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Sous les cicatrices

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Passez au vert

Passez au vert

NAI PALM, chanteuse du groupe australien Hiatus Kaiyote, a fait face à l’adversité toute sa vie. Elle révèle ici comment son art et la force de la nature l’ont aidée à revenir plus forte.

Ils en font des caisses: (de gauche à droite) Perrin Moss, Paul Bender, Simon Mavin et Nai Palm du groupe Hiatus Kaiyote.

Le

deuxième titre du nouvel album de Hiatus Kaiyote, Mood Valiant, s’ouvre sur des chants d’oiseaux. Pour la chanteuse et compositrice du groupe, Nai Palm – de son vrai nom Naomi Saalfield – il ne pouvait y avoir une toile de fond plus parfaite: le chant et la compagnie des oiseaux font partie de la vie de cette Australienne de 32 ans depuis toujours. «Mais ce n’était pas intentionnel, s’amuse Saalfield lors d’une conversation Zoom avec The Red Bulletin. Ce n’est pas un choix – on finit toujours avec les oiseaux. J’étais en train de faire l’enregistrement d’une piste vocale et ils étaient dehors. Ils avaient l’air vraiment cool, alors on s’est dit: “Pourquoi ne pas les garder en tant que touche environnementale?”»

La relation de Saalfield avec les oiseaux et les animaux sauvages est bien documentée dans la discographie de Hiatus Kaiyote: elle a jammé avec un hibou sur le deuxième album du groupe, Choose Your Weapon (2015), et son perroquet, aujourd’hui disparu, Charlie Parker – nommé d’après la légende de jazz – était souvent présent dans le studio lors des séances d’enregistrement du groupe.

Bien que leur musique soit souvent décrite comme étant de la «future soul», les musiciens de Hiatus Kaiyote préfèrent parler d’un «truc gangster multidimensionnel et polyrythmique». Un genre qui pourrait passer pour inaccessible mais qui s’avère être tout le contraire: non seulement des chansons des deux premiers albums de Hiatus Kaiyote ont été en nomination aux Grammy Awards (Nakamarra, avec Q-Tip et Breathing Underwater) mais le groupe a également été validé par des icônes musicales comme Prince et Erykah Badu en plus d’être samplé par Beyoncé, Anderson .Paak ou encore Drake.

Naomi Saalfield, en compagnie de Paul Bender (basse), Simon Mavin (claviers) Perrin Moss (batterie), a passé les dix dernières années à créer une musique qui examine la relation entre toutes les composantes de la vie, de la science et l’art à la nation et à la culture, ainsi qu’entre les humains et le reste du monde naturel. «Nous essayons de faire une musique qui donne aux gens une multitude de choses différentes à découvrir, ditelle. Il y a tellement de détails qu’au fil des années, vous pouvez toujours trouver quelque chose de nouveau et continuer à avoir une relation avec les titres.»

«Nous essayons de faire une musique qui donne aux gens une multitude de choses différentes à découvrir.»

«Une femme sur cinq vit avec un cancer du sein, mais je n’ai jamais vu de femmes avec un seul sein. Si je ne pouvais pas voir d’exemples, alors j’allais en devenir un pour les autres.»

Bien avant la formation du groupe en 2011, les rencontres spontanées et oniriques avec des animaux sauvages faisaient partie intégrante de la vie de Saalfield. Née et élevée à Melbourne, elle a été contrainte de déménager à la campagne à l’âge de onze ans après la mort de sa mère des suites d’un cancer du sein. Puis son père est également décédé peu après dans l’incendie de sa maison. Ce déménagement dans la petite ville de Mount Beauty, dans l’État de Victoria, au sud-est de l’Australie, l’a éloignée de tout ce qu’elle avait connu jusque-là, mais il a également marqué le début d’une relation importante et durable avec la faune indigène. «J’ai vécu avec des gardiens animaliers et nous avions un dingo, un aigle royal et des wombats», se souvient Saalfield.

Pour s’extraire de cette jeunesse dramatique, elle a commencé à jouer de la guitare et à passer la plupart de son temps à l’extérieur, se liant d’amitié avec un chiot dingo qui dormait près de la maison. « Mon installation dans une vallée alpine très isolée et le temps passé avec la faune indigène ont été de beaux moments enrichis de vertus thérapeutiques, dit Saalfield. Les animaux manifestent vraiment de l’empathie, et j’ai souvent chanté pour eux. Je pense que le rôle de la musique et celui du musicien consistent avant tout à rappeler aux gens la magie et l’émerveillement. Pour moi, la nature est le meilleur exemple de la véritable magie qui existe dans le monde.»

Sur le visage de la chanteuse, de la lèvre au menton, un tatouage trace la ligne d’une éraflure causée par un ami animal – un corbeau orphelin qu’elle a sauvé, élevé et libéré lorsqu’elle avait quinze ans. Pour Saalfield – elle-même orpheline – la relation avec le jeune oiseau et l’éraflure qu’il lui a laissée étaient imprégnées d’une signification plus profonde. «J’ai eu l’impression que c’était une leçon de ma mère. De la laisser aller tout en continuant de la porter en moi.»

Ces traumatismes précoces constitueraient un défi plus que suffisant pour quiconque, mais l’adversité a continué d’attendre Saalfield au tournant. Il y a trois ans, alors que Hiatus Kaiyote était en tournée aux États-Unis, on lui a diagnostiqué un cancer du sein – la même maladie qui a emporté sa mère. La chanteuse dit que le diagnostic l’a secouée d’une manière qu’elle n’avait pas connue jusque-là. Publiant la nouvelle sur Instagram à l’époque, elle a dit à ses fans: « Je suis rongée d’anxiété tout en essayant de pratiquer le courage et la patience au quotidien face à la merde la plus effrayante et la plus angoissante que j’ai jamais eu à endurer.» Saalfield s’est envolée pour l’Australie où elle a subi une opération chirurgicale vitale. En 2019, elle a heureusement reçu un verdict de guérison. Avec le recul, elle considère que la musique a été l’exutoire par lequel elle a pu traiter et comprendre son expérience.

Tout en se remettant de la mastectomie qui lui a sauvé la vie, Saalfield a pris contact avec d’autres personnes atteintes de ce cancer, et elle a pris publiquement position contre les normes de beauté qui, selon elle, peuvent pousser les femmes ayant subi une mastectomie à opter sans réfléchir pour une chirurgie superficielle. Afficher la beauté de son expérience est quelque chose qui a toujours semblé naturel chez elle. Ainsi, lorsqu’on lui a proposé une chirurgie reconstructive du sein après l’opération, elle a refusé.

«J’ai été très ferme dès le départ sur le fait que je ne voulais pas de chirurgie reconstructive, explique-t-elle. C’est vraiment invasif et dangereux– vous introduisez un truc géant en silicone

«Soyez fier de vos cicatrices. Elles sont fortes et belles.»

dans votre corps.» Bien qu’elle soit convaincue de sa décision, Saalfield a été choquée par la réaction du corps médical qui n’a guère fait preuve d’empathie et qui lui a recommandé un suivi psychiatrique. «Le chirurgien plastique m’a dit: “Vous risquez de le regretter plus tard et cela vous ferait sentir à nouveau normale”, dit-elle en secouant la tête. J’étais soufflée. Je me suis dit: “Qui es-tu pour décider pour moi ce que je vais regretter? Je ne serai jamais normale. Cela a changé ma vie pour toujours.“»

Au lieu de cela, son torse arbore désormais un tout nouveau tatouage là où se trouvait autrefois son sein en plus d’une décoration dorée semblable – modelée sur son sein avant son ablation – qu’elle prévoit de porter sur ses tenues de scène. «Je ne serai plus jamais ce que j’étais, mais putain que c’est génial, dit-elle, soudainement animée. On m’a offert la possibilité de retourner la situation, tu vois? Non seulement je ne vais pas avoir de reconstruction, mais je vais m’afficher avec ça.» Sa prise de position a suscité des centaines de messages de soutien et de gratitude de la part de femmes qui vivent une situation semblable. «Une femme sur cinq vit un cancer du sein et pourtant je n’ai jamais vu de femmes avec un seul sein dans la vraie vie. Jamais, pas une seule, dit Saalfield en haussant les épaules. J’ai décidé que si je ne pouvais pas voir d’exemples, j’allais en devenir un pour les autres. Montrer aux femmes une autre voie et montrer qu’elles peuvent encore être dans le coup. Portez vos cicatrices avec honneur – elles sont fortes et belles.»

Après les épreuves et les tribulations de ces trois dernières années, le Hiatus Kaiyote de 2021 est-il le même groupe qu’avant, ou Saalfield pense-t-elle que sa propre expérience et l’épreuve collective causée par la pandémie ont provoqué un changement de tonalité? «Chaque chanson que nous faisons a son propre petit monde en soi, dit-elle, pensive, mais l’intention reste la même.» Après tout, il s’agit d’un groupe dont la musique a tendance à ne pas être tournée vers l’intérieur mais plutôt vers l’extérieur, vers le monde. Le titre phare de Hiatus Kaiyote, Nakamarra, sorti en 2012, invitait ses fans à se documenter au sujet de l’artiste aborigène Doreen Reid Nakamarra. Get Sun, le premier single de Mood Valiant, comporte un court extrait du documentaire Corumbiara: They Shoot Indians, Don’t They? réalisé par le cinéaste brésilien Vincent Carelli en 2009.

«Vous pouvez écouter Get Sun et vous direque c’est amusant, dit Saalfield, ou vous pouvez aller plus loin et découvrir que c’est plus que cela. C’est un sujet de discussion et cela peut pousser les gens à s’informer sur ce qui se passe réellement, en particulier dans les communautés indigènes. En tant qu’artiste blanche dans l’œil du public, il est important pour moi de me concentrer sur des choses qui sont dignes d’amour et d’attention.»

Cela signifie-t-il que Saalfield considère que sa musique a une ambition politique plus élevée dans le monde? Elle secoue la tête. «Tout ce que je veux, c’est apporter de la beauté et un sanctuaire, parce que c’est ce que la musique représente pour moi. Quand j’ai l’impression que le monde va s’écrouler, la chose qui m’apporte la paix, c’est la musique. Elle m’a sauvé la vie. Si je peux jouer ce rôle pour quelqu’un d’autre, alors j’ai l’impression de faire davantage partie de l’univers et que ma vie a de la valeur.»

Aujourd’hui, Saalfield est en forme, Hiatus Kaiyote a un nouvel album, le monde s’ouvre à nouveau, et le groupe prévoit d’entamer sa première tournée depuis 2018 – un nombre restreint de concerts un peu partout en Australie. La chanteuse dit que, même si elle est heureuse de pouvoir sortir et de recommencer à jouer avec le groupe, elle allait s’ennuyer de la vie plus calme qu’elle a mené ces deux dernières années qui a inclus l’adoption d’un chaton – «Pas un oiseau cette fois-ci, dit-elle en riant. Retournement de situation!» – et la satisfaction procurée par un espace chez elle dédié à la création de musique et d’art. Saalfield révèle qu’au cours des douze derniers mois, elle s’est initiée au kintsugi – l’art japonais de réparation des objets fissurés ou cassés à l’aide d’une laque spéciale mélangée à de la poussière d’or ou d’argent, créant une soudure à la fois visible et esthétique – et a pratiqué cet art sur ses propres tuyaux cassés et ses vases dans sa maison.

«Dans la vie, quand on casse quelque chose, souvent on le jette parce qu’il semble trop difficile d’en faire quelque chose d’autre, explique-t-elle lorsqu’on lui demande ce qui l’a attirée vers cet artisanat. Mais avec le kintsugi, vous décidez d’en faire quelque chose de beau d’une manière nouvelle et différente. La partie cassée est désormais illuminée.» hiatuskaiyote.com; Instagram: @artykarateparty

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