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De s Liv re s

Traduire sans trahir Un art toujours réinventé... Umberto Eco s’interroge sur la manière de « dire presque la même chose » dans une autre langue, tandis que les différents traducteurs de Günter Grass se réunissent pour harmoniser leurs travaux. Dossier. Pages 6-7 et 11. LIONEL PORTIER

jeunesse Stephen Hawking

d’écrivains américains. « Ecrire est pour moi la meilleure manière de comprendre », assure-t-elle. Dans L’Année de la pensée magique, elle explore l’univers du deuil d’une manière minutieuse et saisissante. Ne pas se détourner fait partie de sa manière d’être au monde, à la fois comme journaliste, comme essayiste et comme romancière. Page 3.

Assisté de sa fille Lucy et d’un jeune Français, le physicien britannique, auteur du best-seller mondial Une brève histoire du temps, a écrit un ouvrage pour les enfants intitulé Georges et les secrets de l’Univers. Et aussi : un ouvrage de Pierre Péju dans la collection « Chouette ! Penser ». Page 10.

Dans Si près, elle raconte son retour en Algérie et dialogue avec deux présences absentes attachées à ce pays : son père et Jacques Derrida. Et aussi : Eugène Nicole, dans la nuit de l’Alaska ; Nelly Arcan, A ciel ouvert ; Jacques Serena, Sous le néflier ; avec Pannonica, Pauline Guéna visite la mythologie du jazz... Pages 3, 4 et 5.

A cette question répondent seize historiens américains, qui disent leur passion pour l’Hexagone. Et aussi la traduction d’un classique, Race et Etat, d’Eric Voegelin ; La Bêtise s’améliore, de Belinda Cannone ; Enfants en exil, l’enquête d’Ivan Jablonka sur les transferts de pupilles réunionnais en métropole… Pages 8 et 9.

Elias Khoury

Les rêves volontaires d’une femme opprimée L’écrivain libanais aborde le drame proche-oriental par une incursion dans le monde des songes. Page 12.

VALENTINE GOBY L’ÉCHAPPÉE

C. Hélie © Gallimard

littérature littérature essais étrangère française Joan Didion Hélène Pourquoi Rencontre avec celle qui fut Cixous la France ? l’égérie de plusieurs générations

roman "Quatrième roman de Valentine Goby, L'Échappée marque son entrée dans la cour des grands. Cette mise au ban d'une jeune fille qui a eu un enfant avec un Allemand pendant la Seconde Guerre mondiale frappe par sa violence et sa grâce." Olivia de Lamberterie, Elle

Rentrée littéraire

CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 14 SEPTEMBRE 2007, NO 19483. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

Gallimard


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2 / Contributions

Alain Corbin, historien, est professeur émérite à l'université Paris-I - PanthéonSorbonne. Il a récemment dirigé, aux éditions du Seuil, une Histoire du corps en trois volumes (avec Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, 2005-2006) et une Histoire du christianisme (2007). Marc de Launay, chargé de recherche au CNRS en philosophie (Archives Husserl de Paris - ENS Ulm). Il est également comme chargé de cours en DESS de traduction à Paris VII.

Proposer un texte pour la page « Forum » par courriel : mondedeslivres@lemonde.fr ParLaPoste : LeMondedeslivres, 80,boulevardAuguste-Blanqui, 75707ParisCedex13

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Harry Potter ou la sagesse démoniaque

Au fil des revues « Critique » se penche sur la corrida

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POUR ou contre la corrida ? C’est un débat impossible, surtout sous la pression des micros ou des caméras, avides de confronter, ou même d’exacerber, les passions… Ce qui est possible, en revanche, c’est de lire les travaux que produisent ceux qui réfléchissent à la question en intellectuels responsables et retracent l’historique de la tauromachie, analysent ses ressorts anthropologiques, artistiques ou philosophiques. Leurs raisonnements ne sont d’ailleurs pas à l’abri du paradoxe et du doute, mais au moins organisent-ils leur pensée et permettent-ils un vrai questionnement, en connaissance de cause… La revue Critique, que créa et dirigea Georges Bataille, grand amateur de dramaturgie tauromachique, publie les actes d’un colloque, « Ethique et esthétique de la corrida », qui se tint en décembre 2005 à l’Ecole normale supérieure, sous la direction de JeanLouis Bourget et Francis Wolff, auteur d’une récente Philosophie de la corrida (Fayard, « Le Monde des livres » du 18 mai 2007). Au-delà des questions récurrentes sur le sens de la corrida – estelle un spectacle, un rite, une cérémonie, un sacrifice, un art, un opéra, une tragédie, une survivance, une aberration, un abattoir, ou tout à la fois ? – les contributions croisent deux types d’approches : « Les valeurs éthiques de la corrida (les normes et les modèles qu’elle promeut) et les valeurs esthétiques (ses propres canons, le jeu de nos émotions). » Jacques Durand, critique taurin de Libération, fait retour aux paroles de ces hommes qui, face aux taureaux, « se jouent la vie », à leurs expressions si imagées, à leur très particulière morale et vision du monde : « Toréer, disait le matador Juan Belmonte (1892-1962), c’est comme te mettre sur une voie ferrée, attendre l’arrivée de la locomotive et obtenir qu’elle tourne autour de toi, sans te heurter, puis revienne sur ses rails. » Mille autres exemples illustrent l’esprit de la tauromachie, car à cette autre remarque de Belmonte – « Pour bien toréer, le torero doit oublier qu’il a un corps. » –, répondra toujours en écho un matador contemporain, José Tomas : « Quand je vais toréer, je laisse mon corps à l’hôtel. » Alain Renault, Pedro Cordoba, Vincent Delecroix, Christian Delacampagne – qui est mort en mai et auquel ce numéro est dédié – donnent, en philosophes, leurs lecturesoriginales de l’acte tauromachique : ils renouvellent intelligemment les perspectives, tout en les inscrivant dans le contemporain. José Carlos Arevalo mêle histoire sociale de la tauromachie et récentes données biologiques. L’écrivain Yves Charnet décrit comment il a été happé – quelques décennies après Hemingway (que traite Daniel Royot) et quantité d’intellectuels – par le cercle orangé de cet « autre monde » que sont les arènes. Annie Maïllis et Araceli Guillaume-Alonso analysent l’éthique et l’esthétique de peintres comme Picasso et Goya qui ont souvent peint ou dessiné des scènes tauromachiques. Francis Marmande, critique taurin du Monde, vagabonde brillamment, citant en exergue une déclaration de Luis-Miguel Dominguin, que chaque contributeur devait avoir en mémoire : « Si je savais tout ce qu’il y a au fond de la tauromachie, je serais le plus grand philosophe du monde. » a

st-ce douce folie ? Irrationalisme effréné ? Lubie sans conséquences ? Et l’on pourrait à l’infini multiplierlesinterrogations. Ce qui est certain, c’est que le phénomène Harry Potter est là, indéniable, témoignant sur la longue durée d’un changement d’importance dans l’esprit du temps. Les chiffres aussi parlent d’euxmêmes. Les 300 millions d’exemplaires vendus, en diverses langues, de par le monde font de J. K. Rowling la première fortune d’Angleterre. Dépassant même celle de la reine Elizabeth II, qui, pourtant, sut faire fructifier le goût qu’ont les Anglais pour le fol-

klore suranné aux langoureuses saveurs d’antan. Un « phénomène », c’est ce qui se donne à voir, et donc se donne à vivre. En la matière, le retour de la fantaisie,du fantastique, du fantasme et autres frivolités de même acabit. L’on peut tordre le nez d’un air dégoûté, livres, films, produits dérivés rappellent que la sorcellerie se porte bien. Il s’agit là d’un indice, parmi bien d’autres, du « réenchantement du monde ». Voire d’une remagification de ce même monde. Le Seigneur des anneaux avait préparé le terrain. La profusion de films où l’enfer le dispute à la mise en scène des diverses forces des

Michel Maffesoli Professeur à la Sorbonne. Dernier livre paru : Le Réenchantement du monde, La Table Ronde, 2007.

ténèbres montre que l’on ne se satisfait plus de la marche royale du Progrès. Les Lumières tendent à laisser la place au clair-obscur de l’existence. Le succès de l’apprenti sorcier est là pour rappeler que, sur la longue durée, les sociétés ont besoin de mythes. Elles les créent, les recréent, ou se nichent dans ceux qui, sous des formes diverses, ont toujours existé. Ici Harry Potter reprend la figure du mythe de l’« enfant éternel ». Certes, au fil des ans, il peut mûrir, connaître les affres de l’adolescence. Reste un noyau irréfragable, celui d’un être en perpétuel devenir, confrontéà chaque coinde couloir à une nouvelle aventure. Ainsi, à l’encontre de ceux qui font les choux gras d’une supposée demande de sécurisation de l’existence, d’un besoin social du risque zéro, ce « fripon divin » qu’est le petit sorcier de Poudlard rappelle que l’on est toujours taraudé par la « soif de l’infini » et le désir de l’ailleurs. L’aventure comme élément essentiel de l’humaine nature. Avec lui, la quête du Graal est toujours d’actualité. On ne cite plus le vieux Taine et ce qu’il disait sur le climat ayant sur les hommes une influence autrement plus importante que l’histoire rationnelle et raisonneuse. En extrapolant son propos, on peut rappeler qu’il est, également, des climats spirituels ne laissant rien ni personne indemne. Les livres et les films mettant en scène HarryPottersoulignentcetteatmo-

sphère du merveilleux, où la crainte et la fascination se mêlent en un mixte inextricable. Certes, Poudlard est une école. Mais, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, une école de sorciers. Et l’éducation, en son sens strict, laisse la place à une démarche initiatique. C’est-à-dire une mise en chemin toujours renouvelée, où embûches, épreuves ne sont jamais totalement dépassées. La part d’ombre y a sa part, et la mort peut toujours triompher. C’esttoutcequifaitdeHarryPotter une figure emblématique de la postmodernité. Il symbolise cet extraordinaire vouloir vivre, caractérisant ces jeunes générations ne s’en laissant plus conter. Elles savent bien, en effet, d’un savoir incorporé, d’un savoir non théorique, d’une connaissance faite d’expériences, que la vie est loin d’être un fleuve tranquille. Qu’il y a des remous, des tourbillons et autres vicissitudes. Toutes choses qu’il faut avec grâce, désinvolture, insolence aussi, savoir affronter. C’est bience que fait lesempiternel apprenti sorcier de Poudlard. Il cristallise,il embellit, il « épiphanise » toutes ces épreuves qui font la vie de tous les jours. En s’enracinant dans un archétype immémorial, il redonne force et vigueur à un stéréotype quotidien. Celui d’un adolescent, jamais établi, mettant à mal la sclérose des institutions en rappelant la force du rêve. C’est le principe de réalité qui, peu à peu, a dominé dans le « bourgeoisisme » occidental. Et voilà que la fantaisie du ludique et de l’onirique réunis se rappelle à notre souvenir. C’est cela que souligne avec force le jeune Potter. En ce sens il est en accord avec le « jeunisme » ambiant, prenant au pied de la lettre la formule de Nietzsche : « Deviens ce que tu es sans jamais cesser d’être un apprenti. » Sorcellerie, démonisme,chama-

nisme, paganisme latent : on pourrait multiplier à loisir la liste des nombreux phénomènes postmodernes que l’on peut stigmatiser, critiquer ou dénier, mais qui contaminent de plus en plus l’existence quotidienne. L’obscurité traversant les livres oules filmsracontant l’initiation de ce héros de légende qu’est Harry Potterest, sil’onpeut dire,éclairante. Je le rappelle, la figure rhétori-

La figure rhétorique de la postmodernité est l’oxymore : l’obscure clarté, le monstre délicat. C’est bien ce que représente notre petit sorcier

que de la postmodernité est l’oxymore : l’obscure clarté, le monstre délicat. C’est bien ce que représente notre petit sorcier. Il met en jeu la lumière noire des sentiments, la charge de l’émotion, l’importance des affects qui sont à l’œuvre dans les mythes, contes et légendes autour desquels se rassemblent les communautés contemporaines. La zébrure marquant le front de Harry est la même que l’on va retrouverdanslestatouages,« piercings » etautres marques corporelles en vogue dans nos sociétés. Elle rappellequelapartobscuredel’animal humain est loin d’être dépassée. Elle signifie qu’il faut savoir s’en accommoder pour arriver à une forme d’entièreté. HarryPotterou lasagessedémoniaque ! a

Lettre de Varsovie

Le crime presque parfait d’un écrivain raté on roman Amok devait lancer sa carrière d’écrivain, il aura causé sa perte. L’écrivain polonais Krystian Bala vient d’être condamné à vingt-cinq ans de prison pour le meurtre de l’amant de son ex-femme. Un crime crapuleux et surtout une grotesque erreur : avoir décrit l’assassinat dans son propre roman.

© D. Gaillard

S

Le verdict est tombé, mercredi 5 septembre, après plusieurs mois d’un procès retentissant. Dans la salle comble du tribunal de Wroclaw, au sud-ouest de la Pologne, dans un silence de plomb, la juge Lidia Hojenska énonce la condamnation : Krystian Bala est accusé d’avoir « commandité le meurtre de Dariusz Janiszewski ». Les preuves

“Quelle imagination !” Christine Rousseau, Le Monde

rentrée littéraire

sont suffisantes. Le mobile ? « La jalousie pour son ex-femme. » Sur le banc des accusés, Krystian Bala, 34 ans, affiche un visage figé. Il ne montre aucune émotion à la lecture du jugement. Tout commence en décembre 2000. Des pêcheurs extirpent des eaux glacées de l’Oder le corps d’un homme ligoté, mains liées et corde au cou. La victime s’appelle Dariusz Janiszewski. Directeur d’une petite agence de communication, il avait disparu un mois plus tôt. Kidnappé, torturé, affamé, il a été jeté vivant dans la rivière. Lajustice enquête, maisles indices sont maigres. L’enquête s’enlise. En 2005, elle rebondit : les enquêteurs s’intéressent de près à la vente sur Internet d’un portable qui pourrait avoir appartenu à la victime. La piste les mène à l’écrivain Krystian Bala. Le suspect, déjà inculpé pour ce meurtre en 2000, avant d’être relaxé faute de preuves suffisantes, vient de publier un roman, Amok. Lecture troublante Ayant commencé à le lire, les policiers ne lâcheront plus le livre. La lecture est troublante : Krystian Bala et son héros, Chris, partagent la même vie. Celle d’un écrivain raté, perdu dans le sexe et l’alcool. Surtout c’est la ressemblance entre le meurtre fictif de Marie, ligotée puis tuée par Chris, et celui, réel, de

Dariusz Janiszewski qui permet aux enquêteurs de rouvrir la procédure et de modifier l’acte d’accusation contre Krystian Bala. Imbibé d’alcool, saturé de scènes érotiques, Amok est le récit décousu de Chris, un jeune écrivain voyageur cafardeux, philosophe de formation. Publié en 2003 par la maison d’éditions Coma, tiré à 1 000 exemplaires, Amok est depuis longtemps épuisé. Pourtant la maison d’édition, rachetée par l’éditeur Vendredi 13, n’entend pas le rééditer. « En aucun cas, assure le directeur d’édition Michal Kolinski. Ce n’est qu’un roman bon marché, dépourvu de contenu. Une succession de délires et d’hallucinations. » Le profil psychologique de l’écrivain, le tribunal de Wroclaw l’a longuement détaillé le 5 septembre. Un narcissique immature, imprévisible, mais doué d’un QI supérieur à la moyenne. « Il a deux visages, a conclu la juge Hojenska. Un homme paisible et calme qui peut aussi être très agressif, notamment sous l’emprise de l’alcool. » Et un certain penchant pour la vengeance. Krystian Bala a plaidé non coupable. L’écrivain n’entend pas en rester là. Il a d’ores et déjà annoncé qu’il travaillait à une suite d’Amok. Et fait la promesse qu’elle serait « encore plus scandaleuse ». a Célia Chauffour

Claire Paulhan Critique, n˚ 723-724, août-septembre 2007, « Ethique et esthétique de la corrida », 156 p., 13 ¤.


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littératures

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Joan Didion, le deuil en face Rencontre A 72 ans, l’égérie de plusieurs générations d’écrivains américains a écrit un ouvrage fort et courageux sur la perte d’un proche

C

’est un filet de femme,presqueunfantôme : l’ombre de l’ombre d’une toute petite personne diaphane, dévorée par la maigreur.Quandellevientouvrirlaporte de son immense appartement new-yorkais, le long de la 71e rue, Joan Didion marche à pas légers, presque hésitants, comme si le moindrecourantd’airpouvaitlafaire trébucher. Jusqu’au dernier moment le rendez-vous n’a tenu qu’à un fil. « Mrs Didion est malade », disait son agente. Et lorsqu’elle se décide finalement à parler, c’est d’une voix si faible qu’il faut s’approcher,franchirl’espacequ’elle met entre sa chaise basse (on dirait un fauteuil d’enfant) et la vôtre, puis tendre l’oreille pour essayer d’entendre ce qu’elle dit.

A 72 ans, la journaliste, romancière, essayiste et auteur de scénarios qui fut l’égérie de plusieurs générations d’écrivains américains (à commencer par Bret Easton Ellis), paraît déjà passée « de l’autre côté » – un spectre. Mais la fragilité de ce corps, d’une certaine manière, n’est qu’un leurre:sonâmed’écrivain, elle,demeure inflexible. En rédigeant L’Année de la pensée magique, juste après la mort de son mari (et pendant la maladie qui devait emporter sa fille unique, Quintana), Joan Didion s’est attaquée frontalement au deuil avec un courage et une obstination inouïs. Vendu à des centaines de milliers d’exemplaires aux Etats-Unis, récompensé par le National Book Award (la plus priséedesdistinctions littérairesaméricaines), ce livre est une explora-

Extrait

bation mentale était restée secrète, personne d’autre, je crois, ne l’avait remarquée, je me l’étais dissimulée à moi-même, mais elle avait été aussi, rétrospectivement, à la fois irrépressible et constante. Rétrospectivement, il y avait eu des signes, des avertissements que j’aurais dû voir. Les nécrologies, par exemple. Cela a duré du 31 décembre, à la parution des premières notices, jusqu’au 29 février, lors de la soirée des oscars 2004, quand j’ai vu apparaître une photo de John dans la séquence « In Memoriam ». En voyant cette photo, j’ai compris pour la première fois pourquoi les nécrologies m’avaient tant perturbée. J’avais laissé d’autres personnes penser qu’il était mort. Je l’avais laissé être enterré vivant.

L’Année de la pensée magique (p. 47-48) Chaque fois ce mot : « surmonter ». Ce n’est qu’au creux de l’été, quelques mois après la nuit où j’avais eu besoin d’être seule pour qu’il puisse revenir, que je m’en suis rendu compte : par moments, au cours de cet hiver et de ce printemps-là, j’étais incapable de penser rationnellement. Je pensais comme pensent les enfants, comme si mes pensées ou ma volonté avaient la force de renverser le cours de l’histoire, d’en changer l’issue. Dans mon cas, cette pertur-

tion minutieuse, presque maniaque et tout à fait saisissante, du monde parallèle où vivent ceux qui ont perdu un proche. Comment passe-t-on de la vie ordinaire au cauchemar absolu ? C’est très simple : en une fraction de seconde. « Et puis plus rien – disparu », commente Joan Didion. L’instant d’avant, l’écrivain John Gregory Dunne, son mari depuis quarante ans, buvait son whisky du soir au salon, peut-être dans l’un de ces canapés profonds, couleur crème, qui font face à la cheminée. L’instant d’après, il était ce corps que les pompiers ne parviendront pas à rattraper. Simple et bien sûr parfaitement incompréhensible. Commencé « neuf mois et cinq jours » après cette soirée funeste, le livre de Joan Didion est une tentative pour comprendre, justement, s’expliquer à soi-même et aux autres, repousser l’obscurité, mettre de l’ordre. Les premiers contours du livre se sont dessinés un jour qu’elle se trouvait à Boston, en train de suivre la convention démocrate pour le compte de la New York Review. En plein show politique, des pensées, des souvenirs se mettent à affluer. « J’ai compris, dit-elle, que le deuil ne s’était pas fait. » Précipitamment, l’écrivain revient à Manhattan et commence à jeter des notes surle papier. « Ecrireest pour moila meilleure manière de comprendre », explique-t-elle. Au bout de quelques jours, elle s’aperçoit qu’il ne s’agit pas seulement de réflexions éparses,mais d’un livre enpuissance. « De toute ma vie, je n’ai jamais pris de notes sans les transformer en texte ! », conclut-elle avec un rire de gorge – celui, un peu rauque, d’une femme habituée à séduire. Commence alors l’écriture de cet

Joan Didion. steve pyke ouvrage qu’elle veut terminé avant lafindelapremière année,decraintequ’ensuite, « la mémoirenetransforme l’expérience brute ». Savoir, se forcer à regarder la mort en face, même au prix de la souffrance. Parcouru de mots tels que « constat », « fait établi », ce livre de romancière est un effort pour tenir la fiction à l’écart et, pour, observe-t-elle, « clarifier l’expérience ». Elle parle lentement, sansjamaisdétournersesyeux parfois embués, y compris quand elle laisse planer de longs silences. Ne pas se détourner fait d’ailleurs partie de sa façon d’être au monde, à la fois comme journaliste, comme essayiste et comme romancière. Le magnifique Maria avec et sans rien, romande 1970 qui vient de reparaître en format de poche (1), examinait ainsi l’avortement, la folie et la vacuité du milieu hollywoodien avec une extraordinaire lucidité. Demême,L’Annéedelapenséemagique envisage la mort de manière implacable : sans filtre.

D’abord dans ce que Joan Didion décrit d’elle-même, par exemple son désir ahurissant d’assister à l’autopsie de son mari (souhait qui ne se réalisera pas). Ensuite et surtout, dans la manière clinique de déplier une à une toutes les couches de douleur, de rage et d’incrédulité qui forment l’enveloppe du deuil. Le vocabulaire du contrôle est très présent, le souci de préciL’Année de la pensée magique (The Year of Magical Thinking) de Joan Didion Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty, Grasset, 282p., 18,90 ¤.

sion, d’exactitude, autant que faire se peut. « Savoir, c’était contrôler », écrit-elle. Pour autant, tout n’est pas réductible à la raison et à la science. Par-dessous sa volonté de fer,surgissentlesdrôlesdetentacules de ce qu’elle appelle « la pensée magique » : l’idée, complètement absurde, que son mari n’est peut-

êtrepasmort« pourde vrai »,qu’elle pourrait, par la seule force de sa croyance et de son obstination, faire en sorte que la réalité ne devienne pas complètement réelle. Lui garder ses souliers dans le placard car « il aurait besoin de chaussures s’il revenait ». Ou bien penser, comme elle l’a fait jusqu’à lafindulivre,explique-t-elleensouriant tristement, que le fait d’écrire très exactement ce qui s’était passé pourrait lui « permettre de changer la fin de l’histoire, de la réviser ». A cette époque, Joan Didion affirme avoir découvert qu’elle était « crazy », folle. Mais est-ce bien de folie qu’il s’agit ? En mettant son ordre dans un drame dont elle n’était pas le maître, Joan Didion a transformé l’histoire en récit. Elle lui a donné une forme, si ce n’est un sens. Elle se l’est appropriée, lui a imprimé son regard, l’a transformée puis l’a donnée au monde – ce qui s’appelle faire œuvre d’écrivain. a Raphaëlle Rérolle (1) Ed. Robert Laffont, « Pavillons poche ».

Eugène Nicole dans la nuit de l’Alaska Josyane Savigneau ais qu’est-il donc allé faire en Alaska ? C’est la première question qui vient à l’esprit si l’on a lu Eugène Nicole, qu’on l’ait découvert dès ses débuts, en 1988, chez un éditeur aujourd’hui disparu, François Bourin, ou seulement en 2004, avec L’Œuvre des mers, le gros volume (800 pages) paru aux éditions de L’Olivier, reprenant et amplifiant le cycle romanesque autobiographique commencé naguère (1). L’Œuvre des mers est l’histoire d’un homme qui ressemble beaucoup à Eugène Nicole, originaire comme lui d’un petit morceau de France presque oublié dans l’Atlantique nord, non loin de Terre-Neuve, l’archipel de SaintPierre-et-Miquelon, 242 km2, 6 000 habitants, où « juillet sans brume » tenait du miracle. En 1956, à 13 ans et demi, le narrateur de L’Œuvre des mers, dont la mère était morte lorsqu’il avait 5 ans, a été envoyé en pension en France, en Vendée. Il a raconté, avec désespoir et pourtant humour, ce moment qui a fait de lui, pour toujours, un exilé. Voilà certainement la réponse à la question « Mais qu’est-il donc allé faire en Alaska ? ». L’exil,

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après avoir été une blessure, devient un remède. Un jour de 1966, dans la lumière de PortCros, abandonné par la femme qu’il aime, Myriam, ce narrateur qui ne donne jamais son nom, double romanesque d’Eugène Nicole, accepte un poste de lecteur, pour une année scolaire, à l’université d’Alaska. Dans Alaska, en quatre parties aux très beaux titres – « La fille perdue dans la sonate », « La neige et la nuit », « La nuit transfigurée », « Deux images pour le prinAlaska d’Eugène Nicole Ed. de l’Olivier, 150 p., 20 ¤.

temps ; les Champs-Elysées » –, Eugène Nicole déploie tout son talent pour le souvenir, le travail subtil sur la mémoire (universitaire installé à New York, il est aussi spécialiste de Proust), les portraits, et, comme dans tous ses livres, la comédie burlesque. Ce « monde qui plie bagage » n’est pas le lieu de solitude qu’on imagine. « “L’angoisse de jours brefs resserre le lien social”, a écrit judicieusement Marcel Granet dans

amoureuse sur laquelle il demeure discret. Mais elle est une exilée radicale, une exilée de l’intérieur, à coup sûr promise à un destin tragique qu’on apprendra à la toute fin du récit. Le narrateur, lui, comme Eugène Nicole, sait depuis longtemps vivre l’exil, partir et revenir, abandonner et retrouver. Quand le long hiver se termine, quand l’immensité blanche

laisse place, petit à petit, au vert de l’herbe renaissante, il commence à compter les jours. Myriam, qui a renoué entre-temps, l’attend à Paris. Leurs retrouvailles durent à peine deux jours. Mais qu’importe. Il se réapproprie la ville, les couleurs, les quartiers, les boutiques, cette diversité urbaine qui rompt avec la monotonie de l’Alaska. « J’ai eu l’impression de rentrer en moi-même »,

dit-il. « En moi-même » n’est pas « chez moi ». Car ce double de fiction, comme Eugène Nicole luimême, n’est chez lui, vraiment, qu’en un lieu non géographique, la langue dans laquelle il écrit, le français. Son rempart contre tous les exils. a (1) Voir son portrait dans « Le Monde des livres » du 9 janvier 2004. Par ailleurs, signalons la parution en poche de L’Œuvre des mers (Points no 1765).

© D. Gaillard

parti pris

une étude sur la Chine ancienne. L’observation s’appliquerait encore mieux à l’Alaska, constate le narrateur. Je n’eus jamais autant d’amis que cette année-là et j’ai gardé longtemps le contact avec certains d’entre eux. » Eugène Nicole excelle à faire revivre cette micro-société, avec son goût de l’aventure, de la découverte, pour lutter contre « la nuit de l’Alaska », l’hibernation, avec ses engouements et ses détestations, ses amours et ses haines, ses personnages hauts en couleur, comme Fishbasher, spécialiste des langues disparues – qui en observe là une en train de mourir, l’eyak – et ceux, qui, comme le narrateur, sont venus là pour une « escapade », une « parenthèse », « fuite ou retraite ». « Dans notre groupe, essentiellement composé d’étrangers, nouveaux venus dans les environs du cercle polaire, Nana apportait le charme de ses dix-sept ans assoiffés de nouveauté. Norbert était allemand, Serge, canadien français, Patricia, John-Ave, Skip, Elston et quelques autres, des hippies américains qui, refusant de servir au Vietnam ou pour rompre avec les hordes de leurs semblables, avaient fui New York ou Katmandou et jeté leur dévolu sur la dernière villefrontière de l’Amérique. » Patricia est sans aucun doute le personnage le plus énigmatique et le plus fascinant. Le narrateur aura avec elle une relation

Franck Nouchi, Le Monde

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4 /l it t é ra t ures

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L’obstination à être heureux

rante, sans réel ancrage français, n’estpas aisé : « Chaquefois que j’ai voulu écrire “sur” l’Algérie, il y a eu compulsion-disparition de mes premières pages de notes. » Et au moment où la nécessité évidente d’écrire ce livre s’impose à elle, elle éprouve une sorte de découragement qui exige aussitôt pour être contré une grande énergie : « Jamais je n’ai rencontré un livre qui m’oppose une résistance aussi lourde,vivace,rocheuse,j’useun titan par page. Il faut, me dis-je, que je me sois présentée devant l’Interdit. »

Une tendresse lancinante habite le sixième roman de Jacques Serena a beauté et l’amour ne sont pas des motifs discriminatoires. Aucun décret ne stipule qu’ils sont réservés à une élite ou qu’ils constituent le privilège des riches. Pas de frontières sociales ou culturelles que l’amour ne traverse allégrement. Pas de marge, de banlieue, de périphérie, que la beauté ne puisse habiter en plénitude. L’exclusion, ici, n’existe pas. La beauté et l’amour n’ayant pas de prix, leur jouissance est gratuite. Peut-être est-ce là l’une des pensées profondes de Jacques Serena. Tous ses romans – Sous le néflier est aujourd’hui le sixième – le répètent, le modulent, veulent en convaincre. A leur manière, singulière, drôle et tendre, âpre, violente aussi, mais sans un soupçon de complaisance, avec une sorte de douceur et d’étonnement. Ils décrivent les zones intermédiaires du monde urbain, écrivent la geste de quelques délaissés et oubliés, loin de tout souci d’édification politique ou morale.

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Sous le néflier de Jacques Serena Ed. de Minuit, 172 p., 13,80 ¤.

Mais Jacques Serena, dans la littérature d’aujourd’hui, c’est aussi et surtout un ton, une musique particulière de la langue, de plus en plus travaillée, à la fois râpeuse, dissonante et étrangement déliée. A travers son rythme, son phrasé, s’exhale une sensibilité vive, infiniment subtile. Parfum fort, entêtant mais jamais vulgaire, préservé des courants d’air de la facilité et de la mode, qui s’accroche à l’âme du lecteur. Un homme, le narrateur, écrivain qui fait des lectures publiques dans des bibliothèques de province, vit avec Anne et « les filles » – elles jouent un rôle négligeable et disparaîtront au cours du récit – dans une « villa ». Il revient de chez le chirurgien. Une affection – on n’en saura pas davantage – de la bouche, « endroit le plus hautement symbolique » constitue un « avertissement gratuit » : il faut changer de vie, « changer absolument »… « mieux manger », « donner de vrais baisers », etc. Cela tombe bien, car avec Anne tout se défaisait, il était temps de se reprendre… Mais il est déjà trop tard : la perspective de ce renouveau n’a plus aucune force d’attraction pour Anne. « Anne, ces derniers mois, sous mes yeux, était devenue une de ces femmes au regard de pigeon fou qui cherchent une issue… » L’issue, pour elle, c’est la séparation. D’ailleurs, un

Les

« sculpteur sur bois letton maçon au noir » est entré dans sa vie, l’a séduite, lui offrant, enfin, de « l’extra-ordinaire », loin de cette « espèce famille » et de ces « petits enfermements ». « Quand une femme avait envie qu’on décampe, toute référence qu’on avait avec elle était forclose, et de toute façon tout était joué. » Commence alors la dérive de l’homme esseulé, lui aussi en quête d’« extra-ordinaire ». Une bibliothécaire lui donne « la possibilité d’heures de doux chaos ». Puis, ce sera une photographe, Rosa Noske, enfin une divorcée, Jelena Nevski. « Rester seul à penser était en fin de compte aussi risqué que de sortir se jeter sur n’importe qui. Les autres nous fourvoyaient mais les pensées solitaires aussi, l’enlisement intérieur, se méfier de sa raison autant que de ses sens. » Quelques adages viennent à l’esprit du narrateur. N’oublions pas qu’il est écrivain ! « On peut avancer en terrain nouveau mais la boue du précédent terrain colle aux semelles. Le genre de choses que j’écrivais dans mes carnets. Pour dire où j’en étais. » « Est-ce qu’on n’était pas déjà hors-jeu, est-ce que quand on l’était on pouvait l’admettre ? » A la fin, Anne s’arrache des bras de « ce vieux pochard de Letton », veut reprendre la vie commune, là où elle avait été interrompue. Philosophe amer et désenchanté, le narrateur ne peut que constater « le manque d’objectif au désir. Boussole au pôle Nord. L’aiguille tourne à vide. Si seulement il y avait une direction. Si seulement ». Une manière de bonheur, une rude et lancinante tendresse habitent néanmoins les pages du roman de Jacques Serena. Cela donne au livre un frémissement particulier, une tonalité toujours identifiable. Ce qui est affirmé ici, dans ces échanges et ces rencontres sans prestige, c’est l’obstination à être heureux, même au milieu de la déroute, même « au bord du désastre ». Certes, on est loin de la sagesse. Pas d’élévation suspecte. Pas d’accomplissement dans la fuite hors du réel. A la place, un lyrisme des circonstances, des hasards, de la vie qui s’entête, même à son plus bas. L’auteur adhère à son narrateur, comme aux femmes que celui-ci rencontre ou aime. Dans son précédent roman (1), Serena les nommait les « fiévreuses », créatures fragiles, fébriles et blessées. « A force, on se sent rescapé », écrit l’auteur, vrai sauveteur. a Patrick Kéchichian (1) L’Acrobate (éd. de Minuit, « Le Monde des livres » du 27 août 2004). Voir aussi Les Fiévreuses (éd. Argol, 2005).

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Montage de photographies de Céline Marot extraites de la série « Algérie 2006 ».

Hélène Cixous, l’impossible retour Voyage en Algérie, sur les traces d’une autre vie n retournant en Algérie, pays où elle est née, Hélène Cixous accomplissait un geste qui était désapprouvé par sa mère. Le récit que lui inspire ce retour se présente donc comme celui d’un combat, un combat intérieur, de ceux qu’ont décrits Proust, Stendhal, Montaigne, références constantes de l’écrivain, mais aussi ceux des chevaliers, Roland et Olivier, des chansons de geste. C’est dire que le ton n’est pas celui de la chronique de voyage. En 1993, nous dit Hélène Cixous, elle prit la décision d’intégrer l’Algérie à ses livres : « l’année où je n’ai plus réussi à faire obstacle à l’entrée de la Chose Algérie dans mes livres ». L’œuvre d’Hélène Cixous, on le sait, est hantée par une quête de la mémoire, de « la vie au-delà de la vie ». Son livre, nous dit-elle, mais elle pourrait le dire de tous les autres, « héberge les inoubliés ». Ce retour sur lequel sa mère, Eve

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Klein, compagne aimante et sévère de chacune de ses entreprises littéraires les plus récentes, ironise (« Ils veulent que tu écrives “Ton retour” en Algérie »), n’est pas une promenade impressionniste. C’est un dialogue avec les morts : et parmi eux, deux présences absentes, qui expliquent le titre, Si près, celles du père et de Jacques Derrida. Répondant à l’invitation d’une ancienne camarade de classe algéSi près d’Hélène Cixous Galilée, 224 p., 25 ¤.

rienne devenue une figure politique, la romancière revient donc dans un pays qu’elle a quitté quand elle avait 19 ans, pour mener à Paris une vie d’intellectuelle, qui a commencé « à l’état de buée ». C’est à Paris qu’elle construira son œuvre et ce que l’on peut appeler

sonidentitéde femmeetd’écrivain, avec ses amitiés, ses amours, ses passions, ses engagements personnels dans la vie littéraire, politique, philosophique, théâtrale. Mais la nourriture essentielle demeure dans l’enfance et l’adolescence, comme en témoignent, en effet, les livres de toutes ces dernières années. La bataille incessante pour une littérature pure et pour une pensée exigeante, les séminaires à l’Université, l’approfondissement des analyses en compagnie de Jacques Derrida jamais n’ont détourné Hélène Cixous d’une autre vie. Celle qu’elle n’a jamais quittée : « Tout le solide, le brillant, le sanglant, l’éclatant, le respirant, le charnel était à Alger, à Paris je flottais dans l’état gazeux, je traînais dans la poussière, je ne respirais pas. » Maisredonnersaplaceàcequ’elle appelle « l’algériance », comme une trace insaisissable et ineffaçable qui envahit sa sensibilité itiné-

« Atteindre l’impossibilité » Il ne s’agit pas seulement de l’interdit d’Orphée – ne pas se retourner–,maisceluiquiconcerneledialogueavec lesmorts. JacquesDerridan’est pasmort dansce livre. Il est en étroite communication avec la rédaction même du livre. Et il y a quelque chose de bouleversant à vérifier, à travers les livres d’Hélène Cixous, la persistance de cette amitié. On ne trouve peut-être que chez Proust une telle fonction de l’amitié intellectuelle et affective pour l’élaboration d’un monde imaginaire. Plusieursfois, lanarratrice évoque la métaphore dont use Proust pour décrire le conflit de l’amour et de l’oubli, dans Albertine disparue : « Et mon amour qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l’Oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l’a enfermé a aperçu tout d’un coup le serpent python qui le dévorera. » Le lion Amour et le python Oubli : deux animaux symboliques qui s’ajoutent au bestiaire de l’écrivain. La démarche littéraire, au-delà du simple retour matériel dans le pays d’origine, consiste à « atteindre l’impossibilité ». « J’ai voulu arriver en Algérie, il aurait peut-être mieux valu pour moi que j’y atteigne, mais c’était impossible. » Cette impossibilité,dans le livre, prend la forme qui lui donne indirectement son titre : un arbre, un cyprès, dont la consonance, en français, évoque deux autres syllabes « si près ». Les pages qu’inspirent l’arbre et ces syllabes sont admirables, parce que chargées du lyrisme très spécifique à Hélène Cixous. Le cyprès du lycée Fromentin, aperçu au début des années 1950, « aussi visible et aussi fort qu’en rêve », devient la représentation de l’absence, de la mémoire, du deuil et de l’amour. Ce sont évidemment aussi les cyprès autour de la tombe du père. « Et tu es là. Au cyprès. » A entendre puis à relire. a René de Ceccatty Signalons Cixous et Derrida se lisant, l'Evénement comme écriture, sous la direction de Marta Segarra, (avec une longue préface d'Hélène Cixous : « Ce qui a l'air de quoi », aux éditions Campagne Première, 352p., 22 ¤.

L’usurpation pour identité Charles Dantzig raconte le destin d’un menteur de génie rançois Darré a honte ; alors il ment. Sur ses origines, sur son passé, sur son enfance tarbaise. C’est un imposteur de haut vol, un ténor du bobard ; dans son cas particulier, le talent consiste d’abord à faire croire qu’on en a et, partant, à transmettre l’illusion qu’on s’en fait. Darré est beau, sensible, intelligent. Il a un charme fou. Il amuse, étonne, séduit, convainc souvent. Il arnaque, triche, dissimule, vole et trompe. Un seul jeu : celui des apparences qu’il sauve – et qui le sauvent –, la société du spectacle digère ses duperies sans s’étrangler. Darré s’arrange avec sa filiation ; pour lui, l’état civil est un ensemble de qualités mobiles, variables et journalières. Son arbre généalogique – dont les ramifications sont opportunistes – est un arbre à palabres sous lequel se réunissent les circonstances. Bref, son identité est à l’étroit sur sa carte qui tient, pourtant, davantage de l’atlas que du plan de chef-lieu de canton.

F

Né dans une famille où « les atroces secrets des familles n’étaient pas secrets », François fuit son patrimoine génétique comme une maladie héréditaire. C’est que sa voie de succession est sans issue ! Mais de qui a-t-il donc hérité du pire ? D’une mère alcoolique qui gagne parfois de l’argent avec son corps et d’un Je m’appelle François de Charles Dantzig Grasset, 316 p., 18,90 ¤.

père déserteur, « ordurier et sentimental ». Seule vraie figure tutélaire : Papi Paco, un grand-père escroc qui renseigne Darré sur « les frôlements du risque » et les vertus de la ruse, laquelle lui semble « non seulement légitime mais indispensable ». Les conseils de l’astucieux Paco, dont la coquetterie donne le change sur sa raison sociale, tombent net comme ses costumes amidonnés : « Ne fais confiance à person-

ne. Sers-toi et ne dis rien. Ne reconnais jamais un tort, n’avoue jamais. Personne ne t’aidera. On ne doit penser qu’à soi. » Fort de cette leçon, Darré décide de fuguer à Paris et de s’inventer des identités multiples pour tenter de conjurer – sans jamais la défier, sans jamais s’attaquer à elle –, sa honte d’une famille infernale ; il est socialement humilié. Ainsi, fraîchement débarqué rue de la Gaîté à 16 ans et « bien content de quitter la vraie vie », il deviendra successivement François d’Array, descendant d’un cadet de Gascogne, François Audiard, François Dumas, François Anderson, François Depardieu, François Barenboïm, François Rothschild, « et autant d’autres François qu’il faudrait » : l’occasion fait le larron. Et notre larron est doué pour le trafic et l’influence. A force de brigues, il aura ses entrées au Palace, au Costes. Un viatique : « Résister aux hérédités ». Un seul moteur : l’ascension sociale. Plu-

sieurs qualités fondamentales : pouvoir de séduction, vitesse de réaction, aplomb et sang-froid. Bientôt, Darré s’envole pour l’Amérique, devient une vedette. Son périple prend fin, comme par hasard, à Dubaï où tout est artificiel. Je m’appelle François est un roman habile sur la honte. Habile, profond et efficace car Charles Dantzig, à l’instar de son héros, va vite avec les situations. a Vincent Roy

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La beauté au scalpel Nelly Arcan dénonce les ravages du culte du corps dans un huis clos oppressant

H

A ciel ouvert de Nelly Arcan Seuil, 272 p., 20 ¤.

ce passage à la fiction : « N’ayant plus la contrainte de suivre le fil de ma vie, j’ai pu faire un vrai travail de création dans lequel j’ai ressenti une grande liberté. Et puis, cela m’a permis de moins m’impliquer… » Et aussi de moins s’exposer, car on le sent, la réception de Putain (80 000 exemplaires) fut vécue comme une épreuve. « Au Québec, l’autofiction est considérée comme un crime… Mes nombreuses apparitions médiatiques ajoutées à cela, je l’ai payé très cher… » Folle sera d’ailleurs éreinté par une partie de la critique québécoise. « Echaudée » par cette expérience, la romancière, qui limite à présent ses interventions à des émissions strictement littéraires, n’en a pas pour autant abandonné les thèmes et obsessions qui sont les siens. A savoir : la dictatu-

re de la beauté, la quête effrénée de la jeunesse, le culte de l’image, la pornographie généralisée, la marchandisation des corps via la publicité… Pour ce faire, elle a choisi une histoire d’amour banale autour d’un trio de personnages (remarquablement saisis) composé de deux femmes éprises du même homme, victime de leur désir, de leur vengeance. « On a tellement vu et lu d’histoires où la femme est l’objet de désir de deux hommes que j’ai eu envie d’inverser le regard. En outre, je suis fascinée par les rapports entre les femmes, leur hostilité et la guerre qu’elles se livrent. Cette rivalité m’intéresse, car elle est plus psychologique que physique. » Face à face donc, deux femmes férocement belles, « de cette beauté construite dans les privations, (…) la torsion du corps soumis à la raison, à la sudation, à la violence de la chirurgie esthétique ». D’un côté, Julie O’Brien, célibataire, sans enfant par choix. Terrassée par une rupture qui l’a un temps plongée dans les affres de l’alcool, la jeune femme, lasse de tout, vit repliée dans son appartementcocon qu’elle ne quitte que pour aller travailler ou fréquenter la salle de gym dans laquelle elle exsude ses excès et mesure son pouvoir de séduction. De l’autre, Rose Dubois, styliste ou, selon ses termes, « arrangeuse de chair à faire envier ou bander ». Non sans une rage rentrée, elle travaille à l’ombre des beautés que son compagnon Charles,

Image extraite de la série « les passagers » ou « Pygmalion à l’envers », 2006. Diane Ducruet photographe de mode, immortalise. Charles qui par ailleurs ne peut jouir que sur les parties du corps retouchées par la chirurgie esthétique, regonflées au Botox ou à défaut, sur les images que lui offrent Internet. Tant bien que mal, Rose s’accommode en silen-

ce de cette perversion, jusqu’au jour où Julie va entrer dans leur vie à la faveur d’un documentaire qu’elle prépare sur la mode. La tragédie, annoncée dès les premières lignes, peut alors se jouer dans un espace confiné à celui de la terrasse de l’immeuble où le trio réside

et du quartier, où se croisent, se jaugent, se jugent et s’épient les deux rivales. D’une renaissance amoureuse – celle de Julie auprès de Charles – à une étrange vengeance – celle de Rose qu’elle va commuer en reconquête à coups de scalpel… –, Nelly Arcan entraîne son lecteur au cœur d’un huis clos tendu et glaçant. La structure répétitive des scènes et la construction circulaire du récit renforçant la tension de ce face-à-face. De ce duel impitoyable entre ces femmes dont la lucidité n’a d’égale que leur aliénation à la « burqa de chair » qui les couvre… « En Occident, explique encore Nelly Arcan, ce n’est plus le corps naturel que l’on voit, mais le travail qui est fait pour être conforme à certains critères de jeunesse, de beauté, de minceur. Tout est orienté vers la captation du désir masculin. Finalement, voilée ou non, la femme est réduite à un sexe. » Et Nelly Arcan de dénoncer la responsabilité des femmes dans cette surenchère esthétique « Bien souvent, elles vont au-delà de ce que veulent les hommes, notamment en matière de chirurgie esthétique. Il est grand temps qu’elles se regardent et réfléchissent sur elles-mêmes. » Comme les invite ce livre dérangeant, à plus d’un titre, qui analyse sans concession les diktats et névroses de notre société et révèle une romancière sur la voie de la maturité. a Christine Rousseau (1) Seuil, 2001, 2004.

Cette rue de Jean-Philippe Domecq Poussière d’étoiles ou grains de sable. Chacun voit ce qu’il veut. Et midi à sa porte. En bordure de la Ville-Vaste, près des périphéries, Cette rue porte un nom : c’est « la rue du Récit ». Le roman de Jean-Philippe Domecq est la narration intime de tout ce qui se passe dans cet étroit espace, pris entre deux carrefours. Derrière les façades, il y a la vie des gens. Les couples, jeunes et vieux. L’épicier, ses clientes. Un nouvel arrivant. Et un clochard stellaire venu d’une autre histoire. A la frontière des temps, on glisse doucement dans une étrange fable. X. H. Fayard, 218 p., 18 ¤.

Journal d’un étudiant japonais à Paris de Christophe Léon Plus qu’à étudier, Taro Dazaï pense à séduire des filles, écrire un roman et… s’autodétruire. Il imite Van Gogh, mais mange son oreille qui a le goût du bœuf. Qui est-il ? L’anthropophage que la police arrête ? L’auteur d’un suicide raté ? Un soldat victime d’un homosexuel pervers ? Christophe Léon jongle avec ces questions dans un roman d’une originalité rare. Un fascinant puzzle littéraire parfaitement maîtrisé. P.-R.L. Le Serpent à plumes, 128 p., 14 ¤.

Photo : DR

ormis quelques « entrevues » données au Québec, c’est en France que Nelly Arcan a débuté véritablement la tournée de promotion de son nouveau livre. Après Putain et Folle (1), deux récits autobiographiques très remarqués, A ciel ouvert se présente comme son premier roman. A quelques heures de regagner Montréal où elle réside, la jeune femme aux traits enfantins (elle est née en 1973) explique avec joie

Légendes de Pannonica Pauline Guéna explore la mythologie du jazz

ui, Pannonica de Koenigswarter est un personnage de roman. Dès ce prénom, inventé par son père, le banquier anglais Charles Rothschild, entomologiste passionné qui baptisera ainsi une espèce de papillon et… sa fille. Il l’est aussi dans la liberté mystérieuse avec laquelle la baronne transgressa toute sa vie (1913-1988) les codes

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Pannonica de Pauline Guéna Ed. Robert Laffont, 270 p., 18 ¤.

sociaux, surtout à partir des années 1950, où elle donna libre cours à son amour du jazz, fréquentant et soutenant les grands musiciens de l’époque. En particulier Thelonious Monk, dont elle fut la protectrice et l’amie. Sa légende est entrée en librairie en 2006 avec Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux (BuchetChastel) que sa petite-fille Nadi-

ne a publié selon les indications de sa grand-mère. C’est dire qu’en intitulant son deuxième roman Pannonica, Pauline Guéna avait un défi à relever. Or son livre est une vraie réussite de sensibilité et d’atmosphère, de finesse et de rythme. L’auteur n’est pas une musicienne, mais un écrivain talentueux qui fait vivre des personnages, une époque, et le jazz à toutes les pages. Harlem, 1955. Ruby, fillemère, parcourt les rues en quête d’un travail. Harry lui ouvre sa porte et son bar, de quoi nourrir son enfant. Un soir, une femme blanche entre au Central : « Un grand front haut et bombé. Des yeux clairs et plissés, un sourire mutin. Un fume-cigarette. Des jambes fines dans du Nylon filé. » Nica est accompagnée d’un homme noir portant béret. Au répertoire de Monk – c’est lui – figure la chanson Ruby my dear ; il n’en faut pas plus pour se lier dans ce milieu où la musique fait loi.

Valérie Marin La Meslée

« Il y a du Ajar et du Queneau dans ce premier roman réjouissant et très agréable à lire. » Jean-Claude Raspiengeas France Inter Le Masque et la Plume

Rentrée littéraire Domaine français

« En maniant une écriture classique, limpide, Hugo Boris laisse monter la tension avec souplesse et parvient à faire exploser son récit quand on s’y attend le moins. »

Photo © Emmanuel Noblet

Thelonious Monk. pannonica de koenigwarter

Pauline Guéna fait d’ailleurs swinguer ses dialogues sur un rythme proche de la version originale, du moins telle qu’on se l’imagine. Ruby est l’un des personnages-papillons que la romancière invente pour tourner autour de son héroïne, en douceur, pénétrer sa vie de clubs en bars, à l’époque où Monk est interdit de jouer et où Charlie Parker meurt quasiment dans ses bras, à 35 ans. Dans la seconde partie, Moune jouera le même rôle à Paris, au milieu des années 1950. Jeune fille à la dérive, rongée d’inquiétude pour son frère, Michel, drogué, Moune fait la connaissance de Monk lors d’un concert Salle Pleyel. A son « Parisian sparrow », telle qu’il la surnomme bientôt, le musicien demandera de l’accompagner pour acheter des chapeaux, rue d’Aligre. Cette scène, tout comme une nuit de musique et de drogue dans un appartement parisien, restituent avec le charme d’un merveilleux film en noir et blanc l’ambiance d’une époque où ces fous de musique, ne vivant que pour leurs idoles, brûlaient leur innocence. Et Pannonica, dans cette fresque ? Toujours là, discrète, la porte de la Bentley ouverte à toute heure, épaulant Monk dans les moments où sa folie le submerge, jusqu’au point critique où elle sait devoir laisser place à l’épouse, Nellie. La véritable rencontre avec la baronne a lieu dans la dernière partie : Chine, la fille de Moune, vient à New York, après la mort de sa mère, visiter Nica dans sa maison pleine de chats, « Cathouse ». Elle y vit avec le désormais mutique Thelonious. Nous sommes en 1982. L’heure est aux confidences. Et à la jeunesse, qui prendra son envol sur les ailes des héros. a

Christine Ferniot – Lire

www.belfond.fr

Belfond, un département de


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Vendredi 14 septembre 2007

Traduire sans trahir Peut-on prétendre avoir lu Shakespeare, Dante, Cervantès ou Goethe quand on ne les a pas découverts dans leur langue d’origine ? La traduction, qui concerne près d’un tiers des romans publiés en France chaque année, permet de faire passer une œuvre d’un idiome à l’autre, mais n’est jamais une reconstitution à l’identique. Elle opère, comme le souligne le titre du dernier recueil d’Umberto Eco, dans l’ordre du « presque » même, c’est-à-dire du proche, le plus proche possible, mais cependant différent.

L

a main du traducteur est-elle transparente ? Sans doute, si tant est que la traduction se contente de « dire la même chose dans une autre langue ». Or, dans ses innombrables expériences de traductions relatées dans Dire presque la même chose, Umberto Eco installe l’enjeu philosophique de l’exercice dans cet adverbe, « presque », subrepticement glissé dans le titre et pourtant si crucial. C’est sur un « ton de conversation », dans le cadre d’un propos qu’il annonce à rebours de tout systématisme,qu’Umberto Eco se lance dans la rédaction d’un étonnant livre ouvert. Non pas une « théorie de la traduction », mais une série illustrative issue en grande partie de ses expériences personnelles. Car Eco a lui-même consacré plu-

sieurs années à la traduction italienne de Sylvie de Gérard de Nerval et des Exercices de style de Queneau. Il a, comme éditeur chez Bompiani, supervisé et corrigé les traductions de centaines de livres. Et surtout, il a été traduit, dès la parution du Nom de la rose en 1980, dans plus de trente langues. Pour toutes celles qu’il connaissait peu ou prou, Eco a travaillé en collaboration avec ses traducteurs. De bons traducteurs, déclare-t-il, peuvent expliquer à l’auteur certains problèmes de traduction, y compris dans les langues qu’il ne connaît pas. L’auteur, à son tour, « suggère » alors quelques libertés afin de « contourner l’obstacle », que ce soit en russe, en hongrois ou en japonais. Or, précisément, si l’auteur peut intervenir dans ces langues inconnuesde lui, c’est que la littéralité importe moins que l’esprit du texte, son souffle, son chant intrinsèque et lancinant. Ne pas traduire à la lettre, donc, mais opérer « une traduction proprement dite », à savoir, « d’une langue naturelle à l’autre ». Techniquement, traduire signifie alors « comprendre le sys-

Bibliographie L’Epreuve de l’étranger, d’Antoine Berman (Gallimard, 1984). Pour une critique des traductions : John Donne d’Antoine Berman (Gallimard, 1995). La Traduction et la lettre, ou l’auberge du lointain, d’Antoine Berman (Seuil, 1999). Entretiens sur la poésie, d’Yves Bonnefoy (Mercure de France, 1986). La Communauté des traducteurs, d’Yves Bonnefoy (Presses universitaires de Strasbourg, 2000). Shakespeare et Yeats, d’Yves Bonnefoy (Mercure de France, 1998). Cent ans de théorie française de la traduction, de Batteux à Littré, de Lieven d’Hulst (Presses universitaires de Lille, 1990).

La Traduction dans le développement des littératures, de José Lambert et André Lefevere (Berg Lang, 1993). Qu’est-ce que traduire ? de Marc de Launay (Vrin, 2006). Pour la poétique II, d’Henri Meschonnic (Gallimard, 1973). Les Problèmes théoriques de la traduction, de Georges Mounin (Gallimard, 1965 et en « Tel », 1976). Traduction et mémoire poétique, de Jacqueline Risset (Hermann, 2006). Etudes de style, de Léo Spitzer (Gallimard, 1970, et « Tel », 1980). Après Babel, de George Steiner (Albin Michel, 1978).

Presque : dans cet adverbe apparemment inoffensif se glissent toutes les interrogations, les doutes, les polémiques et les suspicions qui laissent cette question perpétuellement ouverte. C’est à cause de lui que les modes d’approche et les modes tout court se succèdent dans la manière de traduire les textes littéraires. A cause de lui, encore, que certains ouvrages passent pour « intraduisibles ». A cause de lui, enfin, que le travail de traduction d’une grande œuvre n’est jamais complètement fini.

tème intérieur d’une langue et la structure d’un texte donné dans cette langue, et construire un double du système textuel qui, sous une certaine description, puisse produire des effets analogues chez le lecteur ». Au fil de plus de 400 pages d’illustrations en six langues, Eco donne à sentir, d’un geste presque sensuel, cette alchimie du verbe traduit. Contre-exemple : la traduction « en quelque sorte » – acceptable, mais non pas idéale. Eco choisit l’ouverture des « Chats » de Baudelaire : « Les amoureux fervents et les savants austères/Aiment également, dans leur mûre saison,/Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,/Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. » En voici une traduction anglaise : « Fervent lovers and austere scholars/Love equally, in their season,/Powerful and gentle cats, the pride of the house,/Who like them are sensitive to cold and like them sedentary. » Il s’agit d’unetraduction littérale, que le service de traduction automatique Altavista reconstitue enun texte très semblable à l’original, du point de vue sémantique. Ici, le traducteur fait

fi de l’esthétique en faveur de ce qu’Eco appelle la « reconnaissance anagraphique » : le fait que la traduction permette d’avérer qu’il s’agit de cette poésie française et non d’une autre. Maisla traductionpeut, doit, faire bien plus encore. Dans une visée à la fois philologique et esthétique, Eco s’attache à la notion de « négociation » entre le texte d’origine, son auteur empirique, sa culture Dire presque la même chose. Expériences de traductions d’Umberto Eco Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 464 p., 22,50 ¤.

propre – et le texte, la culture, les attentes d’arrivée. Dans cet acte de négociation, un critère fondamental : la retranscription d’un monde, fût-elle accomplie au prix de métamorphoses formelles. Exemple : la Sylvie de Nerval, texte dont Eco est passionnément épris. « J’étais le seul garçon dans cette ronde, où j’avais emmené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voi-

sin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs… » Eco cite quatre traductions exactes sur le plan sémantique, avant de révéler la sienne qui seule, selon lui, restitue « la haute tension onirique » de Nerval. Le code Eco ? Nerval a glissé dans sa prose poétique nombre d’alexandrins, d’hémistiches ou d’hendécasyllabes – en tout, pas moinsde seize vers sans doute invisibles à l’œil nu, bien que structurellement essentiels. Eco substitue alors à ces seize vers seize autres vers, à de nouveaux emplacements qui seuls, en italien, exhaleront le « flux du discours » originel. Ici, donc, pas de réversibilité littérale, lexicale et syntaxique, mais « un effet identique à celui que le texte, selon mon interprétation, voulait provoquer chez le lecteur ». Le point d’orgue de la traduction sera le respect « non littéral » de l’intention etde l’invention d’un texte. Le souffle d’un monde vers un autre monde, reflet presque identique, et toujours aussi beau. Mais jamais tout à fait le même. Ni jamais tout à fait un autre.a Lila Azam Zanganeh

Lire aussi page 11.

Les effets pervers de la Toile nternet facilite le travail des traducteurs : ils y trouvent instantanément les exemples d’une expression rare ou d’une tournure curieuse qui demandaient, autrefois, de longues et parfois infructueuses recherches. Et ce ne sont pas les résultats de la traduction automatique – dans l’ensemble encore pitoyables – qui les menacent. A l’évidence, la Toile facilite aussi la vie des lecteurs : qui se plaindrait de pouvoir accéder, de façon immédiate et gratuite, chez soi, à des milliers et des milliers de traductions d’œuvres du monde entier ? Faut-il en conclure que tout est pour le mieux dans le meilleur des cybermondes possibles ? Rien n’est moins sûr. Car l’un des effets pervers du nouveau systè-

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me, c’est le risque que les mauvaises traductions chassent les bonnes. En effet, une traduction en libre accès est généralement une édition ancienne, tombée dans le domaine public. On trouve donc en ligne, en particulier pour les auteurs classiques, et notamment pour les textes grecs et latins, un grand nombre de traductions du XIXe siècle. Un seul exemple : pour lire un texte difficile et fondateur comme La Métaphysique d’Aristote, on dispose de la traduction française partielle et parfois farfelue de Victor Cousin qui date de… 1838. Heureusement, on trouvera prochainement à l’écran la traduction française intégrale publiée par Jules Barthélemy Saint-Hilaire en… 1879, vieillerie

que personne ne serait allé ouvrir en bibliothèque, tellement ses critères sont dépassés et ses exigences différentes de celles d’aujourd’hui. On dira qu’il vaut peut-être mieux jeter un coup d’œil sur ce mauvais texte que de ne rien lire du tout. Encore faut-il ne pas le prendre au sérieux, être averti de sa piètre qualité – ce que rien n’indique à l’utilisateur, évidemment. Ainsi des traductions gratuites, accessibles de partout, mais périmées ou fautives, risquentelles de se diffuser bien plus vite que des travaux plus récents et plus rigoureux, qu’il faut aller acheter. Faut-il, dès lors, parler de progrès ou de régression ? a R.-P. D.


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Chefs-d’œuvre cherchent traducteurs asanova, agacé des réserves que Voltaire exprimait sur le Roland furieux, le somma de réviser son jugement. L’auteur de Candide choisit quelques strophes anticléricales de L’Arioste, les traduisit en une nuit et fut convaincu… par sa propre traduction. Le caractère intraduisible de certains textes tient au génie de leurs auteurs, lié à celui de leur langue (1). Le même Voltaire s’essaya au monologue de Hamlet. « To be or not », « Demeure, il faut choisir, et passer à l’instant/De la vie à la mort, et de l’être au néant. » Et Shakespeare conservera une place privilégiée parmi les intraduisibles les plus traduits au monde. Plus un texte est réputé intraduisible, plus il suscite les versions nouvelles. La Divine Comédie est retraduite tous les dix ans à peu près, même si l’on reconnaît désormais à la version de Jacqueline Risset sa supériorité. En revanche, le Genji Monogatari, roman fondateur de la littérature japonaise, n’a été traduit intégralement qu’une fois en français, par René Sieffert. En anglais, on dispose de la version d’Arthur Waley, saluée par Virginia Woolf dès sa parution dans les années 1920, et de celle d’Edward Seidensticker, parue un demi-siècle plus tard.

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Illustrations : Lionel Portier

Histoire d’un art toujours réinventé a traduction a une histoire, et cette histoire est récente : les Grecs n’ayant pas traduit – les « barbares » ne semblant rien devoir leur apporter –, les premières traductions au sens propre datent de Cicéron. Depuis, la traduction n’a cessé d’être présente dansl’histoire européenneàchacune de ses réorientations, et elle s’est toujours accompagnée d’une réflexion sur sa pratique. Ces grandes étapes sont bien connues : trois siècles après les travaux de Cicéron, la traduction de la Bible en grec courant par les Septante, puis ses traductions et retraductions en latin amorçaient un mouvement qui se prolongea jusqu’au XIIIe siècle pour connaître, avecl’émergencedeslanguesnationales, un autre tournant : d’une part, les textes de la Révélation allaient se lire dans d’autres lan-

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gues quele latin catholique et apostolique, et, d’autre part, on tâchait d’exhumer celles des sources antiques dont la valeur avait été négligée, voire oubliée. La Renaissance, animée par d’autres exigences à l’égard d’une tradition qu’ainsi elle redessinait, fut le point de départ d’une concurrence entre les langues nationales, chacune reprenant, en se l’adaptant, le mot d’ordre de Du Bellay, « défense et illustration… » Tensions dynamiques La position du français, un temps dominant en Europe, n’a pas empêché la relève qui vint tout autantd’Allemagnequed’Angleterre dès le début du XIXe siècle. Mais, désormais, la concurrence entre les cultures nationales n’a plus pour enjeu la confortation d’une identité gagée sur l’appropriation linguisti-

quedessources sacréesou dessources antiques. Et la position dominante de l’anglais comme langue de communication n’implique en rienqu’ellele soitsur leterrainlittéraire et théorique. Latraductionconsistealorsàfaire participer chaque culture nationale à une sorte de mondialisation esthétique et théorique sans obéir à la tendance fatale des traducteurs français du XVIIe et du XVIIIe siècles qu’avait dénoncée à juste titre Madame de Staël : « Il ne faut pas, comme les Français, donner sa propre couleur à tout ce qu’on traduit ; quand même on devrait par là changer en or tout ce que l’on touche (…) ; on n’y trouverait pas des aliments nouveauxpoursapensée,et l’onreverrait toujours le même visage avec des parures à peine différentes. » A la même époque, Humboldt et Schleiermacher inaugurent l’ère

moderne de la traduction comme de la réflexion sur son rôle et sa pratique :philosophieetphilologiecollaborent de plus en plus étroitement et révèlent la manière dont elle participeà l’histoire. Elleest, en effet, l’un des instruments grâce auxquels se transmet ce qu’ont pu avoird’innovanttellesœuvres sédimentées dans le temps. On comprend alors que la traduction soit définie par Humboldt comme un « travail » et non comme une « œuvre » puisque ce n’est pas d’elle que procède l’innovation. Mais c’est inévitablement avec son aidequel’élan nouveaupeutconstituer les matériaux dont il a besoin. C’est la traduction qui ainsi participe au redécoupage de ce qui, dans le passé, intéresse au présent l’anticipation créatrice ou la réorientation de l’avenir. Intimement liée à la temporalité historique de la

Le club très fermé de Günter Grass our chaque livre depuis Le Turbot en 1977, c’est le même cérémonial. Les traducteurs de Günter Grass se rassemblent pour plusieurs jours de travail en communavec l’auteur. Le plus souvent, lesréunions ont lieu à Lübeck, dans une vieille maison hanséatique, sous des plafonds à caisson de 1595. Une trentaine de personnes se retrouvent à l’invitation de l’éditeur Gerhard Steidl, avec Helmut Frielinghaus, responsable de la publicationdes livresdeGrass,Dieter Stolze, germaniste renommé, et Hilke Ohsoling, la collaboratrice de l’écrivainquiétablituncompte-rendu des réunions destiné aux absents. Pour Pelures d’oignon, elle avait devant elle un dictionnaire datant de 1941 afin de retrouver les expressions militaires de l’époque. D’autres fois, la rencontre a lieu « sur le terrain ». Les traducteurs qui préparent les nouvelles éditions du Tambour – le livre est déjà

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paru en 42 langues – ont fait le voyage de Gdansk pour visiter les lieux où Grass a passé son enfance. Ils sont allés en Cachoubie (au norddela Pologne) dont était originaire sa mère. Il s’agissait de s’imprégnerdes lieux etdu climat avant de s’attaquer à la traduction. Redonner le rythme Pendant les réunions, le livre est lu du début à la fin. Parfois, c’est Grass lui-même qui se met à la lecture pour redonner le rythme correct de la phrase. Les participants s’arrêtent sur les expressions qui font problème dans leur langue. Comment traduire Onkelehe pour rendre une cohabitation qui n’a été bénie ni par le maire ni par le curé ? En danois, on dit « vivre à la polonaise », en slovène « vivre dans le maïs ». Claude Porcell, à qui l’on doit la version française de Pelures d’oignon, a opté pour « mariage de la main gauche ». Le

traducteur chinois a demandé si le cousin dont parlait Grass venait du côté de sa mère ou de son père. Personne n’en savait plus rien. « Mais c’est très important, a-t-il protesté, en chinois ce n’est pas le même mot. » L’Italien a remarqué que Grass avait commis une petite erreur en rapportant un adage italien. Ne faudrait-il pas rectifier dans les prochaineséditions dulivre en allemand ? Non, a répondu le maître, le rythme de la phrase en pâtirait. A d’autres moments, il accepte les changements. Pourquoi Claude Porcell – qui n’a pu assister à la dernière réunion de Lübeck – a-t-il choisi de traduire le titre allemand Beim Häuten der Zwiebel (littéralement « en pelant l’oignon ») qui est un verbe actif par un substantif ? Il a hésité et s’est méfié des analogies avec des expressions argotiques françaises à la sonorité proche. Il a

opté pour le substantif après avoir demandé l’avis de Günter Grass qui ne tenait pas à l’aspect dynamique de son titre. Ainsi vont les réunions de traducteurs. Le travail commence vers 9-10 heures le matin et se termine en fin d’après-midi après une brève pause pour le déjeuner. Les soirées sont consacrées à des lectures publiques, des réceptions ou des agapes – gemütlich (sympathique et confortable). Fait sans doute unique dans le monde littéraire, Grass a fait inscrire l’organisation de ces rencontres dans son contrat avec son éditeur qui paie le séjour des traducteurs, les éditeurs étrangers et leur voyage. Il est heureux, dit-il, de se retrouver avec ceux qui assurent sa notoriété en dehors de l’Allemagne, « sa deuxième famille ». a Daniel Vernet Pelures d’oignon doit paraître le 11 octobre aux éditions du Seuil.

culture, la traduction a essentiellement affaire aux tensions dynamiques permanentes entre les biens culturels et leur transformation : les traductions et retraductions continuelles de la Bible en offrent un bon exemple. Il peut paraître choquant de dire qu’il ne s’agit jamais du « même » original, et, pourtant, c’est bien ce que sous-entendent toutes les querelles entre la « lettre » et l’« esprit »,entrelavolontéderevenir à ce qu’on appelle l’original et celle de le rendre plus accessible en l’actualisant. On oublie alors que la « lettre »n’est qu’uneautremanière de redécouper dans un texte ce qu’on reconnaît en être le sens en fonction, toujours, d’intérêts qui ne sont pas complètement explicités. Contrairement à une tendance bien enracinée, le « sens » n’occupe pas une place fixe dans un espace sémantique, la traduction consistant alors à en extraire l’aspect universalisable pour le transporter et l’importer dans une autre langue.Cette métaphorique spatiale masque précisément la vraie difficulté : non seulement un texte est singulier dans l’histoire, et y a le même statut que l’un de ses événements, mais il est également une manière de construire le sens qu’on ne peut arrêter ici ou là puisqu’ils’élabore selon une temporalité interne au texte et propre à son auteur. Ce n’est donc pas l’universalité relative de son sens qui permet qu’un texte soit traduit, mais bien la singularité de son style, celle de sa syntaxe organisant l’historicité de ce sens. Enfin, la traduction n’est pas une opération anonyme ; elle est signée, elle repose, elle aussi, sur une singularité puisque nous avons toujours un rapport individué à notre propre langue : ce n’est pas « la langue qui parle », mais tel auteur à travers tel texte ou tel de ses traducteurs, qui, dans l’histoire, sont constamment voués à reprendre leur « travail », à retraduire. a Marc de Launay

Trouvailles incessantes Deux cas extrêmes placent des obstacles difficiles à surmonter : l’apparente simplicité dans la langue d’origine devient pauvreté dans celle d’arrivée. Ou, au contraire, la multiplicité des jeux de langue ou de références culturelles oblige le traducteur à des trouvailles incessantes, nécessairement forcées, et à un appareil de notes assommant. Pour le premier cas, les italianistes évoquent souvent Sandro Penna, poète majeur qui, traduit, perd ses « harmoniques » (sur les plans musical et sémantique). On pourrait en dire autant des haïkus japonais, dont les règles prosodiques s’effacent une fois les mots traduits. Traduire le sens et le rythme ne suffit pas. Principe qui peut s’appliquer à la traduction de toute forme poétique. Le deuxième cas compte moult exemples. James Joyce a suscité de multiples tentatives. Mais eston sûr que le lecteur français se retrouve dans la situation d’un lecteur anglophone ? Pasolini fut alarmé par des amis français qui lui annoncèrent que ses premiers romans étaient traduits dans « l’argot d’une vieille dame ». La violence qu’un écrivain fait subir à sa langue maternelle en inventant son style a du mal à se retrouver sous la plume d’un traducteur. Le roman du Sicilien Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca (autre variation homérique), n’a jamais été traduit pour cette raison. Les traductions de Gadda passent pour insatisfaisantes. Le premier livre de Manganelli, Hilarotragedia, cherche encore son traducteur. a René de Ceccatty (1) Fin octobre paraîtra chez Gallimard, une très didactique anthologie intitulée Les Plus Belles Pages de la littérature française (580 p., 35 ¤.), qui évoque les difficultés rencontrées par leurs traducteurs espagnols, italiens, anglais et allemands pour rendre justice à La Fontaine, Molière ou Proust.


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Le choix de la France Seize historiens américains témoignent du lien qu’ils ont noué avec leur sujet d’étude

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es historiens de la France sont, dit-on, plus nombreux aux Etats-Unis que dans l’Hexagone. Afin de comprendre cet engouement, Laura Lee Downs et Stéphane Gerson ont demandé à seize de ces savants américains d’expliquer leur choix. L’effectif retenu est plus illustratifquereprésentatif.Malgrélafocalisation des recherches actuelles sur la construction du genre (gender)et desidentitéssexuelles(mouvement queer), aucun des historiens qui se confient dans le livre ne s’est véritablement consacré à ce type d’objet. Alors que la moitié de ceux qui déposent aujourd’hui un sujet de thèse d’histoire ont choisi d’étudiercequiserapporteàlacoloPourquoi la France ? Des historiens américains racontent leur passion pour l’Hexagone sous la direction de Laura Lee Downs et Stéphane Gerson Seuil « L’Univers historique », 384 p., 24 ¤.

nisation, seuls trois des auteurs de l’ouvrage partagent cet intérêt. Enfin,laplupartdeshistorienssollicités font preuve de réserve à l’égard du « tournant linguistique » (linguistic turn) qui a tant fait couler d’encre. Plusieurs générations d’historiens figurent dans le livre. Ceux qui composent la première - John Baldwin, Steven Kaplan, Robert Paxton- ont le plus souvent traversé l’Atlantique en paquebot, avant de s’installer dans un Paris qui ne les accueillit qu’avec réticence. Ces jeunes Américains subissaient une double influence : celle d’une histoire sociale d’inspiration marxiste et, plus encore, celle de l’école des Annales. Marc Bloch - plus que Lucien Febvre - était l’objet de leur admiration, ainsi que Fernand Braudel. La deuxième génération, la plus nombreuse, se compose d’étudiants marqués, aux Etats-Unis,

par les événements de 1968, année de l’offensive du Têt, des assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy, et de l’élection de Richard Nixon. Cette jeunesse des campusentreenrésonance profonde avec les « soixante-huitards » français.Dansle mêmetempss’impose aux Etats-Unis l’influence de laFrenchTheory,à laquelle,paradoxalement, les historiens français se montrent alors insensibles. Cela dit, le livre de Laura Lee Downs et de Stéphane Gerson n’est pas une succession d’exercices d’école qui auraient pour but de souligner l’influence de Foucault, de Deleuze ou de Derrida. L’important, pour les historiens de cette génération,est qu’aucoursde séminaires, colloques et conférences, qu’au fil de lectures, souvent désordonnées,ilsontdécouvert demultiples filons interprétatifs en matière d’histoire culturelle. Ils se sont initiés à des méthodes d’analyse des discours. Ils ont acquis l’habitude de la multiplicité des recours, à la linguistique, à l’anthropologie, comme à la Nouvelle Critique. Cela a déterminé en partie leur façon de choisir un objet de recherche et d’écrire l’histoire. L’évolution ainsi esquissée s’accompagne d’un basculement du mode de rapports noués avec les historiens français. Au cours des années 1960 et 1970, ces derniers faisaient souvent preuve de morgue à l’égard de leurs collègues américains. A partir de 1980, la situation se modifie. Les savants de l’Hexagone ont compris que le regard de l’Autre suggérait de nouvelles questions, que la distance pouvait être bénéfique. A ce propos, Robert Paxton avait joué le rôle d’un pionnier. Le retentissement de La France de Vichy, paru en 1973,symbolisaitdemanièreprécoce le retournement des attitudes. Arrivons-en au cœur du livre, c’est-à-dire à la réponse à la question : pourquoi avoir choisi d’étudier la France ? Les raisons sont multiples. La décision est parfois le fruit du hasard. Mais plus souvent, ellerésulted’uneprocédured’élimi-

bruce davidson/magnum photos

nation. La Grande-Bretagne, trop semblable au pays d’origine, l’Allemagne, qui inspire une inquiétude maintenueet qui évoquedessouvenirs mauvais, sont rejetées. Liberté, égalité, laïcité La France, comme l’écrit Jan Goldstein, représente « l’Europe sans l’angoisse existentielle », le paysd’« ancêtresculturels »et,rarement,d’ancêtrespersonnels.La faible présence physique des Français sur le territoire des Etats-Unis libère l’imaginaire. C’est la patrie de la liberté, de l’égalité et de la laïcité qui attire ; celle qui permet une comparaisonentre lesdeuxrépubliques nées à la fin du XVIIIe siècle. A cela s’ajoute la conviction que la France est le pays qui fait le plus de place aux intellectuels. Evitons d’estimer les confidences des auteurs à l’aune du degré de francophilie ou de francophobie qu’elles seraient censées révéler.

L’ouvrage n’est pas un vain catalogue de stéréotypes ; il retrace des expériences vécues. Un fait s’impose : l’enchantement né de la découverte de Paris. La capitale suscite, chez les historiens venus d’Amérique,unattachement sensuel,viscéral, émotionnel autant qu’intellectuel. La découverte du vin et du pain, celle de la cuisine, des monuments ne surprennent pas. Mais il s’agit aussi d’acquérir, avec joie, toujours plus d’agilité à se balader dans les rues, de « laisser la France de tous les jours entrer dans la peau », écrit Herrick Chapman. Visiter Notre-Dame, fréquenter la Comédie-Française, lire Le Monde et bien d’autres expériences de cet ordre sont presque toujours vécues encouple.Eneffet,lelecteurconstate vite, non sans amusement, la forte endogamie des thésards américains, historiens de la France… En regard de Paris, la province fait figure de repoussoir. Bordeaux

est noir et sale. Steven Kaplan retrouve, pour décrire Poitiers, les accents horrifiés de Taine. Reste le bonheur de circuler dans l’espace français, d’en goûter les équilibres délicats, la variété des paysages, les cathédrales gothiques.

Il fut pourtant très précocement lucide. En témoigne de manière éclatante la traduction de son premier livre, Race et Etat, publié en 1933. Alors que Leo Strauss se préoccupait de Spinoza, et Arendt de saint Augustin, Voegelin s’est attaqué au cœur idéologique et politique du nazisme. En rédigeant d’abord L’idée de race dans l’histoire des idées de Ray à Carus, puis Race et Etat, il a souligné la présomptueuse suffisance des théoriciens racistes et la pauvreté de leur savoir. Il ne se gêne pas pour dénoncer aussi, ce qu’on ne lui a sans doute pas pardonné, l’insuffisance des contre-feux, la médiocrité ou la nullité des antiracistes. L’ampleur de ses analyses est impressionnante. Elles replacent les mythes raciaux du temps dans la nécessité plus générale pour une communauté politique de faire corps, et de se représenter ce corps, depuis la Cité grecque jusqu’à l’empire chrétien. Elles retracent la formation du destin allemand de Fichte à Schelling, éclairent la genèse de l’opposition Aryens-Sémites de Renan à Weininger. Entre autres. Principale leçon de ce texte exi-

geant : le racisme est affaire de représentations, non de biologie. Et cela, d’abord, pour les théoriciens racistes eux-mêmes. L’âme compte autant que le sang. Ce qui intéresse Clauss et d’autres, c’est la race de l’âme. On a donc tort de croire que la race est une question génétique, hormonale, physiologi-

Rites de passage Cela dit, les plaisirs se méritent. Des rites de passage s’imposent : l’accueil glacial de certains bibliothécaires,la peurinspirée par leterrible président de séance de la salle des Archives nationales, le peu de gentillesse d’une cohorte de « fonctionnaires mal léchés » (Jan Goldstein) ; bref, tout ce qui relève de l’obstacle administratif, auquel le chercheur américain se heurte au cours de la première année. Le plaisir de la lecture des seize chapitres de ce livre résulte de la liberté du ton adopté. Ces historiens américains n’ont pas peur de se dire, de dévoiler leur sensibilité,

voire leur sensualité. Ils savent montrer la richesse de leur vocation historienne, les profits d’une quête de soi permise ou avivée par la distance et l’altérité. C’est avec légèreté dans la confidence, parfois avec une certaine tendresse, que s’exprime, sans complaisance, un attachement à la France qui change de forme avec les années. Plusieurs de ces auteurs avouent s’être, en quelque sorte, réinventés à pratiquer une nouvelle langue. S’ajoute à cela la permanence de l’humour. Jamais, sans doute, l’idée ne serait venue à un historien français de parcourir à bicyclette la célèbre ligne SaintMalo-Genève,axeessentiel del’histoire culturelle de l’Hexagone. Ken Alder a entrepris de le faire ; et il rapporte ses exploits en un style qui ravira le lecteur de Tristram Shandy comme celui des ouvrages de David Lodge. a Alain Corbin

Il est urgent de lire Voegelin

chronique Roger-Pol Droit e penseur, en France, n’a pas bonne réputation. Célèbre chez les spécialistes de science politique, beaucoup moins chez les philosophes et les historiens, fort peu dans le public, Eric Voegelin (1901-1985) passe avant tout pour un conservateur des plus rigides. Il constitue cependant un cas à part.

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CLÉMENCE BOULOUQUE rencontre

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Car ce catholique, né à Cologne avec le XXe siècle, fut réellement antinazi en des temps où, chez les intellectuels allemands, le fait était rare. Qu’il ait étudié puis enseigné à Vienne, à distance des turbulences hitlériennes, n’y est pas pour rien. En 1938, au moment de l’Anschluss, Voegelin est interdit d’enseignement par les nazis et

ECRIVAINS Les Editions Persée recherchent de nouveaux auteurs Envoyez vos écrits : Editions Persée 38 rue de Bassano 75008 Paris Tél. 01 47 23 52 88 www.editions-persee.fr

doit s’exiler. Il fera carrière aux Etats-Unis, d’abord en Louisiane, à Baton Rouge, puis à Stanford, après un retour à Munich, de 1958 à 1969, où il reprit la chaire de Max Weber. Sur les 34 volumes actuellement parus de ses œuvres complètes en anglais, seuls quelques titres, parmi les plus faciles, ont été traduits en français depuis une dizaine d’années (1). Ce philosophe aurait tous les défauts : obscur, difficile d’accès, hautain, passéiste, réactionnaire. A tel point que le fort conservateur Leo Strauss, son contemporain et correspondant, aurait presque l’air d’un gauchiste à côté de lui ! Pensez donc : un homme pour qui rien ne va plus depuis que l’idée de Dieu s’est effritée, n’est-ce pas incroyable ? Voegelin a tenté d’analyser à sa manière la violence du phénomène totalitaire. Aussi farouchement anticommuniste qu’il fut antinazi, il n’a rien fait pour devenir populaire. Son itinéraire est parallèle à celui d’Hannah Arendt, son autre contemporaine. Aujourd’hui, tandis qu’on magnifie Arendt, on ignore encore Voegelin.

Race et Etat (Rasse und Staat) d’Eric Voegelin Traduit de l’allemand par Sylvie Courtine-Denamy. Précédé d’une étude de de Pierre-André Taguieff. Vrin « Textes philosophiques », 350 p., 35 ¤.

que. C’est d’abord une idée, et la nécessité de s’y conformer. « L’idée nordique » est moins un type physique qu’un idéal qu’il faut retrouver, et imposer au peuple allemand corrompu par l’histoire. Cette idée se renforce encore par la construction d’une contreidée, celle des juifs, antimodèles à repousser et à combattre, qui donne en fait la mesure de « l’incertitude interne » des Allemands.

Cet ouvrage oublié – peu de lecteurs en son temps, nul impact sur l’histoire – est si intelligent que Voegelin devrait être un penseur à fréquenter. Il serait temps qu’on se préoccupe vraiment d’Order and History, l’œuvre de toute sa vie, demeurée inachevée. Voilà un monument à découvrir, qui fait d’ailleurs l’objet, un peu partout dans le monde, d’une multitude de commentaires. Peu importe qu’on ne retienne pas toutes ses thèses. Même sans partager la conception que Voegelin se fait de l’histoire, de la révélation, de ce qu’il appelle « la gnose », il faut reconnaître qu’il propose des intuitions théoriques de première grandeur. La gnose ? L’illusion d’un savoir qui sauve. Celui qui dit : « Je détiens la connaissance qui permet de construire sur terre l’ordre humain parfait » devient l’ingénieur de l’enfer totalitaire. On le connaît déjà, dans l’histoire moderne, sous plusieurs noms différents. Il en porte de nouveaux au XXIe siècle. Ce sont des raisons d’aller lire. a (1) Sept titres sont disponibles, dont Les Religions politiques (Cerf, 1994) et Réflexions autobiographiques (Bayard, 2004).


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L’Encyclopédie de la stupidité

Actualité de la bêtise Belinda Cannone dépeint les figures modernes de la stupidité êmelesdieux,s’exaspérait Schiller, sont impuissants à la combattre. Elle s’avère, il est vrai, singulièrement difficile à saisir : ondoyante, labile, dotée d’une capacité infinie à se renouveler, la bêtise se dérobe sans cesse à l’analyse. Cela vaut sans doute moins pour la bêtise des individus à courte vue. Si le dialogue avec un imbécile épuise, la bêtise des gens intelligents est autrement redoutable, et plus fascinante. Dans cet essai futé, conçu comme un dialogue entre trois copains, deux garçons et une fille devisant sur la politique, l’art ou la morale, c’est justement cette forme-là de bêtise que Belinda Cannone a choisi de scruter, celle des bobos cultivés et informés qui ont a priori « tous les moyens de ne pas être bêtes ». Romancière et essayiste – on lui doit notamment un remarquable petit livre sur Le Sentiment d’imposture (Calmann-Lévy, 2005) –,

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La Bêtise s’améliore de Belinda Cannone Stock, « L’autre pensée », 210 p., 18,50 ¤ En librairie le 19 septembre

l’auteur n’est certes pas la première à tenter l’exercice. Que l’on songe à Flaubert ou à Léon Bloy qui, dans son Exégèse des lieux communs, entendait déjà arracher la langue aux idiots définitifs de son époque. En 2006, l’universitaire américaine Avital Ronell observait également, dans Stupidity (Stock), com-

bien la sottise ne s’oppose pas de manière simple au savoir. Entre deux dîners en ville, leur terraindeprédilection,les troispersonnages de La Bêtise s’améliore vont donc s’attacher, par touches successives, à cerner les mécanismes à l’œuvre dans la bêtise contemporaine.Ony voitainsidéfiler plusieurs figures assez cocasses de la soumission à la pensée dominante, « la manie du consensus étant toujours un grand facteur de bêtise ». Ce sera par exemple cette femme croisée chez des amis, dont les « moi, je pense personnellement

que », supposés subversifs, suffisent en réalité à savoir… ce que prône la doxa du jour. Autre symptôme typique : se donner de grandes frayeurs devant des dangers périmés, comme en témoigne, ces temps-ci, l’inflation du terme « réactionnaire ». On pourrait s’attendre, à ce stade, à ce que Belinda Cannone nous serve le couplet du « politiquement-correct-à-dénoncer-d’urgence ». Plus subtile, elle relève au contraire qu’utiliser ce genre de formule pour pointer un tour d’esprit conventionnel,c’estimmanquable-

ment tomber dans le travers qu’on dénonce en faisant l’économie d’une pensée propre. A ce propos, remarque-t-elle,« leparleur estsouvent comme un nageur en difficulté : l’expressionà la mode, c’est l’aubaine d’une bouée surgissant dans le combat contre la noyade ». Au-delà du conformisme, de la « pensée mode » ou du goût pour les « concepts flous », cet essai décrit avec finesse tout un éventail d’opérations mentales à même de produire de la bêtise dans l’intelligence.Ainside la« réduction »,cette situation où vous exprimez une idée originale tandis que votre interlocuteur a déjà tout ramené à ce qu’il pensait déjà ! D’où cette jolie définition selon laquelle être intelligent, « c’est aussi partir du principe que l’autre peut dire quelque chose d’inattendu et se tenir prêt à le saisir ». Seconde variante : parler à quelqu’un sans vraiment tenter de savoir ce qu’il a dans la tête, ce qu’il sait et ce qu’il ignore, bref « le négliger ». Flaubert,ons’en souvient,rêvait qu’après son Dictionnaire des idées reçues, « on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent ». La bêtise s’améliorant et, de ce fait, pouvant toujours nous saisir à notre insu, Cannone invite elle aussi, sans avoir l’air d’y toucher, à résister à cette pétrification de la pensée qui menace à chaque instant. D’où, en creux, le vrai sujet de ce livre : une réflexionsur laresponsabilitéintellectuelle et la liberté de l’esprit. a Alexandra Laignel-Lavastine

L’assimilation à marche forcée

Enfants en exil Transferts de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982) d’Ivan Jablonka Seuil « L’Univers historique », 350 p., 21 ¤.

nés dans une soixantaine de départements, la plupart échoueront dans des institutions, seulement trois sur dix étant confiés à des familles d’accueil. L’intention, au départ, semblait prometteuse : « Alors que l’Etat-providence est encore balbutiant et que la croissance démographique surpasse les capacités de l’économie locale, ce transfert est conçu pour offrir une chance de promotion à des enfants voués à la malnutrition, à l’illettrisme et à la misère. » Reste que les 9 000 kilomètres qui séparent la Réunion de la métropole font de celle-ci un milieu particulièrement « anxiogène » pour ces enfants qui, à leur arrivée, parlent le créole et comprennent à peine le français. Pour beaucoup, qui se sentent perçus comme des « petits Noirs » différents des autres gamins, le « choc

métropolitain » sera rude. D’autant que les services sociaux ne se soucient guère d’atténuer leur sentiment de déracinement. Tout sera fait au contraire pour « faire refluer toute expression de solidarité réunionnaise ». Jusqu’aux fratries qui, au mépris des règlements, sont disloquées. « Déportation esclavagiste » ? « Complot ourdi contre les Réunionnais par une ou des personnalités maléfiques » ? Ivan Jablonka réfute ces accusations. Michel Debré semble avoir conçu la migration réunionnaise « comme un simple déplacement dans l’espace, celui qu’on effectue quand on va de Brest à Nice, sans quitter son pays ». En cela, l’envoi des enfants en métropole ne fut pas une pratique originale, mais simplement « le dernier avatar d’une longue politique menée par l’Assistance publique, qui vise à arracher les enfants à un milieu d’origine vicié pour les faire renaître ailleurs ». Un tel constat invite à ne pas considérer la migration des petits Réunionnais comme un « dérapage ». Pour Jablonka, tel est bien l’essentiel. « La volonté, inflexible jusqu’à l’absurdité, de transformer des petits créoles misérables en Français comme les autres » fut d’abord le fruit d’une « utopie mise en œuvre par la République et permise par sa législation ». Une utopie qui, au nom du « mythe de l’assimilation », impose de « casser » les solidarités ethniques, culturelles, religieuses et linguistiques. Au risque de rejeter la « souffrance de l’intégration » dans « l’impensé de la psyché républicaine ». a Thomas Wieder (1) Tristes tropiques de la Creuse, de Gilles Ascaride, Corine Spagnoli et Philippe Vitale (éd. K’A, 2004). (2) Ni père ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance publique, 1874-1939 (Seuil, 2006).

de Gérald Bronner Comment expliquer que les hommes se trompent aussi souvent, au point de succomber aux charmes des raisonnements les plus captieux ? Cette question n’intéresserait guère le sociologue si elle ne pesait de tout son poids sur l’émergence de nombreuses rumeurs ou croyances collectives, au prix, parfois, d’invraisemblables bévues. C’est justement ce que montre Gérald Bronner qui, tout en dressant un état des lieux – un peu aride – des recherches entreprises dans ce domaine, étaie son propos sur toutes sortes d’exemples amusants ou tragiques. Pourquoi avons-nous l’impression qu’il y a plus de bébés que de femmes enceintes ? Quels sont les mécanismes mentaux qui permettent d’éclairer le succès des mythes du complot ? D’où vient l’idée erronée selon laquelle les enseignants seraient plus dépressifs que d’autres ? A l’heure de la démocratie d’opinion, l’auteur est convaincu qu’une sociologie mieux instruite par les sciences cognitives pourrait utilement aider les décideurs à anticiper certaines mésinterprétations, notamment en matière de risques collectifs. Une piste à suivre. A. L.-L. PUF « Sociologies », 260 p., 26 ¤.

Payot, 272 p., 20 ¤

Mort aux cons de Carl Aderhold Il est des maux inguérissables qui pèsent sur la société. Pour Carl Aderhold, le plus grave est la connerie. Il a trouvé le remède. Il est efficace et met en place une « entreprise philanthropique » : la mort. Il est des romans plus graves. Il en est où la bêtise et le meurtre donnent à craindre ou à réfléchir. Mais il en est peu qui, de tous ces thèmes, font un moment de lecture distrayant. Cette savoureuse satire nous fait découvrir un auteur. Avec ce premier roman, il s’affirme aussi bon observateur de nos mœurs que bon écrivain. P.-R. L. Hachette Littératures, 412 p., 19 ¤.

FRUTTERO

... pour la première fois sans Lucentini

Un crime, huit femmes... De la grande manipulation, du grand polar, une comédie de mœurs aussi impitoyable que savoureuse.

Photo © Camilla Sjodin / Etsa / Corbis

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sans précédent. Convaincu par des démographes et des hauts fonctionnaires, Debré considère l’émigration comme l’une des solutions aux problèmes de la Réunion. Cette politique sera interrompue au début des années 1980. L’arrivée de la gauche au pouvoir réduit l’influence du député gaulliste. Elle coïncide avec l’installation du chômage de masse qui limite les besoins de main-d’œuvre en provenance de l’outre-mer ou de l’étranger. Au total, 37 000 adultes quitteront volontairement la Réunion dans les années 1960 et 1970. Dans le même temps, 1 600 enfants de la Ddass seront envoyés en métropole. Dissémi-

Eléments de sociologie cognitive

L’événement

Enquête sur les transferts de Réunionnais en métropole e1963 à 1982, 1 600 enfants réunionnais ont été transférés en métropole par la direction départementale de l’action sanitaire et sociale (Ddass). Aujourd’hui âgés de 30 à 50 ans, ils sont quelques-uns à être sortis du silence, ces dernières années, pour dénoncer ce qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « déportation » ou de « traite d’enfants ». Regroupés au sein de plusieurs associations, certains se sont lancés dans une bagarre juridique contre l’Etat (Le Monde du 15 septembre 2005). Grâce à leurs témoignages, cette histoire est maintenant assez bien connue. Depuis peu, des chercheurs se sont aussi emparés du sujet, mais leurs travaux s’étaient jusque-là limités à la Creuse, le principal département d’accueil (1). C’est dire l’intérêt du livre d’Ivan Jablonka, Enfants en exil, qui paraît ces jours-ci. Ce jeune historien, auteur d’une remarquable étude sur l’histoire des enfants abandonnés (2), est en effet le premier à avoir consulté à la fois les fonds de la Ddass de la Réunion, les archives de la Creuse et du Tarn, et les papiers personnels de Michel Debré, député de la Réunion de 1963 à 1988. Si l’on peut regretter qu’il ne soit pas allé à la rencontre des témoins, son enquête n’en reste pas moins la plus complète et la plus équilibrée qui ait été publiée à ce jour sur ce sujet passionnel. L’histoire commence donc en 1963. « Parachuté » à la Réunion après trois ans passés à Matignon, Michel Debré nourrit d’emblée, pour son nouveau fief, de grandes ambitions. L’île est alors l’un des départements les plus pauvres de France, et la natalité y est galopante. Au même moment, en métropole, l’industrie manque de bras et plusieurs régions rurales subissent une désertification

L’Empire de l’erreur

de Matthijs Van Boxsel Matthijs Van Boxsel, érudit hollandais né en 1957, signe un tableau original de la stupidité à travers les âges. L’ouvrage propose une réflexion littéraire où la bêtise est traitée à travers les œuvres de Robert Musil, de Gustave Flaubert ou encore les anecdotes du « sage fou » Nasreddin, mystique derviche du XIIIe siècle. Mais l’auteur formule également des développements plus politiques, et en particulier une critique acerbe de la monarchie constitutionnelle, où il s’interroge sur l’utilité d’un roi dans une société démocratique : « La réduction de la démocratie à un roi dépasse les capacités d’imagination du républicain, et éveille un étonnement stupéfié qui définit le véritable démocrate », note Matthijs Van Boxsel, qui conclut en définissant la stupidité comme un élément à part entière de notre civilisation. Ch. N.

Robert Laffont


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10 / j e u n e s s e

Au temps des martyrs chrétiens Journal d’Alba, 175-178 après J.-C. de Paule du Bouchet Haletant, ce livre nous plonge dans l’histoire des chrétiens sous MarcAurèle. Alba a 12 ans lorsqu’elle commence son journal. Elle vient d’une famille patricienne païenne et, avec son amie Gaïa, s’ouvre à la religion chrétienne. Au fil des pages, elle se détache de ses origines, et son désir de se convertir irrite son milieu social. Une chasse aux chrétiens s’ouvre : Alba découvre, à travers les écrits d’Ignace le Martyr, le sort douloureux des croyants. Son histoire est une ode à l’humanisme et la forme du journal rend ce récit inédit. Ch.N. Gallimard, 8, 95 ¤. Dès 11 ans.

Edvard Munch L’enfant terrible de la peinture d’Arnaud Cathrine Toute sa vie, Edvard Munch (1863-1944) aura été hanté par la maladie, la folie et la mort qui emportèrent très tôt les siens, lui laissant « le chagrin pour seconde peau ». Un désespoir qu’il domptera par un désir effréné de peindre, malgré la fureur des critiques ; de créer pour rester vivant. Prenant la forme du roman-chorale qui lui est cher, Arnaud Cathrine revient avec sensibilité sur le parcours du peintre norvégien, auteur du célèbre Cri. Une « leçon » de peinture et de vie. Ch. R L’Ecole des loisirs, 92 p., 8,50. Dès 10 ans. En librairie le 20 septembre.

L’Art pris au mot ou comment lire les tableaux… d’Alain Jaubert, Valérie Lagier, Dominique Moncond’huy et Henri Scepi Trente promenades à travers la peinture : autant de parcours reliant l’art et la littérature pour répondre à ces questions : que comprenons-nous des tableaux que nous voyons ? Qu’y reconnaissonsnous ? Qu’est-ce qui nous émeut ? Un ouvrage très stimulant. Fl.N. Gallimard, 572 p., 35 ¤. Dès 14 ans.

Vendredi 14 septembre 2007

Hawking pour les cancres

Apprendre l’anglais avec Tom Sawyer

Le physicien britannique éclaire les mystères de l’Univers

La collection « Langue pour tous » revisite six classiques pour faire aimer l’anglais

Cambridge, le Centre des sciences mathématiques a des allures de MI5. Immeubles de verre et d’acier, ambiance James Bond, impossibilité d’entrer où que ce soit sans montrer patte blanche. Au cœur de ce dispositif, se trouve le département de mathématique appliquée et de physique théorique, avec son saint des saints, le bureau B1 07. C’est là que travaille, tous les après-midi, le professeur Stephen Hawking. A la porte, au- dessus du digicode, une photo le montre volant en apesanteur, dans un avion au-dessus de l’Atlantique… Il y a presque vingt ans, Stephen Hawking avait défrayé la chronique avec son incroyable best-seller mondial, Une brève histoire du temps, vendu à 12 millions d’exemplaires. Pour le grand public, ce livre avait rendu célèbre, non seulement le travail d’un des physiciens théoriques les plus brillants de sa génération, mais aussi l’image impressionnante d’un savant paralysé, cloué dans son fauteuil roulant par une sclérose latérale amyotrophique. Aujourd’hui, l’état de santé de Stephen Hawking s’est encore dégradé. Pour communiquer, il doit, d’une contraction de la joue,

A

Georges et les secrets de l’univers (George and the Secrets of the Universe) de Lucy et Stephen Hawking avec Christophe Galfard Traduit de l’anglais par Frédérique Fraisse Pocket jeunesse, 288 p., 18,50 ¤. Dès 8 ans.

actionner une branche fixée à ses lunettes et reliée à un ordinateur. Une voix synthétique, alors, se fait entendre : « Nice to meet you… » Impossible de masquer une certaine impression de malaise devant ce corps inerte. Pourtant, assure Hawking dans une interview recueillie par son éditeur anglais Random House, « être confiné dans un fauteuil roulant ne me contrarie pas, tant que mon esprit est libre de vagabonder dans l’Univers… ». C’est ce qu’il vient de faire en publiant, avec sa fille Lucy et l’un

our Jean-Claude Dubost, PDG d’Univers poche, apprendre l’anglais n’a pas été facile. « Je m’y suis mis trop tard et, circonstance aggravante, avec des Français », raconte-t-il. Il se souvient d’un séjour linguistique traumatisant, l’élève de seconde qu’il était alors étant incapable de communiquer avec son environnement. « Le chef de famille me disait : “Mais John, vous avez vraiment appris l’anglais ?” Il se mettait à compter : “Sixième, cinquième, quatrième, troisième, seconde, cinq ans en tout ?” Et moi j’entendais : quel abruti ! » Le codirecteur de la collection « Langues pour tous » (LPT), Michel Marcheteau, se souvient d’avoir connu, jeune agrégé d’anglais, « la même humiliation » : « Je comprenais les gens qui avaient fait des études, mais pas les gens de la rue », avoue-t-il. Forts de leur expérience dans l’édition jeunesse pour le premier, dans l’enseignement pour le second, les deux hommes ont donc imaginé « Langues pour tous », une collection d’apprentissage de l’anglais à destination des 7-12 ans, soit du CE1 à la cinquième.

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Stephen Hawking lors d’un vol en apesanteur, en avril. AFP de ses anciens thésards, Christophe Gelfard, un ouvrage pour les enfants intitulé Georges et les secrets de l’univers. Décliner en version jeunesse sa Brève histoire du temps, expliquer aux jeunes lecteurs les comètes et les planètes, le système solaire, la lumière et les étoiles – et bien sûr les dernières découvertes sur les trous noirs, sa grande spécialité –, il suffisait d’y penser. C’est Lucy Hawking qui en a eu l’idée. « Mon fils avait 9 ans et je me suis dit que ce serait fantastique si mon père et moi pouvions écrire un texte qui lui explique le travail de son grand-père, dit-elle. Dès le départ, j’avais en tête un garçonnet appelé Georges, qui vivait à côté du scientifique le plus génial de la Terre, Eric. Georges appréhende le monde scientifique sans beaucoup de connaissances car ses parents sont foncièrement contre la science et la technologie. Mais malgré son ignorance, Georges possède l’intérêt, la curiosité et l’imagination qui vont lui permettre de comprendre les concepts d’Eric… » Lucy Hawking ajoute : « Nous ne voulions pas de livre de science-fiction. Nous voulions un livre de “science facts” » [c’est-à-dire où les faits scientifiques sont avérés].

Lyonel Trouillot

Le plus grand défi était donc d’intégrer la physique dans l’intrigue. Il fallait que le livre coule sans donner au lecteur l’impression de retourner sur les bancs de l’école. Il nous a fallu des heures et des heures de conversation pour trouver des manières d’exprimer ces concepts ultra compliqués au travers d’une forme artistique simple. » Le pari est réussi. Georges et les secrets de l’univers fourmille d’images et de comparaisons didactiques. Stephen Hawking a tenu à « écrire lui même la partie sur les trous noirs ». Pour le reste, assure-t-on, il a vérifié que le texte respectait scrupuleusement les lois de la physique. Quant aux éditeurs du livre (pas moins de 28 pour un lancement international), ils ont tout fait pour que le succès commercial soit au rendez-vous. De son côté, Lucy Hawking s’est déjà attelée à un deuxième ouvrage. L’idée : offrir aux jeunes une trilogie, pour leur « donner une idée générale de la cosmologie, depuis le Big Bang jusqu’à nos jours ». Quant à Stephen Hawking, il insiste sur l’importance de connaître l’espace pour pouvoir un jour le coloniser. « Je crois que l’humanité

© Bruno Nuttens/Actes Sud

ACTES SUD

Florence Noiville

Version simplifiée Conçue comme un outil pour les enseignants ou les parents, « LPT » puise dans les classiques de la littérature anglo-saxonne. Tom Pouce, Jack et le haricot magique, Alice au Pays des merveilles, Tom Sawyer, Robinson Crusoé, ou Le Roi Arthur (1) sont racontés dans une version simplifiée, « accessible aux âges concernés », l’idée étant de trouver un juste milieu entre la magie du texte et sa lisibilité. Elaborés dans un équilibre quasi scientifique entre texte, image et son, ces ouvrages (des albums illustrés de moins de 50 pages) sont accompagnés d’un CD, outil indispensable pour se familiariser avec la musique de la langue et élargir son spectre auditif (six modulations autour de l’anglais sont ainsi proposées). a Catarina Mercuri Chaque album de 32 à 48 p., avec un CD audio, 7,50 ¤. Dès 7 ans.

La philosophie à l’âge de raison Le pari audacieux de « Chouette ! penser » es enfants et les philosophes ont en commun la faculté de s’étonner. Pourquoi les chiens aboient-ils ? A quoi sert la paix ? Ces questions à la fois simples et métaphysiques sont rarement suivies d’une possibilité de réflexion. Dirigée par Myriam Revault d’Allones depuis sa création début 2006, la collection « Chouette ! Penser »offreaux9-13ans lapossibilité de réfléchir à des questions

L

Le Monstrueux de Pierre Péju

Rentrée littéraire

n’a aucun avenir si nous ne nous rendons pas dans l’espace, affirme-t-il. Nous devons élargir nos horizons au-delà de la planète Terre si nous souhaitons un futur à long terme. Nous ne pouvons plus nous regarder le nombril sur cette petite planète surpeuplée et de plus en plus polluée. Nous devons nous tourner vers l’extérieur, vers le cosmos. Cela nécessitera du temps et des efforts, mais plus notre technologie avancera, plus ce sera facile. » Dans le bureau du maître, au centre de mathématiques de Cambridge, il y a, comme on pouvait s’y attendre, des tableaux noirs couverts de calculs et d’équations. Mais aussi une grande photo de son soixantième anniversaire avec tous ses collègues de l’université en toge et en chapeau, un petit portrait d’Einstein sur le rebord de la fenêtre, un poster de Marilyn Monroe…, et encore d’autres photos de lui planant en apesanteur, enfin délivré de son fauteuil roulant. Le grand physicien assure que son état corporel ne l’a jamais freiné. La preuve, en 2009, il a, selon ses proches, la ferme intention de d’effectuer un vol dans l’espace. a

Gallimard Jeunesse, « Chouette ! Penser », 102 p., 10,50 ¤. Dès 10 ans.

essentielles, telles que : Sommesnous libres ?, ou Pourquoi les hommes font-ils la guerre ? C’est ainsi que Myriam Revault d’Allonnes a sollicité le concours d’une dizaine de penseurs, philosophes – Elisabeth de Fontenay, Olivier Mongin, Geneviève Fraisse –, ou théologiens –, Olivier Abel. Tous ayant déjàréfléchi aurapportentrephilosophie et enfance. Mais la collection fait aussi appel à des romanciers, comme Pierre Péju, auteur

d’un magnifique livre sur Le Monstrueux. « Les enfants sont naturellement sensibles à la métaphysique, souligne-t-il.L’idée d’écriredanscette collection m’a donc tout de suite intéressé. Par ailleurs, j’ai déjà travaillé à la question, passionnante, de l’enseignement de la philosophie à partir du collège. » Il est pourtant difficile d’écrire pour les enfants. Cela suppose de s’abstenirdetouteréférencehistorique, littéraire, ou philosophique trop compliquée, mais aussi d’ôter, précise Pierre Péju, « tout ce qui est implicite dans notre discours ». Les auteurs de la collection y parviennent de trois manières différentes. La première consiste à partir de l’analyse de nos sentiments face au concept philosophique. C’est ainsi quePierrePéjudécritdansLeMonstrueux ce que le monstre provoque en nous : gêne, rejet, compassion. Une deuxième manière consiste à remettre en perspective le présent : dans Quand un animal te regarde, Elisabeth de Fontenay expliqueégalementcommentlestatut des animaux a évolué depuis le Moyen Age, et surtout, ce que cela implique. Enfin, ces auteurs montrent que la philosophie est avant

tout une méthode de pensée. Lorsque Olivier Abel explique à ses jeuneslecteursquel’artdelaconversation suppose « la capacité de se taire, de faire place à l’autre, de se retirer d’une question indiscrète », il leur fait comprendre que la conversation procède avant tout d’une éthique de l’écoute. Converser n’est pas communiquer. Ajoutons que ces textes sont servispar unemaquetteludique,inspirée par Internet et propre à séduire un jeune lectorat. Par exemple, les appels de notes sont représentés par une petite chouette, et le mot explicité est souligné, comme s’il s’agissait d’un lien hypertexte. Les illustrations sont omniprésentes : des dessinateurs « pour adultes », comme Stéphane Blanquet ou Jochen Gerner prêtent leur talent au projet. Un mot enfin sur le titre général dela collection. Elisabeth de Fontenay rappelle que « chouette » n’est passeulementunelocutionenfantine un peu désuète, c’est aussi l’oiseaudeMinerve,déessedelaraison. Que les adultes qui l’avaient oublié se rassurent, la collection s’adresse aussi à eux. a Johanna Luyssen


a c t u a l i t é / 11

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Traducteur, un métier précaire La situation à l’échelle européenne sera examinée aux Assises d’Arles a situation du traducteur en Europe » sera un des thèmes des 24es Assises de la traduction littéraire, le temps fort de la profession, qui se tiendra du 9 au 11 novembre à Arles (Bouches-du-Rhône). En France, la vogue pour les livres traduits ne se dément pas. Depuis plusieurs décennies, des maisons d’édition y ont construit leur réputation : Actes Sud, la pionnière en 1978, mais aussi Christian Bourgois, L’Olivier, voire Verdier, Viviane Hamy, Zulma, ou encore Gaïa, spécialisée dans la littérature nordique, devenue en 2005, une filiale… d’Actes Sud. « Au Royaume-Uni, les traductions sont accueillies avec réserve, alors qu’en France, elles bénéficient d’un a priori favorable », remarque Marie-Françoise Cachin, auteur de La Traduction (éd. Cercle de la librairie). D’après cette universitaire et traductrice, le lecteur français apprécie le système de « double filtrage » dont fait l’objet tout livre traduit : le tri opéré par les éditeurs nationaux, puis celui fait par les éditeurs français. De fait, les romans étrangers constituent un bon tiers de la production à chaque rentrée littéraire.

L

Cette année, sur 727 romans annoncés, 234 sont des traductions, soit une progression de 10 % par rapport à 2006. La langue anglaise confirme sa suprématie avec 123 titres, devant l’espagnol (19), l’italien (18), les langues scandinaves (11) et l’allemand (10). La situation économique des traducteurs est pourtant loin d’être aussi florissante. Premier paradoxe : « On ne sait pas précisément combien il y a de traducteurs », précise Olivier Mannoni, président de l’Association des traducteurs littéraires de France. L’ATLF, créée en 1973, comprend 970 membres, mais parmi eux, seul un tiers arrive à vivre de sa production. Disparités financières Car la traduction, malgré une vraie professionnalisation (avec la création de diplômes), reste une activité ouverte aux amateurs. Elle constitue un métier d’appoint pour les critiques littéraires, les universitaires, les écrivains, les retraités, les étudiants, etc. « La situation des traducteurs est tributaire du niveau de chômage chez les diplômés », observe M. Mannoni. Plus celui-ci augmente, plus le marché se tend. Seul un quart de la

production passe entre les mains des professionnels. Comme les auteurs, les traducteurssont des travailleursindépendants. Et, comme chez les premiers encore, on constate de grandes disparités financières. Parmi les traducteurs à plein temps, 19,4 % gagnent moins de 9 000 euros par an, 40,3 % entre 9 000 et 18 000 euros, 21 % entre 18 000 et 27 000 euros, enfin, 19,3 % touchent plus de 27 000 euros, selon Marie-Françoise Cachin. Les traducteurs sont payés en droits d’auteur (1 % du prix de vente). Dans la pratique cependant, ils sont rémunérés essentiellement grâce à l’à-valoir que leur verse l’éditeur (un tiers à la signature du contrat, le solde à la remise de la copie) et sans lequel ils ne pourraient pas vivre. En effet, pour un livre vendu à 10 000 exemplaires au prix de 20 euros, les droits d’auteur s’élèvent à 2 000 euros, pour trois à cinq mois de travail. Nombreux sont ceux qui n’ont jamais dépassé le seuil de l’à-valoir. Le prix du feuillet (l’unité de paiement sur laquelle se fonde la rémunération) varie selon les langues. L’anglais, la plus traduite, est aussi la moins bien rémuné-

rée, de l’ordre de 19,50 à 21,50 euros le feuillet. Les fourchettes moyennes pour l’allemand, l’italien ou l’espagnol se situent autour de 22,50 euros. Depuis cinq ans, ces montants n’ont pas été revalorisés. Ce qui peut conduire les traducteurs à travailler trop pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Il est de toute façon impossible d’évaluer le nombre de feuillets qu’un traducteur littéraire peut rendre chaque mois : tout dépend du niveau de difficulté du texte d’origine. Aides publiques Etant donné leurs niveaux de revenus et le prix élevé des loyers en centre-ville, beaucoup de traducteurs choisissent d’aller vivre à la campagne. L’amélioration des moyens de transmission à distance les y encourage, d’autant que le métier s’exerce à domicile. C’est d’ailleurs sans doute pour cette raison que la profession se féminise : deux tiers des traducteurs sont des femmes, contre la moitié dans les années 1980. Pas franchement rémunératrice, la traduction le serait encore moins sans le soutien des pouvoirs publics. Des langues étrangères vers le français, le Centre national

du livre a ainsi attribué 338 aides à une centaine d’éditeurs pour un montant de 1,53 million d’euros, en 2006. A l’inverse, il a consacré 962 000 euros à la traduction de livres français dans d’autres langues. La subvention ne peut excéder 60 % du coût de la traduction. D’autres soutiens proviennent de l’étranger. Y voyant un moyen de mieux diffuser leur culture, de nombreux pays (Corée du Sud, Japon, Chine, Irlande, les pays de l’Europe du Nord) accordent ainsi volontiers des aides aux éditeurs. Dans une large mesure, ces aides sont efficaces. En effet, comme le constate Françoise Cartano, directrice du collège international des traducteurs littéraires, ces derniers « ont le sentiment que leurs conditions de vie stagnent, voire se dégradent, or les résultats des enquêtes individuelles sont plus nuancés ». Les traducteurs français sont mieux lotis que leurs homologues européens. En Allemagne, en Italie et en Espagne, les rémunérations sont inférieures, tandis qu’en Grande-Bretagne, la traduction ne dépasse pas 2 % du total de la production éditoriale. a Alain Beuve-Méry

Lire aussi le dossier pages 6 et 7.

« Le Monde des livres » sur LCI ENPARTENARIATaveclesupplément littéraire du Monde, LCI, la chaîne de l’information, inaugure une nouvelle émission intitulée « Le Monde des livres ». Du roman au témoignage en passant par les essaiset les documents, l’actualité éditoriale y sera reflétée chaque semaine sous ses différents aspects. Des auteurs, français ou étrangers, s’y dévoileront dans un face-à-face de treize minutes avec Florence Noiville, rédactrice en chef adjointe du « Monde des livres ». Accompagnant la sortie du supplément littéraire dans les kiosques, l’émission sera diffusée le jeudi à 13 h 40 et rediffusée les vendredis (15 h 10), samedis (16 h 40) et dimanches(13 h 10).Invitéedujeudi 13 septembre : Marie Darrieussecq pour Tom est mort (POL).

LITTÉRATURES Le Dernier Frère, de Nathacha Appanah (éd. de L’Olivier).

La Stratégie des antilopes, de Jean Hatzfeld (Seuil).

In memoriam, de Linda Lê (éd. Christian Bourgois).

Caravansérail,

Robert Laffont se lance dans la bande dessinée

de Charif Majdalani (Seuil). Divisadero, de Michael Ondaatje (éd. de L’Olivier).

De son côté, Albin Michel a vendu son pôle BD à Glénat que M. Brandolini. Robert Laffont édite de la littérature générale, du roman au document, et jouit d’une image pluridisciplinaire. Les seuls secteurs non couverts restent la jeunesse et jusqu’alors la BD. Cette diversification, M. Brandolini la justifie entre autres par le fait que « la BD demeure un secteur rentable économiquement ». La maison y consacre un budget de 600 000 euros. Comme en littérature, il n’existe pas de recette du succès dans l’univers des bulles. Robert Laffont borne ses ambitions au champ de la BD franco-belge, avec cinq collections (« Aventure », « Fantastique », « Science-

Fiction », « Humour » et « Polar »), et laisse de côté l’expérimentale, les romans graphiques ou les mangas. En revanche, la réalisation d’une bande dessinée reposant très souvent sur l’association d’un scénariste et d’un dessinateur, « la ligne directrice a été de susciter des mariages originaux », souligne Mme Smirnoff.

Librairies

Sélections

Antoine Gallimard préconise la création d’un label « librairies indépendantes de référence (LIR) » sur le modèle des cinémas d’art et d’essai pour soutenir le réseau des librairies en France. Le président de l’Association pour le développement de la librairie de création s’était vu confier une mission en juillet par la ministre de la culture, Christine Albanel, à qui il a remis son rapport, mercredi 12 septembre. Ce label pourrait s’accompagner d’une aide des éditeurs et du Centre national du livre (CNL) pour l’acquisition de fonds, d’une réduction des charges salariales (qui représentent pour les librairies 17 % du chiffre d’affaires en moyenne) et d’exonérations fiscales. M. Gallimard s’appuie sur les conclusions de l’étude sur la situation économique de la librairie indépendante, publiée en mars, selon laquelle la rentabilité moyenne d’une librairie est de 1,4 % de son chiffre d’affaires.

L’Académie Goncourt a publié, mardi 11 septembre, sa première sélection pour le prix qui doit être décerné le 5 novembre : A l’abri de rien, d’Olivier Adam (Editions de l’Olivier) ; Le Portrait, de Pierre Assouline (Gallimard) ; Le Rapport de Brodeck, de Philippe Claudel (Stock) ; Tom est mort, de Marie Darrieussecq (POL) ; La Chaussure sur le toit, de Vincent Delecroix (Gallimard) ; No et moi, de Delphine de Vigan (JC Lattès) ; Le Canapé rouge, de Michèle Lesbre (éd. Sabine Wespieser) ; La Passion selon Juette, de Clara Dupont-Monod (Grasset) ; Cercle, de Yannick Haenel (Gallimard) ; Alabama Song, de Gilles Leroy (Mercure de France) ; Ni d’Eve ni d’Adam, d’Amélie Nothomb (Albin Michel) ; J’ai tant rêvé de toi, d’Olivier et Patrick Poivre d’Arvor (Albin Michel) ; Leurs vies éclatantes, de Grégoire Polet (Gallimard) ; Portrait de l’écrivain en animal domestique, de Lydie Salvayre (Seuil) ; On n’est pas là pour disparaître, d’Olivia Rosenthal (Verticales). Les deuxième et troisième sélections doivent être communiquées les 2 et 26 octobre.

d’Olivier Adam (Editions de l’Olivier) ; Je m’appelle François, de Charles Dantzig (Grasset) ; La Chaussure sur le toit, de Vincent Delecroix (Gallimard) ; Soixantième, d’Ariel Denis (Le Rocher) ; Un roi sans lendemain, de Christophe Donner (Grasset) ; Chamboula, de Paul Fournel (Seuil) ; Baisers de cinéma, d’Eric Fottorino (Gallimard) ; Palestine, d’Hubert Haddad (Zulma) ; Sept pierres pour la femme adultère, de Vénus KhouryGhata(MercuredeFrance) ;Alabama Song, de Gilles Leroy (Mercure deFrance) ;LeCœurcousu,deCaroleMartinez (Gallimard) ; Caravansérail, de Charif Majdalani (Seuil) ; Ni d’Eve ni d’Adam, d’Amélie Nothomb (Albin Michel) ; Portrait de l’écrivain en animal domestique, de Lydie Salvayre (Seuil) ; Cendrillon, d’Eric Reinhardt (Stock) ; Conversationsaveclemaître, deCécile Wajsbrot (Denoël). Dans la catégorieessaisetdocuments :LeBénarès-Kyôto, d’Olivier Germain-Thomas (Le Rocher) ; L’Encre du voyageur, de Gilles Lapouge (Albin Michel) L’Aube, le Soir ou la Nuit, de Yasmina Reza (Flammarion) ; Le Soleil noir de la puissance, de Dominique de Villepin (Perrin) ; Musique pour les vivants, de Samuel Brussell (Grasset) ; Paris, musée du XXIe siècle, le dixième arrondissement, de Thomas Clerc (Gallimard) ; Si près, d’Hélène Cixous (Galilée). Le prix sera décerné le 5 novembre.

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Nominations Jean-Manuel Bourgois, 68 ans, PDG de Magnard (filiale d’Albin Michel),rejointladirection générale du groupe Libella (Buchet Chastel, Phébus…) présidé par Vera Michalski. Il est remplacé par GuillaumeDervieux, quivientd’Armand Colin, nommé directeur général de Magnard-Vuibert.

Le jury du prix Renaudot a annoncé sa première sélection mercredi 12 septembre. Pour les romans et récits : A l’abri de rien,

Nouveaux tandems Le premier album, Les Enfers, est sorti le 6 septembre. Tiré à 50 000 exemplaires, il réunit pour la première fois Jean Dufaux, scénariste prolifique (Murena, Voleurs d’Empires…), et Paolo Serpieri, le dessinateur des aventures

de Druuna. Autres tandems créés de toutes pièces : Pierre Veys et Christophe Alvès, pour un pastiche, Malgret et l’affaire Saint-Pouacre ; Roberto Dal Pra’et Paolo Grella, avec L’Ombre du temps ; Enrique Breccia et Xavier Dorison, qui signent Les Sentinelles. Ces deux derniers paraîtront en octobre. La plupart des titres, qui s’adresseront tant aux adultes qu’aux adolescents, formeront des séries de trois volumes et leur rythme de parution sera annuel. L’éditeur compte publier une douzaine de titres par an. L’accent est mis sur la qualité (album cartonné, choix du papier) plus que sur la quantité. Les prix varieront de

de Pierre Pelot 12,95 à 14,95 euros, en fonction de la pagination (de 48 à 64 pages). Les droits de certains titres sont déjà vendus à l’étranger, notamment en Italie. Robert Laffont entre sur le marché de la BD au moment même où Albin Michel a fait le choix d’en sortir. La maison a vendu en juillet aux éditions Glénat son département bande dessinée, ainsi que l’ex-société éditrice de L’Echo des savanes, détenue à 50 % avec le groupe Lagardère. Sous la marque « Vent des savanes » vont ainsi paraître en septembre, chez Glénat, des titres de Reiser, Cabu, Margerin, Pétillon… a A. B.-M.

(éd. Héloïse d’Ormesson).

Sous le joug, d’Ivan Vazov (Fayard).

ESSAIS Béloni, de Jean Colombier (La Table ronde).

Le Rendez-vous des civilisations, de Youssef Courbage et Emmanuel Todd (Seuil).

La Comédie du rugby, d’Alain Gex (éd. Jacob-Duvernet).

L’Empire du moindre mal, de Jean-Claude Michéa (éd. Climats). Voltaire, de Pierre Milza (Perrin).

Le Pacte de Nadjd, d’Hamadi Redissi (Seuil).

Le Saint chez le sultan, de John Tolan (Seuil).

Minh Tran Huy

© Bruno Nuttens/Actes Sud

a greffe de la bande dessinée prendra-t-elle chez Robert Laffont ? C’est le pari tenté depuis début septembre par Leonello Brandolini, son PDG. Ce dernier a d’ailleurs recueilli l’assentiment de Robert Laffont, retiré des affaires mais président d’honneur de la maison qui porte son nom. Il s’est surtout assuré la collaboration de Marya Smirnoff, ancienne de chez Dargaud puis directrice des éditions Bagheera. Suivant ce projet depuis deux ans, elle a été recrutée comme directrice du nouveau département. Le concept est clair : « faire de la BD de qualité, grand public et avec des auteurs connus », expli-

Les Normales saisonnières,

Rentrée littéraire

ACTES SUD


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Vendredi 14 septembre 2007

Militant de gauche et défenseur inlassable de la cause palestinienne, l’auteur de « Comme si elle dormait » explore en écrivain, avec une grande douceur, les songes d’une jeune Libanaise à Nazareth

Elias Khoury « Le rêve est une manière d’échapper à l’oppression »

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ment à nous faire goûter la saveur de ce style très coloré. Mais comment retranscrire les poèmes, dont la rime en arabe fait tout le charme ? Dans certains cas, il a fallu se résoudre à les supprimer. « La traduction fait perdre à un roman 20 %, 30 % ou 40 % de sa valeur, remarque avec philosophie Elias Khoury, mais s’il ne peut être

Je suis très marqué par le modèle des “Mille et Une Nuits”. Les histoires sont des portes : quand on pénètre dans une pièce, c’est pour découvrir une autre porte

Elias Khoury. jerry bauer/agence opale ment culturel du grand quotidien An-Nahar et, quatre mois par an, enseigne la littérature arabe et la littérature comparée à l’université de New York. L’Amérique, il a appris à la connaître dans sa diversité, mais ne peut s’empêcher de la voir avec les yeux des Arabes : comme « un monstre métallique aveugle dont l’objectif est d’écraser les autres, de s’emparer de leurs richesses, d’exposer leurs sociétés à la déstructuration et aux guerresciviles ». Il ne pardonne pas aux Etats-Unis d’avoir « berné les Palestiniens ». Pour lui, Ben Laden et George Bush repré-

sentent, chacun à sa façon, une idéologie totalitaire : « Le premier métamorphose les valeurs tribales en religion, tandis que le second utilise la religion comme écran pour entreprendre un projet colonial. » Yalo, son précédent roman, baignait dans le drame libanais. Elias Khoury nous y racontait des choses effroyables. Rien de tel ici. On échappe, par le rêve précisément, à la guerre de cent ans qui se prépare. Le drame de la Palestine, auquel il a consacré un grand roman, La Porte du soleil (Actes Sud 2002, et « Babel »), est enfoui sous une série de drames person-

Milia, les yeux mi-clos n voyage de noces à Chtaura, dans la montagne libanaise, en hiver. C’est apparemment le début de l’histoire. A moins qu’elle n’ait commencé plus tôt, ou plus tard… Dès la première page, Elias Khoury nous entraîne dans les rêves de Milia, cette jeune mariée qui a cru voir son mari descendre du taxi, en plein brouillard, pour indiquer la route au chauffeur, une bougie à la main. Mais peut-on éclairer la route avec une bougie ? Et sommes-nous vraiment sur la route de Chtaura ? Milia n’habite-t-elle pas déjà à Nazareth, en attendant peut-être d’accoucher à Bethléem ? Elias Khoury emmène son lecteur dans un voyage vertigineux. Il faut beaucoup de talent et beaucoup de métier pour être capable ainsi, dans un même paragraphe, parfois une même phrase, de mêler rêve et réalité, présent et passé. Sans parler du futur, puisqu’il arrive à Milia d’avoir des visions, à la manière des prophètes. Mansour, son mari, est perdu. Cette jeune femme ne peut faire l’amour qu’en dormant, mais dortelle vraiment ? Et, le matin, quand il essaie d’aborder la question, elle

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l’arrête: « Onneparle pas deces choses-là. » Nous sommes dans les années 1940, au Proche-Orient, et toutle poidsdes interditssociaux et religieux pèse sur Milia. Alors, Mansour lui récite des poèmes. C’est quasiment leur seul mode de communication : poèmes masculins contre rêves féminins. « La femme se met à nu quand elle parle, alors que l’homme s’habille en parlant. » Comme si elle dormait d’Elias Khoury Actes Sud, 400 p., 23 ¤.

Milia peut contrôler ses rêves. Elle les emporte pour aller dormir, pose sa tête sur l’oreiller, ferme les yeux et commence à tisser ses histoires. Elle assemble les images à sa guise, remplaçant Najib, son ancien fiancé, par Wadî le boulanger, lequel devient le curé de l’église de l’Archange-Michaël, qui tombe amoureux de Mélanie, la vilaine religieuse. Celle-ci s’indigne, et on est de nouveau dans la réalité : « Il faut absolument que tu arrêtes ces histoires de rêves. Le croyant, ma fille, ne rêve pas et, s’il rêve, il ne s’en

souvient pas, et s’il s’en souvient il ne raconte rien… Dieu a créé le sommeil pour familiariser l’homme avec la mort. » Mais Milia sait qu’on peut arrêter le rêve. Si on ne l’arrête pas, on meurt. Mais elle est capable aussi d’entrer dans les rêves des défunts, ceux de sa tante par exemple… La mort est toujours présente dans ce livre à tiroirs, plein d’allusions, d’illusions et de désillusions. Abraham a failli sacrifier son fils Isaac. Au dernier moment, Yahvé l’a invité à immoler un animal. A son tour, Jésus, allant au calvaire, s’attend à être remplacé par un agneau. C’est Milia, en tout cas, qui le pense. Elle-même, enceinte, ne veut pas accoucher à Haïfa, où les armes commencent à crépiter. Elle ne veut pas que son fils soit sacrifié. Elle voit l’agneau s’approcher d’elle, grimper sur sa poitrine… Elias Khoury a écrit un roman éblouissant. Le lecteur pourrait avoir le tournis et se perdre dans ce dédale, mais son intérêt est constammentrelancépardesintrusions, comme celle de ce moine, Tanios, surgi d’on ne sait où. Mais Tanios existe-t-il vraiment ? a R. S.

nels ou familiaux, passés ou présents, tragiques ou cocasses, qui se rejoignent et se chevauchent. Le lecteur a l’illusion de tourner en rond. Répétitions trompeuses, car, chaque fois, un nouvel élément apparaît : c’est une évolution en spirale, déjà sensible dans ses précédents romans. « Je suis très marqué par le modèle des Mille et Une Nuits, explique Elias Khoury. Les histoires sont des portes : quand on pénètre dans une pièce, c’est pour découvrir une autre porte. » Pourquoi faudrait-il qu’un roman évolue de manière linéaire, alors que cela n’arrive jamais dans le langage parlé ? « L’écriture doit s’efforcer de reproduire la richesse de la conversation. Mais pour que ce ne soit pas du délire, pour que cela fasse un roman, il faut énormément réécrire. » S’identifiant à millia, qui passe son temps à rêver la réalité, lui prêtant sa plume,Elias Khouryn’a cessé de réécrire ce livre. « L’important est de ne pas perdre le fil. A un moment, il faut arrêter. Ce qui ne veut pas dire que le roman est fini. Certains lecteurs m’ont dit qu’ils commençaient eux-mêmes à en rêver et me racontaient leurs rêves. Mais c’était trop tard, je devais passer à autre chose… » Elias Khoury est traduit en diverses langues, y compris en hébreu. Avoir désormais une majorité de lecteurs non arabophones ne le gêne pas, il affirme ne jamais y penser en écrivant ses romans. « Si j’en avais tenu compte, je n’aurais pas cité autant de poèmes arabes classiques dans mon dernier livre. Je ne tiens même pas compte des lecteurs arabes, puisque je fais appel aussi au dialecte libanais, qui n’est pas nécessairement compris dans les pays voisins. » Ilrecourt eneffet à la langue parlée, non seulement dans les dialogues – ce que font la plupart des auteurs arabes contemporains – mais dans la narration elle-même, la mêlant à la langue classique dont il est amoureux. Sa traductrice,Rania Samara, réussit indirecte-

amputé de 20 %, 30 % ou 40 %, ce n’est pas de la bonne littérature. Je n’ai pas lu Homère en grec, ni Dostoïevski en russe. C’est le destin de la littérature. Même quand je lis un livre en anglais, je ne comprends pas tout. Ce n’est pas grave… » Faut-il attribuer à la guerre civile qui a endeuillé le Liban entre 1975 et 1990 l’essor de la création littéraire et artistique libanaises ? « Avant 1975, remarque Elias Khoury, le théâtre était à son sommet, et Beyrouthpassait pour la capitale de la poésie dans le monde arabe, avec des poètes locaux ou venus d’ailleurs comme Adonis ou Mahmoud Darwich. La guerre a fait naître le cinéma libanais, avec d’excellents films, malgré des moyens très limités, et la narration a été libérée, par la levée des tabous, à commencer par le tabou confessionnel. »

C. Hélie © Gallimard

ne femme qui rêve, une femme qui ne fait que rêver… Elias Khoury, combattant inlassable de la cause palestinienne, militant de la Gauche démocratique au Liban et laïque jusqu’au bout des ongles s’abandonnerait-il à des divagations oniriques ? Il n’en est rien, évidemment : son dernier roman, Comme si elle dormait, s’inscrit tout autant que les précédents dans la tragédie proche-orientale. « Le rêve, ici, explique-t-il, est une manière d’échapper à l’oppression sous toutes ses formes : familiale, religieuse et politique. » Ce n’est pas un hasard si le roman se situe en 1947, à la veille de la Nakba (la catastrophe), à savoir la naissance de l’Etat d’Israël et l’exode des Palestiniens. Milia, née à Beyrouth dans une modeste famille de rite grec-orthodoxe, ignore tout de ces événements. Elle va y être propulsée par son mariage, brusquement et sans préparation. « N’ayant pas sa place dans l’Histoire, subissant toutes les pressions d’un monde dominé par la religion, elle se crée un monde parallèle, qui n’est pas seulement une échappatoire mais une transformation : elle rêve qu’elle est une petite fille de six ans, qu’elle est blonde, qu’elle est un garçon… » Elias Khoury est né en 1948, en pleine Nakba, dans une famille chrétienne du Liban. Il s’est engagé très jeune au côté des Palestiniens et, plus tard, lorsque son pays a été en proie à la guerre civile, c’est de leur côté qu’il s’est naturellement rangé, passant alors pour traître dans son quartier de Beyrouth et devant provisoirement le quitter. Une grave blessure pendant ces années de folie a failli lui faire perdre la vue. Considéré comme l’un des meilleurs écrivains arabes d’aujourd’hui, il partage son temps entre le roman, le journalisme et l’enseignement. Ses matinées sont consacrées à l’écriture. L’après-midi, il dirige le supplé-

Finies, les belles histoires, où l’on ne pouvait pas distinguer, par leurs noms, un chrétien d’un musulman.Si,en Occident, lamontée de la bourgeoisie a favorisé la naissance du roman moderne, au Liban, c’est la destruction du tissu social qui lui a donné un coup de fouet. « Les auteurs, hommes ou femmes, appartiennent à toutes les générations. La minorité qui écrit en français baigne dans la même atmosphère que les auteurs arabophones, avec d’ailleurs des structures stylistiques assez proches. » On pourra le vérifier, du 12 au 24 novembre, en France, avec « Les Belles Etrangères », manifestation consacrée cette année au Liban. Elias Khoury, qui fait partie des douze écrivains invités, s’ingénie pour sa part à briser les tabous confessionnels. Baignant dans la légende dorée des saints d’Orient, les personnages qui traversent son roman prennent leurs aises avec la théologie orthodoxe. Millia réécrit l’Evangile dans ses rêves, comme pour mieux échapper à la redoutable Sœur Mélanie, dotée de pouvoirs mystérieux, qui incarne l’oppression religieuse. Il serait certainement plus difficile, au ProcheOrient, de toucher au Coran… Toujours est-il qu’Elias Khoury n’a pas été victime de la censure, et comme d’autres auteurs arabes, il peut aborder la sexualité par exemple en toute liberté. « Naturellement, dit-il, les fondamentalistes sont opposés à nos écrits. Avec le wahhabisme, qui devient de plus en plus dominant, avec l’argent du pétrole et la bêtise des Américains, la vie culturelle dans le monde arabe est menacée. Nous vivons une catastrophe sans précédent. Mais les intellectuels arabes ne baissent pas les bras… » Et les fondamentalistes n’ont rien, finalement, pour les contrer : « Ils ne produisent que de l’interprétation religieuse, qui n’a aucune valeur, ni philosophique ni littéraire. »a Robert Solé

MARISHA PESSL LA PHYSIQUE DES CATASTROPHES roman Traduit de l’américain par Laetitia Devaux

“Le roman de Marisha Pessl est bon, ambitieux, singulier, inclassable, étonnant.” Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles

“Un livre plein d'énergie, d'intelligence et de brio.” Raphaëlle Rérolle, Le Monde des Livres

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Gallimard


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