Temple du présent – Solo pour octopus

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Temple du présent - Solo pour octopus — Stefan Kaegi / Rimini Protokoll Judith Zagury et Nathalie Küttel / ShanjuLab



Temple du présent — Katja Hagedorn, dramaturge 2

Huit bras, des centaines de ventouses et un énorme cerveau… — Ludovic Dickel, professeur de biologie des comportements à l’Université de Caen Normandie 5

Rendre visible le sensible — Entretien avec Stefan Kaegi (Rimini Protokoll), Judith Zagury et Nathalie Küttel (ShanjuLab) 11

Nous sommes dans une situation de clivage par rapport aux animaux — Entretien avec Alain Kaufmann, directeur du ColLaboratoire, unité de recherche-action de l’Université de Lausanne 21

Je dois garder à l’esprit que le monde propre du poulpe est différent du mien — Entretien avec Catherine Brandner, professeure associée de psychologie expérimentale à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne 29

Faire du théâtre avec une pieuvre — Journal de bord de l’équipe de Temple du présent 34


Temple du présent — Katja Hagedorn

Temple du présent – Solo pour octopus est un projet de théâtre qui place une pieuvre en son centre et qui tente de rendre possible la rencontre de deux mondes fondamentalement différents l’un de l’autre : celui de l’être humain et celui de l’octopus vulgaris. Les poulpes et les humains ne partagent pas le même milieu de vie. La plupart des scientifique·s s’accordent à dire que les poulpes font preuve d’une grande intelligence mais que celle-ci est difficile à comprendre et à évaluer. La physiologie d’une pieuvre et les modalités de perception de son environnement diffèrent largement de celles de l’être humain. Et si, malgré toutes ces différences, ces deux mondes pouvaient se rencontrer, ne serait-ce que pour un instant fugace ? Et si elles pouvaient se livrer à des « actes de communication que nous comprenons à peine » ? (Donna Haraway) Temple du présent


Ce sont des questions que Temple du présent aborde. Les expertes des animaux et du théâtre Judith Zagury et Nathalie Küttel (ShanjuLab), le metteur en scène Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) avec le soutien d’un spécialiste du poulpe, le professeur Graziano Fiorito (Stazione Zoologica Anton Dohrn à Naples), et l’aide de théâtres ont exploré la possibilité de créer un cadre d’observation mutuelle entre les deux espèces. Judith Zagury et Nathalie Küttel ont suivi des formations approfondies afin d’acquérir l’expertise nécessaire pour assurer le bien-être des deux poulpes qu’elles ont extraits du marché alimentaire. Le projet utilise les connaissances académiques afin de comprendre et de répondre aux besoins de ces animaux tout en dépassant le point de vue scientifique. Les catégories dans lesquelles les animaux sont habituellement placés sont brouillées. Temple du présent essaie de donner au public la possibilité de voir le poulpe dans son altérité. Les poulpes n’ont pas été dressés pour le spectacle. Quelle que soit la manière dont il se comporte, l’animal sera le protagoniste d’une soirée qui est en majeure partie définie par son comportement – et par sa volonté ou son refus d’interagir avec les êtres humains autour de l’aquarium. Le processus de recherche du projet a été très riche et se poursuit encore. L’équipe a rencontré et échangé avec de nombreux·ses expert·e·s, en sciences naturelles, sciences humaines et éthique animale, et aussi avec des expert·e·s de terrain. Cette publication n’a pas pour but de fournir une vue d’ensemble complète,

mais de partager quelques-uns des points de vue qui ont alimenté le processus de création et de nourrir la réflexion après la représentation. Ainsi Ludovic Dickel (professeur de biologie des comportements à l’Université de Caen Normandie), spécialiste des céphalopodes, contribue avec un texte sur les poulpes. L’équipe de création – Stefan Kaegi, Judith Zagury et Nathalie Küttel – échange sur le projet dans une conversation croisée. Alain Kaufmann (directeur du Col­ Laboratoire, unité de recherche-action de l’Université de Lausanne), sociologue et biologiste, répond à des questions sur la relation entre les êtres humains et les animaux. Catherine Brandner (professeure associée à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne), psychophysiologiste, partage ses réflex­ ions sur les processus d’apprentissage et la façon dont les êtres humains et les animaux perçoivent leur environnement. Enfin, un journal de bord, écrit par l’équipe de Temple du présent, retrace l’histoire du projet depuis 2015, avec ses surprises et ses nombreux défis pour les équipes artistiques, techniques et de production.

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Savigny, Jules-César, Description de l’Egypte. Histoire naturelle. Zoologie. Tome 2, planche 1, « Céphalopodes ». © Muséum national d’Histoire naturelle, Dist. RMN-Grand Palais / image du MNHN, bibliothèque centrale


Huit bras, des centaines de ventouses et un énorme cerveau… — Ludovic Dickel

Le poulpe fascine depuis l’Antiquité. Le philosophe Vilém Flusser et l’artiste Louis Bec décrivent l’octopode comme un parent lointain qui a pris l’autre direction, sous l’eau, pendant que nos ancêtres sont sorti·e·s de l’eau pour marcher sur leurs deux pieds. Mais, même sans os ni oreilles, les octopus ont gardé des neurones et des yeux qui ressemblent aux nôtres. Ainsi, lorsque nous regardons une pieuvre dans les yeux, ou plutôt dans l’œil (habituellement un seul des deux est dirigé vers nous), nous avons l’impression de regarder un être vivant qui nous ressemble et qui est à la fois radicalement différent. Le cerveau du poulpe est énorme : entre trois cents et cinq cents millions de neurones. C’est comparable à ce que l’on trouve chez beaucoup de vertébrés considérés comme « sensibles et intelligents ». Mais, contrairement aux vertébrés, ils ont une grande partie de leur système nerveux dans les bras. Leur cerveau s’occupe de trier et combiner les innombrables informations sensorielles provenant notamment des bras, des ventouses, mais aussi des yeux et du système olfactif. Le cerveau commande tous les mouvements du corps et des bras. La coordination précise de ces mouvements est mal connue mais extrêmement complexe. Le poulpe « goûte » les objets en les touchant. En le regardant, on se demande s’il n’utilise pas ses ventouses, au lieu d’utiliser – comme un humain – principalement ses yeux, pour comprendre son environnement. Quand un octopus perd un bras, le membre n’est pas perdu pour toujours, mais va repousser… La communauté scientifique confère une grande intelligence à la pieuvre – elle considère qu’elle représente un sommet dans la sophistication et la sensibilité chez les invertébrés. Souvent, on dit aussi qu’elle possède une forme d’intelligence bien différente de la nôtre, et donc difficile à mesurer et à saisir. Cela commence par leur mode de vie : les poulpes vivent seuls et, en général, ont une espérance de vie inférieure à trois ans. (Il faut toutefois mentionner qu’une cité de pieuvres baptisée « Octlantis » a été découverte il y a peu, au large des côtes australiennes. Au moins, une espèce de poulpes ne serait

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donc pas solitaire, mais les scientifiques se posent encore beaucoup de questions à leur sujet…) Les poulpes ne supportent pas, en règle générale, leurs congénères, sauf lorsqu’il s’agit de se reproduire. Le mâle meurt après avoir fécondé la femelle qui, elle, meurt quelque temps après avoir pondu ses œufs. Par conséquent, les poulpes ne sont pas élevés par les adultes, ils doivent apprendre seuls, sans aide, à se confronter au monde extérieur. Chaque poulpe se nourrit de sa propre expérience : par exemple, sans même avoir pu observer d’autres poulpes, ils savent ouvrir systématiquement un bocal contenant une proie, comme ils ouvrent un coquillage. Mais l’animal apprendra à ouvrir le bocal de plus en plus rapidement si l’on répète l’expérience. Il acquiert un savoir qu’on appelle « procédural ». Comme nous, êtres humains, qui apprenons à faire du vélo sans y penser… Dans tous les cas, les capacités d’apprentissage des poulpes sont exceptionnelles pour un invertébré. Cependant, le savoir ne peut pas passer d’une génération à la suivante comme chez les mammifères ou les oiseaux, il leur faut donc apprendre seuls et… vite ! Les pieuvres ont d’extraordinaires facultés d’adaptation. Beaucoup d’entre elles sont carnivores (elles raffolent des crabes). La majorité des gens ne le sait pas, mais elles ont un bec qui ressemble étonnamment au bec d’un perroquet. C’est cette forme particulière qui leur permet de découper la solide carapace d’un crabe et de lui injecter un venin pour l’immobiliser, ou encore de percer d’épaisses coquilles d’huîtres ou d’autres coquillages. Les pieuvres occupent des tanières dont elles bouchent l’entrée avec des coquillages et des cailloux. Leur côté « caoutchouc » leur permet de passer dans des interstices dans lesquels on n’aurait jamais pensé qu’elles puissent entrer. Leur faculté à changer de couleur et de texture de peau en un éclair, ou d’arborer des motifs spectaculaires sur leur peau, est inouïe. Ces processus interviennent par le jeu de l’expansion ou de la contraction de millions de cellules qui contiennent des pigments. Les poulpes peuvent passer d’un blanc radieux à un noir profond quasi instantanément, leur peau peut se parer de nombreux motifs géométriques (ronds, carrés, triangles). Ces changements de couleurs leur permettent de se fondre complètement dans l’environnement en imitant la couleur du substrat sur lequel ils reposent. Ils peuvent aussi tromper un prédateur potentiel en faisant apparaître des motifs effrayants sur leur dos ou simplement communiquer avec des partenaires de reproduction. Certain·e·s scientifiques pensent que les couleurs des poulpes Temple du présent


peuvent refléter leurs émotions. Mais le plus intéressant, du point de vue de l’éthologue, c’est encore de savoir pourquoi ils ne changent pas tous de couleur. Ce n’est pas un réflexe commun à tous. En se posant sur un rocher, certains poulpes en prennent la couleur exacte, et d’autres non… Question de personnalité… Ils nagent en se servant de ce qu’on appelle leur « entonnoir » pour éjecter l’eau qu’ils aspirent : c’est une sorte de propulsion par réaction. Ils peuvent, si c’est nécessaire, rejeter une grande quantité d’encre par l’entonnoir. En cas de danger, ils évacuent un mélange de mucus et d’encre très colorant, constitué de mélanine, qui va faire écran le temps qu’ils s’enfuient. Mais le plus sidérant, c’est de voir le nuage d’encre dessiner ce qu’on appelle un fantôme, un « pseudo-poulpe », qui a à peu près la taille et la forme de la pieuvre. Aujourd’hui, on recense environ huit cents espèces de céphalopodes (pieuvres, seiches, calmars…). Ils se sont différenciés des autres mollusques il y a cinq cents millions d’années. Certains vivent près du fond, d’autres dans la colonne d’eau, d’autres encore près de la surface. Ils ont appris à s’adapter à tous les milieux, et on les trouve aujourd’hui aussi bien en Antarctique, dans les eaux tempérées, tropicales ou équatoriales. Les spécificités du poulpe fascinent ou effraient l’observateur·rice, sa forme n’est pas définissable, on ne sait jamais où se situent les bras, dans quels sens ils bougent, où est la « tête ». Le sentiment qui traverse l’esprit est celui de se sentir Ludovic Dickel est professeur de observé·e, épié·e, espionné·e par cet être indéfinis- biologie des comportements à sable. Les vieilles légendes scandinaves du Moyen l’Université de Caen Normandie. Âge parlent souvent d’une bête extraordinaire sur- Il dirige l’équipe « Neuro-Ethologie gissant des profondeurs pour enserrer les bateaux Cognitive des Céphalopodes » de dans leurs tentacules gigantesques et les entraîner l’Unité de recherches « EthoS » par le fond. Un thème que Jules Verne a repris dans appartenant au CNRS français et Vingt mille lieues sous les mers. Mais, contraire- aux universités de Rennes I et de ment à la légende, les poulpes sont très pacifiques. Caen. Il s’intéresse principalement au Quand on les côtoie en plongée, il n’y a vraiment développement de l’intelligence et au aucune agressivité de leur part, juste une grande bien-être des céphalopodes. Il travaille curiosité envers les humains et les objets qu’on leur également sur la conscience et les tend. La personnalité de la pieuvre fascine, certains émotions chez la seiche. Dickel est individus semblent manifester une forme de sym- l’auteur de diverses publications sur pathie envers les humains, d’autres les fuient en les le comportement animal en général et laissant dans un nuage d’encre… sur les céphalopodes en particulier. 7




Temple du présent


Rendre visible le sensible — Entretien avec Stefan Kaegi (Rimini Protokoll), Judith Zagury et Nathalie Küttel (ShanjuLab)

Katja Hagedorn Comment s’est passée la rencontre entre vous deux – Judith et Stefan – et comment avez-vous décidé de travailler ensemble sur un projet qui se focalise sur un poulpe ?

Mais aussi plein d’enfants et d’adultes… Une cohabitation interespèces… Est-ce que tu pourrais expliquer un peu ce que vous faites à Shanju/au ShanjuLab, et votre approche et relation avec les animaux ?

Judith Zagury Moi, je me souviens qu’à la sortie d’une première de Stefan au Théâtre de Vidy je discutais avec Caroline Barneaud, qui est directrice des projets artistiques du théâtre. Je lui donnais des nouvelles du poulpe qui était arrivé au ShanjuLab à Gimel. Je parlais de ce poulpelà, de cette aventure et de ce bonheur de le rencontrer, de l’avoir là avec nous. Et elle m’a présenté Stefan à ce moment-là, on a un petit peu échangé. J’ai l’impression que c’est là qu’on a évoqué pour la première fois ce travail qu’on faisait avec un poulpe.

J.Z.  Alors, l’idée c’est de permettre à plein d’êtres vivants de se côtoyer, que ce soit des enfants, des animaux, des doctorant·e·s en philosophie, des gens qui étudient le droit, des artistes… Shanju est une école-atelier où l’on offre des stages et des cours à des enfants et adolescent·e·s. On propose des cours de cirque contemporain, mais aussi (et surtout) de contact avec les animaux. On travaille beaucoup à la récompense, en utilisant ce que l’on appelle le renforcement positif en éthologie et en cherchant à encourager des mouvements ou des comportements qui ont du sens pour les animaux. Lors des spectacles d’école, les propositions viennent autant des animaux que des enfants. On cherche à découvrir un langage commun dans lequel l’animal et l’humain peuvent s’exprimer et se comprendre.

Stefan Kaegi Tu as aussi envoyé des images au fur et à mesure, des images de votre rencontre avec le poulpe, du poulpe dans l’aquarium, des poulpes dans leurs bassins à Naples… K.H. Je me souviens que, quand je suis allée à Gimel pour la première fois pour faire ta connaissance, Judith, et pour découvrir l’espace dédié aux poulpes, j’étais vraiment impressionnée par le lieu et ses habitants : les poules, les chèvres, les chevaux, les chiens et les chats, les cochons…

K.H.  Et ShanjuLab ? J.Z. ShanjuLab est né un peu plus tard, avec le déménagement de Shanju à Gimel en 2017. C’est un laboratoire de recherche théâtrale sur la présence animale. Les gens

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qui y sont impliqué·e·s travaillent à la fois sur la théorie et la pratique avec l’animal, et interrogent des formes artistiques par rapport à tout ça. C’est avant tout un endroit où l’on cherche. Je crois que c’est vraiment ça : des tentatives artistiques, des tentatives de cohabitation, des tentatives de réflexion sur le statut de l’animal dans notre société. Beaucoup de questionnements, aussi, sur la manière de montrer les animaux sur scène, de les laisser être des individus, de rendre perceptibles leurs spécificités sans être dans le « faire faire » ou dans la monstration d’un comportement que l’on attendrait pour telle ou telle espèce. K.H. Nathalie, tu fais aussi partie de la compagnie Shanju et du ShanjuLab, et je pense que c’est toi qui as été la première d’entre nous à avoir développé un fort intérêt pour le poulpe et qui, pour cette raison, es partie à Naples… Nathalie Küttel  Oui, c’était en 2015 et j’étais déjà dans la compagnie. Je suis comédienne au départ, et j’ai toujours eu un lien avec les animaux. À un moment donné, j’ai commencé à donner des cours de théâtre chez Shanju. Après, j’ai participé à des spectacles, je suis devenue amie avec Judith. En 2015, on a regardé une émission documentaire (Thalassa), et il y avait ces deux professeurs… C’était incroyable ce qu’ils faisaient avec des pieuvres. On se rendait compte de l’intelligence de ces animaux et du fait qu’on pouvait aussi travailler avec eux sans renforcement négatif. On en parlait avec Judith, et puis j’ai dit : il faudrait travailler avec des pieuvres. Du coup, on a écrit au professeur Graziano Fiorito et Temple du présent

sa réponse a été : « Vous venez quand ? » Ça nous a quand même un peu surprises. Tu vois, tu écris, puis tu te dis, bon, il ne va peut-être jamais te répondre… J.Z. On s’est dit : « Mince, c’est compliqué. » On avait énormément de travail sur cette période, et Nathalie disparaissait à Naples… Mais on ne le regrette pas ! K.H.  Et tu es restée combien de temps à Naples, la première fois ? N.K.  La première fois, deux mois. On m’a montré comment nettoyer les aquariums, nourrir les poulpes, toutes ces choseslà, préparer des appâts… Au bout d’un moment, je me suis occupée de douze poulpes. C’est drôle parce que je n’ai jamais eu peur, je ne me suis jamais sentie seule, pourtant je passais huit heures par jour dans un sous-sol parfois toute seule avec les poulpes. J’étais dans un autre monde… Je ne sais pas, la pieuvre m’a toujours fascinée, déjà par sa beauté, et par ce côté étrange. C’est comme si c’était un être que je connaissais depuis toujours, je ne sais pas comment dire, je n’ai jamais eu peur, comme si c’était normal. Donc, à Naples, c’était une découverte assez géniale. K.H.  Stefan, de ton côté, quand et pourquoi l’idée de faire un projet avec un poulpe est-elle née ? C’était grâce à la rencontre avec Judith, ou déjà avant ? S.K.  En fait, ça fait déjà plusieurs années que j’ai un fort intérêt à utiliser la scène de théâtre comme un espace pour essayer de comprendre les animaux et en même temps notre relation avec eux. Moi, je n’ai


pas d’animal à la maison, contrairement à Nathalie et Judith qui en ont énormément. C’est dû au fait que je ne suis pas beaucoup à la maison, je pense. Mais les animaux m’intéressent fortement. Je trouve la non-artificialité de ce qu’un animal fait sur scène fascinante. Je pense que c’est pour ça que les professionnel·le·s du théâtre disent toujours qu’il ne faut jamais mettre d’enfants ou d’animaux sur le plateau, parce qu’ils sont plus « forts » que les comédien·ne·s. Et c’est vrai… Donc, avec les animaux au théâtre, on vient un peu rompre un tabou et en même temps on ouvre une fenêtre sur la réalité. En plus, pour moi, l’animal sur le plateau c’est aussi une sorte de miroir dans lequel j’adore faire se regarder les spectateurs·rices. J’ai déjà mis en scène des spectacles avec des sauterelles (Heuschrecken à Zurich), des fourmis (Staat à Mannheim) ou des cochons d’Inde (Europa tanzt. 48 Stunden Wiener Kongress à Vienne)… Tous ces spectacles parlaient de notre regard sur le non-humain. Peut-être que c’est après avoir travaillé toute une année sur un projet où il y avait un robot sur scène (Uncanny Valley) – une machine qui exécute des actions parce que l’humain le programme – que l’idée est née. J’avais envie d’essayer de comprendre quelque chose, quelqu’un, un animal, qui pourrait peutêtre amener quelque chose de l’ordre d’un impact plus anarchique sur moi, en dehors de mon contrôle, et qui me confronte avec une autre forme d’intelligence, aussi. K.H.  C’est une chose de se préparer à accueillir des poulpes, et c’est autre chose de

les accompagner pendant plusieurs mois, comme c’était le cas avec ce projet. Donc, si vous comparez la phase pendant laquelle on a conceptualisé le projet et où on attendait que les poulpes arrivent avec la phase actuelle des répétitions, est-ce que c’est comme vous l’aviez imaginé avant, ou différent ? Est-ce qu’il y a des choses qui vous ont vraiment surpris·es ? J.Z.  Il y a énormément de choses dont on ne se rendait pas compte, notamment l’engagement qu’il faut avoir quant à la surveillance du milieu de vie de l’animal, du travail que cela implique et des connaissances à acquérir pour pouvoir accueillir des poulpes. On s’est retrouvées face à un univers… Les poulpes vivent dans l’eau salée, on doit recréer ce milieu. Il faut une présence permanente pour assurer leur bien-être, jouer avec eux, les stimuler. Et puis c’est addictif, on n’a plus envie de les quitter. On s’est rendu compte que l’eau doit être considérée comme un véritable organisme vivant. Alors, oui, l’infrastructure et les installations qu’on a mises en place à Gimel sont ultraperformantes et sophistiquées. Mais cela ne résout pas tout, il faut se former en continu. On pensait que des machines pourraient régler plein de choses, mais ce n’est jamais comme ça avec des êtres vivants… N.K. Maintenant on a une caméra live. Mais au début j’allais surveiller la nuit. Le temps que ça prend, je crois que tu ne peux pas le savoir avant de le faire… Comme avant d’accoucher d’un enfant. La chose qui me fascine tout le temps avec les poulpes, c’est cette manière de voir le 13


monde par le toucher. Moi, j’ai vraiment le sentiment qu’ils sentent le monde. Pas avec les yeux. Oui, aussi avec les yeux. Mais la première chose, c’est de palper le monde. Après, vraiment, la personnalité. Je l’avais déjà découvert à Naples, et puis ça se reconfirme parce qu’on a deux pieuvres avec des personnalités vraiment différentes, ça se voit même sur scène. J.Z. Ce qui est déboussolant avec ces deux créatures, c’est qu’on les observe, mais qu’elles nous transpercent en retour. On a l’impression qu’elles ont toujours un temps d’avance sur nous. Chaque jour, tu ne sais pas le temps qu’il va te falloir pour faire quelque chose. Soit elles te volent l’épuisette quand tu veux nettoyer l’aquarium, soit elles t’attrapent la main, la sonde lorsque tu veux analyser les paramètres de l’eau. Un autre jour, elle te crache des tonnes d’eau au visage avant que tu puisses faire quoique ce soit. C’est une surprise… Tu ne réfléchis pas à l’avance à ce que tu vas faire parce que de toute façon, c’est foutu. Les deux sont très différentes. Sète est réfléchie, délicate. Agde est débordante d’énergie, elle cherche constamment le contact avec nous. S.K.  Cette agilité et la curiosité – ça, je ne m’y attendais pas… Quand Judith, Nathalie et moi sommes allé·e·s à Paris pour voir le poulpe dans l’aquarium, là on a vu un animal qui ne bougeait presque pas, jusqu’au tout dernier moment, quand le soigneur est arrivé et l’a nourri. Et là, il y a une énorme différence entre un animal qui est observé par, disons, dix enfants toutes les cinq minutes, qui passent peut-être une Temple du présent

demi-minute à regarder le poulpe sans produire de réaction spéciale chez lui, et la qualité des relations que les poulpes développent notamment avec Judith et Nathalie, mais aussi avec moi quand je vais les voir. Il me semble que, dans la recherche scientifique, on veut souvent éviter trop d’interactions pour ne pas perturber l’analyse. Par contre, pendant les mois à Gimel, je crois avoir vu se développer des relations avec deux individus singuliers. Et, durant la plupart des répétitions, les pieuvres ont été très actives et curieuses. Pour moi, en tant que metteur en scène, c’est la catastrophe d’avoir un protagoniste ou une protagoniste qui n’est pas du tout prévisible. Et en même temps, c’est un énorme cadeau. K.H.  Pourquoi c’est un cadeau ? S.K.  Au théâtre – contrairement au cinéma – chaque représentation est différente, ça se joue différemment chaque soir. Avec l’octopus, c’est poussé à l’extrême, parce que dans ce spectacle, c’est l’animal qui décide ce qu’il veut ou ne veut pas faire. On ne travaille pas avec le dressage, les pieuvres ne sont pas entraînées. Elles vont définir une grande partie de l’action, de l’interaction et de la dramaturgie de cette pièce – et chaque soir de nouveau. Et le théâtre et les performeuses devront s’y adapter. Mais il faut dire, et ça je ne m’y attendais pas non plus, que ces deux pieuvres semblent avoir une conscience de la concentration de la répétition. J’ai l’impression que c’est vraiment quelque chose de différent quand on est là l’après-midi, même quand on met la lumière comme si c’était vraiment


le spectacle. C’est une autre concentration que celle du soir, quand il y a l’audio, quand tout le monde est dans l’espace et que les huit personnes qui sont là pendant les répétitions sont concentrées là-dessus. On a l’impression qu’il y a certains paramètres, certains comportements qui se répètent dans cette situation. Est-ce que cela est comparable avec la situation qu’on aura avec un public ? J.Z.  À force de travailler avec des animaux sur scène – toutes espèces confondues – je sens qu’il y a une différence de comportement et de concentration entre les temps de simples répétitions et ceux de présentations publiques : quand tu arrives à un filage ou avec l’entrée du public, il y a quelque chose qui se passe. On a vécu cette expérience avec Corazón et Laetitia Dosch dans HATE (HATE, Laetitia Dosch, 2018) où l’actrice et le cheval se partagent la scène. Corazón n’a jamais la même énergie en répétition qu’au moment du spectacle. K.H.  Quand on a conceptualisé le projet, on s’est imaginé faire intervenir, pendant le spectacle, des voix d’expert·e·s qu’on a rencontré·e·s pendant la phase de recherche – des informations scientifiques, mais aussi des commentaires de sociologues ou de philosophes. On a réduit les entretiens audios d’expert·e·s une fois que les pieuvres sont arrivées et qu’on a commencé à répéter… S.K. Je crois que l’expérience des premières répétitions nous a montré que le poulpe parle avec son corps. À partir du moment où les pieuvres étaient là et qu’on

a observé pendant des heures ce qui se passe là-dedans, j’ai eu le sentiment qu’on pouvait leur faire confiance, peu importe ce qu’elles feraient. C’est vrai que, avec les projets que j’ai réalisés avec des animaux par le passé, il y avait quand même une entrée plus biographique avec soit des insectologues, soit des narrateurs·rices. On se rapprochait des animaux d’un point de vue plutôt humain. Mais avec l’octopus, quand on utilisait trop d’enregistrements audios humains, on avait l’impression que ces voix s’imposaient aux animaux, et cela produisait inévitablement un effet d’anthropomorphisme que l’on voulait éviter. Donc, on a considérablement réduit l’utilisation d’entretiens audios avec des expert·e·s par rapport à ce que l’on imaginait au début. K.H.  Après les premières répétitions, on a beaucoup discuté du fait qu’on ne voulait pas expliquer l’animal sur un plan scientifique, qu’on ne voulait pas que la voix humaine prenne le dessus, mais qu’on voulait essayer de laisser l’animal exister dans son altérité. John Berger, dans un de ces essais (Why Look at Animals ?), écrit des animaux qu’ils sont « like and unlike ». Et c’est vrai qu’il y a des moments où l’on a l’impression que « c’est comme chez nous », il y a une réaction et on s’imagine la comprendre. Et à d’autres moments on ne le comprend pas du tout. Il y a toujours ce mouvement par lequel on se sent à la fois proches et éloigné·e·s d’eux. Donc, on a l’impression qu’il y a des choses qu’on partage et d’autres qu’on ne partagera jamais. J.Z. Déjà, on vit tous sur la même terre, mais elle est perçue avec des mondes 15


tellement différents en fonction des espèces. Même entre humains, on ne peut que supposer ce que l’autre va penser de ce qu’on est en train de ressentir soi-même. C’est toute l’histoire de l’altérité. On vit dans un même espace, mais il y a tellement de perceptions différentes. Il y a des moments où l’on partage quelque chose d’intense, un truc qui se passe, tu ne sais pas ce que c’est exactement, mais ça existe pour l’un·e et pour l’autre. On vit cela souvent avec nos deux pieuvres. On ne sait pas ce qui se passe quand elles nous tiennent la main, alors qu’elles sont en train de manger ou lorsqu’elles nous crachent de l’eau dessus. Mais il y a un échange. Il y a des choses qui traversent nos mondes, qui dépassent nos visions en tant qu’individus, mais aussi en tant qu’espèces. K.H.  Vous l’avez déjà mentionné : c’est un énorme travail et une grande responsabilité de créer le milieu de vie pour des poulpes et d’assurer leur bien-être. Judith et Nathalie, vous vous y êtes minutieusement préparées : vous avez fait plusieurs séjours à Naples, vous avez suivi une formation et vous avez passé un examen intitulé « Cephalopod Biology and Care ». Je vous sais en constante recherche par rapport aux questions qui se posent autour des poulpes, aussi avec le soutien de différent·e·s expert·e·s. Qu’est-ce qui vous intéresse tellement chez les poulpes et dans ce projet ? N. K.  Pour moi, c’est quelque chose qui se passe depuis cinq ans et qui ne me lâche pas. Quand tu rencontres un poulpe, il y a une beauté tellement énorme, mais pas Temple du présent

qu’une beauté, une intelligence, quelque chose d’étrange aussi, même un contact. Le fait qu’ils te dépassent, qu’ils te surprennent. Ce quelque chose, j’avais envie de pouvoir faire en sorte que ça se sache, que ça se voie. Si tu vas dans un Sea Life, tu ne vis pas ça. Moi, j’ai l’impression que quand nous avons été dans un Sea Life, derrière une vitre, nous n’avons rien vu. J.Z.  C’est aussi donner à voir par le biais du regard de Stefan et d’une œuvre artistique, la beauté, l’étrangeté de cet animal. En plus, tout le chemin qu’il y a derrière… Toutes les questions qu’on se pose au fur et à mesure de cette expérience – aussi beaucoup de questions éthiques. Il faut toujours rester dans le questionnement avec un projet comme ça. Il faut être à la hauteur de ces deux pieuvres. S’il y a un problème, si l’eau tourne, elles sont mortes. Il y a donc sur ce projet-là un rapport à la vie et à la mort. Mais c’est intéressant d’interroger ça aussi sur un plateau. Ce sera un énorme point d’interrogation qu’on aura partagé tous·tes ensemble – avec ces deux pieuvres et au service de leur espèce. Tu vois, comment rendre visible quelque chose qui ne sera jamais perceptible, ni dans un zoo, ni par des scientifique·s, et c’est l’expérience du sensible là. Pour moi, il y a une raison d’être à tout ça. Et à ce questionnement permanent, qu’on veut partager avec le public. S.K. C’est vrai que l’octopus vit dans un autre milieu et que ça implique différentes questions. Cette distance, elle pourrait être une raison de dire : « Bon, gardons la distance… » C’est un animal qui peut encore


vivre loin de nous dans un endroit sauvage. ça signifie d’être un humain… En tout cas, D’un autre côté, cet endroit est déjà enva- je me questionne beaucoup sur moi-même hi. Les deux pieuvres avec lesquelles on en les regardant, aussi parce que j’ai l’imtravaille ont été pêchées à Sète pour être pression qu’ils répondent à mon regard. vendues sur un marché alimentaire. On les Il se produit un aller-retour entre deux para achetées au pêcheur, elles restent avec ties qui se regardent dans ce projet et, pour nous pour un moment et après on aimerait moi, il y a un potentiel énorme là-dedans. les relâcher… Ce qui m’in- Stefan Kaegi est metteur en scène. Il suit des études d’art à Zurich puis des téresse avec les études théâtrales appliquées à Giessen en Allemagne. Il réalise des pièces poulpes, artistique- de théâtre documentaire, des pièces radiophoniques et des mises en scène ment, c’est cette dans l’espace urbain sous les formes les plus diverses. Avec Helgard Haug et altérité. La ques- Daniel Wetzel, Stefan Kaegi fonde Rimini Protokoll. Ce collectif rompt avec tion des terrains la réalité ressentie et tente de la dépeindre sous toutes ses facettes à partir inconnus, d’appro- de perspectives inattendues. Depuis le début de sa carrière, Stefan Kaegi a cher quelqu’un·e travaillé avec des animaux dans les théâtres, par exemple avec des sauterelles, qu’on n’a jamais des cochons d’Inde ou des fourmis. Dans tous ces projets, il a cherché la rencontré·e avant. collaboration avec des expert·e·s de ces animaux. Pour leurs pièces, Stefan On essaie de pré- Kaegi et Rimini Protokoll ont reçu de nombreux prix, entre autres le Lion senter un animal d’argent à la Biennale de Venise. qui, traditionnelleNathalie Küttel commence sa formation professionnelle de comédienne en ment, est uniquesuivant des cours au Conservatoire de Genève, puis à l’école de théâtre des ment considéré Teintureries. Fille de taxidermiste, elle grandit au milieu d’animaux empaillés, d’un point de vue le nez au-dessus des cadavres ouverts à essayer de glaner des informations, scientifique ou alià savoir comment ces corps fonctionnaient de leur vivant. Elle est membre mentaire. De déde Shanju et ShanjuLab. En 2015, elle entame une collaboration avec le passer ces regards professeur Graziano Fiorito à la Stazione Zoologica Anton Dohrn de Naples qui traitent l’animal et travaille avec des pieuvres. plutôt comme un objet que comme Judith Zagury se forme comme comédienne et participe à des créations un sujet avec une avec notamment Luc Bondy ou Emmanuelle Béart. Elle se forme à l’éthologie volonté qui lui est équine à l’Université de Rennes ainsi qu’au Haras national suisse. En 2014, propre, et d’essayer elle obtient son Certificate of Advanced Studies (CAS) en dramaturgie et de rendre possible performance du texte à l’Université de Lausanne. Son sujet de mémoire l’expérience de est alors en lien avec l’éthique animale. Elle est cofondatrice de Shanju et cette altérité, c’est directrice de ShanjuLab. La relation homme-animal est au centre du travail fascinant. Peut- de la compagnie ShanjuLab, notamment lorsque celle-ci crée Paradoxes être même essayer et Présences (2016). En 2018, Judith cocrée avec Laetitia Dosch et d’interroger ce que Yuval Rozman le spectacle HATE, un duo avec un cheval. 17




Temple du présent


Nous sommes dans une situation de clivage par rapport aux animaux — Entretien avec Alain Kaufmann

Stefan Kaegi  Une des choses qui est fascinante avec les poulpes, c’est qu’ils ont une multitude de neurones, distribués dans tout le corps. Vous êtes biologiste et sociologue de formation, ainsi que président du Conseil scientifique du ShanjuLab, avec qui nous collaborons sur la création de Temple du présent. Par le passé, vous avez – entre autres – travaillé sur les neurones. Les neurones des animaux sont-ils comparables aux nôtres ? Alain Kaufmann  Oui, ils sont comparables. Chez les céphalopodes cependant, les neurones sont dépourvus de myéline, cette sorte de gaine isolante qui permet d’accélérer considérablement la vitesse de l’influx nerveux chez les vertébrés. Les premiers travaux de recherche sur la propagation de l’influx nerveux ont notamment été réalisés sur des neurones géants de calmar à la fin des années 1930, car ils ont un gros diamètre, ce qui facilite l’expérimentation sur ces cellules. Katja Hagedorn  Quand on essaie de comprendre le fonctionnement d’un cerveau – que ce soit un cerveau d’humain ou de poulpe – le sujet et l’objet de l’observation sont les mêmes. Le cerveau – ou les neurones – tente en quelque sorte de « s’auto­ analyser ». Est-ce que cela pose des problèmes sur le plan scientifique ?

A.K.  C’est une problématique qui est thématisée plutôt par des philosophes ou des épistémologues qui travaillent sur les « théories de l’esprit » ou ce genre de choses. Pour les gens qui font des neurosciences expérimentales, c’est plutôt une question un peu « méta ». Il y a quand même à la base une opposition entre les sciences humaines et sociales et les neurosciences, concernant le rôle joué par le cerveau et les facteurs biologiques dans la conscience, dans la construction de l’identité. D’un côté les neurosciences ont parfois une vision déterministe, un peu mécaniste. De l’autre côté, les sciences humaines et sociales considèrent que c’est l’esprit, la personne, le corps, la société dans son ensemble qui doivent être pris en compte pour comprendre comment fonctionne le psychisme humain. Ces dernières années, on pourrait dire qu’il y a un petit peu un triomphe du déterminisme biologique. On l’observe aussi au sujet de la génétique. Je dirais qu’avec la puissance des techniques d’analyse, en particulier l’imagerie cérébrale, une certaine forme de déterminisme s’est quand même largement imposée dans le monde universitaire. Du point de vue sociologique et anthropologique, ce qui est intéressant c’est que cela résonne avec ce que j’appelle un « désir de déterminisme », de prévisibilité. 21


Les médias, par exemple, aiment bien communiquer sur la détermination des comportements, que ce soit à partir des neurones, que ce soit à partir des gènes. Alors que, le contraire, la complexité, l’indétermination que les travaux scientifiques mettent en évidence, sont beaucoup plus difficiles à communiquer. Dans la culture populaire, c’est un peu comme si on cherchait à rabattre les neurosciences sur l’astrologie ou une autre technique divinatoire ! C’est surtout vrai d’ailleurs dans le domaine de la sexualité où une publication scientifique sur la détermination neuronale ou génétique d’un comportement chez l’animal, une fois vulgarisée et extrapolée à l’humain, est certaine de faire un buzz médiatique. K.H.  Et avec les animaux, c’est un discours similaire ? Est-ce qu’il y a un triomphe du déterminisme là aussi ? A.K. Sur la question des neurosciences, de l’animal, du comportement, ce qui est arrivé ces vingt dernières années, ce sont beaucoup de travaux en éthologie qui ont mis en évidence les compétences d’animaux considérés auparavant comme peu intéressants ou peu emblématiques. Les corvidés (pies, corbeaux), les poulpes, mais aussi les moutons, les vaches ou les pigeons. Les travaux de la philosophe et éthologue Vinciane Despret sur ces questions-là sont particulièrement intéressants. Elle a très bien montré comment les biologistes et les éthologues, en fonction des questions qu’ielles posaient aux animaux dans leurs expériences, pouvaient les faire exister comme des Temple du présent

êtres intelligents, capables d’invention, ou comme des êtres inscrits dans des comportements rigides, souvent liés à des relations de dominance et de compétition au sein du groupe. Ces travaux récents en éthologie ont bien entendu eu un impact important sur le cadre moral dans lequel on pensait la place de l’animal dans nos sociétés. Nous vivons dans des sociétés qui sont moralement clivées en ce qui concerne les différentes catégories d’animaux. L’animal qu’on mange, l’animal sur lequel on expérimente au laboratoire, l’animal de compagnie, « membre de la famille », et l’animal sauvage. Les critères moraux, juridiques et éthiques qu’on applique à ces quatre catégories ne sont bien entendu pas cohérents. Nous sommes donc dans une situation de clivage au sens psychanalytique. C’est-à-dire qu’on refoule ses émotions quand on est au laboratoire, on retrouve ses émotions avec son chat ou son chien à la maison le soir, on refoule ses émotions quand on mange du foie gras à Noël et que la télévision nous présente un reportage sur le gavage des oies. S.K. C’est quand même difficile de placer le poulpe dans une seule de ces catégories… A.K. Évidemment, quand on observe un animal comme le poulpe, ce qui saute aux yeux vu les compétences, c’est que c’est un animal certes bon à manger, mais aussi doté de compétences spectaculaires. Ce qui nous amène tout de suite à poser la question de savoir à quelle catégorie appartient cet animal ; doit-on revoir le statut moral de cet animal ? Parce que c’est


aussi un animal expérimental, c’est clair. Si on discute avec les gens qui s’occupent du poulpe dans l’équipe de ShanjuLab, qui ont passé des mois avec le poulpe en essayant de mieux le comprendre, c’est peut-être un animal de compagnie. Mais c’est aussi un animal sauvage. Et on le mange. Donc, quand on observe le poulpe dans son aquarium, dans un spectacle comme Temple du présent, on peut projeter sur lui ces quatre catégories, qui sont aussi quatre statuts moraux largement incompatibles. Il y a une très belle expression de la philosophe et biologiste Donna Haraway, qui constitue le titre d’un de ses derniers livres : Staying with the Trouble ; cela résume bien le trouble épouvantable qui nous saisit dès que l’on renonce à ce clivage. Et c’est un problème pour les universitaires, par exemple, qui font de la recherche sur l’animal. Quand je pense à ce spectacle, je pense notamment à cette question d’ontologie. Pour moi, c’est une source de trouble permanent. Parce que j’ai des animaux de compagnie qui sont aussi des membres de la famille, que je travaille avec des gens qui font de l’expérimentation animale, que j’ai moi-même pratiqué l’expérimentation animale dans le passé… et qu’il m’arrive de manger du poulpe ! Bref, c’est très compliqué. S.K. Comment les critères pour l’expérimentation animale sont-ils définis ? A.K.  En gros, plus les animaux sont placés haut dans l’échelle de l’évolution et de la complexité, plus ils se rapprochent des compétences humaines et des mammifères, plus les exigences éthiques et

légales pour les traiter sont fortes. Il faut dire que les chercheurs·euses sont en grande majorité très soucieux·ses de ne pas faire souffrir inutilement les animaux, à la fois pour des raisons morales et scientifiques. S’ielles le peuvent, ielles se passent des animaux et utilisent des cultures de cellules, par exemple, parce que l’expérimentation animale est chère, exigeante, controversée. Et bien sûr les chercheurs·euses aussi se trouvent face aux quatre catégories d’animaux que je viens de mentionner. Ielles peuvent vivre des dilemmes moraux, éthiques, affectifs dans leur rapport à l’animal. Donc, ielles se passent d’animaux s’ielles le peuvent. À moins qu’ielles ne travaillent sur le comportement animal. S.K.  Vous faites une différence entre l’expérimentation animale et le travail sur le comportement parce que le travail sur le comportement est moins invasif ? A.K.  Alors ça dépend, il y a des études sur le comportement qui se déroulent dans un cadre expérimental, en laboratoire, souvent très éloigné des conditions de vie sauvage de l’animal. Dans ces cas-là, on cherche à interagir le moins possible avec l’animal pour ne pas perturber son comportement « naturel ». On essaie de lui créer le minimum de gêne, de souffrance et on évite d’instaurer une relation affective avec lui. Si on fait maintenant des études de comportement dans un cadre naturel, écologique, en observant des animaux dans la nature ou en ville, ou si on développe une relation enrichie avec l’animal comme cela se pratique dans les 23


travaux sur les compétences langagières des grands singes, ou avec certaines espèces de perroquets comme le Gris du Gabon, c’est tout à fait différent. Là on entre dans une collaboration, voire une coopération avec l’animal. On enrichit nos deux mondes respectifs : celui de l’animal et celui du·de la chercheur·euse ; les compétences émergentes de l’animal sont ici largement dépendantes de la qualité de la relation affective qui s’instaure avec le·la scientifique. Bon, il y a aussi des travaux dans lesquels on soumet des animaux, des souris ou des rats en général, à des stimuli visant à générer du stress ou à reproduire des pathologies analogues à la dépression chez l’humain. Là, il est clair que, en dehors de la question éthique que cela pose, on peut interroger l’intérêt scientifique de ce genre de travaux et de leur extrapolation à l’humain, sans parler des dimensions éminemment sociale et historique des mécanismes à l’origine du stress ou de la dépression. S.K. Évidemment, nous, qui ne sommes pas dans une démarche scientifique, nous essayons avec ce projet d’établir un contact, d’entrer en relation avec l’animal et son monde. On tente de dépasser les quatre catégories que vous avez mentionnées. A.K. Cela renvoie aux travaux du biologiste et philosophe Jakob von Uexküll sur les mondes animaux, sur ce qu’il nomme leur « milieu » – une théorie reprise par Gilles Deleuze dans son célèbre développement au sujet de la tique, animal détesté s’il en est. Le monde de la tique est de notre Temple du présent

point de vue humain très limité, puisqu’il se résume essentiellement à trois stimuli, trois affects : chercher aveuglément la lumière au bout d’une branche, sentir la chaleur du mammifère qui s’approche, puis chercher la région la moins fournie en poil pour perforer sa peau et se gorger de sang. À ces trois stimuli correspondent trois actions : se laisser tomber, explorer, perforer. Ce qui est intéressant, c’est que cela nous amène à nous poser la question suivante : qu’est-ce qu’un « monde » pour un être vivant ; de quoi est-il fait ? Aujourd’hui le discours dominant affirme que nous sommes à l’époque de la globalisation ; nous sommes censé·e·s vivre dans « un monde commun », unifié par le marché et les technologies de communication. « Un » monde, ça ne veut strictement rien dire pour un·e biologiste, pas plus que pour ce qui est des groupes humains pour un·e anthropologue ou un·e sociologue. Il y a évidemment des milliards de mondes, autant de mondes que d’espèces animales, microbiennes et végétales. Certes ces mondes ont des espaces de recouvrement partiel, ce qui rend possible l’existence des écosystèmes, de notre survie donc, à travers une infinité de relations d’interdépendance. Là, typiquement, dans ce projet avec le poulpe, il y a une rencontre entre deux mondes, ou trois peut-être si l’on ajoute le théâtre, qui vont tout d’un coup avoir une intersection, développer de nouvelles lignes de fuite, un nouvel espace de coopération, un bout de monde commun. Je parle de coopération plutôt que de collaboration parce qu’il faut sans doute que le poulpe ait envie de coopérer, qu’il prenne du plaisir,


qu’il découvre de nouvelles choses qui lui font plaisir. La même chose pour vous et pour l’équipe de ShanjuLab. S.K. Est-ce qu’on peut utiliser un mot comme « plaisir » quand on parle d’un animal ? On vient de parler à un expert des neurosciences qui nous a dit que dans les neurosciences on n’attribue pas d’émotions à un animal. On ne parle pas de peur, par exemple, mais d’une « réaction de défense ». A.K. C’est vrai qu’il y a inévitablement beaucoup d’anthropomorphisme dans la relation que nous entretenons avec les animaux en dehors des laboratoires de recherche, que ce soit dans l’élevage ou que ce soit avec les animaux de compagnie. Mais, quand on voit d’où nous venons dans l’histoire de la pensée par rapport aux émotions des animaux, conçus parfois à l’image d’une machine… Il faut être gravement amputé d’émotions pour ne pas se rendre compte que nous partageons des relations affectives avec des animaux, des plaisirs, le développement de nouvelles compétences, voire des langages partagés. Le chat, par exemple, le chien aussi, ont développé des manières de communiquer avec nous qu’ils ne partagent pas avec leurs congénères. C’est un espace de jeu, de connivence. Nous avons coévolué avec les animaux domestiques, nous avons inventé ensemble des bouts de monde commun, à tel point qu’on peut presque se demander à certains moments qui a domestiqué qui dans cette histoire, de l’homme ou de l’animal… J’ai envie de dire qu’il y a quelque chose là de l’ordre d’une forme de

pathologie de l’esprit scientifique, de mise à distance des affects, qui bien entendu relève largement de la nécessité dans laquelle se trouve la recherche scientifique d’éviter tout anthropomorphisme, toute projection de nos sentiments humains sur les mondes animaux. K.H.  Pour nous, l’interrogation autour de comment il est possible de gérer la question de l’anthropomorphisme est centrale. La scène théâtrale est le lieu où le public s’attend en principe à voir une représentation humaine. Donc, dès qu’on met un animal sur scène, il y a une forme directe d’anthropomorphisme. On souhaite le rendre visible. A.K. Il faut être vigilant. Surtout au théâtre, c’est crucial. Sinon, on s’engage tout de suite sur une voie qui va empêcher les spectateurs·rices de faire l’expérience de cette intersection partielle des mondes. Ce qui est intéressant dans cette expérience, c’est d’essayer de « voir comme un poulpe », de « penser comme un poulpe », pour paraphraser le titre du beau livre de Vinciane Despret (Penser comme un rat). Ce que fait un cavalier avec son cheval, un éleveur avec ses moutons ou ses vaches. Donna Haraway a beaucoup écrit sur sa chienne Cayenne Pepper, qui est décédée, avec qui elle faisait des concours d’agility, une sorte de course d’obstacles où le plaisir du chien et de la maîtresse conditionne la réussite de l’exercice. Elle décrit bien cette forme de symbiose, qui est, en termes biologiques, une symbiose comportementale. Et encore une fois une coévolution. Ces coévolutions s’étendent de 25


plus en plus à certains animaux sauvages qui peuplent nos villes : les corneilles par exemple, ou les renards. Cette idée de coévolution et de symbiose qui, pour moi, est ici prise dans un sens métaphorique, parce que ce n’est pas une interaction chimique comme entre des racines de légumineuses et certaines bactéries pour leur permettre d’absorber l’azote, ou entre un éléphant et certains oiseaux qui le débarrassent des parasites qui le harcèlent. Mais finalement il y a bien quelque chose de cette nature. On se façonne mutuellement… Il y a une très belle expression qu’on utilise parfois en philosophie de la nature, c’est celle « d’étrange étranger » (c’est aussi le titre d’un poème de Prévert…). Ce qui est beau dans cette idée, c’est que le poulpe est un étranger parce qu’il est poulpe. Mais en plus il est étrange, c’est-à-dire qu’il y a une partie irréductible de son monde à laquelle on n’accédera jamais. C’est là que l’animal est peut-être le plus intéressant, c’est parce qu’une bonne partie de ce qui le concerne, ce à quoi il fait attention, ce qui compte pour lui, échappera toujours à la réduction anthropomorphique qu’on

voudrait lui faire subir. Les animaux habitent des mondes qui ne sont pas complètement superposables avec le nôtre. Je pense que l’enjeu de Temple du présent, c’est aussi ça, faire percevoir ce mélange ambigu de proximité et d’étrangeté sans lequel notre propre monde ne serait qu’une pauvre prison à l’imaginaire atrophié.

Alain Kaufmann a suivi une double formation, en biologie et en sociologie, à l’Université de Lausanne. Ses domaines de recherche et d’enseignement sont la sociologie des sciences et des techniques, la médiation scientifique, la déontologie et l’éthique de la recherche, la recherche-action et les aspects sociaux et anthropologiques de la recherche biomédicale. Il est directeur du ColLaboratoire, l’unité de recherche-action, collaborative et participative de l’Université de Lausanne. Il est membre du Conseil scientifique de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail à Paris et président du Conseil scientifique du ShanjuLab. Il est également coordinateur scientifique de la compagnie de théâtre Jours Tranquilles de Fabrice Gorgerat.

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Je dois garder à l’esprit que le monde propre du poulpe est différent du mien — Entretien avec Catherine Brandner

Stefan Kaegi  Plusieurs scientifiques considèrent les poulpes comme très intelligents mais soulignent aussi que leur intelligence diffère de la nôtre. Qu’en pensez-vous, en tant que psychophysiologiste ? Catherine Brandner  Ce qualificatif, « intelligent », me crée des soucis car sans définition c’est un jugement de valeur. Selon moi, l’intelligence peut être vue comme un ensemble de facultés cognitives et comportementales exploitables pour résoudre des problèmes. Cet ensemble varie relativement à la structure, à la fonction, et à la sensibilité des organes disponibles pour traiter des stimuli. Prétendre que tel animal est plus intelligent que tel autre n’a donc, de mon point de vue, aucun sens car les variations interespèces sont le résultat de l’adaptation au milieu dans lequel elles évoluent. Cela posé, et si je devais comparer des différences et des similitudes entre poulpe et humain, je commencerais par adresser une série de questions. Par exemple : Quels comportements puis-je observer chez le poulpe ? Quelle est l’efficacité de ces comportements pour une situation donnée ? Sont-ils stéréotypés ou au contraire variés ? Les réponses à cette dernière question serviraient d’indicateurs pour estimer si le comportement

observé correspond à un traitement cognitif dit de bas niveau (comportement automatique) ou de haut niveau (comportement intentionnel). Un traitement cognitif de haut niveau est pensé comme pouvant recruter des couches corticales un peu plus élevées. S.K.  Est-ce le cas avec les poulpes ? C.B.  L’intelligence des céphalopodes, mais je préfère parler de capacités cognitives, sont souvent comparées à celles de mammifères, comme les rongeurs par exemple. Il semble cependant que l’ensemble des solutions dont ils disposent pour résoudre certains problèmes est plus réduit que celui d’un chimpanzé voire d’un chien. Mais une fois encore, que compare-ton ? De mon point de vue, n’importe quel animal est en mesure de résoudre les problèmes qu’il confronte dans son environnement propre et c’est grâce à cette capacité que l’espèce survit. Katja Hagedorn  Les poulpes sont des animaux solitaires et les femelles meurent une fois les œufs pondus. Ainsi, tout ce qu’un poulpe apprend, il l’apprend seul. C’est quand même impressionnant.

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C.B.  Pour ma part, je ne suis pas surprise. L’apprentissage commence bien avant la naissance. Si l’on réfère à l’apprentissage spécifique d’une tâche, la simple répétition est en général suffisamment efficace. Cette efficacité varie cependant d’un individu à l’autre, d’une tâche à l’autre, et cela indépendamment de l’espèce étudiée. Dans notre laboratoire par exemple, des humains jeunes et en bonne santé doivent apprendre une tâche d’association qu’ielles n’ont jamais apprise et cet apprentissage s’effectue par essais et erreurs. Dans cette condition contrôlée, on observe que certains individus sont capables d’atteindre une performance de 100 % de réponses correctes après un nombre réduit d’essais, d’autres ont besoin de plus d’essais pour atteindre ce seuil et certains continuent à produire des erreurs malgré l’extension de la période d’apprentissage. Ces différences s’observent chez chaque espèce et varient en fonction du problème adressé. K.H.  Mais, si j’ai bien compris, les poulpes apprennent sans imiter d’autres poulpes, tandis qu’avec les humains l’apprentissage passe par l’imitation, comme lorsqu’un enfant imite son parent. C.B.  L’apprentissage par imitation – appelé apprentissage vicariant – n’est heureusement pas le seul moyen d’apprendre. Si c’était le cas, comment expliquerions-nous l’émergence de nouveaux comportements face à des situations nouvelles ? En parlant du poulpe, j’ai vu une vidéo qui semble témoigner qu’un poulpe naïf est capable d’observer et de répliquer le comportement d’un autre poulpe. Temple du présent

Comme je l’ai mentionné, l’apprentissage ne se limite pas à répliquer des actions observées. À titre d’exemple, des personnes vivant avec un trouble du spectre autistique présentent des modifications de la communication sociale et de l’apprentissage par imitation. Malgré cette particularité, ces personnes apprennent, et certaines d’entre elles présentent même des capacités hors norme pour le dessin ou la mémorisation par exemple. Je pense aussi que le comportement par imitation, et plus exactement la réplication d’un comportement observé, est lié aux conséquences positives ou négatives qui s’ensuivent. La comparaison poulpe-humain continue à m’occuper l’esprit et je pense à Jakob von Uexküll qui, au début du siècle dernier, a élaboré l’un des premiers modèles du traitement cognitif qui me semble très éclairant si l’on cherche à comparer des capacités cognitives. Il est fondé sur les concepts de « monde propre » (Umwelt) et de « monde physique » (Umgebung). Le monde propre est limité par les organes perceptifs dont dispose chaque organisme vivant. Le monde physique est exclusivement constitué des stimulations biotiques (biologiques) et abiotiques (non biologiques) perçues et significatives pour la survie de l’organisme. La perception n’est donc pas un phénomène identique pour chaque individu, et c’est le monde propre de chaque individu qui donne du sens aux actions produites. J’aime observer du monde, et j’aime imaginer ce qu’il peut se passer dans la tête du poulpe, mais je dois garder à l’esprit que son monde propre est différent du mien.


S.K.  Les poulpes semblent avoir une personnalité bien à eux. Certains sont tranquilles ou paraissent même se comporter plus stratégiquement lorsqu’il s’agit d’explorer des choses, d’autres semblent plus spontanés ou intuitifs. C.B. Les différences interindividuelles s’observent chez chaque espèce. Placés dans des situations inconnues, certains animaux sont entreprenants et partent rapidement en exploration, d’autres sont au contraire retenus et restent longtemps immobiles avant de progressivement explorer l’environnement. Les informations fournies par l’environnement varient avec l’espèce et ce dont elle dispose pour les traiter. Certaines semblent plutôt utiliser les stimuli visuels et d’autres les stimuli olfactifs par exemple. A priori, on ne sait pas quels stimuli influencent le comportement. Lorsque j’observe le poulpe, j’ai l’impression que ce sont ses tentacules qui lui donnent le plus d’informations. Je sais qu’ils lui fournissent des informations tactiles et olfactives mais je n’ai aucune idée du type de représentation qu’ils peuvent lui procurer. K.H. Représentation ? C.B.  J’aurais dû ajouter « mentale » après représentation. Cette capacité est pensée comme un plan de représentation interne sur lequel on peut projeter et expérimenter des pensées sans passer par l’action. Par exemple, vous êtes en mesure de vous représenter mentalement le Théâtre de Vidy alors que vous n’y êtes pas. Toujours sur le plan mental, vous pouvez même

parcourir le chemin qui va du foyer du théâtre au parking où était garée la voiture. Si je reviens au poulpe, je me demande comment son cerveau traite les informations sensorielles qu’il perçoit. Traite-t-il prioritairement les informations olfactives fournies par les tentacules ? Quel est le rôle des informations visuelles ? Est-ce que ces deux types d’information restent indépendants ou sont-elles assemblées en un tout cohérent ? Je n’arrive pas à imaginer à quoi peut bien ressembler la représentation du poulpe, en particulier s’il s’agit d’une représentation olfactive. Comme j’ai surtout travaillé sur la représentation spatiale, je m’interroge quant à la possibilité de spatialiser des odeurs, quant à imaginer projeter des pensées ou des actions en format olfactif pour les planifier… S.K.  Vous avez dit que vous aimiez observer… On observe le poulpe, bien sûr, mais on se sent aussi fortement observé·e par lui. Que se passe-t-il dans cette observation mutuelle entre l’animal et nous ? C.B. Objectivement, je n’en sais rien car je ne suis pas un poulpe. Dans l’observation naïve, nous ne disposons que de notre propre représentation pour qualifier ce que nous observons chez un animal d’une autre espèce. Lorsque l’on observe une interaction entre deux individus d’une autre espèce, il est fréquent de leur attribuer des émotions ou des intentions qui appartiennent à notre propre répertoire. Nous dirons par exemple : « ils sont en colère », « ils vont se bagarrer » ou « ils s’aiment ». La trophallaxie – échange de nourriture par contact buccal que l’on 31



observe chez différentes espèces – conduit simulée est similaire pour lui. Si chacun·e souvent à interpréter ce comportement d’entre nous est de nature curieuse et comme un baiser. Cependant, si j’essaie arrive à maîtriser les émotions que déde répondre à cette question, je pense clenche cette situation, nous entrerons que l’observation naïve relève de la pro- peut-être en contact et apprendrons à jection, car nous n’avons pas d’autres ré- reconnaître certains de nos signaux de férences que nos propres sensations. Pour communication. savoir ce qu’il pourrait se passer dans une observation mutuelle, je dois pouvoir me mettre à la place du poulpe, et m’imaginer dans un corps mou et souple à huit bras. Je sais que les tentacules fournissent des informations tactiles et olfactives et les yeux des informations visuelles. Ces yeux sont capables de nous observer, son corps peut parfaitement épouser la vitre mais elle l’empêche de nous sentir. En fait j’aimerais pouvoir être transposée dans ce corps de poulpe pour avoir une réponse à cette question. Je me demande aussi ce qu’il se passerait si j’introduisais mon doigt à l’intérieur de l’aquarium. Que va faire le poulpe ? Va-t-il tenter d’enrouler l’un de ses tentacules autour de mon doigt, va-t-il ensuite tirer sur mon doigt ? Mon réflexe sera de résister. Alors, il va peut-être essayer de saisir un morceau plus grand, et là, mon instinct de mammifère va entrer en action. Je vais réagir, peut-être res- Catherine Brandner est professeure associée à la Faculté des sciences sentir une menace sociales et politiques de l’Université de Lausanne. Elle est titulaire d’une car il pourrait me licence en beaux-arts, d’un master en psychologie et d’un doctorat en mordre avec son psychophysiologie. Dans ses recherches, elle tente de découvrir comment bec. Je ne connais la perception se traduit en cognition puis en action. Son objectif de pas le poulpe ni ses recherche ultime est de créer des ponts entre différentes approches et codes de commu- niveaux d’explication afin de mieux comprendre comment le traitement des nication. Peut-être informations neurales module ou réarrange les réseaux cérébraux dans le que l’expérience temps, et comment les différences structurelles et fonctionnelles du cerveau de cette situation peuvent moduler le comportement. 33


Faire du théâtre avec une pieuvre — Journal de bord de l’équipe de Temple du présent

2015  Diffusion d’une émission documentaire, Thalassa, sur les poulpes. Judith et Nathalie (ShanjuLab) la regardent ensemble, elles découvrent la Stazione Zoologica Anton Dohrn à Naples et le professeur Graziano Fiorito, scientifique du département de biologie et spécialiste des poulpes de renommée internationale. L’intelligence de ces animaux et leur capacité d’apprentissage leur donnent l’envie de rencontrer des poulpes, de faire un spectacle avec eux. Elles décident d’écrire au professeur Fiorito – qui les invite à passer du temps avec les poulpes à Naples. Juillet 2015  Nathalie en immersion à la Stazione Zoologica. Elle est chargée de nourrir les poulpes, elle apprend à les soigner, elle effectue différents tests et des protocoles scientifiques très précis. Mais elle développe aussi des techniques d’échanges inédites avec les pieuvres au laboratoire. Elle noue une relation spéciale avec un poulpe, et le baptise « Bernard » (ce qui est inhabituel – en principe on ne donne pas de nom aux animaux de laboratoire). Un an après, elle sera invitée à intervenir auprès des doctorant·e·s en biologie à Naples pour leur montrer comment développer leur empathie envers les poulpes. Juin 2017  La compagnie de ShanjuLab déménage à Gimel. Judith et Nathalie cherchent une manière de produire de l’eau salée loin de la mer, de recréer un milieu favorable pour les poulpes. C’est laborieux de glaner toutes les informations, mais le système est finalement en place et les aquariums prêts à accueillir une pieuvre, qu’elles nomment « Cassis ». Judith en parle à Caroline Barneaud (directrice des projets artistiques au Théâtre de Vidy) et lui envoie des vidéos. Mais cette première tentative est abandonnée après un accident lié à l’augmentation de la température dans l’aquarium. Elles renoncent à poursuivre sans une installation plus sûre et de plus grande envergure. Il ne reste à Gimel, dans l’aquarium, plus que de l’eau salée et trois étoiles de mer. Octobre 2018  Nathalie trouve Vingt mille lieues sous les mers dans un marché aux puces. En le lisant, elle se dit que Jules Verne a sûrement rencontré des poulpes pour en parler si bien. Novembre 2018  Nathalie prend des cours d’apnée.

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Décembre 2018  Premier contact entre Stefan (metteur en scène, Rimini Protokoll) et Julie Gilbert, Dominique Perruchoud et Michèle Pralong (directrices de l’association République Éphémère). République Éphémère est en train de développer, avec des théâtres partenaires, une série au théâtre qui suit une dizaine de voisin·e·s d’un immeuble qui s’effondre lorsque des failles apparaissent à la surface de notre planète : Vous êtes ici. Chaque épisode est confié à une équipe artistique différente pour aborder la question : comment habiter demain ? Dans l’épisode 5, le personnage d’Ada veut se fondre dans la nature. République Éphémère propose à Stefan de diriger cet épisode. Stefan réfléchit à une façon de laisser la nature intervenir directement sur scène. Il pense au poulpe. Caroline lui parle de Judith et Nathalie. Printemps 2019  Rencontre de Stefan et Judith à la première du spectacle Trombones de La Havane au Théâtre de Vidy. Ielles partagent leur curiosité pour le poulpe. Ielles commencent à s’écrire et à s’envoyer des images de leurs collaborations animales : Stefan envoie des vidéos de ses spectacles avec des sauterelles et des méduses, Judith envoie des vidéos de poulpes et du spectacle HATE de Laetitia Dosch auquel elle a collaboré avec Corazón, un cheval. Été 2019  Stefan et Caroline commencent à lire des articles et livres scientifiques sur des poulpes, notamment de Vilém Flusser et Louis Bec, de Donna Haraway, de Vinciane Despret et de Peter Godfrey-Smith, mais aussi des poèmes de Rainer Maria Rilke en regardant des vidéos de poulpes. Septembre 2019  Visite de Stefan, Judith et Nathalie à l’aquarium Sea Life à Paris. Le poulpe ne bouge presque pas. Mais après une heure en face de la vitre, l’animal commence à s’intéresser aux trois visiteurs·euses qui semblent ne pas vouloir partir. Octobre 2019  Stefan écrit à République Éphémère et décrit l’expérience à Paris : « Le protagoniste était timide, mais impressionnant, curieux et sensible partout. Il me semble que ça pourrait être fascinant de placer un poulpe au centre de l’épisode 5 de Vous êtes ici pour réfléchir ensemble aux questions éthiques, écologiques et artistiques liées à notre mode de vie de demain – s’il est possible de résoudre des questions logistiques et technologiques… » Premier rendez-vous technique au théâtre. Les équipes techniques sont un peu déroutées. Elles étudient la faisabilité d’une « installation mobile », qui avait été imaginée par le professeur Fiorito et ShanjuLab pendant l’été. Judith appelle Nathalie pour lui poser des questions, mais elle la réveille car elle est au Mexique partie pour plonger et rencontrer des poulpes.

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Novembre 2019  République Éphémère, le Théâtre Saint-Gervais, Stefan, ShanjuLab et le Théâtre de Vidy décident de faire un spectacle avec une pieuvre et d’unir leurs forces pour amener le dispositif à un autre niveau technologique. À partir de ce moment-là, commencent de nombreuses conversations croisées entre toutes les parties prenantes sur les questions éthiques, techniques, financières, artistiques, de production… Décembre 2019  Stefan écrit à Katja (dramaturge). Il lui raconte le projet avec le poulpe et lui propose d’aller au Sea Life à Berlin. Le poulpe de Berlin est aussi timide que celui de Paris et ne réagit pas aux visiteurs·euses. Est-ce qu’il les voit ? Quand le soigneur passe devant la vitre, le poulpe devient plus actif, commence à bouger et change de couleur. Stefan et Katja demandent au soigneur si le poulpe l’a reconnu, il leur répond que oui, bien sûr. Ielles se demandent : Faut-il permettre au spectateur·rice de s’approcher tout près comme dans un Sea Life ? Non, ce dispositif produit justement le sensationnalisme des zoos – où l’on passe à côté des animaux comme dans un supermarché. Le pouvoir qu’un animal gagne au théâtre devrait être celui du protagoniste auquel on ne peut pas échapper pendant une heure de représentation… Est-ce que ce serait une bonne idée de confronter le poulpe sur scène à la présence live d’expert·e·s ? Qui pourraient être ces expert·e·s ? Janvier 2020  Stefan envoie un lien d’une captation de Balthazar de David WeberKrebs (une pièce où un groupe d’humains et un âne se partagent la scène) à Judith. Il écrit : « Voilà un animal sur scène, qui n’est vraiment pas un accessoire mais un protagoniste à part entière, qui a le droit de ne pas participer. » Judith y trouve une proximité avec son travail sur la présence animale au ShanjuLab. Février 2020  Judith, Nathalie, Stefan et Caroline visitent la Stazione Zoologica Anton Dohrn à Naples : un vieux bâtiment de 1870 directement posé sur la plage avec un grand portail aux ornements de poulpe. Judith se souvient que le biologiste et philosophe Jakob von Uexküll y a passé du temps. Le professeur explique que pour voir si un animal a une conscience de soi on lui colle un point de couleur sur le front : s’il le voit dans le miroir et réagit, alors il a conscience de lui-même. Mais c’est difficile de coller un point sur le front d’un poulpe… Il échappe au test. L’équipe décide d’accueillir deux poulpes à Gimel qui vivront dans des aquariums doubles comme ceux de la station. Ils pourront ainsi s’alterner pendant les représentations et répétitions, et peut-être faire chacun des propositions différentes pour le spectacle ? Mars 2020  Stefan et Katja lisent les Élégies de Duino de Rilke, qui parlent de la solitude, mais cherchent aussi à trouver une expression adéquate et juste pour l’autre. Temple du présent


La poésie de Rilke veut faire « chanter » le monde non humain. Ils rencontrent Elisabeth Paefgen, professeure spécialisée sur la poésie à Berlin, pour essayer de comprendre. Les technicien·ne·s finalisent les dessins du dispositif en lien avec le professeur Fiorito. On opte pour deux aquariums doubles, les « aquariums de vie », un pour la salle de répétition à Gimel et un identique pour la tournée, et un « aquarium de spectacle ». La station de Naples offre un aquarium et le professeur met l’équipe en contact avec Oscar, biologiste et aquariologue qui connaît très bien les poulpes, pour construire les autres. Il dit : « Ne travaillez surtout pas avec des GoPros sous l’eau, les poulpes les démontent ! » Avril 2020  Les aquariums auraient dû être finis. Mais les fabricants italiens, en plein confinement (Covid-19), ne trouvent pas le plexiglas nécessaire : celui-ci est utilisé partout en Italie pour protéger les humains les un·e·s des autres contre le virus. Mai 2020  Toute l’équipe continue de lire des livres et des articles sur les poulpes. Leur système nerveux est impressionnant. Il se trouve en grande partie dans leurs bras – les neurones sont répartis sur tout le corps. Stefan dit : « C’est un peu comme un cerveau flottant… » Serait-il intéressant de regarder le poulpe sur scène en réfléchissant sur le cerveau en même temps ? En effet, le poulpe et le cerveau sont tous deux des terrains inconnus… Les poulpes n’arrivent toujours pas à Gimel mais semblent être partout : dans les librairies, sur des posters, sur internet – celui qui porte une noix de coco, celui qui change de couleurs en rêvant, ceux qui s’échappent des bocaux, Le rêve de la femme du pêcheur de l’artiste japonais Katsushika Hokusai. Mais aussi beaucoup de recettes de cuisine et des logos d’entreprises de marketing. Stefan lit La Pieuvre de Roger Caillois, où il est décrit comment le regard humain sur le poulpe a changé au cours des siècles. En effet, s’il est présenté comme monstrueux dans les mythes anciens et les récits d’aventures, il est plutôt célébré, au XXIe siècle, comme symbole du multitâche et en tant qu’oracle footballistique… Caroline et ShanjuLab se renseignent sur les législations et les autorisations nécessaires au spectacle en Suisse et ensuite en tournée. Les administrations classent les animaux en catégories : « sauvage », « non domestique », « domestique » et aussi en fonction des usages, « animaux de compagnie », « de rente (élevage) », « d’ornements », « d’expérimentation ». L’octopus vulgaris est « non domestique » en France et « sauvage » en Suisse. Caroline dit : « Le projet ne rentre dans aucune case. » Et en fait, c’est aussi ce que disent beaucoup de gens qui travaillent avec les animaux quand on leur parle du projet : les scientifiques, les aquaristes, les pêcheurs·euses… Il décale leur point de vue…

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Stefan et Katja rencontrent Davide-Christelle Sanvee, l’actrice qui joue le personnage d’Ada dans Vous êtes ici. Elle raconte qu’enfant, les animaux représentaient pour elle d’abord un danger et que cela a changé plus tard. Ielles réfléchissent encore une fois à la présence live des humains sur scène (autre que Judith et Nathalie). Davide-Christelle participe à quelques répétitions. Juin 2020  Stefan et Katja lisent tout ce qu’ielles trouvent sur le multitasking. Est-ce qu’il est désirable, ou pas, de pouvoir faire différentes choses avec plusieurs bras en même temps ? Ou est-ce que cela ralentit les actions comme pour un ordinateur – pour lequel ce terme a été inventé ? Août 2020  Le dispositif est installé à Gimel. Il remplit toute une pièce. Trois bacs et un osmoseur rétro-inversé qui transforme l’eau du robinet en eau pure, débarrassée des nitrates, des nitrites et des phosphates… Deux autres bacs pour le sel, 35/1000. Des aquariums connectés à une pompe qui fait circuler 1300 litres d’eau. L’eau passe par un filtre UV, un refroidisseur pour réguler la température, un filtre biologique pour les bactéries et un filtre mécanique pour les impuretés. Autour des aquariums de vie, une tente bleu océan. À l’intérieur, des lumières qui miment des rythmes naturels. Judith et Nathalie testent l’eau deux fois par jour au minimum : salinité, température, oxygène, PH, nitrites, nitrates… « Tout ça, juste pour le temps d’une rencontre », dit Judith. Fin août 2020  Début des répétitions, tout le monde est à Gimel – sauf les poulpes. L’eau n’est pas encore prête pour les accueillir, les tests continuent plusieurs fois par jour. Stefan se demande : « Comment répéter sans protagoniste ? » Mais les caméras sont installées et le poulpe est doublé par une des étoiles de mer, qui bouge très gracieusement. Les images sont projetées derrière l’eau. Le théâtre est comme une loupe qui permet de changer d’échelle… Nathalie explique au reste de l’équipe comment marche le dispositif et ce qu’il faut pour produire de l’eau salée – le milieu des poulpes. Elle dit : « L’eau est un organisme vivant. » Caroline se demande (encore une fois) comment partir en tournée non seulement avec des animaux, mais aussi avec tout un milieu. Stefan et Katja rencontrent plusieurs expert·e·s. Catherine Brandner, psychophysiologiste, leur parle des apprentissages. Les poulpes grandissent seuls – dans quelle mesure leur façon d’apprendre diffère de la nôtre ? Claudine Pont et Jean-Daniel Verret de la Main Tendue répondent au téléphone à des Lausannois·e·s solitaires des heures durant. La solitude humaine est-elle comparable avec celle d’un animal non social qui ne s’approche pas de ses congénères, mais qui est si curieux des autres espèces ? Patrik Vuilleumier, neurologue, leur parle du cerveau humain et de l’approche neurologique des émotions. Est-ce qu’on peut parler des émotions

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chez les animaux ? Alain Kaufmann, biologiste et sociologue, et Marcel Gyger, biologiste, parlent de la relation entre humains et animaux et des questions éthiques liées aux animaux. Comment tisser une relation avec les poulpes dans un sens éthique ? Déjeuner avec l’équipe et plusieurs membres de ShanjuLab, on reparle des questionnements éthiques. On prend des notes comme : « Créer un endroit où les humains réfléchissent leurs relations avec la nature et les animaux vs l’accès direct et immédiat à la nature n’est jamais possible » ; « Le sauvage : il doit exister pour lui-même vs la catégorie du sauvage est déjà une construction » ; « Tentative de rencontre entre deux espèces qui ne se côtoient normalement pas » ; « Comment rendre visible l’altérité ? que ce soit au bénéfice des individus et de leur bien-être mais aussi (et surtout ?) au service de l’espèce ? » ; « Essayer d’établir une relation concrète et non fantasmée avec l’animal, rendre compte des tentatives et des échecs » ; « Ambivalence : le dispositif du projet, un milieu marin artificiel (mesuré, contrôlé, analysé), n’est possible que grâce à la connaissance scientifique. Mais on veut dépasser ce point de vue, redonner de la densité à la vie : spontanéité, individualité, hasard… » ; « Où trouver les animaux ? » ; « Leur vie est courte. Le temps de la rencontre avec les animaux doit être limité – les relâcher. Quand ? Où ? » ; « N’accueillir que deux poulpes, où rencontrer plusieurs individus ? » ; « Laisser l’animal définir la pièce – il pourrait très bien ne rien se passer pendant le spectacle »… Judith dit : « On ne peut pas tout régler. On doit toujours requestionner. Les questions doivent rester vivantes. » Stefan se demande ce que les poulpes vont faire de leurs rencontres avec les humains lorsqu’ils vont retourner à la mer. Comment est-ce qu’ils vont témoigner de cette histoire ? 29 août 2020  Stefan et Katja décident de descendre du train à Karlsruhe sur le chemin du retour à Berlin pour finir cette semaine de répétition en rencontrant un poulpe. Le Naturkundemuseum (Musée d’histoire naturelle) à Karlsruhe possède un immense aquarium. Alex Mendoza-Weber, le soigneur du poulpe, leur parle de son travail. Premier contact physique entre Stefan et un poulpe. Ses muscles poussent fort, et essaient d’entraîner le bras de Stefan sous l’eau. 1er septembre 2020  Réunion ShanjuLab-Vidy, relevé de décisions : les conditions sont réunies pour la venue des poulpes (enfin !). 3 septembre 2020  L’équipe se met d’accord : on ira récupérer deux poulpes sur un marché alimentaire et on les relâchera après quelque temps. Où les trouver ? Naples semble trop loin pour le transport. À Marseille, ils les chassent au harpon. À Gênes, ils les tuent et les congèlent. L’article d’un journal local trouvé sur internet parle d’un pêcheur à Sète qui pêche « au pot ». On réussit à le retrouver.

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6 septembre 2020  Nathalie et Judith partent à Sète chercher les poulpes chez le pêcheur qui les garde dans ses nacelles pour les vendre aux restaurants. À Sète, la spécialité locale est la tielle, une sorte de tourte aux poulpes et calamars. Les poulpes les plus petits sont souvent utilisés comme appâts. Quelques heures avant l’arrivée de Nathalie et Judith, les poulpes étaient plus nombreux, mais les plus grands ont mangé les plus petits. L’un des deux survivants a un bras coupé. Arrivée à Gimel après six heures de voyage dans une voiture fraîche comme de l’eau de mer. Le transfert vers leur nouvel environnement dure plus de cinq heures : mélange de l’eau créée et de l’eau de mer, presque goutte à goutte, en vérifiant les paramètres toutes les dix minutes. Les poulpes reçoivent les noms « Agde » et « Sète » (d’après des villes littorales du sud de la France). Quand l’un des deux regarde Judith dans les yeux, elle s’écrie : « Le miroir tendu par l’animal ! » 7 septembre 2020  Ils mangent. Tout le monde est soulagé. Judith et Nathalie dorment à côté, sous la tente bleue, pendant quelques nuits. Dès qu’on s’approche de l’aquarium, les poulpes viennent se coller contre la vitre et observent les visiteurs·euses d’un œil. Ils bougent curieusement. Sète est plutôt constructeur : il déplace les pierres partout dans l’aquarium et remplit son abri d’objets divers. Parfois, Agde prend une certaine couleur d’un côté (là où il mange) et une autre couleur de l’autre (là où il va chercher le contact avec Nathalie). 15 septembre 2020  Le bras de Sète repousse. On y voit de minuscules ventouses… Stefan et Katja rencontrent Sascha Tafelski, anesthésiste, à Berlin. Il leur parle des douleurs fantômes. Pourquoi quand un poulpe perd un bras, il repousse, mais pas chez les humains ? Qu’est-ce qui se passe dans le cerveau quand on perd un membre ? Nina Wehnert, spécialiste du Yoga et du Body-Mind Centering à Berlin, parle à Stefan et Katja de ses cours focalisés sur le système nerveux. Comment faire pour prendre conscience de son système nerveux ? 22 septembre 2020  Le pêcheur leur avait dit que les poulpes n’ont pas de genre lorsqu’ils sont encore petits. Mais lorsqu’ils se mettent contre la vitre de l’aquarium, Judith et Nathalie voient qu’ils n’ont pas d’appendice sous le troisième bras à droite. Elles en déduisent qu’il s’agit de femelles. On commencera à dire « elles ». 27 septembre 2020  Premier jour de la semaine de résidence : rencontre de l’équipe avec Sète et Agde. Premiers essais avec Agde dans l’aquarium de scène : caméra embarquée dans l’eau, projections dans l’aquarium… Stéphane (musicien) improvise la musique en live sur les mouvements et déplacements des pieuvres. Il tente plusieurs ambiances sonores : oniriques, futuristes, ludiques, drôles… On teste aussi un hydrophone – microphone aquatique – mais Agde aime tellement sa texture qu’elle commence à le mordre, et on craint qu’elle ne prenne une décharge… alors on l’enlève. Temple du présent


28 septembre 2020  Judith et Nathalie et les poulpes sont en contact quotidiennement, les modalités de leurs interactions changent très rapidement mais de manière imprévisible. On s’éloigne par exemple de l’attitude prédatrice des premières approches – bec et bras en avant – et des explorations tactiles se développent dans les deux sens, les poulpes viennent même se poser au creux de leurs mains sous l’eau. Un nouveau type de relation se co-construit entre elles qui laisse penser qu’une confiance s’installe. Venue du professeur François Ansermet, pédopsychiatre. Dialogue avec Stefan face aux poulpes. Ansermet parle de « l’être humain – cet animal qui a perdu son mode d’emploi ». Une fois nourri et satisfait, il est libre de chercher le sens de sa vie. Stefan écrit dans son carnet : « Agde et Sète semblent être nourries et satisfaites – mais cela ne les arrête pas dans leurs activités. Elles continuent d’explorer leur environnement… comme des humains en quête de sens ? » 1er octobre 2020  Jeanne (assistante à la mise en scène) continue à organiser des rencontres avec des expert·e·s, aujourd’hui, avec des chercheurs·euses en sciences naturelles : Stefan parle à Frederike Hanke, biologiste spécialisée dans la perception du temps chez les phoques. Comment les poulpes perçoivent-ils le temps ? Françoise Schenk, biologiste, parle du fait que les poulpes semblent bouger sans cesse. Comment est-ce qu’on sait qu’on existe si on ne bouge pas ? Johannes Gräff, épigénéticien, explique que chez les mammifères, il y a des signes qui indiquent que ce qui a été appris ou vécu peut être transmis d’une génération à une autre par l’ADN. Est-ce aussi le cas chez les poulpes ? Agde et Sète commencent à cracher de l’eau sur Judith et Nathalie. Une fois, Nathalie crache sur l’une des deux en retour. 2 octobre 2020  Zoom avec la philosophe Vinciane Despret et Caroline. Nicolas Gerlier et Oliver Vulliamy (vidéo) filment Stefan et le poulpe. Vinciane Despret est en train d’écrire Autobiographie d’un poulpe, un récit d’anticipation à partir de publications scientifiques. Elle confronte ses hypothèses avec celles d’autres « enquêteurs·rices » : Nathalie, Judith, Stefan et Katja. Stefan dit : « À force de regarder soir après soir les poulpes, je commence à avoir l’impression qu’il me manque des bras. Je développe des sensations fantômes pour des bras que je n’ai pas (encore). » Stefan et Katja interrogent Gérald Hess, maître d’enseignement et de recherche en éthique et philosophie, sur l’autre. Qu’est-ce qui se passe quand on essaie de comprendre l’autre ? 16 octobre 2020  Visite de Julie, Dominique et Michèle de République Éphémère. Nathalie est au-dessus de l’aquarium, elle immerge la caméra, le poulpe la prend et filme à son tour. Julie pense à ces films ethnographiques filmés par les Navajos

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eux-mêmes, à « notre inscription dans cette histoire où nous avons regardé l’autre quielle qu’ielle soit, hier les Lakotas, aujourd’hui les poulpes, pour aller peut-être enfin vers une autre forme de relation ? » 18 octobre 2020  Premiers essais avec des extraits des entretiens audios avec les expert·e·s. On a l’impression que la voix humaine s’impose trop à l’animal et que cela crée un effet d’anthropomorphisme trop fort. On discute : Comment faire exister l’animal dans son altérité ? Vaudrait-il mieux faire une pièce sans paroles ? Ou au moins réduire les entretiens audios d’expert·e·s ? Debriefing technique : Comment organiser la tournée ? Judith et Nathalie se demandent : « Est-ce qu’on pourra dormir dans le théâtre avec les pieuvres ? On se doit de veiller sur elles. » 19 octobre 2020  Pendant la répétition, Nathalie met son visage dans l’eau. Agde commence à l’explorer et le reste de l’équipe retient son souffle – si Agde utilisait son bec, Nathalie pourrait être mordue. 21 octobre 2020  Rencontre par zoom avec Ludovic Dickel, biologiste et expert des céphalopodes. Les humains utilisent beaucoup leurs yeux pour comprendre leur environnement. Chez les poulpes, c’est plutôt le toucher ? Rencontre avec Laurent Keller, biologiste et spécialiste des fourmis. Il parle de la différence entre les animaux sociaux (les fourmis) et les animaux non sociaux (les poulpes). Les poulpes sont hautement individués… Ce qui est aussi l’avis d’Alice Cronin-Golomb, psychobiologiste, qui raconte que les poulpes résistent à beaucoup de recherches scientifiques parce qu’ils ne reproduisent pas systématiquement les mêmes résultats lors des mêmes expériences d’études comportementales. Stefan confirme : « Une répétition avec un poulpe n’est jamais une répétition au sens littéral – très peu de choses se « répètent » en fait… » 1er novembre 2020  Judith ouvre la paroi occultante entre les deux aquariums. Normalement, les poulpes sont solitaires et s’évitent, mais là elle se demande si ce n’est pas absurde de les soustraire à la vue l’une de l’autre alors qu’elles partagent le même système d’eau, que leurs aquariums sont côte à côte, et qu’elles évoluent en parallèle, développant parfois à un jour d’écart un même comportement. Elles grandissent à vue d’œil, leurs ventouses deviennent plus grandes et plus fortes. 9 novembre 2020  Le soir, répétition avec Sète : elle est très posée et semble réfléchir avant chacune de ses actions. On a l’impression de vivre ses réflexions en même temps qu’elle !

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10 novembre 2020  Le soir, répétition avec Agde : rien à voir avec la présence de Sète. Elle est très entreprenante dans ses interactions, voire un peu violente. On est loin des premières tentatives, on ne ressent plus du tout de timidité dans les rapports entre Judith et elle. C’est l’animal qui dirige le spectacle. 25 novembre 2020  Après avoir beaucoup étudié la biologie, le droit, l’anatomie, la chimie de l’eau, Judith et Nathalie obtiennent le certificat « Cephalopod Biology and Care ». 11 décembre 2020  Annonce du Conseil fédéral : les lieux publics resteront fermés jusqu’au 22 janvier. On ne pourra pas faire la première du spectacle au Théâtre de Vidy avec du public, elle était prévue le 8 janvier. Mais on peut continuer à répéter. 14 décembre 2020  Pinch (Pierre Nicolas Moulin, régisseur général) installe le dispositif dans la salle de théâtre pour les répétitions finales. L’eau pure est fabriquée pendant toute une semaine selon un protocole précis mais, les derniers jours avant l’arrivée des poulpes, le taux d’ammoniaque de l’eau est trop haut. Les poulpes restent à Gimel, les répétitions sont ajournées le temps que les paramètres de l’eau se stabilisent. 16 décembre 2020  Première répétition au Théâtre de Vidy. On fait des premiers essais son, lumières, vidéo avec Nathalie au plateau et Judith qui écrit le protocole. Mais sans les protagonistes c’est un peu comme répéter un ballet sans danseurs·euses. On attend les poulpes et le public.

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Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) en collaboration avec Judith Zagury et Nathalie Küttel (ShanjuLab)

Temple du présent – Solo pour octopus Spectacle créé en 2021 au Théâtre Vidy-Lausanne (8-21 janvier) et au Théâtre Saint-Gervais Genève avec République Éphémère (29 janvier-7 février) Conception et mise en scène  Stefan Kaegi / Rimini Protokoll en collaboration avec  Judith Zagury et Nathalie Küttel / ShanjuLab Accompagnement scientifique  Graziano Fiorito Musique  Stéphane Vecchione en collaboration avec Brice Catherin Dramaturgie  Katja Hagedorn Assistante à la mise en scène  Jeanne Kleinman Stagiaire à la mise en scène  Salomé Mooij Technique et construction du décor  Théâtre Vidy-Lausanne ▼ Lumière et régie générale  Pierre Nicolas Moulin ▼ Vidéo  Oliver Vulliamy ▼ Production  Anouk Luthier ▼ Avec  une pieuvre, Nathalie Küttel, Stéphane Vecchione, Oliver Vulliamy, Judith Zagury Production  Théâtre Vidy-Lausanne ▼ ; ShanjuLab, Gimel ; République Éphémère, Genève ; Théâtre Saint-Gervais Genève Coproduction  Berliner Festspiele, Berlin ; Rimini Apparat GbR ; Centre Pompidou, Paris ; Printemps des Comédiens, Montpellier 2021

Temple du présent

Remerciements aux expert·e·s/intervernant·e·s suivant·e·s Michel AKSELROD, chercheur au Département des neurosciences cliniques au Centre hospitalier universitaire de Lausanne ; François ANSERMET, professeur honoraire de pédopsychiatrie à l’Université de Genève et de Lausanne, vicedoyen de la Faculté de biologie et médecine à l’Université de Lausanne, médecin chef au Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au Centre hospitalier universitaire de Lausanne ; Michel ANSERMET, directeur de l’AQUATIS Aquarium-Vivarium, Lausanne ; AQUABLUE, Aquarium Terrarium, Bex ; Valentin BAGNOUD, bénévole soins des poulpes, Gimel ; Eric BELLONE, pêcheur, Sète ; Catherine BRANDNER, professeure associée à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne ; Séverine CHAVE, ShanjuLab ; Alice CRONIN-GOLOMB, professeure au Département des sciences psychologiques et cérébrales, et directrice du laboratoire de vision et de cognition à l’Université de Boston ; Vinciane DESPRET, professeure à la Faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège, et à la Faculté des sciences psychologiques et de l’éducation de l’Université libre de Bruxelles ;


Ludovic DICKEL, professeur de biologie

l’Institut de philologie allemande et néerlandaise

des comportements à l’Université de Caen

à l’Université libre de Berlin ; Francesco PANESE,

Normandie ; Oscar DI SANTO, biologiste et

professeur à l’Institut des sciences sociales

fabricant d’aquarium « Panaque », Gênes ; Brian

et politiques et au Laboratoire d’études des

FAVRE, ShanjuLab ; Aline FUCHS, ShanjuLab ;

sciences et des techniques à l’Université de

Dariouch GHAVAMI, ShanjuLab ; Johannes GRÄFF,

Lausanne, professeur associé à l’Institut des

professeur associé à l’École polytechnique

humanités en médecine de l’Université de

fédérale de Lausanne et directeur du « Gräff Lab –

Lausanne ; Claudine PONT et Jean‑Daniel

Laboratory of Neuroepigenetics » ; Marcel GYGER,

VERRET, de l’association La Main Tendue,

collaborateur scientifique au Centre de

répondant·e·s de l’association ; Romaine ROSSIER,

Phénogénomique de la Faculté des sciences

ShanjuLab ; Alexandre ROULIN, professeur

de la vie de l’École polytechnique fédérale de

au Département d’écologie et évolution et

Lausanne  ; José HABA-RUBIO, neurologue au

de biologie computationnelle à l’Université

Centre du sommeil de Florimont, Lausanne ;

de Lausanne ; Davide-Christelle SANVEE,

Frederike HANKE, professeure de biologie

performeuse, Genève ; Françoise SCHENK,

au Marine Science Centre à l’Université de

professeure en physiologie et neurophysiologie

Rostock ; Gérald HESS, maître d’enseignement

à l’École cantonale de physiothérapeutes et à

et de recherche en éthique et philosophie de

l’Université de Lausanne ; SHANJU, SHANJULAB

l’environnement à la Faculté des géosciences et

et le COMITÉ SCIENTIFIQUE de ShanjuLab  ;

de l’environnement de l’Université de Lausanne ;

Catarina SÖDERSTROM, vétérinaire, Gimel ;

Romain JEANNERET, aquariophile, Gimel ;

Sascha TAFELSKI, médecin chef à l’Hôpital

Alain KAUFMANN, directeur du ColLaboratoire,

universitaire de la Charité de Berlin ; Patrik

unité de recherche-action de l’Université de

VUILLEUMIER, directeur du Laboratoire de

Lausanne ; Laurent KELLER, professeur à la

neurologie et d’imagerie cognitive au Centre

Faculté de biologie et de médecine dans le

médical universitaire de Genève ; Nina WEHNERT,

Département d’écologie et évolution à l’Université

experte du yoga et du Body-Mind Centering,

de Lausanne ; Johann KIRCHHAUSER, directeur

Berlin

du vivarium au Musée d’histoire naturelle de Karlsruhe ; Pierre MAGISTRETTI, professeur de physiologie à l’Université de Lausanne, directeur du Brain Mind Institute à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du Centre de neurosciences psychiatriques au Centre hospitalier universitaire de Lausanne ; Samuel MAILLARDET, Aquarium Club Lausanne ; Virginia MARKUS, auteure et militante antispéciste, Genève ; Alex MENDOZA-WEBER, soigneur animalier au Musée d’histoire naturelle de Karlsruhe ; Elisabeth PAEFGEN, professeure à

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Impressum Rédaction et édition  Katja Hagedorn Assistanat rédaction  Jeanne Kleinman Conception graphique, photographie et mise en page  matière grise | Philippe Weissbrodt Coordination éditoriale  Théâtre Vidy-Lausanne Impression  PCL Lausanne sur Genesis, papier offset-preprint « Ange bleu », avec des encres végétales. Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, est interdite. © 2021, Théâtre Vidy-Lausanne




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