n°316 - Points Critiques - mai 2011

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mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique mai 2011 • numéro 316

hommage Juliano Mer-Khamis est mort assassiné

Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - mensuel (sauf juillet et août)

NOÉMIE SCHONKER

Nous sommes ici pour armer nos jeunes de connaissance, de valeurs et de respect pour leur histoire, leur religion et leurs familles. Juliano Mer-Khamis avril 2009

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

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sommaire hommage – Juliano Mer-Khamis

1 Juliano Mer-Khamis est mort assassiné .............................. Noémie Schonker 4 Victime de l’intolérance assassine ......................................... Henri Wajnblum 6 Mer-Khamis et le mouvement binational de résistance (trad.) ...Amira Hass

israël-palestine

8 Goldstone vs Goldstone ........................................................... Henri Wajnblum

lire

10 Une pierre dans le jardin des Jardin ........................................... Jacques Aron 13 Les tribulations d’un poète yiddish ................................Tessa Parzenczewski

regarder

14 John Garfield et la chasse aux sorcières ............................. Roland Baumann

philosopher

16 Je n’ai pas rencontré Derrida à l’UPJB ............................Alexandre Wajnberg

traduire 18 La vie heurtée de Klara Blum ....................................................... Jacques Aron

yiddish ? yiddish !

! widYi ? widYi

20 di mizinke oysgegebn – La cadette se marie. ........................Willy Estersohn

mémoires 22 Retour à Presles en 2011 ................................................................... Jo Szyster 24

activités vie de l’upjb

26 Commémoration de l’insurrection du Ghetto de Varsovie................................

upjb jeunes

30 Entre fête légendaire et histoire contemporaine ............... Noémie Schonker

écouter

32 J’aime Sardou ................................................................................................. Noé

tribune

34 Le paradoxe d’Hema : exclure pour mieux intégrer ? ......................... Tayush 36

les agendas

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hommage ➜

L

e fils d’Arna Mer et de Saliba Khamis, Juliano, est mort assassiné devant le Freedom Theatre de Jénine, son théâtre, ce lundi 4 avril. Beaucoup d’encre à déjà coulé depuis. J’entends ici n’ajouter qu’un modeste témoignage aux nombreux textes d’amis, de journalistes, d’artistes, de militants, souvent beaux et sensibles, publiés ces derniers jours sur internet. Un des groupes du mouvement de jeunes de l’UPJB portant le nom de la mère de Juliano depuis une quinzaine d’années, je savais qu’Arna était une femme juive israélienne, mariée à un Palestinien, et qu’elle avait décidé de vivre en Palestine. Je savais qu’elle avait milité pour les droits de l’Homme et en particulier ceux des Palestiniens et qu’elle avait créé des centres culturels afin d’aider les enfants du camp de Jénine à surmonter leurs traumatismes et leurs frustrations par la créativité et l’expression artistique. Je savais qu’avec l’argent du « Prix Nobel Alternatif » qu’on lui attribua en 1993, elle fonda, au centre du camp de réfugiés de Jénine, un théâtre qui fut détruit, à l’instar d’un grand nombre d’immeubles du camp, lors de l’opération « Rempart » lancée par Israël en 2002. Je fis la connaissance de Juliano Mer en 2006, dans le cadre de sa tournée internationale de récolte de fonds pour la construction d’un nouveau théâtre, le « Freedom Theatre », campagne à laquelle l’UPJB avait estimé devoir apporter sa contribution en organisant les « Six heures pour le Freedom Theatre », à l’ULB. Son film, Les enfants d’Arna, projeté

pour l’occasion, constituait à lui seul le plaidoyer de Juliano. Véritable hommage à l’infatigable travail militant de sa mère, écho de vies dévastées, le document et la tragédie qu’il nous livre, impose à la sagesse l’urgence de prolonger l’entreprise d’Arna. Juliano Mer-Khamis, qui a travaillé aux côtés de sa mère, qui a connu et aimé ces « enfants d’Arna » devenus combattants ou kamikazes, n’entendait pas les guérir ou leur proposer une alternative à la lutte armée : « Des années de destruction et d’oppression ont laissé nos enfants sans aucune activité culturelle élémentaire et sans aucune possibilité d’expression artistique... ». « ... Je ne suis pas le bon Juif qui aide les Arabes, je ne suis pas le Palestinien philanthrope qui nourrit les pauvres. Je ne suis pas guérisseur ou bon chrétien. Nous sommes des combattants pour la liberté ! » L’objectif du Freedom Theater – créé en 2006, en collaboration avec Zakaria Zubeidi, ancien élève et ancien combattant d’Al Aqsa, Jonatan Stanczak, militant israélo-suédois, et Dror Feiler, artiste israélo-suédois, membre fondateur du JEPJ – est donc de présenter un modèle d’excellence artistique en Palestine et de s’appuyer sur un processus de créativité comme moyen de changement social. Je n’ai plus revu Juliano depuis cette journée d’hiver 2006 où nous avons partagé un repas chez Larissa afin que je lui donne les fresques réalisées par le groupe des « Arna » lors des « Six heures pour le Freedom Theatre » organisées par l’UPJB. C’est lui qui avait tenu à ramener les toiles à Jénine afin de les exposer au théâtre, posant ainsi la première passerelle entre les jeunes de Bruxelles et le Freedom Theatre. En 2007, je me suis rendue à Jénine où, quelques mois à

peine après sa réouverture, le Freedom Theatre était devenu un lieu de vie pour les jeunes. Le groupe des « Arna » m’avait confié une lettre filmée adressée aux jeunes acteurs qui furent profondément touchés qu’un groupe d’adolescents, Juifs de surcroît, d’un petit coin d’Europe, leur expriment leur sympathie et leur solidarité. Conscients que le théâtre bénéficiait d’un soutien international, c’était la première fois que l’on s’adressait directement à eux. Comme souhaité par ses fondateurs, le théâtre leur permettait de sortir de « l’isolement culturel qui limite l’accès plus large à la communauté palestinienne et au reste du monde en général ». J’ai d’abord rencontré le groupe des filles, filles et garçons ne pouvant pas se retrouver dans la même pièce, puis celui des garçons. Après la projection, après les cris de joie, les chants, les danses, elles sautent sur ma caméra devenue support d’une correspondance inespérée. Elles se présentent et parlent du théâtre comme étant le seul lieu où peuvent s’exprimer leurs angoisses, l’endroit où occuper les temps « libres ». Elles ont enfin l’impression de construire leur avenir et de reprendre leur vie en mains. Elles sont en lutte contre l’occupation et le poids de la famille, de la tradition. Elles expliquent que l’impact psychologique de l’occupation sur leurs parents ne permet plus de rester chez soi sans devenir fou. Elles ont à nouveau des rêves, elle veulent devenir actrices, enseigner l’art aux enfants du camp, voyager. Les garçons, que le conflit éloigne de l’école, ne parlent pas anglais mais ils jouent. Ils improvisent une pantomime qui les présentera aux jeunes de Bruxelles. La scène représente un checkpoint. Des jeunes se font tuer… Un soldat aussi… Ils ont soif de

se faire entendre. Ils expliquent la place que le théâtre a pris dans leur vie et affirment haut et fort qu’ils sont en résistance ! Je leur explique qui nous sommes, une organisation juive progressiste de Belgique. Je souris face au blanc que le mot « juif » provoque mais l’un d’eux l’interrompt avec une phrase qui ressemble étrangement à celle que je lirai plus tard dans une déclaration de Juliano : « You’re as jewish as you’re here, in Jenin, next to us ». Je parle de notre engagement politique et ils ont peine à croire qu’en Europe on puisse descendre dans les rues pour exprimer notre mécontentement à ceux qui nous gouvernent sans se faire arrêter, torturer, abattre... Comme voulu par ses fondateurs, le Freedom Theatre était devenu cet espace « dans lequel garçons et filles peuvent, en toute égalité et sécurité, s’exprimer, oser expérimenter, prendre des risques, imaginer d’autres réalités et remettre en question les barrières sociales et culturelles existantes ». Juliano Mer-Khamis incarnait cet enthousiasme que j’ai rencontré chez ces jeunes, leur désir de vivre, leur soif de connaissance et d’ouverture. J’ai eu le privilège de rencontrer cet homme charmant et charismatique, Juif et Palestinien, qui a déployé toutes ses forces dans le combat contre l’occupation, pour la liberté et l’émancipation culturelle du peuple palestinien, ainsi que la nouvelle génération de comédiens qu’il a formée et qui avait trouvé dans le théâtre la plus belle des armes. Puisse le Freedom Theatre, en sa mémoire et pour l’avenir des jeunes du camp, trouver une relève digne de son courage, de sa détermination et de son dévouement. So long Juliano ! Longue vie au Freedom Theatre ! ■

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hommage Victime de l’intolérance assassine, Juliano Mer-Khamis est mort HENRI WAJNBLUM

D

ans le numéro de décembre 1995 de ce qui s’appelait encore Entre points critiques, notre éditorial s’intitulait : Victime de l’intolérance assassine, Yitzhak Rabin est mort. Yitzhak Rabin venait en effet d’être assassiné par le bras armé, Yigal Amir, de l’idéologie nationale fasciste véhiculée par la droite et l’extrême droite israéliennes, ainsi que par une partie non négligeable du rabbinat. Ce qui nous avait fait le plus douloureusement ressentir l’assassinat du premier ministre israélien – nous qui avions rarement été tendres avec lui – c’est qu’il avait eu lieu le jour même où il venait de prononcer la profession de foi sans doute la plus vibrante et la plus sincère qu’il ait jamais prononcée en faveur de la paix avec le peuple palestinien. Le jour même où il venait enfin de mériter le prix Nobel qui lui avait été décerné en 1994 conjointement avec Yasser Arafat et Shimon Peres. Un an plus tôt, en 1993, Arna Mer-Khamis s’était vue décerner, elle, le prix Nobel alternatif, Arna Mer-Kamis que nous avions eu le privilège d’accueillir à l’UPJB à son retour de Stockholm. Arna Mer était née en 1929 de parents juifs sionistes dans ce qui était appelé alors la Palestine. Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, elle n’avait cessé de s’investir dans le combat en faveur de l’égalité des droits pour tous ses citoyens, et, dès 1967, en faveur

Fresque réalisée par les jeunes du groupe Arna (Mer) de l’UPJB-Jeunes, à l’occasion des « Six heures pour le Freedom Theatre », et exposée à Jénine dans le cadre d’une exposition internationale : Do not forget Lebanon

des droits du peuple palestinien. Elle deviendra Mer-Khamis après avoir épousé Saliba Khamis, Palestinien citoyen israélien et secrétaire du parti communiste. En 1987, après le déclenchement de la première Intifada, Arna Mer-Khamis éprouve le besoin d’établir des centres de jeunes dans le camp de réfugiés de Jénine à l’intention des enfants traumatisés par la violence qui sévit autour d’eux. En 1988 elle fonde l’organisation « Care and Learning » (Prendre soin et apprendre) pour répondre à leurs besoins. Le premier objectif de « Care and Learning » vise les prisons où des centaines d’enfants sont détenus dans des conditions extrêmement traumatisantes. De 1988 à 1990, la plupart des écoles dans les Territoires occupés sont fermées par les autorités israéliennes. Pour suppléer au programme d’éducation à domicile mis en place par les Comités de Femmes palestiniennes, « Care and Learning » envoie tous les week-end des volontaires dans la région de Jénine, « armés de papier et de crayons, pour aider les enfants à s’exprimer par la créativité ». En 1989, Arna Mer-Khamis crée un centre d’éducation alternatif dans le camp. Dans le théâtre pour enfants qu’elle y fait construire, les enfants palestiniens peuvent exprimer leurs frustrations et leurs peurs quotidiennes. Arna Mer-Khamis est décédée en février 1995 après un long

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combat contre le cancer. On aurait pu croire que son œuvre avait été anéantie lorsque le théâtre qu’elle avait créé avait été entièrement détruit en 2002 lors de l’opération « Rempart » lancée par l’armée israélienne. C’était sans compter avec son fils Juliano Mer-Khamis. En août 2005, ses amis et ses collègues ainsi que ceux d’Arna, des dirigeants d’associations du camp de réfugiés de Jénine, et le personnel local d’un Centre de Rééducation pour enfants, ont en effet décidé de tout mettre en œuvre pour reconstruire le théâtre. Leur but était de poursuivre l’œuvre d’Arna en faveur des enfants, ces enfants qui subissent toujours aujourd’hui les traumatismes de l’occupation. Et ils y sont parvenus. Aujourd’hui, Juliano est mort, assassiné par la même idéologie nationale fasciste qui a assassiné Yitzhak Rabin. Sauf que cette fois c’est un bras armé palestinien qui a assassiné un Palestinien, un Juif palestinien. Car Juliano avait

une double identité… Il s’affirmait en effet comme étant 100% Juif et 100% Palestinien. Et à ce double titre, il était haï par les extrémistes des deux camps, les uns l’accusant d’avoir « depuis longtemps adopté le narratif palestinien », et les autres d’avoir importé dans le camp un art décadent. Juliano aurait pu se contenter de mener une carrière lucrative de comédien et de réalisateur au lieu de parcourir le monde pour récolter des fonds. Mais il ne pouvait pas laisser mourir ainsi l’œuvre de sa mère. Il ne pouvait pas ne pas s’engager. En 2009, après que le théâtre avait fait l’objet de deux incendies criminels, il déclarait : « Nous, le Théâtre de la liberté, dénonçons et rejetons toutes les accusations qui nous ont été faites dans le camp. Nous sommes ici pour responsabiliser nos enfants, les éduquer et pour construire un nouveau futur face à l’occupation israélienne . Des années de destruction et d’oppression ont laissé nos enfants sans aucune activité culturelle élémentaire et sans aucune possibilité d’expression artistique. Tout enfant au monde a le droit de visiter le Théâtre, en apprendre la langue et a la possibilité d’en utiliser les arts pour manifester et exprimer son identité et sa personnalité. Le théâtre, le cinéma, les arts en général, sont essentiels au développement de l’enfant ainsi que de notre société afin que notre nation devienne forte, libre et indépendante.

Malheureusement il y a des individus dans le camp de Jénine qui ne peuvent accepter le succès du Théâtre de la liberté ni le travail qu’il fournit auprès d’un grand nombre d’enfants et de jeunes. Ils ont le sentiment que le Théâtre de la liberté menace leurs positions de pouvoir et détourne d’eux l’attention des médias.

lienne et qui ont payé cet engagement de leur vie. Pour mener à bien son œuvre, Juliano avait reçu l’appui précieux de Zakariya Zubeidi, un des rares « enfants d’Arna » survivant, et ancien commandant des Brigades des martyrs d’al-Aqsa de Jénine. Aujourd’hui, tous ceux qui l’ont rencontré à l’occasion des « Six

Juliano et les enfants de l’école du Freedom Theatre

Ne les laissez pas détruire notre futur à tous. Le Théâtre de la liberté est l’héritage de Samira Zubeidi (Um Abed), Taha Zubiedi, Ala Elsbar, Yousef et Nidal Stetti, Ashraf Abu Alja et tant d’autres dont le martyre a pavé la route pour notre indépendance et notre liberté. » Tous ces noms cités par Juliano sont ceux d’« enfants d’Arna » qui se sont engagés dans la lutte armée contre l’occupation israé-

heures pour le Freedom Theatre » que l’UPJB avait organisées le 2 décembre 2006, se sentent orphelins de Juliano. Mais nous ne doutons pas que « son » théâtre lui survivra envers et contre ceux qui l’ont assassiné. Parce que l’idée de liberté, de justice, de dignité et de respect mutuel, idée à laquelle Juliano a consacré sa bien trop courte vie, ça ne s’assassine pas. ■

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hommage Mer-Khamis et le mouvement binational de résistance AMIRA HASS HA’ARETZ 6 AVRIL 2011 Par sa vie et son corps, Juliano Mer-Khamis a incarné la possibilité d’un mouvement de résistance binationale

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eux qui connaissaient Juliano Mer-Khamis, acteur et metteur en scène né à Nazareth et abattu lundi à Jénine, auront la tâche d’écrire sur lui ; nous autres ne pouvons qu’écrire les points marquants de sa vie. Juliano avait de la chance. Il est né Palestinien et Juif, Juif et Palestinien. Cet homme en colère vivait déchiré par des identités conflictuelles mais complémentaires. Il était l’ombre portée de la communauté binationale imaginée dans les années 50. Comme un Peter Pan qui refuse de grandir, Juliano incarnait la possibilité d’une vie partagée (ta’ayush en arabe) mais en lutte pour l’égalité. Fils d’une mère juive et d’un père palestinien, il était né à deux cultures et avait choisi de vivre dans les deux. Il n’avait rien à expliquer.

Je crois que Juliano ne se faisait pas d’illusions ; prenant des coups de tous cotés, la possibilité du ta’ayush s’amenuisait. Ta’ayush est la vision sensée, mais la chance qu’il se réalise est de plus en plus mince. Certains fantasment sur les jours de la venue du Messie pour éviter de penser aux jours précédant le prochain désastre. Juliano était le rejeton d’un fantasme de ta’ayush. Il était né d’un fantasme de ta’ayush, et sa mort est un désastre. Juliano était en colère. Sa rage était de celles que seul un Juif, né dans un milieu de gauche et animé jusqu’à la fin d’un besoin impérieux d’égalité, pouvait se permettre d’exprimer par son mode de vie. Les Palestiniens doivent maîtriser la colère, l’adoucir ; ils doivent la dompter, la réprimer, la sublimer. C’est leur seul moyen pour rester sains et saufs (sans être arrêtés, blessés ou tués) vu les conditions de violence – physique et morale – imposées par Israël. Oy, cette violence brute, qui empeste de rationalisme et de suprématie et se prétend éclairée. On la trouve dans chaque détail de la vie, à tout moment, du berceau jusqu’au tombeau. On la trouve des ordres d’expulsion, et des cartes qui vont avec, jusqu’à la meurtrière du mirador ; du mi-

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nistère de l’Intérieur expulsant les Palestiniens de Jérusalem de leur propre ville, jusqu’au blocage empêchant le retour au village galiléen de Bir’im ; des réponses racistes faites par la jeunesse juive dans les sondages d’opinion, jusqu’au drone dont le système de visée se verrouilla sur des enfants occupés à jouer sur un toit à Gaza. La violence est toujours là, des taxes municipales de Jérusalem malgré les routes défoncées et les poubelles non ramassées, jusqu’aux caméras de sécurité dans le faubourg juif/shtetl croisé de Siwan ; du vert luxuriant d’une colonie jusqu’à la citerne palestinienne détruite par un bulldozer israélien ; des autorisations accordées aux ranchs privés du Néguev jusqu’à l’inculpation de bédouins comme « infiltrés ». En bref, du « juif » jusqu’au « démocratique ». Cette violence a tant d’aspects qu’elle peut vous rendre fou. Juliano avait la chance d’être un artiste, et la folie était un de ses pinceaux. Grâce au théâtre qu’il avait fondé à Jénine, Juliano pouvait se permettre de critiquer les aspects répressifs de la société palestinienne. On peut penser qu’il faisait ça en homme de gauche, en acteur engagé par le devoir de l’artiste envers la vérité, et comme Palestinien. Espérons que le tueur sera trouvé, et nous

saurons alors si un artiste palestinien fut tué à cause de son courage à vivre d’une façon perturbant l’ordre, ou si un artiste juif fut tué parce qu’il se donnait la permission de critiquer ouvertement une société qui, pour certains, n’était pas la sienne ; ou encore si un gauchiste fut tué parce qu’il perturbait la norme. Ou peut-être les trois à la fois. Même s’il fut tué pour quelqu’autre raison, Juliano restait un artiste et un Palestinien, un gauchiste et un Juif. À présent l’espoir de la vision sensée du ta’ayush est réduite, et que nous reste-t-il ? Le chemin. C’est l’option d’un mouvement de résistance binationale, visant à démanteler la domination à la Kadhafi, à la Moubarak, à la Assad, d’un peuple sur un autre.

Certains insistent sur la vision d’un mouvement binational comme nécessité historique, comme antithèse logique à l’idéolo-

gie de séparation démographique qui est devenue la bible du processus d’Oslo. Il faut dire la vérité : jusqu’ici la plupart de ceux qui soutiennent un tel fantasme sont juifs. Ainsi nous adoucissons la contradiction entre notre amour pour le pays et le peuple d’une part, et l’horreur de la violence illuminée de l’autre. Par sa vie et son corps, Juliano Mer-Khamis a incarné la possibilité d’un mouvement binational de résistance. Le tueur, quelle qu’ait été sa motivation, visait le corps. Dans sa mort, Juliano nous lègue le possible. ■ Traduction: Simon Chabrillat

Les enfants de Juliano

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israël-palestine Goldstone vs Goldstone HENRI WAJNBLUM

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’est à l’automne 2009 que la Commission Goldstone, composée de Richard Goldstone, Juif et sioniste, ancien procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ; Christine Chinkin, professeur de droit international à la London School of Economic and political science ; Hinja Jalin, procureur de la Cour suprême du Pakistan (membre de la Commission internationale d’enquête sur le Darfour) et de Desmond Travers, ancien colonel de l’armée irlandaise et membre de l’Institut pour les Enquêtes Criminelles Internationales, rendait son rapport sur l’opération « Plomb durci » menée par l’armée israélienne dans la Bande de Gaza en décembre 2008/janvier 2009.

Rappelons que cette opération avait fait, en une vingtaine de jours, 1.400 morts, dont plus de la moitié de civils parmi lesquels 300 enfants. En bref, ce rapport, très rapidement adopté par l’Assemblée générale de l’ONU, concluait qu’Israël s’était rendu coupable de crimes de guerre, voire de crimes contre l’Humanité en visant intentionnellement des civils, et que le Hamas s’était lui aussi rendu coupable des mêmes crimes pour avoir intentionnellement visé des civils par ses tirs de roquettes sur des villes et villages israéliens.

UN DÉCHAÎNEMENT SANS PRÉCÉDENT Dès sa publication, ce rapport a déchaîné une virulente campagne de dénigrement à l’encontre

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de Richard Goldstone, en Israël et dans les communautés juives dont la sud-africaine, qui avait même envisagé de lui interdire d’assister à la bar-mitzva d’un de ses petits-enfants. Ce déchaînement sans précédent n’a pas cessé depuis et ce qui devait sans doute arriver est arrivé… Le juge Goldstone a fini par craquer. C’est ainsi que le 1er avril dernier, il publiait une « libre opinion » dans le Washington Post dans laquelle il dédouanait Israël des accusations portées contre lui sous le titre « Reconsidering the Goldstone Report on Israel and war crimes ». Qu’y disait-il en substance ? « Si j’avais su à l’époque ce que je sais maintenant, le rapport Goldstone aurait été un autre document ». Et que sait-il maintenant ? « On en

sait bien davantage aujourd’hui sur ce qui s’est passé pendant la guerre de Gaza que lorsque je présidais la commission d’enquête », explique-il, et il regrette qu’à l’époque de son enquête, « Notre commission d’enquête n’ait pas eu accès aux preuves sur les circonstances dans lesquelles nous estimons que des civils ont été visés à Gaza », car « Cela aurait probablement modifié nos conclusions sur l’intentionnalité des crimes et l’existence de crimes de guerre ». Rappelons tout de même que s’il n’a pas eu « accès aux preuves sur les circonstances dans lesquelles nous estimons que des civils ont été visés à Gaza », c’est tout simplement parce que le gouvernement israélien a obstinément refusé de le lui donner. Et rappelons aussi que ce qu’il sait à présent est basé sur les 400 « enquêtes » qu’Israël a ouvertes sur les faits qui lui ont été reprochés. Chacun sait qu’Israël ouvre des tas d’enquêtes pour calmer la justice internationale. Le problème, c’est qu’elles n’aboutissent quasiment jamais.

AUX POUBELLES DE L’HISTOIRE ? Toujours est-il que les réactions ne se sont pas fait attendre en Israël… « Il faut jeter le rapport Goldstone aux poubelles de l’histoire », s’est en effet empressé de déclarer Benyamin Netanyahu, et d’ajouter : « Nous devons demander justice ». Ehud Barak a renchéri : « Il faut obliger le juge Goldstone à prendre la parole à l’ONU pour reconnaître publiquement ses erreurs ». D’autres ministres et députés demandent quant à eux des comptes aux organisations non gouvernementales israéliennes qui ont fourni de la documentation aux enquêteurs.

Faut-il préciser qu’Israël a malheureusement été suivi par l’Administration américaine ? Mais faut-il vraiment considérer le mea culpa de Richard Goldstone comme l’acte de décès du rapport qui porte son nom ? Certainement pas. En réaction à ses déclarations, les trois experts internationaux qui ont rédigé le document avec lui ont vivement critiqué, dans le Guardian britannique, le revirement du président de leur commission, et se sont dit convaincus qu’il avait été soumis à de lourdes pressions politiques. Ajoutant que : « les appels en faveur d’un nouveau rapport, voire d’une annulation, ne tiennent pas compte du droit d’accéder à la vérité et à la justice des victimes palestiniennes et israéliennes ». C’est également la position de la Grande-Bretagne et de la France. Le porte parole du gouvernement britannique a en effet précisé, dès la publication des déclarations de Richard Goldstone, que «les accusations de violation du droit international humanitaire émises contre toutes les parties au conflit à Gaza ne sont pas limitées au rapport Goldstone et ont également été émises par d’autres organismes crédibles ». Même son de cloche chez Amnesty International : « les propos exprimés dans une libre opinion ne constituent pas une base légale suffisante pour infirmer un rapport de l’ONU qui a fait l’objet d’un débat et a été avalisé à la fois par le Conseil des droits de l’homme et l’Assemblée générale. Il en va de même des appels intéressés de dirigeants politiques israéliens, dont certains étaient membres du cabinet de guerre israélien qui décidait de la politique à tenir au moment de l’Opération « Plomb durci ». Interrompre le pro-

cessus engagé en vue d’une solution de justice internationale supprimerait aussi toute possibilité de justice ou de réparations pour les victimes israéliennes du conflit qui ont subi les tirs de centaines de roquettes et d’obus de mortier tirés sans discrimination sur le sud d’Israël par la branche militaire du Hamas et d’autres groupes armés palestiniens à Gaza ».

SANS INTENTION DE DONNER LA MORT… Israël aurait donc tort de se réjouir trop vite. D’ailleurs, Richard Goldstone lui-même n’a pas l’intention d’oeuvrer à l’annulation de « son » rapport comme il l’a souligné dans une interview donnée à l’Associated Press quelques jours à peine après sa « libre opinion » dans le Washington Post. Car, en fin de compte, les réserves du Juge ne concernent que l’intentionnalité des crimes commis par Israël et donc l’existence de crimes de guerre. Admettons que les responsables politiques de l’époque, Ehud Olmert, Ehud Barak et Tsipi Livni, n’aient pas donné d’ordre spécifique de s’en prendre aux populations civiles… Ils n’ont pas non plus donné l’ordre d’éviter à tout prix les pertes civiles. Ils n’ont en réalité donné aucun ordre sinon celui d’en finir avec le Hamas. Et pour Israël, le Hamas c’est l’ensemble de la population de Gaza… Et puis, l’absence d’intentionnalité exonère-t-elle de l’inculpation de crimes de guerre ? On peut sincèrement en douter. Quelques victimes civiles, ça s’appelle en langage militaire cynique un dommage collatéral. Mais plusieurs centaines… Ce n’est même pas une bavure. C’est tout simplement un crime. ■

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lire Une pierre dans le jardin des Jardin JACQUES ARON

J

ean, Pascal, Alexandre, Gabriel, et les autres… Les Jardin forment un clan, qui, comme beaucoup de dynasties, sinon toutes, trouvent leur origine dans un personnage plutôt trouble, dont il s’agira ensuite d’ennoblir l’existence et de travestir les actions. Chroniqueurs et artistes de cour s’y sont employés, parfois avec un grand talent ; quelle part de l’histoire de l’art n’est pas le fait de ces mercenaires de la plume, du pinceau, du ciseau, de l’équerre et du compas ? Il en est cependant qui, parfois, vendent la mèche, qu’un remords retient d’être complices des retouches et falsifications dont tous les mythes sont nourris d’abondance. Le cas est assez rare pour mériter que l’on s’y arrête un instant ; il n’est en effet pas certain que les légendes dorées naissent moins nombreuses aujourd’hui qu’autrefois sous nos yeux si peu lucides. Dans le cas qui nous occupe ici, Jean Jardin, l’ancêtre à l’origine de l’ascension récente de cette tribu bourgeoise, fut plutôt, comme l’a rappelé son biographe Pierre Assouline, une « éminence grise » dans les allées du pouvoir de Vichy, et ensuite,

plus grise encore, dans celles de la droite française d’après-guerre et de ses réseaux de financement occulte.

UN LUTIN Un fils de Jean, Pascal Jardin, romancier talentueux, a dressé de son père un portrait si bien retouché, qu’il parvint à métamorphoser le directeur de Cabinet et conseiller de Pierre Laval en un petit lutin sympathique et facétieux. Et voici que le petit-fils du « nain jaune », à l’indignation de son oncle et à l’incompréhension de ses propres enfants, se décide, près de 70 ans après les faits, à se débarrasser du poids oppressant d’une gloire douteuse enracinée dans la France pétainiste de la collaboration. Alexandre Jardin, auteur déjà confirmé avec une dizaine de romans, dont Fanfan et Le Zèbre, et une biographie romanesque de son père, Le Zubial, règle à présent ses comptes avec tous ces « gens bien » issus de la droite chrétienne d’avant-guerre, conservatrice et antirépublicaine, traumatisée par le Front populaire, antisocialiste, anticommuniste avant tout, et plus ou moins antisémite. Dont une frange gar-

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perboliques » (Assouline). Je m’attacherai davantage aux reproches nés de l’ambiguïté même du livre, que son auteur n’a pas osé qualifier de roman et qui oscille sans cesse entre autobiographie et récit historique. Ce qui lui a valu la qualification plutôt désobligeante de Pierre Assouline, pourtant évoqué comme « un type bien de mes amis » : C’est « Tintin au pays des collabos ». Assouline écrit : « Instrumentalisé par des conseillers moins crédules et moins frais que lui, il [Alexandre] veut à tout prix faire de Jean Jardin l’architecte de la solution finale en France afin de mieux exalter sa propre souffrance à la pensée d’un tel opprobre. Sauf qu’à l’examen, ce programme prometteur de scandale ne tient pas la route. »

de intact le souvenir de ces années heureuses sous l’ombre tutélaire du vieux Maréchal. À cet égard, la scène dans laquelle un journaliste, croyant faire plaisir à Alexandre, alors jeune romancier dans l’ivresse de ses premiers succès, l’invite à rencontrer dans un restaurant connu du tout-Paris, autour de la fille et du gendre de Pierre Laval, une brochette de ces nostalgiques, est très révélatrice. Comme les aveux de la vieille nazie, fidèle à l’« idéalisme de sa jeunesse » et, de ce fait, rebelle par orgueil à toute repentance, cette évidence que tant d’intellectuels se refusent encore à déceler chez Heidegger.

UN ROMAN ? Le livre n’est pas passé inaperçu. Les critiques qu’il a suscitées sont de plusieurs ordres. Je ne rentrerai pas dans l’appréciation de ses qualités littéraires. Nous le lisons ensemble, ma femme et moi ; elle est plus réceptive à son style, que je trouve pour ma part trop emphatique et inutilement pathétique, alors qu’elle y ressent la libération d’une douleur longtemps contenue. Alexandre Jardin est bien de ces « tempéraments hy-

UN LIVRE CONVAINCANT Louis-Ferdinand Céline, L’École des cadavres, Paris, 1938 (après la Nuit de Cristal !). « Ce sont les Allemands qui ont sauvé l’Europe de la grande Vérolerie Judéo-Bolchevique 1918. Nous nous débarrasserons des Juifs ou bien nous crèverons des Juifs, par guerres, hybridations burlesques, négrifications mortelles. Le problème racial domine, efface, oblitère tous les autres. (p. 216) »

Ne tient pas la route ? À l’exception de quelques excès de langage, fruits de sa contrition expiatoire, je le trouve plutôt convaincant, même s’il s’agit bien chez ce romancier d’« ego-histoire » (Assouline) plutôt que d’histoire. Pour le lecteur qui ne se trouve pas dans la position de l’auteur, ce point de vue n’entraîne que le reproche de

l’étroitesse du champ de vision : un nazisme aujourd’hui perçu par beaucoup comme spécifique dans sa seule dimension génocidaire. Jardin nous parle bien ici ou là de cette droite « affolée par le bolchevisme », mais sans jamais prendre la mesure de l’instrumentalisation politique du fantasme de la conspiration mondiale juive, au service, précisément, du ralliement de tous les acteurs possibles d’une Allemagne impérialiste « über alles ». « Le combat contre la bolchevisation mondiale juive exige une position claire à l’égard de la Russie. On ne peut chasser le diable avec Belzébuth. » (Hitler, Mein Kampf). Et ce discours du même le 30 janvier 1939, que Jardin convoque en preuve précoce d’une volonté liquidatrice des seuls Juifs, s’exprimait en réalité dans les termes suivants : « Si la juiverie financière internationale en Europe et en-dehors de l’Europe devait réussir à précipiter une fois encore les peuples dans une guerre mondiale, son résultat ne serait pas la bolchevisation du globe, et donc la victoire des Juifs, mais l’anéantissement de la race juive. » Quand a lieu la Rafle du Vél d’Hiv, le ras-

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lire Les tribulations d’un poète yiddish et de son traducteur

TESSA PARZENCZEWSKI semblement des Juifs étrangers le 16 juillet 1942, seule une poignée de hauts responsables nazis est au courant de « la solution finale ». Et celle-ci s’inscrit dans un contexte dont il n’est pas inutile de rappeler aujourd’hui l’ampleur. Non pour diluer quelque responsabilité que ce soit (celle de Jean Jardin par exemple) mais pour la relativiser dans l’esprit de ceux qui croyaient encore à une Europe « allemande » : « J’ai dit que notre première grande tâche en temps de paix sera de restaurer la SS tout entière… Notre seconde tâche sera de ramener les peuples germaniques et de les fondre avec nous [dans le Grand-Reich, J. A.]. La troisième tâche sera le peuplement et la migration des peuples européens que nous sommes déjà en train d’accomplir. Nous en aurons assurément terminé d’ici un an avec la migration des Juifs ; après cela, aucun ne se promènera plus. Car il faut maintenant faire place nette. Je pense à la migration des étrangers qui pourront plus tard travailler chez nous. Nous aurons certainement des travailleurs itinérants à l’avenir. Mais s’ils veulent avoir des enfants, ils les auront n’importe où, mais pas chez nous. […] Ils travailleront ici et, en automne, on les réexpédiera dehors. On pourra les réunir dans des camps. Ils peuvent bien avoir des bordels, ils peuvent bien en avoir des tas, je n’ai rien contre. Mais ils n’ont rien à voir avec le peuple allemand. Nous détruirons radicalement toutes les familles d’esclaves, toutes

les lignées de bons travailleurs agricoles ou de mineurs polonais. S’ils veulent se reproduire, qu’ils le fassent en-dehors de nos frontières. Nous avons besoin de nouveaux esclaves, mais pas chez nous en Allemagne. Il ne faut pas qu’il y ait d’immigration clandestine ni rien de ce genre. » (Himmler, 9 juin 1942).

BONNE ET MAUVAISE CONSCIENCE Et quand Alexandre Jardin fait grief à son grand-père – un ancien cadre de la SNCF – de ne pas s’être étonné du transport d’êtres humains dans des wagons à bestiaux, évoque-t-il que le convoi de près de 1200 prisonniers politiques qui quitte déjà la France le 6 juillet 1942 pour Auschwitz, communistes, résistants et otages confondus, est déjà parqué dans ces wagons, sans air et sans eau, au point que ces hommes sont obligés d’alterner la position debout et assise. Le 4 août 1942, le premier convoi de la déportation juive quitte Malines ; certains se sont présentés volontairement, d’autres à la convocation de l’AJB, d’autres encore ont été raflés à Anvers le 22 juillet précédent. Loin de moi tout désir d’opposer le sort des différentes victimes du nazisme et de leurs collaborateurs. Mais ne glissons pas dans une mémoire « sélective ». Si la bonne conscience est mauvaise conseillère, la mauvaise n’est pas nécessairement plus lucide en matière historique. Il reste une histoire à écrire : qui, en Al-

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lemagne ou dans tout autre pays, à quelque milieu social ou confession qu’il appartienne, s’est opposé, et quand, à la « résistible » ascension du crime organisé ? ■

P

eter Manseau est le fils d’un prêtre catholique et d’une religieuse, ayant tous deux renoncé à leurs vœux. Au cours de ses études, la philosophie des religions, il acquiert quelques notions d’hébreu, ce qui lui permet de travailler dans un centre culturel juif afin d’y trier des livres, mais il s’aperçoit très vite que les livres sont écrits en yiddish. Petit à petit, il se familiarise avec cette langue. Jusqu’ici nous sommes dans la réalité, dans les données biographiques réelles de Peter Manseau, écrivain américain. Et puis tout bascule dans l’imaginaire et donne naissance à cet étrange roman en trompe-l’œil, Chansons pour la fille du boucher. L’écrivain-narrateur rencontre Itsik Malpesh, poète yiddish âgé de 90 ans. Celui-ci lui fait lire l’œuvre de sa vie et lui demande de la traduire. De Kichinev à Odessa et jusqu’à New York, nous suivons l’odyssée d’Itsik Malpesh, de sa naissance mouvementée lors d’un pogrom à Kichinev à son installation à New-York. Évocation dantesque de la machine à plumer les oies pour en faire des duvets, inventée par le père d’Itsik, enlèvement des enfants juifs pour les enrôler dans l’armée tsariste en 1914, disputes homériques entre sionistes hébraïsants et bundistes défendant le yiddish sur fond de vodka et de tavernes glauques, et puis, dans le nouveau monde, l’économie parallèle

à base de larcins, instituée dans le Lower East Side, par Haïm, ancien condisciple de la yeshiva. Et tout au long du récit, la poursuite d’une chimère : retrouver Sasha Bimko, la petite fille qui a assisté à sa naissance, la fille du boucher, qui dans la légende familiale, a fait fuir les pogromistes. Tout au long de sa vie, Itsik Malpesh écrit des poèmes dédiés à Sasha. La poésie, le yiddish et Sasha forment l’axe de sa vie, sa raison d’être. Dans les ateliers de confection, il côtoie des cohortes de poètes yiddish, vivant dans la misère mais espérant toujours se faire éditer dans la presse en cette langue, toujours vivante à l’époque. Récit picaresque, imagé, romanesque. Retrouvailles miraculeuses, coïncidences, rien n’y manque. Les chapitres correspondent aux lettres de l’alphabet yiddish. Parallèlement, les notes du traducteur évoquent les péripéties de la vie du narrateur, mais éclairent aussi le travail de la traduction et analysent le style d’Itsik Malpesh. Lorsque le lecteur ressent une impression de déjà lu, le traducteur met les choses au point : oui, la trajectoire d’Itsik Malpesh correspond à celle d’autres écrivains yiddish, mêmes lieux, mêmes circonstances. Car Peter Manseau a inventé un écrivain yiddish fictif, qui semble être la somme de tous les autres. Ayant émigré, comme il le dit, dans une autre langue, Manseau s’est métamorphosé et

a plongé avec empathie dans un univers déjà estompé, dans une langue orpheline de son peuple et comme le dit un des protagonistes : « Berlin a collé le yiddish le dos au mur, mais c’est Tel-Aviv qui a pressé la détente ». ■

Peter Manseau Chansons pour la fille du boucher Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Cazé Christian Bourgois, 531 p., 23 EURO

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regarder John Garfield et la chasse aux sorcières ROLAND BAUMANN

L

e soixantième anniversaire du procès d’Ethel et Julius Rosenberg et la parution récente d’un essai de Samuel Blumenfeld sur le dernier film de John Garfield, « Menaces dans la nuit » (1951), sorti en DVD, nous incitent au souvenir d’un grand acteur juif américain, victime du maccarthysme.

HÉROS DE LA CLASSE OUVRIÈRE Né en 1913 dans le Lower East Side, de parents immigrés de Russie, Jacob Julius Garfinkle, alias John Garfield, grandit à Brooklyn et dans le Bronx. Placé en institution après le décès de sa mère, il s’initie à la boxe et au théâtre. Garfield débute à Broadway, puis tente sa chance à Hollywood, obtient ses premiers succès à l’écran (Four daughters, 1938), puis décroche un contrat chez Warner. Suivent un série de tournages, dont Juarez et « Je suis un criminel » (1939)... « Le vaisseau fantôme » (1941). Avec l’entrée en guerre des USA, Garfield, réformé pour déficience cardiaque, manifeste son engagement dans les films patriotiques de la Warner, tels Air Force (1943), Destination Tokyo (1943) et Pride of the Marines (1945). Mais, c’est dans l’après-guerre, avec « Le facteur sonne toujours deux fois » (1946), film noir adapté du roman de James M. Cain, que l’acteur manifeste son immense talent, aux côtés de Lana Turner, sa compagne dans le crime.

Comme le caractérise Blumenfeld : « Garfield incarnait un archétype inédit dans le cinéma : le héros juif issu de la classe ouvrière. Un rôle qu’il tenait avec le plus grand naturel tant il reflétait ce qu’il était dans la vie : un gamin issu du ghetto, ambitieux, talentueux, sensible, dur, parvenu à s’installer tout en haut de l’échelle sociale pour s’apercevoir que son succès, pour avoir un sens, devait se passer de toute compromission. » L’identité juive de Garfield, ce héros des bas-fonds new-yorkais, figure souvent dans ses rôles à l’écran, ainsi dans « Le mur invisible » (1947), film d’Elia Kazan dénonçant l’antisémitisme de « la bonne société » américaine. Garfield est juif et boxeur dans « Sang et or » (Body & Soul, 1947) de Robert Rossen, ou avocat mafieux dans « L’enfer de la corruption » (Force of Evil, 1948) d’Abraham Polonsky. Avec son partenaire et manager, Bob Roberts, Garfield a rejoint un studio indépendant et veut « faire des films qui ont du sens – qui vous éclatent à la figure ! ». Décrivant l’univers des combats de boxe arrangés (Body & Soul) et des loteries clandestines (Force of Evil), ces films expriment une critique sociale radicale : le crime organisé comme métaphore de l’Amérique et du monde des affaires. Sorti du ruisseau, le héros se bat pour garder son identité et en fin de compte se rebelle contre le pouvoir qui l’emploie. Dans « Sang et or », Garfield gagne le combat final et inversant le cliché

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du boxeur, puni pour n’avoir pas respecté la combine de son manager, crie à ce dernier : « Qu’allez vous faire, me tuer ? Tout le monde meurt ! ». Acteur à succès, Juif, progressiste, venu du bas de l’échelle sociale, s’inscrivant dans la continuité des idéaux démocratiques des années de la Grande Dépression, Garfield incarne l’ennemi à abattre pour les protagonistes de la « chasse aux sorcières » qui s’abat sur Hollywood depuis l’automne 1947.

LES DIX DE HOLLYWOOD Le nom de Garfield figure sur une liste de « sympathisants communistes » publiée par la Commission des activités anti-américaines qui, au nom de la défense de la démocratie, fait trembler l’industrie cinématographique. Commission d’enquête de la Chambre des représentants, formée en 1938 pour combattre l’influence des idéologies totalitaires sur la société américaine, l’HUAC (House Un-American Activities Committee), devenue commission permanente (1946), déclare la guerre à « la subversion communiste » aux USA et en particulier à « l’influence communiste » dans l’industrie du cinéma. On sait l’impact médiatique des audiences publiques tenues par la Commission des activités antiaméricaines à Washington en octobre 1947 et visant une série de personnalités du cinéma, en majorité scénaristes et réalisateurs, accusés d’être ou d’avoir

été membres du parti communiste américain. Malgré le courant de solidarité, « les Dix de Hollywood », inculpés pour outrage au Congrès, sont congédiés par les studios qui stipulent que Hollywood n’emploiera plus de communistes, ou supposés tels. C’est le début de la « Liste noire » qui forcera des centaines de professionnels du cinéma à émigrer ou à travailler sous des noms d’emprunt. La paranoïa anticommuniste secoue l’Amérique à l’annonce que l’URSS possède la bombe atomique. Dans son discours du 9 février 1950, le sénateur républicain Joseph McCarthy dénonce la mainmise communiste au département d’État. Alger Hiss, diplomate américain présent à la conférence de Yalta et accusé d’avoir été un agent soviétique, vient d’être condamné. L’été 1950, le début du conflit en Corée, puis l’arrestation de Julius et Ethel Rosenberg, exacerbent la fièvre collective. Succédant brutalement aux années de luttes sociales du New Deal et à la solidarité antifasciste et patriotique de la guerre, survenant après la mort de Roosevelt et Hiroshima, le début de la Guerre froide et la chasse aux « influences communistes » vont fracasser les rêves progressistes d’une « autre » Amérique, fondée sur la justice sociale.

« UN FILM SUR LE MALHEUR » C’est dans ce contexte menaçant de « chasse aux sorcières » que Garfield et Bob Roberts s’engagent dans un projet de film tiré du roman He ran all the way (1947) de Sam Ross, immigré juif, associé à la littérature sociale des années trente. Il s’agit d’un roman noir typique : traqué après un braquage où il a abattu un policier, Nick Robey trouve refuge chez une jeune femme, Peg, dont

il va prendre la famille en otage, en attendant de pouvoir fuir. L’intrigue amoureuse entre le gangster et sa victime, tous deux en bas de l’échelle sociale, se double d’un discours critique sur le crime et son contexte global dans cette société d’abondance qui rejette les pauvres. Comme le souligne Blumenfeld, « Menaces dans la nuit » est « un film sur le malheur ». Les auteurs du scénario crédités au générique, Guy Endore et Hugo Butler, servent de prête-nom pour Dalton Trumbo, un des Dix de Hollywood, qui écrit le scénario en juin 1950, juste avant d’entrer en prison. Le réalisateur du film, John Berry, vient de réaliser un court-métrage documentaire « Les Dix de Hollywood », diffusé dans les cercles progressistes et syndicaux en soutien aux cinéastes condamnés par l’HUAC. Blumenfeld constate : « L’équipe de He Ran all the Way se révèle incroyablement homogène. Elle l’est d’abord sur un plan culturel – Garfield, Bob Roberts, et John Berry sont juifs, originaires du Bronx ou de Brooklyn – et politique. Guy Endore, John Berry, Bob Roberts, Dalton Trumbo et Paul Trivers, producteur associé du film, sont membres ou anciens membres du Parti Communiste américain ». Bref, tous sont à gauche et démocrates ! Peg est jouée par Shelley Winters, « la blonde en décolleté », Juive de Brooklyn. Signataire de la pétition en faveur des Dix, l’actrice ne se départira jamais de ses sympathies progressistes.

diffusion de The Breaking Point, et déchire le contrat conclu avec lui pour deux autres films. He Ran all the Way est tourné en décembre 1950 dans les Goldwyn Studios à Los Angeles. L’acteur quitte Hollywood et tente de reprendre sa carrière au théâtre. Au printemps 1951, la Commission organise un nouveau round d’auditions et convoque Garfield. Auditionné à Washington, le 23 avril 1951, l’acteur, soumis à un questionnaire long et détaillé, ne se démonte pas. L’HUAC transmet alors son dossier au FBI pour enquête. Lorsque le film sort à la sauvette le 20 juin 1951, « Garfield et Shelley Winters mis à part, les participants du film ont, depuis la fin du tournage, tous filé à l’étranger ». Le dernier film de Garfield est un sévère échec financier. L’acteur meurt d’une nouvelle crise cardiaque le 21 mai 1952. Condamnés à mort le 5 avril 1951, au terme d’une parodie de procès, les Rosenberg seront exécutés le 19 juin 1953. La sortie en DVD de « Menaces de la nuit » tire de l’oubli le dernier film de John Garfield. Un film haletant et qui, outre le jeu de Winters et de Garfield – incarnant avec un réalisme saisissant Nick, le gangster raté – doit beaucoup à la musique de Franz Waxman et à l’ingéniosité du directeur de la photographie James Wong Howe. Sur le DVD, en complément du film, figurent une interview des enfants de John Berry et son court-métrage The Hollywood Ten. ■

« IL COURUT JUSQU’AU BOUT » En septembre 1949, Garfield a subi une crise cardiaque en plein tournage. Un an plus tard, l’acteur est victime de la « Liste noire » : la Warner sabote volontairement la

DVD « Menaces dans la nuit » (He Ran all the Way), Wildside Video (collection « Classics Confidential »), 2010, inclus Le dernier film noir, un livre de Samuel Blumenfeld.

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philosopher Je n’ai pas rencontré Derrida à l’UPJB ALEXANDRE WAJNBERG

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on mini-sondage à notre bar avait été sans ambiguïté : personne ne l’avait lu. Mais ce soir il était là. Vivant. À travers les mots très documentés, les photos, les souvenirs personnels aussi de son biographe, l’auteur de Trois ans avec Derrida (240 p.) et de Derrida (660 p.), passionnants bouquins parus chez Flammarion. Benoît Peeters est écrivain et scénariste, il sait raconter les histoires. Celle de Derrida nous fait revivre une époque ! La guerre d’Algérie, les débats de la gauche française, ceux de la philo. Des amitiés. Comme celle d’Althusser (l’avez-vous lu? ), Maurice Blanchot (l’avez-vous lu ?), Jean Genet, Emmanuel Levinas, Jean-Luc Nancy (les avez-vous lus ?). Des polémiques ou des ruptures. Avec Philippe Sollers (l’avez-vous lu ?), Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Jacques Lacan, John R. Searle ou Jürgen Habermas (les avez-vous lus ?)...

L’ART DE LA BIOGRAPHIE La biographie est un genre qui a ses lois, ses choix à faire. D’abord retrouver les témoins vivants (une centaine) : les contacter, les rencontrer, noter. Puis lire. Lire les 80 ouvrages de Derrida ; ses articles, colloques et entretiens ; ses

43 années de séminaires inédits ; les livres, revues et colloques sur lui ; la presse à son sujet ; sa correspondance reçue et envoyée... Sera-ce une compil de faits référencés à l’anglo-saxonne ? Une histoire romancée à la française ? Un mixte ? Va-t-on ne parler que de l’œuvre et des idées (puisque c’est un philosophe) ? Va-ton aborder sa vie-vie ?... tout de même inséparable de la réception de son œuvre dans la cité et dans le monde ? Et comment « découper » les grandes périodes de son existence ? Quels événementsclés choisir ? Quand est-il devenu « Jacques Derrida » ? ! Jusqu’où aller dans l’intimité (puisque des proches sont impliqués) ? Comment ne pas se perdre ? Comment ne pas le perdre ? ! Écrire une bio, c’est vivre avec « lui », dont tous disent la présence chaleureuse, attentive et critique ; c’est en faire son ami post mortem, réaliser le grand entretien d’outre-tombe, prolonger son œuvre dans le monde, en esquisser les axes et les traces, le donner à lire et à entendre, le faire vivre encore un peu par procuration, lui, cet obsédé des traces et de la mémoire. Et ça marche. Je ne l’ai pas rencontré à l’UPJB mais approché. Une belle soirée, à l’affluence honorable. On n’est pas coutumier ici de cette activité, ... un philosophe français. Pour-

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quoi donc l’avoir invité ? !

UN PETIT JUIF D’ALGER Exclu de l’école à 12 ans en 1942 par le zèle antisémite de l’administration locale, devenu le philosophe français le plus traduit dans le monde, un écrivainpenseur original, un poète de la philo, « mal aimé » de l’Université française, puis militant des droits de l’homme, des sans-papiers, du mariage gay et de l’accueil des réfugiés, il était très proche de l’UPJB (et il ne le savait pas) ! : « L’hospitalité, c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. En tant qu’elle touche à l’éthos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu du séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité... » C’était donc l’ami d’une maison qu’il ne connaissait pas, et nous ne le savions pas. Un « Juif progressiste » célèbre ! — terme que, soucieux de ne jamais aliéner sa liberté de penser, de ne pas s’enfermer dans un clan fût-il identitaire ou politique, il aurait récusé..., « compagnon de route » à la rigueur (mais c’est très connoté PC). Sans jamais rien renier de son appartenance, il n’en faisait donc pas un moteur. Ami cri-

tique et lucide. Sur la singularité de la Shoah par exemple, il dit (juste pour donner une idée, sur une question qui nous touche) : « Quand [...] j’ai dit mon inquiétude devant le recentrement de toute la pensée de la Shoah, du génocide, de l’extermination autour de l’unique Auschwitz, ce n’était pas pour relativiser Auschwitz. [...] C’était avec le respect infini, la mémoire, la douleur sans fond que peut provoquer en nous cette extermination, pour en tirer au moins la leçon que d’autres exterminations ont eu lieu, ont lieu, peuvent avoir lieu ; [...] Je crois que le respect pour le martyre juif sous le nazisme nous commande de ne pas recentrer tous les martyres possibles autour de celui-là. »

DÉCONSTRUCTION ET DIFFÉRANCE Vous avez bien lu. Le a fait toute la différence. Créateur de motsvalises, le nostalgérique a pris son envol en philosophie avec trois livres difficiles hyper célèbres tous sortis en 1967. Il y développe, notamment, la déconstruction. Au départ, (je simplifie outrageusement) il s’agit de découvrir, dans les textes de la tradition, l’articulation binaire de concepts que la métaphysique prétend séparer — parole-écriture ; nature-culture ; présence-absence ; masculinféminin... (trouvez-en d’autres) — C’est devenu aussi une pratique d’analyse de tout texte : débusquer ses postulats implicites en en décomposant la structure même du langage écrit. La différance, elle, — puisqu’elle se lit sans s’entendre — questionne l’écriture même, le signe écrit dans son articulation avec (ou contre) la présence-de-la-parole. Elle joue aussi sur le double sens français de différer, « être différent » et « le fait d’ajourner » : les mots et les signes ne peuvent ja-

mais d’emblée réaliser ce qu’ils signifient mais se définissent par le recours à d’autres termes desquels ils diffèrent (e) ; ainsi, le sens est toujours « différé » (a) par le biais d’une interminable chaîne de signifiants. Cette attente, dont par un hardi placage je me demande naïvement si, par la suspension du jugement qu’elle autorise, par l’espace spatio-temporel qu’elle ouvre au creusement du sens, elle n’aurait pas quelque chose de talmudique quelque part au niveau de la lecture, ...vous me permettrez d’en reporter sine die le développement !

LE DÉBUT DU VOYAGE Derrida était là l’autre soir mais je ne l’aurai rencontré qu’en le lisant. Benoît Peeters conseille, pour commencer, quatre livres non-techniques. Spectres de Marx (Galilée, 1993), une réponse au Fukuyama de La Fin de l’Histoire (cette foutaise) : chômage, exclusions, guerres (économiques, ethniques), maffias... : « Une “ nouvelle internationale ” se cherche à travers les crises du droit international [...] aucun progrès ne permet d’ignorer que jamais, en chiffre absolu, jamais autant d’hommes, de femmes et d’enfants n’ont été asservis, affamés ou exterminés sur la terre. » Au moment où Marx était totalement ringardisé, Derrida osa poser la question de son héritage ! Circonfession, texte de 1993 in Jacques Derrida, par Geoffrey Bennington (Seuil, 2008). L’un des textes les plus originaux et les plus accessibles de Derrida : il commente en bas de page, tout en la démontant, une œuvre intellectuelle à lui consacrée, il la « déconstruit » au fur et à mesure. S’y tressent les motifs de l’anamnèse, de la circoncision, la méditation au chevet de sa mère mourante et des citations de saint Augustin.

Le monolinguisme de l’autre (Galilée, 1996), petite réflexion autobiographique (qui devrait intéresser les héritiers du yiddish perdu) : « [...] Car c’est au bord du français, uniquement, [...] sur la ligne introuvable de sa côte que, depuis toujours, à demeure, je me demande si on peut aimer, jouir, prier, crever de douleur ou crever tout court dans une autre langue ou sans rien en dire à personne, sans parler même. Mais avant tout et de surcroît, voici le double tranchant d’une lame aiguë que je voulais te confier presque sans mot dire, je souffre et je jouis de ceci que je te dis dans notre langue dite commune : “ Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne ”. » Et enfin, L’animal que donc je suis (Galilée, 2006). Qu’est-ce que « le propre de l’homme », cette simplification ! : « Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis — et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne. » Allons camarade, encore un effort pour devenir lecteur de Derrida ! Dans Apprendre à vivre enfin (Galilée 2005), son dernier entretien paru dans Le Monde (je l’ai lu ! je l’ai lu !), il dit : « Chaque livre est une pédagogie destinée à former son lecteur. Les productions de masse qui inondent la presse et l’édition ne forment pas les lecteurs, elles supposent de façon fantasmatique et primaire un lecteur déjà programmé. Si bien qu’elles finissent par formater ce destinataire médiocre qu’elles ont d’avance postulé. » Le vulgarisateur de sciences en est tout ébranlé. C’est que les amis, même très lointains, nous transforment. La voilà, la rencontre. ■

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traduire La vie heurtée de Klara Blum JACQUES ARON À Françoise Wuilmart

L

a réalisatrice israélienne Nurith Aviv nous a ravis avec son film vibrant d’intelligence sensible : Traduire. Entrer dans une langue étrangère pour y découvrir une âme sœur est une source renouvelée d’humanité. Mon père est né en 1905 à Czernowitz, capitale de la province de Bucovine (Autriche-Hongrie), qui semble avoir donné à profusion des poètes juifs de langue allemande. La Bucovine (le pays des hêtres), ce laboratoire étonnant de multi-culturalité définitivement démembré après la Première Guerre mondiale. On y dénombrait alors environ 300.000 Ruthènes (Ukrainiens), 270.000 Roumains, 100.000 Juifs de langue allemande, 70.000 Allemands, 35.000 Polonais, 10.000 Hongrois, etc. J’avais un moment rêvé de traduire et d’illustrer un recueil de ces poètes si divers que le destin éparpillera aux quatre coins du monde. Une figure de femme exceptionnelle avait d’emblée attiré mon attention ; je ne peux que la présenter ici brièvement, en introduction à l’un de ses poèmes, résumé « rageur », comme elle le dit ellemême, d’une vie menée – volontairement ou pas – à un rythme effréné. Une vie de femme engagée, d’écrivain, de traductrice et de professeur, qui la conduira finalement en Chine. Née Klara Blum à Czernowitz en 1904, elle achèvera sa vie à Guangzhou en

1971 sous le nom sinisé de Dshu Bai-lan. La Première Guerre l’entraîne à Vienne, où elle étudiera la psychologie avec Alfred Adler. Elle rompt avec le milieu familial après que son père ait voulu lui imposer l’époux de son choix. Elle s’engage comme journaliste dans le parti social-démocrate autrichien, se rend en Palestine en 1928-29, et adhère en 1933 au parti communiste. Un prix soviétique pour le meilleur poème antifasciste lui vaut une invitation en URSS. Elle y restera 11 ans, collaboratrice du service de propagande de l’Armée rouge et de journaux des émigrés allemands antinazis. Elle y publiera cinq recueils de poèmes en allemand, dont plusieurs furent traduits en russe. Elle y rencontra en 1938, le grand et bref amour de sa vie, un militant communiste chinois ; il disparut peu après leur mariage, apparemment appelé à une mission urgente. Elle ne voulut pas croire aux rumeurs de sa déportation en Sibérie, et ne saura, de sources sûres, qu’en 1959, qu’il y avait été fusillé. Elle quitta l’Union soviétique en 1945, parcourut divers pays avant d’arriver à Paris. C’est là qu’elle écrivit son poème Biographie rageuse. Toujours à la recherche des traces de son mari disparu, elle gagna la Chine, rassemblant la matière d’un roman qui parut en 1951 en RDA, Le berger et la tisserande. Professeur de langue

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et de littérature allemande dans différentes universités, écrivant poèmes et nouvelles, elle prit finalement la nationalité chinoise. Qui rendra un jour justice à l’œuvre de cette pasionaria sans frontières ? ■

BIOGRAPHIE RAGEUSE PARIS, 1947 Ma mère était une créature diaphane, Entourée d’un charme soudain, quand elle parlait. Mon père pensait profit et ployait sous les frais ; Il calculait en rêve les taux d’intérêt. Ayant réglé les habituelles questions financières, On décida d’accoupler rossignol et renard. Ainsi, par devoir conjugal, Je fus conçue dans une nuit sans joie, En bâtarde parfaitement légitime. Die Mutter war ein unscheinbares Wesen, Umglänzt von jähem Zauber, wenn sie sprach. Der Vater sann : Profit ! und ächzte : Spesen ! Und rechnete im Traum den Zinsfuß nach. Nach allseits üblichem Geschäftsgebaren Beschloß man, Nachtigall und Fuchs zu paaren. So hat in einer freudelosen Nacht Die Ehepflicht zustande mich gebracht Als durchaus legitim gezeugten Bastard.

Née dans l’escalier de service de l’Europe, Encline au pathos et à l’excentricité, Prête à traîner le lourd fardeau de la pensée, Et sous ce poids prête encore à bondir, Je grandis sur un tonneau de poudre, Rempli de haine et d’amour explosifs. La rue juive est le château de mes ancêtres, Ma patrie, ce trousseau de peuples bigarrés, Et l’incessante obstination sauvage, mon héritage. Geboren auf Europas Hintertreppen, Geneigt zu Pathos und Verstiegenheit, Bereit, des Denkens schwerste last zu schleppen, Und unter dieser last noch sprungbereit, Wuchs ich heran als Kind des Pulverfasses, Vom Zündstoff voll der Liebe und des Hasses. Die Judengasse ist mein Ahnenschloß, Mein Vaterland ein bunter Völkertroß, Der rastlose wilde Eigensinn mein Erbe. J’ai atterri au vingtième siècle, À l’ère des gaz, au temps des bombes. La vie, abrutie, a exalté le meurtre, Les voix les plus subtiles de la beauté se sont tues. Une légion de martyrs parcourent la terre, Moitié hagards, moitié vengeurs. Et mes rêves, inspirés par un esprit ardent, Se sont heurtés, les ailes déchiquetées, Sur le mur maculé de l’histoire de ce monde. Ich fiel hinein ins zwanzigste Jahrhundert, Ins Gaszeitalter, Bombensäkulum. Das Leben hat, verdummt, den Mord bewundert, Der Schönheit feinste Stimmen wurden stumm. Ein Heer von Opfern wandert um die Erde Mit halb erschreckt, halb wütender Gebärde. Und was mir Geist und Glut an Träumen gab,

Es prallt mit wundgestoßnen Flügeln ab An der beschmutzten Wand der Weltgeschichte. Et pourtant – ma vie n’est pas que d’horreurs. Il y a en elle un éclat de bonheur. Parmi la sombre suite des ans, flottent Douze semaines – une éternité, un instant. Un homme de pays lointain m’a tendu les mains, Et offert le tableau du plus beau renouveau. Corps, cœur, esprit enfin touchèrent au but. Douze semaines – bouche contre bouche, front contre front – L’avenir se tissait dans l’éclat du bonheur. Und doch – nicht lauter Grausen war mein Leben. In meinem Leben blinkt ein Splitter Glück. Und durch die finstre Jagd der Jahre schweben Zwölf Wochen – Ewigkeit und Augenblick. Ein Sohn der Ferne reichte mir die Hände, Schuf mir das Bild der schönsten Zeitenwende. Ans Ziel kam endlich Körper, Herz und Hirn. Zwölf Wochen – Mund an Mund und Stirn an Stirn – Sah ich im Splitter Glück die Zukunft weben. Son image m’est restée et, de couleurs vives, L’image aussi du monde aux peuples mélangés, Et chacun de mes vers s’élance pour l’atteindre, Dans l’espoir qu’il éclaircisse un peu la nuit. Le destin me commande : « Enfin, tienstoi tranquille ! » – Qui donc l’emportera : contrainte ou volonté ? – Ton aveugle fureur, mon énergie humaine ? Brise toi sur mon vœu monacal De chasteté, de pauvreté, d’insoumission.

Mir blieb sein Bild und, farbenreich entzündet, Zugleich das Bild der völkerbunten Welt, Und jede Zeile läuft, daß sie ihn findet, Vertraut, daß sie ein Stückchen Nacht erhellt. Mein Schicksal herrscht mich an : « Hallt endlich stille ! » – Laß sehn, was stärker ist : Zwang oder Wille ? Dein blindes Toben, meine Menschenkraft ? Prall ab an meiner harten Nonnenschaft Der Armut, Keuschheit und des Ungehorsams. Les pieds meurtris et cependant d’un pas pressé, Je cours dans la fumée, le tapage, la tempête et la boue, Je n’ai plus rien, je veux tout posséder. Un grand coup d’aile – mais je n’avance pas. La moitié de ma vie déjà s’est écoulée, Et toujours il s’agit de tout recommencer. Tant me cogne le cœur que j’en tremble – Demeure entier ou brise toi ! Rien ne m’arrêtera Dans la course éperdue à la justice et à la joie. Mit wunden, dennoch federnd raschen Sohlen Jag ich durch Dunst und Lärm, durch Sturm und Dreck, Nichts hab ich doch und will mir alles holen. Beschwingten Sprunges – komm ich nicht vom Fleck. Schon ist die halbe Lebenszeit vergangen, Und immer heißt es : jetzt wird angefangen. Es pocht das Herz mit zitternder Gewalt – Brich oder bleibe ganz ! Ich mach nicht halt Im großen Amoklauf nach Recht und Freude.

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! widYi ? widYi

Yiddish ? Yiddish ! PAR WILLY ESTERSOHN

Nbegegsiuj eknizim id

TRADUCTION

di mizinke oysgegebn La cadette se marie

Chanson joyeuse que celle-ci. Sa mélodie était souvent interprétée par les musiciens invités à égayer les mariages. L’auteur des paroles et de la musique, Mark Warshawsky (Odessa 1848 – Kiev 1907), a été un créateur prolifique. On lui doit notamment la célébrissime oyfn pripetshik. Mais il ne prenait pas cette activité au sérieux. Il est vrai qu’il était entré dans la vie active en exerçant la profession d’avocat ! C’est Sholem Aleikhem, géant de la littérature yiddish classique, qui l’a convaincu de publier ses chansons. Le premier volume de ses yidishe folkslider (chansons populaires yiddish) sortit de presse à Kiev en 1900 avec une préface chaleureuse de l’écrivain. Pour comprendre la première strophe, il faut rappeler que, lors des réjouissances, les convives dansaient en cercle autour des mariés. Nous publions ici trois des six strophes de la chanson.

2

1

! Celiirf ! rekr=tw

! reseb ! receh

freylekh

shtarker

beser

malke di du

greser

Niil= Cij ,iuj ,iuj aleyn

ikh

oy

rod di

rod di

gebrakht

hob got

got mikh hot

groys

,tc=rbeg rim re t]h kilg

_ Neuueg xilqm Cim t]h t]g ivv

mir er

hot

glik

! tc=n eqn=g = ,rednik ,teiluh nakht gantse a

vi

! Nbegegsiuj eknizim id oysgegebn

makht

gemakht

Nezeg Ngiuj enUm tim b]h

geven matsliekh mikh hot

hekher

,tc=meg t]g Cim t]h siurg

oy

gezen oygn mayne mit

La chanson est interprétée par Mark Olf sur l’album Jewish Folk Songs Vol. 2 chez Folkways Records. On peut l’écouter (partiellement !) à l’adresse http://www.folkways.si.edu/albumdetails.aspx?itemid=1193

! reserg tc=m d]r id ,d]r id

! Clm red Cij ,hLlm id ud meylekh der ikh

Plus haut ! Mieux ! / Agrandissez le cercle (le cercle faites plus grand) ! / Dieu m’a fait grand / Il m’a apporté le bonheur / Enfants, faites la fête toute la nuit ! / La cadette se marie ! Plus fort ! Joyeusement ! / Toi la reine, moi le roi ! / Oh, oh, moi seul / Ai vu de (avec) mes yeux / Comment Dieu m’a fait honneur / La cadette se marie ! Motl ! Shimen ! / Les pauvres gens sont venus / Dressez pour eux la plus belle table / Vins chers, poissons excellents / Oh, ma fille, embrasse-moi / La cadette se marie !

kinder

huliet

! Nbegegsiuj eknizim id

mizinke di

oysgegebn

mizinke di

3

! Nuemw ! lt]m shimen

motl

,Nemvkeg NenUz tUl-emer] id gekumen zaynen layt

oreme

di

,wit Ntsnew Med iiz r=f tletw tish shensten dem zey far

shtelt

,wif ereUt ,NenUuu ereUt fish

tayere

vaynen

tayere

_ wuk = rim big ,retc]t NUm ,iuj kush a mir gib

tokhter mayn

! Nbegegsiuj eknizim id oysgegebn

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mizinke di

oy

REMARQUES eknizim mizinke : fille cadette. Nbegegsiuj oysgegebn : part. passé de Nbegsiuj oysgebn = dépenser, dénoncer, donner à marier (c’est donc cette traduction-ci qui convient). receh hekher : comparatif de Ciuh hoykh = haut, grand (ici à propos du volume sonore). reseb beser : comp. de tug = bon, bien. reserg greser : comp. de siurg groys = grand. tc=rbeg gebrakht : part. passé de Negnerb brengen= apporter. NUz xilqm matsliekh zayn (au passé : Neuueg xilqm matsliekh geven) = prospérer ; ici : octroyer le succès à. tUl layt = personne, quelqu’un de bien (au pluriel : tUl layt ou NtUl laytn). Dans la dernière strophe, pour respecter la rime, nombre d’interprètes prononcent gekimen au lieu de gekumen et kish au lieu de kush, adoptant ainsi la prononciation du yiddish de Pologne.

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mémoires Retour à Presles en 2011 JO SZYSTER

A

u début de cette année, une habitante de Presles, Jocelyne d’Oultremont contacte Léon et Mina (elle ne savait pas que notre ami Léon était décédé). Jocelyne d’Oultremont s’était souvenue de sa visite chez Léon et Mina après avoir vu une émission TV intitulée « Inédits » que la RTBF avait programmée dans les années 80, et au cours de laquelle elle avait montré un petit film de « Solidarité juive », tourné en partie à Presles en 1946. Des habitants de Presles avaient créé l’ASBL « Patrimoine Preslois » qui reconstitue l’historique de Presles. Roland Henin, cheville ouvrière de « Patrimoine Preslois » et Jocelyne d’Oultremont recherchaient des informations et si possible des documents sur la colonie de « Sol ». Je leur ai fait parvenir la copie de quelques documents provenant des archives de « Sol » et la traduction d’un article tiré du journal yiddish Bulletin de Solidarité que « Sol » publiait dans l’immédiat après-guerre. Et c’est à la suite de ce contact que « Patrimoine Preslois » nous a invités à venir leur rendre visite. Quelques anciens de la colonie (dont on voit d’ailleurs certains sur des photos de l’époque) ont évidemment accepté cette invitation avec grand plaisir et nous nous somme retrouvés à Presles jeudi 31 mars. Nous étions 6. Aucun d’entre nous n’avait imaginé la réception que Jocelyne d’Oultremont et Roland Henin

avait préparée ! Quelle émotion, quelle chaleureuse ambiance, quelle hospitalité, quelle générosité tous ceux qui nous ont accueillis ont exprimée ! Simplement, sans tambour ni trompettes, avec bienveillance, avec affection, ils nous ont replongés dans un épisode de notre enfance … Ils ont commencé par nous offrir le café au centre culturel de Presles dont, pour vous donner une idée de l’importance, la grande salle de spectacle peut accueillir plus de deux cents personnes. On nous a proposé le programme de la journée sans trop en donner les détails car, comme on l’a constaté par la suite, il y avait une surprise… Nous avons commencé par aller voir l’ancienne colonie, la « petite maison de Blanche-neige » comme nous l’appelions à l’époque. On n’a évidemment pas reconnu la maison, car si nous avons vieilli, la maison, elle, a rajeuni ; ce qui était un home pour enfants débiles (dans le sens de faibles) et sous-alimentés depuis 1940 est actuellement divisé en deux habitations ; une coquette maison habitée par ses propriétaires Daniel Deravet et Claudine Lenoir et une deuxième maison appartenant à une autre personne. Daniel Deravet et Claudine nous ont ouvert la maison que nous avons pu visiter à loisir, et nous ont offert l’apéritif. Nous avons tous reconnu le petit jardin en pente qui descend vers la rivière (la Bième), on a vu l’escalier qui mène vers le jardin de-

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puis la terrasse arrière inchangée, escalier qu’on voit d’ailleurs sur une des photos de nos archives… Nous étions plutôt silencieux. La balançoire à bascule dont nous nous souvenions tous n’était plus là, mais c’était bien le jardin de la « petite maison de Blanche-Neige ». Nous sommes ensuite allé prendre la collation de midi dans le local de l’ASBL. C’est une ancienne école. Nos amis de « Patrimoine Preslois » avaient tout préparé, choix de boissons et délicieux sandwichs. Outre Jocelyne et Roland, il y avait le président de l’ASBL, Eugène Gravy, dont le père, historien amateur, avait, de son vivant déjà, publié le résultat de ses recherches sur l’histoire de Presles, l’écrivain Jules Boulard plein d’humour et au visage souriant et orné d’une superbe moustache, Solange Henin (qui avait préparé la collation avec Jocelyne), Daniel Deravet nous avait également rejoints. Roland Henin nous a parlé des activités de « Patrimoine Preslois » et surtout puisque nous représentions en quelque sorte « Sol » et que c’est le souvenir de la colonie de Presles qui nous réunissait, il nous a rapporté un témoignage très récent grâce auquel nous avons enfin la réponse à la question : comment se fait-il qu’en 1945 c’est à Presles que « Sol » a ouvert sa première colonie de vacances ? Il s’agit du témoignage de José Deridder, âgé aujourd’hui de 82 ans, témoignage recueilli il y a quelques jours lorsque cet habi-

La photo est prise à l’arrière de la maison. On reconnaît Rosa Joffe, épouse de Leib Joffe, premier directeur de la colonie, Rachel Bachman qui fut « la » cuisinière de presque toutes les colos, Guta Rozencwajg fille du Directeur de l’éphémère « yidishe shul » de « Sol » et, parmi les enfants, Rachel Joffe à côté de sa mère et, au dernier rang, Berthe Tuchman, Monique Buhbinder, Léon Buhbinder, Max Tuchman et d’autres qui se reconnaîtront eux-mêmes.

tant de Farciennes a appris la visite d’anciens de la colonie de Presles et dont voici la retranscription. Je me souviens très bien de certains moments de la guerre, les voyages à Presles en font partie. J’avais 10 ans en 1940. Ma maman, infirmière dirigeante à Farciennes me demandait parfois de repasser de l’école par son dispensaire. Quand j’arrivais, il y avait deux ou trois enfants qui attendaient dans la salle d’attente avec leurs bagages. Vers 17 heures, le taxi de M. Oscar Dupont venait nous prendre pour nous conduire à Presles. J’étais toujours du voyage et les enfants étaient considérés comme mes petits copains ! Cela se passait toujours à la même heure, la surveillance allemande semblait relâchée en fin d’aprèsmidi ! Je garde en mémoire le taxi, car il avait deux sièges rabattables à l’avant, détail important aux yeux d’un enfant de 10, 12 ans. À Presles, je restais dans la voiture avec le chauffeur, je me sou-

viens vaguement qu’il y avait des lits à étage dans la maison, ce que je voyais au travers de la fenêtre. J’avais pour consigne de me taire sur ces voyages, je me souviens que les fermiers de Presles ravitaillaient la cache aux enfants. À cette époque, la directrice était Lucy Bonne, une assistante sociale qui est devenue l’épouse de Samuel Brogniez, bourgmestre de Farciennes. Ces activités étaient organisées par Samuel Brogniez, grand résistant bien souvent en « vacances » forcées à la citadelle de Huy. Ma maman était responsable du service social ; déjà en 1938, elle avait accueilli des enfants espagnols pour les placer dans des familles. En 1945, j’avais 15 ans et tout était différent ; je venais camper à Presles avec mes scouts, dans le parc, au pied de la croix de bois qui surplombait la prairie en pente vers l’étang. En sortant, dans le parc, je voyais et j’entendais les enfants de la colonie qui jouaient sur le terrain derrière la maison de Daniel Deravet.

J’ai la certitude que ma mémoire de 82 ans m’est toujours fidèle pour ce qui concerne cette époque. Pendant la guerre, il y avait bien une cache pour les enfants à Presles mais comme c’était secret, on n’en retrouve pas la trace… Ce n’est donc pas par hasard que dès 1945, le 51 rue de la Rochelle à Presles a été la première colonie de vacances de « Sol » ; c’était déjà un home pour enfants pendant la guerre, et c’est vraisemblablement le CDJ de Charleroi, avec des résistants de Farciennes et de Presles qui avait organisé la cache d’enfants juifs à Presles. En tout cas, immédiatement après la libération du pays, la commune de Farciennes a cédé le bail de location du home à « Solidarité juive » et lui a aussi laissé le mobilier. Après la collation, nous sommes invités à faire une longue promenade dans le très grand domaine du château du comte d’Oultremont pour notamment admirer les tapis de jonquilles dans les sousbois. Et là, arrivés devant le château, une nouvelle surprise nous attend ; c’est Daniel Faïni et ses deux superbes chevaux ardennais, Fauvette et Bijoux, deux colosses de presque 800 kg chacun, doux comme des agneaux, attelés à un « char à banc ». C’est donc confortablement installés que nous parcourons l’immense parc et que nous admirons les tapis de jonquilles et nous apercevons même furtivement quelques chevreuils qui y vivent en liberté ! Nous sommes rentrés à Bruxelles en songeant déjà à organiser une gentille petite réception chez nous pour nos nouveaux amis de Presles, dont deux ou trois se souviennent encore de nous avoir vus enfants, jouer heureux et insouciants après les sombres années de guerre. ■

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activités vendredi 6 mai à 20h15

Qui sont les Frères musulmans ? Conférence-débat avec

Brigitte Maréchal,

islamologue, directrice du Cismoc (Centre interdisciplinaire d’études de l’islam dans le monde contemporain), auteur de Les Frères musulmans en Europe. Racines et discours, PUF, 2009

Michaël Privot,

administrateur d’une mosquée à Verviers et membre des Frères musulmans, coauteur du livre d’entretiens Tareq Oubrou, profession imam, Albin Michel, 2009 Ils incarnent le danger islamiste, au même titre que les salafistes dont on ne voit pas ce qui les en distingue. Ils inspireraient Tariq Ramadan, qui s’en défend. Ils sont aux portes du pouvoir en Égypte, tandis que le Hamas est leur branche palestinienne. Sont-ils une menace en Europe ? Bref, tout le monde les craint, mais que sait-on vraiment d’eux ? PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

vendredi 13 mai à 20h15 La Tunisie après Ben Ali : vigilance et espoir Conférence-débat avec

Nadia Essalah et Rafaël El Ghraïbi,

vendredi 27 mai à 20h15 Kazerne Dossin, Mémorial, Musée et Centre de documentation sur l’Holocauste et les Droits de l’homme Conférence-débat avec

Ward Adriaens,

historien et directeur de Kazerne Dossin

Le Musée Juif de la Déportation et de la Résistance situé dans une partie de l’ancienne caserne Dossin à Malines sera fermé à partir de septembre 2011. Dès juin 2012, il sera remplacé par le nouveau musée Kazerne Dossin. Ward Adriaens nous parlera des sources du Centre de Documentation et de l’activité du Musée. Il nous présentera en illustrant son propos le futur musée qui s’installera dans un nouvel espace situé juste en face de la Caserne Dossin. La construction a commencé au début de cette année. PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

VIAVÉLO PALESTINA 14 mai 2011 randonnée à vélo dans Bruxelles Action citoyenne pour amener l’État d’Israël à respecter le droit International, promouvoir l’action Boycott - Désinvestissement - Sanctions (BDS) et appuyer la campagne contre Dexia

porte-paroles du Front du 14 Janvier – Belgique

Départ à 10h Rond Point Schuman

Luiza Toscane,

Points de ralliement 12h30 Parc Paul Garcet (angle Place Cardinal Mercier - rue Léon Theodor) : apporter son pique-nique 14h30 Place de la Vaillance - Anderlecht (métro Saint-Guidon) 16h00 Arrivée Place Bethléem - St-Gilles : stands, animation, prises de parole, musique

bénévole à l’Action Chrétienne pour l’Abolition de la Torture et spécialiste de la Tunisie Dans le sillage de la chute de la dictature est né le Front du 14 Janvier, regroupement pluraliste de gauche qui entend défendre et approfondir le processus révolutionnaire, sur les plans démocratique et social, et combattre ce qui reste de l’ancien régime. Le Front du 14 Janvier – Belgique s’est adressé à l’UPJB pour organiser une rencontre judéo-arabe en solidarité avec la « Révolution de Jasmin ». L’occasion aussi de discuter de la place des Juifs dans la société tunisienne, sous la dictature et aujourd’hui. Nous avons également invité Luiza Toscane, militante des Droits humains indépendante qui a suivi depuis une vingtaine d’année la question des prisonniers politiques et de la torture sous Ben Ali. PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

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Programme exceptionnel : Fanfare d’accordéons, Chorale de l’UPJB, Check Point Singers, Brecht, Eislerkoor, GAM Avec le soutien de Association Belgo Palestinienne - CGSP Enseignement – CNAPD - CNCD 11 .11.11 – EPJPO - Génération Palestine - Groupe Proche-Orient Santé - Intal – MOC Bruxelles - Mouvement Chrétien pour la Paix - Mouvement Citoyen Palestine – Palestina Solidariteit - Groupes PJPO : Braine-l’Alleud, Ittre, Mazerine, Nivelles - Plateforme Charleroi Palestine - Service civil international - Solidarité socialiste - Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB)...

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vie de l’upjb 19 avril 1943 - 19 avril 2011 COMMÉMORATION DE L’INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE LES ALLOCUTIONS

Des mots d’une brûlante actualité ANNE GRAUWELS, CO-PRÉSIDENTE DE L’UPJB

C

hers amis, nous sommes réunis ici aujourd’hui, comme chaque année, pour commémorer le 19 avril 1943, le début de l’Insurrection des habitants du ghetto de Varsovie, la première et la plus importante des révoltes urbaines contre l’occupant nazi. En effet, en avril 1943, dans le ghetto de Varsovie, quelques centaines de jeunes gens armés de revolvers, voués à une mort quasi certaine, ont tenu en échec pendant trois semaines l’armée la plus puissante du monde. Cette nouvelle se répandit dans toute l’Europe occupée et devint le symbole de toutes les résistances. Le 23 avril, les insurgés lançaient « l’appel de l’organisation juive de combat », une déclaration à la population polonaise, qui est entrée dans l’Histoire, et qui fut diffusée à l’époque dans les publications clandestines et placardée dans

les rues par des antifascistes polonais. Ils s’adressèrent ainsi au monde hors du ghetto « Polonais, citoyens, soldats de la liberté, dans le grondement des canons (…), nous nous adressons à vous, nous les prisonniers du ghetto et vous envoyons nos saluts les plus fraternels, (…) nous savons que c’est avec douleur et dans les larmes, avec admiration et dans l’horreur face à l’issue du combat, que vous assistez à la guerre que nous menons depuis plu-

honneur et le vôtre, pour notre dignité humaine, sociale, nationale et la vôtre. » Jamais ces mots n’auront été autant d’actualité. Dans le monde arabe, de Sidi Bouzid à Tunis, du Caire à Benghazi, de Manama à Sanaa, des hommes et des femmes se sont soulevés contre leurs dictateurs. Et tous et toutes le proclament, c’est leur dignité d’humains qui est en jeu. Et pour cette dignité retrouvée, ils sont prêts désormais à se battre jusqu’au bout, car quand la peur bascule, c’est la liberté et la dignité que l’on gagne. Nous aurons donc cette année une pensée toute particulière pour Mohamed Bouazizi

la misère ». En ce 19 avril et en ce lieu si particulier où les murs sont couverts des noms de nos disparus, où la simple inscription de leurs noms les fait entrer dans la mémoire collective et dans l’histoire et leur rend ainsi leur dignité d’humains, nos pensées vont également à Maxime Steinberg, qui nous a quitté en l’été 2010. Maxime Steinberg, le compagnon de route et l’historien qui par sa rigueur et son courage, sa quête inlassable de la vérité sans concessions, a su nous restituer notre histoire.

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qui fit basculer la peur de tout un peuple en faisant ce geste inouï car « plutôt mourir que vivre dans

parfois des formes particulières, ainsi qu’en témoigne l’histoire de Maude Cols que nous accueillons aujourd’hui, dont le père fut adopté par une famille juive communiste que nous connaissons bien, la famille Kacenelenbogen. Mais là ne s’arrête pas l’histoire commune avec l’UPJB. Maude, quant à elle, a fréquenté le groupe Victor Jara du mouvement jeunes de l’UPJB. En octobre 1999, elle a mené avec l’aide de l’UPJB une lutte courageuse contre l’expulsion de 74 Roms slovaques, une lutte qui bloqua le gouvernement pendant 11 jours. ■

Unis dans nos différences et nos complémentarités MAUDE COLS, REPRÉSENTANTE DU CONGRÈS NATIONAL GITAN

L

sieurs jours contre l’occupant (…). Nous nous battons pour notre liberté et pour la vôtre, pour notre

Aujourd’hui, nous accueillons la communauté tsigane, qui a eu le triste privilège de partager le sort des Juifs sous le nazisme. Ce peuple tsigane que l’on oublie parfois, trop souvent – leurs noms sont-ils seulement inscrits sur un mur ? –, ce peuple dont on ne connaît pas bien l’histoire, qui ne rentre pas dans le moule, qui ne se laisse pas enfermer dans une définition excluante, ce peuple-là est encore aujourd’hui victime d’ostracisme et de racisme, et peut-être pire encore, victime du paternalisme de certaines autorités officielles. Le lien entre Juifs et Gitans prend

a survivance du peuple rom est aujourd’hui, plus encore que par le passé, un défi. Depuis ses lointaines origines indiennes et tout au long de ses déplacements pacifiques, ce peuple n’a cessé de connaître la persécution. Au plus près de nous, la politique génocidaire d’Hitler. Simon Wiessenthal chiffre à deux mil-

lions l’holocauste tsigane dans les camps et les prisons. Mais tous les autres ? Les témoignages des populations européennes sous la botte allemande abondent sur leurs exécutions massives, partout où on les trouvait : dans les champs, dans les forêts, sur les routes… et, comment oublier tous les Tsiganes morts en combattant dans les armées régulières ou parmi les partisans ? Et les jeunes Tsiganes enrôlés de force dans les SS ou à la Wehrmacht, évadés, repris et fusillés. La majorité des victimes tsiganes sera assassinée par balles sur les bords des routes d’Europe.

500.000 d’entre-elles seront déportées vers des camps de concentration nazis, où elles seront exterminées. La plupart des pays d’Europe ont participé à l’extermination des Tsiganes. Souvent ils ont organisé leur élimination et le pillage de leurs richesses, déjà avant l’occupation. Dans la semaine du 18 au 25 septembre 1933, en Allemagne, aura lieu une rafle de 10.000 mendiants et vagabonds. Ils furent arrêtés et internés dans des camps de concentration. Cette opération fut menée par la police aidée par des SS et des SA. Dès 1935, des camps de concentration pour Tsiganes sont mis en fonction à la périphérie des villes (ex : camps de Cologne en avril 1935) En Belgique et en France, l’occultation de l’histoire est particulièrement hideuse : aucune enquête n’a jamais été ouverte sur

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vie de l’upjb ➜ les crimes perpétrés contre les Tsiganes avant et pendant l’occupation, ni même sur les déportations des Tziganes par les nazis et leurs collaborateurs. La seule et unique « recherche » historique qui ait eu lieu en Belgique, relative à cette époque, fut réalisée sur le « convoi Z ». Ce pays n’a jamais entamé, ni accompli le devoir moral de mettre en lumière l’attitude coupable qu’il a eue à leur égard. Des archives existent pourtant, et ont été placées en sécurité en Hollande : elles concernent entre 30.000 et 60.000 Tsiganes belges… Par contre, le rejet de ce peuple est enraciné partout et dans toutes les mentalités, comme si l’éructation de Hitler continuait à résonner dans nos esprits et à dicter en nous le dégoût pour l’autre : le sale, le mendiant, le voleur… […] La Shoah est le seul génoci-

de où un travail de mémoire a été entamé. C’est donc un symbole qui sert précisément d’exemple à toutes autres reconnaissances de génocides pour lesquels aucun travail de mémoire n’a jusqu’à ce jour été entamé parmi lesquels le Poxajmos – génocide des Tsiganes. Les Tsiganes ne peuvent parler des morts, ni citer leurs noms, pour cette raison la mise en perspective du fait historique devient très difficile. De plus, ayant connu un anéantissement historique duquel ils n’ont pu se relever jusqu’aujourd’hui, ils ne sont pas en mesure de se faire entendre. Ce sont donc, du moins en partie, les Juifs qui se sont fait l’écho de notre histoire, qui en ont pris, pour nous, la responsabilité. Cette spécificité de la tradition juive et des communautés politiques juives, de recherche de la vérité historique, de la mise en lumière du concept de génocide, de

l’invention du devoir de mémoire, du devoir de liberté aussi, fait toute l’utilité des Communautés juives au côté de nos Communautés gitanes. […] Parce qu’on a toujours raison de se révolter, je remercie l’UPJB de m’offrir cette tribune à l’occasion de la commémoration de la révolte du Ghetto de Varsovie, et je fais le vœu que les liens qui se sont renforcés aujourd’hui perdurent et que selon la tradition gitane nous soyons unis comme les dix doigts de nos mains, dans nos différences et nos complémentarités. Mains ouvertes, comme le firent les résistants gitans, c’est ainsi, chers amis juifs, chers amis résistants, camarades, que je vous salue. ■

Éveiller le sens critique des jeunes ALICE DESMEDT ET YVAN ROTHER, MONITEURS À L’UPJB-JEUNES

N

ous sommes aujourd’hui à nouveau réunis pour commémorer, nous souvenir et rappeler aux autres le sens profond

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du combat des insurgés, symbole d’une lutte pour la liberté et la dignité des peuples et des individus. Ces jeunes Juifs, à peine plus âgés que nous, ne se sont battus ni pour leur profit, ni pour un territoire. En se soulevant, ils ont rappelé leur appartenance au genre humain. En prenant les armes contre ceux qui voulaient les anéantir, ils se sont raccrochés à la vie et sont devenus des hommes libres. Leur message dépas-

sait – et dépasse encore – le cadre du génocide dont ils ont été victimes ; il visait à combattre toute oppression d’une communauté par une autre, toute forme d’injustice, d’intolérance ou de mépris. Nous voulons aujourd’hui également rendre hommage aux trois jeunes résistants qui, le même 19 avril 1943, ont arrêté le XXe convoi, ainsi qu’à tous ceux qui ont résisté dans l’ombre, ceux dont l’héroïsme fut de rester debout et de survivre dans un système qui leur refusait le droit à la vie. Cette résistance, moins spectaculaire et plus discrète est pour nous tout aussi fondamentale et héroïque. En tant que moniteurs à l’UPJBJeunes, nés au moment du génocide des Tutsi et de la guerre en Yougoslavie, témoins de conflits idéologiques, religieux et raciaux, de luttes d’intérêts politiques et économiques et héritiers d’une histoire, nous souhaitons que sa mémoire devienne l’affaire de tous, et pas seulement des Juifs. Qu’elle soit une mémoire collective car, contrairement à la mémoire individuelle, pour continuer à vivre, elle doit s’insérer dans l’actualité et permettre de tirer les leçons du passé. Le « plus jamais ça ! » ne doit pas cacher l’exigence actuelle de vigilance et de résistance. Monsieur Hessel, vous qui appelez les jeunes à s’indigner, croyez-nous, nous n’avons pas dû chercher longtemps nos « motifs d’indignation ». En effet, aujourd’hui encore, des murs s’érigent, des voix cherchent à se faire entendre et des gestes de désespoir nous rappellent que le combat des insurgés est loin d’être gagné.

Le Chant des Partisans juifs, par la chorale de l’UPJB. Photos Henri Wajnblum

Par le choix de noms de groupe, des thèmes de camp, par l’engagement auprès des sans-papiers, la participation aux manifestations contre le racisme et la guerre, nous entendons éveiller le sens critique des jeunes, développer leur esprit de solidarité et établir un lien entre les luttes passées et actuelles. Marek Edelman, dernier survivant de l’Organisation Juive de Combat du ghetto, expliquait que les insurgés avaient décidé « de mourir les armes à la main, ultime acte pour la sauvegarde de la dignité ». Nous, nous avons la chance de ne pas devoir nous battre avec des armes. Nous ne voulons pas attendre, et devoir être des héros, pour agir. Nous savons que la solidarité et l’appui de la population ont fait la force de la résistance. Et nous savons également que l’indifférence permet au crime de se perpétuer. Nous ne voulons pas être seulement témoins du monde qui nous entoure. Le succès de l’extrême droite, le retour de l’obscurantisme et la montée des réflexes xénophobes, les discriminations et les injustices sociales exigent que

l’on perpétue le combat des insurgés, que l’on condamne et combatte les dérives nationalistes et racistes qui gangrènent nos sociétés ; l’existence des centres fermés pour étrangers, les milliers de victimes des conflits armés font qu’aujourd’hui plus que jamais, nous devons exiger pour tous les peuples sans exception, comme nous l’avons exigé pour nous-mêmes, le droit de vivre libres et dans la dignité, le droit de déterminer souverainement leur destin. Monsieur Marek Eldelman, vous qui vous en remettiez aux générations futures « pour que le souvenir de tous ses combats ne s’efface pas », Monsieur Hessel, vous qui vous adressez « avec affection » « à ceux et celles qui feront le 21e siècle », nous sommes convaincus que vous vous seriez joints à l’hommage que nous rendons également aujourd’hui à Juliano Mer Khamis, ce Juif palestinien, « combattant pour la liberté » qui, armé de culture, d’histoire et d’art, entendait lutter contre la « violence brute » d’un État, « qui empeste de rationalisme et de suprématie et se prétend éclairé ». ■

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UPJB Jeunes Entre fête légendaire et histoire contemporaine NOÉMIE SCHONKER

C

ette année, les parents et les adultes étaient tenus à l’écart des festivités, seuls les enfants et les monos avaient droit au chapitre d’Esther et de Mordechaï, du roi Assuérus et du vilain Haman. Nul atelier de cuisine, de crécelles ou d’improvisation, l’aprèsmidi de Pourim commença par un intrigant meurtre. « Perse, 480 avant J.C., Shlomo a été vu pour la dernière fois aux alentours du château royal vers 18H. L’heure du crime est estimée à 20h. Chers juifs de Perse, nous avons besoin de vous pour mener cette délicate enquête. Nous allons vous diviser en quatre équipes d’inspecteurs et vous demander d’amasser le plus d’indices possibles afin d’arrêter le lâche criminel. Une série de personnages, témoins ou suspects, devront être interrogés. La veuve éplorée, le Roi Assuérus et sa femme Esther, Mordechaï, Haman, la cuisinière du château et de simples badauds vous attendent au parc. Une fois votre enquête achevée, nous organiserons un procès afin que crime soit puni ! » Et voilà la jolie ribambelle d’enfants, colorée et déguisée, investie d’une mission de la plus grande importance, déambulant dans les rues saint-gilloises, sous les regards ahuris et amusés des passants. Afin que ce « cluédo de Pouri » fonctionne, l’instigateur du crime fut le roi Assuérus qui, le procès

le prouvera, avait agi sous l’influence d’Haman, avide de pouvoir et antisémite jusqu’aux bouts des ongles. Après le procès, après la chasse à l’homme, Esther invita tout le monde à un « grand festin » où l’on mangea des oreilles d’Haman encore chaudes, des fruits savoureux et des gâteaux sucrés à merci. Les jus et l’eau de couleur vive coulèrent à flot, les babines jamais assez rassasiées en demandèrent encore et encore tandis que le joyeux brouhaha battait son plein. Repus, joues roses et collantes, assis devant l’estrade, les enfants écoutèrent l’histoire, la « vraie », de Pourim. Sacha au micro, les monos en pantomimes derrière, les enfants se déchaînèrent dès que le nom d’Haman fut prononcé, encouragèrent Esther à dévoiler son identité et à sauver son peuple, crièrent victoire une fois le complot déjoué. Petite après-midi ensoleillée, entre nous, passée en un éclair... Changement de registre, entretien de la mémoire, quelques monos et les Jospa se rendent à la Caserne Dossin de Malines pour visiter le Musée de la Déportation et de la résistance, accompagné de Jo Szyster qui leur servira de guide. Récits et impressions récoltées au retour : « Les moniteurs tenaient à emmener les Jospa à Malines. Véritable antichambre de l’extermination des Juifs, l’histoire qui s’y est déroulée fait partie de celle de l’UPJB, des Juifs, de la Belgique. Nous devons la connaître, la gar-

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der en mémoire. Par ailleurs, chaque année, les moniteurs et l’UPJB se rendent à la commémoration qui y est organisée, ce qui impose également de connaître ce lieu de l’intérieur, de savoir ce qu’il a représenté, ce qui s’y est passé. En général, les sorties au musée n’enchantent pas les Jospa, c’est-à-dire les jeunes de 13 à 15 ans. Mais cette fois-ci, ils ont accroché dès le début de la visite. Ça les intéressait. Il faut dire que ce musée est impressionnant : images d’époque exposées à l’endroit même où l’on rassemblait les Juifs avant de les envoyer dans les camps. Mais, le fait que ce soit Jo Szyster, un adulte de la maison qui nous fasse la visite, et non un guide du musée, a rendu celle-ci plus prenante, plus bouleversante. Jo a réussi à adapter la visite à son public, des jeunes upéjjibiens complètement captivés. Il a d’abord rappelé des notions d’histoire afin qu’ils puissent suivre la visite sans se sentir largués et précisé ce que « race », « génocide », « antisémitisme », etc, voulaient dire. Ces informations étaient ponctuées d’anecdotes personnelles ou concernant d’autres membres de l’UPJB, rendant ainsi l’exposé plus vivant, la visite si touchante. Le groupe a particulièrement été sensible lorsque Jo a parlé de la famille Jospa et de son rôle dans la résistance. Nos jeunes « Jospa » étaient tout sourire, fiers de porter ce nom ! Nous avons terminé la visite par les caves où se trouvent les pho-

tos des déportés. Il y eut un long moment de silence. Nous étions tous submergés par l’émotion. Il faut dire que ces photos sont particulièrement choquantes et touchantes. C’est sur ces images que nous avons quitté, secoués, jambes sciées, Jo et le musée. « Cette visite m’a fait découvrir énormément de choses que j’ignorais. De plus, le guide a vécu cette époque, cette guerre. Je trouve que c’est un élément qui a fait que la visite était si bouleversante. » Salomé (Jospa) « Ce n’était pas la première fois que je me rendais au Musée de Malines, or cette expérience me secoua. Je ne m’attendais pas à être si perturbé car j’étais sûr que ce musée je le connaissais trop bien. C’est très différent d’avoir des explications de quelqu’un que l’on connaît et qui est, de surcroit, de ma famille. L’histoire nous semble plus proche, plus réelle encore, grâce aux anecdotes personnelles et aux liens faits avec notre époque. Tout paraissait s’enchaîner si simplement. Comme si tout le monde connaissait les détails de l’histoire. Parfois, aucun mot ne pouvait décrire les photos mais nous comprenions tous de quoi il s’agissait. C’est notre histoire et celle de l’UPJB que nous sommes en train de revivre. En sortant, j’avais la nausée tellement j’étais secoué, peut-être étais-je trop jeune les premières fois, lorsque j’avais l’âge des Jospa, pour comprendre ce musée comme je l’ai compris ce dimanche. Le temps de retourner à la gare, de réfléchir à cette visite, la nausée avait disparu et la vie repris son cours, comme si l’on ne s’était arrêté qu’un instant pour regarder en arrière. » Sacha (moniteur) Sacha, Milena, Lucie, Charline et Maroussia, quelques moniteurs. « Et si la transmission ne pouvait pas faire l’impasse de l’émotion ?»

Carte de visite L’UPJB Jeunes est le mouvement de jeunesse de l’Union des progressistes juifs de Belgique. Elle organise des activités pour tous les enfants de 6 à 15 ans dans une perspective juive laïque, de gauche et diasporiste. Attachée aux valeurs de l’organisation mère, l’UPJB jeunes veille à transmettre les valeurs de solidarité, d’ouverture à l’autre, de justice sociale et de liberté, d’engagement politique et de responsabilité individuelle et collective. Chaque samedi, l’UPJB Jeunes accueille vos enfants au 61 rue de la Victoire, 1060 Bruxelles (Saint-Gilles) de 14h30 à 18h. En fonction de leur âge, ils sont répartis entre cinq groupes différents.

Bienvenus pour les enfants de 6 ans ou qui entrent en

Les 1ère primaire Moniteurs :

Alice : 0477/68.77.89

Axel : 0471/65.12.90 Josepha : 0479/19.15.15 Charline : 0474/30.27.3 Les pour les enfants de 7 à 8 ans Moniteurs : Shana : 0476/74.42.64 Sacha : 0477/83.96.89 Lucie : 0487/15.71.07 Milena : 0478/11.07.61 Les pour les enfants de 9 à 10 ans Moniteurs : Mona : 0474/42.37.72 Manjit : 0485/04.00.58 Fanny : 0474/63.76.73 Clara : 0479/60.50.27 Les pour les enfants de 11 à12 ans Moniteurs : Lenny : 0474/94.88.15 Valentine : 0494/59.43.09 Sarah : 0471/71.97.16 Totti : 0474/64.32.74 Les pour les enfants de 13 à 14 ans Moniteurs : Yvan : 0474/35.96.77 Marie : 0472/67.11.09 Noé : 0472/69.36.10 Maroussia : 0496/38.12.03

Marek

Janus Korczak

Émile Zola

Yvonne Jospa

Informations et inscriptions : Noémie Schonker - noschon@yahoo.fr - 0485/37.85.24

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écouter J’aime Sardou NOÉ

« J’aime mon prochain, j’aime mon public/ Tout ce que je veux c’est que ça clique/ Je me fous pas mal des critiques/ Ce sont des ratés sympathiques/ J’suis pas un clown psychédélique/ Ma vie à moi c’est la musique ».

R

obert Charlebois vise juste lorsqu’il dresse le portrait d’un gars bien ordinaire qui se rêve chanteur populaire. Populaire ou mainstream ? Pour le peuple ou facile d’accès ? Peuton limiter la demande du peuple à des mélodies simplistes et à des propos élémentaires ? Mais il y a quarante ans, ce peuple n’écoutait-il pas Jean Ferrat ? Sentiments universels. Un langage qui ne change pas, ou à peine. Artistes nécessaires qui rassemblent les foules, qu’importe les classes sociales. La question est vaste. Et comment l’aborder sans laisser transparaître une dérision bobo et condescendante. Celle que je retrouve à chaque page de Serge, magazine français qui ose comparer des jeunots sans histoire à Gainsbourg. Il y a cette nouvelle Fnac quasi voisine de mon école dans laquelle il me plaît de flâner et de jouer les guides. Il y a ce vieux couple qui s’y ballade. La femme porte un tee-shirt Elvis Presley. Je dissèque l’accent bruxellois. Ils ne s’y retrouvent pas. Et de ma voix ferme et virile je leur souffle « Bernard Lavilliers ? C’est juste là ». Puis il

y a ce costard-cravate qui hésite. Jamais seul, le dernier Johnny, version simple ou collector ? Quand Gérard Manset m’étouffe de ses surcharges, qu’HubertFélix Thiéfaine se répète à quêter l’inouï. Quand Jean-Louis Murat m’anesthésie de son infatigable langueur, que Damien Saez me torture à se flinguer. Quand je m’ennuie de Dominique A, à lui chercher des défauts, en vain. Alors j’aime Michel Sardou. J’aime Jean-Jacques Goldman. J’aime Johnny Hallyday. Sans détours. Les questions de chacun, des réponses pour tout le monde. Passepartout. Peu importe les serrures, ils ont les clés. * Ah, ce bon vieux Sardou. Mon père manifestait jadis contre sa venue à Bruxelles, et me voilà à lire sa biographie. Nous sommes cinq dans notre petite auto. En route pour la Drôme. Canicule asphyxiante, nous en avons pour une dizaine d’heures. Pour masquer la chaleur et la distance, Christine m’offre deux cassettes audio. Deux compilations de chanson française. Salvatore Adamo, Gérard Lenorman, Michel Delpech. Et « Les ricains » de Sardou. Le propos m’échappe un peu et la mélodie me perturbe. J’ai déjà entendu ça quelque part. De retour à Bruxelles, tout s’éclaircit. Je ressors les archives d’un des premiers concerts

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de Renaud, que je m’étais procuré en fouillant la toile. « Argenteuil 1976 ». Renaud provoque Sardou de manière sardonique, en reprenant un de ses grand succès. « Si les ricains n’étaient pas là/ Vous seriez tous en Germanie/ Vous savez aussi bien que moi/ Qui a osé dire cette connerie.../ Si Charles Martel n’était pas là/ Nous serions tous en Arabie/ Nous serions tous en djellaba/ Et en dromadaire dans Paris.../ Si Michel Sardou n’était pas là/ Le show business sentirait bon/ C’est peut être un peu dur ce que je dis là/ Mais j’ai pas pitié pour les cons ». J’avais donc une idée toute faite de l’homme autant que du chanteur. Pendant une dizaine d’années, je l’insultais à chaque fois que quelqu’un y faisait référence. Peu à peu, je nuance. Je l’apprécie, parfois. Vingt-sept janvier deux mille six, vingt heures quarante-cinq, France 2. J’ai rendez-vous avec ma télévision et la « Fête de la Chanson Française ». La mièvrerie du duo Françoise Hardy/Alain Souchon, je m’en souviens encore, comme des larmes versées par Henri Salvador le même soir. Un des hommes de la soirée, c’est Sardou. « Parlons aussi fraternité/ D’où que tu viennes/ Bienvenue chez moi/ En sachant qu’il faut respecter/ Ceux qui sont venus longtemps avant toi ». Qu’en penser ? Idéologiquement, j’ai vite fait le tour de la question. Puis, l’homme est imbuvable, orgueilleux,

moqueur. Mais il se fait porte-voix d’une certaine France. Une France qui m’écoeure, mais dont la voix n’en est pas moins non-négligeable. Je ne partage en aucun point les idées de Sardou. Mais moi, j’ai toujours associé chanteur « engagé » à chanteur de gauche. Alors un vieux réac qui l’ouvre explicitement au milieu de la meute, ça m’intéresse. Sardou se tranquillise mais flirte toujours avec le succès. « Être une femme 2010 » a séduit le grand public. Son regard sommaire, tantôt d’une certaine justesse, tantôt vieillot sur une classe moyenne dont il dresse le portrait comme un Bénabar, en plus chauvin et moins drôle, m’atteint. Même s’il a décrété récemment n’avoir jamais été de droite et même soutenir les Roms « car ce sont d’excellents musiciens, et qu’ils ne sont pas les seuls voleurs, il y a aussi les Italiens et d’autres encore… ». Très vague et limite dans ses propos aussi lorsque il se lance dans le portrait de La Femme des années 2010. « Depuis les années 80/ Les femmes sont des hommes à temps plein/ Finies les revendications/ C’qu’elles ont voulu/ Maintenant elles l’ont/ Ce sont toutes des femmes accomplies/ Sans vraiment besoin d’un mari / Femme capitaine de société…/ Question salaire ça ne va pas mieux/ Celui d’un homme coupé en deux ». Musiques bien ficelées, cordes et chorales. De la vraie variété. * « Elle aimait sa poupée, elle aimait ses amis/ Surtout Ruth et Anna et surtout Jérémie/ Et ils se marieraient un jour peut-être à Varsovie ». Jean-Jacques Goldman, c’est l’indémodable discret de la variété française. Qu’il se souvienne de sa famille, ses origines et ses luttes ou qu’il s’éga-

l’ont vu naitre et pour qui il continue de chanter. « Si tu peux rester digne en étant populaire/ Si tu peux rester peuple en conseillant les rois », Lavilliers le disait il y a vingt ans... * re dans des sentiers médiévaux, l’aura et le génie restent intacts. Mélodies qui s’agrafent à ma mémoire, violon aux accents yiddish, voix rassurante. Chacune de ses apparitions crée l’émeute. Un mystère. Inlassable. Je l’ai encore écouté cette nuit. Et « Natacha », cette chanson que j’aime tant : « De mille ans de froid, de toundra/ De toutes ces Russies qui coulent en toi/ De trop d’hivers et d’espoirs et d’ivresses/ Au chant des balalaïkas ».

Repas familial d’hier soir. « Johnny, c’est un con ». La discussion tourne fou. « Ne peuvent parler d’Hallyday que ceux qui connaissent réellement sa discographie », je tente d’imposer le point final. S’en prendre à Johnny, c’est s’en prendre aux milliers qui l’aiment, aux centaines qui ont laissé leur vie de côté pour enfiler celle de leur idole. Aux dé-

* « Entre les blocs entre les grilles », Nanard « court » toujours ! Les dernières nouvelles de l’« Exilé », toujours en cavale, sont désespérées dans le texte, excessivement dansantes pour le contexte. « Cause perdues et musiques tropicales », est une bouteille à la mer à l’envoi légèrement calculé. Des torrents d’amour. De somptueux « sourire en coin » à ses exotiques rencontres. Des coups de griffes vagues, un peu usés, à un gouvernement qu’il méprise : « Y a des censeurs partout/ Mentalité de flics/ Ou bien de courtisans/ rampants dans la milice…/ On se croirait à Vichy, chez Pétain/ Là où les étrangers, les Juifs, les Arméniens/ Étaient placardés là sur cette affiche rouge/ Là où Monsieur Bousquet disait : personne ne bouge ! ». Ca fait plus de quarante ans qu’il tient le gouvernail, loin des usines de SaintEtienne et des « mains d’or » qui

tails près. Il y a trois ou quatre ans d’ici, je dois choisir entre un camp UPJB et un concert de Johnny. Le choix est embarrassant. Pour me réconforter, et se moquer gentiment, mes monos mettent « Allumer le feu » le soir de la boum. Moi, j’aime Johnny. J’aime le clamer si fort que ça en devient suspect, je sais. Pas par provoc’. Ou à peine. J’ai ressorti son album Gang, vinyle qui avalait toute la poussière de ma cave. Et cette voix ! Un volcan. « Qu’on me donne l’envie/ L’envie d’avoir envie/ Qu’on rallume ma vie ». ■

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tribune

est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août) L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente)

Le paradoxe d’HEMA : exclure pour mieux intégrer ?

Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be

MICHAËL PRIVOT, IRÈNE KAUFER, FARIDA TAHAR ET STÉPHANE JONLET POUR TAYUSH*, GROUPE DE RÉFLEXION POUR UN PLURALISME ACTIF

U

ne fois n’est pas coutume, le foulard est revenu à l’avant de la scène, non pas dans l’enseignement mais dans l’entreprise, avec la décision d’un magasin de la chaîne HEMA de rompre le contrat d’une employée portant le foulard, suite aux plaintes de quelques clients. L’événement paraît anodin : une femme portant le foulard est priée de l’abandonner aux portes de son lieu de travail au risque de perdre son emploi. Elle refuse au nom du droit constitutionnel fondamental de tout individu de manifester ses convictions en privé comme en public, puis est licenciée au nom du « droit coutumier » du client-roi. Que faire ? De toute évidence, il faudrait appliquer le principe juridique le plus élevé en pareilles circonstances. Mais, vu que l’objet du litige est un foulard, le bon sens s’évanouit et l’employeur – un magasin de la chaîne HEMA – enfreint la loi en cédant devant les souhaits discriminatoires de ses clients. Plus interpellante, l’attitude de Randstad, son employeur direct, qui n’infirme pas la décision alors que, par ailleurs, il s’enorgueillit d’appliquer un code sectoriel volontaire de bonne conduite en matière de lutte contre les discriminations. En clair, si un client

demande à une agence Randstad de « filtrer » la main d’œuvre qu’elle lui envoie selon des critères non pertinents (genre, ethnicité…), celle-ci est tenue d’informer son client que cela est illégal et de tenter de le faire changer d’avis. Si le client s’obstine, l’agence se doit de refuser de traiter avec lui. Cependant, ce code ne sert la plupart du temps qu’à décorer les murs des agences, comme Randstad nous le démontre brillamment. Bien que la discrimination sur base des convictions religieuses soit rigoureusement interdite par la loi depuis plus d’une décennie, un grand nombre d’entreprises font systématiquement primer leur intérêt économique sur l’éthique. Cela démontre une fois de plus que, pour progresser vers une réelle égalité des chances, on ne peut compter sur une hypothétique autorégulation des entreprises ; les autorités publiques doivent leur imposer des limites claires. Plus alarmant encore, cette affaire ouvre une double brèche dans les fondations mêmes du droit à l’égalité de toutes et tous. La première, c’est que le débat sur le foulard envahit maintenant la sphère privée avec des conséquences potentiellement incalculables pour l’accès au marché du travail des personnes issues de

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minorités ethniques, culturelles ou religieuses. Au-delà de la légitimité ou non de la prise en compte de l’apparence d’un fonctionnaire dans l’exercice d’une fonction d’autorité, la fermeture de l’emploi privé que laisse augurer la récente décision d’HEMA et de Randstad s’annonce catastrophique. En effet, nombre d’individus compétents et motivés, de toutes convictions ou horizons culturels confondus, vont se retrouver marginalisés car ne rentrant pas dans les standards étriqués d’un marché de l’emploi essentiellement blanc-bleu-belge. Ce n’est pas en écartant du marché de l’emploi, pour des raisons non liées à leurs compétences, des segments importants de la population active que la Belgique parviendra à réaliser l’objectif européen pour 2020 de faire bénéficier d’un travail 75% de sa population active. Pire, l’exclusion de nombreux travailleurs qualifiés issus de minorités ethno-culturelles risque de gâcher pour longtemps leurs aspirations à contribuer au bien-être global de la société. La seconde, c’est que si l’interdiction préventive du port du foulard par peur de remarques négatives de la part de clients ne date pas d’hier, elle ne fut jamais officialisée comme motif de ruptu-

re d’un contrat. Cet aplatissement sans précédent devant les désirs du client-roi est particulièrement interpellant ! Où va-t-on placer la limite ? Si, en suivant cette logique, un client fait des remarques sur un employé noir ou arabe, ou encore gay, de sexe féminin ou ayant un handicap visible… Absurde ! Vraiment ? Ayons conscience de ce qu’implique dans l’organisation sociale le regard intolérant des autres. Comment oser aujourd’hui renvoyer à la face des minorités leur manque d’intégration quand on leur ferme les portes de l’émancipation par le travail les unes après les autres ? C’est d’autant plus absurde que cette nouvelle offensive contre le foulard ne touche évidemment que les femmes, au nom d’une « émancipation » qu’on bloque en les privant de l’accès à l’emploi, donc à l’indépendance économique et la possibilité de faire librement leurs choix de vie ! La question est grave, car elle interroge en profondeur le modèle de société que nous essayons de bâtir ensemble. Et nous ne voulons pas d’une société qui manque de souffle, de vision, de courage et se racrapote sur ellemême. Se priver des ressources de la diversité, c’est se condamner au délitement à plus ou moins brève échéance. Les sociétés les

plus dynamiques ont toujours été celles qui ont réuni leur diversité autour d’un projet commun et non celles qui ont extirpé de leur sein la différence. ■

* Tayush est un groupe composé d’individus qui, à titre personnel, se sont rassemblés pour réfléchir à et éventuellement s’exprimer à propos de la problématique du’ vivre ensemble’. Les membres de Tayush soutiennent un projet d’une société ‘inclusive’ basé sur un ‘pluralisme actif’ qui reconnaît l’apport des différences culturelles et accepte et valorise leur inscription dans l’espace public.

NDLR : Tayush ne doit pas être confondu avec l’organisation judéo-arabe Ta’ayush qui lutte en Israël et en Palestine pour la fin de l’occupation et l’égalité complète des droits civiques par une action quoitidienne non-violente.

Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann Simon Chabrillat Maude Cols Alice Desmedt Anne Grauwels Noé Yvan Rother Noémie Schonker Alexandre Wajnberg Jo Szyster Conception de la maquette Henri Goldman Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Compte UPJB IBAN BE92 0000 7435 2823 BIC BPOTBEB1 Abonnement annuel 18 EURO ou par ordre permanent mensuel de 2 EURO Abonnement de soutien 30 EURO ou par ordre permanent mensuel de 3 EURO Abonnement annuel à l’étranger 40 EURO Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier: établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB. Montant minimal mensuel: 10 EURO pour un isolé, 15 EURO pour un couple. Ces montants sont réduits de moitié pour les personnes disposant de bas revenus.

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agenda UPJB Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

vendredi 6 mai à 20h15

Qui sont les Frères musulmans ? Conférence-débat avec Brigitte Maréchal, islamologue, auteur de Les Frères musulmans en Europe. Racines et discours et Michaël Privot, islamologue, administrateur d’une mosquée à Verviers et membre des Frères musulmans, islamologue coauteur du livre d’entretiens d’entret Tareq Oubrou, profession imam (voir page 24)

vendredi 13 mai à 20h15

La Tunisie après Ben Ali : vigilance et espoir. Conférence-débat avec Nadia Essalah et Rafaël El Ghraïbi, porte-paroles du Front du 14 janvier - Belgique et Luiza Toscane, bénévole à l’Action Chrétienne pour l’Abolition de la Torture (voir page 24)

samedi 14 mai à partir de 10h

Viavélopalestina. Randonnée à vélo dans Bruxelles (voir page 25)

vendredi 27 mai à 20h15

Kazerne Dossin. Mémorial, Musée et Centre de documentation sur l’Holocauste et les Droits de l’homme. Conférence-débat avec Ward Adriaens, historien et directeur de Kazerne Dossin (voir page 25)

Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

club Sholem Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

jeudi 5 mai

« Modéliser l’atmosphère : comment ? Pourquoi ? » par Simon Chabrillat, chef du service de météorologie chimique à l’Institut d’Aéronomie Spatiale de Belgique

jeudi 12 mai

« Analyse de quelques grandes migrations humaines : Austronésiens, Bantous et Négritos » par Anne Schoonbroodt, historienne et écrivain poète

jeudi 19 mai

« L’affaire Buch ou le maccarthysme à la belge » par José Gotovitch, historien et professeur émérite à l’ULB

jeudi 26 mai

« L’actualité politique au Proche-Orient » par Henri Wajnblum

jeudi 2 juin Congé

Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be

Prix : 2 EURO


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