n°326 - Points Critiques - mai 2012

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mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique mai 2012 • numéro 326

éditorial Désarroi Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)

LE COMITÉ DE L’UPJB

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9 mars 2012 : À Toulouse, des écoliers juifs et un adulte sont assassinés froidement à bout portant parce que Juifs. Le jeune meurtrier, français, quasi un voisin de l’établissement scolaire, prétend venger, au nom de l’Islam, des enfants Palestiniens tués à Gaza par l’armée israélienne. Il avait, auparavant, tué trois jeunes soldats de la République. 8 mars 2012 : Un imam d’une mosquée bruxelloise dénonce « la Journée des Femmes » parce que « d’invention juive ». Il martèle son prêche d’un « sus aux mécréants ». Ne semblait manquer à l’opprobre que les homos… À Tunis, des milliers de Sala-

fistes manifestent en vociférant « Mort aux Juifs ». Bonheur de la conquête de la liberté d’expression… Nous n’allons pas ajouter nos interprétations aux interprétations. Qu’elles soient psychologiques, psychanalytiques, sociologiques, philosophiques, politiques ou autres… qu’elles soient inventives ou redondantes. En tous domaines et sur tous supports (papier ou internet), des hypothèses, élaborées dans l’aprèscoup, n’ont pas manqué de contextualiser et de vouloir expliquer le meurtre ou les mots assassins. Elles peuvent éclairer. Elles peuvent inscrire ces actes dans une biographie ou dans la bêtise et

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

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sommaire

éditorial ➜

éditorial

1 Désarroi ................................................................................ Le Comité de l’UPJB

israël-palestine

4 Bienvenus en Palestine. Interdits d’entrer en Israël ............ Henri Wajnblum

lire

6 Mémoires d’enfance .........................................................Tessa Parzenczewski 7 Georges Perec. Le manuscrit refusé ...............................Tessa Parzenczewski

lire, regarder, écouter

8 Des femmes, rien que des femmes épisode n°2 ................... Antonio Moyano

histoires

10 L’affaire Robert de Foy (seconde partie) .............................. Frank Caestecker

mémoires

14 Julia Pirotte. Photographe et résistante ............................... Roland Baumann

réfléchir

16 Une histoire en travers de la gorge ............................................ Jacques Aron 18 Ni Shoah ni Holocauste ................................................................ Jacques Bude

yiddish ? yiddish !

! widYi ? widYi

20 mit a nar - Avec un idiot. ..........................................................Willy Estersohn

humeurs judéo-flamandes

22 Les affres de l’écrivain .................................................................Anne Gielczyk 24 28

activités les agendas

C’est avec le plus grand plaisir que le comité de rédaction de Points critiques informe ses abonnés et lecteurs que Mme Fadila Lanaan, ministre en charge de la promotion des lettres et de la lecture publique, a pris la décision d’acquérir 160 exemplaires de notre dossier spécial « Maxime Steinberg ou la passion indocile » afin que celui-ci soit accessible dans toutes les bibliothèques publiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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dans l’état du monde mais elles ne peuvent nous satisfaire, encore moins nous apaiser. Et quand bien même chacun aurait sa grille de lecture, nous n’allons pas essayer, à notre tour, de comprendre, parce que nous sommes à la fois foudroyés par ces actes et ces paroles et quelque peu perdus dans nos approches. Pour nous, Juifs Progressistes, cette situation est une épreuve et nous n’avons pas de mal à dire notre désarroi ni notre espoir. Nous avions intitulé « Nuance » un précédent éditorial. Eh bien, nous poursuivons et creusons ce sillon. Quels que soient les ricanements suffisants que ça a pu nous valoir de la part de ceux qui savent toujours et qui se refusent au doute et à la perplexité devant les transformations du monde. À force de ne voir dans les conflits que leur dimension politique « rationalisable », il nous devient difficile d’ignorer les dimensions religieuses et idéologiques portées par des franges radicales et leur part haineuse à l’égard des Juifs, des femmes et des homos, cette trilogie honnie. Sans pour autant établir un lien de symétrie, on tue aussi, et on colonise, au nom de la religion juive. Quel était le ressort explicite de Ygal Amir, l’assassin de Yitzhak Rabin en 1995, et de l’assassinat collectif de Hebron au Tombeau des Patriarches (29 Palestiniens en prière) par Baruh Goldstein en 1994 ? Et la police des mœurs à Mea Shearim


cérémonie organisée par l’imam Chalgoumi en présence du députémaire de Drancy et des représentants des communautés juive et musulmane de SeineSaint-Denis

ne paraît pas plus douce que celle des rues de Téhéran. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le cinéaste Amos Gitaï dénonce la mainmise religieuse intégriste en Israël. Et le Hamas est loin d’être plus réjouissant à Gaza… « Manque de bol », nous a-ton dit, après la connaissance du meurtrier de Toulouse, « votre angélisme en prend un coup, l’assassin ne surgissait pas de l’extrêmedroite fasciste traditionnelle » ! Ce qui n’a pas empêché Zeev Sternhell, le politologue israélien spécialiste de l’extrême-droite fasciste et nationaliste en France, de rappeler combien il valait mieux

être Juif qu’Arabe dans la France d’aujourd’hui. Comment ne pas rappeler que, depuis un certain temps, chaque fois que l’UPJB appelle ses membres à se rendre à une manifestation de soutien aux droits du peuple palestinien, elle le fait sur une base commune des mots d’ordre formulés avant la manifestation avec les organisateurs tout en prescrivant à ses membres de quitter la manifestation aux moindres dérapages antisémites désormais redoutés. Nous ne pouvons que faire nôtres les mots de Dominique Vidal publiés à la suite du drame

de Toulouse : « (…) avons-nous été assez attentifs au poison instillé par ceux qui, au nom de la Palestine, distillent la haine du judaïsme et des Juifs comme par ceux qui, au nom d’Israël, sèment celle de l’Islam et des musulmans ? Aucune ambiguïté n’est plus tolérable. Cette horreur qui nous sidère doit constituer un signal d’alarme. À nous de l’entendre. » Compliqué tout cela ? Oui c’est compliqué mais ça ne devrait pas nous mener à désespérer d’une possibilité d’un vivre-ensemble qui reste la boussole du plus grand nombre, dans quelque identité collective qu’il se reconnaisse. ■

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israël-palestine Bienvenus en Palestine. Interdits d’entrée en Israël HENRI WAJNBLUM

D

’habitude, lorsque des groupes partent en Israël-Palestine pour y rencontrer des représentants du mouvement de la paix israélien et la société civile palestinienne, chaque membre de ces groupes se présente individuellement au contrôle de l’aéroport Ben-Gourion à Tel-Aviv, et invoque un séjour touristique pour visiter les lieux saints de manière à mettre de son côté toutes les chances de pouvoir entrer sur le territoire israélien. Mais il n’en va pas toujours ainsi… À la demande d’un certain nombre d’organisations palestiniennes, un nouveau mouvement s’est créé : « Bienvenue en Palestine », qui a, lui, décidé d’annoncer la couleur. C’est ainsi que, le 8 juillet 2011, plusieurs centaines de sympathisants de la cause palestinienne, venus des quatre coins de l’Europe ainsi que des États-Unis, du Canada et d’Australie, se sont embarqués, sous ce label « Bienvenue en Palestine », à destination de l’aéroport Ben-Gourion dans le but clairement affiché de se rendre en Cisjordanie pour marquer leur solidarité avec le peuple palestinien. Du Proche-Orient, la plupart d’entre eux n’ont vu que le hall de l’aéroport israélien. Aussitôt débarqués, ils ont été incarcérés durant deux à trois jours et renvoyés dans leurs pays respectifs. En fait, ils n’ignoraient pas qu’il en irait probablement ainsi, mais

ils n’en ont pas moins réussi leur pari… Car Israël est tombé dans le panneau… il les auraient laissé entrer que cette mission serait quasi passée inaperçue sauf en Palestine. Mais en choisissant l’épreuve de force, la seule qu’il connaît, il a allumé les projecteurs des médias du monde entier et a très nettement perdu la bataille des images… D’un côté un gouvernement rigide, intolé-

ment réussie.

BIS REPETITA Ne voulant pas en rester là, le mouvement avait décidé de remettre ça le 15 avril dernier. Ils devaient être 1.500 ce jour-là à se retrouver à Bethlehem, à l’invitation du maire de la ville, pour inaugurer un projet d’école internationale et manifester pacifiquement contre la politique israélien-

À Zaventem dimanche 15 avril

rant qui considère tout militant de la paix comme un agitateur et un danger pour la sécurité de l’État ; de l’autre un groupe de personnes non violentes simplement désireuses de marquer leur solidarité avec la société civile palestinienne. Mission de solidarité avortée donc mais néanmoins parfaite-

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ne dans les Territoires palestiniens occupés. Comme en juillet dernier, la plupart d’entre eux n’auront pu concrétiser leur projet. Mais Israël a fait très fort cette fois… Avec la complicité active de nos ministères des Affaires étrangères et des compagnies aériennes Brussels Airlines, Air Fran-


ce, Lufthansa, Swiss Air, easyJet, Jet2.com, etc., qui ont complaisamment répondu à son injonction. Voici en effet ce que signalait un des participants belges à la Mission, la veille du départ… « Ce matin, j’ai reçu un coup de fil d’une employée de Brussels Airlines. Elle me signifie que mon billet pour Tel-Aviv est annulé. Que les services de sécurité de l’aéroport et de Brussels Airlines ont reçu des instructions du ministère des Affaires étrangères » ! C’est ainsi que quelque 80 personnes qui avaient réservé via Brussels Airlines, n’ont pas pu embarquer ainsi qu’une quinzaine d’autres qui voyageaient via Lufthansa et Swissair vers Israël. Nous savions déjà que le ministère des Affaires étrangères avait fortement déconseillé aux membres de la Mission de tenter de se rendre en Palestine. Mais il ne s’est apparemment pas contenté de cela, il est intervenu directement en faisant pression sur les compagnies aériennes. Sidérant ! Mais les organisateurs de la Mission soulèvent une autre question, plus interpellante encore : « les services de police belges, ont-ils aidé Israël et le Mossad à composer sa liste noire ? Comment Israël a-t-il fait le tri dans la liste des passagers ? Il est effectivement inquiétant de constater que des personnes qui se rendent pour une première fois en Palestine, qui ne se sont pas engagés pour la cause palestinienne auparavant sont également blacklistés ». Même attitude, ainsi que nous l’avons dit, pour d’autres compagnies… Voici l’e-mail reçu par un candidat-passager de la compagnie anglaise easyJet : « Nous avons le regret de vous informer que les services israéliens de l’immigration nous ont informés que votre entrée sur le ter-

ritoire israélien vous était refusée et nous ont donné comme instruction de vous refuser le transport. Nous n’avons donc d’autre choix que d’annuler votre réservation [...] ». De même pour Air France dont une responsable a déclaré : « Dans le cadre de la convention de Chicago, Air France refuse d’embarquer tout passager non admissible par Israël », en précisant bien que la liste des passagers indésirables lui avait été fournie par Israël. Ce que Air France ne veut apparemment pas savoir, c’est que les membres de la Mission n’avaient absolument pas l’intention de rester en Israël, mais Procès-verbal d’Air France délivré à Horia A. celle de se rendre en ligne droite de Ben Gourion à Beth- rection au sol : « Elle a dit non » lehem, ville située en zone A et en « Et maintenant, êtes-vous de principe dépendant directement confession israé.. euh… êtes-vous de la seule Autorité palestinien- juive ? » ne. S’ils avaient réservé des vols Réponse tout aussi négative. pour Tel-Aviv, c’est parce qu’il n’y Ensuite de quoi Horia A. fut cona pas d’aéroport en Cisjordanie trainte de débarquer ! Non sans occupée. La faute à qui ? avoir eu la présence d’esprit de Il est intéressant de relater ce se faire délivrer un procès-verbal, qui est arrivé à une jeune pas- signé de l’employée d’Air France. sagère, Horia A., qui ne se trou- Procès verbal dans lequel il est vait apparemment pas sur la lis- clairement indiqué que l’interrote noire fournie à Air France et qui gatoire a eu lieu sur demande des avait donc été admise à l’embar- autorités israéliennes ! quement. Elle était déjà installée quand, ARRESTATIONS À quelques minutes avant le décol- BEN GOURION lage, elle est abordée par une hôQuleques dizaines de membres tesse qui lui demande de venir de la Mission ont néanmoins pu avec elle. S’étant isolée avec la passer à travers les mailles du fipassagère dans un recoin de l’ap- let et sont arrivés à Ben Gourion. pareil, l’hôtesse lui pose alors une Inutile de vous dire qu’ils ont aussitôt été interpellés, interrogés et première question : « Madame, avez-vous un passe- fermement priés de retourner là d’où ils étaient venus… Longue port israélien ? » vie à la seule démocratie du ProRéponse négative L’hôtesse, dans son talkie-wal- che-Orient . ■ kie de communication avec sa di-

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lire Mémoires d’enfance TESSA PARZENCZEWSKI

« Du temps de Hitler, quand nous avions en même temps rejeté nos noms juifs et que nous nous étions libérés de la responsabilité du boulot, et que nous avons commencé à jouer à nous cacher au milieu des Allemands, j’ai commencé à écrire mes Mémoires… On avait du temps à profusion, le temps s’enroulait autour de chaque âme juive comme un serpent…»

C

’est dans sa cachette, à Bruxelles, qu’Elie Rozencwajg a rédigé en yiddish ses souvenirs du shtetl, alors

qu’au même moment ses enfants combattaient au sein de la Résistance à Bruxelles et à Paris. Moshe Rozencwajg sera fusillé à Bruxelles en 1943, Shmuel Rozencwajg mourra à Auschwitz et Eva Golgevit-Rozencwajg membre de la MOI (voir Points critiques n° 320 de novembre 2011) sera déportée mais survivra. Né en 1888, Elie Rozencwajg se remémore ses années d’enfance et nous parle d’une société fermée, repliée sur elle-même. Il évoque cette vie rythmée par les rites et les interdits et par l’étude de la Torah. C’est avec son regard d’enfant qu’il nous transmet ses peurs d’alors. Peur du père omnipuissant, peur du maître au kheyder, cette école élémentaire que fréquentaient tous les enfants du shtetl. Peur de la moindre transgression, ainsi, vouloir apprendre le russe ou le polonais, tenait déjà du sacrilège. À l’adolescence, Elie poursuit ses études rabbiniques et va de ville en ville, dans les maisons d’étude, logeant chez l’habitant, chaque jour chez un autre. Il y découvre souvent l’extrême pauvreté, manger tous les jours est un vrai souci. Il y découvre aussi la mort en assistant à des funérailles qui le terroriseront longtemps. À part le plaisir des habits neufs à Pessah, rien ne semble éclairer cette vie vouée à l’étude et aux

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corvées. Elie Rozencwajg n’était pas écrivain mais c’est d’une écriture vivante et souvent teintée d’humour qu’il nous décrit ces bourgades faméliques, qu’il épingle quelques personnages marquants ou pitoyables, qu’il décrit avec précision, tel un ethnologue de son propre peuple, tous les us et coutumes, tous les rites qui règlent chaque instant de l’existence. Sans oublier, comme en arrière-fond, la menace toujours présente des pogromistes en embuscade… Dans sa préface, Yitskhok Niborski fait remarquer que ce texte a été écrit à une époque où l’on ignorait encore l’étendue du désastre, l’anéantissement total et irrémédiable de tout un monde, et que contrairement à beaucoup de récits écrits après guerre dans une tonalité nostalgique et plus indulgente, Elie Rozencwajg ne craint pas de jeter un regard très critique, sans complaisance, sur sa jeunesse brimée, étouffée par une éducation rigide, complètement verrouillée. Elie Rozencwajg a été le directeur de l’École complémentaire yiddish auprès de Solidarité Juive. ■ Écris, papa, écris Elie Rozencwajg Traduit du yiddish par Batia Baum Les Éditions de la Presse Nouvelle 228 p., 25 EUROS


Georges Perec. Le manuscrit refusé TESSA PARZENCZEWSKI

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n 1957, à l’âge de 20 ans, Georges Perec commence la rédaction d’un roman, il le remaniera à plusieurs reprises, jusqu’en 1960. Il l’enverra à Gallimard et au Seuil. Le roman sera refusé. Perec devra attendre 1965 pour se voir enfin publié, et ce sera Les Choses, sorte de roman - constat d’une société de consommation naissante, l’œuvre obtiendra le prix Renaudot. À partir de ce moment-là, les romans se succèdent, de plus en plus inventifs et étonnants, avec, en point culminant, La Vie mode d’emploi, extraordinaire enchevêtrement de récits, exploitant tous les registres, sorte de roman total aux richesses inépuisables, d’une virtuosité à couper le souffle et qui obtiendra le prix Médicis. Et voici que 30 ans après la mort de Perec, paraît son premier roman refusé, Le Condottière. Dans W ou le souvenir d’enfance, roman qui alterne autobiographie et évocation d’une société totalitaire, sorte de Metropolis sportive, Perec évoque ce premier ouvrage, « à peu près abouti ». Plus tard, on retrouvera Gaspard Winckler, le personnage principal du Condottière, dans La Vie mode d’emploi, sous les traits d’un artisan fabricant de puzzles. En 1957, Georges Perec nous conte l’aventure de Gaspard Winckler, faussaire. Bellini, Memlinc, Holbein, Botticelli, Chardin, Cranach…, n’ont pas de secrets pour lui. Parcourant les musées, il glane des fragments de tableaux

qu’il rassemblera plus tard comme un puzzle (déjà) pour créer une œuvre crédible. De la même façon, il « exhumera » des vestiges archéologiques à volonté, picorant dans toutes les civilisations. Virtuose du faux, Gaspard Winckler reste insatisfait. Il s’attaque alors à Antonello de Messine et tente d’exécuter un portrait de Condottière qui pourrait rivaliser avec celui du Louvre. Appliquant toutes les ficelles du métier, exploitant avec acharnement les techniques acquises, Gaspard Winckler traque en vain l’art et ne crée qu’une œuvre vide. Car toutes les techniques du monde ne font pas œuvre d’art. Et c’est la déroute. Quelque chose vacille chez le faussaire et sur une impulsion, il tue son commanditaire. Le roman commence par le meurtre. Puis le fil se déroule. Des personnages apparaissent, imprécis, quelques prénoms… Nous faisons un tour dans les musées, en Italie, en Flandre, et petit à petit le malaise s’installe. Le malaise du faussaire. « Mais je voulais dans la vie, n’importe quel jour, n’importe quelle nuit, pouvoir arracher mon masque et être autre chose qu’un faussaire… Ca collait à ma peau, ça me suivait partout… Qui êtes-vous ? Je suis personne, je suis n’importe qui… …… J’avais voulu m’effacer, me faire disparaître… J’avais voulu être tout le monde pour finalement n’être personne, » Un phrasé souvent répéti-

tif, à dessein, des jeux de mots, une mise à distance dans la fiction pour s’éloigner, comme souvent chez Perec, du drame initial, de cette béance tragique qui marqua son enfance, tout est déjà là, et plus qu’en devenir. Plus tard, le thème du faux réapparaîtra dans une dernière œuvre, Le Cabinet d’amateur, mais l’Oulipo est passé par-là, cet Ouvroir de Littérature Potentielle, sorte de laboratoire où Queneau, Perec, Roubaud, Calvino, entre autres, exploraient, sur le mode ludique et rigoureux, tous les possibles de l’écriture, notamment les contraintes qui peuvent faire naître une nouvelle liberté, ce qui donnera La Disparition, œuvre emblématique de Perec, écrite sans utiliser la lettre E. ■ Le Condottière Georges Perec Seuil 203 p., 17 EUROS

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lire, regarder, écouter Des femmes, rien que des femmes

épisode n°2

ANTONIO MOYANO

L

ors de la guerre du Golfe, la maternité d’un hôpital de Haïfa dut être évacuée et dans la cohue une erreur fut commise : un bébé juif atterrit dans une famille palestinienne et un bébé palestinien dans une famille juive. Catastrophe ! Non, restez assis, ne partez pas, je sais, je sais, à partir d’un tel préambule on peut s’attendre au pire, non ! Le Fils de l’Autre est un film qui fait du bien, sensible et poignant, et peu m’importe qu’il sonne comme une fable, une parabole ou un film « éducatif ». Je vous rassure tout de suite, les enfants ont grandi et se portent à merveille ; rien que pour ces deux garçons Jules Sitruk et Mehdi Dehbi et tous les autres comédiens, le film mérite le détour. Emmanuelle Devos a le mauvais rôle : c’est elle qui entreprend de dévoiler la vérité... Passons à d’autres femmes, à d’autres mères. Voyez le visage impassible, énigmatique et superbe de la Joan Crawford dans le film de Michael Curtiz Mildred Pierce qui date de 1945. Ou les malheurs d’une mère qui aime atrocement mal (dans l’excès du trop, jamais assez) l’une de ses deux filles, elle en payera la note. Mildred est une femme ambitieuse, entreprenante, travailleuse, film social sur le versant « je triompherai, je me battrai contre l’adversité » et approchons-nous d’une autre femme qui elle aussi veut le meilleur pour sa famille. Voici Elena du cinéaste russe Andrey Zvyagint-

Le fils de l’autre, un film de Lorraine Lévy

sev (répétez, vous avez mal prononcé !), il nous avait déjà offert deux autres films admirables, Le Retour (2003) et Le Bannissement (2006). Et voici Elena, jadis infirmière, aujourd’hui amante et bonne à tout faire d’un oligarque de la nouvelle Russie, riche et puissant. Elena a un fils (est-il paresseux ou malchanceux ?). C’est au moment où Elena quitte son quartier résidentiel et s’en va rendre visite à son fils dans sa lointaine banlieue (et je te prends un bus + un train + un tramway), que le cinéaste place une musique sublime, la 3ième symphonie de Philip Glass dont jusqu’alors j’ignorais l’existence et c’est le vrai début du film. Chaque mois, Elena fait une ponction sur sa pension et offre cet argent à son fils. Regardez l’affiche du film : Elena serre dans ses bras un bébé endormi, c’est son petit-fils (elle en a un autre mais celui-là…) C’est pour ce bébé, voyez-vous, pour

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qu’il puisse avoir une meilleure vie qu’Elena a fait ce qu’elle a fait. C’est ce bébé qui apparaîtra à la fin du film, endormi et solitaire sur un grand lit, et par un seul mouvement de caméra (légère vue aérienne) le cinéaste nous suggère le pressentiment du danger, non pas imminent mais pour le futur. Oui, nous sommes dans un thriller à la Dostoïevski. Elena va-t-elle souffrir le remords comme le Raskolnikov de Crime et châtiment ? La Dame de Fer, Maggie pour les intimes, était une vraie garce pour la classe ouvrière du temps de sa splendeur. Et que son look était vieux-jeu face au Sex Pistols ou à Boy George ?! Ne soyons pas bégueules et sachons apprécier un film de droite mettant au pinacle la Thatcher (oui, c’est sûr, on n’est pas chez Ken Loach) mais c’est si émouvant un humain qui perd la boule, tout le film est une succession de flash-back en ordre chronologique où tout en vidant ses


armoires (ça fait six ans que son mari est parti, elle le croit encore vivant et continue à lui parler, elle se décide enfin à tout donner aux Petits Riens…) la Thatcher se remémore toute sa carrière. Les fins de règne sont dramatiques et très photogéniques, matière shakespearienne et cinématographique par excellence. Et que dire de la magistrale Meryl Streep ? Moi je retourne voir le film rien que pour elle. Et une autre encore que j’irai revoir c’est Glenn Close dans Albert Nobbs, impeccable majordome en gants blancs qui cache son identité de femme et de lesbienne pour survivre, si on la démasque, elle perd sa place. Elle rêve d’acheter un fond de commerce et d’installer sa bien-aimée dans son boudoir et derrière le comptoir, le pauvre Albert Nobbs rêve les yeux ouverts, c’est l’histoire d’un cœur simple qui souffre d’avoir un cœur à offrir. Elle garde, du temps heureux de son enfance, un portrait de sa mère, juste assez grand pour couvrir le creux de sa main. La rencontre avec une de ses semblables est le grand moment du film. N’a-t-elle pas constitué une fortune pound après pound, penny après penny ? Tout en frôlant la noirceur (les squales et les requins sillonnent nos existences), ce film cruel et balzacien dit aussi que la bonté et l’entraide peuvent triompher. Et qui a vu La Passagère ? L’opéra de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) se passe dans un transatlantique voguant vers les USA. Moi je ne l’ai vue qu’à moitié, et le peu que j’ai vu m’a beaucoup plu, par contre une qui en devient malade de l’avoir entr’aperçue, c’est l’épouse du diplomate, Lisa, ex-surveillante SS à Auschwitz, n’a rien dit à son mari sur son passé. Et Marta la rescapée va-t-elle la reconnaître, la démasquer, la dénoncer ? Poursuivons notre quête des mè-

res. Voici une petite fille qui avait deux mères, la vraie et la bonne ; de la bonne (la bonne à tout faire) la petite fille s’en souviendra longtemps et de sa bouche abîmée, et qu’obstinément elle recherchait tout, tout ce que la fillette égarait. Et quand elle viendra à mourir, la petite, devenue adulte, n’aura pas le temps d’aller à son enterrement. Et cinq ans plus tard, l’occasion lui est donnée de réparer cet accroc par l’intermédiaire de la fille de la bonne qui invite la narratrice à venir la rejoindre au Mexique. Et au Mexique vit un peuple menacé d’extinction, les Triquis. Vous voyez Mexico ? Descendez un tout petit peu vers le sud, arrêtez-vous à Oaxaca, Etla, Copala, c’est là que nous entraîne le roman de Caroline Lamarche La Chienne de Naha1. En 1996, elle reçut le Prix Rossel pour Le Jour du chien (Minuit). Du chien à la chienne, que s’est-il passé ? L’écrivain est restée fidèle à la triangulation du pacte autobiographique, la narratrice, l’écrivain et l’héroïne principale ne sont qu’une et une seule personne : Caroline Lamarche. Ce pacte n’est pas sans risque, il fait chavirer nos certitudes. On peut évoquer les cas d’Hervé Guibert, Sophie Calle, ou de (zut, j’ai un trou ! comment s’appelle cette photographe américaine qui se déguise et se met en scène, ses œuvres ne sont que des autoportraits ?) Tous les romans de Caroline Lamarche (et chaque fois très différemment) racontent l’histoire d’une femme qui cherche à rompre des liens et à se libérer. De quoi ? D’un amour pourri ou de liens mortifères. Mais qui vit aussi la crainte, parfois effroyable, d’y perdre sa peau et donc de n’être plus rien. Naha est sans doute une allitération de ‘nada’ (néant) donc, chienne de rien ou de personne, chienne qui devient fem-

me pour prendre soin d’un homme, et l’homme qui la veut pour lui tout seul va lui dérober sa peau et donc l’emprisonner. Ce mythe du peuple Triqui se retrouve sous d’autres latitudes2. De tous ses romans, cette Chienne de Naha est sans doute le plus singulier, il s’en va explorer deux étranges pays, l’un et l’autre très fortement visité par les écrivains : l’enfance et le Mexique. Et tout le long du récit, nous irons à cloche-pied et va-etvient, un peu comme au jeu de la marelle, entre le passé et le présent en un flux qui n’a rien d’une valse lente. La guimauve, le gnangnan n’étant pas la tasse de thé de Caroline Lamarche, l’héroïne n’atteindra pas le ciel de la marelle, du premier coup : « Dire que les humains pourrissent, une fois morts. Je préférerais qu’on me mange, le moment venu. » (p.166) Et si Grisélidis revient au théâtre des Tanneurs, courez la voir, cinq comédiennes époustouflantes la réincarnent (oui, la dame est morte mais ses écrits restent). ‘Vandaag wou ik zwijgen en zwijgen en overal slapen’3 dit le poète Leonard Nolens, oui, moi aussi mais ce sera pour une prochaine fois, peut-être... ■ Gallimard, 2012 – 199 pages. La Femme panthère et autres contes du Bénin (ouvrage collectif dirigé par Israël Mensah, Folio/Junior n°1393). 3 Aujourd’hui j’aurai voulu me taire, me taire et dormir partout, in Acte de naissance – Orphée/La Différence, 1994. n°194 ; poèmes traduits par Danielle Losman. 1 2

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histoires L’affaire Robert de Foy (seconde partie) FRANK CAESTECKER*

Voici la seconde partie de l’itinéraire de Robert de Foy, (1893-1960) chef de la sûreté en Belgique de 1933 à 1940 et à partir de 1943 et jusqu’à la fin de la guerre, secrétaire-général du ministère de la Justice. Robert de Foy a obtenu en 1975 le titre de « Juste parmi les Nations » de Yad Vashem. Ce titre est à présent contesté. Frank Caestecker, historien de l’université de Gand, spécialiste de l’immigration, mène l’enquête.

E

n 1938, le gouvernement et son ministre (catholique) de la Justice, Joseph Pholien, sous pression du succès remporté par le parti d’extrême droite Rex en mai 1936, opta pour une politique d’asile restrictive chère à Robert de Foy. Après l’Anschluss de l’Autriche, la politique anti-juive en Allemagne nazie monta d’un cran et cela se fit sentir sur la frontière belge. Le nombre de demandes de visa monta en flèche. Le 1er août 1938, Robert de Foy donna des instructions pour que le nombre de Juifs présents sur le territoire belge n’augmente plus1. Joseph Pholien obtint en septembre 1938 du gouvernement et de son premier ministre socialiste, Paul-Henri Spaak, la permission de déporter les réfugiés juifs. Les Juifs allemands qui entrèrent en Belgique sans visa devaient être considérés comme des illégaux et expulsés. D’autres pays voisins de l’Allemagne nazie, le Danemark, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suisse, décidèrent également de rapatrier les

réfugiés illégaux vers l’Allemagne. Une rafle début octobre 1938 à Bruxelles permit d’arrêter et de déporter vers l’Allemagne 150 réfugiés juifs. Robert de Foy obtenait enfin sa « maîtrise » de l’immigration en Belgique. Cette déportation de réfugiés juifs se heurta à une forte protestation de la part de leurs avocats et de leur porte-parole Émile Vandervelde et déclencha une crise gouvernementale, en grande partie à cause d’une communication maladroite du ministre Pholien. Pour sa défense, Joseph Pholien avait en effet prétendu que les Juifs ne couraient aucun danger en Allemagne. La politique migratoire, qui jusque là était une prérogative du pouvoir exécutif et n’intéressait qu’à peine le Parlement voire l’homme de la rue, devint ainsi un sujet de société largement débattu. Grâce à la pression d’un lobby généreux au sein de l’élite politique, et l’irruption d’une répression violente contre les Juifs en Allemagne lors de la Nuit de Cristal, Joseph Pholien et Robert de Foy durent recu-

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ler d’un cran. Les réfugiés juifs qui réussissaient à entrer sur le territoire belge furent à nouveau protégés collectivement. La déportation des réfugiés était donc à présent discréditée. Robert de Foy dût renoncer à la seule arme effective qui permettait selon lui d’endiguer l’arrivée des réfugiés. Pholien et Paul-Henri Spaak, ce dernier en tant que premier ministre et ministre des affaires étrangères, se chargèrent de la protection des réfugiés juifs. Un peu contre leur gré comme en attestent les mesures qu’ils prirent pour limiter les dégâts. Malgré le grand nombre de demandes de visa venant de l’Allemagne nazie, mais aussi d’Italie, la Sécurité publique refusa de façon systématique le visa aux réfugiés potentiels. Le 28 décembre 1938, les demandes de visa introduites « par des étrangers dont la législation nationale permet la dénationalisation »(=Juifs) entre le 12 mars (l’Anschluss) et le 25 décembre 1938 furent refusées de façon collective2. En outre, de Foy


Joseph Pholien, ministre de la Justice

misa très fort sur le refoulement à la frontière des réfugiés juifs, afin d’endiguer ce qu’il nommait « l’invasion juive ». Une seconde stratégie pour limiter les dégâts consistait en une politique préventive. Au plus haut niveau diplomatique, les autorités belges mirent la pression sur les autorités allemandes pour qu’elles arrêtent la fuite des Juifs3. Sous pression des autorités belges, les garde-frontières allemands furent sommés, à partir du mois de novembre 1938, d’arrêter et d’envoyer en camp de concentration tous les Juifs dépourvus de visa belge se trouvant dans la zone frontalière allemande. Ces mesures demeurèrent cachées de la partie généreuse de l’opinion publique belge. En janvier 1939 pourtant, la politique aux frontières éclata au grand jour quand des parents Juifs allemands envoyèrent leurs enfants sans accompagnement en Belgique. Ceux-ci n’étaient pas dans l’obli-

gation d’avoir un visa, une carte d’identité allemande suffisait. Les douaniers furent sommés de rapatrier les enfants en Allemagne ce qui fit la Une des journaux. On reprocha à Pholien de ne pas s’être tenu à sa promesse de ne plus refouler les réfugiés juifs et de s’en prendre maintenant à des enfants sans défense. Pour Robert de Foy, la coupe était pleine, non seulement la déportation n’était pas permise mais en plus la presse dénonçait maintenant les refoulements de personnes, en l’occurrence d’enfants, à la frontière. La préoccupation de de Foy était la maitrise de l’immigration vers la Belgique et chaque faille dans cet édifice devait être comblée au risque de voir échapper aux autorités tout contrôle sur l’immigration. En maniant le discours catastrophiste de milliers d’enfants non-accompagnés à la frontière belge, de Foy essayait de tuer dans l’œuf toute velléité de discussion sur une politique frontalière plus humanitaire : « Il est incroyable que des gens mal informés ou peu au courant des différents aspects du problème de l’immigration puissent faire état d’un fait banal pour critiquer des mesures qu’ils seraient les premiers à faire rétablir au cas où elles viendraient à être abolies… Désire–t-on que la Belgique accueille endéans le mois 50.000 enfants israélites ? Si oui, des négociations ne sont pas indispensables : il suffirait de fermer les yeux sur les expéditions enfantines, qui ont ému les cœurs sensibles, on peut être persuadé qu’elles se développent à un rythme très accéléré ».4 La souveraineté de l’état belge

et son pouvoir exécutif de décider qui pouvait être admis à la frontière devaient selon de Foy rester en dehors de la discussion publique. Les protestations publiques n’aboutirent pas à une révision de la politique aux frontières. Les garde-frontières continuèrent de refouler les réfugiés juifs, y compris les enfants. Une exception fut faite pour les enfants en dessous de trois ans. Ceux-ci ne furent pas refoulés mais on opta à nouveau pour une politique de prévention. Les gardes allemands reçurent, sous pression des autorités diplomatiques belges, l’ordre de ne pas laisser partir les enfants juifs allemands non-accompagnés.

ROBERT DE FOY SUR LA DÉFENSIVE Les réfugiés qui avaient réussi à échapper à la vigilance des gardefrontières belges et allemands ne furent plus pourchassés et étaient en sécurité sur le territoire belge. Le nouveau ministre de la Justice Auguste De Schrijver (22.216.4.1939) était d’accord avec Robert de Foy pour arrêter l’immigration non autorisée qui montait dans l’hiver 1939 jusqu’à deux mille réfugiés juifs par mois. De Schrijver soutenait l’extradition des réfugiés juifs entrés illégalement, mais l’élite politique (et l’opinion publique) généreuse devait être rassurée. Robert de Foy organisa à cet effet une réunion confidentielle le 3 avril 1939 avec ses collègues du Luxembourg, des Pays-Bas et de la Suisse. Dans ces pays, le rapatriement des réfugiés ne s’était nullement heurté à des protestations publiques. De Foy voulait utiliser l’expérience des pays limitrophes et appliquer cette politique brutale en Belgique. De Foy ouvrit la réunion dans l’intention d’ « être éclairé au sujet de la position prise

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➜ par ces pays afin de pouvoir parer aux reproches qui ne manqueront pas de lui être adressés lorsque la Belgique appliquera les indispensables mesures de refoulement envisagées et afin de pouvoir établir que ces mesures de défense sont identiques à celles auxquelles les états voisins de l’Allemagne ont dû forcément recourir de leur côté pour se protéger contre un phenomène devenu un véritable fléau… ». L’expulsion des réfugiés n’était pas en question pour de Foy, il s’agissait uniquement de légitimer cette politique inhumaine. La chute du gouvernement mit fin au mandat d’Auguste De Schrijver. Son successeur le libéral Paul-Émile Janson n’avait pas d’affinités avec l’approche de Robert de Foy qui continuait pourtant à défendre en filigrane ses préoccupations xénophobes : « attention au danger que représentent les fortes minorités non assimilables…Une nation qui veut vivre doit se défendre… En cas de guerre le ‘nettoyage’ du pays sera difficile »5 écrit-il dans une note au ministre Janson. Dans les dossiers individuels, ses idées antisémites continuèrent de laisser des traces. Ainsi un permis de séjour fut refusé à l’homme d’affaires juif polonais et sioniste notoire David Ferman, parce que « nous avons déjà assez de sujets israélites en Belgique »6.

SEPTEMBRE 1939: LES MILITAIRES, NOUVEAUX ALLIÉS DE DE FOY En septembre 1939, avec le début de la Seconde Guerre mondiale, Robert de Foy trouva de nouveaux alliés. Les autorités militaires considéraient ces Juifs allemands comme une menace pour la nation et insistèrent pour une politique plus restrictive. Tous les

Allemands, y compris les Juifs, qui avaient pénétré sur le territoire de façon illégale devaient être considérés selon la direction de l’armée comme des espions et expulsés manu militari. Comment avaient-ils pu franchir la Siegfriedlinie si ce n’est avec l’aide des autorités allemandes ? Robert De Foy avait la ferme intention de ne pas laisser passer cette opportunité d’appliquer sa vision des choses. Il refusa toute collaboration avec les oeuvres pour réfugiés juifs « L’élite israélite de Belgique n’a pas aidé les pouvoirs publics à combattre cette immigration illégale ; au contraire, tous ses efforts ont toujours tendu à écarter les sanctions qui normalement doivent s’appliquer aux entrées clandestines…le but poursuivi par certains membres de la communauté juive en Belgique ne saurait émousser l’action des pouvoirs publics ».7 À nouveau, les responsables politiques refusèrent de considérer le problème des réfugiés juifs comme un problème d’ordre purement policier. Ils continuèrent de refuser l’expulsion des réfugiés juifs. En guise de compromis entre l’option humaniste et répressive, les réfugiés allemands furent protégés mais envoyés en camps d’internement. La Belgique fut le seul pays voisin de l’Allemagne en Europe occidentale qui continua jusqu’en 1940 d’offrir l’asile collectif aux réfugiés juifs. Cette générosité belge a persisté en dépit de l’attitude hostile du fonctionnaire responsable Robert de Foy qui n’a pu faire passer sa gestion qu’un court laps de temps en 1938. Cette gestion a eu des effets dramatiques pour les réfugiés juifs. Ce haut fonctionnaire de l’État belge ne mérite pas sa place parmi les Justes entre les Nations. Il n’a fait qu’exécuter une

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politique qui a permis de protéger des milliers de réfugiés juifs tout en faisant à chaque fois valoir sa préférence en matière d’asile.

ROBERT DE FOY ET LA BELGIQUE OCCUPÉE Durant l’occupation, les autorités militaires allemandes gérèrent le pays avec le soutien de l’administration belge. Afin de ne pas s’aliéner le soutien loyal de cette administration belge – indispensable dans la mesure où ils ne disposaient pas d’assez de fonctionnaires allemands sur place – les occupants acceptèrent dès l’été 1942 de ne pas déporter les 5000 Juifs qui possédaient la citoyenneté belge. Ces Juifs jouirent donc d’une protection quasi-légale amplifiée suite à une requête de la Reine Élisabeth adressée directement à Hitler. Lors de leur exil, les responsables politiques avaient accepté que l’administration belge soit prise en charge par les hauts fonctionnaires, les soi-disant secrétaires–généraux. Le ministère de la Justice était dirigé par Gaston Schuind. Lorsque furent introduites les mesures anti-juives avec l’aide de l’administration belge et, lorsqu’en 1942, suite aux rafles, plusieurs centaines de Juifs étrangers furent déportés, il n’y eut pas de protestations. Ce n’est qu’en avril 1943 que Gaston Schuind protesta contre la déportation d’enfants et de personnes âgées. Plusieurs centaines de Juifs belges avaient d’ailleurs été arrêtés pendant les rafles de 1942. Très peu d’entre eux avaient été déportés et les autres restèrent emprisonnés à la Caserne Dossin d’où partaient les trains pour Auschwitz. Sous pression de la Reine Élisabeth la plupart de ces citoyens belges furent libérés en juin 1943. En juillet 1943, Himmler pressa l’ad-


ministration militaire de déporter les Juifs belges. Afin de remplir un train de déportation qui aurait dû quitter la Belgique pour Auschwitz le 20 août 1943, les SS avec leurs acolytes d’extrême droite recrutés en dernière minute, réussirent à arrêter en septembre 1943 un bon nombre de Juifs belges. Ceux-ci, piégés par leur « protection légale », furent fauchés à leur domicile officiel en une nuit, celle du 3 au 4 septembre 1943. Ces arrestations furent très violentes comme en attestent les neuf Juifs tués durant le transport d’Anvers à Malines. Le 6 septembre, Léon Platteau, directeur du ministère de la Justice et chef de cabinet de Gaston Schuind protesta énergiquement auprès des autorités militaires au nom du ministre contre l’arrestation des Juifs belges. Transmettant la protestation orale de Schuind, il menaça même de ne plus mettre l’administration belge au service des autorités allemandes. Le 17 septembre, Schuind informa ses collègues au comité des secrétaires-généraux que les autorités militaires étaient d’accord de ne plus arrêter de Juifs belges. Il semblerait que l’autorité militaire ait respecté cette promesse en 1943 et 1944. Le président de ce comité de secrétaires-généraux, Oscar Plisnier, avait lui aussi protesté le 17 septembre contre l’arrestation des Juifs belges. Le même jour, Gaston Schuind fut remplacé par Robert de Foy. Schuind était déjà fort critiqué par les Allemands pour son incapacité à arrêter « les terroristes et les bandits » et ses protestations énergiques contre les arrestations violentes de Juifs belges a précipité son départ. Robert de Foy, en tant que plus ancien directeur du ministère de la Justice, était tout désigné pour succéder à Gaston Schuind et les Allemands approuvèrent ce choix logique. Quoiqu’il en soit,

le train emportant 794 Juifs belges, en grande partie arrêtés début septembre, partit pour Auschwitz le 20 septembre. Le 1er octobre 1943, Robert de Foy fut chargé par le comité des secrétaires-généraux d’adresser une lettre de protestation aux autorités militaires allemandes. Sa lettre fut, selon Maxime Steinberg, une protestation extrêmement discrète, seulement dirigée contre les incidents à Anvers et ne mentionnant qu’à peine la déportation des Juifs belges. Toujours selon Maxime Steinberg8, c’est la protestation de Schuind qui a permis à l’administration militaire de reprendre en mains la politique de déportation des SS et de sauver la plupart des Juifs belges de la déportation en mettant en balance la collaboration de l’administration belge. Cette hypothèse est confirmée par le travail de l’historienne allemande Insa Meinen9. Il n’y a guère de preuves que Robert de Foy soit intervenu pour sauver des Juifs après le 5 octobre 1943. En décembre 1943, de Foy, avec l’accord des autres secrétaires-généraux, a proposé de rassembler dans un camp d’internement tous les Juifs belges arrêtés afin de leur épargner la déportation. Robert de Foy faisait, de cette manière, preuve de bien plus de pragmatisme que son prédécesseur Gaston Schuind qui refusa d’arrêter les Juifs belges. La proposition de de Foy s’alignait sur la stratégie des autorités d’occupation mais elle ne fut pourtant pas appliquée. Des enfants et des personnes âgées juifs furent néanmoins placés dans des homes à partir de 1943. Cette politique « humanitaire » des nazis avait pour but de garder ces Juifs belges sous contrôle allemand et de calmer les autorités belges. Il était prévu que ces Juifs soient déportés pendant l’été 1944 lors du dernier convoi

pour Auschwitz mais l’avance des alliés vint pertuber ce plan. Aucune source ne fournit d’autre intervention de de Foy en faveur des Juifs10. S’il l’a fait, cela n’a pas, en tous les cas, mis en danger sa position de secrétaire-général de la Justice puisqu’il est resté en fonction jusqu’à la fin de la guerre. Il apparait donc clairement que le titre honorifique qui fut attribué à Léon Platteau en 1975 fut également attribué par erreur à de Foy alors qu’il revenait plutôt à son prédécesseur. ■ Traduction : Anne Grauwels * Historien, Université de Gand, auteur entre autres de Refugees from Nazi-Germany and the liberal European states, 1933-1939, Berghan, Oxford, 2011

Archives de l’État Bruxelles, Ministère de la Justice, Police des étrangers (suite MJ) 37C1. 2 De Foy au ministre Pholien, 28.12.1938. ARA, MJi, A307.878 et A923.938. À partir du 18.3.1938, les demandes d’asile d’Autrichiens devaient être assorties de cette précision si le demandeur « paraît être israélite » ARA, MJ, 378. 3 Archive German Ministery of Foreign Affairs, Political departement, Akten bertr.Judenfragen (7.1938-2.1939) report 27.10.1938 4 Note interne R. de Foy, 9.1.1939 (AMJ, 293). 5 Note pour Monsieur le Ministre, 8 en 9.5.1939 (AMJ, 37C1). 6 State Archives Brussels, Archive alien police, individual file, MJi David Ferdman. 7 Note de Foy, 16.10.1939. MJ, dossier sans numéro 8 L’étoile et le fusil, Tome 3 La traque des Juifs, Vie Ouvrière, 1986, 222-226. 9 De Shoah in België, de Bezige bij, Anvers, 2011, 74-6 10 Van Doorslaer (éd.), La Belgique docile, Bruxelles, CEGES/Luc Pire 2007 ; Saerens Lieven, Vreemdelingen in een wereldstad, Tielt Lannoo, 2000. 1

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mémoires Julia Pirotte. Photographe et résistante ROLAND BAUMANN

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’Institut Historique Juif de Varsovie (ZIH) expose actuellement une rétrospective de l’oeuvre de Julia Pirotte, photographe de presse connue à l’étranger pour ses reportages sur la Libération de Marseille (1944) et le pogrom de Kielce (1946) mais jusqu’à présent oubliée dans sa terre natale, la Pologne. Fille de Baruch Diament et Sara Szejnfeld, Julia est née en 1907 ou 1908, à Konskowola, un shtetl au Nord de Lublin. Suite au décès de Sara, son père, remarié, s’établit à Varsovie et tient une petite épicerie. Jeune militante communiste, tout comme son frère aîné Majer et sa sœur cadette, Maria Mindla, Julia est condamnée à 4 ans de prison pour activités communistes illégales en 1925. Sur le point d’être arrêtée à nouveau, elle fuit la Pologne en 1934 pour rejoindre Mindla, exilée à Paris. Tombée malade lors de son passage à Bruxelles, et aidée par le Secours Rouge, elle acquiert la nationalité belge en épousant un militant syndical, Jean Pirotte. Ouvrière dans une entreprise de construction métallique à Uccle, elle participe aux grèves et manifestations ouvrières de 1936. Chômeuse, elle se forme au photojournalisme sur les conseils de Suzanne Spaak qui lui offre un Leica. Julia restera toujours très attachée à son premier appareil photo. Belle-soeur de Paul-Henri Spaak et membre de l’Orchestre

Rouge, arrêtée et exécutée par les allemands, Suzanne Spaak a été reconnue « Juste parmi les Nations » (1985). Le Drapeau Rouge publie son reportage sur les conditions de vie des mineurs polonais dans la région de Charleroi. L’agence de presse Foto Waro, la charge d’un reportage dans les pays baltes où la surprend l’invasion de la Pologne en septembre 1939. Elle rentre en Belgique, traversant l’Allemagne et terrifiée par ce qu’elle entrevoit d’un pays totalement acquis à la fièvre nazie. Après le 10 mai 1940, elle participe à l’exode vers le Sud de la France. Le 29 mai, en route pour Marseille, pour avoir voulu prendre en photo une paysanne et sa chèvre, elle manque de se faire lyncher comme espionne. Un gendarme l’arrache à la populace et c’est ainsi qu’elle apprend la capitulation belge. Ouvrière dans une usine d’armement à Marseille, elle survit ensuite comme photographe de plage. En 1942, engagée par l’hebdomadaire Dimanche illustré, la « jeune belge » photographie les artistes de passage à Marseille, telle Edith Piaf, dont elle réalise des portraits plein d’émotion et de fragilité. Commentant ces photos, cinquante ans après, Julia précise dans une interview : J’aime photographier les gens, surtout les jeunes, les enfants. « J’aime la tristesse, que est plus photogénique que la joie ». Ses images do-

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cumentent toute une société en détresse sous le régime de Vichy : familles de mineurs à Gardanne, enfants des rues dans les quartiers du vieux port de Marseille, femmes faisant la queue devant la boucherie ou la boulangerie, femmes et enfants juifs allemands internés au camp de Bompard et sur le point d’être déportés vers Drancy et Auschwitz... Souvent les sujets regardent la caméra. Julia prend ces photos avec empathie, mais sans sentimentalisme et avec une grande sensibilité esthétique au cadrage, à la lumière.... Grâce à sa carte de presse, la « photographe belge » jouit de la liberté de mouvement indispensable à ses missions de résistante. Courrière de la MOI, l’organisation communiste de la main d’oeuvre immigrée, elle transporte de la presse clandestine, des armes, fabrique des faux papiers dans le laboratoire photo improvisé de sa cuisine. C’est à Marseille qu’elle fait, en 1942, le dernier portrait de sa soeur, résistante et courrière de la MOI. Peu après arrêtée et torturée, Mindla sera déportée, puis guillotinée à Breslau le 24 août 1944. Son frère, réfugié en URSS dès les années vingt et arrêté pendant les grandes purges, est mort du typhus au Goulag en 1943. Le 21 août 1944, Julia Pirotte participe à l’insurrection de Marseille. Ses photographies documentent la lutte des insur-


confisqués par la police politique (UB) et probablement détruits. Seules subsistent aujourd’hui 16 photos, dont la photographe est parvenue à conserver les tirages. Uniques documents visuels du massacre perpétré par les polonais contre des Juifs, survivants du génocide ou rapatriés d’Union soviétique. Mais, animée par l’espoir de « bâtir un Le pogrom de Kielce dans « Zolnierz Polski », juillet 1946. monde meilCollection R. Baumann leur » en Pogés, l’entrée des alliés et les logne stalinienne, la photografêtes de la Libération. Elle tra- phe montre les travailleurs des vaille ensuite pour plusieurs grands chantiers, les mouvements quotidiens résistants : Combat- de jeunesse... accompagne un tre, La Marseillaise, Rouge Midi. convoi de mineurs polonais qui Rentrée en Pologne en 1946, rentrent de Lille en Pologne pour elle découvre un pays en ruines. y « construire le socialisme » Au Toute sa famille a été exterminée. Congrès mondial des Intellectuels Devenue photographe du péri- pour la paix à Wroclaw (1948), odique militaire Zolnierz Pols- elle fait les portraits de Picasso, ki (Le soldat polonais), elle docu- Eluard, et bien d’autres « compamente la reconstruction du pays gnons de route » du « socialisme dévasté, la vie des enfants juifs réel ». Comme journaliste, elle en orphelinat à Otwock et Srod- voyage en Israël en 1957, visite borow. Au soir du 4 juillet 1946, les kibboutz. Elle se remarie avec Jefim Julia prend le train de nuit de Varsovie à Kielce, où la furie anti- Sokolski (1902-1974), économiste sémite fait encore rage. Ses pho- polonais, revenu en 1956 d’URSS, tos conservées montrent le lieu après 21 ans au Goulag. En 1968, du crime, les blessés à l’hôpital... la campagne antisémite orchespuis le 8 juillet, les cercueils et les trée par les autorités communistes polonaises marque la fin de ses funérailles des victimes. Zolnierz Polski publie quelques activités professionnelles. Tombée dans l’oubli en Pophotos de ce reportage, mais les négatifs des trois films qu’elle a logne, Julia Pirotte voyage souréalisé à Kielce seront ensuite vent en Belgique et en France où

son travail de photographe dans la Résistance à Marseille est exposé aux Rencontres internationales de la Photogaphie à Arles en 1980, puis en 1984, à New York, à l’International Center of Photography. En 1987, dans le court-métrage documentaire de JeanPierre Krief : Julia de Varsovie, témoignant de sa propre histoire, elle ressort le Leica III qui l’accompagnait partout lorsqu’elle était engagée dans la Résistance. J.P. Krief précise : « Je connaissais son travail photo sur la Résistance. Je l’ai rencontrée par l’intermédiaire de Janina Sochaczewska, mère de Pierre Goldman. Nous l’avons filmée à Varsovie et à Paris où elle était venue visiter Janina. C’était une femme très isolée et fort réservée, qui semblait encore fort attachée à ses idéaux communistes, se livrait peu et ne parlait pas facilement de son identité juive... » En 1994, à l’initiative du Musée de la Photographie de Charleroi, l’exposition itinérante Julia Pirotte – Une photographe dans la Résistance – lui assure une certaine notoriété en Belgique et en France. Décédée le 25 juillet 2000, la photographe repose au cimetière militaire de Powazki à Varsovie, avec Jefim Sokolski, dans un caveau marqué aussi des noms de son frère Majer et de sa soeur Mindla. L’oeuvre de Julia Pirotte semble enfin sortir de l’oubli en Pologne. Montré lors d’une exposition sur les femmes photographes polonaises organisée à Varsovie au printemps 2008, son travail est à présent l’objet de l’exposition temporaire à l’Institut Historique Juif de Varsovie (ZIH) du 16 février au 20 mai 2012, qu’accompagne la publication bilingue Julia Pirotte - Twarze i dłonie/Faces and Hands, publiée par le ZIH. ■

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réfléchir Une histoire en travers de la gorge JACQUES ARON

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a réalité nous rappelle à chaque fois que la gauche et la droite ne sont pas des notions surannées, que l’Europe des peuples, encore à construire, n’est pas l’Europe de leurs prédateurs. La crise grecque a réveillé les fantômes de l’histoire. Sans doute n’est-il pas du meilleur goût, qu’un journal qui s’intitule Dèmokratia (l’invention d’un petit peuple qui comptait dix esclaves pour un citoyen) titre en première page : Arbeit macht frei à côté d’Angela Merkel en uniforme nazi. L’histoire refoulée refait surface : l’occupation de la Grèce, l’or volé, l’absence de réparations ; des dettes de paix qui rappellent les dettes de guerre, celles notamment de la Première Guerre mondiale et leur poids dans l’irrésistible ascension du nazisme. Mémoire, mémoire… Quel peuple a tiré les leçons de sa propre histoire pour construire une maison commune européenne qui ne soit pas laissée aux bons (?) soins des banques et autres fonds monétaires ? Le président de la république fédérale allemande, ébranlé par une « affaire », a été contraint de démissionner ; par qui le remplacer ? La fonction est plus honorifique que politique et son titulaire cherche à s’imposer comme une référence éthique. Un parti de gauche avait avancé le nom de Beate Klarsfeld.

Embarras de la droite juive qui ne cesse d’accuser la gauche d’antisémitisme dès qu’elle critique Israël. Résultat : l’élection de Joachim Gauck ! L’homme de toutes les équivoques, un pasteur protestant toujours en mal de leçons de morale, devenu après la chute du Mur une « figure symbolique » de l’histoire allemande pour avoir présidé à l’épuration de la Stasi. L’un des derniers à mettre en question la Ligne Oder-Neisse, à rappeler l’injustice des Allemands déplacés à la fin de la Seconde Guerre (il est né à Rostock) et à mettre l’accent sur ses « victimes allemandes ». Ce fils de père et mère nazis dès la prise de pouvoir d’Hitler était-il vraiment le seul choix du pays ? Cet adversai-

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re du droit à l’avortement, ce spécialiste des petites phrases assassines, dénonçant la présence dans certains quartiers de trop d’immigrés et trop peu d’« Altdeutschen », de vieux Allemands de vieille souche. Même les Juifs les plus conservateurs n’ont pas lieu de se réjouir de ce président qui mettait en garde en 2006 contre l’accentuation excessive de la singularité du génocide juif commis par l’Allemagne. L’histoire revue et corrigée n’est pas l’apanage de tel ou tel pays, de tel ou tel parti ou mouvement, de tel ou tel lobby qui aspire à retarder l’heure du changement. Toutes les vieilles ficelles de la rhétorique scolastique nous valent un petit livre, vite fait mal fait, pour


est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août) L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente)

dénoncer l’« invention du peuple palestinien » après la création d’Israël, l’invention d’une ambition nationale imaginaire, de ces Palestiniens qui n’aspirent qu’à « détruire Israël et tuer tous les Juifs ». Bien sûr, quand la Grande-Bretagne signa la Déclaration Balfour en 1917 et se fit octroyer ensuite un Mandat par la SDN sur une région résultant du dépeçage de l’empire ottoman, la Palestine était majoritairement peuplée d’Arabes musulmans et chrétiens qui se considéraient légitimement comme tels. À ces Arabes, comme aux émigrés juifs qui s’y installaient, les Anglais attribuèrent la nationalité palestinienne. Le Mandat avait pour but de mener rapidement à l’indépendance, sous la tutelle d’une puissance civilisée (!), des populations jugées trop immatures pour se gouverner elles-mêmes. Seule la duplicité et l’hypocrisie de l’Occident colonialiste aux admirables vertus judéo-chrétiennes permettaient de refuser aux Arabes le régime parlementaire que la Grande-Bretagne appliquait chez elle. La question ne se posait pas de savoir s’il existait ou non un peuple « palestinien », mais de l’auto-détermination des populations qui habitaient ce territoire. Jamais aucun représentant arabe, à quelque mouvement ou tendance qu’il appartînt, n’admit l’injuste Déclara-

tion Balfour qui faisait à terme du pays un « État juif » niant aux Arabes tout droit national. Ce « péché originel » du sionisme, pour parler le langage du judéo-christianisme, n’a jamais cessé de porter des fruits amers. Les sionistes les plus lucides s’aperçurent aussitôt, à la veille du premier Congrès sioniste de l’après-guerre (1921), que la question juive européenne s’était muée au Proche-Orient en une « question arabe » et rien d’autre. Mais nos modernes affabulateurs n’en ont que faire. Ils continuent à se réclamer de cet « Occident » imaginaire, dont Israël serait le fer de lance, ce pays qui a réussi à créer un peuple israélien et persiste à se qualifier de « juif », tout en refusant à la population autochtone un statut national sous quelque nom que ce soit. Ô miracles de la Terre sainte ! Et certains Juifs diasporiques, tournant le dos à leur propre histoire, feignent d’ignorer que les semeurs de haine ont toujours commencé par accuser leurs ennemis de la cultiver. ■

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réfléchir Ni Shoah ni Holocauste JACQUES BUDE

S

hoah signifie catastrophe naturelle en hébreu. Or, une très large majorité des quelque 10 millions de Juifs d’Europe ne parlaient pas l’hébreu mais le yiddish qui, à part l’utilisation de l’alphabet hébraïque, n’a que de lointains rapports avec cette langue. Par ailleurs, une importante minorité de plusieurs centaines de milliers parlaient le judéo-espagnol dont les rapports avec l’hébreu sont plus ténus encore. Pour tous, l’hébreu était une langue à usage exclusivement religieux, comme le latin pour les catholiques. L’hébreu comme langue parlée a été créé au tournant des 19ème et 20ème siècles dans le cadre du mouvement sioniste par Eliezer Perelman, Juif lituanien qui a hébraïsé son nom en Eliezer Ben Jehouda. Cette langue n’est et n’a été utilisée que dans ce cadre. Non seulement les Juifs d’Europe ne parlaient pas l’hébreu mais seule une petite minorité d’entre eux était sioniste. Pour les millions de ces Juifs qui ont émigré, avant tout pour fuir la misère tout comme des millions d’émigrants non juifs, la Terre promise – en yiddish di goldene medine, le pays en or, l’eldorado – c’était d’abord et surtout les États-Unis puis les pays de l’ouest de l’Europe et quelques « pays neufs » qui avaient besoin de main d’œuvre puis très loin derrière la Palestine1. On peut estimer qu’un maximum de 187.000 personnes ont émigré en Palesti-

ne entre 1880, début du mouvement sioniste, et la fin 1931. Plus de 35.000 d’entre elles ne s’y fixeront pas. En effet, au cours de cette période la population juive de Palestine s’est accrue – croissance interne comprise – d’environ 150.000 personnes2. À partir de 1932, l’émigration vers la Palestine n’est plus un bon indicateur de sionisme. « De 1932 à 1939, la cinquième aliya apportera le renfort de 247.000 Juifs, soit 30.000 par an - quatre fois plus que depuis la fin du premier conflit mondial. Procédant moins d’un ‘choix sioniste’ que d’une fuite face aux menaces nazies, dans un contexte où les États-Unis et l’Europe refusent de les accueillir, cette nouvelle ‘colonisation’ est en majorité allemande et bourgeoise »3. L’émigration vers la Palestine était particulièrement favorisée par les autorités nazies. La Palestine est en effet le seul pays vers lequel ces autorités autorisaient les Juifs à transférer des capitaux. Étant donné que les membres des communautés juives dévastées et les victimes juives du génocide ne parlaient pas l’hébreu et que l’écrasante majorité d’entre eux n’étaient pas sionistes, qualifier ces évènements dans une langue qui a été créée et qui n’est parlée que dans le cadre du mouvement sioniste, signe leur appropriation injustifiée par ce mouvement et donc par le nationalisme israélien. Le fait que Shoah et Holocauste soient généralement uti-

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lisés comme synonymes éclaire ce qu’implique cette appropriation. Le terme Holocauste (du grec, brulé tout entier) qui signifie sacrifice dédié à Dieu, inscrit le génocide dans le mythe religieux selon lequel l’expiation d’un péché porte sa rédemption. Les communautés juives d’Europe auraient été dévastées, 6.000.000 d’hommes, femmes et enfants auraient été massacrés et mérité de l’être pour expier les péchés du Peuple juif. Par ce sacrifice et pour autant qu’ils renoncent désormais au péché, les Juifs pourraient s’être rachetés. Leur Dieu tout-puissant pourrait leur avoir accordé la Rédemption: son pardon et sa protection. Ce qui implique l’acceptation tant de la dévastation sociale que du massacre et signifie que le moyen d’en prévenir la récurrence est de servir fidèlement – renoncer au péché – et de s’en remettre à un dieu monstrueux qui a infligé ce châtiment inhumain. Parler d’Holocauste méprise les communautés détruites et justifie leur destruction, insulte les victimes et justifie leur massacre. La qualification d’Holocauste se réfère très rarement à cette forme explicitement religieuse du mythe de la Rédemption. Selon I. Zertal, le souvenir de la destruction des Juifs d’Europe est la principale justification idéologique, le cœur même du mythe fondateur de l’État d’Israël. Il s’agit, selon elle, d’une religion civique de la rédemption – étroitement apparentée à la forme à proprement


parler religieuse – que cet État utilise comme instrument politique. La qualification d’Holocauste s’inscrit pratiquement toujours dans cette religion civique où elle se confond avec celle de Shoah. Selon cette religion civique, la Shoah-Holocauste est l’expiation d’un exil-malédiction dont l’État d’Israël incarne la rédemption5. Dans un monde voué à la destruction des Juifs, la Shoah-Holocauste résulte nécessairement de la totale impuissance inhérente à l’exil-malédiction. La création de l’État d’Israël – par la Grâce du retour-rédemption, de la « montée en Terre d’Israël », aliya le Eretz Israel – a mis fin à cette totale impuissance. Mais l’immémorial antisémitisme meurtrier reste omniprésent et menace toujours les Juifs qu’ils soient en Israël ou ailleurs. L’armée israélienne – dite Tsahal, initiales de Armée de Défense d’Israël en hébreu – protège les Juifs qui ont cherché refuge au sein du Tout-Puissant-ÉtatProtecteur et sont prêts à le défendre. Pour ceux qui n’ont pas renoncé à l’exil-impuissance, devenu sans ambiguïté péché mortel – haine de soi suicidaire – depuis l’avènement–résurrection de l’État-Sauveur, la seule voie du Salut – le seul moyen d’échapper à une nouvelle Shoah-Holocauste expiatoire – est le « retour », la « montée » vers le Tout-PuissantÉtat-Protecteur. L’idéologie de la Shoah-Holocauste qui fonde l’Etat d’Israël et l’obédience sioniste, instrumen-

talise la destruction des communautés juives d’Europe au service du nationalisme et du militarisme israéliens. Elle justifie le « sacrifice » de communautés entières et de millions d’êtres humains par l’avènement rédempteur d’un État-Sauveur. Elle présente comme nécessaires et légitimes les actions de cet État, si criminelles qu’elles soient, notamment la destruction officielle, systématique et délibérée – le sociocide – de la société palestinienne. Elle caractérise par une veulerie suicidaire – haine et honte de soi – les Juifs d’avant la création de l’État d’Israël, ceux qui n’y vivent pas ou n’aspirent pas à y « monter ». Elle criminalise toutes les communautés non juives et leurs membres par une volonté endémique de massacrer les Juifs. Contrairement à ce que porte à croire l’utilisation des termes Shoah et Holocauste qui évoquent implicitement cette idéologie, les déportés et ceux qui les attendaient, n’aspiraient pas à un « retour » salvateur vers un mythique État juif, mais au « retour » chez eux, vers les personnes et les lieux dont ils avaient été arrachés. Ce « chez eux » n’était pas la Terre d’Israël mais « chez nous », des communautés dont des Juifs font partie et où ils sont – nous sommes – très loin d’être unanimement détestés et menacés de mort. À l’époque, quand on ne savait pas, on parlait de déportation et de déportés. Quand on a

su, on a parlé de génocide, de massacre, de morts en déportation, de survivants, de rescapés des camps, mais jamais de Shoah ni d’Holocauste. Il faut cesser d’utiliser ces termes qui glorifient le nationalisme israélien et le nettoyage ethnique qui le fonde, par respect pour les communautés juives dévastées ; pour les victimes, les survivants de cette destruction et leurs descendants; pour les Juifs d’aujourd’hui et tout autant pour les membres de toutes les autres communautés qu’il est odieux d’assimiler à des meurtriers en puissance. Je pense tout particulièrement aux membres des communautés palestiniennes systématiquement dévastées par l’expansion de l’État militariste israélien. ■

Par exemple, environ 3 millions de Juifs ont quitté l’Empire russe entre 1880 et 1914. Au cours de la même période, ils sont moins de 55.000, toutes provenances confondues, à avoir émigré en Palestine. 2 Gresh, Alain et Vidal, Dominique, Les 100 clés du Proche-Orient, Paris, Fayard, 2011, p.71. 3 Ibid. p.72. 4 Zertal, Idith, La nation et la mort, La Découverte, 2004, p 28. 5 Selon Ben Gourion, père fondateur de l’État d’Israël : « Nous, le peuple souverain d’Israël, sommes les rédempteurs du sang de six millions de Juifs.», Ibid. p 152. 1

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Yiddish ? Yiddish ! PAR WILLY ESTERSOHN

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mit a nar Avec un idiot Malka Heifetz (Kheyfets), l’auteure de ce poème, est née en Ukraine en 1893. En 1912, après son arrivée à Chicago, elle adjoindra à son nom celui de l’homme qu’elle venait d’épouser : Tussman. À partir de 1918, elle publie poèmes, nouvelles et essais dans des revues américaines et européennes de langue yiddish. Malka Heifetz Tussman verra l’ensemble de ses poèmes édités en six volumes entre 1949 et 1977 tandis qu’une partie de son oeuvre sera traduite en anglais. Elle s’éteindra en 1987.

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! widYi ? widYi TRADUCTION Culture -/Que fait un idiot avec (la) culture ?/que fait un idiot culturel ?/Avec (la) culture/il peut ravager le monde./Et, étrangement :/je ne peux pas être intelligente/avec un idiot./Avec un idiot, je suis plus idiote/que (l’)idiot./Je crains l’idiot./Et je ne sais pas comment/l’idiot s’est cramponné à moi.

REMARQUES r=n nar = idiot (un de ces mots d’origine germanique qui ont la particularité de s’adjoindre, au pluriel, un suffixe hébraïque : Myn]r=n naronim). Bvrx khorev (hébr.) = détruit, fort malade ; Nc=m Bvrx khorev makhn = détruire, ravager. end]m modne = étrange, bizarre ; étrangement, bizarrement. tcr]f forkht = crainte ; Ntcr]f forkhtn = craindre. Npelk klepn (et aussi Nbelk klebn) = coller.

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ANNE GIELCZYK

Les affres de l’écrivain

C

ertains d’entre vous se souviendront peut-être de mes « Humeurs » intitulées « Trois jours à Tel Aviv » ? J’y parlais bien sûr de mon bref séjour dans cette ville, que j’avais adorée, mais également du Prix Goncourt Trois jours chez ma mère de François Weyergans. Comme je l’écrivais à l’époque « N’y voyez aucun rapport de cause à effet. La juxtaposition de ces deux évènements de durée égale étant le plus pur fruit du hasard ». Je n’arrivais pas à écrire ma chronique et j’étais fascinée par ce François Weyergans qui racontait pendant 300 pages l’histoire d’un écrivain qui n’arrivait pas à terminer son livre (et accessoirement à rendre visite à sa vieille mère). C’était en janvier 2006. Je ne suis plus retournée à Tel Aviv depuis et, pendant toutes ces années, François Weyergans n’a plus rien publié, jusqu’à ce livre qui vient de paraître : Royal Romance1. N’y voyez encore une fois aucun rapport si ce n’est que j’ai du mal à aller à Tel Aviv et lui à terminer ses livres.

F

rançois Weyergans, ce n’est pas Amélie Nothomb, il ne sort pas un livre chaque année en septembre. Depuis 1973, il a publié 12 romans, c-a-d un livre tous les trois ans et demi en

moyenne. François Weyergans c’est l’homme dont la sortie des livres est à chaque fois retardée, qui traque ses livres jusqu’à l’imprimerie. L’homme qui a réussi à arriver en retard à sa propre réception à l’Académie française en juin 2011 où ses pairs, las de l’attendre, ont commencé la cérémonie sans lui. Il a finalement déboulé en plein discours de bienvenue d’Erik Orsenna au moment où celuici prononçait : « Vous voici.Vous voici enfin ! Élu le 26 mars 2009, reçu aujourd’hui, 27 mois plus tard. Nous avons failli attendre ». Car l’attente ne datait pas de ce jour ! La réception avait été postposée à de multiples reprises sous des prétextes divers, si l’on en croit Orsenna qui vend la mêche. C’est la faute au choix du tailleur « qui le torturait trop », à la période de l’année « redoutable (…) pour les allergies », à une « mauvaise configuration des astres ». Mais en fait, on l'aura deviné, c’était surtout la faute à la rédaction de son discours, « dont la seule idée (le) plongeait dans les affres »2. La sortie de ce dernier livre était d’abord annoncée sous le titre de Mémoire pleine, il est sorti en mars sous le titre de Royal Romance. Il aurait pu s’intituler Coucheries, car, dans Trois jours chez ma mère, l’auteurprotagoniste Weyergraf sort une héroine de son livre pour

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la déplacer dans un livre qui n’est pas encore écrit mais qui a déjà un titre Coucheries. Alors mémoire pleine, coucheries ou romance ? Royal Romance, c’est le nom d’un cocktail « moitié gin, un quart Grand Marnier, un quart fruit de la passion et un soupçon de grenadine ». Pour le roman je dirais : moitié mémoire, un quart coucheries, un quart romance avec un soupçon de drame. Le roman commence par une citation en exergue « J’ai toujours été maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas seulement au lit ». La phrase est de lui et faisait déjà l’ouverture de son premier livre Le Pitre3. Erik Orsenna la trouve irrésistible « Qui, lisant cette phrase, ne souhaiterait devenir l’ami de l’homme assez téméraire, et assez lucide, pour l’avoir écrite ? » Personnellement, je trouve qu’il ne s’en tire pas trop mal pour un homme qui est maladroit avec les femmes, je veux dire pas seulement au lit. Notre héros, Daniel Flamm, un écrivain ceci dit en passant, marié, deux filles, succombe régulièrement à la tentation « de ce que la psychiatrie américaine appelle le seductive flirting ». Il y a d'abord Justine à Montréal, la protagoniste du livre, la femme qui raffole de Royal Romance, le cocktail, et dont « l’auteur fut personnellement


amoureux ». Ce qui ne l’empêche pas de séduire Domenika la journaliste berliniose dont il nous dit « je pourrais vivre avec elle » mais à qui il se contente de téléphoner « deux à trois fois dans les années qui suivirent » leur nuit à Berlin. Ou Pauline qui lui « embrassa chaque doigt de pied (…) ce fut très érotique » ou encore Christine « qui voulut quitter son mari » , Louise qui ne savait pas encore si elle ferait l’amour avec son mari en pensant à lui ou si elle prétexterait une migraine … et surtout Florence, une femme qu’il passera son temps à attendre et pour laquelle il ira jusqu’à éviter Justine. Sans parler de sa femme Astrid, pour qui ce cera « la femme de trop ». Florence lui envoie des sms jta (pour je t'aime) et jte (pour je t'embrasse) et l'appelle rarement aux « heures nobles » « des heures où on ne profite pas d’un trou dans son emploi du temps ». Les sms c'est aussi ce qui le relie à Justine à Montréal. Il s’interroge : « sans les sms notre relation aurait-elle duré ? » Justine dont la fin tragique (annoncée en début de livre, je ne dévoile rien) ravivra le sentiment amoureux (mêlé de culpabilité) a posteriori et le plongera dans une dépression profonde dont il ne se sortira que par l’écriture de leur histoire : « une histoire (…) dont il faut que je me délivre ». C’est la moitié « mémoire » du cocktail.

L

e livre contient de nombreuses digressions, une marque de l'auteur, « un maître de la digression, un géant du coq à l’âne » toujours selon Orsenna. Sur des sujets aussi divers que variés : le papier, le sel, les bouilloires électriques

(où l’on apprend qu’il existe des bouilloires dont on peut régler la température de l’eau « ce qui est indispensables pour les thés verts qui ont besoin d’une eau à 60 ou 70 degrés »), les quatuors de Webern (« une musique si compressée qu’au bout de quelques minutes on perd toute notion du temps, ce qui n’arrive pas avec les symphonies de Beethoven pour qui une heure c’est une heure »), le lard de Colonatta (« qui reste enfermé des mois dans le marbre blanc de Carrare frotté de sauge, d’ail et de romarin ») et... le massacre de Polytechnique à Montréal en décembre 1989, un événement qui résonne fort aujourd’hui après les tueries d’un Breivik ou d’un Merah. Je connaissais l’histoire de ce jeune homme qui tua 14 jeunes filles à l’École Polytechnique en criant « je hais les féministes ». François Weyergans cite leurs noms (et pas celui du tueur), gravés sur une plaque de l’école et m’apprend une chose que je ne soupçonnais même pas, que plusieurs proches des victimes se suicidèrent dans les années qui suivirent.

S

ur tous ces sujets, il a fait des recherches approfondies « je tiens à devenir spécialiste de tout ce qui m’intéresse » écrit-il à propos des bouilloires électriques. Une façon d’éviter la confrontation à la page blanche ? « J’avais des cahiers et des carnets remplis de notes, des chemises à rabat dont les élastiques maintenaient tant bien que mal toute une documentation très pointue (...) mais je n’avais pas dix pages que je puisse confier à un imprimeur » confie Daniel Flamm à sa sœur, Myriam qui lui « pose toujours

des questions gênantes sur (ses) livres ». Est-ce qu’on demande à un auteur combien de pages il a écrites ? Il écrit. Point. Dans l’urgence et la patience nous dit cet autre écrivain Jean-Philippe Toussaint4. « Kafka, tous les soirs se mettait à sa table de travail. (...) Jour après jour il note dans son Journal «Aujourd’hui rien écrit » ».

N

ous sommes le samedi 14 avril, il est cinq heures du matin. Toute la journée j’ai tourné en rond, pour ne pas affronter la page blanche, j’ai relu le livre de Weyergans, potassé celui de Toussaint, cherché et pas trouvé Trois jours chez ma mère dans ma bibliothèque, googlé l’Académie française, Erik Orsenna, lu mes journaux, fait à manger, regardé un film à la télé que j’avais déjà vu (Aanrijding in Moscou, excellent film flamand que je vous recommande), bu des litres de tisane « Zen zen », une découverte de ces dernières vacances. Ce soir vers 11 heures, je me suis finalement résolue à écrire, pour qu’il y ait au moins quelque chose à mon réveil demain matin. Car demain il y a urgence et la patience du secrétaire de rédaction a des limites. ■ 1 François Weyergans, Royal Romance, Julliard, 2012. 2 Réponse M. Érik Orsenna au discours de M. François Weyergans le jeudi 16 juin 2011 http://www.academie-francaise. fr/immortels/discours_reponses/orsenna. html. 3 Gallimard, 1973, page 9. 4 L’urgence et la patience, Éditions de minuit, 2012.

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activités vendredi 4 mai à 20h15 DANS LE CADRE DU PARCOURS D’ARTISTES Deux films de Violaine de Villers consacrés à Marianne Berenhaut Poupées-poubelles La réalisatrice Violaine de Villers nous donne à voir, réunies dans une église, les Poupéespoubelles de Marianne Berenhaut. Une femme sculpteur parle des femmes. Hors de tout esthétisme. Féminisme brut, d’avant le discours. Corps déjetés, vêtements, objets, ustensiles, échoués de la mémoire, pour dire le quotidien et l’histoire, l’intime et le travail, la maternité et la guerre, le ménage et le sexe. Corps sans visage. Le visage infigurable, simplement absent. Qui cependant crie. Manifeste.

Les familles de Marianne Berenhaut Dans Les Familles de Marianne Berenhaut, des œuvres nous passons à l’artiste dont Violaine de Villers nous propose un portrait. Un portrait qui tente de traduire en images et en sons, la logique créative de Marianne Berenhaut. Deux fils rouges s’entrelacent et se font écho, l’histoire/les histoires dites par l’artiste et les œuvres de celle-ci. Si Violaine de Villers fait alterner la rencontre avec l’artiste chez elle et les images des sculptures, c’est que dans la création de Marianne Berenhaut, la vie a partie liée avec l’œuvre. .D’ailleurs, point de hasard, tout est filmé dans la « domus » de l’artiste, la maison-atelier-entrepôt où elle vit, travaille, archive cet opus constitué de « maisons-sculptures », de « vies privées » et de « familles ». PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

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vendredi 25 mai à 20h15 Comment combattre l’antisémitisme en Belgique aujourd’hui ? Conférence-débat avec

Édouard Delruelle, directeur-adjoint du Centre pour l’égalite des chances et la lutte contre le racisme La communauté juive s’inquiète de plus en plus de la recrudescence de l’antisémitisme en Europe et en Belgique. Elle manifeste un scepticisme croissant à l’égard des outils juridiques et institutionnels existants de lutte contre le racisme, et parfois même un rejet pur et simple de ces outils. Le Centre pour l’égalité des chances a été pris dans la tourmente l’automne dernier. Comment expliquer cette double rupture de confiance ? Au-delà des questions de conjoncture, il s’agira de s’interroger sur les dispositifs de lutte contre l’antisémitisme aujourd’hui, sur le plan juridique (l’arsenal légal est-il suffisant ? Peut-on faire avancer la jurisprudence ?) sur le plan politique (que peuvent les autorités publiques ? Quid de la montée du populisme et du ou des communautarismes(s) ?) comme sur le plan sociétal (peut-on parler de « nouvelles » formes d’antisémitisme, et si oui, comment les contrer ?). Édouard Delruelle est professeur de philosophie politique à l’Université de Liège. Il a consacré sa thèse de doctorat à la question juive chez H. Arendt. Depuis 2007, il est directeur-adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Il a également été Rapporteur de la Commission du dialogue interculturel (2005) et membre du Comité de pilotage des Assises de l’interculturalité (2010). PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

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activités samedi 2 juin à 10h30 Visite guidée du Musée Eugeen Van Mieghem à Anvers Ernest Van Dijckkaai 9, Anvers (à deux minutes de l’hôtel de ville et à 5 minutes de la Grenplaats) www.vanmieghemmuseum.com Sous la conduite de son conservateur, M. Erwin Joos, auteur de nombreux ouvrages sur le peintre. Eugène Van Mieghem (1875-1930), issu de milieu modeste, ayant lui-même connu la misère, élève de l’Académie d’Anvers, où il prit connaissance des œuvres de Van Gogh, Seurat, Toulouse-Lautrec, etc., devint le peintre du port et de ses travailleurs. Son père tenait café près de l’embarcadère des émigrés partant pour l’Amérique sur les navires de la Red Star Line. Il laissa ainsi de nombreux

témoignages sur l’émigration des Juifs de l’Est de l’Europe qui empruntèrent ce chemin. Les collections du musée occupent la maison d’un ancien échevin de la ville, au remarquable décor art nouveau, auquel nous aurons également accès. La visite dure environ 2h. Promenade libre dans le port après la visite. À proximité du nouveau MAS (Museum aan de Schelde) et du futur musée de la Red Star Line.

PAF: 10 EUROS maximum, selon le nombre de participants Inscription auprès du secrétariat de l’UPJB 02.537.82.45 – upjb2@skynet.be

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vendredi 1er juin à 20h15 Les conclusions de la Troisième Session du Tribunal Russell sur la Palestine (Le Cap, 5-7 nov. 2011) et le sociocide

Conférence-débat avec

Marianne Blume professeure pendant 10 ans à l’Université Al Azhar de Gaza Comment appeler une politique dont le but est d’éliminer une société dans son identité et son existence organisée ? Lors de la session du Tribunal Russel à Cape Town, Marianne Blume a, en qualité de témoin, plaidé pour que les juges prennent en compte la cohérence et l’intentionnalité de la politique israélienne. L’ensemble des mesures vise à la destruction de la société palestinienne. Le droit international devrait-il introduire un nouveau concept : le sociocide ? PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

vendredi 8 juin à 20h15 Le financement public du culte israélite Conférence-débat avec

Caroline Sägesser, w collaboratrice scientifique au CIERL-ULB En 1831, le nouvel État belge se dote d’une Constitution très libérale, qui établit l’indépendance de l’Église et de l’État. Cependant, il maintient le financement public, et l’étend au culte israélite. Celui-ci restera, jusqu’à la reconnaissance de l’islam en 1974, le seul culte non chrétien soutenu par les pouvoirs publics. Comment un système conçu pour l’Église catholique lui a-t-il été appliqué ? Quelle a été l’attitude des pouvoirs publics, dans une Belgique alors catholique à près de 99 % ? Le traitement a-t-il été vraiment égalitaire ? Quelle est la situation aujourd’hui ? Voici quelques-unes des questions auxquelles cette conférence se propose de répondre.

La Grande Synagogue de Bruxelles

PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

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agenda UPJB Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

vendredi 4 mai à 20h15

Dans le cadre du Parcours d’Artistes. Deux films de Violaine de Villers consacrés à Marianne Berenhaut : Poupée-poubelles et Les Familles de Marianne Berenhaut (voir page 24)

vendredi 25 mai à 20h15

Comment combattre l’antisémitisme en Belgique aujourd’hui ? Conférence-débat avec Édouard douard Delruelle, Delruelle directeur-adjoint du Centre pour l’égalite des chances et la lutte contre le racisme racism (voir page 25)

vendredi 1er juin à 20h15

Les conclusions de la Troisième Session du Tribunal Russell sur la Palestine et le sociocide. sociocide Conférence-débat avec Marianne Blume, professeure pendant 10 ans à l’Université Al Azhar de Gaza (voir page 27)

samedi 2 juin à 10h30

Visite guidée du Musée Eugeen Van Mieghem à Anvers

(voir page 26)

vendredi 8 juin à 20h15

Le financement public du culte israélite. Conférence-débat avec Caroline Sägesser, colla boratrice scientifique au CIERL-ULB (voir page 27)

club Sholem Aleichem Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

jeudi 3 mai

Frida, film retraçant la vie et l’oeuvre de Frida Kahlo, artiste peintre mexicaine (19071954), présenté par Maroussia Buhbinder

jeudi 10 mai

« Le nouveau paysage de la politique russe » par Jean-Marie Chauvier, journaliste, collaborateur au Monde Diplomatique

jeudi 17 mai Congé

jeudi 24 mai

« La presse belge et Les Races de Ferdinand Bruckner . La réception de la pièce de théâtre à Bruxelles en 1934 : un malentendu ... » par Cécile Vanderpelen, professeure d’histoire à l’ULB

jeudi 31 mai

« Mon parcours en tant que fille d’une républicaine espagnole, réfugiée en Belgique en 1937 » par Lolita Abramowicz, professeure retraitée et militante

Prix : 2 EURO

Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be


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