VOL 25 NO 1 : Correspondances

Page 1

vOL 25 • n01 • 2021

1

r e v u e l i t t é r a i r e d e l’ u q a m



Correspondances



5

Ce numéro de Main Blanche est particulièrement unique. Non seulement s’inscrit-il dans une période que nous ne comprenons pas, que nous mettrons beaucoup de temps à comprendre, mais il se donne comme mission de rejoindre. Toutes les déclinaisons de sens du verbe valent. Vous y lirez des textes, des êtres, qui tentent de se saisir eux-mêmes, par les mots, par les mains… prendre le visage de l’autre et rejoindre l’essence de ce qui fait vivre : le contact, la sensation. Vous assisterez à des échanges tantôt poétiques tantôt caressant avec le philosophique… des quêtes de soi, des amours d’un commun à (re)trouver. Il y a dans Correspondances les échanges, bien sûr, mais également ce qui ressemble chez l’un.e à ce qui existe chez l’autre. Peut-être, d’ailleurs, que ce numéro vous ressemble. L’équipe de Main Blanche vous y parle, vous y rejoint, entre les lignes et dans les blancs typographiques. Nous vous souhaitons de vous y rencontrer au cœur des poésies.


6


table des m ati èr es

8

51

Fa k e N e w s , I H o p e

é ch a p p e r l e s m o t s

Mélissa Gasse et Elliott Love

Marylène Mayer

16

55

J AMAI S T O UT À FAIT A C C E S S I B LE

S u i t e po é t i q u e

19 E n at t e n d a n t

Alicia Chabot et Gabrielle Morin

26

Ariane Beaudin

61 Le fleuve est m a co u l e u r p r é f é r é e

Anthony Lacroix et Emilie Pedneault

AU TEM P S D ’ IM P O S TURE S

70

Abigaïl Lavigne

Les yeux de pierres

35 Refuge

Eveline Dufour

73

Maya Gauvreau

Ess a i so u s fo r m e d’ekphr a sis

42

Suzanne Arcand

U n p e u p lu s n u e s o n s e cou r o n n e

76

Sarah Boutin et Catherine Anne Laranjo

L e s a m a n t s co b ay e s

49 Tr aces

Alysée Lavallée-Imhof

Sarah-Maude Bilodeau

7

Christophe Deslandes


Fa k e N e w s , I H op e 8

Mélissa Gasse et Elliott Love


13 juin — on s’est connus les genoux dans la garnotte ta plus récente bèche à moto première impression : fall ball t’avais le cœur encore plus poqué que les rotules l’ado attardé un Peter Pan centenaire

on a fait six mois sans s’aimer pour vrai des kids qui jouent à être plus grands qu’eux-mêmes en s’opposant aux règles du jeu levée à l’aube comme une alarme dans ma tête je ressentais déjà ton départ avant de le constater dans les fonds de tiroirs ton backfire au coin de la rue ton bye à l’X-Acto sur ma table de cuisine me reviennent quand je pense assez fort pour te trouver chaque fois que j’essaie de documenter notre histoire comme l’impression de faire l’autopsie d’un cube Rubik

9

t’as payé les gin tonic on s’est écrit une vie tard ce soir-là on a rêvé d’un chien libre dans notre cour deux poissons rouges pis un bungalow


10

22 juin — tu m’as agrippée, tu t’es enfoncé aussi profondément que les roches dans ma peau meurtrie. je voulais t’aimer. tu voulais vouloir m’aimer. des années de douleurs indéniables ont construit ton cœur en rafistolages. du tape électrique sur les trous pour essayer de protéger le courant qui restait dans l’organe primordial. on ne t’a jamais appris à comprendre. boire pour ne pas entendre les poings qui résonnaient dans nos corps. à force de boire, les cœurs coulaient. on aurait été bien, au début, dans notre chez-soi, mais tôt plutôt que tard, l’intérieur aurait débordé. on le savait dès le début. ce n’est pas drôle de jouer en connaissant la fin. je voulais aimer à ma façon. la manière dont j’aime colle pas avec la tienne. on s’aimait sans le voir. on s’aimait chacun comme on pouvait : arrêtés, bloqués par le manque de sang dans le cœur. c’est difficile d’être autodidacte en amour. d’apprendre à apprendre à aimer. l’inévitable arrivé, je me suis levée, j’ai fait mon café. je n’ai pas pu manger. la faim et la solitude, c’est la même chose : un trou. seules traces de ton existence : le bruit flou de ta moto et ta gravure sur ma table de cuisine. la violence de l’au revoir taillée dans mon âme. six mois dans une vie, c’est court. six mois dans le déchirement, c’est long. l’amour est une action monumentale. je suis trop faible pour l’accomplir.


24 juillet — je t’écris comme on se ment sur un silence de bout de papier j’écris le barrage ébréché l’irréparable l’inconciliable l’inconcevable qu’on effiloche as usual

j’écris ta nuque refuge dans le soleil de toutes nos forêts et les ecchymoses des baisers volés du temps où le feu suppliait qu’on l’éteigne j’ai cartographié tes veines pour voir sous ta peau l’aurore interminable l’heure bleue qui se lève forever alone j’ai dansé sous tes paupières blacklight pour saisir tes mots m’approprier l’étrange couleur d’un au revoir sentir le feutre de ton souffle le murmurer sur ma cuisse l’amalgame frisson qui marque ton empreinte j’écris la manière dont on s’est tus peut-être tués dans ces linceuls

11

j’écris ta paume sur ma main et l’historique de nos glaciers y retracer dans ses plus récentes cicatrices le parcours d’une goutte de pluie si seulement les doigts pouvaient pleurer


12

30 août — le deuil équivaut à l’amour. je traîne mon amour fauché sur des grains de papier. la courbe de tes lettres nourrit mon existence, et je m’effrite dans ton absence. on saute à pieds joints dans les patterns. je trace tes veines en me demandant avec quelle force je devrais y poser mes ongles pour les percer et y plonger tête première, t’avaler jusqu’à l’indissociable. je prendrais soin de ton essence dans mon ventre. je perforerais tes veines pour les recoller avec des baisers. suivre le parcours des gouttes de sang avec mes lèvres. utopie enflammée jusque dans la moelle de la terre. il n’y a pas de frontières ici. le concept est mortné. le bleu devient violet devient jaune après tes coups adorés. ma peau ne devient ma peau que lorsque tu la touches. contacts étincelles. je voulais faire ton autopsie vivante, excaver ton agressivité, approfondir ton rire. découvrir tes horizons cachés, explorer tes océans acides, effleurer ton bonheur. des visions dansent sous mes paupières fermées. traits rouges sur fond noir. je voulais te tenir. te serrer. te presser. tisonnier calciné. forêt brûlée. mon amour t’étouffe. le froid dans les os. morgue mutuelle. je me suis faite embaumeuse. mon cœur est un corbillard.


ça aurait pu marcher t’aurais pu mais peu importe tes manières d’écrire l’histoire cent fois une après l’autre Cain tuera Abel anyways tu t’es fait mettre dehors de ton propre no man’s land je ne suis pas un safe place je ne serai pas ton espace habitable tu ne viendras pas débarquer tes valises temporaires dans ce qu’il peut me rester de vie je ne suis pas un motel cheap sorry, no more vacancy

13

17 septembre — tu me pitches des mots convenus qui viennent s’inscrire sous mes tempes t’espères vriller un puits dans mes convictions porcelaines mais chez nous les croix sont déjà à l’envers


14

27 décembre — définitions de l’amour incompatibles. carcan insatisfaisant. ergastule infecté. les mots sont altérables. recroquevillé dans ton passé. version 1, essai 1. version 5, essai 22. version infinie, essais indéfinis. tu as fait de moi ton doux terrier. tes crocs ont arraché mes pousses. tes griffes ont rendu ma terre infertile. l’affection s’est évaporée. tu es seul ici. je suis le réceptacle de ton ego. reconstruction de ton miroir. nouvelle œuvre : ligaments sur toile. convalescence dépouillée. tu m’habites sans indemnités. j’essaie quand même de t’offrir un corps hospitalier. un corps conciliant. n’oublie pas d’écrire une critique élogieuse sur tripadvisor et de me recommander à tes amis. il y a une douceur indéniable dans tes lacérations. un relâchement soulageant. je ne dors plus depuis que tu ne m’opères plus à cœur ouvert.


15 février — quatre heures du matin ton insomnie ton wake up call ton petit cœur semblable aux tessons de bouteilles vides sur lesquels on marche quand crever devient une chose possible

six heures du matin ton crayon manque d’encre tes yeux débordent les murs de ta chambre prennent des allures de fils barbelés t’as passé l’heure de l’open bar sept heures du matin ton sevrage ta fiole de médocs pleine ton cerveau feux d’artifices clair que tu ne tiens pas dans le vacarme dix-neuf heures ta peau ta tête tes veines vides vidées la bande déroulante aux infos du soir fake news, I hope

15

cinq heures du matin ton rhum cheap cuvée 1981 le miroir pose des questions il va où l’amour quand on ne le fait pas vraiment


JAMAI S TOUT À FAIT AC CE S SIBLE 16

Christophe Deslandes


Je me suis isolé dans le creux d’un bois, d’un lac, en prenant bien soin de n’apporter rien d’autre qu’un sac ziploc rempli de petit change et une cabine téléphonique Bell. C’est clair, je crois, j’ai des appels à faire dans un silence qui ne vient qu’avec du bois d’allumage, dans une solitude qui sent le cèdre puis qui se réchauffe et s’enflamme à coup d’écorce de bouleau. Le bouleau, ça brûle vite. L’épinette, ça crépite. Des feux comme nos conversations.

étoile 67 comme nouvelle constellation étoile 67 pour brouiller les sentiers me reconnaîtras-tu même si je me cache ce n’est pas vraiment une question si on connaît déjà la réponse Tu me parviens par intermittences. Comme toujours. Tout mon petit change va encore y passer. Je me rassure en me disant que j’ai une marge de crédit, que je suis prêt à affronter nos décalages et les longues pauses que tu prends entre chacune de tes phrases. Dis-nous lentement. Murmure, chuchote ou siffle même. Le plus faiblement possible surtout. Je veux être le seul à pouvoir décoder tous ces mots qui ne veulent rien dire pour d’autres.

17

Perché du haut des arbres, la cabine sur le dos et le combiné en l’air, je suis en attente de ton signal. Loin en bas, les derniers tisons se moquent de moi, bien à l’abri de se casser une jambe. J’alterne entre le nord et le sud dans l’espoir de t’entendre bientôt. J’oscille au rythme du bercement des branches flexibles. J’ai l’air d’un mauvais numéro du Cirque du Soleil. Alegría pas tant que ça.


du sable dans la cuisine le frigo en terrain de pétanque tu as les aimants roses moi les jaunes et le cochonnet c’est un as de pique qui cherche son chemin bander d’amour se gorger de sang sans souiller les draps dire qu’on s’en va à la plage ne répond pas à la question du douanier 18

le cul à cul nouvelle position d’acroyoga un jour peut-être oui nous testerons notre flexibilité commune nos index se pointent du doigt rituel obligé du last touch à mon retour ils se retrouveront bien avant nous


19

En at t enda nt Alicia Chabot et Gabrielle Morin


16 juin 2020 Nous sommes quelques heures à peine après la réouverture des restaurants et des lieux publics. Le courant d’air climatisé comme une cape sur mes épaules. Tu m’as donné rendez-vous. Se rejoindre dans le même café où j’ai écrit les derniers textes de mon projet synthèse dans un état que je ne me connais plus, sur cette même table où les éclaboussures d’un vase cassé se sont déversées entre les fibres de bois. J’effleure les fêlures, les failles de la table ; les craques en sont encore pleines. Il faut dire que j’appréhendais un peu ce moment. Tu m’as proposé cette correspondance. Explorer mes propres crevasses, entrer les doigts dans l’ouverture béante de ma cuisse, repousser tendons et muscles, gratter l’os de mon ongle à la recherche de la mémoire.

20

Et à cela j’ajouterais : briser le mince film de toile qui s’est tissé autour de mon visage, sauter à pieds joints dans le bassin de l’échange. C’est fou à quel point la distance humaine s’est installée pendant cette période d’hibernation. Partons ailleurs. Tu vas suivre la trajectoire de tes baleines, et j’ai ma cour arrière de laquelle, bien au-dessus de la haie de baies rouges et des Couche-Tard, on peut sentir la promesse du fleuve. C’est pas aussi dépaysant, mais ça fera l’affaire. Je peux m’y délier les jambes, désengluer l’hippocampe, faire bouger mes rotules jusqu’à les voir se déclipser. Rouler dans le parking jusque dans la rue. S’arrêter sur la grille d’égout. Oui, la cour arrière, mieux que le café, c’est assez pour changer de perspective. Tu y retrouves tes jeux d’enfants, tes secrets roulés en boule, tes paroles en forme de petites pierres que tu as glissées sous le cabanon. Et elles y resteront, pour l’instant. À bientôt chère, Alicia


26 juin 2020 Alicia, Je t’ai déjà écrit cette lettre quelque part dans un carnet que je traine en tout temps, sauf aujourd’hui. Il faudra donc recommencer. De toute façon, je m’étais promis de ne pas réviser, réécrire, peaufiner, de ne pas me laisser paralyser par la peur de l’imperfection. Le travail sur la forme viendra après.

21

C’était différent dans mon carnet, il y a une semaine. Je venais de recevoir ta lettre. J’étais allée marcher dans le cimetière et, à mi-chemin, je me suis demandée si je n’y étais pas allée pour chercher du matériel d’écriture. Déjà en arrivant, mon regard s’agrippait aux arbres, aux vieilles tombes et à la lumière ; je cherchais les descriptifs les plus justes pour les représenter, ou je tentais d’y déceler un éclair de sens qui pourrait servir notre projet. Je me suis dit que l’époque où je ne faisais que contempler les paysages sans arrière-pensée était bel et bien finie. Face à la beauté, je ne pense qu’à la représenter, ou bien je déplore sa perte avant même qu’elle ne m’ait échappé des mains. Un peu triste, non ? Mais aussi rassurant. Je ne me sens plus écrasée par le monde. Ou rarement. Après t’avoir écrit en pensées, j’ai décidé de me décentrer de moi-même en lisant les journaux de Sylvia Plath. Assise dans une flaque de soleil, au pied d’un arbre, j’ai eu l’impression de devenir sa complice : ses écrits me revigorent de vérité. Parfois, j’oublie sa mort prématurée. Puis je me la remémore, et c’est presque toujours un choc, car j’ai l’impression de m’être condamnée en m’identifiant à sa fragilité. J’ai aussi ce problème avec Virginia Woolf. Je serais une piètre formaliste… Je suis encore retournée au cimetière hier. Je crois que je ne réalise que maintenant mon déménagement imminent. J’ai eu envie de revenir dans une maison sans boites, sans mère fébrile et sans préparatifs obligatoires. De revenir à la maison, tout simplement. Mais c’est déjà impossible. À une semaine du départ, je dois faire le deuil des marches sur la grève, de la rue St-Joseph vide en soirée, du café matinal avec ma mère. Le deuil de l’enfance. J’appréhende le vide qui suit le déménagement, cette impression de n’habiter aucun espace. J’ai plus peur du futur que je ne le croyais. Au moins, c’est Québec qui m’attend : une ville que j’ai déjà l’impression d’habiter. C’est apaisant de savoir que quelqu’un nous lit. Te sens-tu aussi moins seule d’enfin t’adresser à quelqu’un ? Gabrielle


1er juillet 2020 Gabrielle, À bien des égards, tu habites l’entre-deux, un pied de part et d’autre du fleuve. Tu as décidé de revenir sur tes pas, d’y explorer la perspective du non-lieu : le cimetière est cet espace privilégié entre les morts et les vivants, celui du recueillement, de la réunion. Souvent le dernier espace visité par les membres d’une même famille avant l’éclatement du noyau. Tu me demandes finalement si l’écriture de la lettre me fait sentir moins seule : pas vraiment. On se lance la balle sans savoir si elle se rendra de l’autre côté. L’exercice est difficile, un peu futile, plus ou moins personnel. C’est selon. Car il nécessite de s’adresser à une impression, à une vision toute personnelle et bien pâle de l’autre. Encore une fois, la lettre invite à changer de perspective. Qu’en est-il de la réalité en dehors de nos souvenirs ? La maison que tu décris est celle de ton enfance. Elle appartient déjà à la mémoire. Qu’est-ce donc que tu cherches à préserver ? Il y a certainement quelque chose de soi. L’âme ?

22

Nous en avons parlé : écrire pour conserver, partager, nettoyer, vider, salir. Même si au final, « l’écriture ne nous sauvera de rien. Elle ne sauve rien. » (Martine Delvaux et Catherine Mavrikakis, Ventriloquies, p. 60.) Je crois que nous nous attachons trop à ce qui résiste. Nous craignons la mue comme nous la désirons ; car nous sommes à cet âge de l’entre-deux. Cette formation de l’identité qui nous précède déjà de bien loin, même si nous avons l’impression d’être sans cesse à sa poursuite. C’est peut-être là la fatalité de ces modèles dont tu parles, celle qui nous met face à notre propre survie. La transmission d’un désir conjointe à la (re)production du même. Suturer les femmes et l’écriture. Le mot malédiction serait peut-être un peu fort. Il est peut-être temps de renoncer à ce qui nous retient face à la fin du monde, ou du moins à la fin d’une période de notre vie. Peut-on l’appeler jeunesse ? Les choses qui disparaissent ne nous appartiennent déjà plus. C’est peut-être pour ça qu’on délaisse les personnes mourantes. Le malaise devant notre honte des derniers instants, notre propre finalité. Elles ne sont pas encore mortes que, déjà, on se rétracte dans la vallée de la mémoire heureuse, on s’enfarge dans ces jeux de lumière qui embellissent, les protocoles odorants, on évite le contact physique. Préserver un peu de sa chaleur humaine pour soi, pour ceux qui restent. Ne pas se heurter aux corps. Quitte à s’enfoncer de la laine minérale au fond de la gorge. Alicia


21 juillet 2020 Chère Alicia, J’ai pris du temps pour te répondre. Entre autres parce que j’étais occupée, mais aussi parce que j’ai rédigé plusieurs réponses dans ma tête et qu’aucune ne me satisfaisait. Ta dernière lettre m’a fait beaucoup réfléchir, et m’a aussi donné une impression de distance. C’est probablement parce que cette correspondance n’appartient pas qu’à nous, que nous en avons fait un exercice littéraire. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de froncer les sourcils et de me relire avec le sentiment que j’en avais trop dit.

Le désir de sincérité envahit à chaque fois mon écriture. Je crois que j’envie la distance que tu parviens à maintenir avec ton sujet, et ce « nous » que je ne parviens pas toujours à assumer. Tadoussac est envahie par les touristes et nous sommes maintenant sept employées à résider dans la même maison. Toutes les semaines, je marche en quête de solitude. Vers un rocher, un bout de plage ou la table d’un café. Et chaque fois, après quelques minutes, une présence - le moteur d’un bateau, une voix, le cri d’un goéland - s’incruste inévitablement. L’été, Tadoussac n’est reposante que si l’on est de passage. Mais il suffit parfois d’un regard vers le fleuve, tôt le matin, pour qu’y soient avalées les angoisses. J’espère que tu possèdes aussi un coin de mer à contempler. Avec affection, Gabrielle P.S : Parce que j’ai tellement tardé, je te donne en bonus cette autre lettre écrite il y a un mois dans mon carnet. Une autre version de celle que j’ai écrite avant.

23

C’est comme si, pour moi, la lettre était indissociable de la confession, qu’il fallait obligatoirement y laisser un peu de soi-même chaque fois, quitte à se crisper de honte en attendant une réponse. Qu’est-ce que j’attends de toi, exactement ? Un « je » omniprésent ? Un indice de souffrance ? Ce serait égoïste de ma part. Ce n’est pas du tout un reproche, ne t’inquiète pas. C’est plutôt le constat de toutes ces attentes que j’ai envers le genre de la correspondance et qui m’amènent à me questionner sur les tiennes.


20 juin 2020 J’ai voulu t’écrire car il me semblait que j’avais beaucoup à te dire, que les conversations ne me suffisaient pas. Je tente de ne pas me relire, de ne pas m’attarder à la forme, sans quoi c’est la paralysie. Tu as raison, la côte est abrupte. C’est parfois plus satisfaisant de penser à ce qu’on va écrire, au papier qu’on effleure après l’effort (et qui menace de ne jamais exister si on repousse sans cesse l’écriture). Aujourd’hui, j’ai complété ma demande d’admission à la maitrise. Mais ce que je préfère te raconter, c’est la marche dans le cimetière. Je t’ai lue, puis j’ai décidé que je voulais te montrer ce lieu lorsqu’il est baigné de lumière. Je n’avais pas l’intention de m’y rendre pour combler la page blanche. Mais à mi-chemin dans le cimetière, j’étais si contentée que j’ai voulu comprendre pourquoi. À quoi bon assister à un tel spectacle, sentir autant de vent (vente-t-il autant chez toi ?) si on ne l’immortalise pas sur la page ? 24

Les arbres sont si grands ici. C’est peut-être le seul endroit en ville où on risque de ne jamais les couper. Pour ne pas déshonorer les morts. Probablement que certains d’entre eux ont également pu effleurer leur écorce. Je t’ai écrit en pensées la moitié de cette lettre sur le chemin du retour. Cette fois j’ai marché vite, frissonnante, la vessie pleine, incapable de m’attarder au décor environnant. Il ne faisait pas encore assez noir pour que je puisse scruter les maisons dans l’anonymat de la noirceur, comme nous aimons le faire. J’ai plutôt croisé le regard d’une jeune fille entre ses stores et détourné le regard avec honte. J’ai oublié la moitié des choses auxquelles j’ai pensé. Il faut croire que l’écriture ne résout pas toujours les blancs. Je réalise aussi que je n’ai pas fait allusion une fois à la pandémie. Quel soulagement. Profite bien de ta cour arrière. Gabrielle


25


AU TEMP S D’IMP O S TURE S 26

Abigaïl Lavigne


Ton contenant, ce corps qui a pour nom le tien, te semble soudainement trop étroit. La frivolité qui t’habite, elle, est obscène. Obsolète. Aussi vulgaire que les profanations de A. A., drôle d’être, n’entretient qu’une envie, une seule, et ne trouvera près de toi aucun confort ni réconfort si tu continues à lui cracher aux yeux toutes tes maladresses et méchancetés.

Chaque jour, tu te cherches dans le miroir. Tes épaules ne veulent plus se faire reconnaitre, ni ta poitrine ou la forme de tes cuisses. Tu ne sais plus, tu ne trouves pas, ne trouveras pas ce que tu cherches. Alors il ne te suffit plus de te décorer de paillettes pour te donner du courage. La honte a pris toute la place tellement que. Ton corps t’ennuie. Tes hanches, tes seins, la fente entre tes jambes te remplissent de tristesse. Qui être, quoi être sinon : si tu sais que tu n’es pas un homme et que tu ne seras jamais une femme? Ce que tu te fais vivre est un cauchemar. Mais. Comment disparaitre du désir quand on est fait pour tous les sens? 1

Carol LeBel, À la sortie du corps, Jonquière : Sagamie / Québec, 1986, 66 p. ; 19 cm.

1

27

Tendre A., Je me brise. Penses-tu que la tristesse a une odeur?


Ton désir.

Cette chose informe, ce langage pointilleux qui se tapit sur ta langue, est une cause trop perdue, morne, mort-née. Tu veux des traces, des marques, du sang. Tu dis besoin et vite, passion ou corps d’abondance.

Et trop souvent, tu t’imagines A. te retrouvant par terre, gisant comme un cadavre, des ciseaux dans les joues. Ce rêve, ce désir plutôt, de ressentir la douleur surgir en A. provoquée par ta perte.

28

L’envie de sentir sa tristesse. L’envie de te nourrir de la compassion de A., de sa compréhension du mal, de son incarnation, ne serait-ce que pour un instant, comme ça. CE MÊME TABLEAU: A. en pleure. Et du haut de ta tour, tu te réveilles :

« Je te le demande, réparons-nous. »


Tendre A., J’ai souvent si peur que je ne pense plus. Je voudrais savoir comment t’aimer mieux. Pouvoir faire tout ce qui est en mon possible pour notre bonheur, le tien. Et si tu ne veux plus de moi, d’accord. Et si tu veux de moi, comme ça, seulement de temps en temps, c’est d’accord aussi. Je ferai tout pour pouvoir te connaitre encore.

(Tu accumules les comportements incandescents et ne sais plus comment faire pour arrêter la danse. Cette danse macabre. – Puis, tu es hantée par l’écriture de A. qui te traverse sans équivoque. Tu triches.

29

Tu ne sais plus, tu ne trouves pas, ne trouveras pas ce que tu cherches, mais tu sais que. Tu sais que tu envies sa plume et que son écriture te bouleverse. Tu aimerais écrire comme A., avoir sa justesse ainsi que sa distance, ainsi que son grain, ainsi que son regard, ainsi que son calme, ainsi que ses à priori.)

Amoure, Je pense à toi au réveil. Je me dis : de quelle couleur, l’éclat de son regard? J’aimerais me prélasser près de toi. Prendre le temps d’écouter tes rêves, que tu me laisses raconter les miens sans urgence. Tendre A., Je me sens comme Hervé Guibert, encore, débordant de passion violente pour Eugène. Passion qui me touchait déjà alors que l’on lisait leurs échanges 2. Passion qui semblait si proche de moi. Te souviens-tu? Réponds-moi, je t’en prie.

Hevré Guibert et Eugène Stavitzkaya, Lettres à Eugène, Paris, Gallimard, 2013, p. 144.

2


Tu as envie d’une sorte d’entente. De te créer un cadre sérieux pour y déplacer la rigidité de tes idées. Idées fixes égoïstes désolées pathétiques grandes grondeuses froides monstres jalouses idées mauvaises idées méchantes tristes et lâches.

Il faut tout remettre à l’ordre maintenant. (Encore ce « il faut » que tu t’ordonnes depuis que tu sais penser sans vraiment, vraiment, savoir : ce qu’il faut. Sans savoir non plus comment exercer cette autorité sur toi.)

Tendre A., Comment vas-tu? J’embrasse tes belles joues.

30

La tristesse te démantèle. Tu as attendu peut-être trop longtemps déjà que d’autres te structurent et tu as entretenu, alors, une passivité si fragile, tellement molle et dérisoire. Si A. n’en peut plus d’être près de toi, c’est surement par ennui de t’observer déserter ton corps ou bien ta tête, paresseuse, le regard épuisé qui nage sur ce qui reste du fleuve - voilà que tu cherches encore une raison qui pourrait expliquer les désastres des derniers jours. Même si A. se met à l’envers pour te faire comprendre que les explications sont distinctement complexes et inexistantes, il y a en toi le besoin de retracer tout ce qui serait à la source de cette crise. De cette hécatombe. De ces déchirures. De cette inconstance.


(Tu entends que tu ne pourras pas guérir dans le lieu où tu es tombée malade. C’est tout d’un coup plus triste encore de te penser plus petite que toi.)

(Tu en es là. Rêvant de règlement et de structure. De certitude. Déposant ici ce qui s’avère important et qui pourrait, peut-être, être ce fondement nécessaire pour exercer sur tes émotions un certain contrôle. Il te semble si simple pour A. d’être juste et d’avoir un discours stable, plein de nuances et sans artifice. Alors? Par où les mots commencent? Serait-ce possible d’étaler la cartographie de ton esprit : en faire jaillir les méandres du plus terrible des quotidiens – par où les mots commencent donc?)

Tendre A., Voici le plan : on s’en va très loin d’ici, vivre bien, ensemble. Longtemps. On sera capable de faire l’amour autant qu’on le veut et quand on le veut et de la façon qu’on le veut. Il y aura un bateau. Il partira, et quand il partira, ce sera nous qui le naviguerons. Nous serons les pirates du bateau. Nous irons où nous voudrons.

31

A., Très grand amoure, je me sens déjà tellement de trop alors que j’aurais besoin de m’étendre. De prendre le temps de nous regarder yeux dans yeux démêler le tout tandis que, toi, tu n’as pas à te justifier : je sais que nous ne parlons plus la même langue. Tu m’emboîtes dans l’angoisse, le sais-tu? Me refuses au complet. Tu dégueules mes outils, rejettes ma seule ressource. Et si j’ai l’impression que tu ne me tolères plus, c’est peut-être parce que tu m’arraches du dialogue qui est, pour moi, l’unique objet d’aise, le seul espace où j’existe.


A., Il n’y a pas vraiment de plan. Je ne sais plus parler. Je t’ai fait peur? Pardon. Je ne veux pas véritablement m’enfuir avec toi et devenir un·e pirate. Seulement. Je m’ennuie de toi. Hâte de jouer avec toi comme avant.

A., Comment explique-t-on la distance? Je ne te reconnais plus alors que je n’ai jamais été aussi fier·ère de toi. Tu as retrouvé A. cet après-midi, tu ne pouvais pas t’empêcher de renifler, tu lui dois tant. Tu te souviens de son odeur, de sa manière de se tenir le dos très droit, un genou dans la main. Vous êtes sortis fumer. Puis, tout doucement, sans qu’entre vous rien ne soit dit, sans excuse ni regret ni mot d’amour : A. déborde.

32

Tu ne sais pas quand le désir trompe. Tu ne sais pas non plus comment le désir fait pour renaitre dans un espace aussi violent que celui de la rupture. Pourtant, il est là. Il te chatouille. Sur ton épaule, tu sens A. qui s’abandonne, qui cherche de ses yeux de veau quelque chose de léger, plus loin que toi, derrière. Tu te dis que tu es là, également, dans ton corps, pour une dernière fois avant longtemps, près, tout près du bonheur de A.


Mon Amoure,

Cette fois-là, c’était comme si on avait posé une vitre entre nous et moi. J’ai pu regarder la dernière dispute les bras repliés sous le menton. Quand les derniers mots sont arrivés sur la table, c’est mon visage à moi qui a glissé. Tous les bruits d’hiver se sont tus. La neige qui tombait tranquillement de nos cheveux a fondu. Je sais que j’ai froissé tes soupirs parce que, des couteaux dans les yeux, je pleurais à ta place.

Je me souviens, sur notre lit gris de saleté, nos jambes nues repliées. On pleurait pour la même chose, différemment. Et là maintenant, j’ai l’impression de connaitre si bien les couleurs, le fond de la mer et les passions qui vident.

33

Cette fois-là, tu nous as quittés et moi, spontanément, j’ai chanté à demain. Tu as pris le vent dans tes mains et tu es partie si doucement. Nous sommes comme les nœuds qu’on serre trop fort et qu’on ne sait plus défaire. Mais, entre nous, je me suis posé·e dans l’adieu tout·e seul·e, n’est-ce pas?


Ce que je sais, c’est qu’il n’est plus possible de t’oublier tout à fait maintenant, que tu aies fait d’heureux dommages ou des miracles irréparables, A., tu as déteint sur moi, et ce genre de tache ne disparait pas si facilement. Tu t’es glissée dans certaines de mes habitudes, entre ou pendant deux gestes coutumiers. Je sens parfois la force de ton regard passer au travers de mes yeux. Quelques-unes de tes intonations autoritaires surgissent aussi en moi comme deux mots formés, une maladresse ou un décalage qui blesse, par la force des choses, j’imagine. Tu sais, je suis encore touché·e à vif par tout ce que tu signifies en moi.

Je ne t’en veux pas. Je sais avoir disséqué le précieux sous tes yeux mon amoure et, maintenant, j’ai contre moi des ailes malades, des plumes collées. Si ton regard de bête m’évite, alors combien de fois me faudra-t-il laver la peau de mes maladresses sourdes? Combien de caresses? Combien de fois la bouche surprise devant l’inconstance? Combien de fois la fièvre du ventre? Combien de mots d’amour? 34

Deux choses que tu dois savoir : je comprends et je t’aime.


35

Ref uge Maya Gauvreau


36

Je veux Que tu lises mes mots Qu’ils te donnent l’impulsion De plonger sous ma peau Entretemps Je t’attendrai Assise au seuil de mon corps.


37

Tu me permets De disparaître un peu Ton empathie Ta compassion Dessinent un lit Où je couche ma lenteur Un sommeil profond Protégé par tes bras-douceurs.


38

Laisse-moi Devenir refuge Mon corps Est assez grand pour t’envelopper Je ne laisserai entrer Que le soleil Et sa chaleur Laisse-moi Devenir baume Je sais être un lac Aussi calme qu’une tanière Impossible de t’y noyer.


39

Nous sommes surveillés par la nuit Une chaleur timide entre nos corps J’aimerais te couvrir Avoir les étoiles dans mon dos Compétitionner avec les bruits de la forêt Je voudrais Être submergée par une rivière en ébullition Qu’elle donne raison à mes envies Mais tout ce que nous pouvons crier C’est une ode à la retenue.


J’ai le goût de tes vagues De tes remous rythmés Qui ressassent les chuchotements D’une mer plus proche qu’elle n’y paraît 40

Ta houle m’endort Les bruits du fleuve Et ceux de mon corps Émergent peut-être d’un même souvenir.



42

Un peu plus nue s on se couronne Sarah Boutin et Catherine Anne Laranjo


C’est un peu nos métiers et nos quêtes : absorber la lumière et être assez transparentes pour qu’elle passe à travers nous et jusqu’à ceux à qui on tend les mains. Absorber. Quel mot. On dirait que je n’arrête jamais de voir les artistes comme des digéreuses. Ta rencontre est une joie en même temps qu’un apaisement. * J’aimerais quelque chose à tenir entre les mains comme une carte, avoir une carte. Il m’avait dit un jour qu’il n’aimait pas qu’on dise : tu me manques. Il ne sentait pas l’amour comme ça, où qu’il soit. Il préférait : tu me remplis. Dans mon expérience rien ne se termine jamais. C’est pour ça qu’il faut être attentif à ce qui commence. Comment on fait pour ne pas rester dans l’espoir qu’une chose se produise ? Ce qui fait qu’on part ce qui fait qu’on reste : je découvre que c’est un peu insaisissable. Peut-être qu’on part ou reste seulement pour voir ce qui va partir et rester justement. Il y a des êtres qui poussent en nous sans qu’on ne les voie plus. J’ai essayé. J’ai mis un océan et des mois entre les cœurs. Mais ils sentent quand même.

43

* (Une image de framboisiers. Une image de rénovations.) Pour les douleurs aux ventres, cueillies et offertes. Pour rappeler que la poussière est belle. Ça me touche, dénuder les blessures. J’aime aimer ce que les autres fuient. * Hier j’ai écrit à une amie qui se sépare. Elle déménage aujourd’hui. Une autre m’a écrit qu’elle avait mal parce qu’hier, au moment où j’ai appris qu’on serait trois femmes à bouger de lieux vers des vies fertiles, elle mettait fin à sa relation. Je pleure parce que ce matin je traverse toutes les lettres cartes mémos images. Rapidement parce que ça me fend et je suis déjà craquée. Mais je traverse, j’ai ce courage. Je nous trouve belles d’exister dans les ravins. Comme si nos vies étaient des existences tendues l’une vers l’autre qui peuvent apprendre, aujourd’ hui, à tendre les mains. Le deuil plane encore partout. Les yeux abimés et le cœur fendu. Des contrats à terminer en urgence. J’ai l’impression de longer les fentes. T’offre la présence quand il y aura l’espace. (L’image d’un lit double.) Quand tu veux. L’étage du haut c’est pour le silence. *


Me sens trouée ce matin. Mais la fraîcheur me prend. Et je vais déchirer une blouse pour en faire un bandeau. la porte d’à côté s’ouvre avec des clochettes des mains me tendent un morceau de papier avec une ligne d’adhésif rose est le poisson dedans Pour guérir il léchait les plaies. Les siennes les miennes. Il faisait comme la résine aux plantes, la salive aux chiens. je ne consomme que la tendresse quand la chair cerne la pulpe nous croyais capables d’absorber aussi autant mais sûrement nous sommes trop donnés de formes sans artifices sous ma méchanceté des chemises de dentelle j’avais du mal tu le sais même si je te pointais comme un mur et contre lui Difficile ces jours-ci. Avec la vague des violences. Je suis trempe de peine.

44

le silence énumère prendre une marche avant seize heures aller au poissonnier donner de la tarte aux fraises ça oriente mon amour Gratitude dans les débris. trois camomilles sont sorties après que je les aies regardées quelle journée cette lenteur Je serai flottante. et quand je me tache les fleurs de la jupe n’absorbent pas le rouge ça m’explique que les champs remplis peuvent déchirer aussi J’ai remis la jupe. Longue et blanche, au coton rude. Un peu grande depuis. La première dans laquelle il m’a touchée. Elle porte quatre grosses taches au bas, et derrière. Des stries de poussière rouge et les marques de l’aloès quand il sèche. Les tiges d’aloès, une fois ouvertes et appliquées, se transforment. Il faut faire attention à ce qu’elles touchent. Leur développement prend des formes surprenantes, après. D’un gel transparent et hydratant, rafraîchissant et sauveur, le baume devient brun foncé, méconnaissable vraiment, indélébile. quelle crainte provoque ma foi récipient chétif lundi


La dernière fois je ne portais pas de culottes. Aujourd’hui oui. Il n’aimerait ni leur forme ni leur taille. J’ai trouvé l’utilité des culottes. Ça a à voir avec les taches. j’ai vu autour du nid rôder les corbeaux pour manger trois petits du faucon pèlerin Lucia me demande s’il faut comprendre. Je lui réponds que pour l’instant il faut choisir nos culottes. Ce n’est pas qu’on veuille porter des culottes vraiment. Ni qu’on veuille que nos jupes soient encore belles d’être tachées vraiment. je veux des cathédrales Je dis jupe mais je dis amour bien sûr. Je dis taches mais je dis violences bien sûr. je vais à la chapelle Pour l’instant il faut choisir nos culottes. Je ne sais pas encore bien ce que je dis quand je dis culottes. Pour l’instant c’est tout. je nous trace des auréoles un peu plus nues on se couronne *

45

Aujourd’hui il est emballé mais hier j’ai imprimé grand le papillon mort dans mes mains. Ce matin je vois ton orange déballée. Ça me fait penser à ce qu’on laisse. Des fois quelque chose en moi a peur d’initier le mouvement. Je note dans mon cahier : nos langues se reconnaissent. * On dirait mon éternelle oscillation entre le besoin de l’intense et l’amour du simple. mon cœur s’ouvre à la pratique la pratique devient une voie Le cœur comme une route. Où le doute marcherait vers la sagesse. La force d’être femme que ça nous donnerait. Écrire au plus près de l’entaille. Pour toutes nous trouver en chemin. * Ici j’ai deux tasses avec des mains. C’est lui qui me les a offertes mais moi qui les ai choisies. Que c’est dur et tendre de s’inscrire dans ce qui dépasse. On remplira encore. Merci de laisser couler les rivières. Les miennes sont sèches et intérieures. Tu remplis mes ravins.


Comme tu m’avais dit il y a six mois et que je porte chaque jour depuis : je ne sais pas ce que ça veut dire pour les autres mais je sens qu’aimer et laisser aller c’est immense. Ça demande d’être immense et de laisser faire l’immense. Je t’embrasse très fort. * On a mis quelques jours à comprendre pourquoi le ciel était blanc. Son ami nous avait avertis : les Thaïlandais brûlent les champs, c’est la pire période pour voyager au Nord. On avait déjà les billets, on voulait apprendre à toucher, et j’ai une sorte de tendresse pour les mises en garde. cette impression du ciel entier qu’il devrait être blanc On est restés assez longtemps pour l’éclipse, que je mêle souvent avec l’équinoxe. Je mélange les lumières. cette impression qu’il faille ciseau dans la brume pour prier saisir la brèche du vent Il m’avait expliqué pourtant : La lune se contente de refléter, mon amour. J’avais compris : La lune se contente de refléter mon amour.

46

dieu me regarde j’entre en son visage même si ma confiance ne se fait plus complice Et maintenant j’y entends aussi : On ne peut sauver personne, on peut seulement les aimer. * J’ai pensé à toi ce matin. Ce matin je prenais un bain en lisant La vie sauve. nos lèvres têtes d’anges fatigués reposent l’une sur l’autre en nuages Des vagues de tristesse, de perte, de désillusion. Peut-être pas une mauvaise chose au fond. Nettoyer. il faut maintenant que nos cœurs s’étendent jusqu’à nos bouches Les chats sont anxieux. Je m’habille trop chaud ou trop léger. Tous mes manteaux sont en Italie, mes souliers fermés à l’autre maison. être nourries pour nourrir en retour (Trois fleurs sur un bloc de yoga.) (Un bouquet au centre de la table.) *


J’avais envie de te donner ces images. Le même ciel à la même heure, un à droite, un à gauche. Des fois juste déplacer le regard. Oiseau. Comment sont tes ciels ? Je dois aller porter des œuvres mais tu es sur mon chemin. Comme si je n’avais plus à m’accrocher aux fantômes, comme si la réponse était de glisser. Avec tes mots et les remèdes qu’ils partagent : le nom de Lucia, de tes amies, pour dire qu’il faut les amies, et qu’on arrive par arriver à soi aussi, même par les larmes, surtout avec elles, tu m’encourages à couler. Ce matin j’ai lu que l’équinoxe est le moment égal à la nuit. Être égal, à l’origine, ça voulait dire uni. S’unir à la nuit m’a fait penser à toi. Aujourd’hui la nuit est une immense boule dans ma gorge. Elle descend et s’assoit sur mon cœur. En continuant d’accueillir j’imagine que tout finit par se sentir accueilli. Comment ça va ? Je prends tous les sauvetages. * J’ai allumé des bougies au déjeuner. Déjà ce matin la neige trainait la fin du jour.

Tu me fais pleurer. Des larmes qui arrosent les plants. J’ai fait un élixir de pin. C’est lié au chagrin. Ça fait le ménage pour le cœur. Il vient d’un endroit précieux. Je pourrais te le poster ? * Je te reçois depuis les grandes eaux mexicaines. Le soleil danse dans chaque chose. Je suis enflée d’amour. Te lirai bientôt. T’ai écrit tantôt. C’est si beau de te voir libre. Peut-être que la qualité de l’écriture se mesure au temps qu’elle met pour nous quitter. Je porte encore la tienne ce matin, au-delà de la nuit. Je trouve une raison lumineuse : devenir un porteur d’eau, transporter l’eau sans porter le fardeau. Les étiquettes. Les enlever. Ça me demande d’entrer au centre de l’expérience. Se laisser être bougée. Ces temps-ci j’ai l’impression que je vais exploser. We are allowed to weigh our weight in this world. Faire confiance échappe à notre contrôle.

47

Ça doit être déstabilisant les éclats et les écarts. Tu ne peux pas vivre avec des mines autour des fleurs : elles résisteront à pousser.


If we bless this mess it becomes blessed. * J’écris à une amie qui m’écrit qu’une amie est triste. J’écris à une amie qu’elle aimera l’écriture d’une amie. J’écris à une amie qui m’écrit qu’elle écrit nos deux noms dans son cahier. On est en embuscade pour effacer les murs, se désapprendre, se détacher. On se retrouve quand même ensemble, novembre dernier dans le prochain. Il y a de la place pour tout. Il faut juste se la faire. Alors le pont du ressenti reste périlleux. * J’ai retrouvé la troisième version. C’est la plus heureuse. Je pleure. C’est ce qu’il m’a donné. Le bonheur blessé. Les blessures heureuses. Les rivières. Et les bateaux. Surtout les bateaux. La photo et l’écriture est plus douce il me semble. Maintenant écrire est devenu à la fois le motif et les retombées. J’essaie de me laisser ne pas savoir. J’écoute mes amies. Je me concentre sur mes projets. Je me concentre sur mes territoires. 48

On dirait étrangement que nos univers pourraient se ressembler. Ça fait beaucoup de bien. * Comment ça va ? Plus tranquille. Porteuse de tristesse et de gratitude. De pertes et de clartés. J’apprends à faire des siestes. Les après-midis de pluie supportent le cœur des crises. Je pense être en train de perdre patience pour qui ne traite pas la vie précieusement. J’ai fait de la tarte aux fraises. Je t’en apporte si tu veux.


49

T r ace s Alysée Lavallée-Imhof


Lorsqu’il est parti, j’ai perdu l’usage de la parole. Dans ma bouche, les mots me semblent tous fades, sans saveur. À force de macérer dans ma salive, les lettres attachées se délient entre mes dents et s’agrippent les unes aux autres. Bientôt, un nœud se forme entre ma langue et mon palais. * Avec les mois, j’observe que la chronologie perd son rythme, que les saisons ont raison de ma mémoire qui s’effrite. Texturés de fissures et de trous, les récits éventrés menacent de m’engloutir. J’ai peur de perdre pied devant le précipice, peur de l’oublier. Le vertige monte jusqu’à ma tête. Mon corps tangue, étourdi. Seul le nœud dans mon ventre me retient. À la pointe du crayon, il faut vider la mémoire, trancher d’un coup sec le cerveau en deux hémisphères, dépecer les souvenirs à vif sans anesthésie avant de tracer à la pointe du scalpel les contours de l’hippocampe, capturer le petit monstre marin, l’extirper hors de ma tête et le laisser flotter dans une solution de formol concentrée avec l’espérance d’y piéger l’oubli et les défaillances de la mémoire. * Dans tous mes écrits, il est là. 50

Sa présence teinte la couleur de l’encre sur le papier, un gris couleur cendre. Comme les siennes que j’imagine d’un gris foncé, mat. L’écriture devient un exorcisme quotidien, il faut l’extraire hors de moi et archiver la douleur. Chaque souvenir menace de réveiller la mémoire du corps qui n’a rien oublié. Inscrite dans la chair jusque dans les nerfs, la trace des événements est préservée. * La barre du clavier clignote, compte les secondes et m’intime l’ordre de marteler les touches, mais les doigts tremblent trop et s’y refusent. * Devant son corps allongé, mes mains frôlent le sommet de sa tête et effleurent ses cheveux, coupés court. Un léger picotement chatouille le bout de mes doigts. La main droite se suspend au-dessus de son visage quelques secondes. Les doigts se ravisent à une caresse et se replient sur eux-mêmes. Les traits de son visage me semblent inconnus, effacés sous les couches d’un fond de teint trop foncé. Tenaillée par la hantise d’un geste impulsif, la main se met à trembler. * Au fil des mois, je laisse des mots trainer ici et là, avec l’espoir de peut-être, un jour, faire le chemin inverse, compter mes angoisses, les relier entre elles et voir où elles naissent.


51

éch a pper l e s mot s Marylène Mayer


Maman, grand-maman, Grand-maman, maman, Il n’y a rien que le silence ici. Et nous sommes femmes parce que nous sommes silence, mais je ne veux être ni femme ni silence. Je veux être le vent qui souffle dans vos longs cheveux de soie la rivière qui se reflète dans vos yeux clairs le temps qui passe sur vos visages. Je veux être la vie et la mort à la fois, l’amour aussi. Je suis à toi, maman, et je suis toi, grand-maman. Je suis l’une de vous, mais aussi si absente de cette généalogie qui vous appartient et dont vous traînez le poids sous vos paupières. Je veux être femme-courant femme-vent. Nos ressemblances de femmes m’échappent pourtant. Je me reconnais de plus en plus en papa. En sa géographie, son pays imaginé qu’il poursuit sans cesse. Je sais qu’il rêve d’un endroit bien à lui où il pourrait respirer où on l’abandonnera à son silence. Il rêve du vent qui ne porte pas les mots qui ne porte pas les jugements, comme le vent qui vous harcèle vous les femmes de ma vie dans ce petit village.

52

Je sais qu’il n’a pas donné de nouvelles pendant un an. Il est parti avec Melany ou Marianne ou Melody prononcé avec un accent anglais. Il s’est inventé une nouvelle vie dans un pays qui n’était pas le vôtre avec une femme qui n’était pas vous. Vous avez beaucoup pleuré. Je sais qu’il s’est assis dans son camion après avoir crié à son père qu’il n’allait jamais être comme lui. Il est parti avec Malorie ou Mary ou Melissa qu’il avait rencontrée dans un bar de Lacolle. Il ne s’est arrêté qu’une fois de l’autre côté de la frontière et y est resté tout l’été et toute l’année suivante. Je sais qu’il a vécu loin de vous sans penser à vous avec quelques vêtements pris à la va-vite et le chapeau de cowboy de son frère Hugues. Pour la chance. Il n’a pas laissé de mot n’a pas téléphoné. Vous ne saviez même pas s’il était en vie. Je sais qu’un bon matin il s’est réveillé dans un petit appartement du Vermont près de Megan ou Madison ou Michelle et que la vue de son corps couché sur le dos de ses seins aplatis par leur propre poids de ses cheveux bouclés sur l’oreiller l’a dégoûté. Les mots lui ont échappé comme les mots m’échappent toujours comme la voix me manque quand je veux crier. Je sais qu’on ne peut jamais vraiment posséder les mots, mais j’aimerais pouvoir y arriver juste un peu juste parfois. Je sais qu’il est revenu, qu’il a dit je m’excuse, je t’aime je t’aime et que vous l’avez repris. Voyez-vous comme je lui ressemble comme je m’enfuis comme je m’excuse? Je partage mes peines et mes absences avec lui, mais ce sont vos silences à travers lesquels j’aimerais parler. J’essaie aussi de m’enfuir dans ma propre géographie dans un monde qui n’est pas le mien, mais c’est de nous dont nous avons le plus besoin de nous enfuir papa et moi. Je ne veux pas être papa. Je veux être femme-territoire femme-océan. Ici, entre le lac et la rivière là où vous vivez, il n’y a que des fins. Tout est déjà ici il n’y a rien à commencer rien à créer. Je veux voir la noirceur je veux voir la fin du monde. Je veux que mes rides de vieille femme soient le passage de mes créations de mes mondes de mes images et non du temps. Le temps passe si lentement ici le temps est vide ici. Je dois partir écrire et faire ailleurs. Je n’en peux plus du vent de l’eau de la lenteur. Je n’en peux plus des hommes d’ici ceux de mon adolescence ceux de mon enfance. Ceux qui m’ont prise ceux qui m’ont brisée.


Je me souviens avoir été étendue là, sur la banquette arrière à penser à la rivière et au lac à vous immobiles entre les deux. Je me souviens avoir senti le courant s’accélérer jusqu’à ce que quelque chose cède en moi et m’être rendue compte qu’on ne peut jamais vraiment connaître un homme. Qu’un homme ça touche quand on dit non et ça rit quand on pleure. Mais ça maman, grand-maman, grand-maman, maman, vous le saviez déjà. Vous avez des maris des cousins des frères des fils. Vous avez la vie vous connaissez la consumation lente de l’être. Celle qui s’entame à la naissance d’une femme et qui n’arrête jamais. J’ai besoin d’un endroit à moi d’un répit. J’ai besoin de partir et de ne jamais revenir parce que je sais qu’on ne revient jamais totalement du monde vers lequel on part. Partir veut aussi dire accepter de ne jamais revenir comme avant. Je veux être femme-temps femme-reçue. Le soleil de ce petit pays qui se reflète sur toute cette eau c’est trop. Je veux le noir l’absence. Je veux les klaxons des voitures l’ombre des structures d’acier et de verre la peau pâle du travail d’intérieur. Je veux vieillir au plus vite devenir sagesse devenir conseil devenir douceur, mais je ne peux pas le faire ici. Je dois être loin de vous, avoir mes idées discordantes là où vous ne les entendrez pas. Bien cachées au creux de mes joues.

J’aimerais être tante Denise, maman, grand-maman, grand-maman, maman, mais je n’arrive pas à être seule. J’ai besoin d’un peu de chaleur, d’un peu de douceur. Je lis les grands poètes les grands romanciers et je veux l’amour. Pas quelque chose de simple. Quelque chose de tellement compliqué qu’on a mal, mal d’amour. Je ne suis pas tante Denise et je ne suis pas vous. Il m’arrive de m’abandonner dans les bras d’un homme que je connais mal ou que je ne connais pas. De le laisser me toucher de le laisser dormir dans mon lit. Je me perds dans son corps parfois. Mon corps à moi est un petit objet fragile que je n’arrive pas à tenir entre mes mains, à cueillir et à préserver. Mon corps est une chair lasse. Mon corps est éparpillé, dispersé. Je ne sais pas comment récupérer mon corps pour moi. Je n’arrive pas à aimer comme vous le faites, d’un amour unique et qui dure qui traverse les années difficiles parce que nous savons toutes très bien qu’il n’y a pas d’années faciles. Votre amour est obligé et inégal, mais il est là. Vous les femmes de ma vie et de ma mort, vous êtes entourées, mais seules. Tellement seules. J’aimerais être seule avec vous. Je veux être femme-solitaire femme-solitude. Je vous regarde danser dans le salon. Complices incongrues dans une belle vieillesse aux vies liées par le même homme. Un père un fils. Je suis liée à vous aussi par le même homme, mais je ne danse pas. Il est trop difficile de danser dans un endroit qu’on aime tant, mais qu’on veut quitter au plus vite pour ne jamais y revenir. J’aimerais danser dans un village une ville un pays imaginé où personne ne connaît mon nom ou celui des hommes de ma famille. Où je ne suis pas fille, petite-fille, cousine de. Je suis M.

53

Vous me rappelez sans cesse mes ressemblances à la tante Denise. Tante Denise fait ce qu’elle veut tante Denise porte des grosses bottes noires avec ses robes fleuries tante Denise peint, est artiste. Tante Denise vit seule mange seule dort seule. Tante Denise meurt tranquillement depuis les années 80, seule.


Je n’ai pas vos yeux, maman, grand-maman, grand-maman, maman. Les miens sont foncés les mêmes que papa et tante Denise. Les vôtres sont d’un bleu clair si clair qu’il n’existe pas. On pourrait se mettre à inventer des formes aux nuages du ciel de vos yeux. Les hommes aiment vos yeux et vous le savez. Vous regardez longuement. Moi je détourne toujours le regard quand on plonge ses yeux dans les miens. Par peur gêne ou évitement. Je n’arrive pas à regarder comme vous. Il faut vos yeux de ciel pour bien regarder les hommes, mais moi j’ai des yeux de terre. J’aimerais être femme-ciel femme-regard J’aimerais que ma petite sœur grandisse pour être une femme comme vous. Elle a des yeux plus clairs que les miens elle a peut-être une chance. Elle aime le vent et le soleil. Elle aime le temps et elle sait aimer correctement. Aidez-la à être comme vous. Je ne peux pas le faire je dois partir d’ici, mais je veillerai sur elle de mon ailleurs bien à moi.

54

Je me souviens des longs après-midis chauds à lire et à pleurer à la chaleur d’un été trop court dans le hamac de la cour arrière et je sais que lorsque je serai ailleurs je pleurerai encore, mais au moins je serai ailleurs. Comme papa quand il est parti avec cette femme dont je ne connais que la photo trouvée dans un vieil album, mais moi je ne reviendrai pas. Je resterai là-bas dans mon ailleurs au chaud et en larmes. Le temps me manque et il me faut partir maintenant. Ces quelques pages que je vous écris je ne vous les donnerai que plus tard dans quelques années quand je serai partie depuis assez longtemps pour que la nostalgie de l’amour ait remplacé la peur de rester. Quand je saurai que j’ai tout fait pour mériter d’être la prochaine femme d’une famille de femmes-rivière et de femmes-lac. Je pars et j’emporte avec moi mes livres et mes amours maladroites. Je vous laisse le reste, maman, grand-maman, grand-maman, maman, vous qui m’avez tant donné.

Votre femme-


55

Suit e poé tique Ariane Beaudin


I . i ns tag r a m s to ry

la technologie qui ronge les ongles j’ai mal aux doigts et j’aime les inconnu-es je réagis à leurs stories en croisant ces doigts qui font mal je gratte l’espoir d’un jour les embrasser quelques gouttes de sang à l’œil je me distrais de ces créatures d’outre-monde je me distrais pour oublier l’attente pas de ton retour mais du cataclysme 56

et même si je ne sais rien d’elles de mes forêts imaginaires je connais leur rage mes créatures politiques sauvages rêvent de révolution eux et elles aussi la nuit et je crois que l’envie d’être aimé-e est là aimer d’amour anarchiste j’aimerais les aimer d’amour anarchiste pour l’instant je t’envoie des vidéos de moi avec mon chat je lis des livres, écris des textes intellectuels et je repost en guise d’activisme dans l’attente du cataclysme


moi qui croyais que tu avais aimé ma vidéo le vu au bas de l’écran et ton silence et la distance et l’overthinking mais oui quand même oui l’amour cataclysme brûlera canada et compagnie

57

une notification apparaît 15 % de batterie restants


II . a s t r o lo g ie

les tarots readings ça se fait mal à distance j’aurais voulu que tu brasses de toute façon you don’t really like to open up on va en rester aux cartes du ciel la tienne les leurs je vous connais depuis votre naissance maintenant moi qui ai perdu tout le monde avant ça fait drôle et tous les jours co-star nous donne des devoirs  des lettres d’amour  ça nous rappelle notre secondaire je t’envoie une photo de mon smoothie je te demande ce que tu penses du mariage je n’ai pas envie de finir mes cours en ligne

58

entre-temps je rêve que tu me fasses mal parce que venus in aries et parce que la vie a perdu son intensité au moins je t’aime tellement à distance sauf que mon application d’astrologie préférée chien de garde do you use pleasure as a sedative or as a luxury ? ma carte du ciel comme une partie de twister où je danse avec mon enfant intérieur qui avait tout figure out l’air de rien et alors je repense aux romans d’horreur de mon enfance ceux que j’ai lus ceux que j’ai essayé d’écrire je me relis je me reparle conjonction avec le passé mais où est donc demain peut-être casé entre deux nudes entre deux playlists entre animal crossing sur gamecube et animal crossing sur la switch dans tous les cas demain doit être à nous


I I I . wa l k i ng i n hoche lag

have we all been reading about astrology during this quarantine this too amongst the things i don’t know on s’excuse à coup de rétrograde c’est un nouveau langage que tu t’exclames à un coin de rue c’est un voyage dans le temps que j’ai envie de répondre

une des personnes que j’espionne amoureusement a partagé un meme sur les scorpios je réponds en lui demandant ses placements la personne me demande ma chart “tes désirs sont des ordres” i’m aquarius sun scorpio rising and they are scorpio sun aquarius rising we have a date this week now i hope it’s going to be sunny so we can go to the Parc Maisonneuve hochelag terrain de jeu tinder is overrated j’espère que ma date va arriver en skate they looked so sexy in that skating video

59

ça ou toi qui me dis que tu aimerais que je rencontre tes amis d’enfance


IV. dy s topia is a p lagu e

60

je rencontre à une manif un militant écologiste que j’ai toujours respecté et je me rends compte qu’il est déprimé j’écoute un podcast et je continue de détester le capitalisme je déteste les dystopies je les déteste je les déteste je les déteste je m’assure que les personnes que je date ont des convictions anticapitalistes eux et elles aussi et je bâtis mon utopie mon ambitopie ma pragmatopie mon quel-néologisme-veux-tu-topie et j’espère que quand je partage mes rêves aux autres je leur fais du bien et chaque personne que j’espionne et que j’embrasse dans ma tête habite ma commune imaginaire parce que les parallèles dimensions existent

like Jia Tolentino said the one skill you gotta have learned during quarantine is how to make someone feel loved in the distance dans ma commune imaginaire tout le monde feels loved and there is no distance


Anthony Lacroix et Emilie Pedneault

61

L e fleu v e e s t m a couleur préférée


aujourd’hui j’ai visité un appart trop petit mais bien situé aujourd’hui j’ai récupéré la médaille de mon chat décédé au mois de mars c’t’une grosse journée j’ai pleuré beaucoup je me suis fâché aussi 62

Rimouski est pas facile pour mes humeurs c’t’u correct boire du fort en plein milieu de l’après midi de prendre deux douches juste pour réfléchir de manger du pfk même si on aime pas ça faudrait que je retourne voir le fleuve que je prenne une longue et épuisante marche ça me permettrait peut-être de comprendre les choix que j’ai faits


salut il pleut ici aujourd’hui j’ai toujours aimé la pluie salut il pleut ici aujourd’hui

au chalet il y avait un toit en tôle j’ai toujours aimé la pluie nous laissions une fenêtre ouverte pour humer

au chalet il y avait un toit l’odeurendetôle la terre humide

aujourd’hui non nous laissions unemais fenêtre ouverteaujourd’hui pour humer je n’en ai pas l’odeur de la terre humide

envie

c’est trop d’angoisse de

mais aujourd’huime non demander si je

serai une bonne mère aujourd’hui je n’en ai pas sans lesenvie emmener au bois

63

c’est trop d’angoisse de me demander si je je dis dessinons serai une bonne mère

je dis dansons

sans les emmener au bois

je dis un livre sous les couvertures

je dis dessinons

je dis dansons

et je m’endors

je dis un livre sous les plein mon leur bouche couvertures ventre

une odeur de lait qui

et je m’endors s’imprègne leur bouche plein mon ventre

c’était une belle journée

une odeur de lait qui s’imprègne

c’était une belle journée


salut salut scuse moi je ne te parle plus souvent je m’excuse c’est pas de ma faute je suis de retour au travail maintenant je n’écris plus je m’épuise hors de chez moi maintenant je me lave les mains vingt fois par jour je suis rendu bon presque un talent naturel j’imagine que mes ongles cachent une forêt 64

c’est ma façon de passer le temps d’être méticuleux dans l’ennui qu’est-ce que t’as fait aujourd’hui j’ai classé des livres j’ai déplacé des boites j’ai cultivé des feux de grève dans mes paumes chacune de mes journées est un secret qui se brise c’est comme ça j’ai chaud la nuit je fatigue le jour et j’angoisse le reste du temps


je ne te suis plus jamais je ne lis ta poésie salut il faut que tu comprennes je ne te suis j’ai dûplus quitter facebook

il n’y avait que desjamais reinesjeetnemoi ne veux pas savoir lis tajepoésie quesalut je suis paysanne j’ai lu la vie des grandes dames

il faut que tu comprennes

je préfère Marie-Antoinette mais

j’ai dû quitter facebook

je ne veux pas qu’on ne m’aime pas

il n’y avait que des reines et moi je ne veux pas savoir

je suis Elisabeth

que je suis paysanne

sans la peste et le sang

j’ai lu la vie des grandes dames

sans le père qui vient avec

je préfère Marie-Antoinette mais fuck Henry VIII je ne veux pas qu’on ne m’aimejepas suis une badass 65

stp crois-moi quand je te dis que je suis je suis Elisabeth une badass sans la peste et le sang

que je ne fais pas seulement des choses sans le père qui vient avec

pour que le monde m’aime

fuck Henry VIII que je sais dire non je suis une que badass ça m’est déjà arrivé stp crois-moi quand je te dis que je suis de dire non une badass que je ne fais pas seulement des choses pour que le monde m’aime que je sais dire non que ça m’est déjà arrivé de dire non


toutes mes humeurs sont des corbeaux et tous mes corbeaux demandent du chômage ça engorge les lignes mes corbeaux brûlent des étapes piaillent au téléphone ce n’est pas de leur faute en temps de pandémie les oiseaux sont les premiers à mourir c’est connu c’est dans tous les films 2020 est un livre de Stephen King mis en film par Alfred Hitchcock piapia font mes humeurs à 2000 piastres par mois piapia dans tous les formulaires à remplir à chaque deux semaines

66

quand est-ce que ça va bien finir par commencer mettre le feu dans les choses solides s’entredéchirer le corps porter son masque comme du monde pour arrêter de stresser à cause de la job mes humeurs sont des corbeaux et tous mes corbeaux dorment crissement mal quand je suis stressé c’est pas de ma faute j’ai peur de mourir à chaque souper de famille à chaque bière dans un parc à chaque prêt de livre que je fais ce n’est pas de ma faute j’ai un cœur d’oiseau la haute pression dans les plumes la quarantaine à travers les veines piapia que je fais à chaque soir avec un verre de gin au moment précis où je termine une journée et en commence une autre


67


68


Dans les pages qui suivent, vous trouverez, dans une mouture exclusive, les trois textes lauréats du concours littéraire du Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. À l’occasion du 50e anniversaire de l’établissement, le thème du concours proposait de traiter, de près ou de loin, de l’UQAM. Comme Main Blanche n’a pas participé au processus de sélection des textes gagnants, les lauréates du concours ont été invitées à travailler en collaboration avec l’équipe éditoriale de la revue afin d’offrir une version revampée de leurs textes, qui ont d’abord été publiés sur le site web du Département d’études littéraires. Tout en les félicitant une fois de plus (c’est jamais de trop!), nous les remercions pour leur confiance et leur sensibilité créative.

69

T e x t e s l auré at s du concour s du Dépa r tement d’é t ude s lit t ér a ire s de l’UQAM


L e s y eu x de pierre s 70

Eveline Dufour


« Mais ne vous en faites pas pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire.1 » Isabelle lit. À l’université, les livres déversent leur sagesse. Isabelle est détrempée comme les sexes grands ouverts cachés sous les pupitres. Des fentes humides qui ne veulent rien savoir du savoir, qui ne sont ici que pour faire glisser les heures entre l’enfance et l’âge adulte, qui ne voient pas les spectres des écrivains qui longent les couloirs. « Quand je n’arriverai plus à semer la folie et la mort, c’est moi qui raserai les murs », pense-t-elle. Parfois, les escaliers mènent vers son passé sombre. L’étage est un lac reflétant à l’infini les yeux azurs de la jeune fille qu’elle a été. « Tu es de l’histoire ancienne », lui dit-elle avec un air de défi. Elle se croit à l’abri de son enfance à travers le dédale de murs de béton. Isabelle se souvient d’hier comme si c’était aujourd’hui. Isabelle a le mal de mère. À cet instant, ses pensées dérapent. La folie traîne comme un foulard de soie sur l’eau, elle n’est rien d’autre que l’esprit qui se laisse voguer sur une barque, elle gesticule lorsqu’on ne l’écoute pas, chuchote jusqu’à ce que son souffle se transforme en une tempête qui engloutit tout sur son passage, la folie ne se repose pas tant que tout le monde n’est pas devenu fou, elle tourne sur elle-même, se regarde dans le miroir, la folie et la mort se promènent main dans la main et jouent à cloche-pied avec les fillettes aux yeux bleus, la folie aime que les écrivains parlent d’elle, la folie est une longue phrase sans point

Quand le papier peint se met à danser, je me laisse glisser, et le bleu de l’eau se mélange à celui de mes yeux, je n’entends rien, parce qu’il faut parfois se noyer pour respirer, pour oublier un instant les murs de l’hôtel, l’homme qui est en moi et tous les autres qui m’ont si souvent prise pour une poupée, je dois couler au fond d’un océan noir et glacé pour que les abîmes m’empêchent de regarder la réalité en face Isabelle n’étudie pas. Le couloir vitré ressemble à un tunnel de train déposé sur le décor de briques du pavillon : c’est une passerelle de défilé de mode. Isabelle y déshabille les belles filles du regard comme on dépouille des carcasses de navires laissées à l’abandon. Elle prend des morceaux de leurs corps et les appose sur le sien pour devenir une mosaïque de chair. Un assemblage de femmes inconnues. Elle est un Elles qui hurle au Je. Je suis sur un trône, car je suis princesse avant d’être putain, pas celle qui se noie dans une mare de ses propres larmes, non, la vraie princesse, l’unique, celle pour qui le prince est prêt à mourir tellement elle est exquise, tellement elle a la peau blanche, la taille fine, les seins démesurés, les lèvres pulpeuses, rouges, tellement elle porte des talons plus hauts que les autres pour aller au bal, a les cheveux plus longs, plus blonds, les yeux plus bleus, le nez plus mince, les jambes plus longues, la peau plus douce, le sexe plus étroit, plus chaud, plus rasé et qu’importe si j’aime les mots, pour être assise sur un trône, pas besoin de savoir écrire Les écrivains s’ancrent sur les pages. Ils ont beau tenter de s’effacer, ils débordent des personnages qu’ils croient avoir inventés de toutes pièces. Chaque lettre est un miroir qui les dévisage. Des fous! Et si les écrivains sont fous, elle sera folle. Elle marchera dans leurs pas jusqu’à s’enfarger dans les mots qu’elle doit décharger sur le papier comme les hommes se déchargent en elle. Isabelle : névropathe jusqu’au bout de ses ongles rongés par la peur de ne jamais être à la hauteur. Elle fera naufrage sur les pages d’un livre où elle étendra sa mère.

1

Nelly Arcan, Putain.

71

Perdue dans la ville, se cache une pièce inondée. De son corps nu. Du rouge de ses lèvres fermées. Souriantes. Qui font tout ce que des lèvres doivent faire. Une pièce pleine de mains inconnues qui glissent comme une marée montante. Isabelle est le paquebot géant. La mer ne touchera pas à son pied. La chambre est le radeau de la Méduse sur une étendue déchaînée.


Elle sera couchée de tout son long corps de larve et elle me suppliera de ne pas salir les pages de mon roman avec son histoire sans intérêt, son histoire de femme qui n’en est même pas une, qui n’a pas de sexe, pas de voix, plus de fille, puisque je disparaîtrai et elle n’aura plus alors qu’un vague souvenir de mon existence, elle devra relire le livre pour des siècles et des siècles pour comprendre pourquoi j’ai voulu mourir avant ma mère et elle deviendra folle à son tour et la boucle sera bouclée parce que mes phrases auront des points

72

Isabelle aime penser que la mort n’a pas accès à l’université, que ceux qui y mettent les pieds existent même après leur disparition. Ils ont un jour pensé entre ces murs alors quelqu’un saura cueillir leurs pensées, les transformer et les faire revivre. « Les folles ont tellement de pensées qu’elles tombent de leur esprit, et il faut seulement quelqu’un pour les ramasser et les assembler sur une feuille, créer un collage, comme je le fais avec les corps des jeunes filles. Un jour, une étudiante récoltera mes pensées au tournant d’un corridor, sous l’arche vitrée d’un tunnel étrange, elle en sera d’abord tout étourdie et en fera un texte dix ans après ma mort… » Isabelle est voyante : nos yeux de pierres aussi. Je serai célèbre, car le tsunami de ma putasserie inondera les pages d’un livre et mon corps sera une sculpture immortelle, un sexe en forme de cri et je serai folle enfin, morte enfin, je serai tout ce que j’ai à dire et le monde se verra à travers moi, déformée, comme quand Narcisse se regarde dans l’eau et qu’il se voit tomber vers lui-même, et le monde se noiera dans mon reflet encore et encore, car je ne serai plus là pour lui écrire autre chose, lorsque tout ce que touchera mon regard sera devenu noir, tout s’arrêtera net.


Suzanne Arcand

73

Ess a i sous forme d’ek phr a si s


L’ekphrasis [ἔκϕρασις] (sur phrazô [ϕράζω], faire comprendre, expliquer, et ek [ἐκ], jusqu’au bout) est une mise en phrases qui épuise son objet et désigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et complètes, qu’on donne des œuvres d’art.

Cher Département d’études littéraires, C’est avec le plus grand intérêt que j’ai pris connaissance du Concours littéraire de l’hiver 2020 et des prix alléchants que vous offrez. Qui ne rêve pas de publier dans Main Blanche ! Comme le Parcours impact m’a enflammée, avec ses 50 projets de recherche et de création, je l’ai initialement choisi comme sujet d’essai. Cependant, quelle déception face à la rigidité du format imposé ! Moi qui croyais que l’interdisciplinarité caractérisait l’identité du Département ! Où se cache-t-elle dans vos trois pages de texte, à interligne et demi, qui ne suffiront manifestement pas à rendre hommage aux cherchercheur·euse·s et aux créateur·trice·s qui ont transformé la société québécoise ? Aurais-je complété Pratiques créatrices et interdisciplinarité pour rien ? En interdisant toute collaboration, vous venez de tondre mon inventivité au ras des pâquerettes. Quelle œuvre d’art totale, je vous aurais soumise ! Seule la réunion de plusieurs disciplines et techniques peut adéquatement refléter l’interaction de la vie académique et de la société.

74

Je me serais associée à des statisticiens de l’ESG UQAM pour démontrer que l’interdisciplinarité donne de bons résultats puisque seuls 15 des 50 projets relèvent d’une catégorie isolée. Ensuite, au moyen de diagrammes et de textes, nous aurions illustré la sous-représentation des technologies et de l’économie et la surreprésentation des sciences humaines. Avec des collègues en design, dans un article critique, j’aurais apporté un éclairage personnel sur les logos représentant les différents domaines et j’en aurais proposé de nouveaux, plus contemporains. Une palette de peintre pour symboliser la culture ? Pourquoi pas un seau percé comme l’utilisait Jackson Pollock ou même un urinoir ? Et que dire de la pile de monnaie – ou de pièces d’or, comme autrefois celles d’Oncle Picsou – pour les projets économiques, alors que l’argent comptant est en voie de disparition ? Avec des collègues de la Faculté des arts, j’aurais établi un Parcours impact poétique expérimental pour explorer les rapports entre langage verbal et langage visuel. Inspirée par Lesewald de Ferdinand Kriwet, j’aurais créé une forêt de mâts totémiques (en évitant, bien entendu, toute appropriation culturelle). Chaque catégorie aurait été représentée par une couleur : vert pour l’économie ; orange pour le champ social ; bleu, comme notre planète, pour l’environnement ; multicolore pour les projets associés à plus d’une catégorie ; etc. Dans le ciel de Météo extrême flotteraient des nuages de technologie ; dans Montréal, son archéologie, son histoire, le profil en violet du Vieux-Montréal se couvrirait d’arcs-en-ciel. Des images sculptées symboliseraient les projets : un œuf pour OLO, une éprouvette pour Lutter contre le cancer, une tablette pour Le virage numérique du livre jeunesse. Un texte ambigu et opaque les revêtirait, poésie concrète sans rythme ni syntaxe. Mon œuvre d’art totale s’adresserait à tous les sens : dans Préserver intelligemment nos forêts, appuyer sur un nez produirait une odeur d’épinette noire et d’humus ; dans Langues autochtones : un trésor immatériel, tirer une oreille nous ferait entendre un discours en kangiryuarmiutun ; dans Quelle image de la santé, ouvrir une bouche distribuerait des croustilles au chou kale. Je comprends la pertinence des balises – ma proposition ne tiendrait pas dans un courriel – ainsi que votre désir de lancer un concours purement littéraire. Mais alors, pourquoi vous limiter à trois genres : la nouvelle, l’essai et le dialogue, quand vos programmes offrent tellement plus ?


Pourquoi pas de la poésie ? Qu’avez-vous contre la versification, les sonorités, le rythme ? J’aurais pu composer une ode à l’UQAM, faire rimer météorologie et sexologie.

Pourquoi ne pouvons-nous pas soumettre un texte dramatique, avec ses chœurs, ses dialogues, ses didascalies ? Je verrais trois archétypes : un étudiant de première année au baccalauréat en histoire, culture et société ; une étudiante qui complète une maîtrise en comptabilité, contrôle et audit ; et finalement un·e doctorant·e en littérature qui se penche sur les moyens de dégenrer la langue française. À travers un long poème à trois voix, les personnages discuteraient de leur vie et, en unissant leurs forces, réussiraient à se défaire des stéréotypes dont souffrent les différentes facultés. Vos règles m’empêchent de vous soumettre de « l’écriture sans écriture », de coucher sur le ventre les lettres UQAM dans le style de Closky ou de raconter l’histoire du mot UQAM, comme Steve Savage l’a fait avec Nathalie. L’UQAM qui était, à ses débuts, orientée vers les premier et deuxième cycles, est aujourd’hui une université de recherche à part entière. L’UQAM est une université de pointe dont le rayonnement est international. Comme vous le savez, le trimestre d’automne 2020 s’offre majoritairement en ligne à l’UQAM. Il en sera de même pour le trimestre d’hiver 2021. Ces quelques « plagiats » glissés dans un texte original m’ont-ils éliminée d’office ? Que d’occasions manquées ! En conclusion, résumer l’UQAM en seulement trois toutes petites pages, à interligne et demi de surcroît, relève de l’impossible. C’est pourquoi je dois décliner votre invitation à participer au Concours littéraire du 50e anniversaire de l’UQAM.

75

Si je m’évadais de la case où vos critères m’ont enfermée, je proposerais un roman graphique. Car si une autrice peut, en trois pages, célébrer 50 ans d’audace, imaginez ce qu’elle accomplirait en mêlant librement textes et dessins. J’aurais raconté la trajectoire d’une des premières étudiantes de l’UQAM et, avec elle, remonté la ligne du temps. Elle deviendrait, tour à tour, doctorante et professeure ; participerait à l’Opération Ketchup-Moutarde ; contesterait la hausse des frais de scolarité ; enquêterait sur la mystérieuse disparition du coq du clocher de l’église Saint-Jacques – un groupuscule de féministes extrémistes aurait-il voulu se débarrasser de ce symbole phallique ? – ; prendrait part à la Nuit de la poésie de 1980 et regretterait d’avoir raté celle de 1970 ; chialerait de nouveau contre la hausse des frais de scolarité ; rencontrerait le dalaï-lama en 1993 ; débattrait du logo de l’UQAM et de son accent rebelle qui ne respecte pas les conventions de l’Office québécois de la langue française ; participerait au piquetage lors d’une grève des professeur·e·s.


Le s a m a nt s cobay e s 76

Sarah-Maude Bilodeau


Cette nuit encore, j’apprends ton visage endormi.

J’en analyse la courbe, les taches laissées par le temps. J’observe ta lente et profonde respiration, en dénote les irrégularités tel un sculpteur jaugeant sa Galatée. L’insomnie force à trouver de bien curieuses façons de se divertir.

Je ne te parle jamais de mes rêves, pas plus que tu ne me parles des tiens. Lorsque je parviens à trouver le sommeil, lorsque la nuit consent à m’embarquer sur son dos après de multiples rituels pour tenter de chasser l’insomnie, lorsque je rêve enfin, c’est de toi. Je fais souvent ce même cauchemar, réunion des souvenirs que nous partageons et des craintes que je te cache. Comme une écume qui me parvient dans le sommeil, tes fautes me rattrapent et, déformées par le prisme du rêve, adoptent des visages terribles. Je nous vois lors de nos premiers moments dans l’enceinte de l’université. Les murs de l’école étaient le lieu de gestation du zèle que nous cultivions l’une pour l’autre. Je t’écrivais des poèmes et les cachais quelque part dans le pavillon Hubert-Aquin, quelque part dans la bibliothèque, et toi, tu te prêtais au jeu, tu consentais à la chasse au trésor que j’avais imaginée pour notre plaisir secret. Lubie partagée dans le silence, inconnue des autres. Mais dans mes cauchemars, cette chasse au trésor devient mon tombeau. Les rôles s’inversent : c’est maintenant moi qui cherche et qui chasse. Je te chasse toi parce que tu me fuis, et plutôt que de te trouver quelque part dans le pavillon Hubert-Aquin, quelque part dans la bibliothèque, je trouve des morceaux de toi. Des fragments de chair déchirée. Je trouve les loques d’un corps que j’ai apprivoisé, connu, touché.

De ta tête jusqu’à tes mains, ton torse.

Jusqu’à ton cœur que je n’arrive jamais à prendre.

Jusqu’à ton pubis où je reconnais les griffes et les morsures de tes conquêtes, ces bêtes qui auront eu raison de toi. Alors je ne dors pas, par peur de ces songes devenus cimetières de mes réalités, ossuaires des squelettes de ton placard. Et je te regarde, toi qui as droit au sommeil.

Mais cette nuit, je suis lasse de t’observer rêver.

J’ai fait l’étude de cet instant de transition entre l’amour absolu et l’amour révolu. Ce moment précis où le désir cède, où la tendresse s’épuise et s’éteint. Indifférente, j’ai été témoin de notre affection se fracassant contre les remparts du désenchantement et je m’apprête à t’en faire le froid rapport, moi, soldate d’amour aux armes de trahison. On ne peut effacer la complicité naturelle de deux amants, certes. Mais j’ai cessé d’être sensible à ce qu’il y avait de beau en nous. Je ne le perçois plus, comme si mon satellite était devenu imperméable à tes ondes, comme si ta prose s’était parée d’hermétisme. Que soudainement, ta bouche, ton corps, tout de toi avait pris les sons d’une autre langue. Ta présence endormie ne m’apparaît plus d’aucune autre utilité que celle de me distraire de mon incurable insomnie. Mais même ce jeu n’est plus amusant.

Je suis devenue sourde de toi.

77

Cette nuit encore, j’apprends ton visage endormi. C’est pourtant la dernière fois que tu trouveras le sommeil dans notre lit. Demain, je te chasserai de ce que nous avons construit ensemble, à commencer par cette pièce. Mes murs ne verront plus l’assemblage difforme de nos corps entrelacés. Tu en seras exilée, bannie. En attendant, je parcours toujours la courbe de tes cils. Ils sursautent timidement au rythme de tes rêves. Je m’exerce à les imaginer, tes rêves. Où es-tu à cet instant précis? Suis-je présente dans le paysage de tes songes autant que tu l’es dans mes angoisses diurnes?


observer le sommeil dans sa blancheur neuve une cuisse brûlante qui cherche la mienne dans le mutisme s’éclipser faire taire le dialogue des corps J’ai longtemps eu l’occasion d’apprivoiser ta personne assoupie. Tes marmonnements indistincts, tes membres et leurs déplacements involontaires : je les connais par cœur, tout comme je sais les nuits de solitude. Lorsque tu ne rentrais pas, que tu omettais de revenir à moi, j’étais forcée de faire face à ton absence comme un dormeur face à ses terreurs nocturnes. Elle se tenait là, ton absence, dans le coin de la chambre, mais aussi dans le coin du lit parce qu’elle était partout. Immobile, mais bien présente. Glaciale, inerte. Pareille à un cadavre que tu aurais oublié à mes côtés. Je t’ai laissée me tyranniser. Je me suis faite martyre de ta faiblesse jusqu’à ce que tout de toi me répugne, jusqu’à ce que la colère me sature de toutes parts. Parfaite dans mon rôle, je me suis laissée briser jusqu’à ce que seul le goût métallique de la haine subsiste dans ma bouche. La rouille qui m’entachait la langue, l’as-tu goûtée? J’ai additionné les tromperies que tu cumulais à mesure que tu filais la tapisserie de tes baises. Je les comptais telle une condamnée qui calcule ses jours restants : presque lubriquement. Et ce compte s’est changé en une berceuse que je fredonnais à l’heure du coucher pour être bien certaine de m’interdire le sommeil. Puis j’ai cessé de considérer ton corps. Les caresses n’étaient que des chorégraphies ankylosées que je m’efforçais de répéter à l’infini. J’ai été une poupée stoïque au service de ton plaisir. 78

Nos lèvres ont été réduites à de pauvres gadgets sur nos visages ; deux objets compatibles par leur forme, mais rien de plus. ma bouche ermite de chair ébauche de lignes incohérentes qui s’éteignent en rictus dans tous les lits dans tous les amants ricochets J’ai aussi embarqué dans le manège de l’infidélité. Sur ton visage, je projetais constamment celui des autres. Je les visionnais comme un film dans une tentative hargneuse de te haïr davantage. Peut-être était-il là, mon salut, dans le fiel que je nourrissais et qui, à lui seul, me tenait divertie. Avec toi, je me suis prêtée à la farce de l’avenir, mais c’était une feinte et, à l’aube, je te chasserai enfin. Le futur aura été un simulacre où projeter l’absurde idée d’un nous. Un théâtre d’ombres dans lequel je me suis fait la marionnette de tes passions improvisées, le sujet de tes mises en scène. Nous étions deux parfaites cobayes, expériences d’un amour sot et niais. Finis les cauchemars où je cherche ton corps en loques. Finie l’insomnie où je le côtoie entier et sale. Cette nuit est la dernière où je jouerai à apprendre ton visage.

Tu ne me divertiras plus lors des nuits sans sommeil. j’ai fait l’exercice de la haine un soir où j’apprenais ton visage endormi pas de sous-titres pour les cœurs brisés il n’y a pas de langage qui sache ma douleur toute tentative de la dire devient euphémisme


79


É q u i p e / co l l a bo r at e u r ·TRI C E · s É Q U I PE DE RÉDA C T I O N

Marjorie Benny Kevin Brazeau Équi p e d e r é v i s io n

Mélina Cornejo I llu s t r at io n s

Couverture : Annabelle Brazeau Illustration : « Des mots vagues », Mark-Antoine Thibodeau-Breault Illustration : « Sans titre » tirée du projet Relation épistolaire de Robie Schuler 80

GRAP H I SME

Shed espace créatif LOGO

Jeik Dion C O NTA C T

Revue littéraire Main Blanche 405, rue Sainte-Catherine Est Pavillon Judith-Jasmin, J-1080, Montréal (Québec) H2L 2C4 mainblanche@gmail.com


S O U M I SS I O N DE TE X TES

La revue Main Blanche publie poèmes – en prose ou en vers –, nouvelles, micro-récits, fragments, essais, etc. Pour un même appel, il n’est possible de soumettre qu’un seul projet. En termes de longueur, nous acceptons un maximum de huit pages pour les suites poétiques et cinq pages pour les textes en prose. Le texte doit être soumis en format .doc ou .pdf. Vous devez nommer le fichier comme suit : nom, prénom - titre. PR O C ESS U S DE SÉ L E C T I O N ET DE RÉV I S I O N

À la suite de la période d’appel de textes, les membres de l’équipe de rédaction se réuniront afin d’effectuer une sélection. Une réponse sera ensuite fournie par courriel à toustes celleux qui auront soumis un texte. Les textes sélectionnés feront l’objet d’un travail de réécriture collaboratif entre éditeur·e·s et auteur·e·s. Afin d’encourager l’émergence de nouvelles écritures et de contribuer à la réflexion des auteur·e·s de l’UQAM, l’équipe acceptera de répondre aux questions des auteur·e·s quant au refus de leur texte. Nous attendons les textes à l’adresse courriel suivante : mainblanche@gmail.com


Tirage de 300 copies. Dépôt légal à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ). Main Blanche est la revue des étudiant·e·s en études littéraires de l’UQAM. Son contenu ne peut être reproduit, en tout ou en partie, sans une autorisation écrite. Chaque auteur·e est responsable des propos tenus dans son texte. Cette revue est financée par l’AEMEL-UQAM, l’AFÉA-UQAM, le Service à la vie étudiante (SVE) et le Département d’études littéraires de l’UQAM.



84

CORRESPONDANCES

vOL25 • n01 • 2021


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.