EXTRAIT - Pardalita - Joana Estrela

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Je ne suis pas allée en cours pendant deux jours.

C’était pas mal. Ma mère et Zé partaient le matin, j’avais toute la maison pour moi. Ça n’arrive jamais. Je n’ai rien fait de spécial, j’ai juste écouté de la musique plus fort.

Premier cours d’anglais depuis mon retour au lycée

En mon absence ils ont revu les verbes irréguliers. Ce sont des verbes qui n’ont pas un passé comme les autres.

L a professeure m’a donné une liste et elle a expliqué qu’« il n’y a rien à comprendre, il faut apprendre par coeur ».

Elle a dû voir ma tête blasée parce qu’elle a ajouté : « À vrai dire, tu as de la chance, l’anglais n’a pas beaucoup de verbes irréguliers, le portugais est bien pire ! »

Je doute que j’apprendrais le portugais si je n’étais pas déjà portugaise, madame. Il n’y aurait pas vraiment de raison.

L e seul mot sympa en portugais c’est « obrigadinha ». On ne peut pas traduire ça.

Luísa et moi nous sommes coupé les cheveux l’une l’autre

Trois doigts Cut Cut Cut (Verbe irrégulier)

Le truc c’est de ne pas les mouiller avant. Je me suis retrouvée avec une coupe au bol comme j’aime.

Mon père a dit que je ressemblais à un Beatles. Yeah Yeah Yeah

Mon père

Un week-end sur deux, je suis avec mon père. Quand j’étais petite c’était une corvée parce qu’il voulait sortir et je lui gâchais ses plans – je devais être au lit à dix heures et demie, je faisais des cauchemars, je voulais qu’il m’apporte un verre d’eau, qu’il s’assoie à côté de moi sur mon lit. Parfois il m’emmenait à des dîners chez des amis et je dormais n’importe où. Au moment de partir, il me prenait dans ses bras et me transportait comme un poids mort d ans la voiture. J’étais trop grande pour qu’on me porte, c’était la seule exception et j’en profitais bien. Même si je me réveillais je faisais mine d’être encore endormie et je lui pardonnais de m’avoir laissée dans une chambre inconnue.

Forgive Forgave Forgiven

C’est quoi cette musique ?

Je crois que c’est les Rolling Stones.

J ’écoutais ça.

Je n’ai jamais vu ma mère s’intéresser à la musique. Même quand elle écoute la radio elle choisit les stations où les gens ne font que parler.

Je lui ai appris à chercher les Rolling Stones sur YouTube. La nuit, depuis ma chambre, j’arrive à entendre tout bas la voix du chanteur en boucle.

Ma mère, toute seule dans son lit, à écouter le même morceau encore et encore.

mère il y a trente ans…

Ma

Ma mère sans être ma mère.

Juste une fille. En train d’écouter du rock.

Je n’arrive pas à imaginer !

Mes parents se sont rencontrés parce qu’un ami de mon père fréquentait une amie de ma mère.

Donc ils sortaient très souvent tous ensemble.

En fin de soirée, il la raccompagnait toujours à pied jusque chez elle.

Un jour en arrivant, elle l’a engueulé : « Si tu m’aimes, tu dois me le dire. »

Mon père très gêné a avoué : « Oui je t’aime. »

Ça, j’imagine bien, ma mère impatiente, lui arrachant des aveux.

Je vis ici depuis aussi longtemps que je me souvienne.

J e pourrais traverser la ville les yeux fermés.

Oui ?
C’est Raquel.
Connais pas.
Vas-y ouvre !

Je ne me rappelle pas comment on est devenues amies avec Luísa. On est dans la même classe depuis nos quatre ans.

À la maternelle, elle s’est mariée avec un garçon qui s’appelait Gaspar, il est dans notre lycée depuis cette année. Chaque fois qu’on le croise je murmure

« Regarde, Luísa, ton mari chéri » et elle me flanque un gros coup sur le bras.

E n primaire, je lui téléphonais tous les jours après la classe et on parlait pendant des heures. Ma mère disait toujours : « Je ne sais pas comment vous trouvez autant de choses à vous dire après avoir passé la journée ensemble. » Mais nous trouvions. Nous trouvons.

Speak Spoke Spoken

Luísa

Les parents de Luísa aussi ont divorcé.

a commencé parce que l’un des deux avait assaisonné les tomates avec du sel fin…

Une fois elle m’a raconté que l’une de leurs grosses disputes

… au lieu du gros sel.

Cette histoire ne m’est plus jamais sortie de la tête.

J’y pense chaque fois que j’assaisonne les tomates.

Je tiens la pincée de sel (du gros, bien sûr) quelques secondes e espalho-a em circulos,

comme on fait un rituel. et je la disperse en cercles,

Aujourd’hui je t’ai vue au lycée sortir de la salle informatique et venir vers moi. J’ai paniqué et j’ai changé de chemin.

Pardalita,

Je me sens mal quand je te vois. Si ça se trouve, je t’envie.

Quand Raquel commence à raconter son histoire, Pardalita est déjà là. Elle est entrée dans sa vie sans fracas, avec douceur et subtilité.

Raquel connaît Pardalita de vue, mais elle attend avec impatience ces moments où elle la croise par hasard, dans les couloirs du lycée, puis aux répétitions du groupe de théâtre. Chaque fois, Raquel tente de capturer un détail qui lui appartient, comme cette étiquette qui s’obstine à dépasser de son pull pour lui caresser la nuque.

Et elle s’interroge : « À quelle distance minimale doit-on se tenir de quelqu’un sans laisser entendre qu’on ne voudrait pas de distance du tout ? »

Entre roman graphique, bande dessinée et journal intime, Joana Estrela signe un roman unique en son genre.

15,90 €

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EXTRAIT - Pardalita - Joana Estrela by Thierry Magnier Éditions - Issuu