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LE MOMENT PHILO ROUSSEAU

JEAN-JACQUES ROUSSEAU A DIT

«On ne voyage en toute liberté qu’en allant à pied»

Qui n’a pas un jour rêvé de liberté absolue en partant à la découverte du monde, en camping-car par exemple? Le philosophe des Lumières Jean-Jacques Rousseau, natif de Genève, a beaucoup réfléchi à la question. Il nous révèle ici, à travers un entretien fictif avec Christoph Quarch, comment le voyageur peut embrasser cette liberté.

the red bulletin: La liberté est un thème qui vous a longtemps occupé. De nos jours, beaucoup de gens voient dans la découverte du monde en camping-car une manière d’y accéder. Que vous inspire ce désir sans cesse renouvelé de liberté?

jean-jacques rousseau: Je comprends parfaitement cette aspiration à une grande liberté. Ce n’est pas un hasard si le plus connu de mes livres s’ouvre avec la phrase: «L’homme naît libre, mais partout il est enchaîné.» Et les chaînes auxquelles je faisais allusion n’incluaient pas seulement celles de la société féodale qui asservissait tant de gens à mon époque et que les révolutionnaires de 1789 s’efforcèrent de briser en m’invoquant. Je faisais aussi et surtout allusion aux chaînes que les gens se fabriquent avec leurs conventions et leurs habitudes. Quiconque veut se défaire de ces chaînes a ma bénédiction.

Vous êtes donc l’allié des anticonformistes et des individualistes. Mais qu’en est-il du caravaning, du voyage en camping-car? Cela pourrait-il vous séduire?

Certainement pas. Il sufft d’examiner ce mode de voyage de plus près pour constater qu’il ne libère pas JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712–1778) fut l’un des hommes les plus persécutés d’Europe. Érudits, ecclésiastiques et autorités lui furent hostiles, quels que fussent ses écrits, des chaînes ceux qui s’y adonnent, mais en crée au l’obligeant à mener une vie d’errance. Il ne connut la tranquilcontraire de nouvelles, invisibles. Ils sont condamnés lité que lors de brèves périodes, comme celle qu’il passa avec à fréquenter les routes et les lieux adaptés à leurs sa femme dans une ferme de montagne en Isère, en France. étranges véhicules. Leur liberté s’en trouve excessive- Il y vécut proche de la nature, une période dont il resta ment restreinte. Seule la marche permet de se déplanostalgique. cer en toute liberté. Ainsi que les hommes le faisaient CHRISTOPH QUARCH, 57 ans, est un philosophe allemand, avant le début de leur odyssée dans la civilisation. fondateur de la Nouvelle Académie Platonicienne (akademie

-3.org) et auteur de nombreux ouvrages philosophiques, dont Mais pensez au confort de voyage qu’offre le camle plus récent: Kann ich? Darf ich? Soll ich? Philosophische Antworten auf alltägliche Fragen (trad. Ai-je le droit ou estping-car. Avez-vous oublié les lieux misérables ce que je dois? Réponses philosophiques aux questions de où l’on devait passer la nuit au XVIIIe siècle? la vie quotidienne), en allemand chez legenda Q, 2021.

Oui, c’est ce que le citoyen du monde moderne pense sans se rendre compte de l’inanité de cette idée. Le confort est la mort de toute liberté. En effet, pour se dire « libre», il faut renoncer à toute forme de confort, et se délester de tout bien matériel et mental accumulé au fl des années. Débarrassez-vous de toutes ces choses que l’on est censé charrier, des concepts que l’on est censé connaître. Moins vous serez encombré, mieux cela vaudra pour vous. Allez pieds nus dans la forêt, et vous y trouverez cette liberté vénérée.

Est-ce ce que vous le faites? Êtes-vous, vous-même, un adepte des promenades en solitaire?

Absolument! Lorsque je veux réfléchir avec clarté, je quitte le confort de ma demeure et vais par monts et par vaux, je me promène au grand air.

«Un camping-car Cela me permet d’être à l’écoute ne libère en rien des chaînes, mais de ce que la nature a à me révéler. Si je me déplaçais en campingcar, je ne rencontrerais que moien crée de nouvelles, même, et stationner au fin fond invisibles.» du Cap Nord n’y changerait rien.

Mais vous pourriez descendre du véhicule et partir vous promener, non?

Vous n’y pensez pas, mon ami. Nul homme n’a connu la véritable liberté en s’aventurant non loin de son camping-car. Aussi longtemps qu’il dépendra de ses possessions, l’homme restera enchaîné, enfermé dans la cage dorée qu’incarne son camping-car. Et plus il en est inconscient, moins il est libre.

Viser le top

S’il y en a un qui, mieux que quiconque, a documenté les limites de l’escalade, c’est bien Jimmy Chin. Une anthologie honore l’artiste et grimpeur qui a suivi des âmes intrépides aux confins du monde.

Texte PETER FLAX & ANDREAS WOLLINGER

De grands inconnus

Yosemite, 2009

Chin a commencé à escalader les parois de Yosemite lorsqu’il était ado. À l’automne, il documente la culture de l’escalade sur cette cathédrale de granit et capture au crépuscule deux BASE jumpers anonymes en vol.

L’hôtel aux mille étoiles

Yosemite, 2015

Chin a passé le mois de janvier au-dessus de la vallée de Yosemite, tandis que Kevin Jorgeson et Tommy Caldwell se frayaient un chemin sur la paroi. Une mission prétendue impossible, jusqu’à la dalle de granit perchée à près de mille mètres d’altitude, le long de la face appelée Dawn Wall. Cet effort a été documenté dans un film éponyme.

À grande échelle

Everest, 2004

On a demandé à Jimmy Chin de se joindre à une équipe d’experts, dont David Breashears et Ed Viesturs, pour escalader l’Everest et filmer des séquences panoramiques. Ce sera l’une des deux ascensions réussies de Chin sur la plus haute montagne au monde. Ici, Breashears monte une série d’échelles grinçantes sur la cascade de glace du Khumbu.

Interférences

New York, 2016

Poussant ses talents de grimpeur dans la jungle urbaine, Chin est monté au sommet du One World Trade Center avec Jamison Walsh, l’un des deux Américains certifiés pour escalader la flèche lors d’inspections annuelles. Chin raconte que les interférences de l’antenne massive du bâtiment ont rendu une partie de son matos inutilisable.

Beauté naturelle

Arche de Bashikele, Tchad, 2010

À la limite sud du Sahara, le temps, le vent et l’érosion ont créé d’étranges formations de grès dans le désert. Ces sculptures ont un pouvoir d’attraction très fort sur les grimpeurs James Pearson et Mark Synnott. Jimmy Chin n’a rien perdu de leur ascension.

Revenir vivant

Tibet, 2003

Chin s’est joint à Stephen Koch, un snowboardeur en quête des sept sommets, pour atteindre la face nord de l’Everest. Ici, Koch escalade une tour de glace sur le glacier de Rongbuk. Après avoir failli mourir dans une énorme avalanche à 7000 mètres, le duo a abandonné l’expédition. Jimmy Chin s’est alors souvenu que le but de l’escalade, c’était de revenir vivant.

Avec les dieux

Yosemite, 2017

Lorsqu’Alex Honnold a atteint le sommet d’El Capitan, aux proportions hallucinantes, le 3 juin 2017, après une escalade libre de 3h56 min, Chin a capturé l’exaltation du moment. Avec sa femme, Elizabeth Chai Vasarhelyi, Chin a passé deux ans à suivre la quête de Honnold pour le film Free Solo, récompensé par un Oscar.

Chin sur le Pacific Ocean Wall d’El Capitan (USA) en 2007. Le Yosemite a inspiré son travail plus que tout autre endroit.

LE PHOTOGRAPHE JIMMY CHIN

décrit ce qui le pousse à aller aux quatre coins du monde, pour documenter des aventures en terres étrangères et dans des conditions hostiles. «Mon inspiration première était de vivre la vie d’un nomade.» Cette curiosité profonde et la recherche créative sont les moteurs qui ont conduit Chin au sommet de l’Everest (deux fois), et à des ascensions très techniques sur tous les continents.

Son anthologie, There and Back, reprend l’étendue de son travail. «Il s’agit d’un livre authentiquement personnel. Au fur et à mesure que je poursuivais mes explorations, j’ai eu des moments culminants. J’ai mis ces petits marqueurs dans la chronologie de ma vie, et dans le livre.» Bien sûr, cet ouvrage est rempli de montagnes légendaires, mais aussi de gens: des grimpeurs iconiques qui ont rejoint Chin et des gens ordinaires rencontrés en chemin. «J’ai choisi cette carrière pour cultiver des relations et des expériences intenses. Je porte le poids de ces histoires et de ces images depuis longtemps, c’est pourquoi je dédie et lègue ce livre à mes enfants comme un morceau de leur histoire familiale.»

Toutes les photos sont tirées du livre de Jimmy Chin, There and Back: Photographs from the Edge ©2021. Édité par Ten Speed Press, une entité de Random House, elle-même une division de Penguin Random House LLC.

Benedict Cumberbatch

À l’écran, il doit castrer un taureau. Dans sa vie privée, la star hollywoodienne préfère cultiver son côté sensible. Et travailler à sa carrière en tant que bouddhiste.

Entretien RÜDIGER STURM

Un hélicoptère passe en trombe, un pianiste joue en arrière-plan, mais Benedict Cumberbatch garde son sang-froid pendant l’interview qui se déroule sur la terrasse de l’hôtel vénitien Excelsior, parlant avec une concentration et un calme inébranlables. Cela peut s’expliquer par le fait que l’acteur de 45 ans a relevé des défs bien plus ardus dans ses rôles. Dans le western dramatique The Power of The Dog de Jane Campion, il se livre également à des exercices physiques et à des duels psychologiques éreintants. Mais cela a peut-être aussi à voir avec le fait qu’il travaille beaucoup sur sa sérénité.

the red bulletin: Votre rôle dans The Power of The Dog ne semble pas avoir été très facile.

benediCt CuMberbAtCh : Je le prends comme un compliment. Je veux des rôles qui m’offrent de l’inattendu. C’est la seule façon pour moi de m’amuser en les jouant. C’est probablement aussi plus intéressant pour le public que si je faisais toujours la même chose.

Dans le film, vous devez faire le travail d’un cow-boy: monter, rassembler le bétail et le castrer. Avez-vous appris quelque chose de tout cela que vous pouvez utiliser dans la vie de tous les jours?

Oui, je peux gérer les vaches maintenant. Récemment, nous étions en vacances et nous marchions le long d’un chemin menant à la plage lorsque des personnes ont couru vers nous, complètement apeurées. Le chemin était bloqué par un troupeau de vaches. Grâce à mes nouvelles connaissances, j’ai pu les faire partir… plus gentiment que dans le flm.

Donc le macho, c’est du théâtre?

Notre époque diffère du passé. Aujourd’hui, il faut faire preuve d’empathie, comprendre le point de vue d’autrui. C’est tellement plus agréable de se trouver des points communs avec les autres. Et cela implique la lutte contre la masculinité toxique. Chaque fois qu’on expérimente une forme de sexisme, il faut l’identifer et s’y opposer.

Vous semblez très progressiste. Comment avez-vous développé votre vision du monde?

La méditation m’aide beaucoup. C’est un outil qui permet de ressentir le silence en soi. Elle libère temporairement des pensées et vous donne la possibilité de vous détendre complètement. C’est idéal pour se débarrasser du stress.

À quelle fréquence méditez-vous?

J’essaie de le faire une fois par jour, généralement le matin. Mais ça m’aide aussi à me calmer avant de m’endormir.

Outre la méditation, on dit que vous vous intéressez au bouddhisme. Pour les bouddhistes, la vie est une souffrance. Êtes-vous d’accord avec cela?

Oui, absolument.

N’est-ce pas une vision plutôt pessimiste du monde?

Cela dépend de ce que vous entendez par «souffrance». Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit de la douleur à la suite d’un accident ou d’un acte violent. Mais en fait, cette souffrance n’est qu’une tension. Et elle survient souvent parce que nous ne savons pas comment faire face aux changements. La vie est en constante évolution, ce que nous percevons avec tous nos sens. Lorsque nous acceptons cela, nous pouvons nous libérer de notre douleur. Nous devons comprendre que tout fnit par passer. Ce qui s’élève tombe, et ce qui tombe se relève.

Cette prise de conscience est-elle aussi la clé du bonheur?

La clé du bonheur est de ne pas le chercher en premier lieu. Et aussi de ne pas poser la question de savoir où il se trouve. Si vous le poursuivez, vous ne le trouverez pas, comme le raconte la légende irlandaise du chaudron rempli d’or au pied d’un arc-en-ciel. Faites l’expérience d’être. À tout moment. La voilà, la vérité.

Avez-vous déjà connu le malheur?

J’ai assisté à la fnale du Championnat d’Europe de football au stade de Wembley cette année (l’Angleterre a perdu 3:4 contre l’Italie aux tirs au but, ndlr). Que dire de plus?

The Power of the Dog, à partir du 1er décembre sur Netflix

«Quand on expérimente une forme de sexisme, il faut l’identifier et s’y opposer.»

Benedict Cumberbatch, 45 ans, à propos de la masculinité toxique.

Elias et Joe Hountondji

sont plus que des frères. Ce sont les Red Bull Driftbrothers. Lorsqu’ils glissent côte à côte dans les virages au volant de leurs BMW de 1040 chevaux, ils doivent compter l’un sur l’autre à 100%… et ils savent qu’ils peuvent le faire.

Entretien WERNER JESSNER

Le drift est le seul sport auto sur circuit à se dérouler devant des juges. Précision, élégance, style et angle d’attaque sont les critères pris en compte dans la notation, d’abord seul, puis coureur contre coureur dans un système à élimination directe. Si le pilote de devant fait une erreur, celui de derrière aura un problème. Car plus vous adaptez votre stratégie à votre concurrent et à sa voiture, plus vous pouvez «l’attaquer» sans risquer d’endommager votre voiture. Elias et Joe Hountondji pratiquent ce sport depuis plus de dix ans et ont lutté ensemble pour atteindre des sommets. Un double entretien sur l’amour et la rivalité entre frères.

the red bulletin: Vous faites tous les deux la même chose. En quoi cela vous rend-il meilleurs?

elias: Nous avons des personnalités complètement différentes. J’aime aller au fond des choses de manière factuelle, alors que Joe fonctionne plus au feeling. Ces approches distinctes nous aident, par exemple, lorsque nous nous mesurons à de nouvelles pistes. J’essaie d’élaborer la trajectoire la plus logique de manière analytique. Parfois, ça ne marche pas. Ensuite, je regarde comment Joe s’y prend. joe: Nous avons deux outils: le mien et celui de mon frère. C’est un avantage sur la concurrence.

Et quand vous vous rencontrez en phase éliminatoire?

joe: C’est là qu’on se réjouit. Il ne s’agit pas de prouver à l’autre qu’on est meilleur. C’est cool parce qu’on sait que cela sera un affrontement génial. Vous pouvez aller jusqu’au bout parce que vous êtes sûr que l’autre ne vous fera pas de coups bas. elias: Quand je me mesure à Joe, j’ai davantage de capacité mentale pour pouvoir me concentrer uniquement sur la conduite. C’est pourquoi je performe toujours mieux contre lui. Avec d’autres coureurs, on ne risque pas toujours tout. Avec lui, j’ai une confance totale. C’est pourquoi nos duels ont toujours été géniaux.

Est-ce que la sensation de gagner contre son frère est spéciale?

joe: La conduite est spéciale. C’est pourquoi j’aimerais rencontrer Elias en fnale. Une fois, ce serait lui qui gagnerait, l’autre fois, moi. Ce serait la situation idéale. elias: Le bon côté d’une course l’un contre l’autre c’est qu’à la fn, l’un d’entre nous s’est à coup sûr qualifé pour la ronde suivante.

Vous vous entendiez aussi bien quand vous étiez enfants?

elias: Joe a cinq ans de plus que moi. Il a été mon modèle pendant longtemps. À cause de la différence d’âge, nous n’avons pas fait grandchose ensemble. Nos intérêts sont simplement différents. Le drift nous a ensuite réunis. joe: Elias a toujours voulu aller au fond des choses, surtout quand elles sont techniques. Cela veut dire, par exemple, qu’il démontait mes voitures télécommandées. Il n’a appris à les assembler que bien plus tard (rires). Pendant un certain temps, cela a présenté des risques de confit.

Ces derniers temps, vous avez travaillé ensemble, et développé une nouvelle voiture avec BMW M. Y a-t-il eu des conflits entre vous?

joe: Les dernières années ont été diffciles. Il y a eu des frictions. Nous devions nous retrouver pour préserver notre complicité entre frères. La pression, le risque, nos personnalités différentes: tout a fni par se régler.

Comment avez-vous résolu ce problème?

elias: Le dialogue. Dans la folie du quotidien, il n’y avait pas toujours la place pour de grandes discussions. joe: … et notre père est un excellent médiateur.

Pouvez-vous imaginer les Driftbrothers l’un sans l’autre?

elias: Si je ne le fais pas avec Joe, je ne le fais avec personne. joe: Même chose pour moi.

Joe et Elias et leurs derniers joujoux: deux BMW M4 Competition de 1040 chevaux.

«Le bon côté d’une course l’un contre l’autre: l’un de nous va forcément plus loin.»

Elias (à droite), 35 ans à propos de la concurrence avec son frère Joe Hountondji, 41 ans.

Fabian «Bane» Florin

Après quatorze ans sous l’emprise de la drogue, il est désormais l’un des graffeurs les plus reconnus de Suisse. Une heureuse issue qu’il doit au fait d’avoir toujours cru en ses rêves.

Entretien STEFANIA TELESCA Photo LUKAS MAEDER

«La prison, c’était un hôtel trois étoiles pour moi. J’avais de quoi manger, j’étais au chaud et je n’étais plus SDF.» Assis dans son studio à Coire (canton des Grisons) un samedi matin, Fabian Florin, 38 ans, évoque son passé. Son passage par la case prison change radicalement le cours de sa vie. Ce passé douloureux, Fabian en parle souvent et volontiers, même si cette évocation sensible l’oblige à s’interrompre à plusieurs reprises. «C’est ma manière à moi de faire de la prévention afn d’essayer de sauver des vies, même s’il ne s’agit que d’une seule.»

À quatorze ans, l’ado sombre d’abord dans la drogue et consomme tout ce que la rue a à offrir, puis verse dans le délit de recèle, de trafc et les plans douteux: «Bane», surnom qu’il se donne à présent, passe ses nuits dans des garages souterrains et lutte pendant quatorze ans contre l’addiction.

Ses tentatives de sevrage ratées s’enchaînent, tout comme ses séjours derrière les barreaux. Il touche le fond du fond à l’approche de la trentaine: «Je ne voulais plus de cette vie. Et j’étais sous la menace d’une peine de prison de trois ans et demi.» Il décide de passer à la vitesse supérieure, sur une longue durée: sevrage brutal de deux mois suivi d’une thérapie de deux ans, tout en se remettant à graffer.

Le déclic se produit lors d’un concours de grafftis qu’il remporte. «Je m’en souviens comme si c’était hier. J’ai bombé un poisson», confet-il tout sourire. En revanche, il a complètement oublié la récompense. «La vraie gratifcation était ailleurs. Ce concours m’a donné un but dans la vie, une perspective, un objectif.» À partir de ce moment-là, il entrevoit la possibilité d’accomplir quelque chose de grand.

Adolescent, il découvre l’univers du graffti à travers un magazine de hip-hop. «Pour la première fois de ma vie, quelque chose me fascinait.» Mais, rêveur, il l’a toujours été. «Je rêvais d’accomplir des choses extraordinaires. Et d’une certaine façon, j’ai toujours porté en moi la vie que je mène aujourd’hui.» Ce feu intérieur n’a jamais cessé de brûler, même durant ses pires années: «Appelez ça l’espoir, ou l’instinct de survie, une chose est sûre, c’est cette petite famme qui m’a éclairé et a fait toute la différence à l’époque.»

L’important dans la vie est d’avoir des rêves. «J’en ai un pour demain, un pour la semaine prochaine, et bien d’autres, petits et grands.» Des rêves qui ont comblé le vide engendré par le sevrage. «J’ai enfn pu me demander: qui suis-je au juste?»

Compenser le vide intérieur est essentiel pour chacun d’entre nous, tout particulièrement lorsqu’on traverse une situation diffcile: «Explorer de nouvelles choses est vital. Des choses qui peuvent nous donner du plaisir et l’envie de s’investir.» Encore faut-il pour cela oser sortir de sa zone de confort.

Il y a trois ans, Bane lance le Street Art Festival Chur et monte aussi un club de photographie argentique. Aujourd’hui, il est l’un des artistes urbains les plus reconnus de Suisse. Indépendant depuis onze ans, il réalise ses grafftis en Suisse et à l’étranger et ne parvient à satisfaire qu’environ 20% des nombreuses commandes qu’il reçoit. Pour les projets d’envergure, il aime s’associer à d’autres artistes: «Nous partageons les honoraires et nous nous soutenons mutuellement.»

Mais au fait, que signife le surnom «Bane»? «Le féau», rétorque Fabian. Celui auquel il a échappé, une époque qu’il ne veut plus jamais revivre, et qu’il ne faut donc pas oublier. Il intervient régulièrement dans les écoles pour parler de son parcours et faire de la prévention. L’artiste cherche également à donner confance aux jeunes en leur propres capacités.

Alors que nous admirons ses œuvres à travers les rues de Coire, les marques de reconnaissance et les «merci » des habitants se succèdent. Ils lui témoignent leur sympathie pour avoir coloré leur ville, ou parce que son parcours les a émus. «Je n’avais jamais imaginé ni espéré un tel accueil de mes œuvres. Tout ce que je voulais, c’était peindre de grands murs.»

Les œuvres murales de Fabian «Bane» Florin embellissent les rues de Suisse et d’ailleurs. Suivez-le sur Instagram: @fabian_bane_florin; fabianflorin.ch

«J’ai de nombreux rêves, grands et petits.»

Fabian «Bane» Florin, 38 ans, devant l’un de ses graffs à Coire.

La snowboardeuse ANNA GASSER est la reine de sa discipline. Un titre que cette Autrichienne de 30 ans est bien décidée à défendre encore longtemps. Pour The Red Bulletin, sa compatriote Doris Knecht, auteure et journaliste, nous livre un portrait littéraire royal. Hommage à une femme qui n’abandonne jamais.

ANNA GASSER La Reine des neiges

Un conte d’hiver

par Doris Knecht

C’est une reine sans couronne mais toujours coiffée d’un gros bonnet en laine, d’où s’échappent les mèches blondes de sa longue chevelure. Blonde comme un champ de blé au soleil, elle retombe en cascade sur ses épaules, parfois domptée en de fnes nattes lâchement tressées.

À première vue, la reine ressemble à une petite princesse ingénue. Enfant de l’été, née dans les montagnes du sud de l’Autriche, elle se souvient d’une enfance idyllique, remplie de bons souvenirs et de chaleur, elle se souvient que ses héroïnes préférées s’appelaient Heidi et Elsa – une autre reine des neiges.

Elle parle de sa famille et du cocon dans lequel elle a été bercée : à la maison, la malbouffe était interdite. Quant à la mobylette qu’elle rêvait d’avoir pour ses seize ans, il lui faudra attendre son vingtcinquième anniversaire pour la recevoir enfn. La jeune reine grandit dans un décor de conte de fées, une vallée verdoyante bénie par un climat plutôt doux, au bord d’un lac où il fait bon se baigner en été et dont les eaux semblent se reféter dans ses yeux.

Quand elle n’est pas occupée à dévaler les pentes enneigées de sa Carinthie natale, la reine aime se retirer dans son petit « château » privé, un appartement baigné de soleil à la décoration chaleureuse.

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De son grand balcon, elle peut admirer la vue sur Milchstatt, son lac et le ciel qui s’y refète, et sur les montagnes qui se perdent au loin. Quand sa sœur lui rend visite, les deux se lancent dans des séances d’acrobatie à donner le vertige, l’une se balançant sur les épaules ou sur les pieds de l’autre, s’empoignant mutuellement comme des danseuses de cirque, à tel point qu’on s’attend à voir, d’une minute à l’autre, l’une des deux sœurs passer par-dessus le balcon. Il paraît que c’est du yoga, disent-elles… Dans ses chroniques illustrées, qu’elle alimente régulièrement via son compte Instagram, on peut voir Anna virevolter dans les airs, seule ou avec sa sœur, avec une telle énergie qu’on ne peut s’empêcher d’avoir parfois peur pour elle.

Il faut dire qu’Anna Gasser n’est pas une reine comme les autres. En lieu de piédestal ou de trône, un tremplin de saut ; en lieu de sceptre, une petite planche en bois, légèrement incurvée, aux couleurs vives. Son royaume, elle le gouverne de sa force, une force aussi puissante qu’insoupçonnée, qu’elle dissimule sous une apparence frêle et de multiples couches de vêtements, mais qui explose dès lors qu’elle est en piste ou lorsqu’en été, elle dévoile son corps musclé pour exécuter quelques sauts acrobatiques dans les eaux du lac. * La reine est, assurément, bien entourée : il y a d’abord sa mère, qui lui offre avant chaque compétition un petit bracelet doré en guise de porte-bonheur. Il y a évidemment son père, sa sœur Eva, son manager Sani Alibabic, quelques amis proches. Il y a aussi un roi à ses côtés, un roi aux yeux clairs et aux boucles rousses : Clemens Millauer.

L’heureux élu, dont on devine l’amour, voire l’admiration fervente qu’il lui porte, flme sa reine partout où elle va, en s’assurant grâce à ses vidéos que le monde entier reste informé des exploits de sa belle. Filmer Anna Gasser en train de dévaler, de survoler les pistes n’est pas une tâche facile, mais son roi en est capable. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit une séquence mémorable, dont Anna dira qu’elle la préfère entre toutes et qui est désormais visible sur internet – et dans The Spark Within, le flm qui sort sur la reine autrichienne du snowboard : il s’agit de ce moment où Anna Gasser a réussi son premier triple underfip – le premier jamais réalisé par une femme.

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« La reine est incroyablement rapide, elle connaît toutes les fgures, et elle sait voler. »

Anna Gasser dans le rôle de la Reine des neiges, photographiée pour The Red Bulletin par Corinne Rusch, mise en scène par Katharina Heistinger et maquillée par Sophie Kaspar.

Elle raconte avoir décidé au dernier moment de le faire, parce qu’elle se sentait prête. Elle le réalisa, sous l’œil extatique de son compagnon, qui était alors en train de flmer et qui – comme on peut l’entendre en arrière-plan – laisse exploser sa joie.

Dans la vie de la reine, il y a enfn un magicien : elle se tourne vers lui lorsqu’elle a besoin de se vider la tête, de s’extraire du tumulte et du stress que sa vie de championne apporte inévitablement. Ce magicien, c’est Harry Potter, dont elle savoure les livres audio, les yeux fermés, le casque plaqué sur ses deux oreilles royales.

* Son trône, son royaume, la reine Anna ne l’a pas hérité d’un quelconque paternel ou d’un mariage fructueux. Elle se l’est bâti toute seule, à force de ténacité et d’obstination. Toute petite, Anna aime sauter dans tous les sens : dans les eaux du lac de Milchstatt, sur les tapis de sol lorsqu’elle apprend la gymnastique puis lors de ses compétitions de gymnaste. Son trône, elle a fni par le gagner après de nombreuses batailles, qu’elle a parfois perdues et souvent remportées. De plus en plus souvent, jusqu’à ce qu’elle fnisse par venir à bout des meilleurs et des plus coriaces adversaires. Elle y a gagné le respect et un surnom : « Anna the Warrior ».

Une guerrière aux yeux et au sourire angéliques, une princesse aux joues roses débarquée un beau jour, dans ce milieu de l’extrême où personne ne soupçonnait ses talents. On l’a prise de haut, avec ses allures d’elfe fragile. Mais Anna insiste, persiste et tient bon. À chaque chute, elle se relève, redouble d’effort, se raccrochant à sa passion. Et fnit par se tailler une place au frmament. Jusqu’à devenir LA meilleure, la plus courageuse, la plus acharnée, celle qui décroche l’or. Celle qui replace la barre plus haut, qui pose de nouveaux jalons dans sa discipline. Une princesse descendue dans l’arène pour en découdre, poussée par une force indomptable, une soif inextinguible de toujours s’améliorer, de repousser ses limites, chaque fois un peu plus loin.

C’est une force qui ne connaît pas l’abdication, la capitulation, la complaisance dans la demi-mesure, la satisfaction d’un “good enough”. Car notre reine est une perfectionniste qui n’a que faire d’une seconde place sur le podium. Cette ambition lui a d’abord apporté le respect des autres snowboardeuses, puis celui des hommes : aujourd’hui, son talent suscite l’unanimité et des adjectifs comme « impressionnante » ou même « un peu folle » sont souvent utilisés pour la décrire.

L’intéressée, elle, ne se considère pas du tout comme folle, mais comme quelqu’un de courageux, de téméraire et de volontaire. Volontaire : c’est fnalement l’adjectif qui semble la décrire le mieux.

Car dans son univers, celui du snowboard freestyle, il faut être prêt à en baver : ça lui est arrivé, comme aux autres, de dormir dans sa voiture entre deux compétitions, de se blesser, de pisser le sang, d’être couverte de bleus, de se casser quelques os (jusqu’à passer à deux doigts de la paralysie). Il n’y a qu’à voir toutes les scènes de chute dans The Spark Within pour s’en convaincre : si la reine est souvent tombée, elle a toujours su se relever.

Il faut tout de même avouer que lorsqu’elle tombe, elle ne fait pas les choses à moitié, on est loin de l’image immaculée que l’on se fait d’une reine : on la voit se vautrer littéralement, exécuter un vol plané avant de s’écraser de tout son long sur la piste, mordre la poudreuse la tête la première… puis se relever et repartir. Jusqu’à la prochaine scène de chute, d’où elle ressort le nez en sang.

Une séquence du flm la montre en train de dégringoler une pente neigeuse particulièrement raide, après avoir sauté d’un tremplin. La reine ressemble, suite à cette chute mémorable, à un gros bonhomme

« On l’a prise de haut, avec ses allures d’elfe fragile. Mais Anna insiste, persiste et tient bon. »

« Elle ne s’épargne rien, s’astreint à une discipline de fer et ne connaît pas la peur. »

Anna Gasser a présenté un cab double 1080 frontside grab lors de la Spring Battle 2021 à Flachauwinkl (qui rassemble l’élite du snow en Autriche), compétition qu’elle a également remportée.

de neige. On l’entend s’exclamer « Et merde ! » – dans un accent typique de sa région natale – sans pour autant y déceler la moindre trace de colère ou de frustration. C’est un « merde » qui sonne plutôt comme un « oups », lancé par une reine qui, après avoir remis discrètement sa couronne en place, repart au combat, vaille que vaille.

Anna Gasser avoue effectivement être relativement « dure au mal ». Et on la croit, car comment expliquer sinon cette persévérance, cet entrain qui la pousse à ne jamais abandonner, à toujours essayer de concrétiser ses objectifs, même si ça fait mal, très mal parfois, même si l’on ressemble, à la fn de la journée, à un pantin désarticulé, couvert de neige, de bosses et d’hématomes. * Si elle ne semble pas disposer de superpouvoirs, la reine Anna a bel et bien des os étonnamment solides. À 30 ans, elle n’accuse en tout et pour tout que deux véritables fractures : l’une au poignet, l’autre au talus, l’os qui relie la jambe au pied ; ce fut sa plus longue convalescence, résume-t-elle.

Le saut qui a propulsé Anna dans l’élite du freestyle. Deux ans à peine après son premier cab triple underflip, elle réitère son exploit au même endroit: le Prime Park Sessions, snowpark de la station du Stubaier Gletscher, dans les montagnes du Tyrol.

Un backside 180 melon grab, au coucher du soleil. La fédération de ski autrichienne et la station de ski du Kaunertaler Gletscher, un autre haut-lieu des sports d’hiver dans le Tyrol, se sont associées pour permettre aux sportifs de s’entraîner pendant le confinement de mai 2020.

« Je continuerai à faire ce qui me rend heureuse et à glisser sur mon snowboard. »

La réponse d’Anna quand on lui demande où elle se voit dans dix ans, juste après s’être levée le matin.

Il y a pourtant eu une blessure qui a failli lui faire tout arrêter, un accident qui aurait pu la clouer défnitivement sur un fauteuil roulant : un déplacement de vertèbre qui a entraîné, à l’époque, de courts accès de paralysie. Elle fut à deux doigts d’abdiquer, de mettre un terme à sa carrière et de passer à autre chose. Mais elle fnit par se rétablir : elle repart alors de plus belle, se jetant une nouvelle fois, corps et âme, dans la compétition. C’est une reine qui ne s’apitoie jamais sur son sort ni sur ses bleus, qui s’astreint à une discipline de fer, qui ne connaît pas la peur. Et quand il lui arrive de râler ou de pleurer après une chute, c’est surtout par crainte de devoir rester clouée au lit sans pouvoir s’entraîner, sans pouvoir faire ce qu’elle aime le plus au monde : glisser sur son snowboard. C’est pour vivre ce sentiment de « voler dans les airs » qu’elle semble prête à braver tous les dangers : un sentiment « indescriptible, qui ressemble parfois à de l’extase ».

Ainsi se poursuit l’histoire de la reine Anna. Un conte sans fées ni baguette magique, sans superpouvoirs ni cheval blanc. C’est l’histoire d’une jeune femme que rien au monde n’enchante davantage que de tournoyer dans les airs à dix mètres du sol, d’enchaîner les sauts de 35 mètres, de collectionner les médailles et les « premières » mondiales – des sauts qu’aucune femme n’avait accomplis avant elle. Une histoire dont l’héroïne a encore de nombreux chapitres à écrire, tant qu’elle aura en tête « quelques tricks [qu’elle aimerait] encore maîtriser ». Qu’elle soit la première femme à les réaliser, évidemment, c’est encore mieux.

Ce conte d’hiver parle de succès, mais aussi d’échecs, de batailles âprement livrées, de déceptions, de toutes les fois où elle est tombée sous les yeux de centaines, de milliers de spectateurs. Pour se relever, après chaque chute, remettre sa couronne en place, et repartir, tête baissée, au combat.

En parlant d’échec : la reine Anna n’est pas facile à approcher. Elle s’entraîne dur, concentrée sur ses objectifs, ses projets à elle. Elle ne veut plus, nous explique-t-elle, se disperser. Les cheveux dans les yeux, elle est devant nous, souriante, sans artifce ni aucune arrogance, et nous explique simplement qu’elle était trop occupée à s’entraîner en Suisse, à Saas-Fee.

* À 30 ans, Anna Gasser en veut toujours autant : « Mon objectif principal, pour l’instant, ce sont les Jeux olympiques. » Elle espère évidemment ramener une médaille de Pékin, même si elle ne part pas, contrairement aux autres années, en grande favorite. À l’époque, en 2018, elle était rentrée de Corée avec l’or en poche, l’un des meilleurs souvenirs de sa vie. Désormais, le cercle des favorites s’est agrandi, et c’est tant mieux, déclare-t-elle, car elle sent moins de pression. On l’écoute sans trop y croire : on sait bien qu’elle ne vise qu’une chose, l’or, la première place, et qu’elle est prête à tout risquer pour y arriver.

Fidèle à elle-même, jusqu’au bout. Alors quand on lui demande ce qu’elle s’imagine faire dans dix ans, à quoi ressembleront ses matinées, la réponse ne nous surprend guère : elle ne les passera pas dans sa voiture pour aller au travail ou à apprêter des enfants pour les emmener à la crèche. « Je continuerai à faire ce qui me rend heureuse, à glisser sur mon snowboard. Mes matinées ressembleront sans doute à celles que je vis aujourd’hui. » Une reine bien décidée à ne pas lâcher son trône ni son royaume de neige. Une reine que l’on verra encore tournoyer dans les airs, sa planche aux pieds, les cheveux plaqués sur ses joues roses. Anna, la reine qui vole, n’est décidément pas près d’atterrir.

Le monde merveilleux d’Anna Gasser: anna-gasser.com; Instagram: @annagassersnow

La consécration d’un talent: l’or aux JO de Pyeongchang, en Corée du Sud.

Anna Gasser Moment de gloire

Le 13 novembre 2018, Anna Gasser exécute, en haut du Stubaier Gletscher, un saut qu’elle sera la première femme à réaliser: un cab triple underflip – c’est-à-dire un triple salto arrière avec vrille à 180°. C’est l’un des temps forts d’une carrière exemplaire: championne olympique, du monde et médaillée d’or aux X Games, Anna Gasser se prépare actuellement aux prochains JO de Pékin.

Citoyenne du monde avec un gros faible pour son pays: Anna couverte du drapeau autrichien. Anna exécutant un nose press sur les pistes du Stubaier Gletscher.

ANNA GASSER – THE SPARK WITHIN Étincelle divine

Un film sur la carrière explosive de celle qui a mis le feu à la poudreuse.

Pas de panique! On ne dévoilera pas les scènes les plus impressionnantes de The Spark Within (trad. L’étincelle en toi), ni à quel point ce portrait d’Anna, 30 ans, nous fait entrer dans son univers. Ce que vous pouvez déjà savoir sur elle en revanche – a fortiori si vous n’êtes pas très au fait de ce qui se passe dans le monde du snow – c’est qu’elle a marqué l’histoire de ce sport à plusieurs reprises. Elle l’a même révolutionné, ce monde impitoyable en pleine évolution, toujours en quête de nouveaux défis, de nouveaux exploits et de nouveaux records.

Cette révolution, Anna l’a faite en douceur, dans son coin, sans tambour ni trompette, juste guidée par sa planche et son plaisir, car «il n’y a rien qui me procure un tel sentiment». Dans The Spark Within, la Canadienne Spencer O’Brien (33 ans) le résume ainsi: «Elle a changé notre sport. Tout à coup, on ne pouvait plus entendre les gens dire, en parlant d’un saut, que c’était pas mal… pour une femme! Avec elle, on disait juste que le saut était pas mal pour un snowboardeur, point.» Marko Grilc, snowboardeur slovène de 38 ans: «Elle réussit les mêmes tricks que les hommes.» Des moments de grâce qui nous permettent de mieux cerner son caractère. En effet, Anna Gasser a réussi des sauts (mini-spoiler: oui, on peut tous les voir dans le film) qu’aucune femme avant elle n’avait réussis, ce qui a complètement changé la donne dans le milieu: les hommes ont désormais cessé de les regarder de haut.

Mais ces questions ne la préoccupent guère lorsqu’elle est dans les airs: tout s’estompe, et elle ne se souvient que du début et de la fin. Ce qui se passe entre les deux, Anna l’apprend en général quand elle visionne les vidéos.

Projecteurs sur une révolutionnaire du snow: Anna Gasser. The Spark Within, sur Red Bull TV, dès le 16 novembre. redbull.com/ annagasser

EXPÉDITION ANTI-PLASTIQUE

Depuis toujours, YANN SCUSSEL voulait faire quelque chose contre le raz-de-marée de déchets plastique. Le jeune aventurier a eu une idée folle : se laisser dériver sur les eaux glacées du Rhône, de sa source à son embouchure, comme une bouteille en plastique abandonnée. 29 heures en immersion pour dénoncer la pollution.

Texte ALEXANDER NEUMANN-DELBARRE Photos DOM DAHER

MISSION FRAPPÉE

Le Rhône le ballotte comme un vulgaire morceau de plastique. La température de l’eau atteint péniblement les 8°C.

Le

soleil se lève tout juste sur le glacier du Rhône (canton du Valais) quand Yann Scussel se jette à l’eau. Un froid glacial s’empare aussitôt de lui. Le souffe coupé, il aspire l’air à grande goulées tout en s’enfonçant dans les eaux turquoises du lac proglaciaire cerné par la neige et les rochers, à l’extrémité inférieure du glacier. Yann est équipé d’une combinaison en néoprène de 5 millimètres d’épaisseur (bien trop légère, en fn de compte) et s’agrippe à son hydrospeed avec un paquetage de 20 kilos sur le dos. Au bout de quelques minutes à peine, ses pieds et ses mains sont tellement refroidis qu’il ne les sent plus. Mais son aventure ne fait que commencer.

Il compte se laisser porter par les eaux du Rhône sur 158 kilomètres, depuis sa source située à 2250 mètres d’altitude dans les Alpes valaisannes, et ce jusqu’au Bouveret, là où il se jette dans le lac Léman. Ce sont 158 kilomètres entre vallées idylliques et zones industrielles, au cœur des rapides et de la nuit. Soit trente heures à nager dans l’eau glacée. Environ. Comment savoir puisque jamais personne ne l’a fait avant lui.

À sa source, le Rhône est une rivière d’eau vive qui jaillit d’un lac proglaciaire. Pendant environ une demi-heure, Yann et son compagnon de route Claude-Alain Gailland, guide de montagne chevronné et spécialiste d’hydrospeed, se laissent glisser sur l’eau froide du lac à 3°C, relativement sereins… jusqu’à ce que les rapides commencent. Le Rhône se déverse en trombe dans la vallée sur une soixantaine de kilomètres. Cela

MISSION: DÉMYSTIFIER

À 18 ans, Yann a plongé avec des requins-tigres, réfutant ainsi les idées reçues sur ces animaux.

représente un dénivelé de plusieurs centaines de mètres.

Le haut du corps calé sur l’hydrospeed, les jambes dans l’eau souvent peu profonde, Yann est à la merci des éléments et percute les rochers avec une telle force qu’il craint parfois de se briser un genou. Il peine à garder la tête hors de l’eau et c’est tout juste s’il aperçoit les troncs d’arbres qui se dressent sur sa route. Ballotté par les remous furieux, propulsé tête la première sur de petites chutes d’eau, l’hydrospeed est sa seule protection. Le Rhône l’emporte tel un vulgaire bout de plastique, ce qui est précisément l’image, ou plus exactement la métaphore, que recherche Yann Scussel.

Berne

SUISSE

Lac Léman

Monthey Sion

Rhône

Sierre Viège

CANTON DU VALAIS Glacier du Rhône

Brigue

LA ROUTE DU RHÔNE L’activiste Yann

« Le plus important dans mes périples, c’est qu’ils me permettent de faire passer des messages. »

Le jeune Helvète de 21 ans au dos aussi large que son sourire n’en est pas à sa première expédition. Sa devise est devenue sa signature: Adventure With A Conscience. C’est-à-dire qu’il part à l’aventure de manière réféchie: «Le plus important dans mes périples, c’est qu’ils me permettent de faire passer des messages», explique-t-il dans sa vidéo.

À 18 ans, en guise de travail de maturité, il décide d'aller rencontrer des requins tigres aux Bahamas. Il en tire un documentaire qui tord le cou aux clichés concernant ces animaux marins. À 19 ans, pour soutenir la lutte contre le cancer, il se rend en Turquie et traverse à la nage le détroit des Dardanelles qui sépare l’Europe de l’Asie. À 20 ans, il projette d’escalader le Kilimandjaro afn de sensibiliser l’opinion publique sur les conditions de travail des porteurs, mais la pandémie vient chambouler ses plans. L’équipe de tournage censée l’accompagner en Afrique l’ayant déjà rejoint à Genève, ils décident ensemble d’improviser et se tournent vers un projet plus modeste en apparence: réaliser un documentaire sur les déchets plastique dans le lac Léman.

Yann est outré par la quantité de plastique fottant dans le lac Ce sont des statistiques qui hantent Yann depuis longtemps: 14000 tonnes de déchets plastique fnissent chaque année dans la nature en Suisse, parmi lesquelles 50 pour le seul lac Léman. Armés de leurs caméras,Yann et son équipe plongent dans l’embouchure du Rhône pour illustrer ces données en images. «Et si on se laissait porter par le Rhône sur une centaine de mètres, d’une traite, comme une bouteille charriée vers le lac?», suggère alors quelqu’un de l’équipe de tournage. Yann se tourne vers lui, et c’est le déclic. L’idée du projet La grande descente vient de naître. Pour dénoncer la folie du plastique, ils vont réaliser un court-métrage documentaire. Yann se laissera dériver sur le Rhône comme un détritus.

Il entre alors en contact avec ClaudeAlain Gailland, un guide de montagne spécialiste de la vallée du Rhône, fréquent collaborateur d’aventuriers professionnels comme Mike Horn. Un projet diffcile mais pas impossible, selon lui. Le mois de mai s’impose rapidement comme une évidence pour sa réalisation, car c’est la période idéale: le Rhône a beaucoup d’eau grâce à la fonte des neiges. Trois semaines plus tard, après avoir analysé les cartes des lieux et fait quelques repérages avec son équipe, Yann se familiarise sommairement avec la planche d’hydrospeed avant de se jeter dans l’eau du glacier du Rhône avec Claude-Alain.

Les soixante premiers kilomètres leurs prennent environ douze heures. Les rapides sont tellement déchaînés que certains tronçons ne sont tout simplement pas navigables. Yann et Claude-Alain sortent de l’eau à plusieurs reprises pour continuer leur chemin sur la berge. Plus loin, un barrage les oblige à ressortir et à traîner leur équipement le long du feuve sur une dizaine de kilomètres. C’est le sourire aux lèvres qu’ils s’immergent à nouveau dans les eaux désormais plus calmes du Rhône. Mais leur joie est de courte durée, car les voilà déjà confrontés au prochain déf: passer la nuit sur le feuve.

Dans l’obscurité de la nuit, ils dérivent en silence Le soleil se couche et avec lui, c’est la dernière source de chaleur qui disparaît. Dans sa combinaison froide et humide, Yann dérive sur l’hydrospeed, l’obscurité grandissant autour de lui. «À la tombée de la nuit, l’atmosphère prend une tournure toute particulière, éclaire-t-il. Au début, dans les rapides, Claude-Alain et moi parlions beaucoup, mais à présent, nous dérivons en silence. Bientôt, c’est l’obscurité totale, nos lampes frontales sont les seules sources de lumière. Le froid devient insoutenable. Mais tant que tu trembles, tout va bien, poursuit Yann,

TRAVERSÉE NOCTURNE

Le passage par la ville de Sion constitue le seul tronçon éclairé de l’étape nocturne du voyage de Yann.

RISQUE CALCULÉ

Dans les endroits particulièrement dangereux, Yann doit sortir de l’eau et continuer sur la terre ferme.

EN EAUX SOURNOISES

Dans de tels remous, difficile d’éviter les rochers au fond du lit fluvial. À plusieurs reprises, Yann a manqué de se blesser méchamment.

« Dans l’eau glacée, les ennuis commencent quand les tremblements cessent. »

car cela indique que ton corps essaie de produire de la chaleur. Les ennuis commencent quand les tremblements cessent.» C’est le signe d’un risque d’hypothermie sévère pouvant provoquer une perte de connaissance. Lorsque ces symptômes apparaissent, ils sortent de l’eau, marchent un quart d’heure pour se réchauffer, puis retournent dans l’eau 45 minutes durant. Ils maintiennent ce rythme tout au long de la nuit, en cassant la croûte de temps en temps mais sans faire de vraie pause pour reprendre des forces, voire dormir un peu. Yann a bien trop peur de ne plus pouvoir trouver le courage de se remettre à l’eau.

Plus tard, ils traversent la ville de Sion. Les lumières de cette agglomération de

« La richesse de la faune et de la flore sous la surface de l’eau m’a toujours fasciné. »

35000 habitants se refètent sur l’eau, procurant l’un des seuls moments de clarté nocturne. Mais très vite, l’obscurité totale reprend ses droits.

Yann regarde sans cesse sa montre. Les secondes s’égrènent au comptegoutte. Vers trois heures du matin, son état d’épuisement est tel qu’il commence à avoir des hallucinations. «J’ai soudain cru qu’un crocodile avait plongé dans le feuve et qu’il était à mes trousses. C’était complètement dingue. Même si je savais que c’était impossible, j’ai mis un moment à réaliser que j’étais en train d’halluciner.» À quoi Yann s’accroche-t-il pendant ces longues heures? «J’ai beaucoup réféchi au message que je voulais transmettre par mon action: attirer l’attention sur les déchets plastique et la pollution alarmante des lacs et des océans.»

Yann a plongé avec les requins pour faire campagne pour leur protection L’eau. L’élément de Yann Scussel depuis toujours. Tout jeune déjà, il partait en mer aux aurores avec son grand-père, qui vit au Portugal, pour aller pêcher. «La richesse de la faune et de la fore sous la surface de l’eau m’a toujours fasciné.» Ado, il participe à des compétitions de natation, joue au water-polo, regarde des documentaires sous-marins et, à 17 ans, décide d’arrêter de regarder les autres partir en expédition: c’est à son tour d’y aller. Pour son projet de maturité, il souhaite se rendre aux îles Fidji et travailler pour une ONG qui se consacre à la protection des requins, et profter de l’occasion pour plonger

COPILOTE

Claude-Alain Gailland (à gauche), connaît la vallée du Rhône comme sa poche. Il a accompagné le Genevois dans son aventure.

BILAN

La liesse d’avoir touché au but se mêle à l’amertume du constat: les déchets plastique jonchent les rives du lac Léman.

avec la faune. Sans argent, il se met à la recherche de sponsors et fnit, après de nombreux échecs, par en trouver un. C’est à cette époque que Yann comprend que pour atteindre ses objectifs, il faut persévérer.

Quand le soleil se lève enfn sur les eaux glacées du Rhône, un peu d’énergie vient réchauffer le corps glacé de Yann. Il lui reste plusieurs dizaines de kilomètres à parcourir, mais il a survécu aux rapides et à la nuit noire «la plus éprouvante de ma vie», déclarera-t-il.

Une autre aventure engagée est déjà prévue Les kilomètres se succèdent, il aperçoit enfn le lac Léman. L’eau du Rhône, claire et propre à sa source, entraîne avec elle de plus en plus de boue et de déchets. Lorsque Yann atteint enfn le lac au bout de 29 heures d’efforts (l’eau lui paraît si chaude qu’il a l’impression d’être dans une baignoire) et qu’il atteint la rive, il est tout à la fois heureux et bouleversé: les déchets plastique sont partout. Un constat quelque peu amer, mais une conclusion tristement adéquate de ce voyage symbolique.

Le documentaire de Yann a déjà été vu près de 4000 fois sur YouTube. Les impacts de son action sont retentissants, et lui ont permis de retrouver l’énergie nécessaire pour relancer son projet sur le Kilimandjaro, qu’il poursuit en marge de ses études en relations internationales, à Genève. Un projet qui s’est entretemps quelque peu étoffé: en plus de la plus haute montagne d’Afrique, il veut escalader le mont Blanc et le Cervin, sans aucune aide extérieure, et sans laisser le moindre déchet derrière lui. L’idée est de provoquer une prise de conscience des conséquences sociales et écologiques des déplacements en montagne, et de montrer qu’il existe une autre voie.

Encore un projet engagé, donc. «Je pense que le temps des aventuriers qui gravissaient un sommet juste pour y planter leur drapeau est révolu, conclut Yann. Quand je pars en expédition, je veux offrir quelque chose à l’endroit que je visite. Sensibiliser l’opinion publique sur les problèmes qui s’y posent, par exemple. L’un ne va pas sans l’autre, à mon avis.»

La vidéo de Yann Scussel, La grande descente, Allégorie d’un déchet plastique, est à voir en scannant le code ci-contre.

ILS FONT UN CARTON

Fabian Lohmann, entraîneur eport avec les figurines en carton de son équipe League of Legends, les G2, à Berlin.

Confessions d’un boss de l’esport

FABIAN LOHMANN, 25 ans, est l’entraîneur d’esport le plus titré d’Europe. Il nous offre ici une immersion dans le monde des pro gamers : des victoires qui valent des millions, des shitstorms en Chine et des stars retraitées à 25 ans.

EN VITRINE

Lohmann dans la salle des trophées de son équipe d’esport, G2, à Berlin.

L’esport connaît un succès phénoménal en Europe et dans le monde entier. Les joueurs s’affrontent dans des simulations sportives ou dans des jeux de tir à la première personne comme Call of Duty ou Counter-Strike. Mais le plus populaire de tous est le jeu de stratégie en temps réel League of Legends (LoL). Pour vous faire une idée: une place de titulaire dans la plus haute ligue européenne de LoL a récemment été vendue pour 25 millions d’euros.

L’esport attire autant les joueurs que les spectateurs, si nombreux désormais que les tournois remplissent les plus grands stades. Mais c’est surtout sur le service de streaming en ligne Twitch ou via YouTube que les fans regardent leurs tournois favoris.

Si la plupart des grandes équipes et superstars viennent du continent asiatique, c’est un Allemand qui figure parmi les meilleurs coachs d’esport au monde: Fabian Lohmann, alias «GrabbZ», âgé de 25 ans et originaire de Wolfsburg, a atteint la finale des mondiaux de LoL 2019 avec son équipe G2, formée des meilleurs joueurs européens. Il vous introduit au monde sensationnel de l’esport.

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Pourquoi le jeu de stratégie en ligne League of Legends est-il le plus populaire des tournois d’esport ?

En mai, League of Legends (LoL) a fêté un record de spectateurs sur Twitch: le jeu a été streamé pendant plus de 174 millions d’heures. Le principe de LoL, un combat entre deux équipes de cinq joueurs, est pourtant loin d’être original. Les jeux d’arène de combat en ligne multioueurs de ce type existent depuis 2003, League of Legends est apparu en 2009. Douze ans plus tard, sa popularité toujours intacte continue de grandir.

Pourquoi? LoL est facile à jouer, mais dur à maîtriser. On a le choix entre 150 héros. Chacun a ses propres qualités, forces et faiblesses. Même un coach professionnel comme Fabian «GrabbZ» Lohmann, ne peut se souvenir des types de dégâts de tous les personnages, ce qu’il admet volontiers.

Et il reste encore un déf de taille: Riot Games, la boîte de développeurs à l’origine de LoL située à LA, publie toutes les deux semaines une mise à jour («un patch») qui modife complètement le jeu. C’est comme si la FIFA décidait soudain que les buts de la tête comptaient double. «Jusqu’au milieu de l’année 2020, nous avions un style de jeu très agressif: je savais exactement quels héros choisir; et puis un nouveau patch est arrivé, les développeurs ont décidé que ce style très offensif serait beaucoup plus diffcile à jouer. On a dû s’adapter», se souvient Lohmann.

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Qu’est-ce qu’il faut avoir de plus que les 100 millions de joueurs actifs pour atteindre le top mondial ?

Pour gagner de l’argent dans l’esport, il faut être aussi rapide devant son écran que dans la vie: les joueurs peuvent passer pro à 17 ans, la plupart prendront leur retraite vers 25 ans. Pour gravir le sommet, il faut atteindre le niveau 30 pour pouvoir jouer des parties classées. On rejoint alors une très longue file d’attente: «On a cinq millions de joueurs classés en Europe, 50 d’entre eux deviendront probablement pros.» Des centaines de milliers prêts à jouer jusqu’à 12 h/jour pour atteindre un niveau vraiment, vraiment bon.

Avant qu’une équipe ne s’intéresse à un joueur, celui-ci doit se hisser dans les classements et atteindre le top des rangs à trois chiffres. «G2 s’entraîne 12 à14h/jour, 7j/7.» Ils passent environ 6h/jour à jouer contre d’autres équipes avec des débriefings entre chaque partie. Quand ils éteignent leur écran, c’est pour rencontrer les sponsors, voyager ou faire des exercices physiques. La saison de LoL est longue (onze mois d’affilée), mieux vaut avoir une petite amie tolérante comme celle de Lohmann. À ce sujet, on estime à mille le nombre de femmes parmi les millions de joueurs classés. «LoL est un univers masculin, même si de plus en plus de femmes s’y mettent. Elles sont les bienvenues, tant qu’elles sont prêtes à accepter le style de vie excessif de LoL.»

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Comment devient-on coach d’esport et à quoi ressemble le quotidien ?

«Les jeux vidéo et moi, ça fait deux», s’amuse Lohmann. En 2010, à 14 ans, il joue pour la première fois à LoL. «Trop tard pour devenir pro.» Mais le moment idoine pour s’introduire sur la scène encore bourgeonnante de LoL: quelques années plus tard, en parallèle de ses études de gestion, il travaille comme analyste pour des équipes de LoL. À l’époque, des connaissances basiques d’Excel suffisent. Le dynamisme et la jeunesse de l’esport l’intéressent bien plus que ses études et, en 2016, à à peine 20 ans, il devient coach principal. Sa formation: learningbydoing.

Les points forts de Lohmann? Motivation et gestion du stress. «J’avais l’habitude d’assumer publiquement la responsabilité des défaites pour maintenir la cohésion de l’équipe. C’est devenu un running gag: “On a perdu? C’est la faute à GrabbZ!”» En cas de défaite, son aide est précieuse: «Je sais comment faire redescendre les joueurs en colère.» Il décrit son travail comme 50% de psychologie, 20% d’organisation et 30% de tactique de jeu. Des journées bien remplies après lesquelles il va encore voir ce qui se passe du côté des ligues coréennes ou chinoises. GrabbZ gère aussi une équipe d’analystes, un prof de fitness et un cuisinier qui privilégie une alimentation saine.

« On a cinq millions de joueurs classés en Europe, 50 d’entre eux deviendront probablement professionnels. » 4

Comment former une équipe homogène avec des individualités si différentes ?

En compétition, ses joueurs sont d’excellents mathématiciens aux capacités analytiques remarquables qui calculent les niveaux de dégâts à toute vitesse pour adapter leurs tactiques en conséquence. «Mais leur tête est si pleine qu’ils oublient où ils ont laissé leur portable», rigole Fabian Lohmann. Ils ne savent plus ce qu’ils ont mangé hier, mais peuvent décrire une vieille partie de LoL sans importance dans les moindres détails.

Cinq ans plus tôt, quand il a commencé son travail de coach LoL, cet ancien footballeur de Landesliga avait une image bien précise du métier de coach «qui a vite volé en éclats. Les besoins et les idées des pro gamers sont aux antipodes de ceux du foot». Lohmann réalise alors que sa notion de discipline très germanique n’est adaptée ni à la modernité de l’esport, ni à des joueurs venant de Slovénie, de Pologne, de Suède ou du Danemark.

Première étape: comprendre pourquoi ses joueurs veulent les choses d’une certaine manière seulement et, à partir de ces constats, créer des structures effcaces. «On a un nouveau joueur qui a besoin d’une routine quotidienne très structurée et d’autres joueurs que cela impacte négativement. En tant qu’entraîneur, mon rôle est de concilier tous ces besoins.» Le leitmotiv de Lohmann: instaurer la confance, parler de tout ouvertement, faire preuve de constance et de crédibilité dans ses décisions.

Des chiffres à gogo

Un cœur qui s’emballe comme dans un cockpit de F1, des cotes comme celles des meilleurs footballeurs, une communauté de gamers grande comme le Japon : tout sur le boom de l’esport.

UN PUBLIC GRANDISSANT

Ils et elles étaient 5,41 millions à suivre la finale des Free Fire World Series2021 devant leurs écrans, un tournoi au sein d’un jeu d’aventure sur mobile. Encore aucun événement esport n’avait réussi à cumuler autant de spectateurs. Deux ans plus tôt, on comptait moitié moins de spectateurs et spectatrices (2016157).

UNE NATION DE GAMERS

Ils et elles sont 115 millions à jouer à League of Legends. Si on les réunissaient sur un seul territoire, ils formeraient le douzième plus grand pays au monde.

Place N°1 Chine 1434 millions Place N°3 USA 331 millions Place N°9 Russie 146 millions Place N°11 Japon 126 millions Place N°12 Joueurs de League of Legends 115 millions Place N°17 Allemagne 84 millions Place N°96 Autriche 9 millions Place N°99 Suisse 8,7 millions

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UN POIDS MONUMENTAL

410 millions € (env. 440 millions CHF), c’est la valeur marchande de l’équipe de esport américaine TSM, soit à peu près autant que celle de l’Ajax Amsterdam, club de football européen de premier plan.

DES RÉACTIONS FOUDROYANTES

La donnée semblait insignifiante : un gamer a un temps de réaction plus court de 21 millisecondes que celle d’un être humain lambda. Lors d’un tournoi, c’est cela qui distingue un joueur de classe mondiale d’un amateur.

BIEN ACCROCHÉ

Le cœur d’un gamer peut monter jusqu’à 180 battements/minute au cours d’un match, selon une étude réalisée par l’université allemande du sport de Cologne. C’est la vitesse à laquelle les pilotes de F1 foncent vers le premier virage.

MOTRICITÉ ULTRAFINE

Les gamers pros effectuent jusqu’à 600 mouvements de doigts par minute pendant une bataille dans un jeu de stratégie en temps réel – à l’aide de la souris, de la manette ou du clavier.

TRÈS GROS À GAGNER

L’équipe esport OG a perçu 13,18 millions d’euros en 2019 pour avoir remporté le tournoi DOTA 2, un jeu en ligne multijoueurs. À titre de comparaison, l’as du tennis Novak Djokovic a touché 2,73 millions d’euros pour sa victoire à Wimbledon la même année.

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De quelle manière se comportent les stars de l’esport ?

Les superstars de l’esport ne sont peut-être pas aussi riches que les jeunes footballeurs professionnels (souvent multimillionnaires à 18 ou 19 ans), mais les meilleurs joueurs de League of Legends reçoivent tout de même un salaire annuel de rêve, dépassant parfois le million. «Si je remarque qu’un joueur achète des produits de luxe inutiles, on en parle, explique Lohmann. Mon équipe est très sensibilisée. Plusieurs d’entre eux ont acheté des maisons ou des appartements.»

Pour s’amuser, deux joueurs ont acheté des peignoirs Gucci à 5000 euros pièce. Ils ont été pris en photo à la descente du bus de l’équipe, ce qui a bien fait rire tout le monde. Son joueur le plus célèbre a un demi-million de followers sur Twitter. Les pro gamers défnissent leur succès via les médias sociaux et les sites de streaming comme Twitch, mais avoir plein de followers ne sert à rien si la performance n’est pas au rendez-vous: «Sinon, les fans vous oublient vite, lâche Lohmann. Et ajoute: Les superstars, ce sont aussi les meilleurs joueurs parce qu’ils font vivre des moments inoubliables aux spectateurs.»

Et ils sont conscients de leur valeur: «Avant, je m’occupais d’une équipe plus faible, je n’avais qu’à dire: soit tu joues mieux, soit tu ne joues plus, explique GrabbZ. Je travaille désormais avec des cinq étoiles qui savent qu’on ne les remplacera pas si facilement.»

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Pourquoi les Chinois, les Sud-Coréens et les Japonais sont-ils les meilleurs ?

En Chine et en Corée, les pros s’entraînent 16 h/jour, c’est ce que l’on attend d’eux. «Il y a de grandes différences culturelles dans l’esport, c’est beaucoup plus autoritaire en Asie. Les joueurs ont une pression énorme, ils doivent être performants en marge de leur scolarité. Je ne peux pas exiger la même chose de mes joueurs.»

Un coach suédois a travaillé pour une équipe asiatique pendant quelques mois avec un succès plus que mitigé. «Les Chinois considèrent les Européens comme des artistes parce qu’on ne prend pas les conventions au sérieux et qu’on fait nos propres trucs», explique GrabbZ. Les Européens sont souvent à la traîne en début de tournoi, mais comme ils ne s’entraînent pas aussi dur, des équipes comme les G2 ont encore des forces pour s’améliorer tout au long de la compétition. C’est pour ça que les Coréens se sont fait surprendre quand ils se sont inclinés pour la première fois face à une équipe européenne.

Lohmann se souvient du moment où la star du jeu, Lee «Faker» Sang-hyeok, est passée devant lui lors d’un tournoi. «On voyait bien qu’il ignorait qui on était. Depuis que nous avons battu son équipe, son sourire a changé: il nous prend au sérieux, maintenant.»

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Comment le pro gamer supporte-t-il la critique ?

Si GrabbZ et son équipe perdent un match, ils ne risquent pas de se faire lyncher par un journaliste sportif dans un quotidien le lendemain. Les pro gamers reçoivent des commentaires sur Reddit, Twitch et Twitter, des marques de soutien et des compliments pour la plupart. Mais parfois c’est le contraire: un joueur de Lohmann a dit en plaisantant que les Chinois discutaient de leurs stratégies entre eux «et du jour au lendemain, quelque 20000 Chinois ont posté des commentaires nerveux sur Twitter».

Encore un enseignement qu’il doit prodiguer à ses jeunes joueurs: garder confance malgré les emmerdes. Le conseil de Lohmann pour ceux qui en bavent sur le net: faites preuve de relativité. «C’est évident que certains proftent de l’anonymat pour se défouler.»

« Je travaille désormais avec des joueurs cinq étoiles qui savent qu’on ne les remplacera pas si facilement. »

PRISE EN MAIN

Selon Lohmann, entraîneur esport, 50% de son travail est consacré à la psychologie.

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Pourquoi la plupart des pro gamers achèvent-ils leur carrière vers 25 ans ?

Selon une étude, la capacité de réaction ne diminue qu’à partir de 30 ans chez les hommes, donc théoriquement, on pourrait encore être au top mondial à cet âge. Mais c’est un mode de vie exigeant: nombreux sont ceux qui, à 25 ou 26 ans, ne veulent plus s’entraîner 14 heures par jour. Et les pro gamers ratent une grande partie de ce que vivent et expérimentent les adolescents et les jeunes adultes. Les joueurs pourraient-ils accepter un coach âgé de 40 ou 50 ans? «Le seul problème, à mon avis, c’est que l’écart de maturité émotionnelle serait trop important. À un moment donné, vous êtes trop vieux pour pouvoir comprendre vos joueurs.» Fabian Lohmann prépare également ses protégés à la vie après leur carrière éclair, les encourageant à développer leur esprit d’initiative: «Proftez des rencontres avec les sponsors, montrez-vous en public.»

Les infuenceurs prouvent bien qu’avoir des followers représente un avantage pour l’avenir. Beaucoup d’anciens joueurs restent dans l’esport, deviennent entraîneurs, commentateurs ou ont leur propre streaming. D’autres veulent faire une coupure, reprendre les études ou découvrir le monde.

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Que pourrait apprendre le football de l’esport ?

La FIFA suit l’esport de très près, car le vrai jeu sur le terrain perd de plus en plus de spectateurs dans le groupe cible des 15-21 ans au proft de l’esport. Mais pour Fabian Lohmann, l’ère n’est pas encore au changement: «Certains matches d’esport isolés peuvent avoir un nombre de téléspectateurs comparable à celui d’un match de Bundesliga, mais ce serait prétentieux de croire que l’esport joue dans la même ligue que le foot ou le football américain.»

Il y a beaucoup de personnes âgées, en Allemagne notamment, qui ne sont pas encore familiarisées avec le monde numérique au point de regarder des matches d’esport. «Mais d’un autre côté, il y a des fans d’esport de longue date qui regardent les matches ou les tournois avec leurs enfants. Je trouve ça super sympa», commente Fabian.

La proximité avec les fans, voilà une chose que les sports traditionnels, et le football professionnel en particulier, pourraient apprendre de l’esport. Sur Twitter, par exemple, les fans d’esport peuvent écrire à tous les joueurs et recevront probablement une réponse. AskMe Anything, les séances de questions numériques pour les fans, sont également exemplaires, et permettent vraiment d’apprendre quelque chose des pros. Plus d’ouverture sur le numérique et moins de phrases bateau.

Fabian Lohmann a personnellement pu vivre l’émotion d’un stade rempli de fans: «En 2019, nous avons battu les champions coréens en demi-fnale de la Coupe du monde dans une arène en Espagne, et c’était une vraie ambiance de stade de foot, il y avait même des chants de supporteurs. Et après la conférence de presse, des milliers de fans nous attendaient.»

En roue libre

À New York, à vélo, la donne a changé. Les adeptes de la Bike Life s’approprient l‘espace urbain pour se faire voir et respecter, à force de figures réalisées sur leur seule roue arrière. Photos BEN FRANKE

ARTISTE DE RUE

Jae Milez, un natif du Bronx vivant à Manhattan, en pleine démo de l’esprit Bike Life dans le Washington Square Park.

«La vie est devenue plus belle sur une roue. Chaque jour, je fais naître des sourires sur mon passage.»

JAE MILEZ

PLUS NEW-YORKAIS, TU MEURS

Un petit groupe de bikers sur le pont de Brooklyn avec Manhattan en arrière-plan.

BOUGE DE LÀ!

Le duo fait monter la sauce dans le quartier de Chinatown à New York. Ici, El Arte saute audessus de son pote Luis Banks.

EXEMPLAIRE Obloxkz, originaire du Bronx, a un sponsor, 18000 followers sur Instagram… et un désir légitime d’être respecté pour son talent.

«Mon seul but désormais est de garder ma roue en l’air.»

CURLY

UN POUR TOUS, TOUS POUR UN Les règles sont simples: posséder un vélo et respecter les autres, et vous voilà accepté. Ici, le groupe se réunit pour une balade dans le centre de Manhattan.

Jae Milez n’a pas besoin de roue avant sur son vélo. Comme il roule exclusivement sur la roue arrière, il l’a ôtée, tout bonnement. Lorsque le jeune rasta de 23 ans lève le guidon, il se faufile agilement dans la circulation dense de Manhattan. Il roule non-stop, droit devant lui. Il pourrait même le faire les yeux fermés, tellement Jae Milez est dans son élément en équilibre sur sa seule roue arrière.

Circuler ainsi, en «wheelie», est à la fois un signe de reconnaissance et un élément honorifique. C’est sous le terme de «Bike Life» qu’une nouvelle sous-culture urbaine a émergé à New York. Ce sont principalement des cyclistes latinos et afro-américains qui s’adonnent aux joies du vélo sur une roue en ville. Plus qu’un moyen de locomotion écolo, le vélo représente, pour les adeptes de cette communauté, une forme d’expression et un style de vie. Il s’agit d’attirer l’attention, et surtout de revendiquer leur place dans la cité. New York n’est qu’une des métropoles américaines, parmi lesquelles Newark, Boston, Philadelphie, Oakland ou Los Angeles, où grandit cette culture.

Lorsque Jae Milez et ses amis parcourent les rues du Bronx à Wall Street, cela provoque immanquablement des remous. Tout d’abord, parce qu’ils sont nombreux. Ce sont des essaims de cyclistes qui peuvent s’étendre sur trois pâtés de maisons. Ensuite, parce que les adeptes de la Bike Life ont toute une série de figures dans leurs guidons. La plupart du temps, ils s’encouragent mutuellement à atteindre des niveaux de performance plus élevés. La Bike Life se nourrit d’individualistes qui savent défendre l’entraide.

Mais pourquoi le vélo est-il devenu leur moyen d’expression? «Cela tient à l’histoire largement élitiste du cyclisme sportif aux États-Unis, explique l’architecte urbain et blogueur américain Taz Khatri. Les clubs cyclistes ont exclu explicitement les Afro-Américains, les Américains d’origine asiatique, les pauvres et les Amérindiens depuis très longtemps

La Bike Life se nourrit d’individualistes qui savent défendre l’entraide.

“People judge us on what they see. I just wish they respected us like BMX riders”

OBLOXKZ

PHOTO DE GROUPE Oui, la Bike Life réunit des petits prodiges qui s’entraînent jour et nuit. Mais le noyau dur de cette culture est avant tout une communauté soudée de passionnés.

déjà.» Aujourd’hui, la Bike Life crée un fort sentiment d’appartenance au sein de la communauté. «Les vélos unissent tout le monde, résume Jae Milez. J’ai vu des membres de gangs ennemis faire des tours côte à côte juste pour le plaisir de rider. C’est un exutoire positif.»

Son collègue Obloxkz, surnommé «O», également originaire du Bronx, déclare: «Pour moi, le vélo est une affaire de communauté et de famille. C’est ainsi que nous nous exprimons.» C’est un adepte de la Bike Life depuis quatre ans. Au bout de deux ans de pratique, il s’est fait sponsoriser par Throne Cycles, une entreprise de vélos urbains de Los Angeles. Il suffit de l’observer pour comprendre pourquoi. Zigzaguant entre les voitures, les pieds sautant sur les pédales, la main frottant le sol alors que son vélo est à la verticale, Obloxkz a clairement les compétences d’un athlète pro. «On nous juge sur ce qui est visible, dit-il. J’aimerais juste qu’on nous respecte autant que les riders BMX.» Le jeune talent cumule 18000 followers sur Instagram…

La Bike Life a beau être une culture majoritairement masculine, les filles ne sont pas en reste quand il s’agit de raser le bitume. De plus en plus nombreuses ces dernières années à grossir les rangs du peloton, elles alignent les wheelies et autres figures avec style et dextérité.

C’est le cas de la rideuse Curly. En 2017, cette jeune fille originaire de la Lower East Side (NY) traîne dans son quartier quand elle voit un groupe de garçons défiler devant elle, roue avant en l’air. «C’est ce qu’on appelle le destin, explique-t-elle. Cette sensation qu’une chose est faite pour toi. Mon seul but désormais est de garder ma roue en l’air.» La discipline demande du temps et du talent. Il faut compter deux ou trois mois pour maîtriser le wheelie avec confiance. «Au début je n’étais pas trop sûre de moi, du coup je m’entraînais toute seule sur un parking, poursuit-elle. Mais j’ai décidé de sortir de ma zone de confort. Ce n’est pas seulement un sport de mecs.» Aujourd’hui, elle parcourt fièrement les rues de la ville sur sa seule roue arrière.

«On nous juge sur ce qui est visible. J’aimerais juste qu’on nous respecte autant que des riders de BMX.»

OBLOXKZ

LA WHEELIE MANIA

Scannez le QR code pour voir le documentaire relatif à la Bike Life à New York.

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