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Mer forte
La vague de verre, décembre 2015
«Nous sommes sur la côte nord de Tahiti, avec des houles venant d’Hawaï, voire de plus loin. Une vague, un shorebreak, se forme juste au bord de la plage de sable noir, et en le remuant, cela crée toute cette variété de couleurs. Ici, c’est le lever du soleil, avec une falaise derrière, ce qui donne un côté très sombre. Les premiers rayons du soleil passent par-dessus la falaise et éclairent cette lèvre d’eau, donnant un fort contraste, comme s’il s’agissait de verre ou de dentelle. Je suis au bord de la plage et il ne faut pas se faire attraper par la vague, car ça peut faire mal. J’ai déjà perdu mon appareil photo et mes palmes dans de telles circonstances. On est comme démembré par l’impact de la lèvre sur le sable.»
Le photographe BEN THOUARD capture des images des tubes implacables de Tahiti, et de ceux qui sont assez téméraires pour les chevaucher. Une passion pour les vagues devenue fascination.
Texte PH CAMY

Sortie de secours, août 2017

«Avec le surfeur australien Adrian Buchan sous la fameuse vague de Teahupo’o (considérée comme l’une des plus dangereuses au monde en raison de sa taille et de sa puissance, et parce qu’elle déferle sur un récif corallien acéré. Le nom du site de Teahupo’o vient du polynésien, et signifie «le mur de crânes», ndlr). Ici, à plusieurs centaines de mètres au large, les vagues roulent sur un récif corallien dépourvu de sable et de particules, et nous avons des conditions exceptionnelles, une clarté extraordinaire. On voit que la vague ne s’ouvre pas, qu’elle va s’écraser, alors Adrian décide de s’en sortir en la traversant. J’étais sur le point de filmer Adrian dans le tube, mais il a surgi à travers la vague au moment où elle se brisait. C’est ce qui donne cette image inhabituelle: Adrian debout sur sa planche, mais sous l’eau.»


En aveugle, avril 2016
«J’aime les clichés engagés, au plus près de l’action. Ici, avec le surfeur français William Aliotti à Teahupo’o, je suis juste sous le rebord d’une vague sur le point de s’écraser sur le boîtier étanche de mon appareil photo. Je suis déjà complètement sous l’eau, commençant mon plongeon pour échapper à l’impact, mais mon bras est encore hors de l’eau pour shooter. Et puis – hop! – je tire mon bras sous l’eau. Je dois passer sous la surface pour éviter d’être projeté. Je shoote en aveugle et je joue avec le risque, avant que tout n’explose.»


Chasseur de slabs, avril 2020
« En plus de mon travail de photographe de surf, je me suis intéressé à des endroits qui ne sont pas forcément des spots de surf, où les vagues prennent des formes incroyables. Ici, non loin de Teahupo’o, se trouve un surplomb de récifs où les vagues se brisent en tubes. Je suis dans l’eau avec un objectif de 300 mm (un téléobjectif, ndlr), ce qui n’est pas courant pour photographier à la nage, mais qui me permet de me concentrer sur cette courbe, ce détail. J’adore la texture de la surface, et cette courbe gigantesque et majestueuse, de 4 à 5 m de haut. Ce genre de forme atypique a un nom : un slab. »


L’attente, mai 2019
«Deux photos prises au même endroit, le même jour: Teahupo’o à 6 heures du matin. La brise matinale arrache l’écume de la lèvre de la vague, la lumière rasante du lever du soleil illuminant ces projections d’eau volante, avec ces grandes montagnes en arrière-plan. Sur la photo du haut, les surfeurs attendent, les yeux rivés sur le large. Sur celle du bas, un surfeur s’est élancé avec une vague, et les autres se positionnent pour la suivante. Je travaille beaucoup en jet ski, car il me permet d’être très mobile, réactif et, surtout, seul et autonome. Ici, je suis derrière les vagues, le regard tourné vers le rivage. Cela m’offre un angle complètement opposé.»
«Si tu fais une erreur, l’océan ne pardonne pas»
the red bulletin: Qu’est-ce qui vous a motivé à plonger votre appareil photo dans l’eau?
ben thouard: Je suis surfeur depuis tout jeune, mais je vivais à Toulon, pas la meilleure région pour le surf. Alors à l’adolescence j’ai commencé à faire de la planche à voile, puis de la photographie, en faisant un stage avec Bernard Biancotto, l’un des pionniers de la photo de windsurf. À 19 ans, j’ai pu aller à Hawaï pour faire des images de planche à voile. J’avais mon appareil photo et un boîtier étanche fait maison. Cela m’a conduit à Tahiti en 2008, et ce fut le coup de foudre. La culture, les gens, la qualité des vagues, la clarté de l’eau, la lumière changeante et les différentes atmosphères dans la même journée… tout était attirant. Je me suis installé ici pour développer ma photographie de surf. J’avais 22, 23 ans.
À quel moment avez-vous décidé de prendre des photos de vagues sans surfeurs?
Environ six ans après mon installation à Tahiti. Il y a eu une évolution progressive dans mon travail. Cela peut paraître triste, mais désormais, pour moi, la photo de surf est davantage un travail; la photographie de vagues est devenue une approche personnelle, une rêverie. Je voulais me libérer des contraintes de la presse ou des marques qui me passaient des commandes, et montrer ce qui m’attire dans l’océan, de manière intemporelle. La tenue, la planche du surfeur datent un cliché de surf, mais une bonne photo de vague sera toujours bonne dans vingt ans. J’ai travaillé dur sur le sujet, photographiant des vagues dans toutes sortes de conditions, puis j’ai commencé à vendre des photos en ligne. J’ai auto-publié mon livre dédié aux vagues, Surface, en 2018. Cette fin d’année, j’en sortirai un nouveau, sûrement intitulé Turbulences.
Pourquoi photographier quelque chose d’aussi insaisissable?
Ce qui me fascine dans les vagues, c’est de saisir une image unique, qui peut être esthétique, graphique ou simplement belle; une image qui traduit la puissance de l’océan: une forme majestueuse, une explosion, un vortex qui apparaît sous l’eau lorsque la vague se brise. Je trouve fabuleux de transmettre la beauté de la nature et de sa force.
Que ressentez-vous dans les vagues?
De l’excitation. Et, quand c’est une grosse vague, un peu de peur, bien sûr. Je suis fasciné face à tant de beauté.
Ce que vous faites exige un haut niveau de forme physique. Quelle est votre routine côté fitness?
Je surfe autant que je peux, et j’ai une certaine hygiène de vie. En outre, je fais des prises de vue plusieurs fois par semaine et, lorsque les conditions sont bonnes, je suis dans l’eau trois heures le matin et trois heures le soir – c’est beaucoup de nage sur place, à attendre avec mon appareil, pas mal d’apnée aussi. Puis, soudain, une série de vagues arrive et il faut sprinter, pour échapper à la vague, ou se placer au bon endroit pour shooter, avant de plonger – une sorte d’apnée dynamique.
De quel type de matériel avez-vous besoin?
J’utilise un Canon dans un caisson étanche Aquatech. C’est un classique des séries professionnelles 1D et 5D, qui peut prendre des rafales de 15 à 20 images par seconde avec un autofocus très rapide. J’utilise des objectifs classiques: fisheye, grand angle, ou autre lorsque les vagues sont plus grosses. On peut aussi utiliser un gros téléobjectif qui rentre dans le caisson étanche. J’ai à peu près 5 kilos de matériel en main.
Comment manipulez-vous tout cela?
Avec une poignée façon fusil à harpon, ça me sert par exemple pour saisir les derniers instants d’une action avec le bras hors de l’eau. J’ai aussi des hublots interchangeables sur le boîtier étanche pour changer d’objectif, et des boutons pour régler la caméra et actionner l’obturateur – je photographie manuellement. Le tout attaché à mon bras avec un leash comme celui à la cheville du surfeur. Tu dois nager, te positionner, cadrer et faire la mise au point, et lorsque le surfeur se jette dans la vague à Mach 12, ne pas le rater. Et si tu fais une erreur, l’océan ne pardonne pas.
C’est-à-dire?
Je me suis retrouvé projeté sur le récif comme si j’étais plaqué à un sol recouvert de lames de rasoir. Ça peut arracher tes palmes, ou bien ton leash te projette l’appareil au visage. Le but est d’être au cœur de l’action sans être enfermé dans la vague, et d’avoir toujours une solution de sortie.
Ça n’est jamais lassant?
Je suis à l’eau depuis plus de quinze ans, mais je suis toujours étonné par ce que j’y vois. C’est toujours en mouvement et changeant, ça reste excitant. C’est la force de la passion.


Master, mai 2019
«On me demande si j’ai trafiqué cette photo. Pas du tout, c’est une lumière complètement naturelle. Nous sommes une heure avant le coucher du soleil, avec une montagne derrière nous, à contre-jour, avec ce vent offshore qui vient arracher les embruns de la houle. Cela crée un jeu de lumière unique: des gouttelettes d’eau réfléchissant la lumière et contrastant avec le fond dans l’ombre. Deux éléments qui s’affrontent: l’eau et le vent.»

Le surfeur inconnu, mai 2019
«Sous la vague Teahupo’o. Ce jour-là, l’attente entre les vagues était très longue, parfois 25 minutes, ce qui m’a offert une telle clarté d’eau – on peut voir les poissons et le corail au premier plan. J’ai tourné toute la matinée pour obtenir deux ou trois photos, en me plaçant au fond de l’eau. Il faut anticiper la vague, plonger au bon moment, se retourner, préparer ses réglages et son cadrage – tout cela sous l’eau. On dirait que le surfeur vole, avec le soleil qui vient frapper le poisson. Cette image peut être apaisante à regarder, mais pas à prendre. Et je ne sais toujours pas qui est ce surfeur.»


Le local, avril 2015
«Une journée avec des conditions exceptionnelles: un océan calme et lisse comme un miroir, qui nous offre un beau swell de 2, 3 mètres. Et les prouesses techniques du local, Michel Bourez, qui se glisse avec aise sous la lèvre de Teahupo’o!»
«Avant cette image, il y a des années de photos ratées.»

Full speed, juin 2016
« Matahi Drollet, surnommé le “Prince de Teahupo’o”, est l’un des surfeurs les plus doués au monde. Je l’ai photographié en utilisant une vitesse d’obturation plus lente, en attrapant tout ce qui passe pendant les dixièmes de seconde où l’obturateur reste ouvert, ce qui donne ce flou filé. C’est esthétique mais compliqué, car il faut avoir quelque chose de net dans l’image. Il a son regard fixé sur moi, et sa planche et ses jambes comme aspirées par cette machine à laver, ce qui permet de ressentir la vitesse et la puissance de la vague. Pour obtenir une telle photo, il faut de la chance, mais surtout de la détermination. J’ai pris des milliers de photos avant d’obtenir celle-ci – des années de photos ratées. Je suis sur un bateau avec d’autres photographes, tous en train de photographier la même chose, et je pense à cette technique en me disant : “Si tu n’obtiens aucune photo à la fin, ce n’est pas grave, mais si tu obtiens quelque chose, alors ce sera vraiment différent des autres.” »

Du pur bonheur, avril 2017
«Une photo toute simple, mais un moment magique. Il doit être 6 heures du matin, je suis parti sous la pluie, et au moment où j’arrive sur place, il y a cette grande percée de lumière dans le ciel, avec un grain qui vient de s’évaporer. Les petits plaisirs de la vie: on se lève tôt, on arrive à l’eau et on voit ça. La journée commence bien. Du pur bonheur.»