Berlinde de Bruyckere P.D.L.

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Berlinde de Bruyckere Essai-poème Florent Allemand

P.D.L.



1 Essai-poème inspiré par les œuvres de Berlinde de Bruyckere Au lecteur J’expliquerai, avec moi-même et ce que je ressens et comprend, les œuvres de Berlinde de Bruyckere. Ceci n’est pas un essai d’histoire de l’art, j’écris ici un poème qui explique les palpitations. J’écris non pas ce que l’on doit comprendre, ni ce que l’on a compris, j’explique ce que j’ai compris. J’écris les images.



I.

Premier feuillet

Première feuille N’écrivez plus les corps de cire suspendus aux lampadaires. Ils font battre plus fort le cœur et plus fort les larmes. D’abord il y a le Christ à la colonne et Saint Sébastien. Il y a la peau, premier lieu de coups ; l’endroit du très sensible. Homme de douleur mais porteur du Salut, une peau en guérison. Et parfois la tendresse contre cette cire qui vite se refroidit et casse. Elles sont suspendues aux piliers de métal, aux piliers de nos villes. Deuxième feuille Tendresse autour d’Actéon. Pauvre victime transformée. On a mit autour de ses bois (symbole des blessures, du dépeçage du cerf), autour de ses os, on a mit des morceaux de tissus pour soigner les griffures, plaies rouges et bandages comme des bouches. Actéon, portrait d’un martyre. Détaché de son arbre, ses bois comme une flore. Troisième feuille Il y a le réconfort des coussins où ils se serrent. Ils plient leurs longues jambes grêles et enfoncent leurs visages. Et l’halène chaude des bouches dans les draps, les coussins. Il y a les coussins, la douceur du sommeil après la peur, quand la fièvre a baissé.



2 Quatrième feuille La table de dissection montre les morceaux de tissus et les globes de verre mais aussi les chairs que l’opération à coupée et que le médecin veut guérir et que les infirmiers ont oubliés. Mutilations. Cires anatomiques sur une table d’opération. Compassion. Rappels de la souffrance, ceux qui ne dorment pas dans les nuits des hôpitaux, sur des lits qui sont si durs, qui sont des tables. Compassion entre notre propre peau et les peaux blessées. Détail, sous les globes de verre. Les mêmes peaux tout autant blessées, la même volonté de protéger. Cinquième feuille Je ne me souviens plus son nom, lui non plus ne s’en souvient plus. Il est sur son socle de bois gris. Il a la tête dans un ensemble de bois vivaces. Sont-ce ses cheveux ou les ramures d’un cerf ? Il est perdu dans la forêt, les troncs deviennent une cascade, pleurs de ceux qui se sont perdus. De ceux qu’on a perdus. Pleurs déplorent la perte. Il n’y a qu’à regarder la peau, celle du talon, flétrie, elle se détache de l’os. Les rides s’en vont, seuls restent les os. Et les os s’en iront et la forêt restera et je resterais dans la forêt, les bramements du cerf. Il y a métamorphose du corps, il devient lui-même la forêt, il fait parti des arbres, il est les arbres. Egaré dans le temps la matière s’y inscrit : rides et cicatrices, souvenirs recousus. Perdre un autre, un semblable, soi-même. Et nous avons nos peurs, nous avons notre forêt où nous sommes perdus. Actéon qui se transforme, non pas en cerf mais en forêt. Il devient la forêt elle-même. Sixième feuille Troncs coupés, forêts écroulées, arbres abattus et débités. Morceaux à terre que l’on a prit le soin de soulever et de poser sur des armatures de fer. Le fer est un couteau, la hache du bûcheron dans le bois encore humide de la dernière pluie ; les coups qui résonnent et se propagent dans l’écorce comme une respiration entrecoupée dans le bois quand il est sec. Le fer coupe. Il a déjà servi à la coupe d’autres arbres, il a peut-être été la poutre d’un atelier de tannerie, d’un atelier de tisserand ou d’une halle de boucherie. Le fer rouillé entre dans le bois et les matières se mêlent, un morceau de fer rouillé est aussi semblable et aussi vulnérable d’un morceau d’écorce. Tout aussi fécond aux mots qui s’y implantent, aux formes qui peuvent y croître Le bois est mêlé à la cire. La force à la fragilité. Bois fragile comme l’os d’un enfant, comme la peau d’un malade ; le fer les coupe. Chacun connaît la douleur de l’autre et sa propre chaleur. Brancard, symbole déroutant du monde actuel entre les guerres et les violences, les maladies et les effondrements. Septième feuille Les bois qui flottaient sur la rivière, les bois qu’on avait abattu, les bois qu’on avait traînés dans la boue et que les pierres avaient heurtés et que la pluie avait blessés, on les a déposés sur de pleins oreillers, on a bandé leurs plaies et les coups de hache qui a ricoché sur l’écorce. Le fer est un soutient placide, le soutient implacable, le soutient, le rappel du péril et les troncs sont passés avec tant de douleur.



3 Huitième feuille Peaux de chevaux, chevaux morts sur les champs de bataille. Pendus animaliers sur des socles de fer, pendus où le tactile s’affronte avec la mort. Les crins et les poils ont le lustre des usures. Le temps use ses couteaux contre les matières polies. Tout s’élime avec douceur, même la douceur elle-même tout disparaît, les passions si souvent noyées. Yeux fermés. Les pelages brillent encore malgré la mort intérieure et leur devenir de poussière. C’est le soin que l’on porte à ceux que l’on a aimé. La tactilité comme réponse au monde. Neuvième feuille Comme ces reliquaires qui protègent les os des saints, comme ces reliquaires qui couvrent les bouquets de fleurs, verre et papier, comme ces reliquaires qui couvent les statues en cire du Christ enfant dans un blanc lit de fleurs factices et grisées de poussière, les globes de verre couvrent les bêtes sèches des muséums. La couronne de plomb et d’épines, sur son piédestal usé, patience des sacrifices. Un cercueil de verre pour Paolo et Francesca. Dixième feuille Oui, c’est un cabinet de curiosités ; oui, des restes de morts ; des choses vivantes, cabinet de curiosités. Mais les monstres sont montrés avec compassion et la cire appelle la votre. Dans les vitrines comme une protection maternelle, comme un amour transparent, comme la beauté rassemblée dans une chasse amoureuse, se reposent les corps, les crins. Peaux de chevaux en méditation. Dormition de peaux, de torses et de pieds. Repos. Refuge. Protection. Onzième feuille 20, piéta. Enlacement et caresse et mollesse. Fondre en pleurs. La porte est toujours ouverte, la porte de l’armoire de verre. Les cœurs aussi, les plaies aussi. Il faut se consolider avec un autre. Il faut se consoler. Une autre pietà.



4 Jambes fléchies, pieds écartés, les orteils nus contre le bois. Magnifiés sur le piédestal noir, un habit de vitrage. Une muraille miroir ? Regarde-toi, la chair aussi est poussière et tu portes tes souffrances comme tu porterais une peau grise sur tes épaules. Mais ne semblent-ils pas un couple enlacé pour se soutenir. Sont-ils deux ? Sont-ils un ? Liés, déliés, reliés, rapprochés, enlacés, rapprochés, reliés, déliés, délaissés, liés. A toi aussi. La porte est ouverte, la vitre est transparente, c’est pour cela qu’elle est un miroir. La vitre est transparente, vers toi. Douzième feuille. 14 septembre. Sur le coussin du repose-pied, un objet ancien auquel manque le fauteuil, dorment deux pieds croisés auxquels manquent les jambes. Pieds croisés, ceux d’une crucifixion. Les méditations sur la passions disaient qu’il fraudait s’imaginer les échardes de la Croix, les piques qui en surgissent. Tactilité comme réalité du monde. Je vois ces pieds, j’hésite entre la souplesse du tissu et son aspect élimé. La rudesse des coutures et les points des broderies que d’autres pieds, des pieds de ceux dont nous ignorons le nom, dont nous ignorons l’âge, dont nous ignorons presque les sensations. Mais dont nous savons les pieds. Pieds qui ont pris corps dans la cire. Sculpture et passé réel mêlés. Il y a les ongles comme ceux que nous avons, les veines comme celle que nous sentons battre entre notre peau et les os fins et nombreux, il y a la plante des pieds et pour chacun la dureté du sol, la poussière collée, les tissus souples. Tactilité, ressentir par la peau sans autre intermédiaire. Je La matière. Ici la sculpture n’est pas l’intermédiaire à la tranquillité, c’est la prise de conscience. Pas de la cire, de la peau. Pas de volume, des émotions. Voir. Toucher. Le monde est une matière nous sommes un autre qui reçoit et perçoit. Treizième feuille Bois-Brancard, ce que j’appelle bois brancard c’est Inside me. Pour moi, ce sont les bois-brancards, les branches faibles, les bois blessés, sur un lit transportable. Tréteaux de toiles, le lit. Le lit de camp. Celui de camp et d’hôpital. Hôpital de guerre. Des bois sont allongés, ils ont la couleur de la peau. Ils sont allongés à côté de moi. Inside me. Bien plus qu’allongés à côté de moi. Les bois sont en moi. Et qu’y a-t-il en moi ? La forêt de mes pulsions, de mes peurs, de mes rêves, de mes blessures endurées, de mes secrets inscrits. Les boyaux. Qu’y a-t-il en moi ? Des boyaux, des organes. Quand le ventre se tord c’est que les émotions sont trop fortes. Les boyaux se tordent ils font mal, ils nous poussent à nous remplier vers nous même, sur moi-même comme s’ils étaient des tentacules, des mains sauvages sous notre peau. Et parfois elles nous serrent devant l’effroi, le dégout et la maladie, les boyaux se serrent à vomir. Sur le lit d’infortune aux longs draps détendus, mon ventre. Mon ventre, ma peur. Ils ont la joie, ils ont la faim, ils sont la haine. Les torsades de chair que je vide devant tous. Voilà ce que je suis : des boyaux et des



5 souvenirs. Dans les deux cas des mémoires de guerres. Morceaux de moi allongés et soignés. Le lit d’hôpital peut être un lieu de recommencement. Quatorzième feuille Glass dome, sous ce ciel protecteur les bois de cerfs, la petite forêt. Bois de cerfs : couronne d’épine, relique de tous les temps. Les bois de cerfs, plantes en germination. Protégés des nuisibles et du froid des hivers. On y met des tissus, petites couvertures, tissus de lin, coton, restes, morceaux, chutes, charpie, pour consoler cette solitude dans le monde. Il faut palier à la solitude. Couronne de solitude, germination et renouveau. Du sang versé et du sang nouveau. Quinzième feuille J’ai tant de choses à dire mais mes mots sont les mêmes. Il y a tant de nuances dans les nacres des ongles, tant de ramifications dans les rides déchirées. Il faudrait un mot pour dire chaque fibre vivante, chaque fibre immobile, chaque fibre prêt à mourir. Pour les différencier en teinte, texture, ressentit. Pour différencier ce qui a vécu de ce qui va vivre et qui sont destinés soit à vivre, soit à guérir soit à mourir et qui ensuite pourrons vivre, ou mourir ou guérir, naître, grandir pour ensuite… On ne sent pas pareil avec la plante des pieds qu’avec la peau à vif ou le front contre une vitre. On ne voit pas pareil chaque angles réinvente la sculpture comme vivante, tout l’être en mutation. Infinitum Une paire de mains posées sur un coussin. Deux mains mortes contre un coussin, une chose pour vivants. Comme une parure dans son écrin. Deux mains, bien à plat qui attendent silencieusement sur la table ou passe la famine. Infinitum et continuité. Seizième feuille Pietà Le tombeau est ouvert. Bois noir, caisse de bois noir, cercueil, debout sur un cube noir. Seuls les pieds qui dépassent appuyés, au bord du précipice, chute imminente. Le visage voilé, figure de deuil, mais aussi aveugle. Aveuglé par les larmes, l’être confronté à la mort. La Mère de Dieu, après la Crucifixion la Mort et la Déposition de Croix, tient son Fils sur ses genoux. C’est l’adieu au Sacrifié. C’est la prière en larme, la prière du Silence, la figure muette, le deuil de la tendresse. Il y a la douceur de deux peaux qui se frôlent dont l’une va au tombeau et l’autre va rester parmi les douloureux vivants. Le grand déchirement. Le rideau du temple déchiré, c’est cette Incarnation, ici c’est la porte noire ouverte. Il n’y a qu’une chose, qu’un groupe qu’un nom : Pietà. Non pas la Vierge de Douleur portant le Christ mort, qui sont deux noms et deux figures. C’est la Piéta, une unité. Un symbole pur, compréhensible. Qui va tout droit en nous. Ce n’est pas l’un sur les genoux de l’autre. C’est le sommeil et la veille. C’est une double veille mais une unique marque de douleur, celle de la perte et celle du corps. Image condensée.



6 Il n’y a qu’un seul corps, l’unicité du mot et des matières, des matières et des chairs, des chairs des sentiments. Il y a deux peaux soudées qui se réconfortent l’une l’autre. Dix-septième feuille Se laisser surprendre, Ces tristes cheveux implorants. Caroline. Abandonnée elle implore ce qui va venir, le dos comme une colline de neige. Repliée comme un faible animal, comme un oiseau malade, sur ce haut tabouret, cet étrange meuble que seules les maisons que personne n’habite peuvent posséder. Plus personne n’habite la maison de Caroline, il n’y a plus qu’un peu des épreuves endurées. Un peu de tristesse, un peu d’abandon et les longs cheveux qui coulent, elle ne pleure jamais Caroline. Elle regrette et implore. Ces tristes cheveux implorants. Ceux d’un épisode des Evangiles : Madeleine pénitente, qui avec ses longs cheveux, implorante devant le Sauveur, tout en regrettant les jours passés essuie avec ses longs cheveux pendants et dénoués les pieds. Imploration, seulement les cheveux qui sortent comme une source nouvelle de ses épaules. Et ses jours passés sont dissouts dans ce flot de crins suppliants comme les souvenirs d’une maison vidée. Dix-huitième feuille Campo Santo-Slaapzaal II-Cedragen Worden-Aanéén-Gegreoid Ligne de mots que je ne comprends pas, ligne d’image qui parlent à chacun de nos propres exils. Il faut couvrir les arbres, car l’hiver il fait froid. Les vrais arbres qui sont dehors son couvert par le froid pour ne pas oublier combien tout est fragile. Les gens sont si fragiles dans leurs lits d’hôpitaux, toutes les tendresses du monde et toutes les prières qu’on a pour eux sont autant de couvertures pour réchauffer leurs corps, mais la pièce est froide et les lits vides. Les couvertures sont un autre moyen d’étouffer. Etrange échafaudage, immeuble désaffecté dans une ville morte, il y a ce qui reste : les battements des cœurs partis ont pris corps, se sont nos oreilles où se posent nos migraines, nos insomnies, nos nuits d’angoisses, nos nuits d’attentes ; ces nuits qui font un jour monter à ces échelles et qui feront aussi que nous en descendrons. Il y a des chaises, personne ne s’y assoit et tant s’y sont assis. L’église est vide. Seules les statues encore veillent sur l’autel. Les chaises sont de vastes présences car elles ont toutes une histoire. Se sont les gardiennes ou les geôliers de cet autel vêtu de noir et blanc, les couvertures, il faut tout autant de consciences. L’homme y est misérable car l’homme est misérable, il souffre mais il crée aussi et il lutte contre ce qui fait qu’il est lui-même, sa condition d’être et d’esprit et de matière. Il veut échapper au temps



7 et aux lieux mais le temps est ici posé sur chaque couverture pliée ou dépliées mais le lieu est assis sur chaque chaise. J’ai froid. Il y a tant de couvertures bienveillantes, empoisonneuses de chaises et d’hommes. Les chaises sont l’envahissement de nos craintes. Elles viennent s’entasser dans l’église, notre refuge, nous les confions pour y échapper un instant. Théâtre de l’absurde, on le dit. Toutes nos craintes…il y a tant d’édredons, d’édredons rouges, le cœur à vif. La confession. Dix-neuvième Au début ça a été le dégout. Tout le buste défoncé comme ceux qui ont subis des mains cruelles ou le jeu implacable des machines. Eventrée. Terrible mutilation juste le trou béant à la place du ventre, mais encore debout comme une fleur de viande. Une tige sur laquelle pourrit on ne sait trop quoi d’humain. Elle est debout. Debout. Stabat. Stabat mater. Debout au pied de la Croix, la Vierge se tord les doigts, son Fils meurt. Quand on souffre, Vierge de Douleur, ça nous fait mal au ventre. Une mère qui perd son fils, ça souffre encore plus. Mal, très mal au ventre de le voir mourir lui qui a prit chair dans ce ventre. C’est comme mourir avec lui du fond de ses entrailles. C’est comme avoir tout le tronc explosé en une fleur dégoûtante, cruelle. Mais debout et dans le grand supplice et dans son grand tourment. Comme une fleur de viande. Vingtième feuille Cri-Amputeren, zei je ; Tout d’abord c’est un bras, un moignon de blessé, abîmé par la vie en sa matière, se sont des choses qui arrivent toujours, tous les trajets sont semés de longs couteaux, d’infections et de murs de fer rouillés. Puis on remarque les trous et un tout comme une bouche tordue. Tordue par la douleur quand on lui coupe un membre. Les cris poussés quand les émotions nous dépassent. Submergés : crier de joie, crier sa colère, crier la mort et sa plainte. La perte d’une part de soie, c’est comme celle d’un autre. Une dans l’esprit, l’autre dans la chair, les deux nous marquent. Cette forme de cire c’est l’amputation de l’autre. Cette forme de cire, c’est le ver mange-chair. Mais notre mort probable, cette douleur présente est assumées en plein, il en est prit conscience, on l’a soignée, posée sur un oreiller où sûrement un jour une bouche s’est coulée, où des dents ont mordu pour ne pas que l’on entende le cri poussé.



8 Vingt-et-unième feuille Aanéen Aanéen, mon cœur, j’ai peur comme un crapaud. Allongé sur la table, où les opérations… Contre les couvertures qui retiennent contre la peau sa propre fragile chaleur. Aanéen repose-toi. Laisse-moi, laisse-moi reposer mon cœur. Aanéen, épuisé et les jambes pendantes, le corps plié pour le sommeil de ceux qui n’ont presque pas le temps de dormir sur un long itinéraire. Aanéen, plus jamais, plus jamais réveillé. Allongé, épuisé et les jambes pendantes, le corps plié pour le sommeil. Tombé. Aanéen, une chair flasque et transi. Vingt-deuxième feuille Ecorchés, cervidés. Le chasseur, le boucher, ton père. Son père, et celui des légendes et celui des histoires et toutes ce qu’on raconte et même Francis Bacon et même plus que Soutine et même plus que Rembrandt. Ecorchées, bêtes vives ; elles n’ont plus d’os ni même plus de muscle. Elles sont comme un gant laissé au porte manteau. On a gardé la peau, se sont des peaux vides, l’absence même. Absence, pendues par un pied et les cheveux au sol elles n’ont plus de sabots comme tu quittes des chaussures pour ne plus marcher, ont les oreilles cousues comme quand nous ne voulons plus nous écouter, ont les yeux absents comme ceux qui un instant clos retiennent cent ans de choses vues, ont la bouche cousue comme on coût, en silence, les linceuls. Vingt-troisième feuille Les chevaux, choses aveugles sur les parois tactiles, leurs peaux et leurs crins comme des cheveux de femme. Ceux de Marthe, étalés en présent. Et les femmes pleureuses se cachent le visage sous des jupons sans fête, sous des cheveux non lavés où glisse la détresse. La cendre est sur leurs côtes. Les jambes fléchies proche d’un dos arqué. Les misères et les folies aveugles se lamentent sur leurs sorts. Qui viendra les aider ?





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II.

Deuxième feuillet

Première feuille I. La main arrachée repose sur la pourpre Du coussin. Les pieds solitaires somnolent sur la tapisserie Du fauteuil. La jambe immobile sur le bois De la table. Et la cire Sur la cire, Et la chair Dans les chairs, Et les os Dans les cœurs. La passion, la dure violence, l’émotion si vivante, le sentiment coulant Dans les formes façonnées. Les peaux tordues s’aiment Et s’enlacement à l’ombre des vitrines. Les bois cireux, comme de grands cierges d’église Méditent sur les natures vaines. Souviens-toi que tu es poussière, Poussière, chair, mort et vie à la fois ; Souviens toi ta nature : tu es forme et volume, tes sentiments affleurent A fleur de peau. Où s’arrête l’un, l’autre a déjà commencé depuis longtemps, Comme les drapés des Piéta, Le Corps sur les genoux de la Mère. Mais tout n’est pas souffrance



10 Et beaucoup est vivance. La vie va, bat, balance pousse en excroissances. Où l’humain commence commencent aussi les branches. Où finit la bibliothèque vide Ne fini pas pourtant deux corps lourds et liés. Liaison entre humains pour toujours depuis l’origine des temps. Deux chairs malléables faite une, L’une avec l’autre : consubstantielles. Elles ont la même force que le bois et le verre ; Le meuble ou la cire La chair, le sentiment, L’humain, le corruptible. Au sommet des piliers de nos villes, Ces lampadaires-colonnes Il y a comme aux portes manteaux Les peaux gravées dans nos passions. Sombre comme une nuit, piédestal bois teinté Qui fourmille de veines comme les corps De rides, de peines, de mains et de jambes et de doigts et d’ongles longs. Près des torses enchevêtrés dans la flore Frétillent les sentiments humains. Une camisole de folie, tissus rose fané. Et les jambes au soleil. Les jambes libres pour marcher mais la vue occultée Et les bras retenus avec les cicatrices.



11 Stabat. Poussière sur les tissus Et les morceaux des autres Bruissent. Les objets quotidiens, Et le globe de verre couronné, Evoluent dans leur germination. La cire est fondue comme un cierge de chapelle, Les choses unies sont séparées comme des fils reliés. L’homme est rendu à sa matière première Apparence pleine de paroles bâillonnées. Palpiter.

II. Je vois le grand placard de verre marqueté Où le verre vieux ondule, Fragile vibre, fond. Le mystère des reflets est un infidèle miroir Où les chairs mortes se mirent. Carnations, camisoles, Usures des raisons retenues. Mais faites-moi donc sortir de cet asile ! Crie la peau où se tissent les nerfs. Reliques d’Actéon contre des murs d’émotions, Emotives raisons. Libérez la tension qui palpite dans mes veines,



12 Oh ! Ne me tuez pas ! Prisonnier de barreaux, prisonnier de branchages, Il dit aussi : Non, ne me laissez pas, Je suis triste égaré, La forêt devant moi n’ouvre plus ses ramures ! Et les peaux se défont. Carcasses de chevaux, la chair l’emporte dans l’asile Et dans les rues de batailles. Et les membres épars sur les textiles usés ; Aimez-vous et laissez-moi sortir ! Deuxième feuille Pietà Il n’y a qu’un seul corps : complet et incomplet : il y a la mort qui mange les bras impuissants à retenir, il en reste les moignons. Il est unique ce corps composé de deux : ce torse porte le dos, le sexe caché par les fesses. La tête unique liée à deux cous et les jambes de l’un fait pour retenir l’autre dont la grande mangeuse a avalé les jambes pour le faire tomber dans son gouffre ( il en est au dessus) mais la Mère le porte. Stabat. Debout éternellement. C’est la colonne. Troisième feuille 20, deux mondes : le blanc, le noir L’extérieur l’intérieur, Le réel, la vision, C’est la dualité de deux mondes rencontrés, la sauvagerie extérieure et le calme du couvent. C’est le monde blanc des tristes visions et l’architecture extérieure structurée de noir. L’écroulement et le spectateur debout Mais le spectateur est un humain Or l’humain est fragile tout comme la cire Ici la cire représente un couple qui se soutient, le spectateur a de la compassion pour la cire ; Il a de la compassion pour sa propre condition humaine.



13 Quatrième feuille Takman Mouvement du personnage pour passer non pas à travers mais au dessus des bois ? Ou bien les décharge-t-il devant lui, mémoires de sa vie ? Une idée d’ascension puis de descente, seuls les rides de la peau et le talon flasque sont dans le sens inverse du corps, il est de même pour certaines branches en train de pousser, de monter, à l’inverse de la chute des lourds cheveux, des serpents mangeurs-de-tête. L’immobilité, l’attente dans une posture inconfortable, cette dynamique vaine. C’est le sort de chacun. Cinquième feuille Les cheveux de Caroline…Une cascade qui figée devient les bois de Takman ? C’est la marche difficile de Marthe dans sa grande bibliothèque blanche et vide comme une pleine enneigée. Takman aussi est sur un socle blanc. C’est la métamorphose en Actéon, ses cheveux deviennent ses ramures, sa couronne de martyre. Sa couronne d’Epine a prit naissance dans la pitié des longs cheveux de Madeleine. Sixième feuille Invisible Love, l’amour c’est ce qui reste ancré au plus profond des êtres, comme ce morceau de métal au plus profond du torse, juste à la place du cœur. Tendresse de cette figure détruire qui protège des corrosions ce morceau de poutre destructeur. Il se fait manteau dans les plis de sa peau comme un drapé baroque au vent. Encore un peu, un peu d’espoir, et toujours ce besoin de protection. Invisible, aussi, cette beauté, étrange beauté que personne ne voit ni ne comprend. Les jambes sont celles d’un Christ en Croix, le douloureux retable de Grünewald. Il y a autant de torsions et des échardes comparables chez les maîtres flamands du XVIème siècle que sur ces œuvres. Il y a tout autant d’expression et le spectateur en est tout autant touché. L’art peut meurtrir, c’est lui qui provoque la compassion. La croix fait corps avec le supplicié elle est ce qui soutient ces restes, il n’y a plus de limites, seule la pitié. Septième feuille J.L, quand j’ai vu ce grand corps dans sa boite sur tréteaux c’était la grande Odalisque d’Ingres, ce monde de velours bleu et d’encens oriental. C’était la grande Odalisque en plein hiver. La grande odalisque dans son caveau. C’était un monde autre où il restait pourtant les dérangeantes déformations de la beauté. Toutes les choses belles : les femmes d’Ingres, les Venus de Cranach, les statues antiques fragmentaires, ne



14 sont belles que parce qu’elles dérangent, qu’elles interloquent et qu’à travers leurs distorsions elles font mieux ressortir ce qui anime leurs os. Huitième feuille

Schmerzensmann, ne n’en ai compris la traduction que plus tard : Christ de Douleur. Le Christ à la colonne, avec sa couronne d’épine, celui qui se prépare à sa propre mort, celui qui recevra les blessures. Le Chrsit de douleur attaché aux colonnes rouillées d’usines ou de grands ateliers, aux colonnes de nos villes, lampadaires de peau à vif.

Neuvième feuille Debout sur sa bassine de fer blanc, touts ses draps sur la tête, la misère rêvassait. Immobile, c’est la vestale aux jambes nues. Cache-t-elle sa honte ? Pascale, c’est Eve chassé du Paradis, même posture, même sentiment, c’est celle que l’on rejette. Dixième feuille Encore Grünewald, dans son grand triptyque, le plus émouvant est cette Vierge dans les bras de Saint Jean. Elle s’effondre mais elle est encore debout : en elle c’est une lande de chairs ravagées, comme les figures de cires. Feminine habitat. Dans sa pose cambrée certains on vu la première hystérie. Courbée dans l’autre sens Aanéén-genaaid se renferme dans sa camisole d’aliéné. L’hystérie, le mal du XIXème siècle. Les asiles où tant de femmes restent enfermée pliées sous leurs couvertures, dans leurs camisoles et toutes entières effondrée comme cette figure prisonnière ; le tissus qui est fait pour soigner ne fait que l’étouffer. Saint Jean soutenant la Vierge, c’est 020 dans son armoire de sacristie comme dans le retable. La blancheur du grand voile et la noirceur du ciel. C’est la couleur des figures et du bois. Et la couronne d’épine comme celle posée sur une planche de bois usée : les ramures d’Actéon et la couronne, relique dans sa cellule de verre. Actéon soignée comme le Christ dans son linceul que viendrons enduire les Saintes femmes le troisième jour…il y a la résurrection, il y a la guérison. Le mouvement de la guérison, c’est la métamorphose. Mais alors quand Dieu passe l’épreuve de la Passion, il « n'est pas venu supprimer la souffrance. Il n'est même pas venu l'expliquer. Il est venu la remplir de sa présence. » (Claudel.) Il y a la même résignation à ne pas expliquer dans les paroles de Berlinde de Bruyckere : « Je ne crois pas que les artistes doivent essayer de tout comprendre. Si j’étais capable de transformer les réponses en mots, je n’aurais pas besoin de sculpter». Dans les sculptures la présence de l’artiste c’est les bandages. A son échelle elle montre les guérissons à venir et les soins à porter. Suivant cette longue tradition des représentations des Homme de Douleur flamants qui donnent plus de part aux émotions des mortels qu’au divin, elle modèle les corps des oubliés : ceux qui souffrent et ceux qui meurent.



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Dernière feuille Seuls seront. Seuls seront. Seules seront les ramures Qui emprisonnent les yeux. Mon visage disparu entre les couvertures. Seul sera. Seul sera. Seules sera notre étreinte Disent les rides et les ramures, Disent les branches à l’arbre. Et les branches resserrent leurs ramures dans les bibliothèques, derrières les vitres et sous les globes de verre. Les bois resserrent leurs forêts sur les dépouilles des cerfs. Les choses vivantes passionnément se resserrent pour se protéger ou se nuire. Il y a des dualités. Il faut réconforter et il faudra guérir.





III.

Troisième feuillet

Première feuille Grand poulpe mort et raide. Forêt couchée, gisant gigantesque. Bois couverts de cire comme les os de peau. C’est un grand gisant vivant, couché mais pas mort. Grand arbre de peau et de bandages, il est soigné et immobile comme plongé dans le coma. Kreupelhout/Cripplewood émeut et fascine, presque mort et encore grandiose, il a la même dignité que les gisants des basiques. On entre dans le monde renversé par cet être horizontal, toutes ses branches mêlées, ce labyrinthe, cette créature emmêlée.



16 Un chêne chair, béquille blessure. Deuxième feuille C’est une être double par son double aspect : couleur de chairs, texture de la peau imitée par la cire mais recouvrant un bois devenu écorce neuve, l’écorce vraie de l’arbre tout autant transformée. L’écorce, dans sa rudesse et sa simplicité est montrée telle qu’elle est dans sa beauté ; c’est une enveloppe rugueuse avec de larges sillons. C’est une peau ridée et durcie par le frottement comme la corne dans le creux des mains. L’écorce du chêne, c’est un peu comme une peau à nous. Hybride de textures et être double, tactilité dédoublée, réunie. Troisième feuille La dune de Bacon, c’est un grand morceau flasque de chair sur fond rouge dans un cube où pendent deux ampoules. Certaines œuvres semblent y faire écho. Lijyje, qui semble ici aussi une dune de chair reposant, lasse sur une table légère et tout aussi molle que les coussins et la couverture qu’elle recouvre. C’est une dune de chairs qui dans ses teintes, touches de bleu et marques rouges me rappellent les coups et le repos. Une autre dune, Animal. Bête flasque et presque sans forme, peluche amputée, tissus vagues où s’éliment l’usure des vieilles couvertures transformées contre une commode utilisée souvent. Animal, dès ma première confrontation avec, c’était la dune peinte, paysage animal, vivant mélange de créature, de naturel et de couture. Quatrième feuille L’écriture se développe comme une boule de corne dans la paume de la main au frottement des œuvres. Elle est une excroissance des chairs, une amputation, une continuation de la perception de l’œuvre, et elle transforme celle-ci, elle devient mienne. Actéon installé au Hammam, quoi de plus normal ? Actéon c’est l’histoire du bain de Diane, une baignade de marbre secrète, surprise comme par une veine, dans l’albâtre, de pierre noire. Cinquième feuille I. La métamorphose est au centre de l’existence. Au centre de la vie ; la cicatrice après une opération est une métamorphose partielle de notre surface extérieure. Tout ce qui croit, tout ce qui évolue, se



17 métamorphose avec lenteur. On n’est jamais le même. Tout ce qui dépérit fait le même chemin, inversé. Actéon, c’est le symbole le plus fort des Métamorphoses. Première, tragique et spectaculaire, celle en cerf et la seconde plus discrète en fore sanguinolente. Romeu ‘my deer’(2001), cerf évidé, scène de boucherie, étal d’après la chasse. Les muscles se raidissent et tendent les sabots. Puis vienne deux fois le corps humain d’Actéon couché entre ses ramures et ses habits déchirés. Enfin « Rodt », le trophée de Diane, le massacre affiché comme preuve d’une victoire, dérisoire car de son corps jusqu’à ses ramures, Actéon le chasseur et le cerf affolé ne cessent de se transformer, évitant la mort et luttant contre elle par l’évolution des formes, les cicatrices qui referment les plaies et les larges pansements. II. Les dessins mêlent à la fois un corps humain se repliant sur lui-même et une forêt oppressante de ramures qui surgissent de la tête. De la même forme que les ramures, présent uniquement sur les dessin,, le phallus : l’histoire d’Actéon c’est celle d’un viol non accompli. La mine du crayon et l’aquarelle figent dans sa douloureuse fugacité la métamorphose, le lien vif entre l’Humain et l’Animal. Les scènes de chasse sont des corps silencieux. Ensuite, dédoublés c’est le grand corps évidé d’un cerf aux entrailles ouvertes et Liggende I, le gisant d’Actéon mutilé, corps humain sur lequel repose de grand bois menaçants, hommages barbares aux sépultures des chefs. Rodt, comme des trophées pendus face à Diane chasseresse, allant par paire et s’enlaçant, des bois de grands cerfs arrachés. Bois qui dans leur présence solide et strié, mole et immobile, fragile instant refroidi, posent incessamment cette question : Actéon, où est son corps ? Et les violences des métamorphoses qui recommencent sans fin. Le portrait d’Actéon, masque de plâtre mortuaire, un entassement de bois de cerfs sur de vieilles planches usées tapissées de journaux. Elles accèdent à une vie nouvelle, réinventées. Et sans aucun larmoiement, les ramures deviennent branchages, elles deviennent flores, fougères épaisses et tentaculaires. Sur Liggende I, corps souffrant d’Actéon, martyre involontaire. Gisant accompagné, non plus de ramures mais de grosses branches de cire. Les cierges de la nuit funèbre où l’on ne dort pas. Et si le quatrième grand portrait d’Actéon était Kreupelhout/Cripplewood. Sixième feuille Vitrines de museums d’histoire naturelle. Comme les spécimens sous verre, les souffrances exposées sont une constatation et non une exposition pour contenter un regard sadique. Histoire naturelle que les souffrances et que les guérisons et que les cicatrices et les mutilations. Into one-anaother III To P.P.P.



18 Corps unique qui se dédouble, corps double qui s’unifient. Tranquillement ils tissent des liens dans les fibres de l’autre. Leur propre chair et leur propre ressource, leur propre peau, recommencer chacun des ses os, partager carnations et veines, se compléter, se séparer et être proche et être loin, un et divers. Ils se relient et se séparent, se réchauffent, souffrent en commun avec lenteur, sereinement, protégés par leurs douces vitrines. Ces vitrines, avec leurs armatures nettes de bois verni, sont pour moi, de manière à la fois proche et à la fois diverses, à relier avec les espaces cubiques tracés par Bacon pour structurer l’espace autour de ses corps en lutte contre eux-mêmes et la tragédie d’être. Mais l’un est le piège et l’autre la protection. Septième feuille Pietà Trois œuvres, dont je fais arbitrairement un ensemble, chacune des choses se tisse avec les veines de l’autre. Pietà (2008) Quan (2009-2010) Romeu (2010) Le dernier c’est l’épuisement, l’oreiller, le vaste oreiller blanc, c’est le repos. Le second c’est l’angoisse, seul refuge le tissus, peur de ses cauchemars et de sa perte certaine, il se replie sur lui-même, il devient isolé par l’oreiller, son propre asile de sûreté Pietà, l’abandon. Plus que le refuge c’est le lieu promis pour le repos. C’est pourtant presque le tombeau. Les oreillers sont des reposoirs, des ostensoirs de pitié et d’amour, de douceur et d’attention comme le sont des vastes genoux drapés de Marie dans les Pietà du Moyen-âge. J’ai aussi regroupé, Lijfje, Amputeren, September, Verbinding, Limb. Liste de petits fragments de cire posés avec tendresse sur les objets et des textiles, morceaux de corps pieusement déposés, pieusement amassés. Collection de petites pietà pour reliques fragmentaires. Huitième feuillet SAN S. Les membres qui se déchirent, qui se replient, les êtres qui se confondent, se relient et se trahissent ? Humanité souffrante et douloureuse. On pleure sur le monde. Ensemble empreint de christianisme. Il y a



19 peut-être du pardon dans ses compositions de membres qui se rassemblent. De la résurrection à travers la guérison de la pitié. C’est les images fixes des Passions et des martyres. Des espoirs réconciliés. Les genoux du Christ crucifié semblent particulièrement intéresser l’artiste. Voici la croix partielle et seuls les genoux fixés contre le bois. Louise Bourgeois avait déjà fragmenté une crucifixion. Les mains reliées qui servent de branche horizontales à la Croix, des mains de bronze. Des genoux de cire. La crucifixion, bien plus qu’un symbole religieux, ouvre de vastes champs de réflexion. Alors que les mains sont faites pour donner les genoux implorent. Neuvième feuille. La métamorphose c’est celle des peaux qui se recourbent, qui se recomposent et recousent le corps. La cicatrisation après l’opération ou l’amputation. Petit à petit le tissus laisse place au corps, il évolue et se dénude, il lève les couvertures qui l’emprisonne et mute, change lentement. Les cheveux de Marthe sont les bois de Takman. Puis l’être humain se laisse engloutir par le végétal où le sang afflue, le grand cercueil de bois du plein repos, le tronc monumental de l’arbre en guérison. Il y a un lien fort entre chacune des œuvres. Aannéen-Genaaid (1999) dans son oscillation n’est qu’un commencement de corps déséquilibrés qu’exprime mieux Pietà (2008) mais alors le corps qui était prisonnier du tissus et tombant par devant, aveugle et malade, est maintenant la lutte et la survie d’un corps qui ploie en arrière pour en porter un autre. Les couronnes d’épines, les bois d’Actéon, les restes du martyre et de la torture et Krippelhout ont la même évolution. Pour Manon, branches de plomb, branches de cire, liaisons et souffles protégés dans un cercueil de verre –histoire d’amour mortes que l’on veut rendre immortelle, cheveux obsessionnels conservés dans une maison de Bruges- ce n’est pas qu’une couronne d’épine d’amour passionnel et d’amour divin. Mais déjà ce bouquet séché se change en amour qui se déchire avant de naître, les battements du cœur deviennent l’emportement de la colère ; la fuite et le dépeçage violent qui s’immobilise : actéon et les ramures du cerf. C’est une autre couronne de ronces. Mais celle-ci se répare pour renaitre, encore blessée mais vivace et prêtes à se maintenir à nouveau. Les branches de bois-laiteux, branches estropiée, écorce mutilée ; non bois tombé et abattu mais branchages qui vont se relever. Dixième feuille Face à Schmerzensmann, écrasé par six mètres de hauteur. Les peaux souffrantes sont loin de nous, les bustes ont les muscles relâchés mais les jambes s’agitent. On dirait qu’elles se hissent à la recherche d’un cadeau, d’un trésor, en haut d’un mat de cocagne. Elles hissent leur douleur loin de ce sol de métal, de cette terre de tristesse. Elles se hissent de toutes leurs forces vers une tentative de survie. Vers un bonheur qu’elles rêvent. C’est par leur mouvement de fuite ascensionnelle qu’elles sont l’emblème



20 douloureuse de notre condition humaine, ne pas pouvoir se hisser plus haut, échapper à nos possibilités d’être uniquement ce que nous sommes par nature destinés à être. Onzième feuille Soluble seulement aux passions renversées. Rétractations vivantes et langage qui est celui de la pitié. Il y a des images qui se succèdent et d’où viennent les corps. Les vitraux et les retables, les dévotions de toute l’Europe. Les journaux qui clament les guerres et les photos de charniers gris. Et l’invention des hôpitaux, des chancres et des pansements. On voit superposés des mondes que l’on a trop souvent crus séparés. Que l’on a voulu séparés. La souffrance et notre propre corps, la mutilation que l’on désire tant ignorer et on rejette ce que l’on voit car ils ont peur de l’existence. Il y a beaucoup d’images religieuses mais elles ramènent à l’Homme par ces peurs et ses espoirs. Douzième feuille Corps monstrueux pliés de douleur, Corps et âmes liés, carcasses repliées, Regarder vers les blessures c’est regarder en soi même ce que l’on ne veut pas voir. La cendre est sur ta joue, tu peux souffrir bientôt, tu le sais mais tu préfère ne pas le croire, Le monde souffre autour de nos jours Destinés à mourir, aux rides et aux creux, Aux bosses et aux bleus, aux déchirures, aux saignements (Sans qui ne coule que sur le papier et sous les peaux de cires, Corps mutilés et ouverts mais qui ne versent aucune goutte rouge, Plaies cicatrisées et plaies mortes de cadavres.) Quand tu te trouves face à ces mutilés de toutes les guerres, fermes les yeux Tu voudrais ne pas les voir, Ils te pressent l’estomac, Ignorer leur existence. C’est ta perte, la fuite inexorable du temps Eblouis par tant d’épreuves, étouffant presque sous, Et moi aussi j’ai peur. Mais regarde bien, il y a des peaux qui se reforment hors des moules, entre les limites de chaque chose, se sont des flores dégoûtants qui poussent ensanglantées encore, des arbres qui survivent, des ventres béants que l’on a recousus, des blessés qui l’on panse, des mutilés qui se soutiennent, des sacrifices, des amoureux, des malades tordus dans les vomissements, qui guérissent.



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P.D.L.

© P.D.L. 2015


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