, dans les moyens de transport, ici dans un train, là dans une diligence. Le tourisme se résume alors souvent et encore à la promiscuité des Anglais et à l’inconfort des voitures, parfois des deux ensemble lorsqu’un Anglais, par exemple, manifeste du sans-gêne à l’égard de Léocadie. Toutes ces escapades rocambolesques laissent bien sûr nos héros sur leur faim. Ils tournent en rond et ne s’épanouissent pas. On sent qu’ils aspirent à autre chose mais qu’ils sont incapables d’y parvenir. À preuve, ou ils ne parviennent pas à échapper à l’emprise délétère des Anglais, ou ils doivent retourner dans leur village. À ce propos, le village dont il est question conserve sans doute l’allure de la vie parisienne des Cornouillet, avant qu’ils ne deviennent les Fenouillard de la Picardie, cette terre qui vit passer tant de jeunes aristocrates anglais prêts à faire un « petit tour » ou un « grand tour » en Île de France ou sur la Riviera13. Christophe a replacé leur origine à la campagne, probablement pour accentuer le comique de situation à la fin de l’ouvrage, mais il est un homme de la grande ville, et cela se sent toujours. On ne peut conclure cette partie sans revenir sur l’opposition classique entre tourisme et voyage, et on a en mémoire l’aphorisme de Nicole Heissler lorsqu’elle prétend qu’elle « hait le tourisme car elle adore les voyages »14. On pense également à la démonstration pertinente de Michel Houellebecq15. Selon ce romancier, à cause de l’effet du double bind (suivre quelqu’un comme son ombre), le touriste aspirerait au voyage unique et exceptionnel, c’est-à-dire au vrai voyage, mais dès qu’il croit avoir déniché la destination le lui permettant, des centaines de touristes le rejoignent. Donc, il reste touriste et échoue 13 Ces expressions sont à l’origine des termes de « touriste » et de « tourisme ». 14 Nicole Heissler, Voyage et/ou tourisme, du rêve à la consommation, in Tourisme et société, Paris, L’Harmattan, 1992. 15 Michel Houellebecq, Plateforme (roman), Paris, Flammarion, 2001.

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toujours. En transposant cette conception du tourisme aux Fenouillard, on aboutirait à un résultat controversé. Certes, au début de l’album, ils subiraient le syndrome du double bind, mais après leur tour du monde, dans la mesure où ils reviennent en triomphateurs et accèdent donc à la notoriété (Agénor et Léocadie – figure 12 – s’imaginent revêtir l’écharpe de maire de leur village, ce qui est surréaliste pour une femme qui n’a pas le droit de vote !), on pourrait croire que le tourisme les a vraiment transfigurés. Ils cherchaient une reconnaissance et l’ont obtenue. Même leurs niaises de filles trouvent des maris de bon parti. Les Fenouillard ont donc le sentiment d’avoir voyagé et de n’être pas restés les touristes flâneurs qu’ils étaient au début de l’histoire. Pour en revenir au double bind, ils seraient même des touristes transformés en vrais voyageurs. Cela fait alors penser à « l’échelle des voyageurs » définie par Nietzsche16, selon laquelle les premiers paliers rappellent l’impuissance des touristes, « qu’on voyage », tandis que les tout derniers échelons indiquent le vrai voyage, dans lequel l’implication des voyageurs est grande. Toujours d’après les expressions nietzschéennes, les uns ne seraient que des inférieurs passifs tandis que les autres prétendraient accéder au rang des actifs supérieurs. Cette explication audacieuse est-elle applicable aux Fenouillard ? Dans la mesure où ils n’ont apparemment rien de supérieurs et où leur comportement prête à rire, ne seraient-ils pas plutôt les figures d’un mauvais rêve qui n’amuseraient que les enfants ? On le constate, il y a un hiatus. À moins qu’on ne tienne compte du vrai rôle du docteur Guy Mauve qui, en quelque sorte, magnifierait le sort des Fenouillard.

16 Frédéric Nietzsche, « l’échelle des voyageurs », Humain, trop humain II, Opinions et sentences mêlées (228), 1879.

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Figure 8 : Voyage intercontinental

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LES TOURISTES, CES VOYAGEURS DANS LEUR SOMMEIL La thèse selon laquelle les Fenouillard ne voyageraient que dans leur sommeil explique également la pièce de théâtre. Presque trop simple bien que seulement suggérée par Christophe, elle ne remet pas seulement en cause l’authenticité de leur voyage, qui est bien sûr trop étrange pour être vrai. En effet, les Fenouillard semblent construire leur périple à partir de leur imagination, un peu comme ces touristes qui, sur des lieux touristiques, parviennent à reconstituer les heures glorieuses du passé. Ne retrouve-t-on pas tous les poncifs auxquels on s’attend, tant chez les Sioux que chez les Japonais ou les Papous cannibales, par exemple ? À la fin du XIXe siècle, la culture qu’on a du monde est différente de la nôtre, et je ne doute pas que Christophe se soit nourri des publications des grands voyageurs. Un exemplaire du Tour du Monde (premier semestre 1882), publié à la Librairie Hachette, confirmerait cette déduction : les gravures ressemblent tout à faire aux représentations de Christophe ! Si, dans la première partie, la plus réelle de l’œuvre de Christophe malgré les invraisemblances, les Fenouillard sont comparables aux touristes anglais qu’ils côtoient, la seconde, qui débute dans un bateau en partance pour l’Amérique, est d’une toute autre facture. Les Fenouillard vont voyager dans les aventures de livres qu’ils ont dû acheter et ce qui préoccupe l’auteur, c’est la manière dont ils y parviennent et peuvent ensuite les enchaîner pour les justifier. Avant d’insister sur le premier point, qui est le plus important, on rappellera les éléments du second qui correspondent à trois cas de figure. Le premier est une rupture totale, une sorte d’éblouissement. Par exemple, avant d’arriver chez les Sioux, les Fenouillard basculent par l’ouverture de leur compartiment de train, car « une force mystérieuse, puissante et instantanée, les entraîne ». Aussitôt, on aperçoit les Indiens qui chassent le bison. Le second,

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souvent utilisé, est constitué par un lien avec la vie quotidienne des Fenouillard. Ainsi, dans la forêt canadienne, face à un boa et un ours, « M. Fenouillard ouvre instantanément son parapluie rouge pour mourir à l’ombre de cet alpaga antique qui protégea tant de générations de Fenouillard ». Le troisième fait appel à une poésie naïve des mots et encore à la dérision, comme au Japon. Après l’évasion d’Agénor et l’alerte donnée, les agents de police et une quantité innombrable de badauds se jettent dans la mer, en pleine nuit, et le « lendemain, lorsque l’aurore aux doigts de rose ouvrit à l’ardent Phébus les portes d’or de l’Orient, les nautoniers repêchèrent (en comptant les femmes et les petits enfants) 44 623 cadavres 1/2, car il y avait un culde-jatte ! » Si les Fenouillard sont donc de faux voyageurs et deviennent de vrais touristes, la raison profonde nous renvoie à l’époque de l’auteur. Jadis, seuls des explorateurs font le tour du monde, mais on peut les envier. On peut rêver de les imiter, afin de raconter ensuite ses exploits et de bénéficier d’une grande notoriété. Rappelons que les livres de voyages cités, avec leurs belles gravures, connaissent un grand succès : les Fenouillard doivent les lire et rêver de voyager au-delà des mers pour devenir sinon célèbres, du moins respectables. Nous entrons donc dans la virtualité. En effet, ces voyages peuvent être simulés, en donnant l’impression qu’ils existent bel et bien. Comment y parvenir ? Par l’hypnose, qui est capable de faire croire à cette illusion. Cependant, chacun le sait, si des personnes hypnotisées pensent vivre dans l’instant des aventures invraisemblables, ils ne s’en souviennent plus dès qu’ils ne sont plus en léthargie commandée. Or, dans la mesure où Christophe insiste sur les conséquences des faux voyages des Fenouillard, il ne peut pas séparer les deux états de sommeil et d’éveil. C’est pourquoi nous pensons que l’auteur suggère l’hypnose sans la mentionner. La réalité de son récit est à ce prix. Pourtant, il suffit de se remémorer l’épisode sur le bateau

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en partance théorique vers l’Amérique, et il faut donc revenir au point de départ de la fausse aventure des Fenouillard autour du monde, où l’épisode de la bielle, qu’on a déjà signalé, reste fondamental. Éveillés, ils sont aussi dérisoires que les rentiers anglais. Lorsqu’ils s’endorment, le message est tout autre. Pas moins de neuf planches veulent ainsi démontrer qu’Agénor va bientôt sombrer dans le sommeil au terme du mouvement lancinant, puis accéléré, de la bielle où il s’est juché. Par ailleurs, les autres membres de la famille ne sont pas en reste. S’ajoute, en effet, le roulis du bateau qui va également plonger Léocadie et les deux filles dans le sommeil, à la manière de celui du « trot du chameau » évoqué beaucoup plus loin. Il suffit de rappeler la joie du docteur dans quelque solitude asiatique, lorsqu’il espère qu’une promenade sur le dos de ces quadrupèdes « provoquera chez ses ‘sujets’ un sommeil léthargique ». Le véritable périple touristique des Fenouillard peut donc commencer. À partir du moment où un nautonier indique qu’ils voguent vers l’Amérique, une phrase confirme le résultat de la première léthargie des Fenouillard : « Alors nos voyageurs, déjà fortement secoués par tant d’émotions diverses, accablés par ce dernier coup du sort, s’évanouissent en s’écriant ‘Christophe Colomb, sois maudit !’ » L’auteur, qui s’adresse peut-être un pied de nez indirect – son pseudonyme ajouté à son nom véritable – veut sans doute signifier que c’est lui seul qui invente le voyage des Fenouillard à leurs dépens. En bon chercheur scientifique, ce qu’il est dans sa vie universitaire, Christophe s’identifie désormais au docteur Guy Mauve, qui est donc l’hypnotiseur. Il devient expérimentateur dans l’âme. Autrement dit, il engage une expérience.

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Aussitôt, réveillant M. Fenouillard, il lui dit : « Monsieur, j’ai deux neveux charmants à Saint Rémy. Je vous demande pour eux vos filles en mariage ! » Puis il ajoute in petto : « de cette façon, j’aurais toujours mes sujets sous la main. » Figure 9 : La demande en mariage du docteur

C’est donc tout naturellement qu’il faut s’attacher au personnage du docteur Guy Mauve, qui n’est certainement pas secondaire. Il apparaît exactement dans vingt-cinq planches, et de plus en plus jusqu’à l’épilogue. Médecin de la navale, il donne aussitôt l’impression de rejoindre les Fenouillard sur leur premier bateau d’embarquement. D’ailleurs, il ne les lâchera plus à partir de l’épisode des Papous jusqu’au retour à SaintRémy-sur-Deule. Or cet éminent chercheur un peu farfelu, ce qui ne doit pas être très courant dans sa profession (comme Christophe dans la sienne), laisse entendre qu’il apprécie, à sa juste mesure, que les Fenouillard « tombent en léthargie » (figure 4). Sont-ils ses sujets d’étude ? La légende de cette même figure le confirmerait, puisqu’il les retrouverait en prouvant que « la léthargie peut être assimilée à un sommeil hivernal ». Il constate ainsi que M. Fenouillard, son épouse et ses filles dorment respectivement « à la façon des ours », « à l’instar des marmottes » ou « comme des loirs ».

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Enfin, les relations entre le docteur et les Fenouillard seraient d’autant plus évidentes qu’on apprend, dans les dernières pages de la bande dessinée, que le docteur Guy Mauve, « tout à coup, se souvient que lui-même est né à Saint-Rémy-surDeule », et qu’il a « deux charmants neveux à Saint-Rémy » qui seraient ravis, suggère-t-il à Agénor, d’épouser ses deux filles. Le cynisme de sa toute dernière pensée, exprimée dans la légende de la figure 9 où il souhaite garder ses « sujets sous la main », demeure sans ambiguïté. Dans un esprit aussi bien structuré que devait l’être celui de Christophe, les coïncidences n’existent pas. En outre, on doit sans cesse avoir en mémoire qu’il s’agit d’un scientifique chevronné, qui connaît parfaitement l’avancement de la science à son époque et notamment, l’univers très évolutif de la médecine. Or le fait que le docteur Guy Mauve s’intéresse à ce qui hiberne renvoie bien à l’hypnose qui, selon le dictionnaire Littré de la fin du XIXe siècle, se rapporte à « une tendance perpétuelle au sommeil ». Pendant les années où Christophe dessine ses Fenouillard, on assiste effectivement en France au succès de l’hypnose, et il est impossible que notre auteur ne soit pas informé des travaux du neurologue Jean-Martin Charcot, qui eut même Freud comme élève. La psychothérapie préconisée consiste à endormir le patient, et on peut imaginer que Christophe s’amuse à considérer que la volonté tenace des Fenouillard de voyager s’assimile à une sorte de névrose qui serait soignée par l’hypnose. On soulignera, par ailleurs, qu’après le succès des traitements psychanalytiques, beaucoup de psychothérapeutes ont recours de nouveau à l’hypnose aujourd’hui17. Certes, Christophe reste assez peu disert sur ce phénomène qui, évidemment, n’est jamais directement évoqué dans l’album. Pourtant, la concomitance du lieu, le village des Fenouillard et le village natal du docteur Guy 17 Mon ami psychothérapeute, Gilbert Méridjen, qui est dans ce cas, m’a confirmé par ailleurs la vraisemblance de la thèse de l’hypnose des Fenouillard.

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Mauve, où vivent toujours ses neveux, n’est sans doute pas fortuite. Il faudrait donc comprendre que Guy Mauve, sachant le « mal » de voyage ostentatoire dont souffrent les Fenouillard, les endort dans son cabinet afin qu’ils deviennent touristes. Autrement dit, Christophe soigne leur névrose de mauvaise considération sociale en les transformant en touristes, afin qu’ils ressemblent aux grands bourgeois. La critique est double, puisqu’elle porte à la fois sur les Fenouillard et sur ces bourgeois qui voyageraient sans vraiment voyager (cas limite des stations touristiques de la Manche). Dans Le tour du monde en quatre-vingts jours, Phileas Fogg est le prototype de l’homme pressé, qui traverse les villes et les paysages sans en capter l’essentiel. Or, malgré le pari engagé dans le roman, Fogg ressemble au touriste, par opposition au villégiateur qui prend du plaisir à séjourner dans un site paisible. Le premier est justement anglais, le second ressemble aux Parisiens installés sur les bords de la Manche comme on l’a dit. En France, on se moque de l’un et on envie l’autre. Christophe n’ignore pas ce dilemme. Cependant, les Fenouillard, qui sont atteints de la maladie de l’oisiveté comme les rentiers anglais, ont une névrose encore plus grave : ils veulent ressembler à la grande bourgeoisie pour laquelle le tourisme est une marque de promotion. Pour autant, pourrait-on les soigner en leur faisant croire qu’ils s’installent dans un beau lotissement des stations touristiques ? Sous hypnose, seraient-ils capables ainsi de donner un autre sens à leur vie ? Christophe propose alors une autre thérapie, qui consisterait à en faire des voyageurs symboliques, vivant des aventures extraordinaires et ce choix, bien sûr, est plus conforme à l’esprit d’une bande dessinée. On leur fait donc croire qu’ils voyagent, c’est-à-dire que le tourisme, qui serait donc un faux voyage, peut devenir une thérapie leur permettant de penser qu’ils voyagent contrairement à la réalité. D’où cette thèse : le tourisme permet de mieux vivre dans l’imaginaire et, grâce à un traitement hypnotique, il s’identifie à un voyage pendant le sommeil.

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Le médecin du bord, qui se trouve être précisément le même docteur Guy Mauve, déjà nommé, profite de l’occasion pour ajouter un 144e chapitre à son grand mémoire sur les animaux dits hibernants. Ce chapitre est intitulé : « Des causes occasionnelles ou efficientes de l’hibernation chez les Esquimaux. » Figure 10 : Le docteur Guy Mauve en plein travail

Cela correspond à la phrase du docteur Guy Mauve, lorsqu’il vient de rejoindre les Fenouillard chez les Papous et « se met en devoir d’ajouter à son grand mémoire un 14ème appendice intitulé : Des voyages que peuvent accomplir à l’état de sommeil les animaux dits hibernants ». L’allusion à la léthargie des Fenouillard est sans cesse reprise par le docteur, à tel point que cela semble une obsession chez lui. Chez les Papous, après un séisme, il imagine ainsi un « traitement nouveau des léthargiques : déterminer un violent tremblement de terre ». Peu après, dans le sous-chapitre « Pistolet qui part ; moyen qui rate », il tire un coup de pistolet « pour tenter de provoquer chez ces dames un évanouissement qui lui permette de continuer son grand mémoire sur les animaux hibernants ». Puis il achète des « objets terrifiants (un pantin noir sortant de sa boîte) toujours destinés à obtenir l’évanouissement nécessaire », il se réjouit de l’effet similaire d’un début de congélation dans l’Himalaya ou

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du résultat d’une chute trop vertigineuse à flanc de montagne, et enfin il espère un résultat identique dans le roulis lancinant à trot de chameau. Les bons connaisseurs de l’hypnose peuvent imaginer que le docteur Guy Mauve utiliserait ces artifices au second degré, afin de maintenir ses patients dans cette sorte de sommeil artificiel (figure 10). Enfin, après que ses neveux auront épousé les filles Fenouillard, le docteur ouvrira un cabinet à Saint-Rémy-sur-Deule, où il compte bien faire partie de « l’Académie somnifère » du village. Mais pour ceux qui douteraient encore de l’hypothèse de l’hypnose, il faut mentionner deux observations. Tout d’abord, on sait que « dans le sommeil normal, l’écorce cérébrale est inhibée, mais (que) cette inhibition laisse pourtant subsister des ‘points vigiles’ qui permettent une communication élective avec l’extérieur »18. Par exemple, alors que dans la case royale des Papous, le docteur note dans son mémoire que les demoiselles Fenouillard dorment « comme des loirs » (figure 4), M. Fenouillard, en superbe roi noirci, murmure à son oreille : « Et vous savez si le loir est cher ! » Ce calembour, aussi saugrenu qu’impensable en raison de la situation des interlocuteurs, ressemble à un « point vigile » : en effet, on sort de l’histoire en retrouvant un lien logique entre le docteur et son patient, dans la mesure où la référence du « loir » est récurrente et l’attitude d’Agénor très familière. Ensuite et bien qu’il soit plus controversé pour l’hypnose que pour la psychanalyse, un transfert est perceptible entre les mêmes, lorsque M. Fenouillard vient au secours du docteur toujours chez les Papous, comme en témoigne la figure 11.

18 Léon Chertok, Hypnose, Paris, Encyclopædia Universalis, Corpus 9, 1984.

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Puis on immole quelques victimes. La dernière est un prisonnier dans lequel M. Fenouillard (sous le nom provisoire d’Agénor Ier) reconnait le docteur Guy Mauve, une vieille connaissance. – M. Fenouillard, grand, noble, généreux, le couvre immédiatement de son sceptre et de sa protection. Figure 11 : L’amitié d’Agénor pour Guy Mauve

Dans notre « farce », La famille Fenouillard fait son tourisme, qui s’inspire très librement de l’œuvre de Christophe, on a délibérément fait le choix de l’hypnose. Toutefois, nous ne retenons pas l’argument thérapeutique de Christophe qui, dans la bande dessinée, doit se concevoir avant le succès contrasté du tourisme de masse d’aujourd’hui. En effet, il considère que le tourisme est un moyen de promotion, même s’il prend la forme de faux voyages sous hypnose. En quelque sorte, on passe du simple rêve au rêve éveillé, et c’est pourquoi on évoque une thérapie. En théorie, les Fenouillard n’auraient pas quitté le cabinet du docteur, mais celui-ci s’ingénie à faire croire à leurs voyages, sans doute en les suggérant (d’où le retour triomphal à Saint-Rémy-sur-Deule) et en offrant ses deux neveux en mariage à Artémise et à Cunégonde. Ainsi, les Fenouillard semblent se libérer de la malédiction d’extinction sociale qui pèse sur eux : ne sont-ils pas devenus des

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héros, qui ambitionnent même les fonctions les plus honorifiques (figure 12) ? Christophe est suffisamment sarcastique pour laisser entendre que le tourisme est une forme de snobisme, qui réussit aux plus riches et ferait penser aux autres que l’effet d’imitation aurait le même résultat.

Il se fait incontinent nommer président du Club alpin de Saint-Rémy, ce qui lui permet d’arborer de magnifiques costumes (Il se fait photographier).

Enfin maire de sa commune… Tiens ! l’auteur s’est trompé : il a mis l’écharpe à Madame. Mais cette erreur étant profondément philosophique, nous la laissons subsister.

Figure 12 : La consécration de M. et Mme Fenouillard

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La différence des deux versions tient au siècle tout entier qui sépare l’œuvre de Christophe de la « farce » qui vient d’être écrite. Autrement dit, la bande dessinée est sans doute prémonitoire mais s’inscrit dans la fin du XIXe siècle. Comme on l’a dit, si les Fenouillard sont des touristes comparables aux rentiers anglais, ce sont surtout des petits bourgeois des classes moyennes qui lorgnent désespérément sur les classes les plus aisées de l’époque. Aujourd’hui, les touristes de masse imitent plutôt le genre de vie des stars, vraies ou fausses, en séjournant dans les hôtels luxueux des destinations lointaines. Si le tourisme n’est plus un rêve mais une réalité sociologique, l’illusion reste comparable. On pourrait alors mettre en accusation le rôle des médias, qui créent la nécessité de l’effet d’imitation, et prétendre même qu’il s’agit d’une hypnose collective.

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A peine débarqué, M. Fenouillard est reçu sur le quai par M. le Maire qui, en quelques mots, lui souhaite la bienvenue. Ces demoiselles prennent un air timide et embarrassé, comme il convient à des jeunes filles bien élevées et qui ont vu le monde. Figure 13 : Le retour des Fenouillard à Saint-Rémy-sur-Deule

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« LE CHOC DES CIVILISATIONS » On peut s’étonner de ce titre très actuel et éponyme de l’œuvre de Samuel P. Huntington19. Les confrontations entre les Fenouillard, imbus de leur supériorité occidentale malgré leur bêtise légendaire, et des peuplades aussi diverses que les Sioux, les Japonais, les Papous ou les populations du MoyenOrient et de l’Andalousie, font pourtant penser à l’œuvre du penseur américain qui prédit la guerre des cultures. Comme le penseur américain, les Fenouillard s’assimilent aux « civilisés » face aux « sauvages », et partageraient sans doute son opinion : l’Ouest valorise « les droits humains, l’égalité, le règne de la loi, la démocratie ». Pour autant, lorsque les Fenouillard rencontrent les deux bandes d’électeurs américains à New York ou fréquentent un trappeur canadien, la situation est toute autre. Il ne faut donc pas réduire le propos de Christophe qui, s’il anticipait totalement le sens d’Huntington, ne serait plus conforme avec l’hypothèse de l’hypnose. Toujours est-il que la critique de la démocratie à l’américaine mérite un détour. M. Fenouillard, pris violemment à témoin, est contraint de soutenir tour à tour les partisans de Blagson puis de Fumisty, littéralement les « fils de la blague » et les « fumistes ». Après avoir déclaré face à ces enragés, « vous avez des arguments tout à fait triomphants », et constaté que les deux bandes en viennent aux mains, il déchante assez vite : « Madame Fenouillard ! est-ce que les Américains seraient des gens comme tout le monde ? » On notera le commentaire acerbe de Christophe : « La famille Fenouillard disparaît dans la tourmente en pleurant la perte de sa dernière illusion concernant la terre classique de la liberté ». Or le jugement est finalement nuancé et ces américains-là ne seraient pas vraiment des sauvages car, « comme dit M. Fenouillard, point n’est besoin d’aller si loin pour voir ça ». 19 Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997.

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M. Fenouillard, modifié selon ses désirs, ayant rejoint sa famille, juge opportun de donner quelques conseils sur la façon dont on doit se tenir pour avoir l’air tout à fait japonais et par cela même en imposer « à ces peuplades sauvages et… peu civilisées ». Figure 14 : Les Fenouillard en Japonais

La grande impression qui se dégage de ce périple autour du monde tient déjà à l’adage selon lequel l’habit fait le moine. Mais, là encore, il n’y a aucune banalisation, puisque les Fenouillard ne sont pas exempts de tout reproche. Dans leurs vêtements quotidiens, ils ne sont pas à leur avantage. Agénor, avec son parapluie rouge, a une allure comique. Léocadie porte des tenues sans aucun goût et les filles, ne serait-ce qu’en raison de leur style filiforme, font plutôt pitié, d’autant qu’elles se retrouvent souvent en haillons. Cela étant dit, à la manière des Dupont d’Hergé, les Fenouillard aiment porter les vêtements locaux. Il y a l’épisode du « chapeau de Bolivar » qui, parce qu’il est troué, séduit Agénor. Il y a encore sa tenue indienne au pays des trappeurs, son déguisement en Turc dans la mosquée (figure 18) et les extravagants costumes japonais que porte toute la famille. À ce propos, le déguisement prête à quelques phrases qui, de nos jours, auraient une connotation raciste. Mais, à l’époque de Christophe, on ne s’embarrasse pas de tels préjugés. Ainsi, M. Fenouillard demande à la famille « d’avoir l’air tout à fait japonais et par cela même en imposer ‘à ces peuplades sauvages… et peu civilisées’ » (figure 14).

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La référence à la couleur de la peau est plus tendancieuse. En Amérique, « ces demoiselles, quelque peu noircies par leur contact avec les appareils culinaires du fruitier (sa boutique est évoquée au préalable), éveillent la sympathie de plusieurs nègres, qui se demandent si ce ne seraient pas là des échantillons d’une race disparue, intermédiaires entre leur propre race et une autre encore intermédiaire ». Il est vrai que le terme de « nègre », aujourd’hui banni du langage, était courant au XIXe siècle, selon le Littré : « Nom qu’on donne en général aux habitants noirs de l’Afrique ». Même le mot « race » qui, de nos jours, est sujet à caution, ne l’était pas il y a plus de cent ans. Christophe va encore plus loin, lorsque les Papous peignent en noir M. Fenouillard pour le faire roi, sous le nom d’Agénor 1er, en utilisant un pot de peinture qui porte la mention « ivoire » (figure 15).

Un autre délégué prouve par des arguments décisifs à Agénor Ier qu’il a tout intérêt à adopter le costume national…

Agénor Ier se décide, et ne tarde pas à apparaître en grand uniforme aux yeux éblouis de ses peuples.

Figure 15 : La consécration d’Agénor 1er

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Le dilemme civilisé / sauvage remplit une quantité de planches dans la seconde partie, mais l’allusion aux sauvages demeure très large. Ainsi, il faut rappeler la visite des Fenouillard à New York, qui « sont stupéfaits de voir : 1° que les Américains ne sont pas tous millionnaires ; 2° que les maisons sont de pierres et de briques », et le pugilat qui s’en suit entre les partisans de Blagson et de Fumisty. Chez les Sioux, l’image des sauvages est plus accusée mais reste badine. Certes, on y parle d’un jeune Indien, « aussi dépourvu d’éducation que de pardessus » (figure 16), mais le ton reste bon enfant. Sans trop appuyer la référence sur la trépidante et cruelle conquête de l’ouest, l’arrivée de « la milice à cheval » qui vient délivrer les Fenouillard, alors qu’on s’apprête à torturer Agénor, rappelle l’un des épisodes joyeux de la guerre entre les cow-boys et les Indiens. Bien sûr, il s’agit d’un euphémisme.

Mme Fenouillard est gardée à vue par un sympathique jeune homme aussi dépourvu d’éducation que de pardessus. « On ne fume pas devant les dames, môssieu ! » dit l’excellente dame, très formaliste. « Heugh ! que dit ma mère la « Limace-qui-éternue » ? Figure 16 : Mme Fenouillard chez les Indiens

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Par la suite, la manière dont sont traités les « indigènes », d’une façon générale, souligne a fortiori la pertinence de l’avertissement donné par l’OMT en 199920, selon lequel le mépris pour les populations visitées et leur civilisation souvent jugée archaïque, demeure très répréhensible. La diatribe, qui porte encore sur le costume des Japonais, paraît ainsi très déplacée. Tour à tour, M. et Mme Fenouillard opposent leurs points de vue : le premier prétend que ces « indigènes (sont) encore plus japonais que lui » (heureusement, son déguisement volontaire atténue son jugement), tandis qu’en constatant leur tenue européenne, l’autre dit « que pour appartenir à des ‘peuples sauvages’, voilà des gens qui semblent singulièrement civilisés ». Au Moyen-Orient, les Fenouillard formulent des remarques assez désobligeantes sur les deux grandes religions locales. Ainsi, ils ironisent sur la coutume juive qui stipule qu’on ne peut entrer dans une synagogue en ôtant son chapeau (figure 17) et ne comprennent pas davantage les musulmans, lorsqu’ils sont chassés d’une mosquée après avoir gardé leurs souliers (figure 18). Bien sûr, ils se comportent comme de bons catholiques, mais on peut se demander si Christophe ne cherche pas à exprimer le courant laïc de l’époque, qui aboutit à la loi de 1905. On ne doute pas que le milieu enseignant, auquel il appartient, aille dans ce sens, à l’instar de la petite bourgeoisie anticléricale. On a déjà évoqué la volonté des Fenouillard de rivaliser avec la grande bourgeoisie, et l’occasion nous est donnée ici de rappeler la vitalité des classes moyennes, à tendance radicale, maçonne et anticléricale. En tout cas, il n’y a aucune référence à l’Église catholique dans La famille Fenouillard sauf, et de manière discrète, lors du mariage religieux d’Artémise et Cunégonde avec les neveux du docteur.

20 Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), Code mondial d’éthique du tourisme, Santiago, octobre 1999.

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On les vit, à Antioche, chercher à étudier les mœurs de ces peuplades exotiques et pénétrer dans la synagogue, d’où on les expulse, parce qu’ils ont, en ôtant leurs chapeaux, manqué aux règles de la politesse la plus élémentaire. « O temples, O mœurs ! » s’écrie M. Fenouillard qui connait ses auteurs. Figure 17 : Dans la synagogue

On les vit, à Beyrouth, continuer leurs études ethnographiques, en pénétrant dans une mosquée, d’où on les prie poliment de sortir, parce qu’ils ont, en gardant leurs souliers manqué aux règles de la politesse la plus élémentaire. M. Fenouillard a naturellement adopté le costume turc. Figure 18 : Dans la mosquée

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Enfin, il convient de faire remarquer les petits travers des Fenouillard et la cruauté avérée d’une bande dessinée a priori destinée aux enfants. Le premier point vise à ridiculiser ces petits bourgeois, qui deviennent des explorateurs dérisoires et exportent leur culture occidentale assez caricaturée. À vrai dire, ce trait forcé retire une grande partie de l’approche un tantinet raciste de l’ouvrage. En effet, outre l’aspect comique des Fenouillard, qui fait même douter de leur existence (mais ne voyagent-ils pas seulement dans leur sommeil ?), on retiendra le rôle du parapluie rouge d’Agénor. Il est partout où il ne faudrait pas, il est le sceptre de la famille, l’arme préférée de M. Fenouillard et même « le confident de ses rêves », c’està-dire « le seul ami auquel il ose confier ses regrets ou ses espérances ». Le summum de ce symbole désuet, qui rappelle peut-être l’attribut renommé des rentiers anglais, s’exprime en maintes occasions. Ainsi, « on les vit planter le drapeau des Fenouillard (grand ouvert et déjà passablement déchiré) sur le sommet de la grande pyramide et chercher les quarante siècles qui doivent s’y trouver ». Au préalable, sur « les glaces du détroit de Behring », dans un épisode intitulé « le salut au drapeau » (figure 19), c’est Madame Fenouillard, la main sur « l’étendard de ses ancêtres », c’est-à-dire ce même parapluie, qui « déclare aussitôt prendre possession (des lieux) au nom de la municipalité de Saint-Rémy-sur-Deule ». Naturellement, dans la planche suivante, « M. Fenouillard, qui a conservé le pistolet des Sioux, salue le drapeau (le parapluie) de 101 coups de canon, comme c’est l’usage. L’histoire dit qu’il n’y a qu’une décharge effective ».

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Figure 19 : Le salut au drapeau

S’il faut évoquer le parapluie de M. Fenouillard, on ne peut passer sous silence le gros livre du docteur. Le premier ne quitte jamais son propriétaire, tandis que le second recèle les mémoires de Guy Mauve… ou est pendu autour de son cou selon les situations. Un parapluie et un gros livre deviendraientils alors les emblèmes de la civilisation occidentale (figure 20) ? Si l’usage du livre reste assez compréhensible, que penser du parapluie ? Le Comte de Lautréamont peut juger belle « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », on n’est pas plus avancé. En se référant à l’époque fasciste, des historiens constatent avec humour que celui qui tient un parapluie ne peut pas faire le salut nazi et plus tard, on signalera le parapluie bulgare, dont la pointe est empoisonnée. Vraiment rien de très conséquent. Même Nietzsche prétend, sans dépareiller l’histoire des Fenouillard qu’il n’aura pu lire, qu’on « peut passer plus bête qu’on l’est – ce qui dans la vie courante est aussi utile qu’un parapluie ». Le parapluie est donc un objet utile mais rien ne permet d’en faire un totem, même pour faire plaisir à Freud. Si finalement, il faut trouver un sens au parapluie rouge de M. Fenouillard, ce serait celui de la vaine conquête de touristes qui croient voyager.

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Le tremblement de terre produit encore un effet secondaire et accessoire. Persuadés que ce cataclysme est l’indice de la colère des dieux contre leur grand Ghi-ghi-Bat-i-Fol, les Papous s’empressent de leur sacrifier quelques victimes expiatoires. Figure 20 : Les symboles d’Agénor et de Guy Mauve

Enfin, La famille Fenouillard est bel et bien une farce cruelle. Combien de morts d’hommes ou de pauvres animaux, entre la charge héroïque de la milice américaine chez les Sioux et le tremblement de terre qui frappe les Papous ? On regrette que les Indiens soient décimés – allaient-ils torturer Agénor ? –, on est confondu, sans cesser de rire hélas, des milliers de Japonais noyés – le cas du cul-dejatte atteste un humour de carabin – et on peut plaindre le malheur des Papous. Mais, curieusement, outre le caribou qui s’empale dans la fosse piégée, on est vraiment saisi d’effroi lorsque sur la banquise, M. Fenouillard tue une « ourse blanche qui prenait le frais dans le voisinage, accompagnée de ses deux héritiers ». On a à peine le temps de se réjouir de la réaction de Léocadie, qui réprimande violemment son mari (« Tigre altéré se sang ! »), et des deux filles qui adoptent les oursons, que bientôt la famille décide, faute de mieux il est vrai, de dévorer successivement les deux nourrissons d’Artémise et de Cunégonde. Les enfants qui eux, n’ont dévoré que le livre, ont dû apprécier ! Mais tout finit bien, par un double mariage et les ambitions avérées de M. Fenouillard, mais aussi de son épouse.

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Les Fenouillard au grand complet

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LE SENS DE LA FAMILLE FENOUILLARD FAIT SON TOURISME (UNE « FARCE » MONTÉE PAR LA TROUPE « LE THÉÂTRE CHEZ SOI ») Les spectateurs ou/et les lecteurs de la pièce de théâtre se demanderont quels sont les rapports entre cette création et l’album de Christophe. En dépit des similitudes évidentes sur les personnages, de l’importance de leur rôle collectif (toute la famille Fenouillard), on retrouve la thèse de la thérapie de groupe par l’hypnose et une certaine perception des populations supposées visitées par des touristes occidentaux, imbus de leur supériorité. Néanmoins, l’épisode du pirate Barbe-Noire (tableau 4 de la « farce ») n’a aucune correspondance dans la bande dessinée. Son introduction dans la version théâtrale vise à éviter, à la scène, beaucoup de planches de Christophe qui seraient mal comprises aujourd’hui. Cependant, si dès le premier tableau de la pièce de théâtre, on sait que le docteur Guy Mauve endort les Fenouillard afin qu’ils effectuent un faux et long voyage, sa motivation, comme on l’a dit, serait sensiblement différente de celle de la bande dessinée. En fait, le tourisme de masse actuel suggérerait deux options pour la version théâtrale. Ou bien, les touristes des classes moyennes seraient confinés dans un décor d’hôtel de luxe d’une destination lointaine, en aspirant à vivre les aventures réservées aux stars. Ce choix, qui serait en contradiction avec le maintien des costumes du XIXe siècle, risquerait de nuire au spectacle et surtout empêcherait d’évoquer le faux voyage des Fenouillard. Leur périple chez les Sioux et les Chinois (en lieu et place des Japonais) ne serait plus crédible. Ou bien, et c’est ce qui a été retenu, on conserverait les éléments principaux du conte de Christophe mais, pour les actualiser, on imaginerait la menace terroriste qui plane aujourd’hui sur le tourisme notamment international mais aussi sur les classes moyennes occidentales dans les grandes banlieues. La première éventualité est tout de

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même présentée en filigrane dans le tableau 4 (« Avec BarbeNoire »), c’est-à-dire dans son aspect exotique, tandis que la seconde sert de fil rouge pendant toute la durée de la « farce ». Ce ne serait donc plus seulement les touristes qui, en tant que tels, vivraient dans un « climat » de terreur. Selon cette optique, les Fenouillard appartiennent à la fois à leur siècle et au nôtre, et le personnage du docteur Guy Mauve joue un rôle encore plus important. En effet, psychothérapeute pratiquant l’hypnose, il devient ici une sorte de savant un peu démiurge qui prend les Fenouillard pour des cobayes sans jamais vouloir en faire des héros comme dans l’album de Christophe. Son mariage avec Artémise, qu’il ne destine donc plus à l’un de ses neveux, montrerait même sa complicité avec les Fenouillard. Enfin, une petite phrase de « l’épilogue », dans la bouche d’Artémise, explicite son objectif principal : « toute civilisation prospère crée toujours une double barbarie, celle qui lui est propre et celle de ses prédateurs ». Cela signifierait que le tourisme international, à tout le moins, est une forme de barbarie qui suscite également la barbarie du terrorisme pris dans son sens le plus large (c’est-à-dire, en l’occurrence, pas seulement celui des islamistes intégristes). Le docteur Guy Mauve devient donc l’un des personnages centraux de la pièce de théâtre, sous les traits, comme on l’a dit, d’un savant fou qui a des ambitions démesurées. Ne s’imaginet-il pas comme une sorte de messie qui serait capable de sauver les classes moyennes, qu’ils considèrent comme nobles et méritantes ? Les libertés que prend la version théâtrale avec le conte de Christophe, tant au niveau du lieu de l’action – une station balnéaire de la Mer du Nord – que des amours entre le docteur et Artémise, ou du rôle joué par la secrétaire du docteur, Germaine, une sorte de coryphée « guetteuse de l’humanité », posent certes la problématique du tourisme de masse à sa manière, mais donnent effectivement plus d’épaisseur au

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personnage du docteur. Il ne serait donc plus seulement le savant naïf, voire le bienfaiteur, imaginé par Christophe. C’est un homme de science qui croit au pouvoir de l’hypnose et si, grâce à lui, les Fenouillard caricaturent une certaine forme de tourisme, on sent surtout qu’il aspire à manipuler l’humanité. On passerait donc d’une perception objective d’un phénomène de société à la conception subjective d’un être dément, maniaque, près de ses sous et soucieux de donner une leçon au monde. Si Artémise dit qu’il meurt en héros, c’est parce qu’il sacrifie sa vie à son idéologie pernicieuse. Nonobstant, il faut le répéter, malgré sa fin apparemment tragique, la « farce » conserve une impression de comique dans la dérision. On peut également s’arrêter au personnage du groom, à la fin du tableau 5, qui n’est autre que le docteur déguisé. Son intervention assez spectaculaire juste avant l’attentat de l’autocar, introduit une référence au milieu professionnel du tourisme qui ne figure absolument pas dans l’album. Elle confirme la vision comique du tourisme de masse, en donnant un caractère grandiloquent à l’accueil que personnifie le groom. Pendant trois tableaux, les Fenouillard croient voyager dans un monde bigarré et pittoresque, et avant leur disparition tragique sous les coups présumés du terrorisme (le plus ordinaire en théorie, celui des banlieues, mais on peut imaginer autre chose), on voit apparaître ce groom grotesque qui, sous les traits du docteur, rappelle la mégalomanie du personnage. La boucle est bouclée. On aurait pu se contenter de la version de Christophe, où le tourisme de faux voyages permet aux Fenouillard d’achever leur thérapie en triomphateurs. On lui a préféré une transposition plus cohérente avec l’époque actuelle, fondée sur la crise des classes moyennes. Certains le regretteront peut-être, mais l’importance du tourisme de masse, aujourd’hui, qui banalise les voyages, donnerait une connotation désuète aux conclusions de Christophe si on les avait respectées.

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Par ailleurs, l’album et la « farce » attachent une grande importance à cet autre « personnage » multiple que représente l’ensemble de la famille Fenouillard. Elle est à la fois centrale et moderne, et c’est l’un des points communs entre la bande dessinée et le cadre choisi d’une commedia dell’arte. Pendant longtemps, on a symbolisé les classes dominantes par des types d’aristocrates ou de bourgeois (cf. Le tourisme à l’époque des Fenouillard) et nous pensons, comme Christophe déjà, que des familles seraient plus représentatives. Si les Fenouillard inaugurent sans doute le cycle, elles sont très nombreuses aujourd’hui, à l’instar des Simpson en Amérique ou des Bidochon en France. Il est vrai que les familles participent totalement à la grégarité du tourisme de masse, tandis que cette particularité donne l’impression de l’égalité des sexes et attire la sympathie. Cependant, ce n’est qu’une apparence. Alors que le bourgeois, par exemple, « aurait honte d’être vicieux comme il refuse d’être bon »21, on verrait des familles, tant dans la fiction que dans la réalité, plus enclines aux petits bonheurs que soucieuses du sort d’autrui. S’il fallait leur trouver un modèle, ce serait celui d’individus qui s’estiment nantis tout en craignant la moindre déchéance, et qui sont égoïstes parce qu’ils reprochent aux autres, par exemple aux étrangers en difficulté sociale, de pouvoir remettre en cause leur statut. La fin de l’ascenseur social, si redouté, est imputée alors au monde qui les entoure et non à eux-mêmes. Il est donc logique qu’on évoque l’individualisme à leur propos, même s’il est collectif. Le sociologue Michel Maffesoli parle de « néotribalisation »22 et, moi-même, j’imagine ces familles dans des « territoirescoquilles-hommes »23, où elles se replient sur elles-mêmes. 21 Philippe Soupault, Op. cit. 22 Michel Maffesoli, Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988 (Plutôt que du « déclin de l’individualisme », je préfère l’individualisme collectif). 23 Jean-Michel Hoerner, Les classes moyennes dans la barbarie, Balzac éditeur, 2002.

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Cette image des classes moyennes, qui se repaissent de la société « hyperfestive » imaginée par Philippe Muray24, se marie parfaitement au tourisme de masse. Elle nous fait penser aux étonnantes visions de deux auteurs du XIXe siècle, qui dénoncent leur égalitarisme bon enfant. Nietzsche 25, tout d’abord : « ‘Nous avons inventé le bonheur’, disent les derniers hommes26 (…) Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur (…) On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point. On ne devient plus ni pauvre ni riche (…) Chacun veut la même chose, tous sont égaux ». Quelques décennies plus tôt, Alexis de Tocqueville27 tient un discours presque identique : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme ». Notre famille Fenouillard serait conforme à ces opinions et on comprend mieux pourquoi nous avons imaginé une menace terroriste, qui serait le contrepoids nécessaire à l’épanouissement des classes moyennes. Avec Philippe Muray, on pourrait même dire que le touriste de masse, qu’elles génèrent, « a chassé toute violence de lui-même au profit de la violence sans fin de sa propre vision du monde ». Ne s’agirait-il pas alors « d’une barbarie pateline dont l’individualisme et le relativisme sont la pire ou la meilleure des illustrations » ou, comme le dit encore Jean-François Mattei28, une « barbarie douce, où tout se vaut et rien ne vaut rien, (qui) est la barbarie d’un monde absolument plat » ? 24 Philippe Muray, Après l’histoire II, Paris, Les Belles Lettres, 2000. 25 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1ère partie, 1881. 26 La référence aux « derniers hommes » par Nietzsche est conforme à « l’homo festivus » de Muray. Elle est reprise par beaucoup de penseurs, tels que l’économiste américain Francis Fukuyama, qui imaginent l’avènement de la « post-humanité ». Dans ce sens, le tourisme s’inscrirait dans une vision eschatologique du monde, ce que nous pouvons regretter mais non ignorer. 27 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840. 28 Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure, Paris, PUF, 1999. 135

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Pourtant, cette barbarie passive engendre la barbarie active des voyous qui sont sensés être très présents dans la « farce », notamment lorsqu’ils sont sensés commettre l’attentat au 5e tableau avec un autocar qui tue les parents Fenouillard et le docteur. Cette forme de terrorisme peut surprendre lorsqu’on évoque le tourisme, dans la mesure où on l’imagine plutôt lié au mouvement Al Qaida. Il n’en est rien, car ce sont moins les touristes que les classes moyennes occidentales auxquelles ils appartiennent, qui sont en cause. Bien que M. Fenouillard propose, face à la menace qui se précise, de « voyager à nouveau » et donc « de dormir » alors que son épouse recommande de se « mettre à l’abri » et que leur fille, Cunégonde, dit à son père qu’il « semble aussi fou que le docteur », le terrible drame semble inéluctable. Que signifie-t-il ? Les classes moyennes refusent de prendre en compte ces voyous des banlieues, car ils ne savent pas comment les intégrer (ou ne veulent pas les intégrer) et que, dans une certaine mesure, la violence représente une forme d’intégration. Le tourisme est donc une fuite en avant, un moyen de travestir la réalité ou de ne pas la voir, mais cette violence est bien réelle et, pour justifier le choix de ce scénario, il suffit de rappeler tous les épisodes actuels qui mettent en scène des bandes de jeunes, çà et là dans les villes françaises, capables du pire, de l’impensable. Les Fenouillard de Christophe veulent voyager pour assouvir un désir de promotion, ceux de la « farce » font du tourisme pour fuir un monde qu’ils ne jugent pas à la hauteur de leur ambition.

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CONCLUSION Ce petit essai invite les lecteurs à se plonger dans le bel album de Christophe et si, en outre, ils ont vu ou lu auparavant La famille Fenouillard fait son tourisme, ils ne douteront plus du rôle des classes moyennes dans le tourisme de masse. Pour Christophe, le tourisme peut devenir leur meilleure thérapie administrée par l’hypnose, tandis qu’avec la comédie en forme de « farce », l’échéance de leur anéantissement est seulement retardée. On ne peut nier qu’il y ait là une double thèse sur le tourisme, dans la mesure où le saut de l’œuvre originale à la pièce de théâtre est à la fois rendu possible par le caractère prémonitoire de la bande dessinée de Christophe et une certaine vision actuelle du tourisme de masse. Pour en revenir au sujet principal de cet essai, La famille Fenouillard, ses mots clés se résument au tourisme international, au voyage et à la crise des classes moyennes émergentes de la fin du XIXe siècle, qui sont alors en pleine mutation. L’opinion d’André Rauch, « les vacanciers veulent échapper à leurs rôles sociaux et vivre pour eux-mêmes »29, serait donc tout à fait d’actualité. Il ne s’agit pas, en effet, de voyager pour découvrir des mondes nouveaux mais d’ouvrir une parenthèse dans sa propre existence. C’est pourquoi Christophe perçoit bien que les vrais voyages n’existeront plus mais que la grande majorité des populations des pays riches ont besoin d’y croire. Comme phénomène de société, le tourisme devient alors une sorte de catharsis plus comique que tragique. Alors que son savant Cosinus ne parvient pas, lui, à voyager, même pendant son sommeil, Christophe projette les Fenouillard dans un tour du monde imaginaire selon la conception de l’époque. Si Phileas Fogg parcourt le monde sans le voir, les héros de Christophe imaginent le monde sans voyager. On ne dira jamais assez 29 André Rauch, Vacances en France de 1830 à nos jours, Paris, Pluriel / Hachette Littératures, 2001.

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qu’ils imitent les rentiers anglais de la leasure class, tant dans leur impuissance à devenir de vrais voyageurs que dans leur déchéance de classe finissante. C’est le message prémonitoire de Christophe. Certes, aujourd’hui, grâce à l’industrie des voyages et si l’on a quelques moyens (les prix proposés sont très alléchants), on peut aller partout dans le monde. Pour autant, on ne devient pas forcément voyageur. On le croit, on veut le croire mais, comme dit Nietzsche qui ajoute cette curieuse expérience, on « est voyagé ». L’idée de Christophe de suggérer que le tourisme n’est qu’un voyage dans le sommeil, en forme de thérapie de groupe, contient ainsi tous les éléments nécessaires pour apprécier l’évolution de nos sociétés. Elles ont besoin de loisirs et donc du tourisme, parce qu’elles veulent échapper aux contingences de la vie quotidienne. Mais également, à l’instar de l’homo festivus de Philippe Muray 30, elles rêvent de dominer le monde grâce à leur faculté de le visiter. Elles construisent donc un imaginaire de nature coloniste31, qui leur permet de se réaliser. C’est ainsi que le docteur Guy Mauve, spécialiste « des animaux dits hibernants » et probablement savant hypnotiseur, réussit à projeter les Fenouillard dans leur faux voyage. Grâce à lui, leur statut de touristes les sauve d’une existence médiocre et les conduit à la notoriété, sinon à la gloire. À moins, qu’il s’agisse également d’un rêve. 30 Philippe Muray, Op. cit. 31 Définition du colonisme : Jean-Michel Hoerner, le « colonisme » des classes moyennes, dans Les cahiers internationaux du tourisme n°1 (dirigés par Anne-Marie Mamontoff), CirVath, juin 2007 ; Jean-Michel Hoerner, Géopolitique du tourisme, Paris, Armand Colin, 2008. Le colonisme serait dû aux séjours des « touristes internationaux des classes moyennes (occidentales, qui), dans leur grégarité, ont le comportement de colonies de vacances (allant) à l’étranger comme dans un lieu de loisir tout exprès aménagé pour eux (…) Les populations visitées du Sud estiment qu’elles doivent se mettre au service d’étrangers seulement privilégiés par leur origine, et subissent donc leurs caprices, leur arrogance, sans avoir le sentiment d’en tirer un réel profit ».

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Certes, cette thèse n’est qu’une sérieuse suggestion, car Christophe n’est jamais trop explicite. On a opposé les deux parties de la bande dessinée, la première qui confronte nos héros aux rentiers anglais qu’ils détestent, et la seconde, où leur voyage dans leur sommeil, en présence du docteur Guy Mauve, fait du tourisme un remède contre une certaine vacuité de l’existence. Pourtant, les invraisemblances du périple des Fenouillard à travers le monde, les rapports qu’ils ont avec les populations visitées et leur triomphe final de retour dans leur village, ne confirmeraient-ils pas notre interprétation ? Dans la « farce » ci-jointe, La famille Fenouillard fait son tourisme, tout à fait actuelle malgré les personnages qui conservent les traits de leur époque, il a donc suffi de faire du docteur Guy Mauve un être dément qui voudrait simplement manipuler les Fenouillard, exemple des classes moyennes, en se présentant comme leur sauveur face à une sorte de terrorisme urbain sur le modèle de la crise des banlieues parisiennes depuis l’automne 2005. Or si le tourisme imaginé par Christophe se conçoit comme un voyage sans voyage, avec l’espoir que la thérapie de l’hypnose favorise l’impression d’un mieux-être, celui proposé par la « farce » ressemble à une fuite en avant. Il devient le rêve d’échapper à sa condition et aux menaces d’une civilisation vouée à la violence.

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La famille Fenouillard sur la plage

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POST-SCRIPTUM Je ne peux conclure cet essai sans expliquer comment la « farce », La famille Fenouillard fait son tourisme, a été conçue et surtout la manière dont elle a évolué. Il ne s’agit pas de revenir sur les différences évidentes entre la bande dessinée et la pièce de théâtre. Elles ont été largement débattues. Il est plutôt question de l’écriture théâtrale, qui n’est pas seulement l’œuvre de deux auteurs mais, dans une certaine mesure, la création du groupe des comédiens du « Théâtre chez soi » impliqués dans la création. Certains diront que ce n’est pas important et d’autres prétendront que ce n’est pas original. Pour moi, c’est fondamental et certainement pas chose courante partout. À partir du moment où le choix d’une commedia dell’arte a été décidé dans l’esprit de la bande dessinée qui sert globalement de trame, l’écriture devient sans cesse soumise au jeu particulier des acteurs, souvent face au public et guère livrés à un dialogue interactif. Pour y parvenir, les répliques doivent obéir à un code qui, justement, fait partie des ressorts comiques de la « farce ». Les acteurs ne jouent pas leurs personnages mais empruntent des mimiques, des accents, qui les prédéterminent. Les masques impliquent de l’automatisme, ce qui est le propre de toute bande dessinée. Les filles lâchent volontiers « Papa a raison », « Maman a raison », Artémise abuse du « mais alors », tandis que Cunégonde dit souvent « c’est une supposition ». Mieux, souvent les personnages prononcent les mêmes phrases ensemble. Il va donc sans dire, qu’au fil des répétitions, la pièce de théâtre est réécrite pour prendre le rythme qui s’impose. Les auteurs suivent les recommandations des acteurs et, s’ils en rajoutent, c’est parce qu’ils sont désormais à l’unisson. Le tableau 3, « dans la Chine profonde », a été ainsi presque

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entièrement refondé. Tel qu’il avait été conçu, il se situait en décalage avec les tableaux précédents et notamment celui des « Sioux ». Pour autant, la structure de la « farce » n’a pas été modifiée, puisqu’on retrouve toujours la famille Fenouillard qui va effectuer un grand voyage sous hypnose. On a gardé la truculence du docteur, qui joue les apprentis-sorciers avant d’épouser Artémise. On n’a pas modifié la menace « terroriste » des voyous qui s’en prennent aux lotissements des classes moyennes, et donc les Fenouillard. Et pourtant, grâce à un excellent travail d’équipe, les auteurs n’ont pas hésité à concrétiser cette menace, avec un véritable attentat suggéré et mort d’hommes. Cela allait de soi, à condition de ne pas dénaturer le comique de l’ensemble. Dans l’épilogue, on rit même beaucoup des deux filles Fenouillard, en orphelines et épouse éplorées. Grâce à la troupe du « Théâtre chez soi », j’ai connu l’expérience d’une comédie, Dali ou le crime de la fausse Garbo, qui allait dans le même sens. Cependant, avec La famille Fenouillard fait son tourisme, la démesure d’une réécriture au fil du texte se justifie encore plus par le fait que la « farce » s’inspire d’une bande dessinée. Non pas de celles qui, comme aujourd’hui, utilisent des phylactères ou des bulles. Plutôt de celles plus anciennes et donc plus rares, qui détachent les dessins des dialogues ou des commentaires. C’est alors la magie du théâtre ou de la commedia dell’arte, qui peut rendre la réalité dérisoire et la dérision des choses sérieuses de la vie tout à fait authentique. C’est enfin la satisfaction des auteurs qui partagent la responsabilité de leur œuvre avec ceux qui la recréent sur scène.

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PAPIER VERT 31, PLACE GRANDCLÉMENT 69100 VILLEURBANNE FÉVRIER

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IMPRIMÉ EN FRANCE

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La Compagnie du « théâtre chez soi » Depuis ses premiers pas en 1995, Le Théâtre Chez Soi n’a cessé d’œuvrer pour le théâtre et la poésie, toujours à la recherche d’émotions artistiques nouvelles à partager avec son public. L’optique de cette compagnie professionnelle est simple : s’ouvrir au monde en créant des synergies par le biais des arts vivants et de la littérature. Les choix d’auteurs de la compagnie sont éclectiques, allant de Feydeau à Perec, en passant par Prévert et Tardieu. Elle travaille également sur des créations en collaboration étroite et directe avec les auteurs. C’est le cas avec Jean-Michel Hoerner pour la comédie Dali et le crime de la fausse Garbo (2005) consacrée au maître de Cadaques, et pour cette « farce » La Famille Fenouillard fait son tourisme (2008). Les comédiens du TCS animent également des ateliers pour enfants et adultes et interviennent aussi en milieu scolaire ou universitaire (Perpignan, Marrakech) notamment dans le cadre du Centre d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (Montpellier).

La Famille Fenouillard fait son tourisme... J-M. hoerner et L. prat

Jean-Michel Hoerner et Laurent Prat (ci-contre) présentent une « farce », La famille Fenouillard fait son tourisme, qui s’inspire très librement de la 1ère bande dessinée française, La famille Fenouillard, de Christophe (1893), pour laquelle Jean-Michel Hoerner propose un Essai original. Alors qu’on peut considérer les Fenouillard parmi les tout premiers touristes de masse qui, sous hypnose, ne voyageraient que pendant leur sommeil, ce qui serait une vision prémonitoire du tourisme moderne, la « farce » emprunte les techniques de la commedia dell’arte pour restituer la fantaisie de la bande dessinée. Mais, dans l’une comme dans l’autre, il s’agit bien d’une satire des classes moyennes, simulant les aventures rocambolesques et touristiques, soit pour espérer leur promotion sociale, soit pour fuir la triste réalité de leur vie quotidienne.

Jean-Michel hoerner et Laurent prat

LA FAMILLE FENOUILLARD FAIT SON TOURISME… Farce en 7 scenes

suivie de : Jean-Michel hoerner

essai sur la famille fenouillard Bande dessinée de Christophe, publiée en 1893 chez Armand Colin

Le Théâtre Chez Soi Site internet http://www.autcs.fr • Myspace - http://www.myspace.com/letcs

ISBN 978-2-9531711-0-5

Centre International de Recherche Vatel en Tourisme et Hôtellerie

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Centre International de Recherche Vatel en Tourisme et Hôtellerie

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