Possesseur d'image

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POSSESSEUR D’IMAGE

Peintures, dessins, pastels

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Textes de Florent Allemand

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La peinture est classiquement constituée par la dualité et la complémentarité du dessin et de la couleur, mais c’est avant tout matière. C’est cette problématique que nous avons voulu approfondir. L’exposition invite le spectateur en tant qu’œil mais aussi en tant que corps face à un autre corps ; l’objet peint, un objet magique, merveilleux de couleur et de formes à la dynamique des matières assumées. Mais la peinture est aussi un jeu, un grand jeu aux règles toujours réinventées qui gagne avec brio, triche ou éclate de rire, peinture comme éclaboussure.

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« Ce possesseur d’absences »

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Tiré du premier poème du recueil Le Transi de Richard Rognet, cette expression nous semble emblématiquement pouvoir s’adapter à la peinture. Qu’est-ce qu’une peinture ? Une peinture c’est d’abord un objet qui se présente devant nous : une planche de bois, un bout de carton, un morceau de tissu en tension sur un châssis. Tension, en effet la tension de celui qui peint, du coup de pinceau qui doit tomber juste, de la larme de glacis qui ne doit pas couler et fendre le tableau dans une traînée bleue et découdre les chairs. Toute peinture est une chair, une chair grasse de matière, une matière colorée. Qu’avons-nous pétri dans la peinture ? Ce possesseur d’absences. C’est nous qui l’avons fait. La chair, l’objet, la chose, l’œuvre possède l’absence. C’est une matérialisation entre le spectateur et le peintre. La peinture se présente au devant du spectateur et l’artiste n’est pas là. N’est plus là, à notre place le pinceau à la main et l’esprit hésitant entre la terre d’ombre et la terre de sienne, entre le noir de mars et le noir de vigne, entre le blanc de plomb et le blanc mélangé, entre la brosse et le chiffon, entre le pinceau et le doigt, entre la térébenthine et l’huile de lin, entre une œuvre possible et une œuvre probable, l’artiste n’est transi ni de froid, ni d’amour, mais transi par son œuvre il en est l’action, elle est son engourdissement (engourdissement qui donne plus de contraste encore à sa vivacité, plus de force encore à la créativité). L’œuvre possède maintenant l’aspect figé. Une absence, la trace encore chaude de la vie mais déjà une vie éteinte. L’œuvre nous la présente, cette absence, comme une présence. Le « il est parti » devient un « il était là ». Tout l’artiste passe dans son œuvre. Il est là, entre l’huile et les pigments, il est la moindre trace du pinceau. Le corps du peintre se projette dans la matière colorée, le peintre se pétrit lui-même, ses peurs, ses espoirs, ses connaissances, ses désirs, ses angoisses. Peut-être est-ce pour cela que l’art est une forme qui échappe au temps. L’art ne présente pas une présence de l’artiste mais son moule en creux. Comme ces transis du Moyen-âge, représentation du corps du défunt qui contrairement au gisant qui ne le représente qu’endormi nous montre le corps sec, maigre et toute proie à la mort, à sa toute proche finitude, sans vie mais nous disant « il fut vivant ». C’est cette absence qui fait qu’on le sent encore proche. Comme le souffle rapide dans une bulle de verre qui n’est plus et qui pourtant semble encore présent à travers la matière, une matière qui fige, qui reteint, qui enlace, et qui retient d’autant plus l’artiste, d’autant plus l’émotion que cette matière est fragile. Un peu d’huile et un peu de terre. Pas plus que l’Homme. Et tout autant vivante et tout autant émotive.

Quant au Transi qui a inspiré Richard Rognet, c’est celui de René de Chalon sculpté par Ligier Richier, c’est un transi debout qui tend vers le ciel, au bout de son bras décharné, dans un dernier effort plein d’émotion et de tension, Son cœur, Comme chaque peintre tend ses pinceaux.

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I. Valentine Gardiennet,

peintures à l’huile

« toute peinture est un accident » ( Francis Bacon)

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1. Carcasse

La toile est nue par endroit Et tout semble commencer. Dans le déroulement des forêts où les arbres sont quelques survivants, dans le déroulement du saignement des arbres, dans le déroulement d’une terre qui se recommence, s’allonge une femme. Ses yeux regardent dehors. Ses cheveux coulent comme coule le sang de la terre en son recommencement.

Cette femme allongée traîne ses chairs et ses graisses lasses sur la terre. C’est la terre elle-même dans son élan vital usé, elle tient ses mamelles nourricières flétries, fermées, elle ne regarde que peu ses enfants survivants. Tout meurt, tout se pourrit et sa chair est un recommencement. C’est le magma primaire qui mûrit et fermente. Le monde recommence et de molles tâches vertes… Comme une toile de peinture couverte. C’est une force titanesque, c’est une étrange géante… Ou c’est la femme même, Eve dans son automne. Quand on assiste au délabrement des atomes… Le retour à la terre qui se fond dans son ventre,

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Et dans la chaleur de ce primaire antre C’est le recommencement en une seconde Eve, En une femme vieille bien, bien plus réelle. C’est un accouchement et un enterrement, C’est un cadavre frais, c’est la chair palpitante, C’est une femme vieille, ce n’est pas une géante, C’est la fin et le début : c’est le recommencement. C’est la fin de la chair et c’est son apogée Car c’est une chaude et adipeuse plongée. Et autour de ce corps qui se crée et palpite on sent la caresse du pinceau et la rudesse de la croûte. Et ça recommence : et ce corps, cette forêt et cette toile nouvelle.

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2.

Corps en commencement.

Avant de tout finir, il vaut mieux commencer, En recommencement les corps se reconstruisent, Tandis que les côtes brisées restent les voûtes des poumons. Les cœurs trop emballés par une course sur une sphère N’ont pas pu se calmer. Se sont-ils arrêtés ? Le drame, pour la vision, est un instant stoppé.

Qu’est-ce qui gît ainsi, Toutes jambes écartées, Avec, malléables, les peaux grises, Les muscles tendus ou défaits ? Qu’est-ce qui gît sans tête et sans un demi-bas ? C’est près de la table froide Comme un fragment lapidaire, Comme un gisant brisé, Le cadavre expressif prêt à être disséqué. Une main noire crispée Aux doigts roides repliés, Surgit au bout du bras. Les draps des hôpitaux, blancs, encore inesquissés.

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Le drame, pour regarder, est un instant stoppé. Puis il recommence à froidement s’étaler, la main semble si sûre Le corps s’épand, s’éprend, Et ne cesse de tomber Cependant, nénuphars inconstants, les formes et les lignes continuent de croitre. L’évolution du drame Comme la putréfaction.

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3.

Et puis du chevalet…

Corps vert comme une nuit où l’absinthe a trop bu, Où les déchets du corps sont bien le corps lui-même, Il ne peut pas rire, La lumière dégoutte Comme un drapé gorgé de plâtre, Il n’y a qu’une peau.

Et plus tard le tableau, Peau toujours souffrante sur sa plaque de bois, Dans l’endormissement d’une grotte d’or brillante Se laisse engloutir.

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Etrange bercement, avalement de la peinture Et surprise aveuglante, Estomac de coulures.

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II. Florent Allemand, peintures à l'huile

« Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron : Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. » (Nerval, El desdichado, Les Chimères)

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III

Priscille Phelip, pastel, dessins et peintures à l’huile

1. La géante « Je suis belle, ô mortels ! » (Baudelaire, la beauté, Les Fleurs du mal)

La géante debout adossée à son mur C’est la belle des belles Venus de plusieurs siècles Pièce archéologique…La beauté, mais qu’en faire ? Sa peau rondeur polie Galets de l’âge de pierre Nue est plus grande que vivante Sommeil des yeux fermés Vous pouvez regarder ! Faite de poudre-couleur et de papier épinglé Elle est terre et poussière Elle est la belle des belles Le monstre où sous le sein la peau rougeoie La graisse qui attend C’est la géante étrange Dormeuse aux cheveux noirs Monstre à dormir debout Monumentale beauté C’est la belle des belles

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2. Le visage de l’ombre

Le reflet, reflet vide Comme ces débris lapidaires que l’on exhume doucement de la nuit

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3. Les masques

Les masques que tu vois sont ceux d’un drame nouveau Les archétypes ne changent pas, seules changent Les lumières

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IV.

Caroline Bernardy, vidéo et performance

La musique coule dans la nuit Dans sa spirale rouge Traces sur l’herbe des nuits éveillées La toile lâchée comme les draps de l’insomnie

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La rose des passions Des lucioles La marche sacrée dans la nuit Elle aime les courbes colorées alors que la nuit veut les éteindre

Il y a des beautés Quand la nuit étend son voile blanc Qui glissent sous les pieds

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Le jardin est le matelas OĂš les ĂŠtoiles aiment serpenter Les pinceaux de la nuit sont les doigts des pulsions Tout est improvisation La nuit est en bouteille comme toutes les couleurs du sommeil

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V.

Mathilde Morel

« Et l'Homme s'arrêta sur le seuil, ébloui. - Quelle est l'ombre qui rend plus sombre encor mon antre ? (…) L'oses-tu braver ? » (Heredia, le Sphinx, les Trophées)

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Ce gros visage où la sueur et le gras transpirent, qui regarde avec insistance, c’est toujours pour moi la question posée. La question présente et l’attente de la réponse. Le Sphinx serait un homme. Toujours le regard du Ponce Pilate du Caravage, il interroge : Ecce Homo. Voici l’homme. Me voici devant le tableau. On demande mon avis et déjà l’histoire a dit que j’ai crié : « crucifie-le » contre mon gré. Ici il n’y a plus que Ponce Pilate, il nous observe et pose la question, déjà nous avons mal répondu à la question, nous sommes coupables pour la réponse. Puis une question plus ardue, celle d’un vrai Sphinx cette fois-ci : Qu’est ce que le beau. Ici, ça nous retourne et c’est répugnant. Qu’est-ce que le beau ?

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Qui connait mieux que lui le labyrinthe des teintes, si ce n’est ce visage qui te ressemble, à toi ? Il était au palais comme dans un asile, il jette son regard sur le monde grand ouvert. Une sorte de folie toute teinte d’orange, l’intensité du drame et de l’instant figé sur un horizon méconnu, comme une vision terrible ou un meurtre conscient. Et la peinture vive n’avait-elle pas coulé neutre ?

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VI.

Mélanie Judas, acryliques

La peinture cet archipel. Fragmentation du réel. Fragment de vision. Une étroite fenêtre. Le réel transformé et interprété. Une étroite perspective, sauf si l’on joue avec ce que l’on crée. Fleurs des îles, rouges comme un volcan. Feuilles vertes de sous les tropiques ou mains de cauchemars. En haut, en bas. Ne pas faire le choix du sens de la présentation, laisser l’œuvre libre à la projection des images. Un morceau de carton possède bien plus d’une image avec un peu de bleu, un peu de rouge, un peu de vert. Ne pas faire le choix entre abstraction et figuration Ne pas faire le choix entre la montagne et le colibri, entre le grand et le petit. Il y a le macrocosme égal au microcosme. Ne pas faire le choix entre deux choses à peindre, entre toutes les images qui naissent sous nos crânes et d’entre nos mains. Dire oui à toutes les possibilités. Cette peinture est une carte, le carton et les traces du doigt sous les aspérités des roches et des pleines. Paysages non plus représenté, symbolisé, mais matérialisé. La carte et le lieu sont les mêmes ici. La peinture renouvelle , les possibilités.

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Chemins et bois de cerfs, collines ou mamelles, labyrinthe, escargot, cerveau d’enfant. C’est le nouvel Eden, celui de toutes les images. Celui d’une nuit où le soleil resplendit sur de vastes champs de blés. Ou bien un paysage sous-marin, ou bien un lieu de rêve, ou bien des signes nouveaux, ou bien une matière vue au microscope de nos sens, ou bien finalement, la peinture toute seule. Et pour son seul plaisir de porter tous les sens.

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VII.

Lorraine Simon, acrylique

L’instant stoppé. Celui du rêve. Celui du conte, celui où tout le paysage s’enfonce avec vitesse et où ne reste plus que l’immobilité que possèdent mes songes. L’instant où dorment les élégies à venir.

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VIII.

Anaëlle Jabouille, acrylique et pastel

Il faut reconstruire le mystère de la peinture, il faut comprendre le goudron des routes et les places où nous jouions enfants, car nos mots s’y engluent et chaque souvenir que l’on veut ressortir est couvert du goudron de notre cœur palpitant. Les rues ont le sol noir tout comme nos étangs. Etranges étangs intérieurs où nagent les sensations.

Qu’y a-t-il à part les nuits goudronneuses qui sentent le poivre et le vieux café froid ? Seulement les nuits et la lumière des néons dessinent ce qu’il reste de ton visage. Ta dernière posture. Héroïne de roman noir figée comme une belle au bois dormant, bois d’une seconde, sous les mains une forêt tout ce qu’on pense s’y perd et aucun souvenir. Moment toujours prolongé, non pas arrêté mais sans fin. Elle crispe ses yeux et ses ongles dans ses cheveux. Il y a le doute, l’angoisse, le malaise et ta perte. L’Elégie accomplie.

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Table des matières POSSESSEUR D’IMAGE p. 1 « Ce possesseur d’absences » p. 4 I. Valentine Gardiennet, peintures à l’huile.....................................................................................................................p. 6 1. Carcasse p. 7 2. Corps en commencement. p.9 3. Et puis du chevalet… p. 11 II. Florent Allemand, peintures à l'huile.........................................................................................................................p. 13 III Priscille Phelip, pastel, dessins et peintures à l’huile.................................................................................................p. 14 1. La géante p. 14 2. Le visage de l’ombre p.15 3. Les masques p.16 IV. Caroline Bernardy, vidéo et performance................................................................................................................p. 17 V. Mathilde Morel...........................................................................................................................................................p. 20 VI. Mélanie Judas, acryliques .........................................................................................................................................p. 23 VII. Lorraine Simon, acrylique.........................................................................................................................................p. 25 VIII. Anaëlle Jabouille, acrylique et pastel......................................................................................................................p. 26

Ce catalogue a été réalisé à l’occasion de l’exposition

« Ce possesseur d’absences » du 15 au 21 décembres 2015, salle de l’Evêché à Uzès.

Nos remerciements vont à Jean-Marc Noël pour son soutien permanent ainsi qu’à Martine Pianta pour ses précieux talents de relectrice. Avec le soutien de l'office municipal de la Culture d'Uzès et de Nicole Durand-Depaire

© Atelier Arts Plastiques Charles Gide 2014

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