n°345 - Points Critiques - avril 2014

Page 1

mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique avril 2014 • numéro 345

éditorial Le Seder de l’UPJB Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)

Joëlle baumerder et Amir haberkorn

N

ous célébrerons en ce mois d’avril une fête juive d’un importance majeure pour les Juifs du monde entier. Les Juifs du monde entier, d’accord, nous direz-vous, mais ceux de l’UPJB ? Ce petit village peuplé d’irréductibles universalistes, de Juifs-comme-bonleur-semblistes, de laïcistes, de non sionistes, a-sionistes ou antisionistes, d’anticléricanistes, de postbundistes, de communistes, de... Eh bien oui, pour nous aussi, le Seder est la fête de tous les symboles, un temps de rassemblement où, traditionnellement, nous léguons à nos enfants, et aux enfants de nos enfants, l’histoire

de nos combats pour la liberté et l’émancipation, une histoire qui nous constitue et que nous avons envie et besoin de partager avec nos proches et les moins proches qui nous entourent. Car, il est important de le rappeler, les fêtes juives sont toujours des fêtes historiques porteuses d’un récit, et ce récit est autant celui de l’histoire des Juifs que de l’histoire du monde, tant nous savons que les deux sont inextricablement liées. Si, pour le dire trop vite, Pourim symbolise la victoire sur une volonté de judéocide et Hanoukka la dignité retrouvée, le Seder évoque la libération contre l’oppression et l’esclavage. C’est en cela que l’Upjb ne peut

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

avril 2014 * n°345 • page 1


sommaire

éditorial ➜

éditorial

1 Le Seder de l’UPJB..................................Joëlle Baumerder et Amir Haberkorn

israël-palestine

4 « Négociations de paix »... Bientôt la fin de la mascarade ?.. Henri Wajnblum 6 Les sables de l’exil..............................................................................Dora Vilner

mémoire(s)

8 7 avril 2014. Commémoration du 20ème anniversaire du génocide des Tutsis du Rwanda organisée par IBUKA-Mémoire et Justice

lire

10 20 ans de poésie israélienne engagée................................... Antonio Moyano 12 Au Vietnam, le crime silencieux......................................Tessa Parzenczewski

histoire(s)

13 Retrouvailles entre juifs et musulmans...................................... Laurent Vogel

regarder

16 Marianne Berenhaut/Christian Israel..Propos recueillis par Gérard Preszow 20 WARSAWARSAW.......................................................................Roland Baumann 22 Nass Belgica................................................................................ .Gérard Preszow

upjb jeunes

23 Camp de Carnaval......................................................................... Julie Demarez

feuilletonner 24 Hit and Miss. Les joies de l’identité.............................Sylviane Friedlingstein réfléchir

26 Theodor Lessing, le philosophe assassiné.................................. Jacques Aron 28 Pourquoi dénoncer le stand « Lettres d’Israël » à la Foire du Livre ?.... Michel .............................................................................................................. Staszewski

yiddish ? yiddish ! !‫יִידיש ? יִידיש‬

30 Tirtl-toybn – Tourterelles............................................................Willy Estersohn humeurs judéo-flamandes

32 Mauvais genre................................................................................Anne Gielczyk

activités écrire 34

38 Loin d’Athènes................................................................................Elias Preszow

vie de l’UPJB

40 Les activités du Club Sholem Aleichem............ J. Schiffmann et T. Liebmann

Artistes de chez nous

42 Elle l’a dit ou elle l’a pas dit ? (Ode à Maggie)............................. Irène Kaufer 44

les agendas

avril 2014 * n°345 • page 2

manquer de le célébrer, non pas seulement en se revendiquant de tous les combats de libération, mais aussi en s’inscrivant pour ce faire dans la tradition juive à laquelle elle appartient et dont elle se réclame. Si de Juifs nous ne sommes pas qu’un adjectif, c’est parce que nous portons en nous des temps, des histoires et des valeurs, juives et progressistes. Et nous sommes nombreux, dans la maison, à estimer que nos fêtes sont le canal le plus approprié pour les exprimer et les transmettre. Parmi toutes ces fêtes, le Seder en est la plus exemplative ; dans sa version séculière, le Seder est même l’expression la plus parfaite de la particularité de nos appartenances juive et progressiste, car tous ses éléments se conjuguent pour souligner notre responsabilité, aussi bien personnelle que collective, dans l’engagement politique pour une société égalitaire, avec la nécessité de prendre acte que ce combat, qui appartient à tous, ne s’interrompra jamais. Le Seder est la version juive de ce combat. Son originalité réside dans sa ritualisation ; celle-ci donne tout son sens à la fête, puisqu’à travers le rituel on s’approprie une réflexion à laquelle on est confronté en permanence, et qui porte aussi sur le besoin de se redéfinir. Par rapport à quoi ? L’engagement éthique est le fil rouge de toute la philosophie juive, qui dit de façon constante l’égalité des hommes. Que murmurez-vous ? « Le peuple élu  »  ? Mais c’est là une notion chrétienne tout à fait tronquée,

qui a transformé cette proposition en privilège. Or, le deal de Dieu avec le peuple, c’est que Dieu, ne sachant pas tout faire tout seul, a engagé les Juifs pour l’aider dans ses tâches. Oh, il a d’abord proposé cette alliance à tous les hommes, mais voilà qu’Abraham,

que si tous ensemble nous répétons le fameux « tu » étais esclave en Égypte. Ce « tu » qui dit le « nous », et redit encore combien nous sommes moralement les gardiens de la mémoire de cet esclavage et comptables de l’esclavage et de la souffrance d’au-

Illustration extraite de «A naye hagode shel Peysekh»», Arbeter-Ring 1948

seul, ou alors le premier, l’a acceptée ! Ce qui explique pourquoi notre ami Tevié, celui de « Tevié le Laitier », interpelle Dieu en lui disant, « je sais, tu nous as choisis, mais tu ne pouvais pas choisir un autre peuple pour lui infliger toutes ces emmerdes ? » Pour en revenir à la ritualisation donc, le rituel énonce une façon d’être ensemble à table, car c’est tout à la fois ensemble et individuellement que nous posons tel acte, disons telle phrase, invoquons tel geste et incorporons tel aliment. Nous le faisons chacun pour soi mais dans la pleine conscience que cela n’a de sens

trui… Et rien de cela n’est figé, car si la mémoire et le récit demeurent, le monde change et nos combats et défis évoluent… Une mémoire qui est particulièrement sollicitée ce mois-ci. Ce 19 avril, nous commémorerons le 71ème anniversaire de la révolte du Ghetto de Varsovie, et les événements qui ont conduit à ce que, le 19 avril 1943, une poignée de Juifs désespérés, affamés, déguenillés, aient décidé de mourir debout, les armes à la main, pour proclamer haut et fort au monde entier qu’ils entendaient bien participer au combat contre l’oppression nazie.

Mais en ce mois d’avril, il est une autre terrible commémoration à laquelle nous nous joindrons, avec une totale empathie, puisqu’à peine, et déjà, 20 ans se sont écoulés depuis le génocide au Rwanda des Tutsis et des Hutus modérés. Il y est aujourd’hui, au Rwanda, de nombreux jeunes adultes de 20 ans, terribles fruits du viol de leurs mères, et c’est à eux aussi qu’incombera de construire l’histoire ou une part d’histoire de leur pays, tandis que les rescapés se reconstruisent comme ils peuvent au milieu de leurs génocidaires. Oui, ce récit-là aussi fait partie de nous à jamais. Enfin nous célébrerons, mais beaucoup plus joyeusement et presqu’en même temps que le printemps, le cinquantième anniversaire de l’arrivée officielle de la main d’œuvre marocaine et turque en Belgique. Nous nous souvenons de bien des combats menés ensemble, en tant que progressistes, et de bien des amitiés tôt nouées avec des militants associatifs, avec des responsables syndicaux, avec des acteurs culturels, et c’est pourquoi, pour célébrer notre sortie d’Égypte, nous avons choisi cette année un lieu symbolique : l’espace Magh. Nous y célébrerons le Seder, en nous rappelant et en rappelant à qui voudra bien l’entendre que nous étions les immigrants de la vague précédente… et que nous avons au moins autant de choses à partager qu’à confronter. Certains de nos amis de Tayush* et des anciens de Jeunesses magrébines de culture musulmane y participeront. Et vous ? n

avril 2014 * n°345 • page 3


israël-palestine « Négociations de paix »... Bientôt la fin de la mascarade ? Henri wajnblum

S

elon les engagements de l’Administration américaine, c’est le 29 avril que devraient aboutir les « négociations de paix » entre Israël et la Palestine. Engagements présomptueux ? C’est plus que vraisemblable. Car bien que rien ne filtre sur l’état des lieux de ces négociations, on peut affirmer, sans grand risque de se tromper, que le blocage est absolu. Lors de son dernier voyage au Proche-Orient en janvier dernier, le secrétaire d’État américain, John Kerry, qui cornaque les négociations, a présenté un projet d’ « accord-cadre » traçant les grandes lignes d’un règlement définitif portant sur les questions dites de « statut final » : les frontières, les colonies, la sécurité, le statut de Jérusalem et les réfugiés palestiniens. Vaste programme s’il en est… Or, au début du mois de mars, Benyamin Netanyahu s’est adressé à l’AIPAC, le puissant lobby sioniste américain, avant d’être reçu à la Maison Blanche par Barack Obama. Et que leur a-t-il dit ? Qu’il attendait, comme condition préalable, des Palestiniens qu’ils reconnaissent «  Israël comme l’État-nation du peuple juif », pressant Mahmoud Abbas le président de l’Autorité palestinienne, de « dire ainsi aux Palestiniens d’arrêter de fantasmer sur l’idée de submerger Israël de réfugiés ».

La réaction de Mahmoud Abbas n’a pas tardé. Lors d’une rencontre avec Zahava Gal-On, la leader du parti Meretz, il a qualifié de plaisanterie l’idée selon laquelle il voudrait inonder Israël de cinq millions de réfugiés palestiniens disséminés dans la région : « Pas un réfugié ne retournera en Israël sans accord israélien. Mais j’attends d’Israël qu’il fixe un quota de réfugiés qu’il acceptera chaque année  ». Pas question donc pour les Palestiniens de reconnaître Israël comme l’État-nation du peuple juif, alors qu’ils ont déjà reconnu l’État d’Israël, un État qui doit être celui de tous ses citoyens, lors de déclarations officielles et en signant les accords de paix intérimaires. Pour eux, et on ne peut que leur donner raison, c’est la poursuite de la colonisation qui constitue le principal obstacle à la paix, une colonisation qui s’est emballée depuis la reprise des « négociations de paix ». Une fuite en avant qui a tout du pied de nez adressé à Barack Obama. Celui-ci, à la veille de la visite de Benyamin Netanyahu, l’avait pourtant mis en garde contre un isolement croissant d’Israël en cas d’échec des négociations. Cela n’avait pas eu l’air de beaucoup impressionner le Premier ministre israélien qui, avant de s’envoler pour Washington, avait déclaré à la presse qu’Israël savait résister aux pressions et qu’il enten-

avril 2014 * n°345 • page 4

dait défendre devant ses interlocuteurs américains les «  intérêts vitaux » de son pays. Apparemment, il a bien résisté puisque lors de leur entretien du 3 mars durant lequel il n’a cessé de répéter que Mahmoud Abbas devait « être prêt à faire des concessions pour que le processus de paix se poursuive », Barack Obama a déclaré qu’il ferait pression sur le président palestinien qu’il devait recevoir le 17 mars, c’est-à-dire le jour du bouclage de ce numéro de Points critiques. Veut-il que celui-ci se fasse assassiner en le forçant à accepter le caractère exclusivement juif de l’État d’Israël et à renoncer au principe du droit au retour des réfugiés palestiniens ? Autrement dit, l’impasse semble totale. Et les colonies juives peuvent continuer de fleurir en toute impunité.

Diviser pour mieux régner Et pendant ce temps, la Knesset, le parlement israélien, s’« amuse »… Elle vient en effet de voter une loi qui, pour la première fois, fait la distinction entre les citoyens palestiniens d’Israël de confession musulmane et ceux d’obédience chrétienne ! Ce texte élargit en effet la Commission nationale de l’égalité des chances en matière d’emploi de 5 à 10 membres, octroyant des sièges distincts à des représentants des

travailleurs chrétiens et musulmans de la communauté palestino-israéliennes… « Nous avons beaucoup en commun avec les chrétiens. Ils sont nos alliés naturels, un contre­poids aux musulmans qui veulent détruire le pays de l’intérieur », a ainsi déclaré le porteur du projet de loi, Yariv Levin, du Likoud. « Il s’agit d’une manœuvre politique de l’extrême droite », a immédiatement réagi Basel Ghattas, un chrétien grec-orthodoxe. Le texte a également été dénoncé par l’OLP… « Nous rejetons cette loi », a réagi Hanane Achraoui, membre de son Comité exécutif, une loi qui ne cherche qu’à « créer une nouvelle rivalité au sein de notre peuple sur une base religieuse au lieu de se fonder sur l’identité nationale ».

Exclure les trouble-fête Sous prétexte de rendre les gouvernements plus stables et les coalitions plus à l’abri d’élections anticipées, la Knesset a également voté une loi portant de 2 à 3,25% le nombre de voix que les partis doivent obtenir aux élections pour se voir attribuer un siège. Autrement dit, plus question pour un parti d’avoir une représentation à la Knesset s’il n’obtient pas un minimum de quatre sièges contre deux actuellement. Ce projet était porté conjointement par Yair Lapid, le leader du parti « centriste » Yesh Atid (Il y a un avenir) et Avigdor Lieberman, leader quant à lui du parti d’extrême droite Israel Beitenu (Israël notre maison). Rendre les gouvernements plus stables ? Vraiment ? Cette loi vise tout particulièrement les trois partis arabes qui comptent actuellement 11 députés et qui risquent de voir ce nombre réduit de moitié étant donné qu’ils se présentent séparément aux élec-

tions compte tenu de divergences dienne des droits humains dans idéologiques notoires. Or nous ne les Territoires palestiniens occunous souvenons pas que les dé- pés et la perpétration d’actes députés arabes d’Israël aient jamais finis par la Communauté interfait tomber un gouvernement. Mais moins il y en aura - ah s’il pouvait n’y en avoir aucun ! - plus les partis nationalistes juifs de tous bords se sentiront heureux… David Rotem (Israel Beitenou), a déclaré que le Solidarité du village palestinien de Bil’in avec les Shministim projet de loi ne vise pas à nuire nationale comme relevant des aux députés arabes, mais « je ne crimes de guerre », ainsi que l’omsuis pas opposé à leur démis- niprésence de l’armée dans la sosion collective. Ils devraient tous ciété civile israélienne qui intenpartir… Et nous n’allons pas en sifie le militarisme, le sexisme, la perdre le sommeil ». Ben tiens… violence, les inégalités et le raUne autre loi a encore été vo- cisme en son sein... « Nous faitée qui soumet à référendum tout sons appel à nos pairs, à ceux qui projet d’accord qui impliquerait servent actuellement dans l’arune quelconque évacuation de mée ou qui remplissent leurs oblitoute parcelle du territoire israé- gations de réservistes, ainsi qu’au lien… Entendez de Jérusalem-Est public israélien en général, pour et du Golan qui ont été annexés et qu’ils reconsidèrent leur position qu’Israël considère donc comme sur l’occupation, l’armée, et le rôle territoires nationaux. Vous avez des militaires dans la société cidit « négociations de paix » ? vile. Nous croyons dans le pouvoir et la capacité de la société ciUne bonne nouvelle vile de changer la réalité pour un pour terminer mieux en créant une société plus C’est l’Association Profil hadash honnête et plus juste ». On croyait le mouvement des (Nouveau profil) dont l’UPJB avait reçu un de ses représentants, refuzniks en léthargie depuis Raanan Forshner, il y a un peu quelques années. Il n’en est rien. plus d’un an, qui nous l’annonce. Chaque jour nous arrivent des En ce début du mois de mars, une informations sur la condamnacinquantaine de jeunes israéliens tion à la prison militaire de l’un de classes terminales (les Shmi- ou l’une soldat(e) ayant refusé de nistim comme on les a surnom- servir en Palestine occupée. Mais més) ont adressé une lettre col- il est exact qu’il y avait un cerlective à Benyamin Natanyahu tain temps que l’on n’avait plus l’informant de leur refus de servir eu connaissance d’une démarche dans l’armée israélienne, service et d’un refus collectifs d’une telle ampleur. n auquel ils seront bientôt appelés. Ils y invoquent comme motif de leur refus « la violation quoti-

avril 2014 * n°345 • page 5


israël-palestine des portes pour la nuit, à 22h. En cas de non-respect des règles, les résidents sont susceptibles de faire l’objet de mesures disciplinaires, voire d’être (r)envoyés dans le Centre pénitentiaire fermé de Saharonim. Avec ses portes ouvertes sur le désert, Holot est une prison, et ses résidents sont des détenus. Le temps s’y est arrêté et la seule perspective d’avenir est celle d’un aller-simple vers l’Ouganda, le Rwanda, voire même vers le Soudan ou l’Érythrée. Il suffit d’une petite signature. À Holot, il n’y a plus de rêves d’avenir possibles, et entre les appels et les repas, il n’y a rien. Rien à faire, rien à voir, rien à rêver.

Les sables de l’exil Dora Vilner*

D

epuis la fin du mois de décembre 2013, un nouveau mouvement de contestation est apparu dans les rues israéliennes (de Tel Aviv principalement). Ce mouvement rassemble des demandeurs d’asile africains présents sur le territoire israélien. Ceux-là même que tous croisent sans les voir ont décidé d’appeler l’État hébreu à adopter une politique d’asile et d’immigration conforme au droit international et aux conventions précédemment signées1. L’appel est aussi un cri d’alarme lancé à l’égard de la communauté internationale. Depuis les premières vagues d’arrivée massives d’immigrants africains – au travers de la frontière égyptienne – il y a 8 ans, le gouvernement israélien a redoublé d’inventivité pour décourager la venue de davantage d’« infiltrateurs »2 et encourager le départ de ceux déjà présents sur le territoire depuis trop longtemps. Les politiques se suivent et ne se ressemblent pas mais il faut reconnaitre que nombre d’entreelles ont déjà bénéficié d’un premier coup d’essai ailleurs dans le monde. À titre d’exemple : refus quasi-systématique des demandes de statut de réfugié3 ; construction d’un mur à la frontière égyptienne ; détention sans procès et sans limitation dans le temps ; incitations à la haine ; absence de statut et vides juridiques. Les mesures semblent avoir porté leurs fruits. Le mur ne permet plus d’infiltrations. Et

alors que les Sud-soudanais ont été renvoyés en masse dans leur pays d’origine il y a plus d’un an, aujourd’hui les Nigérians sont sur le chemin du retour, au gré du rejet de leurs demandes d’asile.

À tout prix Subsiste toutefois une – grosse – épine dans le pied du gouvernement : les 35.000 Érythréens et 15.000 Soudanais qui ne sont pas expulsables dans leurs pays d’origine. En effet, ceux-ci bénéficient depuis leur arrivée d’un statu quo de la part du gouvernement israélien qui a opté pour une politique de « non expulsion ». Les fondements de cette décision administrative ne sont pas explicites mais il semble, selon un officier du ministère de l’Intérieur, qu’il y ait dans le cas des Erythréens une volonté de l’État d’Israël de se conformer au droit international et au principe de non-refoulement. La situation des Soudanais ne serait, elle, que le produit des relations inexistantes entre Israël et le Soudan, deux pays ennemis. Qu’à cela ne tienne, il s’agira dorénavant d’obtenir leur accord de quitter le territoire à tout prix. Y compris celui de la liberté. Le gouvernement de Netanyahou a ainsi saisi l’opportunité offerte par la Cour Suprême israélienne – qui, en septembre dernier jugeait à l’unanimité l’annulation du dernier amendement de la loi anti-infiltration de 1954 – pour introduire un nouvel amendement à la loi susmentionnée. Le 10 décembre 2013, à 30 votes contre

avril 2014 * n°345 • page 6

grève et soutien 15, les membres de la Knesset ont réduit à néant l’espoir de voir la situation des demandeurs d’asile en Israël s’améliorer. Soudanais et Érythréens seront dorénavant envoyés, sur décision arbitraire du ministère de l’Intérieur, dans un « centre ouvert » au milieu du désert du Neguev, où ils « résideront » pour une période de temps indéfinie. Le Centre a été baptisé «  Holot  » (sables). Les plus poétiques y verront sans aucun doute une appellation pleine de double sens. Les faits ne trompent personne. Régi par la fameuse Israel Prison Authority, le Centre est situé au milieu du désert, loin de toute présence humaine autre que celle du milieu carcéral, face à la tristement célèbre prison de Ktzi’ot où sont principalement détenus des prisonniers Palestiniens « de sécurité ». Les résidents doivent faire preuve de leur présence 3 fois par jour, dès 6h du matin. Ces appels se font entre les trois repas servis par jour et avant la fermeture

Aux lendemains du vote du nouvel amendement liberticide, et pour la première fois en 8 ans de présence sur le territoire israélien, les Africains s’organisent et descendent dans la rue. D’abord discrètement et dans la pénombre du soir (pour ne pas être identifiés). Et puis très vite, en masse. Toutes les semaines. Et enfin, plus régulièrement. Pour finalement atteindre un mouvement de grève suivi dans tout le pays par plusieurs dizaines de milliers de personnes4. Dans un premier temps, les Israéliens peinent à trouver leur place dans ce mouvement de contestation. Bien sûr, on y retrouve quelques activistes qui sont sensibilisés depuis longtemps à la situation des demandeurs d’asile en Israël. Mais ils ne sont pas nombreux et ont déjà souvent défilé sous d’autres bannières sans que leur voix ne soit jamais entendue. La grève va permettre un tournant dans cette tendance. Pour la première fois, des travailleurs israéliens qui ne sont a

priori pas particulièrement sensibilisés ni à la cause politique ni à celle des demandeurs d’asile africains, vont se tenir aux côtés de leurs collègues et manifester sans ambiguïté leur soutien. Certains ont laissé sur la porte close de leur établissement une note explicative de leur absence. D’autres ont saisi l’occasion pour sensibiliser les consommateurs à la situation des travailleurs en grève. Cette conscientisation est certainement due au nombre important de travailleurs africains dans les établissements de restauration et d’hôtellerie israéliens, pour qui une grève trop longue aurait été catastrophique. Les considérations des restaurateurs ont donc parfois été qualifiées de stratégiques, et les initiatives émanant de la population israélienne en soutien aux demandeurs d’asile sont restées marginales. Soit. Un vent nouveau souffle pourtant dans le monde de la contestation anti-gouvernementale en Israël. Pour la première fois, des Israéliens ont pris conscience de la présence sous leurs fenêtres de familles qui ont fui un régime sanguinaire ou les atrocités de la guerre. Les Africains en Israël ne sont plus uniquement des travailleurs bon marché, mais aussi des victimes demandant asile et protection. Pour la première fois, des Israéliens – fatigués de la politique et du problème palestinien – ouvrent les yeux sur le traitement inhumain des demandeurs d’asile par le gouvernement israélien. Et, pour la première fois, ces mêmes citoyens israéliens se voient confrontés aux limites du discours et du caractère ethno-centré de leur Nation. L’équation est pour la première fois mise en perspective en dehors des configurations problématiques habituelles (Juifs, Arabes, Palestiniens). Un État qui souhaite maintenir une majori-

té ethnique à tout prix est-il en mesure d’accueillir des Africains non-juifs qui fuient les persécutions et invoquent sa protection ? Aujourd’hui, alors que Holot est en fonctionnement depuis moins de 2 mois, près de 1450 hommes y sont déjà détenus. Le ministre de l’Intérieur, Gideon Sa’ar, a déjà fièrement annoncé que d’ici peu, des femmes et familles pourront y être « accueillis » aussi. Avec une capacité actuelle de 11.000 détenus, le pire reste sans doute à venir. Tant bien que mal, le mouvement de contestation des demandeurs d’asile africains continue à exister. Les rassemblements se font toutefois plus rares et moins importants. Et tous les week-ends, ils ont lieu aux portes de la prison ouverte. Mais ils continuent à rassembler des Africains, des activistes de longue date et des Israéliens « qui n’ont pas envie de parler de politique ». À Holot, il n’y a rien à faire, rien à voir, rien à rêver. Il n’y a plus qu’à résister. n Israël a, entre autre, signé la Convention des Nations Unies de 1951 sur le statut des réfugiés en 1954 et le Protocole Additionnel de 1967 en 1968. 2 Le terme d’ « infiltrateur » est utilisé dans le langage politique et médiatique israélien comme désignant toute personne entrée sur le territoire israélien de manière illégale, tel que défini dans la Loi anti-infiltration de 1954. Cette loi était initialement vouée à lutter contre le retour des réfugiés palestiniens et les attaques des fedayin palestiniens. Son champ d’application a été étendu aux immigrés illégaux en janvier 2012. 3 Le taux de reconnaissance du statut de réfugié est de moins de 1%. C’est l’un des taux les plus bas dans le monde et le plus bas parmi les pays de l’OCDE. 4 Entre 10.000 et 40.000 personnes, selon les sources. 1

*L’auteure est juriste en droit international public. Elle a travaillé pendant 6 mois à l’African Refugee Development Center où elle aidé les demandeurs d’asile dans la procédure d’obtention du statut de réfugié. Elle est aujourd’hui impliquée dans diverses actions de soutien aux demandeurs d’asile africains.

avril 2014 * n°345 • page 7


mémoire(s) 7 avril 2014

Commémoration du 20ème anniversaire du génocide des Tutsis du Rwanda organisée par IBUKA-Mémoire et Justice IBUKA-Mémoire et Justice est une association sans but lucratif fondée en Belgique le 16 août 1994, regroupant les survivants du génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994, les proches des victimes ainsi que toutes les personnes soucieuses de la mémoire des victimes et du sort des rescapés de ce génocide.

Message adressé par IBUKA à l’occasion du 20ème anniversaire du génocide « Conçu de longue date, le projet d’extermination est préparé et mis en œuvre de façon graduelle, depuis 1959. Sur la longue durée d’une génération, on aura assisté, de manière sporadique, quasiment cyclique, à des phases d’essai, puis de répétition générale, jusqu’au paroxysme en 1994. Crime innommable, le génocide anti-tutsi a été commis dans l’indifférence totale de la communauté internationale, alors qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, elle avait pris l’engagement solennel que « plus jamais » le monde ne pourrait tolérer pareil déni de l’humanité. D’avril à juillet 1994, environ cent jours durant, plus d’un million de personnes sont monstrueusement massacrées sur l’ensemble du pays : à coups de machettes, de haches, de lances, de flèches, de gourdins, de baïonnettes, de balles de fusils, de chars d’assaut, d’incendies dans des églises, temples et autres lieux publics, etc. Pour la simple raison qu’elles sont nées tutsies, ces personnes sont massacrées sans distinction aucune : hommes, femmes, enfants, adultes, du fœtus au vieillard. Beaucoup de femmes sont atrocement violées, puis suppliciées de toutes sortes de manières, avant d’être mises à mort. Le viol est ici utilisé comme une arme de génocide. La visée en est la destruction totale des Tutsis. La taxinomie de l’humiliation explore toutes les possibilités des imaginaires du mal. Rarissimes, les rescapées succombent encore actuellement à l’infection du VIH Sida, qu’elles ont contractée lors de ces viols. L’entreprise génocidaire n’épargne même pas les quelques personnes qui tentent de s’y opposer, ou celles qui refusent d’y collaborer, celles qui sont

avril 2014 * n°345 • page 8

assimilées aux Tutsis, ni même des étrangers, qui sont censés maintenir la paix et la sécurité. Dix des Casques Bleus Belges envoyés au Rwanda dans le cadre de la Mission des Nations Unies Pour le Rwanda sont également massacrés. Face à cette fin programmée des Tutsis, la réaction de la communauté internationale est d’évacuer les expatriés, et presque tout le contingent des Casques Bleus, laissant ainsi le champ libre aux tueurs, et les Tutsis à leur merci. Seuls les efforts et les sacrifices des Rwandais ont permis de mettre fin à cette folie meurtrière, et de démarrer la reconstruction du pays. Les rescapés pleurent leurs morts ; ils cicatrisent, tant bien que mal, les blessures, aussi bien physiques que psychologiques, afin de pouvoir affronter les défis de la vie. Vingt ans après, quel bilan, sous quels rapports ? Quels sont les défis ? Ces questions, et tant d’autres, connexes, appellent réflexion, et actions, les unes plus urgentes que les autres, à l’adresse aussi bien des Rwandais que de la Communauté internationale, qui doit se sentir concernée, au regard de l’inscription, dans la durée, dudit génocide. L’Organisation des Nations Unies et certains pays, tels que la Belgique et les États-Unis, ont reconnu, en partie, leur part de responsabilité, et ont demandé pardon. D’autres, comme la France, continuent à la nier, malgré les preuves irréfutables qui s’accumulent au fil du temps. Quelques auteurs ont été jugés et condamnés par des tribunaux, tant au niveau national qu’international, mais beaucoup d’autres restent encore en liberté. Certains menacent même de récidiver, et s’appliquent à transmettre l’idéologie du génocide à leurs enfants.

L’initiative, louable, mais encore timide, de l’extradition de certains coupables vers le Rwanda, doit être poursuivie. La question de la réparation reste posée, sous nombre de ses formes : garantie de non-répétition, indemnisation, réadaptation, etc. Pourtant, elle fait partie des droits fondamentaux de toute personne ; elle doit donc faire partie intégrante de la justice. Au lieu de cela, la révision et la négation de ce génocide vont bon train, sous toutes leurs formes, sous tous leurs mécanismes. Allant de la négation pure et simple à la banalisation des faits, en passant par le présupposé haine ancestrale entre Hutus et Tutsis, accusation en miroir, guerre civile, autodéfense, légitime défense, thèses de colère spontanée, etc., la révision et la négation dudit génocide prennent des dimensions inquiétantes. En collaboration avec ses amis et ses partenaires, IBUKA-Mémoire et Justice organise, chaque année, différentes activités de commémoration. L’année 2014 se veut spéciale, marquée par plus de solidarité et de responsabilité. Tout au long de l’année, diverses activités seront organisées. Un accent par-

ticulier sera mis sur le Bilan des 20 ans post-génocide, mais aussi sur la Mémoire et le Mémorial, sur la justice, et surtout, sur la quête de réparation pour les victimes et les survivants. IBUKA-Mémoire et Justice fait donc appel à toute personne et à toute institution, au sens élémentaire de l’humain, pour se joindre à elle, afin de contribuer à réparer le passé, pour préparer l’avenir, et contribuer à la construction d’un monde plus juste, plus vivable, plus équitable, sans haine ni exclusion. Honorer cette mémoire et entretenir sa flamme est un devoir pour tous. Le questionnement est existentiel. Il est essentiel d’en avertir nos enfants : le fanatisme, l’intolérance, la haine et la violence peuvent détruire l’humanité toute entière. Il faut leur apprendre à respecter toute vie humaine, quelle qu’en soit la différence. Il faut élaborer des moyens adéquats de prévention et de répression, contre toute tentative de génocide, ou de négation de celui-ci. Le génocide est un crime contre l’humanité ; le devoir et le travail de mémoire nous incombent à tous ! »

Programme de la commémoration 18h30 : Marche aux flambeaux : De la Place Royale jusqu’au Palais de Justice (Place Poelaert) 20h00 : Départ vers l’Université libre de Bruxelles (ULB). Amphithéâtre « La Fontaine », avenue F. D. Roosevelt 50 CP160/26 – 1050 Bruxelles 20h30 : Soirée de la Mémoire à l’Université libre de Bruxelles (ULB). PAF: 5 €

Allocution d’ouverture, par Mr Eric Didier Rutayisire, Président d’IBUKA Témoignage d’un survivant du génocide des Tutsi Messages de solidarité Chants et poèmes de circonstance L’UPJB appelle ses membres et amis à participer, nombreux, à cette soirée commémorative

avril 2014 * n°345 • page 9


lire Vingt ans de poésie israélienne engagée antonio moyano

D

’un burin de fer : Vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004, est une anthologie établie par la poétesse Tal Nitzán (reconnue également comme traductrice en hébreu de grands poètes de langue espagnole)  ; l’édition originale est parue à Tel Aviv en 2005. La traduction est due à Isabelle Dotan, (auteure par ailleurs d’une étude sur l’œuvre du Belge Jean-Claude Pirotte, Bonheurs de l’errance, rumeurs de la douleur). L’immense intérêt de cette anthologie c’est d’éveiller en nous l’envie de découvrir tous ces poètes dont, en ce qui me concerne, je ne sais strictement rien. Et n’étant pas assez futé pour découvrir, est-ce un homme ou une femme rien qu’en voyant le prénom (Asher ? Meïr ? Orit ? Tuvia ? Liat ? Shaï ? Zvi ?), j’avais hâte de voir le visage de chacun/ chacune, et j’ai trouvé un raccourci : tapez Poetry International Festival Rotterdam, il y a une entrée par pays, vous cliquez « Israël » et vous y êtes ; quasiment tous les poètes/poétesses figurant dans cette anthologie y sont mentionnés, avec photos. Seconde belle surprise de ce livre : toutes les notes en bas de page sont aussi passionnantes que bienvenues, je dis bravo et merci pour tous ces éclaircissements. En voici un échantillon (je cueille au hasard) :

Page 14 : « Nombres 11:20 (Toutes les références bibliques sont tirées de la traduction de Louis Segond (1910), Selon le besoin, nous ajoutons la citation. Toutes les notes sont de la traductrice) – page 148 : « Soyez féconds, multipliez et remplissez la Terre » Genèse 1:28 – Allusion à l’unité militaire israélienne des Mistaravim (soldats déguisés en Arabe) – « La vallée est un rêve » est le titre d’une chanson populaire israélienne de Shalom Yosef Shapira – page 160 : « Par son titre et le premier vers de chaque strophe, le poème évoque un événement dramatique dans l’histoire du peuple juif : le Khourban Ha Baït, c’està-dire la « Destruction du Temple » en l’année 70, en hébreu baït signifie à la fois « temple » et « maison » – Psaume 42:2 « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant » – page 180 : « Chaîne de magasins de bricolage et de jardinage ». Que peut-on constater en lisant ces notices ? : 1. La poésie israélienne est tissée de références aux textes bibliques, le poète en joue de deux façons : a) parfois, cela fait comme un arrière-fond de signifiants, une sorte d’arborescence, comme si la langue des prophètes était une nappe phréatique absolument vive encore aujourd’hui. b) parfois, comme dans toute intertextualité, cela a un effet de distanciation critique, sau-

avril 2014 * n°345 • page 10

tant d’un niveau de langue à un autre. La dimension « clin d’œil » n’est évidemment pas absente. De tels procédés qui sont aussi des enjeux éthiques et littéraires se retrouvent dans toute la poésie moderne et dans toutes les langues. 2. la poésie engagée est une branche de la poésie réaliste qui parle des faits et des causes, et donc ne se nourrissant pas exclusivement de métaphores ou de sous-entendus ; comme de juste, elle s’enracine dans un contexte historique, géographique, un biotope avec des références extrêmement précises. 3. Les notices nous indiquent que nous sommes bel et bien dans une traduction, nous offrant des échos sur la langue d’origine. Poursuivons notre voyage : cette anthologie est divisée en neuf chapitres, en voici les titres, ils sont éclairants : 1. Et le pays ? Le posséderez-vous en entier ? 2. L’arrogance de notre auto-destruction. 3. Le fruit meurt avant l’arbre. 4. Et les mains – Les mains des soldats. 5. Et si c’est un enfant, sera-t-il ramassé ? 6. Celui qui arrache la maison d’un homme. 7. Chantez-nous des chants de Sion. 8. Les choses qui n’ont pas de fin.

9. Ce qui pourrait encore être réparé. « Le poème insensé exige d’être écrit », dit le poète Yosef Over, page 126. De manière générale, les poètes, me semble-t-il, répugnent à « mettre » trop de faits réels dans leurs poèmes, c’est vrai, qu’ils sont un peu salissants, ça macule, ça déteint, ça fait des taches, avez-vous la certitude que ça parte au lavage ? Rien n’est moins sûr. Donc, d’une part la crainte du « trop salissant » (et c’est légitime, le poème ayant d’autres ambitions que d’être rabaissé à un vulgaire flash-info) ; et d’autre part, la crainte du « à quoi bon ? Est-il à même de servir à quelque chose mon cocktail poème+compassion+tristesse+indignation ? » Je vous étonne si je vous dis que quantité de poèmes de cette anthologie parlent de l’absurdité, de la cruelle absurdité des faits, de l’ignoble cruauté des faits aussi insensés que sanguinaires, comment pourrait-il en être autrement ? J’en viens même à me poser la question. Quels sont mes « critères » pour soupeser : tel poème engagé est bien ; tel autre poème engagé ne vaut rien ?! Hé bien, disons que j’aime les poèmes qui ressemblent aux «  chansons dédicacées  » de nos vieilles radios. La victime passe du statut de cadavre sans nom ni visage à celui de personne debout (debout, je veux dire, sur l’échelle de notre mémoire bien souvent vacillante). Ici, idéalement, une citation serait la bienvenue pour illustrer mes dires, cependant, feuilletant le livre je tombe sur d’autres poèmes que j’apprécie tout autant ! Ces poètes ont tous « vécu l’armée », ils savent ses exigences et ses contraintes à l’un ou l’autre moment de leur vie (et si ce n’est pas la leur, du moins, « la culture martiale » s’exerce sur un fils, un neveu, un frère, un cou-

sin, un proche ami, etc.) Ainsi la question : « Comment aurais-je réagi sous l’uniforme, en des circonstances extrêmes ? » n’est pas simple rhétorique. Est-ce une des raisons de la particulière qualité de tous ces poèmes ? Amère beauté puisque quasi chaque poème nous pousse à sortir du poème pour aller « fouiller dans les archives de la presse ». L’autre beauté secrète de la poésie engagée c’est de nous/me dire : ne t’englue pas dans l’esthétisme, méfie-toi de l’esbroufe, laisse-toi aller à un regard à 360 degrés. Et bien sûr – comment pourrait-on l’oublier – la poésie engagée invite la Narration à sa table. La narration de l’Histoire, le récit (succinct, circonscrit, aussi minimal soit-il) des événements. Exactement cela même qu’on préférerait maquiller, minimiser, enjoliver, escamoter, oublier, passer sous silence, pif-paf-pouf, le poème engagé nous le fout en pleine tronche, tel un grotesque nez de clown pissant le sang. Juste en passant : pourrait-on envisager une anthologie de poésie belge engagée ? Ce livre se lit, certes, mais il se regarde également : il déborde de dessins de Rachid Koraïchi. Je vous conseille de parcourir le livre une fois avec les yeux du « lire », une autre fois avec les yeux du « regarder », mais n’y allez pas avec tous les yeux en même temps, sinon vous risquez le trop-plein. Rami Dizani , page 194 : « Je ferai une prière innocente devant les crânes aplatis, visages de la nation, de la génération du désert, de fils de brute : pardonne-leur, Dieu archaïque et vindicatif, Dieu des Armées, Dieu de la Guerre ! rends-leur une étincelle de Yiddishkeit compassionnelle, d’humour triste... » Meïr Wieseltier, page 194 : « La poésie politique est insup-

portable : cette vision civile ou visionnaire (pourquoi un citoyen se donnerait-il la peine de parler en lignes saccadées ? (...) ce langage ventriloque au nom de l’histoire, les analogies faciles, les truismes, propositions de rédemption...  ». Dahlia Rabikovitz (1936-2005) page 146 : « Cet enfant est un Juste absolu, mort-né avant sa naissance il aura sa propre petite tombe à la lisière du cimetière et son propre petit jour du Souvenir et très peu à se souvenir. C’est l’histoire de l’enfant tué dans le ventre de sa mère en janvier 1988 lors de circonstances politico-sécuritaires.» Yizhak Laor (1948), page 138 : « ... par amour de la vérité, racine de mémoire, lieu de distinction entre le bien et le mal, savoir de qui avoir peur et à qui pardonner, à qui tendre une main douce, que ta main soit douce mon fils (et sache que j’ai détruit mes photos en uniforme) Le tireur dit d’un ton navré que ferai-je après l’armée ? » Concluons par une citation de la préface de Sylvie Germain : « Ils parlent d’hommes à hommes, de vivants à vivants, de mortels à mortels. Ils parlent pour dénoncer l’injustice et la violence infligées par certains des leurs aux Palestiniens, leur peuple frère si tragiquement ennemi. Ils parlent d’une voix rude, fatiguée mais insoumise, parfois brûlée d’une ironie cinglante... ». n D’un burin de fer. Vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004. Anthologie établie par Tal Nitzán. Traduction : Isabelle Dotan, avec les conseils amicaux de Jean-Christophe Belleveaux. Préface Sylvie Germain. Dessins de Rachid Koraïchi. Éditions Al Manar, 2013, 238 p., 25 €€

avril 2014 * n°345 • page 11


lire

histoire(s)

Au Vietnam, le crime silencieux

Retrouvailles entre juifs et musulmans

tessa parzenczewski

C

e fut d’abord une émission à France Culture, ensuite un film documentaire et aujourd’hui un livre, Liên de Mê Linh de Jean-Marc Turine. À l’heure où l’on dénonce à très juste titre l’utilisation des armes chimiques en Syrie, qui parle encore des armes chimiques déversées par les Américains au Vietnam, le fameux agent orange, défoliant à la dioxine ? Près de quarante ans après la fin de la guerre, des milliers d’enfants naissent chaque année porteurs de handicaps multiples, soustraits à la vraie vie, « des existences naufragées » comme le dit Jean-Marc Turine, dans ce livrepoème, où l’auteur s’adresse à Liên, du village de Mê Linh, âgée de dix-huit ans mais qui paraît encore une enfant ; elle ne bouge pas, ne parle pas, le cerveau vide. C’est avec une infinie délicatesse, une approche tout intérieure, que Jean-Marc Turine évoque cette non vie, hors de tout temps. Les mots sont limpides, comme épurés, essentiels. Et l’émotion intacte. Et c’est à Liên que l’auteur raconte les autres, enfants ou adolescents, enfermés dans des corps immobiles ou complètement anarchiques, monstrueux souvent, où le degré de conscience varie, de l’absence totale à une lucidité douloureuse, en passant par une violence brute. Poème mais aussi réquisitoire, pamphlet. Ils sont plus de trois millions à ce jour, victimes des défoliants. Enfants de parents contaminés, nous

sommes déjà à la troisième génération, et la « transmission » continue… Jean-Marc Turine a sillonné le Vietnam, à la rencontre de familles, leurs propos ponctuent le texte, poignants, résignés ou rageurs, le malheur absolu. En contrepoint, des documents accablants, parfois insoutenables, illustrent l’ampleur du crime et son impunité jusqu’à aujourd’hui. Ni le gouvernement des États-Unis ni les industries productrices des défoliants, dont Monsanto, décidément de tous les mauvais coups, n’ont répondu de ce crime de guerre et les victimes vietnamiennes n’ont jamais été dédommagées. Créateur aux multiples facettes, écrivain, cinéaste, longtemps producteur à France Culture, JeanMarc Turine fait à nouveau entendre ici la parole des sans-voix, des inaudibles dans le fracas médiatique, inaudibles comme les Roms dont il a rassemblé les témoignages dans Le crime d’être Roms. Un fil rouge parcourt son œuvre, comme un écho aux massacres et injustices perpétrés hier comme aujourd’hui. Ainsi, il a accompagné Tobias Schiff dans son récit de déportation et plus tard, dans son roman Foudrol, il évoque dans une écriture sans concession, âpre, comme plombée, les champs de bataille de la guerre 14-18, parcourus par un médecin militaire en proie aux doutes et révulsé par la barbarie. Mais loin d’être réduite à l’indignation et à la dénonciation,

avril 2014 * n°345 • page 12

laurent vogel

L Jean-Marc Turine. Photo Esperluete

l’œuvre éclectique de Jean-Marc Turine explore d’autres versants de l’âme humaine, comme dans son roman Gesualdo, inspiré par la vie tragique de ce compositeur du royaume de Naples, musicien sublime et meurtrier. Romancier mais aussi mémorialiste ? Ami de longue date de Marguerite Duras, Jean-Marc Turine a publié une chronique de ces années où il fréquenta assidûment le 5 de la rue Saint-Benoît, l’antre de l’écrivaine, où se retrouvait tout un groupe d’intellectuels aux affinités communes, Edgar Morin, Dionys Mascolo, Claude Roy… Dans cette œuvre aux registres pluriels, Liên de Mê Linh est un dernier chapitre, comme un appel, à contre oubli, dans notre monde gavé d’infos, où une tragédie chasse l’autre, et où le tout s’entasse, enseveli, jusqu’au prochain scoop. n Jean-Marc Turine Liên de Mê Linh Esperluète Editions 159 p., 18 €

es éditions Albin Michel ont publié une Histoire des relations entre juifs* et musulmans des origines à nos jours. Le même livre paraît simultanément en anglais aux Presses de l’université de Princeton. Au-delà de l’intérêt immense de ce travail pour ceux qui s’intéressent à l’histoire, c’est un événement politique.

Quatorze siècles Je partirai des propos exprimés par l’ambassadeur de Palestine à l’UNESCO, Elias Sanbar à l’occasion du cours donné en février 2014 à Bruxelles dans le cadre de la chaire Marcel Liebman1. Il ne s’agit pas simplement de se battre pour la paix. La paix peut être froide. Il faut aspirer à la réconciliation et celle-ci suppose que chaque partie accepte de revoir ses représentations et de discuter sur pied d’égalité avec l’autre. Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, les deux coordinateurs, résument le projet : « Ce travail est d’abord celui de retrouvailles avec les liens historiques anciens tissés entre juifs et musulmans pendant plus de quatorze siècles, de l’apparition du Coran à nos jours. Quatorze siècles de passions et d’oppressions, de rapports quelquefois tragiques et parfois heureux. L’ouvrage donne une description détaillée et systématique, en l’état actuel des recherches, des processus historiques, so-

ciaux et culturels vécus par ces communautés. » Les auteurs évitent le jargon dans lequel les spécialistes ne s’adressent qu’à leurs pairs. La clarté de textes qui disent l’essentiel, le choix judicieux de thèmes variés, la beauté d’une iconographie couchée sur un papier de qualité, aboutissent à un « beau livre » qu’on a envie de toucher, d’aborder avec tous les sens, de donner. On n’en sort pas intact. Pour retracer une si longue histoire qui s’étend des rives de l’Atlantique aux confins de la Chine, les auteurs procèdent par grandes coupes. La périodisation proposée n’enferme pas les exposés dans des cadres chronologiques rigides. Elle parcourt les grands ensembles régionaux en trois temps : Moyen Âge, période moderne et temps présent. Suivent des chapitres thématiques sous le titre général de « transversalités ». Des textes denses alternent avec des papiers brefs intitulés « Nota bene ». Des extraits de textes historiques établissent des « Contrepoints »2. Si les contacts avec le judaïsme sont évidents dès la genèse de l’islam, les relations avec les musulmans n’ont pas été moins déterminantes dans l’histoire juive à partir du VIIe siècle. Il suffit de mentionner Maïmonide, la floraison de la poésie hébraïque médiévale qui adopte des canons de la tradition orale de l’Arabie pré-islamique3, la vie quotidienne

de Cordoue à Alexandrie, de Sarajevo à Boukhara où se tissent échanges, dons et conflits. Paradoxalement, les espaces d’une cohabitation fragile peuvent surgir aujourd’hui là où on s’y attendrait le moins : avant 2000, dans les territoires palestiniens occupés ; parfois en France ; de manière inattendue en Iran. Les auteurs auraient pu ajouter une note sur certains quartiers populaires de Saõ Paulo ou Buenos-Aires où sont apparus des liens multiples entre des immigrants juifs et des « Turcos ». Ces derniers, tant chrétiens que musulmans, sont généralement originaires de Syrie, du Liban et de Palestine. À l’opposé, il n’y a pratiquement plus de juifs dans les pays arabes après le passage de régimes se réclamant d’un nationalisme à la rhétorique plus ou moins révolutionnaire et laïcisante: Algérie4, Égypte, Aden et Syrie.

« Une petite joie dans un lit étroit » Certains textes sont d’une facture classique. Ils abordent des questions indispensables et attendues. D’autres apportent un regard plus novateur. Je pense au travail sur l’invention du clivage entre le « corps musulman » et le « corps juif » (Samir Ben-​Layashi), sur la figure de l’Israélien dans la littérature palestinienne (Kadhim Jihad Hassam), sur les karaïtes (Yoram Erder), sur les rapports entre cer-

avril 2014 * n°345 • page 13


➜ taines dimensions du chiisme et l’attente du messie (Mohammada Ali Amir-Moezzi). Comme dans le roman Marelle de Cortazar, le lecteur est libre d’entamer son parcours à n’importe quelle page et de s’inventer nomade, exilé, pèlerin ou voyageur. Après un premier parcours à travers le livre, je suis resté ravi et affamé, dans l’attente de nouveaux développements. N’est-ce pas ce qu’on est en droit d’exiger d’une grande œuvre ? J’aurais rêvé d’autres embranchements encore vers les traditions religieuses minoritaires. Peut-on supposer des affinités entre les dönme, après la conversion de Shabatai Zevi, et les Bektashis dans les Balkans ? Presque trois siècles avant cela, on pouvait évoquer sheyk Bedrettin et Torlak Kemal, inspirateurs au début du XVe siècle d’une révolte décrite aujourd’hui comme communiste-messianique5. Ne fallait-il pas accorder plus d’attention aux guerres balkaniques ? Si elles n’ont pas affecté de manière immédiate les rapports entre juifs et musulmans, elles n’en furent pas moins un laboratoire tragique. La chute de Salonique en novembre 1912 concentre des ingrédients cruciaux pour la compréhension des catastrophes du XXe siècle : épurations ethniques, lente asphyxie de l’internationalisme ouvrier, alliances opportunistes avec les puissances impérialistes par des mouvements de libération nationale. L’histoire du mouvement ouvrier a été négligée. Il y a eu pourtant du Maroc jusqu’à Bagdad des organisations communes où des militants partageaient les mêmes projets d’avenir. On aurait pu rappeler la vie d’Eliahu Teper. Sous le pseudonyme de Shami, il participa à la création du Parti communiste syro-libanais, joua

un rôle dans l’insurrection des druzes contre la France et fut fusillé à Moscou au cours des purges staliniennes6 . Ou encore celle de Maurizio Valenzi7 que j’ai eu la chance de rencontrer. La sexualité n’est pas évoquée si ce n’est dans « L’hiver de Rita », poème d’une tristesse poignante de Mahmoud Darwich (« Une petite joie dans un lit étroit…une joie minime/ Ils ne nous ont pas tués, pas encore Rita »). Comment écarter la grande joie qu’exalte la poésie d’Abu Nuwas : le bris de toutes les barrières par l’attraction des corps8 ? Relever ces pistes effacées, ce n’est faire un reproche aux auteurs. Ils ont déjà beaucoup donné dans ce livre de 1146 pages.

La portée politique d’un dialogue entre historiens L’historiographie sur les relations entre juifs et musulmans remplirait une bibliothèque de livres : monographies, ouvrages thématiques, souvenirs, biographies, sans négliger des recueils de cartes postales ou de chansons. Même dans les productions les plus médiocres, un œil curieux peut trouver des diamants. Parfois, des œuvres hybrides écrites par des auteurs qui ne sont pas des historiens professionnels résistent mieux au temps que les thèses de doctorat9. La qualité de ce livre ne tient pas à une quelconque tiédeur politique. On devine que les auteurs peuvent être aussi fermes qu’ils sont divisés entre eux sur bien des questions. La clarté de l’écriture en témoigne. Ils n’en ont pas moins produit un travail commun d’une grande cohérence, précisément parce qu’ils ne dissimulent pas les perspectives différentes tant par rapport à leur métier que

avril 2014 * n°345 • page 14

dans leurs convictions. Il y a là un exemple contagieux de la fécondité du dialogue. Les auteurs nous rappellent que, dans l’histoire réelle, il n’y a jamais, de manière totale, ni vainqueurs, ni vaincus, que les communautés humaines sont fluctuantes, qu’elles ne se résument jamais à une seule identité. Le nationalisme se comporte à l’égard de l’histoire comme un notaire qui conserve méticuleusement les titres de propriété et les chaînes de filiations. Il y trouve des raisons suffisantes pour une spoliation légale ou pour des meurtres de masse. L’utopie adopte généralement un sourire plus ambigu. Elle aussi adhère à des récits historiques mais elle en parsème le texte de mises en garde discrètes. Dans un conflit comme celui du Proche-Orient, la place occupée par l’histoire est démesurée. Bien des historiens ont fait semblant de l’ignorer. Quand ils ont la coquetterie d’ignorer les regards des lecteurs, ils produisent des textes envahis par la duplicité. Dans un langage savant, ils communiquent à leurs pairs des réserves et des nuances. Ils n’en tolèrent pas moins une lecture instrumentale qui aplatit leurs livres sous forme d’opinions politiques. Pour les relations entre juifs et musulmans, cette instrumentalisation se situe généralement entre deux pôles : l’Andalousie et la « dhimmitude ». Dans la perspective andalouse10, il y a eu un moment de l’histoire d’une richesse exceptionnelle. Des échanges privilégiés entre les adeptes des trois religions du livre, l’essor des sciences, de la philosophie, une culture raffinée, une tolérance exemplaire. Le visiteur qui aujourd’hui parcourt l’Alhambra de Grenade, l’ancienne mosquée de

Cordoue ou la synagogue blanche de Tolède ne peut rester insensible à cette évocation. Il la voit. Tout semble d’une telle évidence qu’on ne saurait nier. Tel un mystique qui se recueille sur la tombe d’un saint, on en oublierait la pesanteur du monde. L’école andalouse a pour elle d’innombrables documents qui attestent la réalité des échanges, une douceur de vivre, l’intensité des contacts. Il est raisonnable de penser que, globalement, pour les juifs, il a été longtemps plus aisé de vivre dans des États musulmans que chrétiens. Mais ce « globalement » peut être trompeur11. Il se vérifie si l’on compare la péninsule ibérique à l’ensemble ottoman à partir du XIVe siècle. Ce n’est plus le cas si on envisage Amsterdam ou Venise contre le Yemen au cours du des cinq ou six derniers siècles. À l’autre extrémité du spectre se dresse la dhimmitude. Il semble que le premier à avoir utilisé ce concept dans un discours politique soit Bachir Gemayel, le dirigeant phalangiste libanais. Deux jours avant Sabra et Chatila12. Pour les tenants de cette thèse, de tous temps, en tous lieux, la situation commune des juifs et chrétiens en terre d’islam se ramènerait pour l’essentiel à l’oppression d’un sujet protégé, humilié et opprimé. Le Prophète et Arafat ne seraient que des variantes infimes d’un personnage unique qui, pour les juifs, a d’abord été incarné par Nabuchodonosor ou Haman. Les « dhimmologues » dépassent rarement le niveau des pamphlets. Ce n’est pas une raison pour nier qu’ils s’appuient sur un pan de la réalité. Les bains de sang des pogroms n’ont pas manqué même s’ils ont été moins fréquents que dans les pays chrétiens. On peut rappeler les conversions forcées, les taxes iniques, les mille ma-

nières d’avilir. Aucun de ces faits n’a été inventé. Sans rien dire de la complexité de l’histoire qui l’a précédé, le bilan du XXe siècle est celui du désastre de la séparation. La « dhimmitude » réduit l’histoire des sociétés à un concept juridique. La référence à l’incertain pacte de ‘Umar (717) a été à la base commune du statut des juifs et des chrétiens en terre d’Islam jusqu’au XXe siècle (statut parfois élargi à d’autres comme les zoroastriens ou les hindous). Le fétichisme juridique interdit d’aborder la complexité du réel. Pour les «  Andalous  », il faut penser un avenir en Europe à partir des Lumières. Pour les « dhimmologues », l’affaire est plus sordide. Il s’agit d’effacer la honte et le crime de la Nakba. Le nombre de Palestiniens chassés de leur foyer correspondrait grosso modo au nombre de Juifs forcés de quitter des pays arabes dans les années qui ont suivi la création de l’État d’Israël. Les juifs pendus à Bagdad ou suppliciés au Caire opposeraient ainsi leur martyre au droit élémentaire des réfugiés palestiniens de rentrer chez eux. Avantage collatéral : l’alliance avec les fondamentalistes chrétiens des États-Unis. Le problème n’est pas dans l’engagement, il est dans la prétention à exiger de l’histoire qu’elle fournisse les clés de l’avenir. Ce livre a cette qualité remarquable qu’il prend ses responsabilités et nous laisse libre de prendre les nôtres. Il permet un dialogue nouveau et exigeant évoqué par la note que Gilbert Achcar consacre à Edward Saïd et Avraham Burg. Si tant d’autres voies ont échoué, pourquoi ne pas tenter celle-ci ? A nous de jouer maintenant. n

Dans cette tradition préislamique, des poètes juifs comme Al-Samaw’al ibn Adyâ’ ont créé en arabe. 4 Pierre Vidal-Naquet a décrit le basculement du FLN algérien vers l’antisémitisme en 1967. Il reprend de longues citations de la presse algérienne dans son article « Sur un certain délire », réédité dans le recueil Les Juifs, la mémoire et le présent, Paris, 1981. 5 Ils sont célébrés par un poème de Nazim Hikmet. 6 Voir Khamsin (n°7). Cette revue fut publiée à l’initiative de militants de la gauche révolutionnaire israélienne et libanaise entre 1975 et 1987. 7 Né à Tunis en 1909 dans une famille sépharade provenant de Livourne. Prend part au développement du Parti communiste tunisien et y fait adhérer un groupe de militants de langue italienne. Premier maire communiste de Naples après 1968. C’était également un peintre. 8 Né vers le milieu du VIIIe siècle en Iran, mort à Bagdad en 815, une anthologie a été publiée en français sous le titre Le vin, le vent, la vie, Sindbad, 1998. 9 Je pense, entre autres, à l’anthologie recueillie par Jacques Hassoun, Histoire des Juifs du Nil, Paris, 1981. Un livre riche comme le fut la vie de cet auteur : psychanalyste passionné par la mélancolie et le masochisme, militant d’extrême-gauche et tant d’autres choses. Il fut obligé de quitter sa ville d’Alexandrie à l’âge de 18 ans après avoir été l’hôte des prisons de Nasser en tant que « sioniste-communiste ». 10 Une référence centrale est Jacques Berque, Les Arabes, suivi de Andalousies, Actes Sud, 1999. 11 Braudel est sans doute un des premiers historiens à avoir souligné l’importance d’une analyse nuancée de part et d’autre de la Méditerranée dans son œuvre classique La Méditerranée à l’époque de Philippe II. 12 Traditionnellement, au Proche-Orient, les chrétiens ont été le vecteur le plus actif de la haine des Juifs. Les accusations de crime rituel dans l’Empire ottoman étaient d’origine chrétienne de même que, plus tard, la diffusion du Protocole des sages de Sion à Beyrouth. En 1982, pour justifier l’alliance phalanges-Israël par l’histoire, Gemayel a exhumé le thème de la dhimmitude commune. * NDLR : Les auteurs écrivent « Juifs » avec la minuscule destinée aux confessions. Bien que la seule dimension confessionnelle ne puisse rendre compte de l’expérience juive, imposer ici la majuscule eut conduit à biaiser la compréhension de l’ouvrage.

Je reprends ce que ma mémoire a conservé. Ce n’est pas une citation textuelle. 2 L’ensemble est complété par un site : http://www.juifsetmusulmans.fr/

Laurent Vogel est juriste, spécialiste du droit de la santé au travail, chercheur à l’Institut syndical européen

1

3

avril 2014 * n°345 • page 15


regarder Marianne Berenhaut/Christian Israel propos recueillis par gérard preszow C’était plutôt risqué mais ça fonctionne bien. Les deux expositions individuelles* proposées par le Musée Juif ne se marchent pas sur les pieds ! On pourrait même dire qu’elles s’enrichissent l’une de l’autre quand bien même elle n’en aurait pas besoin. Marianne Berenhaut, on la suit – et particulièrement à Points Critiques – depuis près de trente ans. Nous en sommes inconditionnels et nous réjouissons à chaque fois qu’elle nous donne rendez-vous, que ce soit, depuis toutes ces années, à Art en marge (1989), au Centre Nicolas de Staël à Braine l’Alleud (en 2003), au GrandHornu (en 2007) et lors de divers Parcours d’Artistes de l’UPJB… C’est à chaque fois l’occasion d’un émerveillement, d’une conversation intime avec l’oeuvre et d’un nouveau questionnement. Pour la plupart d’entre nous, l’œuvre de Christian Israel sera une découverte. Nous l’avons connu jusqu’ici par les nombreuses scénographies qu’il a conçues pour le Musée Juif ou pour le Mémorial de la déportation à Liège sur lequel Points Critiques l’avait interrogé. Ce qui est certain, c’est qu’au cœur des deux démarches, il y a l’histoire, qu’elle soit biographique ou collective. Ce qui est tout aussi certain, c’est que chacun-chacune l’aborde de manière sensiblement différente. Et que chacun-chacune ​mobilise prioritairement des facultés différentes pour les aborder… * Marianne Berenhaut, « La robe est ailleurs » et Christian Israel « WARSAWARSAW » au Musée Juif de Belgique, jusqu’au 15 juin 2014 Marianne Berenhaut Le déséquilibre, la patte qui manque, on se demande comment ça tient. C’est rare un fauteuil à trois pieds… Tout ce que je fais, c’est toujours des personnages. Je me raconte des histoires après-coup, pas pendant que je les fais. J’ai déjà essayé de faire en y pensant de façon construite, au préalable mais c’est complètement raté. Les objets sont des personnages. Ces moules de chaussures, ce sont des femmes et des hommes. C’est terrible. C’est évident que j’ai pensé à la Shoah. Ces hommes et ces enfants, ces moules de chaussures, sont inévitablement écrasés au bout. On ne sait pas si c’est un destin.

Ca s’appelle « un jour comme un autre ». Les titres donnent une très grande liberté. Si on prend le titre de l’exposition « La robe est ailleurs » ? On avait énuméré plusieurs titres avec Christian Israël et Zahava Seewald (conservatrice du Musée Juif et coordinatrice de l’exposition) pendant un repas et j’ai finalement choisi ce titre-là. Je trouve qu’il correspond tellement bien à mon travail ; il est ambigu, on ne comprend pas très bien mais j’espère qu’il induit autre chose, qu’il ouvre des portes … ou des fenêtres. Par exemple, ce fauteuil auquel il manque une patte, tu dirais « c’est à jeter à la poubelle ! ». Mais ce n’est pas seule-

avril 2014 * n°345 • page 16

ment l’approche descriptive d’un vieux fauteuil à mettre à la poubelle, c’est aussi une vieille dame qui a encore toute sa tête, qui est dégradée physiquement, tous ses sentiments et ressentiments, qui va rencontrer un ancien amoureux ou un ancien amant et qui se dit « je suis bien dans ma tête mais est-ce qu’il me reconnaîtra ? », titre de l’œuvre. Ce n’est pas seulement ce fauteuil déglingué mais c’est une histoire, c’est un personnage. Et c’est pour cela que la robe, elle est là, mais elle est peut-être ailleurs aussi. Tu nous as plutôt habitués à du tragique mais il me semble que dans cette exposition il y aussi une légèreté, quasi par-

Marianne Berenhaut. Photo gépé

fois de l’espièglerie. La sagesse de l’âge ? J’ai dit à Monsieur Blondin (directeur du Musée Juif) que je n’avais pas envie de porter tout le temps la Shoah sur mon dos. C’est sûr que ça me traverse par rapport à ma propre vie mais il y a aussi ce côté humour et ludique… J’ai l’impression aussi que les pièces tragiques sont plus dépouillées, qu’il y a moins d’éléments, moins de fioritures. Par exemple, cette pièce (« j’ai mal quelque part »), il n’y a rien, pas grand-chose dans la forme. Il y a cette espèce de blessure. Mais qu’est-ce que c’est ? C’est un tapis roulé, adossé contre un mur avec une déchirure… Par rapport aux années antérieures, c’est fait de peu d’éléments, avec une certaine simplicité. Il suffit de mettre les éléments à leur place juste ; j’y suis arrivée progressivement.

Dans le beau film qu’André Dartevelle t’a consacré, tu dis à un certain moment : « les éboueurs sont les nouveaux historiens ». On le sent moins maintenant, surtout par rapport à ta période « vie privée-poupées poubelle ». Non, je ne crois pas. J’ai autant de vieux bazar chez moi qu’avant. C’est le travail qui a changé, la sélection de ce que je ramasse. Je ramasse peut-être moins parce que je trouve que je suis encombrée et que ça suffit ! Comme je n’ai pas d’atelier, que c’est entre ma cuisine et ma salle de bain, et qu’il y a plus de 120 caisses pour conserver les pièces, cet espace se rétrécit. D’ailleurs ce que je fais maintenant est de plus petite dimension, c’est une question de place… Ça, c’est un exemple typique. Ce ne sont pas des chaises mais

des personnages qui sont assis. Je me dis « est-ce que je suis complètement folle ? » « Non, complètement, je ne crois pas ! ». Je sais très bien que ce ne sont que des chaises mais concrètement ce sont des personnages et ça s’appelle «  si proches  ». Ils sont en contact, ils conversent l’un près de l’autre. À la présentation, tu disais « les objets ne sont pas comme des personnages, ils sont les personnages». Souvent, aux amis, je conseille de visiter seul tes expositions pour que le temps d’une conversation intime entre les œuvres et le visiteur puisse s’établir dans le silence de la rencontre. Mais je me demande si les gens perçoivent cela. J’aime bien laisser le champ libre. Les trottinettes ici, c’est

avril 2014 * n°345 • page 17


➜ la rencontre entre des gamins qui sont tout heureux de se rencontrer. Sans personne qu’euxmêmes. Quels mots mettrais-tu sur le travail de Christian ? Je connaissais peu ce travail. Si je devais qualifier mon travail, il est intimiste, de l’ordre du corpsà-corps et le sien est intéressant mais il suppose une pré-lecture, une connaissance historique des événements. Les petites maisons me paraissent très proches de mon travail ; elles m’amusent. Là, je comprends tout de suite. Comme la photo des enfants. Il a plus une démarche intellectuelle, conceptuelle.

Christian Israel Quel est le statut de la parole, du commentaire par rapport à ton œuvre ?

C’est porter une des multiples images et transmettre sur l’œuvre. Je ne veux pas dire « transmettre un message » parce que c’est très vaste et le message en soi, c’est très ambigu. C’est transmettre mais pas des choses univoques. C’est donner un aperçu sur des liens. Mais la première approche, qui est esthétique, suffit aussi. Après, d’autres couches s’ouvrent au fur et à mesure qu’on côtoie l’œuvre, qu’on la regarde. Tu as pourtant un plaisir énorme à commenter. C’est la partie la plus anecdotique que peut avoir un objet, mais on peut s’en passer. Par exemple, en regardant ceci, je ne dois pas dire qu’il y a 546 possibilités d’agencement, c’est là ! C’est inhérent à la chose, pourtant on ne va pas tout le temps se dire qu’il y a 546 possibilités et comment c’est fait. Pour moi, ça suffit qu’on voie la finesse et la fragili-

té du relief. Comme des hiéroglyphes à déchiffrer ? Pas nécessairement «  hiéroglyphes » parce qu’on pense langage et que, dès lors, ça doit nécessairement vouloir dire quelque chose. Éventuellement, un jour, ça peut vouloir dire quelque chose… C’est partir d’une idée de manipulation d’éléments. Cette manipulation peut amener un langage, ou non. On peut reconnaître des lettres ou être face à l’inconnu, dans un système. C’est une grammaire qui comporte des éléments pour la plupart inconnus. Certains, ce sont des formes, d’autres on les voit comme des lettres ou comme des signes d’une identité politique par exemple, des choses qui véhiculent autre chose audelà de la forme. C’est un travail sur la naissance d’un langage, avant le langage, être purement forme mais qui devient langage parce qu’on octroie un sens. C’est comme ça pour beaucoup de choses, qui sont un cheminement vers le langage ou de retour du langage vers la forme. C’est une forme à la base, que j’agence et qui a un sens ou qui n’en a pas. Il faut pouvoir déplier tout cela ! C’est comme la Torah. C’est dedans et on peut le lire de différentes façons et se poser des questions et le dire d’une autre façon. Mon travail, je le conçois comme ça aussi. Ca dépend comment on s’ouvre, les différentes formations qu’on possède, les liens qu’on peut établir au-delà de ce qu’on regarde au premier degré. Ici en l’occurrence, il s’agit d’une plaque qui se pré-

Le Musée Juif. Photo gépé

avril 2014 * n°345 • page 18

Christian Israel. Photo gépé

sente comme une plaque grise. De loin, on dirait une peinture monochrome. On s’approche, on se rend compte que c’est une chose lourde. On dirait une peau d’éléphant. On arrive même à un côté tactile. Un relief très fin, vulnérable. On pourrait dire presque du braille… Les composantes de tes nom et prénom, c’est un point de départ ? Ce n’est pas un point de départ mais comme un paysage qui m’a servi dans mon évolution. Il y a un élément identitaire fort à porter ces deux noms qui peuvent influencer la façon de percevoir les liens entre les choses. Je me suis posé des questions sur les liens, sur les apparences. Mais plus que « Christian », c’est « Israel » qui m’a marqué depuis mes lectures d’enfance où il était tellement ques-

tion du peuple d’Israël  ; c’était toujours moi dedans ! Je n’ai jamais voulu changer de nom bien que je me sois posé la question par rapport au prénom. Mon identité a toujours évolué plus fort du côté du judaïsme que du côté de la chrétienté. Avec mon travail, je m’inscris consciemment dans une mémoire ; pour moi, c’est cela être juif. Je suis né et j’ai grandi « Christian Israel », pourquoi devrais-je changer cela  ! Pourquoi je créerais une nouvelle couche ? L’identité doit toujours préserver ce qu’il y avait avant. C’est ainsi que j’ai pratiqué avec les maisons que j’expose. J’utilise le polyester et je crée une nouvelle couche. Je reformule une architecture en gardant l’élément précédent. Dans une identité, c’est très important de connaître d’où on vient.

ton travail … L’histoire pose toujours la question du « vrai ». On peut la poser autant sur sa biographie que sur un moment historique. La mémoire pose la question du vrai dans l’image. Qu’est-ce qui est la substance d’un moment ? Le titre associé à ce moment ? La photographie ? Le personnage  ? Le visage du personnage ? Ou un élément tout à fait anodin de la photo  ? Une chose anodine est témoin de ce moment et partie intégrante ? Finalement, quelle est la place de chacun dans l’histoire  ?... Ce sont les questions que je me pose. J’opère des positionnements où je ne prends pas nécessairement une place ; je suis « parmi ». J’agence des choses qui contiennent leur logique propre et je les mets en confrontation. Comment parlerais-tu de l’exposition de Marianne ? C’est une très belle exposition, très aérée. Tous les deux, nous intégrons l’histoire. Ce sont des objets qui condensent et incarnent l’histoire. Ils sont dans une tension, dans une douleur, dans une blessure et dans un​flottement. Il y a un grand savoir-faire, que ce soit du titre ou de l’objet utilisés de manière très dense. C’est un travail juste et violent, portant des blessures – pas des blessures offertes comme les stigmates du Christ – des blessures patentes. n

La relation à l’histoire domine

avril 2014 * n°345 • page 19


regarder WARSAWARSAW roland baumann

L

’exposition WARSAWARSAW au Musée Juif de Belgique présente une trentaine d’oeuvres de Christian Israel, un artiste dont la démarche conceptuelle s’associe à un questionnement permanent des rapports entre l’histoire et sa représentation dans les arts plastiques. Photographies et oeuvres graphiques, film, sculptures, installations, mémorial.... le catalogue de l’exposition documente la multiplicité des procédés utilisés par l’artiste pour interroger les rapports entre l’image et le passé. Dans ses interviews, Christian Israël évoque comment il « manipule des objets abstraits pour appréhender l’histoire  » et en particulier l’imaginaire de la guerre. Sans vouloir représenter directement la guerre et ses atrocités, son art fait en effet souvent référence aux grands conflits du passé, en particulier à l’expérience de la Shoah. Il puise également dans l’héritage de la mystique juive et les valeurs numériques des lettres, et crée des oeuvres énigmatiques fondées sur l’architecture, le texte, la polysémie des images et des formes, la mémoire. Warsaw (2011), oeuvre éponyme de l’exposition au MJB a été conçue initialement pour l’exposition collective «  War-rooms  » à Londres (galerie Danielle Arnaud). Certes, Warsaw évoque l’histoire tragique de Varsovie la ville martyre, bombardée par la Luftwaffe en septembre1939, ravagée en

1943 dans la révolte du ghetto, puis en majeure partie détruite lors de l’insurrection générale de la ville en 1944. Mais il s’associe aussi au pacte militaire rassemblant jadis les pays du bloc soviétique. Et il peut se décomposer aussi en « War-saw », désignant la guerre et le regard, la vision de la guerre et donc toutes les questions que posent la mémoire des témoins et sa transmission, mais aussi en particulier le pouvoir de témoignage des images sur les horreurs et les atrocités de la guerre. Le mot affiché sur la fenêtre de la galerie, visible à la fois de l’intérieur de l’exposition et depuis la rue, inscrit ainsi à la fois le nom de la capitale polonaise dans l’espace de l’exposition et sur la vue de la ville, un « mot-valise » donc permettant d’évoquer l’histoire de la capitale polonaise dans la Deuxième Guerre mondiale et sous la domination soviétique tout en inscrivant cette histoire douloureuse dans le paysage d’une autre ville, d’abord Londres et aujourd’hui Bruxelles, suggérant ainsi une histoire partagée entre ces capitales européennes à l’époque des totalitarismes.

dates Si la guerre est souvent associée aux oeuvres exposées, elle n’est pas représentée directement. Aux images de la guerre, l’artiste peut substituer une date, ainsi dans 1939 (2011) la photographie documentaire d’un

avril 2014 * n°345 • page 20

monument varsovien méconnu composée exclusivement de la date 1939, remarquable par son traitement architectural, est à nouveau photographiée par l’artiste sur l’écran de son ordinateur et tirée en grand format. La date de naissance de l’artiste en 1961, inspire son cycle d’oeuvres Les Années, fondées sur les chiffres un, neuf et six qu’il utilise comme éléments plastiques, pour affirmer sa subjectivité « au centre du monde ». Réduisant le un à une barre, le neuf et le six à des barres avec des ouvertures qui se correspondent inversées, Christian Israel combine les chiffres en années composant une forme qui évoque une façade d’édifice faite de 365 petits carrés correspondant aux jours du calendrier. La légende de l’image cite un événement historique qui s’est passé cette année-là. Le jeu de manipulation plastique de ces éléments formels renvoie aux jeux d’enfants avec des blocs de construction et à leur apprentissage du sens spatial mais il renvoie aussi à l’Histoire. Images complexes se présentant à la fois comme forme architecturale et comme un calendrier, les oeuvres du cycle Les années constituent une chronologie qui débute au 12ème siècle, marquée par des événements historiques bien connus ou parfois tout à fait obscurs. Ainsi, Lumumba (1998) désigne l’année 1961, marquée par le meurtre du Premier ministre congolais (comme le précise la légende « Lumumba killed ») et la naissance de l’artiste.

cycles Cinq conférences (2014) est un cycle sur les conférences alliées qui se succèdent de 1943 à 1945 (Casablanca, Le Caire, Téhéran, Yalta, Potsdam) afin de coordonner les stratégies des puissances en guerre contre l’Allemagne et le Japon. Chaque oeuvre porte le titre d’une des conférences accompagné de la combinaison des lettres A, B, C, D, E. L’artiste utilise une quarantaine de photos d’archives qu’il insère dans une trame graphique dont la lecture s’effectue par un jeu de positionnement et dont les éléments sont formés par cinq variations de positionnement d’un rectangle noir horizontal avec un rectangle noir vertical. La trame graphique elle-même peut être vue comme une déconstruction de la svastika. Les photos historiques saisies dans le mouvement de cette trame graphique se voient petit-à-petit chassées hors du cadre de référence, l’avancement de la guerre contre le nazisme faisant progressivement place à la recomposition du monde et aux prémices de la guerre froide Les images d’archives choisies par exemple pour Yalta, montrent Churchill, Roosevelt et Staline

assis mais les dignitaires qui se trouvent debout derrière « les trois grands » changent d’une photo à l’autre, donnant un contrepoint humoristique à l’image de l’entente historique diffusée alors dans les pays alliés et qu’on retrouve depuis dans tous les livres d’histoire. Un moment décisif dans la reconfiguration de l’Europe qui suivra la victoire sur le nazisme. La volonté anti-narrative de l’art mémoriel de Christian Israël est manifeste dans Interdit aux Israélites (2010). Composée de 16 images photographiques, légendées sur fond jaune, cette oeuvre rassemble une série de détails de photos historiques remontant au temps du chancelier Birsmarck jusqu’au procès d’Eichmann à Jérusalem. Les éléments figurant sur ces fragments de photos historiques partagent une même banalité et absence d’émotion : chien, bicyclette, nuage, paire de lunettes,... Les images historiques d’où proviennent ces détails ne sont pas reproduite dans leur intégralité mais simplement citées en légende sous chacun de ces fragments d’images. Le fait historique n’est donc évoqué qu’à travers un objet « banal » immortalisé à la prise de vue en même temps que le

fait ou la personnalité historique saisis sur la pellicule argentique. La photographie ne livre qu’un petit détail d’elle-même, devient énigmatique, abstraite et incite au questionnement sur l’image-document, l’image officielle, celle de la propagande. Mis à distance de leur contextes originels ces objets « anodins » renvoient à l’issue monstrueuse de la politique de discrimination raciale nazie, suggérée par le titre de l’oeuvre mais qui reste tout-à-fait hors-champ. Cette oeuvre évocatrice de notre rapport à l’Histoire et à sa représentation en images, questionne la place majeure donnée aujourd’hui à la photographie comme témoignage ou preuve d’un moment du passé. Kinder ohne Eltern (2014) reprend sept portraits photos d’enfants juifs d’un home réalisées juste après la guerre. Christian Israel compose une frise avec ces photos d’identité conservées aux archives de la Fondation de la Mémoire contemporaine. Sur fond neutre, les enfants assis sur un même siège recouvert d’un drap blanc, sont tous vêtus à l’identique : chandail sombre traversé de trois bandes horizontales, pantalons et brodequins. Trois filles et quatre garçons anonymes dont l’uniformité du décor et du vêtement mettent en valeur l’individualité et la force du regard, un regard d’avenir. Tous sourient au photographe mais leurs sourires laissent deviner les souffrances subies par ces survivants de la Shoah. Une oeuvre contemporaine qui évoque la Shoah et suscite l’émotion, sans représenter l’horreur et sans limiter la force d’évocation d’images « banales ».n Exposition WARSAWARSAW, Musée Juif de Belgique, jusqu’au 15 juin 2014 mardi-dimanche 10-17h, 21 rue des Minimes, 1000 Bruxelles

avril 2014 * n°345 • page 21


regarder

UPJB Jeunes

Nass Belgica

Camp de Carnaval

gérard preszow

C

julie demarez

’est assurément un temps fort du cinquantenaire de l’immigration marocaine en Belgique : l’exposition «  Nass Belgica » (Les gens de Belgique) est promise à voyager et ambitionne d’être la matrice d’un musée des

pourtant, déjà un autre monde. Là, des listes interminables de noms qui succombent sous le nombre, versent dans l’anonymat et sont réduits à main d’œuvre comme bétail au marché, des visages aux dimensions de photo d’identité, au regard perdu et qui se de-

Mehdi-Georges Lahlou, Décomposition culinaire ou autoportrait à la tajine (2012)

migrations. Elle comporte deux versants qui se regardent sans se mélanger, l’histoire donnant assise et perspective à l’art, l’art faisant trembler et vibrer la rigidité implacable des chiffres et ouvrant l’ensemble sur de nouvelles formulations identitaires. Conçue par l’Université libre de Bruxelles, scénographiée par des étudiants de La Cambre, on ne peut que se réjouir que cette exposition donne l’opportunité à l’Enseignement de sortir de ses murs et de se mêler des questions de la Cité. On parcourt les vitrines, on avance, on ralentit. On s’arrête, on repart. On médite. On découvre, on se souvient. Cinquante ans, ce n’est quand même pas si loin et,

mandent à quelle sauce ils vont être mangés : « on voulait des bras et sont venus des hommes ! ». Ici, tout à coup, l’œil s’arrête sur un tract tapé à la machine à écrire, stencilé pour la reproduction et la diffusion, l’encre répartie inégalement sur un papier granuleux de mauvaise qualité : « solidarité avec les prisonniers marocains ». C’était le temps de l’UNEM (Union des étudiants marocains), mais surtout le temps d’un autre temps. Mais aussi, le temps d’être les contemporains : l’exposition se tient au moment où les générations se côtoient encore, où l’ancien et le nouveau coexistent et… vont disparaître. S’il y manque les arts de la rue et la profusion théâtrale si em-

avril 2014 * n°345 • page 22

blématiques d’une pétillante et créatrice jeunesse urbaine d’origine marocaine, la partie artistique assure son rôle de provocation, de réflexion et de décalage. Certains de ces artistes nous sont familiers pour avoir exposé individuellement, parmi lesquels le photographe Cherif Benhelima (au BPS de Charleroi) ou le « body artiste » et auteur d’installations Mehdi Georges Lahlou (au Musée d’art actuel de la ville de Bruxelles). Leur approche respective de l’identité fait vibrer de manière heureuse la réalité rigide et péremptoire du travail historique. Que ce soit sur le mode de l’humour et de la douce interpellation dans le cas de Lahlou ou par le trouble de l’effacement photographique chez Benhelima, ces deux démarches témoignent d’une identité mixée et inassignable. D’une proposition à l’autre, recouvrement et effacement dominent et paraissent constituer la texture des identités. De manière enlevée, l’exposition se fait dès lors manifeste des appartenances multiples, perplexes et indéterminées et confirme l’art dans son rôle d’irréductible singularité. n

Jusqu’au 27 avril au Botanique Site : www.nassbelggica.be

C

ette année, nous avons repris la route de Wiesmes pour le camp d’hiver. Les enfants ont répondu à l’appel en nombre. En effet, nous étions 80 avec les moniteurs et l’intendance à nous lancer dans l’aventure. Ce fut l’occasion, au bonheur des plus grands, de retrouver Wiesmes et les quelques souvenirs que nous y avions laissés, et aux plus petits, de s’imprimer de l’atmosphère upjbienne. Ce sont sept petits bienvenus qui ont fait leur grande entrée au camp et ont ainsi fait leur premiers pas parmi la folle troupe que nous formons. Ils ont été au top ! En réalité, il s’agissait aussi, en quelque sorte, de la grande rentrée des moniteurs puisqu’ils animaient tout un camp pour la première fois. Pas beaucoup de fausses notes, de belles énergies déployées et une ambiance assurée qui ont fait de cette semaine une réussite malgré une grosse fatigue en bout de route… mais cela, on l’a déjà récupéré ! L’ambiance et le temps étaient au beau fixe pendant cette semaine où les moniteurs avaient décidé de se pencher sur les diasporas et les grandes migrations. Ainsi les différents groupes se sont vus aborder de diverses manières : les thématiques de l’exil,

des dispersions d’un peuple, des problèmes ethniques. Des diasporas juive, africaine, russe, chilienne, etc., en passant par les problèmes plus actuels de l’immigration économique, politique ou encore climatique, nous avons tenté de comprendre un peu mieux ces phénomènes sans précédent qui dictent les déplacements de l’être humain. C’est une chanson du groupe Tryo – El dulce de leche – qui a résonné en guise de chanson de camp. Les incontournables upjibiades, la veillée masquée, les jeux dans la nuit, les repas, le radio-crochet,

le passage des Mala (anciens monos), la boum de fin de camp,... tous ces quelques moments qui en ont fait vibrer plus d’un tout au long du camp et qui fait que nous sommes impatients que le camp d’été arrive. À ce propos, je vous annonce que celui-ci aura lieu du 30 juin au 13 juillet 2014 à Conde sur Vire, en France, non loin de Caen en Basse Normandie. n

avril 2014 * n°345 • page 23


feuilletonner Hit and Miss. Les joies de l’identité première partie sylviane friedlingstein

H

atours de la féminité mais encore encombrée d’un sexe masculin. La vie va offrir un exutoire surprenant et imprévisible à cette tueuse à gage de profession, dont la vie solitaire est à peine vivable, en lui léguant quatre enfants dont elle est le père biologique de l’un d’eux et dont elle sera la mère de tous. Le tout sur fond d’Angleterre façon Ken Loach. Si au cours de la série, rien ne s’arrange sur le plan de son identité sexuelle, Mia construit une famille avec les enfants orphelins dont elle a hérité. Le socle biologique, le statut social et la norme culturelle ont beau être des plus ténus, la famille qui se compose est faite de liens et d’attachements aussi indéfectibles, inconditionnels et problématiques que ceux d’une parenté classique. C’est une fois de plus la fiction – télévisuelle en outre – qui se trouve en mesure d’exprimer de manière nuancée une réalité complexe. Ici cette réalité est particulièrement inquiétante et angoissante puisqu’elle concerne Whe-Wa, «Berdache» de la tribu Zuni, 1879

it and Miss est une mini-série de six épisodes réalisée par Paul Abbot et diffusée sur une chaîne télévisée britannique en 2012. Il n’y aura pas de deuxième saison, ce qui reste incompréhensible eu égard à la force du scénario qui ne s’épuise pas du tout dans les épisodes réalisés. Le personnage principal de la série est Mia, une personne en voie de transformation sexuelle, vêtue déjà des

avril 2014 * n°345 • page 24

les troubles du genre et les transformations brutales qu’un corps peut être amené à vouloir. Forte de son genre et fidèle à son format, la série ne nous laisse pas espérer que la tension psychique du héros trouvera son apaisement dans la transformation sexuelle qu’il projette à coûts d’économie faites sur ses contrats de tueur à gages, et dont il s’éloigne à mesure que les charges de la famille dont il a hérité s’alourdissent. Aucune promesse n’est faite à cet homme pas tout à fait homme qu’il deviendra une femme tout à fait femme par simple émasculation, sauf à se contenter d’habiter une image outrée de la Femme et d’en jouer encore et encore sans utilité pour vivre avec l’autre et les autres. On comprend bien vite qu’être une femme, c’est autre chose que de n’être pas un homme. Et prendre la mesure de l’affirmation selon laquelle « Pour un transsexuel, tout sexe est le sexe opposé  » demeure un défi puisqu’elle désigne le Transgenre comme étant celui qui, ayant l’Autre chevillé au corps, doit se transformer ou se travestir pour peut-être parvenir à s’identifier à soi. Autrement dit, les théoriciens n’en ont pas fini avec la curieuse dialectique du genre quand ils ne se contentent pas de dire que le binôme homme-femme ne relève que d’une construction culturelle

et qu’il suffit de réfléchir cette construction de manière critique pour ipso facto s’émanciper des démons de la partition sexuelle nous privant de l’autre sexe. Mais pendant qu’on parle ici de fiction, d’autres administrent ou espèrent continuer d’administrer en toute simplicité l’ordre des divisions complexes. Des cohortes de personnes troublées manifestent dans les rues, sur un mode hostile, qu’elles sont en train de perdre leur monde. Et on peut se dire qu’elles manifestent que la distribution des genres et des rôles en matière d’éducation des enfants comportait une rassurance qui délivrait leur inquiète humanité des limbes mélancoliques de l’indifférencié. On peut se dire également que cette distribution, fût-elle inégalitaire et malheureuse à bien des égards, leur offrait une méthode simple et partagée pour produire une descendance et inscrire un peu de leur mortalité dans l’éternité.

Au présent Cela dit, elle est bien d’au​ jourd’hui cette histoire qui montre un monde perturbé par des variations de moins en moins clandestines de la sexualité qui, non contentes de troubler l’orientation supposée naturelle du désir, prétendent en outre s’exprimer dans des formes de parentalité inédites. Les enfants naissent de père et de mère dont la consistance biologique s’évapore et cette évaporation construit des formes d’attachement et des systèmes d’obligations entre les personnes toutes plus singulières les unes que les autres. Il nous faudra encore plusieurs séries pour calmer le tremblement que ces

ultra singuliers infligent aux fondements sociaux, culturels et religieux dont l’expression littérale vise à mettre de l’ordre dans les rangs. Et il faudra encore plus de temps pour intégrer et comprendre la manière dont la redistribution des genres produit certaines des généalogies de demain et s’inscrit dans les méthodes de maintien de l’espèce.

genèse et universalité Il y a des raisons de penser que la religion se trouve d’ores et déjà bien affectée par ces glissements de la parentalité, elle qui, quand elle tremble, invoque justement la complexité pour affirmer que la modernité critique devrait, après analyse, trouver son compte dans une version élargie d’un dogme, qui n’aurait plus peur des paradoxes et admettrait des arrangements dont certains pourraient aller en faveur des femmes et des genres minoritaires. Sans trop prendre au sérieux la promesse de ces arrangements, il est intéressant d’aller voir du côté des fondements qui tremblent car il faut bien admettre que le remaniement de l’ordre des familles est simultané à un retour vigoureux du religieux et de ses traditions. Et ce n’est probablement pas une contradiction, car s’il y a bien une chose qui travaille le religieux, c’est la question de la division sexuelle et la manière dont il faut différencier le féminin et le masculin. De la même façon, il y a une sorte d’ascèse religieuse chez ces personnes qui se transforment afin de correspondre à une forme que la biologie et la société ne leur reconnaissent pas de prime abord et qu’il est bien difficile de

nommer. Alors compliquons l’histoire à dessein et gardons ensemble le récit religieux et le genre et voyons si il y a vraiment moyen de s’arranger sans que tout n’explose. Imaginez un seul instant Abel et Caïn en Abela et Caïna. « Qu’as-tu fais de ta sœur ? » Ces mots transforment-ils avec autant de succès métaphysique l’anecdote d’une bagarre en récit de la rivalité et du souci du prochain de la même manière qu’ils le font quand il s’agit d’un frère ? Pouvons-nous compter que le mâle construit comme n’étant surtout pas une femelle remonte du cas particulier de la bagarre à l’universalité de la question du prochain quand celui-ci est une soeur  ? Il semble bien que la presque totalité du caractère universel du récit s’effondre. En tout cas, il en est ainsi pour moi qui ai pris l’habitude, en tant que philosophe juvénile, de susciter la plupart du temps et presque toujours mes vertiges métaphysiques à partir des craintes et tremblements des hommes. Peut-être sont-ce les femmes, grandes lectrices de fiction devant l’Éternel, qui prennent le mieux la mesure de l’effort qui leur est demandé en matière de remontée vers l’universel, les hommes y étant installés de longue date. Bref, on ne nait pas féministe on le devient, et heureusement que le tout puisse se dire dans une série. n Sylviane Friedlingstein est philosophe de formation. Elle poursuit ici une réflexion menée à partir des séries télévisées

avril 2014 * n°345 • page 25


réfléchir Theodor Lessing, le philosophe assassiné

1

Jacques Aron Les éditions L’Harmattan publient sous ce titre l’ouvrage que j’ai consacré à un grand penseur judéo-allemand injustement méconnu en dehors de l’Allemagne. C’est pourquoi j’ai accompagné cette esquisse d’une anthologie couvrant les années 1906-1933. Le 31 août 1933, Lessing est assassiné par des nazis en Tchécoslovaquie où il s’était réfugié. Ceux-ci se réjouirent d’avoir « liquidé » cet ennemi du peuple allemand, dont ils avaient mis la tête à prix. Ce même jour parut encore à Prague un article dont j’extrais quelques passages. Pitié pour le mulet2 «  Le croisement du cheval et de l’âne, que l’on appelle mulet (mulus), présente bien le métissage le plus heureux que la sélection artificielle ait produit, car il réunit toutes les vertus et beautés des deux espèces sans laisser apparaître la nervosité et le caractère maladif du cheval ou la regrettable apathie souvent observée chez l’âne. Le mulet est fidèle, patient, et plus résistant qu’aucun âne, et cependant mobile, vigilant et subtil comme le noble cheval. Il serait cependant complètement erroné de ne voir dans le mulet que le produit temporaire d’un croisement, c’està-dire un état transitoire ou une espèce passagère. Il est bien davantage une espèce nouvelle, on pourrait même dire « supérieure », car notre poursuite de l’élevage du mulet n’a pas du tout produit de ces hybrides instables à la « Mendel », qui retourneraient soit au cheval soit à l’âne, mais elle a au contraire conduit à la stabilisation durable d’exemplaires sains et forts, une espèce particulièrement précieuse pour la culture humaine : le ‘mulet’ ». J’ai

recueilli

ces

quelques

phrases dans un manuel de zootechnie. Et j’aimerais m’assurer par elles un peu de tolérance et de bienveillance, au moment où l’on exige de moi comme de chacun qu’il se dissèque en deux moitiés ou se laisse ainsi analyser, et qu’il se décide en fin de compte sur le fait de savoir qui il est réellement et qui sont ses ancêtres, s’il est âne ou cheval, Allemand ou Juif. Question à laquelle l’honnêteté naturelle ne peut que répondre : « Je suis qui je suis : un mulet ! » J’ai moi-même fait l’expérience, lors d’une conférence où je fustigeais l’attitude criminelle de l’Allemagne à l’égard des Juifs, que l’auditoire « aryen » s’en allait furieux. J’ai aussi fait l’expérience au cours de la même conférence, de combien l’affirmation de mon appartenance à l’âme allemande révoltait les auditeurs juifs de tendance « révisionniste »3, au point de quitter bruyamment la salle. Je n’aurais pas écrit ces lignes, je les aurais aujourd’hui gardées au moins pour moi, s’il ne s’agissait que de moi, et si je n’étais qu’un cas particulier ; mais beaucoup se trouvent dans le même cas. Je proviens d’une famille de-

avril 2014 * n°345 • page 26

puis cent ans environ fortement « christianisée » et mélangée. Elle a donné le jour à une série de pasteurs protestants, et même à un évêque de l’Église supérieure anglicane. J’ai grandi sans aucun lien avec le judaïsme et, enfant, n’ai jamais mis les pieds dans une synagogue, ni appris de l’hébreu que les rudiments de l’alphabet. Mais à l’âge de vingtsix ans, je suis revenu volontairement au judaïsme, au moment où j’ai connu le sionisme et compris, que seul ce dernier pourrait aider à résoudre la question juive, insoluble à mes yeux. Je suis resté sioniste pendant près de quarante ans. Pas seulement l’un de ceux qui ne font qu’accompagner le mouvement et payer leur shekel4, mais aussi de plein cœur. Je fus en outre un penseur allemand. Un bon écrivain. C’est-àdire quelqu’un en qui jaillissaient toutes les sources de la langue allemande et qui continuait à faire évoluer l’héritage de tous les siècles de l’histoire culturelle allemande. De telle sorte que je puis dire, parvenu à un âge avancé, que je n’ai rien fait d’autre au monde, ni véritablement appris, qu’à parler l’allemand. Et voici que s’avancent à présent des

hommes, dont l’allemand de journaux et de meetings ignore tout de l’histoire intellectuelle de l’Allemagne, et qui déclarent, que je n’aurais aucun droit à être un penseur allemand, et que mon devoir est d’écrire désormais en hébreu ! […] Je considère qu’il est du droit de l’individu – fût-ce en s’opposant à l’erreur de toute une époque – de dire : « Vous n’êtes que des fous et ne faites que des bêtises ! » Je ne trouve ni rigueur logique ni courage dans la conception que défend par exemple la Jüdische Rundschau, quand elle écrit : « Nous voulons nous situer sur le terrain de la dure réalité des faits. Nous reconnaissons notre destin historique. Nous n’avons aucun droit, aucune raison de nous immiscer dans l’histoire et le peuple allemands. »5 Ce « dur terrain de la réalité des faits » sur lequel se situe manifestement ce journal – n’est que le terrain bien connu de la bêtise humaine. Cette «  reconnaissance de l’histoire mondiale » – (qui est quand même bien faite et pensée

par les hommes) –, est une faute des Aryens comme des Sémites. Ce lien du destin des générations, que nous nommons nation, n’a rien à voir avec cette importance infatuée de soi-même. Ce qu’est la «  race  », je l’ignore. Comme ce que l’on nomme « aryen ». Si ce devait être ce qui donne aujourd’hui à l’Allemagne son style, sa forme et sa loi, c’est en tout cas quelque chose d’épouvantable, dont la dignité humaine doit se défendre. Toute la fierté du cheval est précisément de ne pas être un âne. Et tout le sentiment de supériorité de l’âne consiste précisément en ceci : « Dieu merci, je ne suis pas un cheval ! » Tandis que le mulet se dit : qu’importe qu’il y ait des Allemands. Qu’importe qu’il y ait des Juifs. Que nous importe la conservation ou l’affirmation des peuples ? La seule question qui compte est celle-ci : quand un peuple est-il digne de durer et de se maintenir ? Un peuple n’est digne de se maintenir et de durer qu’à la seule condition, qu’il soit porteur de valeurs qui ne soient ni « völkisch » [racistes]​, ni historiques, ni même temporelles, mais grâce auxquelles deviennent possibles la coexistence et la multiplicité des groupes humains sur la terre, et sans la validité intemporelle desquelles, toute l’histoire ne serait que la concurrence de meutes de loups en lutte pour leur expansion. […] Que l’on me comprenne bien ! Il est évidemment naturel, bon et nécessaire, que nous, Juifs, face à la folie raciale et chauvine, soyons des sionistes inconditionnels, par simple fierté, par simple dignité juives. Mais je ne vois pas pourquoi nous devrions retourner pour cela au ghetto et renoncer à deux siècles d’évolution allemande et d’évolution vers la germanité. […]

Vous édifiez joyeusement une nouvelle doctrine universelle : le «  ceci ou cela  ». Les conséquences ? La jeunesse finira bien par répondre : ni ceci ni cela. Elle s’échappe brusquement de toutes nos questions de races et de peuples, pour se précipiter dans le plus rouge-gris du bolchevisme et du communisme. Elle résoudra le problème en n’y pensant plus. C’est dire qu’elle ne le résoudra pas ! Et ce sera de votre, de notre faute. La jeunesse ne peut se décider pour père ou mère, mais elle tranchera contre les deux, si vraiment père et mère sont incapables de trancher leurs conflits conjugaux autrement qu’en mettant leurs enfants devant l’exigence complètement tordue de devoir être : cheval ou âne ; et surtout pas mulet. n Jacques Aron, Theodor Lessing, le philosophe assassiné, L’Harmattan, Paris, 2014, 266 p., 27 €. 2 Theodor Lessing, Gnade dem Maultier, in : « Selbstwehr », Prague, 31 août 1933. Cet article paraît le jour où Lessing meurt assassiné. Reproduit dans Theodor Lessing, Wir machen nicht mit ! Schriften gegen den Nationalismus und zur Judenfrage, Donat Verlag, Brême, 1997, p. 129. 3 Cet adjectif désigne à l’époque le courant sioniste radical de droite, partisan de l’intervention armée en Palestine, à l’égard des Arabes, de la Grande-Bretagne, voire de ses opposants juifs, comme venait de le démontrer l’assassinat sur la plage de Tel-Aviv du principal dirigeant du sionisme social-démocrate, Viktor (Haïm) Arlosoroff, le 16 juillet 1933. Cet acte terroriste allait peser lourdement sur le 18e Congrès sioniste de Prague qui s’ouvrit le 21 août suivant. Lessing y assistait. 4 La cotisation au mouvement se paie symboliquement en monnaie de la Judée antique, qui deviendra officiellement celle de l’État d’Israël en 1980. 5 Depuis des mois, l’organe sioniste allemand, la Jüdische Rundschau fait assauts de rodomontades, tout en négociant avec les nazis un accord favorisant l’émigration vers la Palestine. Lessing a sans doute encore eu connaissance du recueil d’articles de ce journal, sous le titre « Dire oui au judaïsme ». On y trouve longuement développée l’attitude que Lessing condamne dans ces lignes. 1

avril 2014 * n°345 • page 27


réfléchir Pourquoi dénoncer le stand « Lettres d’Israël » à la Foire du Livre ? Michel Staszewski

C

omme son nom l’indique, et même si on y trouve aussi quelques autres types d’ouvrages (historiques, politiques, touristiques,…), ce stand de la Foire du livre de Bruxelles, contient surtout des traductions françaises d’œuvres littéraires d’auteurs israéliens. « Lettres d’Israël » présente ainsi à ses visiteurs une belle image culturelle d’Israël, celle d’un pays fier de la richesse et de la variété de sa production littéraire. L’an dernier, j’y ai même remarqué un recueil de poèmes de Mahmoud Darwich. Pourtant, depuis cinq ans, à l’initiative de quelques militants de la cause palestinienne (dont moi) et dans le cadre de la campagne « BDS » (Boycott, désinvestissement, sanctions), une action est régulièrement menée pour dénoncer l’existence même de ce stand. Cette démarche est bien sûr condamnée par les opposants à toute action dénonçant publiquement les agissements illégaux de l’État d’Israël. Mais un certain nombre de personnes, pourtant critiques à l’égard de la politique d’occupation et de discrimination menée par les dirigeants israéliens et qui approuvent même parfois le principe de la campagne «  BDS  », estiment elles-aussi ces actions inappropriées car visant

une manifestation qu’ils jugent « purement littéraire ». « Pourquoi boycotter des auteurs dont certains critiquent vivement certains aspects de la politique menée par leur État ? » « Vous êtes contre la liberté d’expression ? ». Ces questions-objections témoignent d’une méconnaissance du contexte politique et/ou du contenu précis, donc du sens de ces actions. Voici donc des éléments d’explication.

Le contexte politique Depuis sa fondation, L’État d’Israël bafoue gravement le droit international. Alors que plus de 800.000 Palestiniens (sur un total de 950.000) venaient de fuir ou d’être chassés du territoire désormais israélien (78 % de la Palestine au lieu des 55 % prévus par le plan de partage de novembre 1947), la résolution 194 de l’Assemblée générale de l’O.N.U. du 11 décembre 1948 stipula : « il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins et (…) des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers ». L’admission de l’État d’Israël à l’O.N.U. le 11 mai 1949 fut également conditionnée au respect du droit au retour des exi-

avril 2014 * n°345 • page 28

lés. Il n’en a rien été. Depuis 1967, Israël occupe et colonise illégalement la Cisjordanie, Jérusalem-Est et le plateau syrien du Golan. Depuis la conclusion des « Accords d’Oslo » en 1993, cet État a multiplié les obstacles à la libre circulation des personnes et des biens dans les territoires occupés et de ceux-ci vers l’extérieur, empêchant ainsi toute vie sociale, économique et politique normale. L’enfermement des Palestiniens des territoires occupés s’est considérablement aggravé depuis la construction, à partir de 2002, d’une « barrière de sécurité », de 700 kilomètres de long, essentiellement bâtie à l’intérieur des territoires occupés et, pour cette raison, condamnée par l’Assemblée générale de l’O.N.U. le 21 octobre 2003, par 144 voix pour et 4 contre.​ Israël arrête, maltraite et détient arbitrairement des milliers de Palestiniens dont des députés, des ministres et de nombreux mineurs d’âge. Cet État s’approprie sans cesse des terres et détruit des maisons palestiniennes. Il rationne sévèrement l’approvisionnement en eau des habitants palestiniens des territoires occupés. Il assassine régulièrement des civils. Depuis 2005, Israël soumet le million et demi d’habitants de la bande de Gaza à un cruel et in-

terminable blocus. L’opération « Plomb durci » menée contre la bande de Gaza (décembre 2008 janvier 2009) a fait plus de 1.300 morts palestiniens, dont au moins 410 enfants (et 13 morts israéliens, dont 10 soldats). Le 15 septembre 2009, le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a publié le rapport d’une mission d’enquête dirigée par le Sud-africain Richard Goldstone dans lequel l’armée israélienne est accusée d’avoir commis des « actes assimilables à des crimes de guerre et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes contre l’humanité ». Aujourd’hui, la colonisation des territoires occupés ne cesse de s’accélérer. À l’intérieur du territoire israélien, les Palestiniens, pourtant citoyens de l’État d’Israël, continuent de subir de fortes discriminations à l’emploi, au logement et à l’accès à la propriété. Les bédouins du désert du Neguev (Naqab) continuent à être chassés de leurs villages et de leurs terres pour être regroupés de force dans des « villes de peuplement ».

BDS L’Union européenne porte une lourde responsabilité dans la genèse et la persistance du conflit israélo-palestinien : tout au long de son histoire, par son inaction voire sa complaisance envers les actions illégales des dirigeants israéliens, elle a permis que s’impose en Israël-Palestine la loi du plus fort1. Elle pourrait pourtant facilement faire pression sur cet État car elle est, et de loin, le principal partenaire économique d’Israël. La campagne « Boycott – Désinvestissement - Sanctions » a été lancée en 2005 par un appel signé par 172 associations palestiniennes sur le modèle de la campagne de boycott menée contre la

politique d’apartheid régnant en Afrique du Sud dans les années 1970 et 1980. Ce qui la justifie : l’absence d’initiatives politiques aptes à faire respecter le droit international dans cette région du monde. Les sanctions relèvent des États, le désinvestissement, des États, institutions et sociétés privées. Quant aux actions dites de « boycott », elles sont avant tout le fait des citoyen-ne-s. Elles visent les produits « made in Israël » et ce ou ceux qui représentent ou symbolisent l’État israélien. Elles ne ciblent pas les citoyens israéliens qui ne représentent pas leur État. Ce sont des démarches symboliquement fortes mais parfaitement pacifiques.

Les actions à la Foire du Livre Elles se passent en trois temps : 1. la distribution à l’entrée de la Foire, durant une ou deux heures, d’un tract. Son contenu : au recto, sous le titre « Bas les masques ! » il dénonce le stand « Lettres d’Israël » comme une habile opération de propagande visant à donner une image positive de l’État d’Israël, à cacher ses crimes ; il rappelle succinctement le déni grave, systématique et persistant des droits des Palestiniens par Israël ; il appelle symboliquement au boycott de ce stand. Au verso, sont mentionnés une douzaine d’ouvrages d’auteurs israéliens critiques (Burg, Eldar, Enderlin, Pape, Raz-Krakotzkin, Reinhart, Sand, Shlaïm, Warschawski, Zertal) sous le titre « Quelques livres d’auteurs israéliens que vous ne trouverez pas au stand Lettres d’Israël ». 2. Les militants entrent ensuite dans le bâtiment et viennent se placer, l’un à côté de l’autre, devant le stand «  Lettres d’Israël  » en lui tournant le dos. La plupart

portent un t-shirt avec un des slogans suivants : « Israël occupe la Palestine, je boycotte » ou « Free Palestine » ou « Palestine vivra ». Ils restent silencieux et ne bloquent pas l’accès au stand. Cette phase dure généralement environ un quart d’heure (c’est le « seuil de tolérance » de la direction de la Foire). 3. Les manifestants quittent les abords du stand en file indienne et se mettent à déambuler lentement à travers la Foire, toujours silencieusement, en continuant à arborer leurs t-shirt. Cette dernière phase dure entre 15 et 30 minutes. Les réactions du public à notre action sont très majoritairement positives. J’espère que la description détaillée de cette action aura convaincu le lecteur qu’il ne s’agit pas ici d’inciter au boycott des œuvres des écrivains israéliens mais bien à celui d’un stand (aux couleurs bleue et blanche du drapeau israélien et dont l’adresse de contact qu’on trouve sur le site web de la Foire du Livre est celle de l’ambassade d’Israël) qui, sous couvert de littérature, fait la promotion habile d’un État qui mène de manière persistante une politique criminelle et qui a donc besoin de se « blanchir » aux yeux de l’opinion publique internationale. La plupart des ouvrages présentés dans ce stand se retrouvent dans ceux de leurs éditeurs ou distributeurs respectifs. Nous n’appelons bien sûr ni au boycott de ces auteurs ni de leurs éditeurs et distributeurs ! n

Cf. D. Cronin., Europe-Israël. Une alliance contre nature, La Guillotine, 2012 ; S. Hessel. et V. De Keyser, Palestine, la trahison européenne, Fayard, 2013.

1

avril 2014 * n°345 • page 29


! ‫יִידיש ? יִידיש‬

Yiddish ? Yiddish ! par willy estersohn

‫טויבן‬-‫טירטל‬

Traduction Impulsions de la pensée/Fulgurantes, immédiates/Éclairs lame de couteau/Soudain/Les années de kheyder et un mot/Pas plus d’un mot/ Tourterelle/ Ça ne vous quitte pas/Avec le moelleux pli de tour-te/Avec la caresse du pli/O tourterelle/Tourterelle/Tour-te/Tour-te/Tourterelle/Les années de kheyder, l’enfance/Et ça chante/Et ça obsède/Et ça berce/Et ça insiste/Tourterelle/Tour-te/Tour-te/Tourterelle.

Tirtl-toybn Tourterelles

Jacob Glatstein (Yankev Glatshteyn), auteur de ce court poème, est né en Pologne en 1896. Arrivé à NewYork en 1914, il entreprend des études de droit. Mais il sera rapidement happé par la poésie, au point de devenir l’un des principaux animateurs de la revue littéraire d’avant-garde In Zikh (« En Soi ») autour de laquelle se regroupent les poètes « introspectionnistes ». L’Encyclopaedia Britannica note que « Glatstein est un expérimentateur du yiddish, il explore ses limites poétiques, utilisant les rythmes du langage parlé et fabriquant de nouveaux mots ». « Le poème Tourterelles a longtemps été considéré comme le signe de cette primauté du travail dans la langue », ajoute Régine Robin (L’Amour du yiddish). Nous publions ici la traduction à laquelle elle s’est risquée bien méritoirement. Glatstein s’éteindra à New- York en 1971.

‫געדאנק‬ ַ ‫אימּפולסן ֿפון‬

.‫טויבן‬-‫טירטל‬ toybn

tirtl

toybn

tirtl

toybn

tirtl

‫טויבן‬-‫טירטל‬ .‫טויבן‬-‫טירטל‬ .‫יארן‬-‫קינדער‬ ָ ,‫יארן‬-‫חדר‬ ָ yorn

sharf

meser

farfolgt

un

farvigt

un

dermont

un

toybn

tirtl

toybn

tirtl

‫טויבן‬-‫טירטל‬ .‫טויבן‬-‫טירטל‬

avril 2014 * n°345 • page 30

bliask

‫ּפלוצעם ׃‬

vort

vort

a un yorn kheyder a vi nisht

mer

toybn

tirtl

.‫טויבן‬-‫טירטל‬

,‫ס׳לאזט ניט ָאּפ‬ ָ ‫און‬

‫דערמאנט ׃‬ ָ ‫און‬

tirtl

oyf zun fun

‫װארט ׃‬ ָ ‫מער נישט װי ַא‬

.‫ֿפארװיגט‬ ַ ‫און‬

toybn

blitsike

un

plutsem

.‫רֿפאלגט‬ ָ ‫ֿפא‬ ַ ‫און‬

.‫טויבן‬-‫טירטל‬

rashik

,‫װארט‬ ָ ‫יארן און ַא‬-‫חדר‬ ָ

.‫און עס זינגט‬ un

impulsn

.‫שארף‬-‫מעסער‬ ַ ‫בליאסק ֿפון זון אויף‬ ַ

kinder yorn kheyder zingt es

gedank fun

- ‫ראשיק‬ ַ ‫בליציקע און‬

op

nit

lozt s

un

fun kneytsh veykhn dem

mit

,‫מיט דעם װײכן קנײטש ֿפון טירטל‬ tirtl

.‫לאשטשענדיקן קנײטש‬ ַ ‫מיט דעם‬ kneytsh

lashtshendikn

dem

mit

‫טויבן‬-‫ טירטל‬,‫ָא‬ tirtl

toybn

o

remarques

‫טויב‬-‫ טירטל‬tirtl-toyb : déformation (voulue) de l’auteur, en lieu et place de ‫ טערטלטויב‬tertltoyb ou ‫ טערקלטויב‬terkltoyb = tourterelle (‫ טויב‬toyb = pigeon ; ‫ טויב‬toyb [adjectif] = sourd). La traductrice a pris le parti de de mettre Tourterelle au singulier alors que Glatshtein utilise le pluriel. ‫ בליציק‬blitsik (adjectif ou adverbe) = éblouissant, spirituel. ‫ רַאשיק‬rashik = rapide, bruyant. ‫ בליַאסק‬bliask = éclat. ‫ ּפלוצעם‬plutsem ou ‫ ּפלוצלינג‬plutsling = soudain. ‫ חדר‬kheyder (hébr.) pluriel : ‫ חדרים‬khadorim = chambre ; école religieuse traditionnelle. ‫ קנײטש‬kneytsh = pli, ride. ‫ לַאשטשן‬lashtshn = dorloter. avril 2014 * n°345 • page 31


anne gielczyk

Mauvais genre

J

’ai bien peur d’arriver « comme des figues après Pâques », les amis, comme on dit chez nous en Flandre. Je vous explique, vijgen na Pasen, venir comme des figues après Pâques, ça veut dire arriver comme les carabiniers d’Offenbach. Qu’est-ce que les carabiniers d’Offenbach ont à voir avec des figues ? après Pâques ? Eh bien ça veut dire que j’arrive trop tard, tout simplement. Mais Pâques c’est dans deux semaines ?! Certes, mais je ne suis pas une figue que je sache. J’ai dit « comme des figues après Pâques ». Et donc ma figue à moi c’est la Journée des femmes. Et cette figuelà, elle arrive largement après Pâques. Vous me suivez ? Non, ceci n’est pas un poisson d’avril. C’est la Journée internationale des femmes, celle du 8 mars. Et comme toutes les Journées des femmes, il n’y en a qu’une par an. S’agit donc de ne pas la rater ! C’est pourtant ce que j’ai fait. D’ailleurs, j’ai aussi raté notre rendez-vous annuel du 14 février, la Saint-Valen-tin ! N’allez y voir aucun rapprochement de sens, genre histoire de meufs, nonon, je constate juste que j’ai consacré mes dernières chroniques aux problèmes de transports, pas ceux de l’âme, les questions de mobilité : bagnoles, trafic,

trains, ces choses-là. C’est rigolo parce que moi en fait depuis quelques mois, je ne bouge plus. Je travaille chez moi. Mais soit, c’est donc en ouvrant le journal la semaine du 8 mars que je me suis souvenue de la Journée des femmes. Il y en avait des articles sur les femmes dites ! Il n’y en a qu’une par an, de Journée des femmes, mais cette année on y a mis le paquet ! Le Soir s’est même fendu d’une série de trois articles de fond, trois jours de suite et De Morgen, d’un supplément de 20 pages. Le meilleur c’était quand même l’article dans Le Nouvel Obs intitulé « Le testicule engendre l’audace ». La phrase est d’Alexis Carrel. Qui se souvient encore d’Alexis Carrel ? Je vous le demande. Une recherche rapide sur Wikipedia nous apprend que « ce Prix Nobel de médecine en 1912, pionnier de la chirugie vasculaire, renommé pour son expérience du cœur du poulet battant in vitro pendant un temps très supérieur à la vie du poulet, s’était fait mondialement connaître par la publication de L’homme cet inconnu en 1935. Il plaida notamment pour l’eugénisme » car «la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps, beaucoup (entendez, « trop ») d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux

avril 2014 * n°345 • page 32

efforts de la médecine ». Je me demande bien où il rangeait les poulets, parmi les êtres supérieurs parce que leur cœur continue de battre après leur mort, ou parmi les êtres inférieurs dont il faut se débarrasser car sans testicules ?

E

nfin, de toute façon plus personne n’oserait dire une chose pareille aujourd’hui . Pas si sûr quand on pense à tous ces gens qui s’insurgent en​ France contre l’enseignement de la « théorie du genre » à l’école. En effet, une rumeur folle s’est emparée de la France qui voudrait que l’Éducation nationale enseigne aux enfants des choses affreuses: « qu’ils ne naissent pas fille ou garçon comme Dieu l’a voulu mais qu’ils choisissent de le devenir »1 ou comment se masturber dès la maternelle. Après le mariage pour tous voici la masturbation pour tous ! Quelle horreur ! Des parents ont donc décidé de retirer leurs enfants de l’école pour protester contre « l’enseignement obligatoire de la théorie du genre ». C’est Farida Belghoul l’instigatrice de cette mobilisation anti-genre. Meneuse dans les années 1980 du mouvement des « Beurs », elle a évolué comme Dieudonné vers l’extrême droite d’Alain Soral.

Eh oui, c’est malheureux, mais il y a des femmes antiféministes comme il y a des Noirs antisémites.

E

n Flandre, le gouvernement s’est lui aussi emparé du concept de gender mais ça ne serait pas plus qu’une adhésion sémantique selon les féministes flamandes, qui dénoncent une novlangue pseudo-féministe de récupération politique2. Dans sa note d’intention, le ministre en charge de l’égalité des chances et de l’enseignement dans le gouvernement flamand, Pascal Smet (SP.A), qui a l’air de vouloir faire son comeback à Bruxelles lors des prochaines élections, nous gave de genderbeleid (politique du genre), genderexpressie et genderidentiteit, mais tout ceci n’est que poudre aux yeux servant à effacer les inégalités qui existent encore entre les sexes selon l’auteure de l’article, Ida Dequeecker. Exemple: le ministre de l’Égalité des chances a créé un lien sur son site web, dénommé le genderklik où nous pouvons lire que « dans les couples, il arrive souvent qu’un des conjoints fasse un pas de côté sur le plan de la carrière professionnelle pour s’occuper des enfants et du ménage ». Le genre devient ainsi un concept neutre, qui toucherait

aussi bien les hommes que les femmes de façon indifférenciée, sans hiérarchie, en effaçant le rapport de force, la domination d’un sexe par l’autre. Comme le rappelle fort opportunément Ida Dequeecker, le genre est un concept élaboré par les Women’s studies pour analyser les rapports sociaux entre les sexes et ne peut en aucun cas se substituer à ceux-ci et certainement pas faire l’objet d’une politique. Heureusement, il y a le 8 mars pour nous rappeler – au moins une fois par an – la dure réalité des faits « genrés ». Quelques chiffres : en Belgique seulement 7% des hommes travaillent à temps partiel contre 40%3 des femmes, ce sont donc bien les femmes qui dans le couple « font un pas de côté » pour s’occuper du ménage. En 2012 encore, les femmes gagnaient en moyenne 21% de moins que les hommes et un rapport récent de l’Agence européenne des droits fondamentaux4 nous apprend qu’une femme sur trois en Europe a été victime de violence physique et/ou sexuelle. Une femme sur trois…

L

es choses ne s’améliorent donc pas, bien au contraire. Le sexisme gagne du terrain partout, dans les médias, dans la pub, en politique. Ainsi Liesbeth Homans, l’égérie

N-VA d’Anvers s’est fait interviewer récemment à Reyers laat (un magazine quotidien d’information sur Canvas) sur ses commissures de lèvres qui tombent. Et que ça lui faisait une bouche triste, voire arrogante, et que ça pouvait nuire à son image, et qu’est-ce qu’elle en pensait ? Bon, je n’aime pas spécialement Liesbeth Homans, la politique, celle qui a dit et écrit que le racisme est une notion relative, mais franchement pourquoi l’interroger sur son physique, est-ce qu’on demande à Elio di Rupo pourquoi il se teint les cheveux ? Vous ne m’entendrez jamais utiliser le surpoids de Maggie de Block pour critiquer son action politique. C’est son poids dans les sondages qui me gêne. C’est triste à dire mais nous avons ça en commun Liesbeth, Maggie et moi, nous appartenons au mauvais genre, 364 jours par an. n http://www.bfmtv.com/societe/une-rumeur-lenseignement-theorie-genre-a-lecole-se-propage-sms-697168.html 2 Ida Dequeecker, « Van Smet tot Smet: de pseudofeministische Newspeak van het gelijkekansenbeleid », http://linksfeminisme.wordpress.com/2014/03/10/ van-smet-tot-smet-de-pseudofeministische-newspeak-van-het-gelijkekansenbeleid/ 3 http://www.loonkloof.be/fr 4 http://fra.europa.eu/fr/press-release/2014/la-violence-legard-des-femmes-un-phenomene-omnipresent 1

avril 2014 * n°345 • page 33


activités samedi 19 avril de 18h à 22h

Le Seder de Pâque de l’UPJB à l’Espace Magh 17 rue du poinçon - 1000 Bruxelles PAF : 15 €, de 8 à 14 ans, étudiants et chômeurs :10 €, jusqu’à 8 ans et sans papiers : entrée libre Inscription obligatoire avant le 20 mars upjb2@skynet.be ou 02.537.82.45 Attention : places limitées (80)

Voir l’annonce complète ci-contre

dimanche 20 avril à 11h Commémoration du 71ème anniversaire de l’Insurrection du Ghetto de Varsovie Ce 20 avril, l’UPJB commémore le début du soulèvement du ghetto de Varsovie le 19 avril 1943. Comme chaque année il y aura des allocutions et nous chanterons le Chant des partisans juifs à la mémoire des insurgés du Ghetto de Varsovie. Il y a vingt ans, débutait cet autre génocide, le génocide des Tutsis. Nous avons invité Emmanuel Gatera, rescapé du génocide rwandais et Viviane Lipszstadt, animatrice du groupe « Identité Tutsi » au Service Social Juif à venir nous parler de cette commémoration particulière. Rendez-vous

au Monument à la Résistance Juive et au Mémorial de la Déportation d’Anderlecht coin rue Emile Carpentier et rue des Goujons à Anderlecht

avril 2014 * n°345 • page 34

avril 2014 * n°345 • page 35


activités mardi 22 avril de 20h à 22h

vendredi 25 avril de 18h à 21h

Quatrième des cinq « cafés politiques » pour éclairer les enjeux de « la mère de toutes les élections »

La haine de la religion Conférence-débat avec

Proposé par Points critiques et Politique (revue de débats)

« La religion est l’opium du peuple ». Sur base de cette citation tronquée de Marx*, corroborée par la collusion séculaire entre l’Église catholique et les puissants, beaucoup à gauche considèrent que la lutte contre la religion fait partie de leur ADN. Ces dernières décennies, cette lutte était passée au second plan à la suite d’un compromis « catho-laïque ». L’irruption de l’islam en Europe, porté fièrement par des citoyen-ne-s d’origine maghrébine ou turque, relance le débat. Pour une certaine gauche incarnée par le ministre de l’Intérieur français Manuel Valls, le combat pour la « laïcité » devient d’autant plus prioritaire que le combat pour l’égalité sociale est jugé dépassé. Pour Pierre Tevanian, professeur de philosophie et co-animateur du site «  Les mots sont importants  » (www.lmsi.net), c’est aujourd’hui l’athéisme et le combat antireligieux qui peuvent être considérés comme l’opium du peuple de gauche.

Notre débat portera sur les enjeux financiers et fiscaux des élections à la lumière des programmes «fiscalité» et des promesses de réforme présentés par les partis (surtout le MR et le PS), et à la lumière des mesures prises par le gouvernement actuel pour réguler le secteur bancaire. Nos invités seront

Bernard Bayot,

du Réseau Financement Alternatif et de la New B (nouvelle banque coopérative)

et

Daniel Puissant, du Réseau justice fiscale

Cette conférence est organisée en commun avec Tayush, groupe de réflexion pour un pluralisme actif (www.tayush. com).

Présentation et animation : Jean-Jacques Jespers et Henri Wajnblum On peut s’inscrire sur le site de Politique (www.politique.eu) ou sur le site de l’UPJB (www.upjb.be) ou par courriel à l’une des adresses suivantes : upjb2@skynet.be ou secretariat@politique.eu.org Entrée libre

Pierre Tevanian

PAF: 6 €, tarif réduit: 2 € Entrée gratuite pour les membres de Tayush et de l’UPJB

Notez déjà ! Notre deuxième 1er mai juif

* La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » (Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844)

dimanche 4 mai à partir de 14 heures 30 Dans la foulée de la Place Rouppe, place au 1er mai juif, rue de la Victoire ! Cette année, nous avons choisi comme sujet « Militer contre son camp ». Un thème que nous empruntons à Karine Lamarche (cf Points Critiques de janvier 2014). Nous nous le sommes appropriés en donnant la parole à des témoins dont les parcours de vie s’inscrivent en faux contre le consensus qui les entoure. Juifs belges pour une paix et une justice en Israël/Palestine, Belges d’origine turque pour la reconnaissance du génocide des Arméniens, Belges d’origine marocaine pour une société laïque ou pour un islam d’ouverture dans une société laïque, ils ont ceci en commun qu’ils défendent avec courage, ténacité et lucidité, au sein de leurs communautés respectives, les valeurs que nous partageons.

Composition du nouveau Conseil d’Administration de l’UPJB Lors de son Assemblée générale statutaire du 23 février, l’UPJB a élu son nouveau Conseil d’Administration. En voici la composition : Carine Bratzlavsky, coprésidente ; Sharon Geczynski ; Anne Grauwels, coprésidente ; Boris Gvirtman, trésorier ; Amir Haberkorn ; Gérard Preszow ; Serge Simon ; Michel Staszewski.

Avec la participation de : Simone Susskind, Hajib El Hajaji, Mehmet Koksal, Sam Touzani, Henri Wajnblum Les témoignages et débats seront suivis d’un repas et d’une soirée récréative

avril 2014 * n°345 • page 36

avril 2014 * n°345 • page 37


écrire Loin d’Athènes Elias preszow

Lors du dernier « café politique » en date – avec Frédérique Mawet et Henri Goldman sur les Enjeux de la politique migratoire, de la politique d’asile et du droit des étrangers – ce mardi 11 mars, je me suis permis d’intervenir dans les débats en évoquant ce film, L’Escale, vu il y a déjà quelques temps. Le point de litige concernait l’espace, (la limite, la distance ?), qui sépare l’éthique du politique. Ce film est fort car il rappelle à une exigence : résister, demeurer intransigeant lorsqu’il s’agit de la vie de personnes. De ce qui empêche certaines personnes de vivre, d’aller leur chemin, ici et là, en bas de la rue, comme aux confins des mondes.

J

e rentre de L’escale. Un film de Kaveh Bakhtiari. Voici la présentation qu’on peut lire dans le dépliant du p’tit Ciné qui organise une série de films sous la thématique « un monde en Jeu et en Toi ». « Un réalisateur filme des migrants iraniens en transit à Athènes. ‘Des migrants ?’ Plus précisément son cousin, ses amis. C’est là toute la force du film : faire vivre de l’intérieur une situation dramatique qui est aussi une aventure humaine. Si loin, si proche. » Dans le bus du retour, de la place Keym à l’arrêt Rodin, j’ai regardé une fille assise à la fenêtre, en face de moi. Brune, manteau noire, visage très pâle. Elle tenait entre ses mains le même dépliant. Qu’a-t-elle en tête ? Je n’ai rien osé lui demander. Préférant la regarder regarder le programme, les autres thématiques qui viendront remplir le calendrier culturel des jours

qui suivront : janvier, février... Ce film me restait dans le ventre, dans le cœur. Une puissance terrible. On rit, on pleure. Une caméra dans les rues d’Athènes, des visages : un huis clos. Sinon la police omniprésente dans les esprits, dans les crânes de ces hommes, on ne voit presque personne d’autre que ces Iraniens, groupés dans ce qu’ils ont fini par appeler leur pension. Celle d’un certain Amir, en Grèce depuis plus longtemps et qui s’organise comme il peut pour offrir à ces gars de passage un lieu où se tenir. À l’étroit. Mais ensemble. Le quotidien est rythmé par les appels des passeurs, les filons pour se faire la malle. Le désespoir qui rôde. La folie. Et des cours de kung-fu qu’un Iranien qui ne vit pas avec eux vient parfois leur donner. Nous assistons aux engueulades, aux repas, aux brèves sorties dans les ruelles anxio-

avril 2014 * n°345 • page 38

gènes, et même à une virée à la plage. Soleil, mer. Une enfant qui s’invite dans leurs bras : moment de grâce. Un Grec vient les saluer alors qu’ils sont autour d’un feu de fortune. Ces hommes... Amir ne sait pas comment le cousin du réalisateur, Mohsen, s’est fait cette cicatrice qui lui barre la bouche en un sourire ambigu et violent de douceur : « C’est la règle ici. Pas de questions sur le passé. Le passé c’est passé, ça ne regarde personne ». Ces mammifères parlant, jeunes, masculins : qui pleurent. Qui se foutent des uns des autres, se serrent les coudes. S’acharnent à fuir. Le maître de Kung-fu finira par entamer une grève de la faim : 35 jours, lèvres cousues, devant l’immeuble d’une organisation humanitaire. Pas de lampadaire pour éclairer l’indicible. Et les journaux ne trouvent pas d’évènement dans cet ultime geste d’impuissance. Le cousin du réali-

sateur – qui lui a grandi en Suisse et dispose donc de papiers – rentrera en Iran, épuisé de ne trouver d’issue à cette errance qui n’en finit pas. Il sera retrouvé mort, làbas. Nous l’apprenons en direct, en même temps que le réalisateur qui filme au moment où il reçoit le coup de téléphone. La pièce se vide, les choses apparaissent. Lorsqu’il faut l’apprendre aux rares qui restent (les quatre autres ont réussi à émigrer, qui pour l’Allemagne, qui pour la Norvège, ou l’Autriche...) ; à cet instant, nous sommes saisis d’une émotion inouïe. Un proche vient d’être assassiné. Notre cousin. Une personne à jamais inconnue. Crevée dans l’indifférence, par des bandits... quelque part, en Iran. Le maître de Kung-fu obtiendra un passeport. Il est emmené par une ambulance dans laquelle nous pénétrons avec son corps faible. Il est là. Que pense cette

jeune fille dans le bus ? Pourquoi aurais-je été lui parler ? Il y a ces Afghans au Béguinage, auxquels je n’ai pas rendu visite depuis une semaine. Ais-je un cousin parmi eux ? Pourquoi ne pas leur donner des cours de français comme l’un d’entre eux me la une fois proposé ? Pourquoi... Il y a une telle force, une telle rage de vivre là-dedans. Lutter jusqu’à où quand ? Dans le film on entend cette parole : Seules les 100 premières années sont rudes... n

avril 2014 * n°345 • page 39


vie de l’upjb Les activités du club Sholem Aleichem Jacques Schiffmann et Thérèse Liebmann 6 février : Fotoula Ionnadis, témoigne sur la situation en Grèce aujourd’hui. Fotoula Ionnadis, militante de gauche et internationaliste, est solidaire avec le peuple grec. Ses informations tranchent avec celles des médias. Ses séjours et ses contacts en Grèce, et les données chiffrées qu’elle analyse avec sens critique, lui donnent une vision plus exacte de ce pays et de sa situation dramatique depuis 2008. Alors que les instances internationales et européennes incriminent surtout la dette publique grecque, Fotoula Ionnadis montre, chiffres à l’appui, que celles des États-Unis, du Japon ou de la Belgique sont bien plus élevées. Il est injuste d’en rendre le peuple grec responsable, alors que les armateurs et l’Église orthodoxe sont intouchables. La flotte grecque est la 2ème au monde et l’Église est le 2ème propriétaire terrien après l’État et est exonérée d’impôts. Le pays ne manque ni de richesses, ni de productions agricoles. Mais les travailleurs dont le taux de chômage atteint près de 30%, le plus élevé de l’Union européenne, perçoivent des salaires insuffisants : 31% de la population vit sous le seuil de pauvreté, alors que l’Église, les banques et les entreprises regorgent de richesses. Aussi la Grèce peut-elle acheter des navires et importer des armes, alors que l’aide sociale ne cesse de baisser. D’où de fréquentes manifestations pour de meilleurs salaires ou simplement un salaire.

La Grèce revit une situation semblable à celle sous l’occupation nazie, tant sur le plan social que politique, avec la montée du fascisme et du racisme (le parti néo-nazi Aube dorée est très populaire). Elle subit une émigration massive : 200.000 jeunes et près de 7.000 médecins ont déjà émigré, alors qu’il en manque dans le pays et que plusieurs hôpitaux ont fermé leurs portes. Selon Fotoula Ionnadis, le pire danger que court actuellement la Grèce, est d’être soumise une nouvelle fois à une dictature. Quelles solutions pour y échapper ? Supprimer la dette, imposer les entreprises et… monter aux barricades ! 13 février : Anne Morelli, historienne, professeur à l’ULB, nous a parlé de son livre Rebelles et subversifs de nos régions. Plus de 50 personnes pour écouter l’histoire alternative des rebelles ayant refusé d’accepter l’ordre injuste des choses et qui, par leurs luttes, sont à l’origine des acquis sociaux dont nous jouissons. «  L’autre Histoire  », faite pour chanter les louanges de ceux qui ont le pouvoir économique et social, ignore les rebelles, qui souvent n’ont pu faire changer l’ordre des choses qu’en usant de violence contre celle qui leur était faite. Anne Morelli évoque une série de rebellions dans nos régions, en les illustrant par des projections. De la résistance des Gaulois à

avril 2014 * n°345 • page 40

l’occupation romaine, aux révoltes paysannes contre les chevaliers (croquants, jacqueries, bonnets rouges…). Au 14ème siècle, révoltes paysannes et urbaines contre les pouvoirs excessifs du roi, de l’Église et des seigneurs, à qui des chartes de libertés urbaines sont arrachées, symbolisées par nos beffrois. Période espagnole, sous Philippe II : suite au succès du calvinisme, plane la prédication et la subversion contre l’Église et le roi d’Espagne. Pour les calvinistes, il faut lire la Bible, donc savoir lire, d’où la création d’écoles et de bibliothèques. Ils prônent la république calviniste. Tout cela est mal vu par Philippe II pour qui les protestants, cupides, intéressés et iconoclastes, sont une vile populace qu’il va charger le duc d’Albe d’écraser. Plus tard la révolution française aura aussi ses échos en Belgique : saccage de Ste Gudule et destruction de la cathédrale de Liège par des Liégeois qui se révoltent contre l’odieux prince-évêque. Les historiens présentent la Révolution belge de 1830 comme patriotique et nationale, occultant l’action contestataire d’un prolétariat à qui la crise économique a apporté la misère, et qui n’a rien à perdre. La bourgeoise fera « rétablir l’ordre » par sa garde et récupérera la révolution à son profit, car, bien sûr, les prolétaires ne votent pas. Comme en France, la Révolution belge aura des sursauts tout au long du 19ème siècle. Mouvement pour la République, terreur et émeutes à

Bruxelles en février 1848, que l’on calmera par des distributions de pain. Révoltes inorganisées en 1886 contre l’industrialisation : on casse les machines qui prennent le travail des ouvriers, on met le feu chez les patrons. Ceux-ci appellent les gendarmes qui tirent sur la foule. De ces mouvements insurrectionnels naîtra la prise de conscience de la question sociale, et la première législation sociale, qui interdira le travail des enfants. En 1902, manifestations violentes pour réclamer le suffrage universel et répressions sanglantes. Il faudra attendre 1917

Stolperstein en mémoire de Theodor Lessing. Hanovre

et la peur créée par la Révolution russe pour que cela advienne enfin. Les luttes ouvrières de l’entredeux guerres furent riches d’avancées sociales. Front populaire en Espagne et en France, début de la concertation sociale, congés payés,... Acquis accordés dans la peur du communisme ! Évocation de la période d’après-guerre, avancées durant les 30 glorieuses suivies de reculs et d’austérité, et nombreux combats pour sauvegarder les acquis, certains gagnés, certains perdus, mais rien ne change sans luttes. Au cours du débat qui suivit ce brillant exposé, fût bien

sûr évoquée la crise qui plombe la période actuelle, et la difficulté de mobiliser les gens, endormis qu’ils sont par les médias, par l’éducation et le conditionnement à la passiveté. Une jeune auditrice souleva avec gravité l’éternelle question : est-il possible de changer l’ordre injuste des choses sans faire appel à la violence ? Sa réponse : non! 20 février : Une affaire Dreyfus à l’allemande par Jacques Aron, chroniqueur à Points Critiques : Théodor Lessing (1872-1933). Depuis qu’il est à la retraite, Jacques Aron multiplie l​es essais à caractère culturel, historique et philosophique, où reviennent les thèmes de la condition juive, de l’analyse critique du sionisme, ainsi que son histoire personnelle. Celle-ci s’enracine dans l’histoire allemande des 19ème et 20ème siècles, dans la langue allemande qu’il maitrise parfaitement, et dans les parcours de vie et de pensée de philosophes juifs allemands, desquels il se sent si proche et décrits dans son livre Israël contre Sion. Ceuxci se pensaient pleinement allemands mais ils ont été broyés par la montée en Allemagne du nationalisme, du racisme et du fascisme. L’Allemagne a été constituée tardivement par Bismark qui réunit la Prusse protestante à la Bavière catholique et annexe les petits États indépendants, dont celui d’Hanovre où est né Lessing. Cette union est cimentée par la victoire de Sedan contre la France en 1870. La question juive, la Judenfrage, est apparue avant 1840, importée de Prusse où Guillaume II se demandait déjà : « Peut-on dans un État chrétien admettre les Juifs ? » La morale de ces gens, étrangers à notre nation, est-elle

compatible avec celle des allemands ? » C’est dans ce contexte que le jeune Lessing nait à Hanovre et passe une enfance perturbée par le climat violent entre ses parents ; le père médecin, coureur et joueur, battait sa femme. D’où son peu de goût pour les études et sa relation d’amour-haine avec son père, qui le destine à la médecine. Il abandonnera ces études après cinq ans pour des études de philosophie et de psychologie, avec des ambitions littéraires. Si le judaïsme est présent comme survivance dans sa famille, il s’en éloignera en épousant une femme de l’aristocratie prussienne, Von Goitzheim, dont la famille les rejettera. Son judaïsme et ses idées sociales démocrates lui fermeront bien des portes et il ne pourra devenir en 1907 que professeur dans une école technique de Hanovre. Il s’intéresse à la question juive, publie en 1930 Der jüdische Selbsthaß (La haine de soi juive), est adepte d’un sionisme social et fait un voyage en Palestine en 1932. Il publiera de nombreux écrits satyriques sous forme de feuilletons. Son écrit contre la candidature de Hindenburg à la présidence de la république de Weimar suscite une cabale pour son éviction de son poste d’enseignant. Ses idées politiques, son judaïsme font de lui une personnalité très controversée durant la période nazie, et début 1933, il s’enfuira à Marienbad, où le 31 août 1933, il sera assassiné par des Sudètes nazis. Si je vous ai parlé de Jacques Aron et de l’histoire allemande, la place m’a manqué pour beaucoup parler de Lessing  ! Qu’à cela ne tienne, un livre de Jacques Aron sur le sujet sortira bientôt de presse. Patience donc (voir dans ce numéro pp. 26 et 27). n

avril 2014 * n°345 • page 41


artistes de chez nous

est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août) L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente)

Elle l’a dit ou elle l’a pas dit ? (Ode à Maggie) Irène Kaufer

Elle l’a dit ou elle l’a pas dit ? Si elle dit qu’elle ne l’a pas dit Elle l’a pas dit Elle sait ce qu’elle dit Maggie Je suis médecin donc très humaine Pas une impératrice romaine Le pouce levé c’est pas mon look Sinon pour liker sur Facebook Qu’importe qui souffre ou qui saigne Tout le monde à la même enseigne : Maladie-Diagnostic-Potion Réfugiés-Refus-Expulsion Elle l’a dit ou elle l’a pas dit ? Elle l’a peut-être dit un lundi Et puis oublié le mardi Mais si elle dit qu’elle l’a pas dit Elle l’a pas dit Il faut lui faire crédit Maggie Je suis la secrétaire d’État Des malheureux j’en vois des tas J’suis du même fer que l’autre Dame J’fais mon boulot sans états d’âme La nuit je rigole sous ma couette En répétant « de wet is de wet » Pas de place pour les lamentos Pour le cœur, il y a des restos ! Elle l’a dit ou elle l’a pas dit ? Si elle l’a dit le mercredi Elle s’est dédite le jeudi A-t-elle menti ou démenti ? Mais si elle dit qu’elle l’a pas dit Elle l’a pas dit C’est une divine diva Maggie.

avril 2014 * n°345 • page 42

Des appels de détresse, où ça ? Se noyer à Lampedusa Loin de chez soi, quel triste sort Mais vous savez la mer du Nord Qui reste froide, même en été A aussi ses propres dangers Avec son pétrole ses méduses Et ses crevettes venimeuses Elle l’a dit ou elle l’a pas dit Si elle l’a dit le vendredi Le samedi elle a maudit Ces mots dits bien à l’abri Mais si elle dit qu’elle l’a pas dit Elle l’a pas dit Elle sait ce qu’elle dit Maggie Lâchez-moi avec vos Afghans D’accord la guerre c’est pas marrant Mais nos quartiers sont pas plus sûrs Sortez le soir et je vous jure Que des fois ça vous fout les boules C’est pas plus tranquille qu’à Kaboul Elle l’a dit ou elle l’a pas dit ? Elle l’a peut être dit un lundi Et puis oublié mardi Elle a confirmé mercredi Le jeudi elle s’est dédit Le vendredi elle a maudit Ces mots dits bien à l’abri Le samedi elle a démenti (dimanche c’est relâche) Mais si elle dit qu’elle l’a pas dit Elle l’a pas dit Par un simple tour de… Maggie

Irène Kaufer n’est pas « née » dans la maison. Juive et de gauche, très proche de nos valeurs, elle a sa place dans cette rubrique. Militante féministe qui collabore notamment à la revue Politique et au magazine Axelle et également auteure de chansons (notamment pour Christiane Stefanski), elle a senti son sang tourner au rouge en écoutant l’altercation au Sénat (le 9 janvier dernier) entre l’Ecolo Zakia Khattabi et la secrétaire d’État à l’Asile et l’Immigration Maggie De Block. Cette dernière niait avec véhémence avoir tenu des propos que l’on peut pourtant entendre clairement sur la chaîne flamande VTM où, interpellée sur l’expulsion d’un jeune Afghan vers son pays en guerre, elle déclare que nos rues ne sont pas sûres non plus.... Alors, elle l’a dit ou elle ne l’a pas dit ? Voici un texte destiné à devenir une Maggie De Block chanson.

Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann, Joëlle Baumerder, Julie Demarez, Sylviane Friedlingstein, Rosa Gudanski, Amir Haberkorn, Irène Kaufer, Thérèse Liebmann, Antonio Moyano, Elias Preszow, Gérard Preszow, Jacques Schiffmann, Michel Staszewski, Dora Vilner, Laurent Vogel Conception de la maquette Henri Goldman Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Compte UPJB IBAN BE92 0000 7435 2823 BIC BPOTBEB1 Abonnement annuel 18 € ou par ordre permanent mensuel de 2 € Prix au numéro 2 € Abonnement de soutien 30 € ou par ordre permanent mensuel de 3 € Abonnement annuel à l’étranger par virement de 40 € Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier: établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB. Montant minimal mensuel: 10 € pour un isolé, 15 € pour un couple. Ces montants sont réduits de moitié pour les personnes disposant de bas revenus.

avril 2014 * n°345 • page 43


agenda UPJB

Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

samedi 19 avril de 18h à 22h

Le Seder de l’UPJB. À l’Espace Magh, 17 rue du poinçon - 1000 Bruxelles (voir page 35)

dimanche 20 avril à 11h

Commémoration du 71ème anniversaire de l’Insurrection du Ghetto de Varsovie (voir page 34)

mardi 22 avril de 20h à 22h

Quatrième Café politique. Avec Bernard Bayot, du Réseau finance alternative et de la New B (nouvelle banque coopérative) et Daniel Puissant, du Réseau justice fiscale Présentation et animation : Jean-Jacques Jespers et Henri Wajnblum (voir page 36)

vendredi 25 avril de 18h à 21h

La haine de la religion. Conférence-débat avec Pierre Tevanian (voir page 37)

dimanche 4 mai à partir de 14h30

Deuxième 1er mai juif avec Simone Susskind, Hajib El Hajaji, Mehmet Koksal, Sam Touzani et Henri Wajnblum (voir page 36)

club Sholem Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

jeudi 3 avril

« État des lieux des gauches en Belgique y compris la gauche radicale » par Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue Politique. Il y a 60 ans, il y avait les socialistes et les communistes. Les communistes n’ont pas survécu à la chute du mur de Berlin, mais les écologistes les ont remplacé comme deuxième force de gauche. Aujourd’hui , c’est « la gauche radicale » qui semble avoir franchi le seuil de crédibilité autour du PTB et d’autres formations.

À travers ses oeuvres majeures, Les contes d’Odessa, une plongée dans les bas-fonds, et Cavalerie rouge, épopée dans la guerre civile, le destin tragique d’Isaac Babel, d’Odessa à la Loubianka, par Tessa Parzenczewski, chroniqueuse littéraire à Points critiques

jeudi 24 avril

et aussi dimanche 6 avril à 17h

Hélios Azoulay et l’ensemble de musique incidentale. Musiques d’Outre-Monde. Concert consacré à la musique composée dans les camps de concentration. À l’Atelier Marcel Hastir, rue du Commerce 51 - 1000 Bruxelles

lundi 7 avril à partir de 18h30

Prix : 2 €

Commémoration du 20ème anniversaire du génocide des Tutsis du Rwanda organisée par IBUKA-Mémoire et Justice (voir pages 8 et 9)

Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.