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SUR LA COUVERTURE

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#Découverte

Wafa Bensassi Dans l’atélier de...

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#Événement

Les Black Cow Boy À Dakar

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#Le Milieu Wakh’Art

Dans le mielieu...

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#EN UNE

Selly Raby Kane Le vêtement comme terrain de jeux

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#Mode

Bull Doff

“Plus qu’une tendance”

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#Musique

Flow-Up... Laboratoire d’un son nouveau, Hip Hop et sénégalais tout à la fois

Fla & Mister Maze

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L’ambition de faire le meilleur album de rap sénégalais

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#Cinéma

Yanick Létourneau “Les Etats Unis d’Afrique”

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#Textes

Chimamanda N. Adichie “Half of a Yellow Sun”

Mamadou Samb “Le regard de l’aveugle”

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52 Photo de couverture Layepro Photos

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A LIRE Le partage et la diffusion de ce document, que nous encourageons vivement, se font librement et gratuitement. Cependant, sa diffusion doit se faire dans son entièreté et non imputée d’une quelconque de ses parties. Ayant pu voir, sur la toile, des bribes de notre travail, mutilé selon le bon vouloir et l’intérêt de tierces personnes, nous tenons à rappeler ici que RÉCIDIVE est seul en droit d’apporter une modification formelle à ses publications et d’en tirer des avantages commerciaux. Les photographies ici reproduites ne doivent pas non plus être découpées et rendues publiques sur d’autres supports. Une partie du contenu qui suit vous intéresse : diffusez-le dans son entièreté où alors, prenez langue avec ses auteurs. Il n’est nullement question ici de droit et de tribunaux (ce serait malvenu de la part des Récidivistes), mais de savoir-vivre et de courtoisie.

Contributions Lamine Ba (Textes, p.72)

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Crédits photos

Layepro (UNE et Illustrations, p.24) BullDoff (Mode, p.38) Africulturban (Musique, p.46) Sidy Mohamed Kandji (Musique, p.52) Yanick Létourneau (Cinéma, p.60)

Redacteur en Chef Mamadou Diallo

Maquête et Graphisme Manden

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éditorial, Mamadou Diallo

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anchester United affronte sa rivale Manchester City lors d’une finale de FA Cup. Balotelli qui dès l’entame de la rencontre avait fait trembler les filets par une frappe sur le montant droit s’est fait expulser à la 10e minute après qu’il ait, juste pour rire, fait un croche-pied à l’arbitre. Aguerro qui est resté sur la pelouse n’arrive pas à se défaire du marquage de Lescott. Le match est âprement disputé et Rooney finit, à la 70e minute, par décocher une frappe des trente mètres qui finit au fond des filets et fait vibrer l’enceinte du stade. C’est alors que Mancini, dégouté, mais non résolu à la défaite, scrute son banc à la recherche de la solution. Deux options se présentent à lui, Dzeko qui est une bête et Brandao, son regard s’arrête sur le premier et le second, se croyant malin se dresse et lui dit : « Coach, je suis un joueur engagé, pas plus tard qu’hier, j’ai signé un chèque à Greenpeace et je joue pour la bonne cause, faites-moi entrer, je suis un bienfaiteur de l’humanité. » Mancini, confus par tant d’impertinences, qui, de plus est, se contrefout, à ce moment précis tout au moins, de l’Humanité, à qui il importe surtout de marquer des buts, ne trouve d’autres réponses à donner à ce curieux joueur que « ferme ta ... » joyeuseté qu’il fait suivre d’un pragmatique « Dzeko, sur le terrain, tu peux le faire ! » Morale de cette histoire par endroits absurde : on ne sélectionne pas un joueur parce qu’il est engagé, cela est absurde. Il en va de même pour un ouvrier au sein d’un chantier, d’un médecin dans un hôpital, d’un chercheur dans une université, d’un tailleur dans un atelier de couture et d’un mécanicien dans un garage. Il n’y a que dans un parti politique et encore, pour en étoffer le rang des suiveurs, des applaudisseurs et non des esprits libres, autonomes, définisseurs de ligne, ou l’engagement suffise au recrutement. Partout ailleurs et pour tout autre office, l’engagement n’a pas de valeur en soi. L’engagement n’étant pas en soi une valeur, que l’artiste le soit,

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De l’artiste engagé le proclame, l’accole à sa qualité d’artiste comme une dimension essentielle à sa pratique, on s’en moque. On peut très bien être engagé, dieu sait dans quoi, s’y démener comme un diable, protester contre ce que l’on voudra à en perdre la voie et ne servir strictement à rien d’autre qu’à sa bonne conscience. Voyez Bono et son engagement contre la faim en Afrique et pour son image, je suis prêt à parier tout ce que j’ai, ça ne fait pas grand-chose, mais c’est tout de même une totalité, qu’il aura beau persévérer qu’il ne résoudra pas le problème qui, s’il l’est un jour et espérons, le sera par les Africains et parmi eux les travailleurs agricoles dument outillés en savoir et en capital. L’on pourrait me répondre que sa bonne volonté à lui, qui attire les caméras du monde sur le problème, est susceptible d’alerter ceux qui pourront le résoudre, mais non, désolé, ceux qui vont le résoudre en sont déjà avisés. Ce qui donne sa valeur à l’artiste, toujours, quelle que soit sa posture dans la vie, qu’il se complaise dans celle d’un égoïste insupportable et même dangereux ou dans celle finalement tout aussi insupportable du bienfaiteur de l’humanité, c’est la qualité esthétique de son œuvre, l’émotion qu’elle charrie, l’originalité de son expression et la lumière qu’elle jette sur le monde. Certains idéologues, plutôt que d’animer des conférences, des meetings et d’écrire d’insipides pamphlets, se mêlent de chanter et de peindre, ou plutôt de geindre, de barbouiller et se présentent comme artistes engagés. Demandez à un artiste s’il est un artiste engagé, il vous reprendra aussitôt pour vous dire qu’il se passerait volontiers de l’épithète. L’artiste engagé autoproclamé ferait mieux de commencer par être une artiste tout cour, cela obtenu, il pourra ensuite servir la cause qu’il lui plaira, défendre la veuve, l’Africain, le clitoris, Tombouctou, le capitalisme, le pape, l’abstinence, le pain rassis, la tectonique, le PDS mais il sera jugé, par l’amateur sincère, pour la qualité de son œuvre et non son parti.

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#DÉCOUVERTE

Dans l’atelier de

WYBK (Wafaa Yasmine Bensassi Kabaz)

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ne vision, celle d’une fresque qu’elle avait inscrite sur un mur des petites pierres à Ouakam, dans laquelle une sombre nuit enveloppe une ville et ses tours, où à travers d’innombrables fenêtres apparaissent autant de figures et de clins d’oeil, nous a entrainés vers son atelier de Mermoz. Là bas, sur les murs, accrochés, d’intrigants tableaux, l’un de fils et de bouteilles est accroché à côté d’une pile de disques ; sur le plancher, déposé, des bustes auréolés et peints ; au fond, à droite, une grande série de toiles et, au milieu de tout ça, une grande jeune femme en jean, débardeur et All Stars : WYBK. La diversité de ce qui se donne à voir dans la pièce fait plus penser à l’atelier de plusieurs que d’une seule. Il y’a cette toile sur laquelle repose une femme, en petite tenue, aux formes généreuses qui se détachent d’un fond rose pastel et puis celle-ci, qui a les allures d’une peinture japonaise, apprendre qu’elles procèdent du même esprit et de la même exécution désarçonne quelque peu. WYBK avoue presque comme un plaisir honteux, auquel elle ne renoncera surtout pas, sa versatilité, « ça peut paraître brouillon, de faire des choses aussi diverses, mais ma créativité va dans tous les sens, je ne m’impose aucune limite aucune règles. »

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Alsacienne, d’origine marocaine et vivant au Sénégal depuis dix ans, WYBK artiste autodidacte s’y est, pour la première fois, assumée. « J’ai ça depuis l’enfance, mais je n’osais pas présenter ce que je fais en dehors du cercle de mes proches. À force de les entendre dire que c’était plutôt intéressant et que je devais le faire voir, j’ai fini par céder. » Elle a bien fait de les entendre et depuis, elle ne s’est pas arrêtée de peindre, parfois des choses très surprenantes. Son atelier, elle y passe des journées entières et parfois, lorsque l’une d’entre elles s’achève, elle applique la touche finale d’une toile commencée le matin même. Quand on voit son travail, sans même avoir au préalable rencontré l’artiste, on se doute bien qu’elle n’est pas d’ici, du Sénégal, mais qu’elle y est comme en exil. Si le Sénégal et l’Afrique subsaharienne percent parfois dans son œuvre, à travers quelques figures qui lui sont propres, l’apparition des formes de son art traditionnel, les masques notamment, il y’a, dans ce qu’elle fait, cette touche de provocation, cette tendance à détourner les symboles, à mêler sur une même toile objets de ferveur religieuse et icônes pop qui dénotent d’avec la soumission nationale a tant de choses. Les clins d’oeil et les références tiennent une grande part dans son travail, souvent serti de clichés en noir et blanc, piochés dans de vieux magazines, d’icônes de la pop culture. Parfois, l’apparition d’une silhouette, d’une ombre, celle d’Hitchcock par exemple, parce que WYBK est une grande cinéphile. La citation, omniprésente, inscrit sur ses peintures des bribes de philosophie, d’ironie qui guident le spectateur dans son interprétation. C’est ainsi que nous avons appris d’elle celle-ci, savoureuses, de Salvador Dali qui disait « Un jour, je crois que je vais mourir d’autosatisfaction. » Il y’a aussi l’urbain, la ville, surtout celle de New York qui, nous dit-elle, la fas-

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cine. La ville, pour elle, « c’est important, c’est de la pierre, quelque chose qui ne s’efface pas, il y’a toujours de la joie et du malheur dans ce côté urbain, et c’est quelque chose qui vit. » L’urbanité, elle l’évoque notamment à travers la peinture de panoramas nocturnes, sur lesquels s’élancent de hautes tours qui empruntent, sous son pinceau, d’inquiétantes couleurs. Aussi, des scènes de vies, avec là un vieux couple dans une rue marchande et ici une belle-de-nuit marquée par le poids des années. Entre ces peintures, toutes de la chose urbaine, mais autrement, on est encore frappé par la diversité du style. D’une part des images minimalistes aux formes anguleuses et aux couleurs vives, d’autre part de nombreux détails, une humanité figurée avec douceur et une palette terne. WYBK prépare, du 2 au 16 décembre 2012, une exposition pour laquelle elle a eu au moins deux bonnes idées : la première aura été de la faire héberger à l’IFAN et la seconde, tout à fait géniale, de l’intituler Récidive. On attend avec impatience cet homonyme qui risque de surprendre.

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#ÉVÉNEMENT

Les Black Cowboys

à Dakar

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akar a accueilli cette année, lors de la fête de la musique et grâce à une initiative conjointe du label parisien Comet et de celui dakarois des Petites Pierres, un ambitieux projet musical. Il s’est agi de susciter, à travers une résidence d’artiste, des rapprochements entre musiciens d’horizons divers, à travers des performances lives et pour des sessions d’enregistrements. C’est ainsi que les

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Black Cowboys, groupe constitué de la chanteuse sénégalaise Ngnima Sarr, du producteur franco-irlandais Liam Farell, du guitariste congolais Kiala Nzavotunga et du Bateur français Martin sont arrivés à Dakar en juin et se sont produit le 19 du même mois, en compagnie d’artiste locaux, sur la scène du Just 4 You. Retour sur cette expérience à travers quelques-uns de ceux qui en ont été les acteurs et que nous avons pu rencontrer quelques heures avant leur performance au Just 4 You.

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Warm Up à Ouakam Il est dans les environs de 16 heures lorsque l’on retrouve les Blacks Cowboys dans l’enceinte du CUNIMB, à Ouakam. L’endroit est immergé dans un mbalax que diffuse une sono, la cour, un peu comme celle d’un jardin d’enfants, est remplie de petits garçons et de petites filles en blouse d’école et cartable sur le dos. Certains sont rassemblés dans un coin, formant des groupes de jeu et d’autres, qui cavalent dans tous les sens, ont pris possession de l’espace. Pour parvenir au Hall du bâtiment, il nous fallut donc traverser cette juvénile et remuante marée humaine. À l’intérieur, reposaient des instruments, avec, pour leur donner la parole : les blacks cowboys, Bachir le soliste du groupe

Sahad & the patchwork et le rappeur Keyti. Debout, adossée à un pylône et sur la gauche de la scène, la chanteuse Kalsoum regarde et écoute. Quelques heures plus tard, c’est elle qu’on écoutera, abasourdis par la puissance de sa voix, qu’elle fera raisonner sur la scène du Just 4 You et certainement aussi dans les rues adjacentes du point E. Devant cette scène de répétition, peu à peu, à mesure que le groupe s’accorde, les enfants se pressent, s’amassent et se posent. Avant de conquérir le Just 4 you, les Black Cowboys et ceux qui les ont accompagnés sur scène, auront d’abord réussi à captiver, une demi-heure durant, ce jeune public.

L’expérience, l’éclectisme et l’ouverture Docteur L, qui tient le rôle de bassiste dans le groupe et qui vient de poser son instrument fut, de la fin des années 1980 à 1995, le concepteur sonore du groupe de rap français Assassin. Après deux albums avec ces précurseurs à l’identité très marquée, il explore les musiques électroniques et collabore avec de nombreux artistes, parmi lesquels Ice T, Gangstarr, Alain Bashung, Nene Cherry, Asa et Tony Allen, le batteur de Fela Kuti. Sa culture, nous apprend il, elle est d’abord « afro-américaine » et il s’est aussi beaucoup intéressé aux musiques Ghanaiennes et Nigérianes. Mais ce fils d’une critique d’art britannique et d’un peintre libertaire irlandais, qui s’est plongé dans la culture afro-américaine pour ce qu’elle exprimait de contestataire est un artiste qu’on ne sau-

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rait ranger dans une catégorie ni définir par l’énumération des grands noms avec lesquels il a collaboré. Passé du Hip Hop, à la musique électro à l’Afro beat et ce qu’il appel « l’african psychédelic Rock », genres qu’il explore, mais qui ne l’enferment pas, Docteur L est surtout un musicien éclectique, curieux et inventif. Lui qui a des disques « d’ici à là bas » connaît bien la musique africaine et nous en a parlé en des termes très intéressants. « En fait, ce qui s’est passé historiquement en Afrique, c’est que la musique était plus diversifiée avant et, dans les années 80, a émergé la world music. Qui est un truc de blanc, en gros la vision des blancs de ce qu’est la musique en Afrique. Cela a fait que tout le reste a eu beaucoup de mal à exister. » Docteur L pense qu’il y’a assez de richesse musicale

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Féla Kuti, Chanteur Nigérian

vraiment source d’enseignement pour moi que de jouer avec un guitariste comme Kiala. »

Kiala, Guitariste de Fela

sur le continent pour qu’en plus des genres dominants que sont par exemple le rap et le reggae, d’autres puissent émerger. L’idée qui fonde cette visite dakaroise des Blacks Cowboys « c’est de créer des ouvertures à partir d’un espace de base. L’esprit, ça n’est pas, regarde notre groupe on fait ça, on vous met dans la gueule. L’idée c’est d’échanger, de se nourrir mutuellement et c’est bien de travailler avec les petites pierres, parce qu’ils font du social, ce n’est pas une histoire d’argent, mais l’objectif c’est de communiquer. » Pour Brahim, le jeune soliste du groupe Sahad&The patchwork, qui joue à domicile, c’est « du savoir à acquérir, en tant que musiciens on cherche toujours à se développer. C’est

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Kiala justement est dépositaire d’une expérience énorme, recueillie le long de son parcours au contact notamment de Fela Anikulapo Kuti. Affable et d’une grande disponibilité, il ne s’est pas fait prier pour échanger longuement avec nous et partager sa formidable expérience, celle qu’il a acquise en plus de 40 ans de carrière, en Afrique puis dans le monde. Son père jouait de l’accordéon et de la guitare, lui s’est mis très jeune à jouer de ce dernier instrument. « Je faisais la musique de rue, jusqu’à l’âge de 18 ans. » C’est alors qu’un prêtre belge, qui voulait monter un groupe, lui offre un enseignement plus formel. Puis il a joué avec de grands noms de la musique congolaise, Franco Luambo Makiadi, African Jazz de Joseph Kabassele jusqu’à ce que pour des raisons politiques, il soit contraint, en 1974, de s’exiler. Il passe alors par le Cameroon et le Gabon avant de se fixer au Nigéria. Arrivé à Lagos en 1975 il va voir Fela et se propose comme guitariste. La star nigériane ne cherche alors pas de gui-

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Docteur L, Bassiste et Producteur

tariste, mais le dépanne de 50 nairas dont il avait bien besoin. Avec ce pécule, il part dans les villes de province et y pratique, plusieurs années durant, son art. En 1981, ayant appris que Fela cherchait un guitariste, il revient à Lagos et finit par intégrer le groupe Egypt ‘80. Kiala a donc joué sur les albums Original Suffer Head et Power. De Fela, Kiala parle avec émotion et tendresse. « De tous les grands leaders avec lesquels j’ai joué en Afrique, il est le seul qu’il était, pour moi, évident de suivre. Ce n’était pas seulement musical, il était pour la vérité, pour le peuple et croyait en l’Afrique. Aujourd’hui, il est décédé, mais ce qu’il nous a laissé, ce n’est pas la richesse matérielle, c’est la musique. J’ai appris de lui spirituellement et idéologiquement en tant qu’africain. »

er man qui rencontre un certain succès. Peu de temps après suit l’album People qui a été réédité en 2002. En 2003, ils sortent leur dernier album, River Niger et le groupe disparaît finalement en 2007. Depuis son départ du Nigéria en 1983, Kiala a beaucoup voyagé, en Europe, en Amérique, mais n’était pas revenu en Afrique. C’est ému qu’il confie, « après ces années, je suis venu à Dakar, au Sénégal et puis ce que je ressens, je ne peux même pas le communiquer. Une autre chose que je veux dire : nos gouvernements africains il faut qu’ils pensent au peuple, à ces enfants » il montre ceux nombreux qui sont dans la cour « et puis, une autre chose, qu’ils n’oublient pas, l’Afrique a un don pour l’Art, l’Art en général, qu’ils mettent l’art en valeur. »

En 1983, Fela décédé, Kiala s’envole pour Paris où il fonde avec d’autres anciens d’Egypt, le groupe d’Afrobeat Ghetto Blaster. En 1984, ils sortent sur Island Records, le EP Preach-

Pour Keyti, rappeur sénégalais d’envergure, l’expérience est l’occasion de montrer « qu’il est possible de travailler avec des instruments live » et puis d’entamer ce qui lui sem-

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Keyti, Rappeur

Brahim, Soliste

ble important, le « métissage de notre musique. Le rap sénégalais a besoin d’ouverture musicale. Même l’utilisation des instruments locaux pose un problème. Il est important de voir des musiciens confirmés et de travailler avec eux. »

pu découvrir le chant si particulier de Sahad et le souffle de la saxophoniste de son groupe ; réentendre, après de nombreuses années, Keyti, sa prose en wolof et son flow ; se voir franchement sciés par la voix de Kalsoum. Puis Ali Beta, I-science ont suivis, tous, portés par l’alchimie musicale des Blacks Cowboys : un étonnant mélange de Jazz, d’Afro-beat et de sonorités dont la provenance nous auront échappés. Les organisateurs, les petites pierres, ont expérimenté là une manière d’accueillir des artistes particulièrement féconde, faite d’échanges et d’enrichissement mutuels entre ceux d’ici et ceux venus d’ailleurs.

Plus tard dans la soirée, dans le cadre du Just 4 You, les Blacks Cowboys, rejoints tour à tour par Sahad& The patchwork, Ali Beta, Kalsoum, Keyti et d’autres, ont offert un riche spectacle musical au public. Des instrumentistes et des interprètes rencontrés à Dakar se sont associés à eux sur la scène. Nous avons

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#LE MILIEU

Rencontre avec

WAKH’ART

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epuis deux ans maintenant, une jeune femme qui ne passe pas inaperçue, grande, coiffée d’une crète iroquoise et singulièrement lookée, sillonne Dakar et croque des portraits d’artistes qu’elle publie sur son blog, Wakhart. Cette jeune femme, c’est Akya Sy, designer de profession, mais activiste culturelle dans la vie quotidienne. Akya est la fille du plasticien El Hadj Sy qui, en plus d’être son père, “a contribué à mettre en place la biennale de Dakar, le village des arts et fait partie de cette génération d’artiste qui a fait comprendre au monde qu’il y’avait, au Sénégal, une création artistique contemporaine.” Enfant, elle “courait dans la cour de Joe Ouakam et dans celle d’Ousmane Sow”, aujourd’hui, elle se désole de voir ces mêmes artistes,

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importants, ignorés du grand public. Akya porte à bout de bras, poussée par ses seuls rêves, sa détermination et un brin d’idéalisme, une structure naissante qui se veut promouvoir et « aider » les artistes sénégalais. Rentrée de Paris après ses études, il était d’abord question qu’elle fasse des stages, ce qu’elle fit : Chez Claire Dione et Florian Evion, designer l’une et architecte l’autre. Dans le même temps, elle renoua avec son père, se vit rappeler à quel point les esprits créatifs foisonnent dans Dakar et se désola de voir tant de talents, de pratiques artistiques prometteuses, vivoter dans un quasi-anonymat. C’est dans ces circonstances que nait Wakhart, son blog, sur lequel elle publie intensivement, sur la base de choses vues et de personnes rencontrées. Cet exercice auquel elle a soumis des dizaines d’artistes, celui de l’entrevue, elle s’y est prêtée pour RÉCIDIVE.

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Akya Sy

Pour évoquer avec elle son parcours, ce qui le motive et les projets de sa structure, nous l’avons retrouvé, dans les locaux de Wakhart, nichés quelque part en ville au fond d’une impasse. L’endroit est vaste, ouvert à tous, lumineux et sur ses murs reposent des fresques et des graffiti. Posés sur le sol, des bureaux, des chaises, quelques machines d’imprimerie et sur la gauche un studio d’enregistrement en construction. En somme, il y’a là réuni, avec les hommes et les femmes qui s’y activent, de quoi faire et organiser bien des choses autour de la culture. Akya et ses collaborateurs, parmi lesquels Moulaye Sall dont il sera question plus loin, ne s’en privent pas. Au fond, la source de son engagement dans le milieu culturel se trouve dans la conscience qu’elle a d’une richesse insuffisamment valorisée, de quelque chose de, pour reprendre ses termes, ”précieux.” Akya sait que “Le public sénégalais est un public très difficile, parce que simplement il a d’autres problèmes en tête et c’est légitime.” Elle n’en pense pas moins que “l’art pourrait permettre de s’évader de ce quotidien”, mais aussi “de créer de l’emploi. Il n’y a qu’à voir le nombre de personnes qui ont été

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embauchées pendant le Fesman. C’est vers ça qu’on doit tendre. Sans qu’il n’y ait ni vols ni malversations.” Wakhart, le blog, est aujourd’hui, sur ce qui émerge dans Dakar, en terme d’arts plastiques, de musiques et de spectacles vivants, la source d’information la plus exhaustive qui soit. Nombre des artistes dont nous avons parlé dans nos colonnes y figurent avec d’autres. L’ambition de la blogueuse est de communiquer “avec des jeunes de ma génération, dans un souci de partage des connaissances.” Mais, comme “tout le monde n’est pas sur internet” elle a fini par se demander “comment faire pour ramener toute cette connaissance culturelle sur le terrain.” Wakhart a dès lors évolué, s’est enrichi de volets évènementiels, avec l’organisation de concerts, d’expositions, toujours dans le même souci de partager la culture, de toucher un public jeune, en leur proposant “des activités culturelles.” Akya et ses collaborateurs ont des projets en direction des écoles et travaillent à améliorer leur présence sur inter-

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Moulaye, Still Nas et J. Balacier

L Moulaye

net, à travers le développement d’un site dont le blog ne sera plus qu’une partie. Mais il y’a, dors et déjà, le label, wakhart music, présidé par Moulaye Sall et qui vient de sortir La Gifle, disque de rap sur lequel on collaborés trois artistes et deux labels. Wakhart music signe avec ses artistes des contrats inspirés des chartes de l’UNESCO et son ambition est d’accompagner les musiciens dans toutes les étapes de construction et de distribution de leurs projets. À l’avenir, Moulaye Sall, à travers la structure dont il est président entend « dans un futur proche, proposer aux artistes de produire leurs cd, une promotion à sa sortie et la recherche de dates de concerts et de festivals. » Alors, même si « pour l’instant c’est du système D », parce que les ressources se font rares, « On espère que ça va aller de mieux en mieux et que le public sénégalais nous suivra, parce que c’est avant tout pour lui qu’on fait ça. »

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a Gifle, expression imagée sensée évoquer l’impacte, chez le mélomane d’un gros son, est aussi le premier disque produit par Wakh’art Music. Trois artistes y ont contribués, Moulaye Sall, rappeur sénégalais, Jetsen Balassier, rappeur comoriens et son compatriote compositeur, réalisateur et interprète Still Nas. On notera, sur l’intro, la prestation du slameur lermite et le sample d’un chant, celui menaçant qu’entonnent les fétiches de Karaba dans le film Kirikou. Suivent cinq morceaux, comme les doigts de la main qui gifle, de hip-hop, mais sans oeillère, ouverts à d’autres sonorités dont notamment le mbalax, l’électrohouse. L’ensemble du travail s’est fait en un mois, c’était un « défi ». À l’initiative du projet il y’a Moulaye qui, travaillant sur son projet solo, avait sollicité Still Nas pour des beats et qui finalement lui a proposé de bosser en collaboration sur un projet auquel participerait aussi Jetsen dont il apprécie le flow. La gifle donc se donne en wolof, français et Comorien et force est de reconnaître qu’elle résonne et imprime à la tête un mouvement. Les flows sont maitrisés, les instrus de Still Nas, même s’ils conservent la base de ce que l’on attend aujourd’hui de productions hip-hop, ont une réelle originalité et les cinq morceaux sont tous brodés autour du concept de départ. Du point de vue des textes, ceux en tout cas que nous sommes en mesure d’entendre, le Comorien nous est insondable, l’on a droit à un long exercice de style et d’égo trip, émaillé de punchlines notables de Moulaye. La célérité avec laquelle le projet a été mené laisse penser qu’avec un peu plus de temps, ces trois-là sauraient faire un très bon album de rap.

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SRK* Photos d’illustration Layepro Photos

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* SELLY

RABY

KANE

Le Vêtement comme terrain de jeu

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ans un pays où il arrive que l’on se mette, sans sourciller, dans la catégorie des jeunes à quarante ans passés, Selly Raby Kane apparaît comme un prodige de précocité. Elle a derrière elle, parmi les choses accomplies, les œuvres imaginées, pensées et abouties : quatre collections. Tout juste sortie de la période qui a vu l’élaboration et la présentation, très remarquée, de la dernière d’entre elles, elle enchaine sur un autre projet, son premier film, en tant que costumières et décoratrice. On pourrait encore poursuivre cette litanie de hauts faits qui, bien que factuels et forçant le respect, ne constitue pas le plus intéressant chez Selly Raby Kane. Ce qui d’abord nous a poussés à nous aventurer du côté des Sacrés Coeurs et à pénétrer la bâtisse tapissée de verdure et de graffiti où elle travaille, c’est l’élégance bien à elle qu’elle transporte. Plongée dans une foule, sans qu’elle n’ait à

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se départir de sa discrétion, Selly Raby Kane a-parait et porte sur elle son Univers. On ne peut s’empêcher alors d’y jeter des coups d’oeil, que l’on s’efforcera de faire brefs et furtifs, pour ne pas être trop inconvenants. Les cordonniers, dit-on, sont les plus mal chaussés ; les journalistes ont, en plus d’une fiche de paie anémique, très mauvaise presse ; quant aux stylistes, à voir Selly Raby Kane, on incline à dire qu’ils jouissent de ce qu’ils produisent : non pas seulement des vêtements, mais ce dont ils sont l’expression : du style. Il y’a aussi, chez cette jeune artiste sénégalaise, une professionnelle et une entrepreneure, son propos est donc intéressant à plusieurs titres et répond notamment à la question suivante : qu’est ce qu’être une jeune styliste, professionnelle de la mode, au Sénégal en 2012 ? Nous vous proposons, dans l’entretien qui suit, une réponse possible et nous pensons particulièrement pertinente, avec Selly Raby Kane.

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#EN UNE

“Nulle part il n’a été dit qu’un vêtement ne devait être que de coton, que de soie.” Selly Raby Kane, d’où t’est venue la vocation de styliste ?

Comme tous les enfants, j’avais mes délires d’enfants. Je me disais : j’aimerais bien être styliste. Je ne sais même pas où j’ai appris ce mot. Mais voilà, c’est ce que je voulais faire. Et puis l’adolescence est arrivée, avec ces détours et j’ai voulu devenir avocate et puis journaliste et puis, à nouveau, avocate. La mode était passée à un second plan. En 2008, j’ai recommencé à dessiner, ce que je faisais depuis toujours, et ça a commencé à faire des vêtements, quelque chose, petit à petit, prenait forme, sans qu’il n’y’ait une réelle volonté de construction derrière. Je suis arrivée, en deux mois, à bâtir une collection sans m’en rendre compte. Quand j’ai eu tous ces dessins-là en main, je me suis dit que je ne pouvais pas juste les ranger ; il fallait que j’en fasse quelque chose. L’idée à germer dans ma tête de créer ces vêtements et d’en faire quelque chose l’été qui suivait. Durant cette période, j’ai fait un stage chez Claire Kane et puis finalement mon premier défilé, au café de Rome, à Dakar.

Parle-nous de cette première collection.

J’allais dans tous les sens, j’ai tout exploré. J’étais un peu timide sur les matières, mais j’en ai exploré un certain nombre, je suis resté sur du jean, du basin, du wax, de la soie. Mais déjà, étaient visibles cette envie de tout mélanger, celle de faire des petites choses un peu drôles, de la mode maligne, détourner des éléments. C’était déjà présent sur cette collection-là, à faible dose cependant.

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Comment cette première collection, présentée par la très jeune femme que tu étais alors, a-t-elle été reçue ?

Déjà, il faut dire que nous ne savions absolument pas à quoi s’attendre. Ça avait tout d’une aventure familiale. Toute ma famille était là pour m’aider. Et donc, on a fait tout ce qu’il fallait, dans les normes : produire les vêtements à temps, engager les mannequins, trouver un lieu, etc. On a appelé les gens qui pouvaient relayer l’information et puis donner un bon compte rendu de ce qui s’est passé ce jour-là. À ma grande surprise, ça a eu un certain impact. Je me disais, avant de constater cet impact encourageant, que c’était un moyen pour moi de m’exprimer. Mais c’est allé bien au-delà de ça, c’est devenu quelque chose de palpable et l’embryon d’un projet. C’était gratifiant, je sentais qu’il y’avait quelque chose et une fois que ce quelque chose là a vu le jour et que les gens ont validé, ça a été clair tout de suite dans ma tête. J’avais fait une prépa, je venais de finir ma licence et je commençais un master en droit privé. Mais je me suis investi totalement dans la mode à partir de ce moment là.

Tu dis que tu dessines depuis toujours, mais est-ce que ça ne demande pas des aptitudes particulières de pouvoir dessiner des vêtements ?

Disons que ça a commencé spontanément. Ce n’était pas des aplats, du dessin technique, je dessinais des silhouettes. C’est après, quand j’ai fait mon école de mode, que j’ai compris qu’il y’a du dessin technique, avec des normes

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à respecter, des précisions à donner à la personne qui va coudre le vêtement, c’est tout un univers, mais la porte d’entrée à cet univers-là ça a certainement été ces dessins tout à fait spontanés. L’école de stylisme quand est-ce que c’était ? Je suis entrée à Mod Spé, qui n’est pas une école de stylisme pur, en 2009. C’est une école de fashion & business, où j’ai appris à gérer un produit de mode de sa création à sa commercialisation.

Comment définirais-tu le rôle du styliste et son influence sur la manière dont la société s’habille ?

Disons que c’est une certaine liberté d’être styliste. L’on est amené à utiliser des matériaux inhabituels et montrer qu’on peut en faire des vêtements tout à fait portables et qui auront une touche d’originalité, une Histoire. Faire des vêtements qui aient une âme. En ce sens-là c’est intéressant parce qu’on peut juste pousser les gens à voir qu’il n’y a rien de mal à utiliser, par exemple, une bille pour des épaulettes. Juste, aller plus loin. Nulle part il n’a été dit qu’un vêtement ne devait être que de coton, que de soie : il y’a d’autres matières dans le monde. Il y’a plein de choses qui peuvent être portées, plein de choses qui peuvent être interprétées de manière à être pratique et fonctionnelles, mais qui ont une âme. C’est triste de se retrouver tous uniformisé. Personnellement, je trouve ça triste. En ce qui me concerne, le vêtement, c’est comme un terrain de jeu. Il y’a tellement de choses, de la chimie notamment, dans le textile, de petites astuces qui permettent de modifier complètement l’aspect d’un vêtement et je trouve dommage qu’on ne pousse pas cette logiquelà jusqu’au bout et qu’on ne fasse pas en sorte que le grand public puisse accéder à ce type de produit, à des produits avec beaucoup de créativité, tout en respectant le fait qu’aujo-

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urd’hui, quand on sort dans la rue, on a envie de se mouvoir, de ne pas se faire piquer par des épingles.

Tu aimerais donc que les vêtements que tu conçois soient accessibles, pour certains d’entre eux, au grand public ?

Bien évidemment, c’est le but que j’aimerais atteindre. Seulement, ce but-là passe par différents stades de productions, différents stades d’ajustements. Il faut des moyens de production qui suivent pour prétendre habiller une certaine taille de population. Mais à terme, ce serait ça l’intéressant, passer à une production plus rationalisée et dépasser le stade de micro industrie. Ceci dit, dans la mode, l’artisanal est très valorisé, c’est ce qui est payé le plus cher, mais aujourd’hui, si l’on veut exister, il faut toucher plusieurs personnes et pour ça : il faut une offre qui leur soit accessible. Toucher un plus vaste public, c’est l’une de mes plus grosses ambitions et pas juste pour l’aspect financier, mais aussi pour voir ce que l’on fait vulgarisé. Voir que c’est quelque chose qui peut toucher et correspondre à beaucoup de personnes. Je pense que c’est dans ce sens-là qu’on a choisi, avec le collectif des petites pierres, de faire une série d’évènements dans la rue, qui ont impliqué les gens, qui ont animés l’espace public et fait revivre ce lien-là entre les artistes et le public qu’ils sont sensés toucher. Cela répondait aussi à l’envi de casser cette espèce de barrière invisible. Par ce que j’ai l’impression qu’il y’a une partie de la population qui est au courant de ce qui se passe, des petits plans qu’il y’a, des petits groupes qui arrivent, mais il y’a tout une autre partie de la population qui ne sait pas du tout ce qui se passe dans ce pays.

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#EN UNE

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En parlant de ces défilés dans la rue. Une autre styliste de la place en a fait un, un peu plus tard, et cela a été présenté sur certains médias comme une première. Or, avec le collectif des petites pierres, vous l’aviez fait avant. Qu’on n’ait pas, à ce moment-là, rappelé votre initiative, qu’en penses-tu ?

Moi ça ne m’intéresse pas particulièrement. Ce qui m’intéresse le plus c’est de voir l’impact que ça a eu sur les gens et puis c’est une super bonne chose qu’une autre personne vienne et ait ce même concept, pense à impliquer la rue dans ce qu’elle fait. Ça a fait tomber des barrières. Les gens peuvent se dire, maintenant, bon bah un défilé il n’y a pas que quatre murs, ma petite clim, ma petite chaise matelassée, il y’a autre chose. Si aujourd’hui tu veux faire un défilé dans une décharge publique, personne ne pourra t’en empêcher.

Oui, mais tout de même, il faudrait que les précurseurs soient identifiés comme les précurseurs ou au moins qu’on ne présente pas une redite comme une innovation. Le problème de la justesse des faits rapportés se pose, non ?

Aujourd’hui, au Sénégal, il y’a plein de produits dont plus personne ne peut tracer la naissance ou identifier leur créateur. Par exemple, les chaises en pot de tomate, j’ai découvert que ces chaises-là ont été fabriquées par un monsieur qui s’appelle Nicolas Sawalo Cissé, ça a été le premier à faire ça. Mais j’en ai vu partout, recyclées, retravaillées, sans que jamais M Sawalo Cissé ne soit cité. Mais il a quand même lancé un mouvement.

Finalement ça ne t’intéresse pas d’être identifiée, même à juste titre, comme quelqu’un qui a été à l’avant-garde de ceci ou cela ? Qu’est-ce que ça m’apporte ?

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#EN UNE

“l’intérêt c’est juste de faire avancer globalement le milieu dans lequel on est...“ La gloire...

Je veux casser mon ego moi, je ne veux pas le nourrir. Ce que je veux dire c’est que les gens qui sont venus à mon défilé, ils savent ce qu’ils y ont vu. Je sais, et avec tout le collectif des petites pierres nous savons ce que nous avons fait et nous savons de quoi nous sommes capables. Après, l’intérêt c’est juste de faire avancer globalement le milieu dans lequel on est et de faire sortir toute cette scène underground, qui est écrasée par le mainstream. Montrer les gens qui sont là, qui sont murs et qui sont prêts à affronter le public.

D’aucuns ont trouvé ta dernière collection un peu trop éloignée des réalités et valeurs de la société sénégalaise, qu’elles soient morales, vêtements trop découverts, et esthétiques, avec notamment l’usage que tu as fait des mèches sur certains vêtements. Ces critiques te sont-elles parvenues et que t’inspirent-elles ? Je me suis souvent vu reprocher le contrai-

re. Mon père m’a souvent dit, ce que tu fais s’est trop couvert. Tu es trop sage dans ce que tu fais. Aujourd’hui, je n’essaie pas de brider mon esprit. De nature, je ne me découvre pas, je me préfère couvertes, ce que je crée est à l’image de ce que je suis. Je pense que ce qui est intéressant dans une marque de vêtement et son univers c’est justement la sincérité et la spontanéité de ce qu’elle a à offrir. Tout ce que j’ai fait sur cette collection, c’est des cho-

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ses qui me ressemblent, qui reflètent ma vision du monde. Il y’aura forcément quelqu’un pour trouver que le plastic sur une robe c’est débile. Les mèches sur une robe, quel intérêt ? Ça attire les mouches. La robe elle avait 5cm en trop ou en moins. Mais c’est moi, c’est ce que j’ai envie de faire ?

La prochaine collection, c’est pour quand ? L’an prochain.

Comment te viennent les idées, le concept, d’une collection ?

Disons que je me rends compte, au fur et à mesure, qu’à chaque collection, il y’a un petit peu de la collection prochaine qui apparait. À chaque fois que je choisis un second thème de travail, je me rends compte qu’il y’avait un peu de ce thème prochain dans celui précédant. Je ne peux pas dire exactement comment les idées me viennent, mais je sais qu’à chaque fois, à la sortie de tout le processus de collection, je me retrouve avec une perspective, une seconde idée que je nourris au fil de l’année.

Entre la présentation de deux collections, comment se déroule la vie de Seraka ?

Là je suis sur beaucoup de choses. Ma boutique qui est en construction, les stocks à approvisionner, beaucoup de travail donc. Mais, au-delà de ça, il y’a des projets qui me sont proposés et qui ont trait à la mode. En ce moment, je suis costumière sur un film. Ensuite,

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#EN UNE je dois voyager pour explorer d’autres horizons, voir comment ma marque peut évoluer ailleurs. Donc il y’a plein de petites choses qui se mettent en place comme ça et c’est super intéressant. Aujourd’hui, cela changera je l’espère lorsque ma boutique sera ouverte, les ventes privées, s’occuper de chaque client individuellement, cela me prend beaucoup de temps.

Ce que l’on voit dans une collection, le retrouve-t-on dans une boutique ?

Oui et non. Il y’a une ligne qui sera prêt-àporter et elle sera une réinterprétation de la ligne de défilé. Moi, ma ligne de défilé s’était aux ¾ un produit d’appel, comme une vitrine à mon univers, pour que les gens voient quel est mon travail et quelle est mon identité. Ce qui se trouvera en boutique sera dans le même esprit, mais plus facile à mettre au quotidien.

Tes clients ont-ils un profil particulier ?

Je pensais, mais en fait, pas du tout. Déjà, le critère d’âge devient invalide. J’ai des clients de la soixantaine passée, j’ai eu moins de vingt, la trentaine, finalement, l’âge n’est pas un critère. Le point commun de ces personnes au fond c’est leur désir d’avoir un vêtement qu’elles ne verront pas ailleurs et qui soit vraiment personnalisé. Un vêtement dans lequel elles pourront se retrouver. Globalement, ce serait ça le point commun, le profil.

Que penses-tu du rapport au vêtement que l’on a, au Sénégal ?

Étudiante, j’ai vécu dans un monde où les gens étaient vraiment à fond dedans, des gens ultras cultivés, que ce soit dans la mode ou dans les arts en général, qui attachent beaucoup d’importance à la matière, aux

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pièces uniques, à la recherche de la petite pièce que tout le monde n’a pas, et c’est un rapport presque amoureux avec ces pièceslà. C’est quelque chose que je ne retrouve pas ici. Ceci dit, on aime s’habiller au Sénégal et le secteur de la mode, même s’il est informel, est très important.

Que penses-tu du traitement médiatique qui est fait des activités des professionnels de la mode ?

En ce qui concerne la mode, je trouve que ces métiers sont méconnus. On en fait des métiers superficiels et limités à l’évènementiel. Tout le travail en amont, il est méconnu. Lorsqu’un défilé de mode est présenté, il y’a parfois du mal à mettre le mot sur les choses dont on veut parler. Il y’a du jargon, du détail. Il y’a un vocabulaire pour traiter de ces choses. Chaque chose a son nom. C’est important, pour le public international de pouvoir voir de quoi l’on parle, lorsqu’ils parcourent les reports. Je suis au Sénégal, je travaille certes pour les gens d’ici, mais j’entends aussi toucher d’autres régions du monde et, de ce point de vue là, de bons reports de mon travail seraient utiles.

Ce processus, ce travail en amont qui précède le défilé, peux-tu nous le décrire ? C’est quand même complexe et ça demande beaucoup d’organisation. Par exemple, si je décide qu’en décembre je veux produire une nouvelle collection, si je veux que mon travail soit cohérent, il y’a différentes étapes par lesquels je dois passer. D’abord, un travail de recherche, et de réflexion sur la matière. Il me faut parvenir à rassembler mes idées en un ensemble cohérent et il faut que toute la collection le soit, cohérente. La construction d’une collection, c’est délicat, parce qu’aujo-

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“... l’homme, il est quasiment en uni-

forme. Il est enveloppé dans son costume, khodiou dans sa cravate...“ urd’hui, les gens ne s’habillent plus forcément en ensemble. Ils achètent soit un pantalon, soit un haut, mais pas forcément le pantalon et le haut qui va avec. On rend un mauvais service à la mode, en ne montrant que le résultat et en gardant caché tout le travail. Le défilé c’est une heure de temps, c’est bien sympathique, mais derrière, il y’a un an de préparation, de recherche, de ratés, des ratés mêmes qui finalement n’en sont pas. Et donc le processus est en soi intéressant.

Aujourd’hui, tu dessines des vêtements pour homme, mais à tes débuts tu ne faisais que de la mode féminine, était-ce plus évident pour toi ?

Oui, ça me semblait plus simple et je trouvais que ça laissait plus de place à l’expression, parce que le vestiaire masculin, comparé au vestiaire féminin, ce n’est pas vraiment la même chose. Nous, on a droit aux strass, aux paillettes et aux formes osées, mais dans le placard d’un homme ce n’est pas très courant. Ensuite, j’ai rencontré des personnes qui étaient à fond dans la mode masculine et qui m’ont fait découvrir plein de créateurs masculins qui, justement, essayaient de briser ce code de rigidité. Parce que l’homme, il est quasiment en uniforme. Il est enveloppé dans son costume, khodiou dans sa cravate et y’a plein de gens qui essaient de casser ça, ouvrir un peu plus la perspective, et ça m’a beaucoup intéressé.

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Actuellement tu réalises les décors et les costumes d’un film qui se tourne à la décharge de Mbeubeuss, comment mène tu ce travail ?

Déjà, il y’a la vision que la personne a de son film, ensuite, il y’a l’histoire et la façon dont nous on interprète le film. En l’occurrence, dans le film sur lequel je travaille, il y’a une certaine ambiance dans l’histoire et c’est cette ambiance qui suggère une orientation pour les décors. Beaucoup d’éléments sont à prendre en compte, la période notamment et l’esprit du film. Par exemple, on ne peut pas faire un film qui porte une sensibilité écologiste et, à côté, acheter plein de draps en coton, tout en sachant que c’est l’une des cultures les plus polluantes qui soient. C’est mon premier film et j’ai appris tout ça : le besoin de cohérence ; la nécessité que tout serve l’histoire.

Y a-t-il, Selly Raby Kane, d’autres champs de la création qui inspirent, qui stimulent ta créativité ?

La musique, le graffiti, j’en suis une grande fan, la peinture, le cinéma, l’écriture. Je suis intéressée par plein plein de choses et j’aimerais pouvoir faire plein plein de choses. Et si demain la mode devait s’arrêter, j’adorerais pouvoir faire du cinéma, pouvoir écrire, faire autre chose. Même dans la mode, il y’a tout le processus de création de tissus, de motifs, qui me passionne.

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#EN UNE

Photo : Layepro Style : Seraka Top : Basin blanc, appliqués en cuir métal et coton noir découpe dos plastique

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Photo : Layepro Style : Seraka Veste imprimé novelty poches plaquées denim pantalon carotte basin orange

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#MODE

Bull Doff

“Plus qu’une tendance”

L

une, Laure Tarot, est photographe, critique d’art et ingénieure culturelle. L’autre, Baay Sooley, est une célébrité, sa silhouette filiforme, coiffée d’imposantes dreadlocks et quelques uns de ses talents sont connus des Sénégalais depuis très longtemps déjà. À eux deux, ils embrassent, par la pratique de même que l’intérêt, le vaste territoire des arts et insufflent à Bull Doff, leur marque, son âme et son esprit. Un beau jury, qui comprenait notamment Gil Touré, les a faits Lauréats du concours des jeunes créateurs du Sira Vision 2012. Il faut dire qu’ils y ont présenté l’étonnante collection Tangana, ensemble

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de pièces inspirées tout court, avant de l’être de l’univers urbain dakarois et de celui du street artist space invaders. Au fond, il n’est pas bien surprenant de voir enfin la Bulldofferie récompensée, depuis quelques années déjà, la marque fait montre de créativité, songeons, par exemple, au Keffieh fait top. Sur les vêtements de la collection Tangana, la rue dakaroise s’invite à travers l’usage de la matière plastique dite Mbithie Mbithie, que l’on retrouve découpée en lamelles que balaies les coups de vent, à l’entrée des restaurants tangana et sur les cars rapides. Qu’est-ce que Bull Doff ? On est allé se renseigner à la source, chez Laure Tarot et Baay Sooley.

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Le cas Baay Sooley fêtes fosco d’école. » Dans un premier temps, « Il n’y’avait même pas de PBS. Il y’avait une naïveté, une innocence dans ce que l’on faisait, on ne se prenait pas au sérieux, on s’amusait. Après, naturellement, les choses se sont faites. Le PBS a commencé vraiment lors de la première partie de MC Soolar, au CCF. Avant, c’était juste des free-styles et moi qui dansait, avec un autre ami, Cheikh Oumar. Après cette première partie, on a commencé à répéter les morceaux, à travailler les mises en scène. » De cette période, Sooley dit qu’elle a duré « une éternité, en terme d’expérience, de moments vécus, ce fut une éternité. » Aujourd’hui du PBS, Sooley dit qu’« il existe toujours, mais comme les mamelles, c’est un volcan endormi. »

Alors que beaucoup découvrent tout juste et avec étonnement le Baay Sooley styliste, le fait est qu’il confectionnait déjà ses tenues de scène lorsqu’adolescent il se produisait comme danseur. Le public l’a découvert rappeur, et c’est sous cette casquette et celle d’animateur à la télé, qu’il a été le plus visible. Mais Baay Sooley est d’abord danseur et sa fréquentation des arts a débuté très tôt. Par son père, qui travaillait au théâtre Sorano, il assiste aux spectacles, « ça pouvait être des pièces de théâtre, des films, de la danse, tout y passait. Voir, enfant, dans les années 80, le ballet linguère en répétition, forcément, sa marque une vie. » Sa rencontre avec Amadou Barry et Didier Awadi s’est faite parce qu’ils « fréquentaient les mêmes boîtes de nuit, les mêmes

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Et puis il y’eut, en 2004, toujours dans la musique, son premier album solo, Ndol, dont les auditeurs attendent encore la suite. Baay Sooley ne s’était pas contenté de poser ses textes sur des pistes instrumentales, mais avait décidé d’aborder le thème de l’argent, de bâtir des personnages, et de raconter une histoire qui, sur les dernières pistes de l’album, fini en queue de poisson. Sur ce projet il avait fait, « comme d’habitude, un truc un peu fou… un album qui se regarde, qui se voit, qui, alors qu’il est diffusé et qu’un type se met devant les enceintes qu’on puisse lui dire : Pousse-toi de là, je ne vois pas la musique ! » Le public gagnerait à redécouvrir cette production, originale, musicalement intéressante, aux textes signifiants sans être lourds parce que toujours pleins de l’humour si savoureux de l’auteur Baay Sooley. Avec la sortie de son album Ndol, il travaille sur le merchandising ce qui, après quelques

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tâtonnements, donne naissance à la dénomination Bull Doff, qui ramasse en un concept, une injonction à moins de naïveté adressée à la jeunesse, à toutes les jeunesses du monde. Ce qui avait commencé comme un « kiff, des trucs pour moi, j’ai eu envie de les partager. Et puis j’avais travaillé sur des foulards, ceux qu’arborent les bloods et les crips, puis j’ai vu Adidas faire un truc similaire. Quelque temps plus tard, je bossais sur un autre concept lorsque j’ai vu sur le net une marque, Lrg, qui faisait la même chose. Je me suis dit wow, je

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suis sur la bonne voie. Et puis Louis Vuitton sort un produit auquel j’avais pensé, mais à un niveau très élevé. C’est là que tu te dis, qu’est ce qu’il nous faut ? Mais tu sais que tu es sur la bonne voie. » Bull Doff commence par des T-shirts, du streetwear et des vestes sport, toujours avec une tendance trichromie, dans des couleurs afro, rasta. Les commandes suivent et finissent de convaincre Baay Sooley qu’il y’avait là, quelque chose à poursuivre.

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Laure Tarot, photographe et ingenieur culturel

Laure Tarot est originaire d’Avignon. Adolescente, elle se trouait déjà les poches pour porter des vêtements de créateurs plutôt que du H&M. À 18 ans, elle part un an à l’étranger, passe par Londres, Rome, Barcelone et découvre, à travers le Burkina Faso, le continent Africain. « Quand on a grandi dans un environnement sécurisé, où tout le monde se soigne, où tout le monde va à l’école, et que l’on est projeté là, on appréhende la vie différemment, on entame des réflexions qui, autrement, ne nous auraient pas occupées. » Revenu de cette expérience, elle entame une école de photo. « J’ai fait deux ans d’école, d’abord du reportage de terrain, avec un ancien tireur de Cartier Bresson qui, venant de cette école-là, considérait que toutes les autres écoles de photo étaient un peu trop techniciennes. Certes, il y’a besoin de la technique, mais faire de la photo, c’est aussi faire des milliers d’images que tu analyses. Tu avances en regardant tes images, je trouve que c’est une bonne manière d’appréhender la photographie. » Retour en Afrique, pour un trek photo de quatre mois, qui la mène de Nîmes à Tombouctou, en passant par le Maroc et la Mauritanie. « On avait des labos dans le camion et l’on développait sur la route. Ensuite, j’ai fait une autre école de photo, plus orientée artistique. Le reportage, c’est

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de l’instant que les gens t’offrent, là il s’agissait d’élaborer le sens de mes images. » Au Mali, elle est particulièrement touchée par les talibés, « c’est une autre version de ce qu’il y’a au Sénégal, on va dire plus trash. Il y’en a dix fois plus. Le Sénégal a ce côté où l’on ne meurt pas de faim. Au Mali, j’ai vu des gosses se battre, réellement, pour une banane. » Sensibilisée au sort des talibés, elle monte à leur profit un projet d’atelier photo et d’art plastique à Dakar. Deux mois durant, avec un sculpteur et les enfants, des œuvres sont produites et finissent par être exposées. « Il y’en avait sur tous les murs, des photos, des dessins, des collages, et puis une fresque de 2m50 à la peinture. Certains des visiteurs doutaient du fait que les boys avaient réalisé tout ça. Et pourtant si : comme tous les enfants, on leur donne des crayons de couleur, ils ont des rêves, ils dessinent. Dans ces dessins il y’avait une retranscription de leurs rêves et de leurs quotidiens dans la rue. » Ce projet, elle l’avait autofinancé, en était fière, mais ne pouvait le pérenniser. Décidée à travailler dans les milieux de l’art et de la culture, elle s’inscrit à l’Icart et y fait quatre ans d’études pour devenir Ingénieure culturel. Munie d’un bagage lui permettant de monter et d’assoir une entreprise culturelle, elle revient à Dakar, au CCF, ou elle fera son stage de fin d’études. Et puis, comme elle dit elle même, « soudain, Baay Sooley. » La rencontre se fait lors d’un évènement de networking culturel organisé par le British Council. « On avait des gouts qui s’accordaient, des parcours et des domaines complémentaires qui, associés, pouvaient produire quelque chose de fécond. »

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La BULLDOFFERIE

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nsemble, ils développent Bull Doff, les fringues et l’émission de télé éponyme qu’animait Baay Sooley sur la RDV. Puis, ils ouvrent un showroom, aux mamelles. « Aujourd’hui, l’idée, ce n’est pas que les vêtements, mais un ensemble global, le tout autour des cultures urbaines, que ce soit le street wear, le street art, on a commencé à faire des performances pendant la biennale, on essaie de monter un projet pour Marseille 2013, qui va être ville européenne de la culture, toujours dans le domaine du street art. » Bull Doff, c’est donc beaucoup plus qu’une marque de vêtement, c’est un esprit avec lequel Laure Tarot et Baay Sooley entendent investir différents champs de la création contemporaine et offrir des produits divers. Une plateforme sur le net est en cours de développement et devrait permettre de voir, en un espace, rassemblés l’ensemble des domaines couverts par ces deux workaholics jamais à court d’idées. Les idées, « quand elles commencent à germer , Baay Sooley me dit faut que t’arrêtes. C’est tout le temps : Ahh tiens, et si on faisait ça. » Lorsqu’on leur demande quelle est leur priorité, Laure réfléchit pour formuler sa réponse et Baay Sooley, impayable, intervient : « Bahh, faire tunes. » On est pliés de rire, même si

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dans cette réponse très drôle il y’a une part de vérité. On ne fait jamais très longtemps une chose si, par ailleurs, on ne fait pas, d’une manière ou d’une autre, des tunes. C’est pourquoi, Laure et Baay Sooley, qui n’ont nullement envie de poser des barrières à leurs créativités, songe, dans un premier temps, à « assoir les fondations de Bull Doff » la marque. « Lorsqu’elle sera adulte, on pourra se consacrer un peu plus aux autres volets. Mais la partie télé et musique devrait se faire voir dans quelques mois. » Aujourd’hui que les commandes viennent du monde entier, stimulées par la récente attribution du prix des jeunes créateurs du Sira Vision, et qu’ils peuvent s’attendre, du fait de la couverture média qui en a résulté, à ce que la tendance aille crescendo, Sooley et Laure souhaitent pouvoir continuer à produire sur place, dans un souci à la fois éthique et communicationnel : « Montrer qu’on peut faire des choses de qualité ici. » Ouvert au monde entier, bien qu’inspiré de l’environnement africain dans lequel il est né, le style Bull Doff ne fait pas dans la tendance qui, aujourd’hui, est à l’ethnic chic. « Quand tu regardes les fashions week aujourd’hui, il

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Photo : Guillaume Bassinet Make Up : Agnès Bedel Model : Diana Seck Little Buddah Bar Dakar

y’a toujours du wax, du basin, nous on n’affiche pas ce côté-là. Parce que pour être made in Africa, il semblerait désormais admis qu’il faut ces matériaux-là ! Nous on veut faire du street wear comme tu pourrais l’acheter chez H&M. » On peut s’interroger, d’ailleurs, sur l’africanité d’un tissu comme le wax. Finalement, Bull Doff fuit l’exotisme et les définitions à priori de ce que c’est que la mode africaine. Si un jour vous voyez Laure et Sooley employer ces étoffes dans une collection, « ce sera de manière détournée, flashy, teinté à notre sauce » avec comme message sous-jacent,

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quelque chose comme un F..k la tendance. Bull Doff a été sélectionné pour l’Africa London Fashion week, après une compétition l’ayant opposé à deux autres marques et ayant donné lieu à une belle mobilisation sur les réseaux sociaux. Baye Sooley et Laure Tarot s’y rendront, mus par la « gnac » qui les caractérise, cette belle idée que chaque domaine artistique peut être métissée avec les autres et l’esprit Bull Doff : une dose de lucidité et une pincée de folie « parce que dans Bull Doff, » rappelle Baay Sooley, « il y’a beaucoup de doff. »

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QUELQUES ARTICLES BULLDOFFs

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1 - Boucles d’oreilles Tangana : Longue multicolore • 2 - Débardeur Artmy • 3 - Débardeur matricule • 4 - Veste Artmy : Devant • 5 - Sac Artmy • 6 -Pochette multicolore • 1 - Art. Nam • 8 - Boucles d’oreilles Tangana : Moyenne rose • 9 - Pochette matricule • 1 - Art. Nam • 11 - Veste Artmy : Dos • 12 -Sac Bandoulière à main • 13 -Blouson Mix Zip Homme

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#MUSIQUE

Flow-UP d’Africulturban

Laboratoire d’un son nouveau, Hip Hop et sénégalais tout à la fois

DJ Mileage, Royaumes Unis entrain de composer

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epuis la parution de notre premier numéro, nous avons rencontré de nombreux rapeurs et souvent, dans les discussions qui s’en sont suivies, une préoccupation revenait : celle de l’exportation, massive et tonitruante, de leur musique dans les oreilles du monde. Passer sur BET, faire l’Olympia plutôt qu’une salle obscure, trôner sur les charts, vendre des multitudes de singles et finir par triompher aux MTV Music Awards semble être des rêves que caressent nombre de nos MC. Ce peut sembler illusoire, du moins il nous semble que c’est illusoire et qu’un objectif intermédiaire et plus réaliste, mais non moins important, devrait être à l’ordre du jour : s’assurer, et de manière durable, une vaste audience dans le public national. Ce que des artistes mbalax sont parvenus à faire et même, bien qu’à une moindre échelle, certains des précurseurs du rap sénégalais. Notre opinion est peut-être fausse, et le fait que les acteurs du milieu que nous avons rencontrés en aient

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adopté une qui lui est contraire le suggère. Toujours est-il que ceux d’entre les artistes hip-hop qui entendent hisser notre rap, en terme de popularité, au niveau de celui que l’on produit aux États-Unis comptent le faire avec l’aide de beats, de productions répondant aux standards internationaux et au diapason de l’air du temps rapologique. En somme, l’idée serait qu’avec une prod de Lex Luger ou de Dr Dre, l’un de nos rapeurs les meilleurs pourrait se mesurer, sur le marché mondial de la musique, à Drake, Asap Rocky ou encore Rick Ross. La réflexion autour de cette idée nous a quelque peu occupés et, lorsque nous avons été informé du projet Beat in Street, conduit par Africulturban et consistant à associer MC locaux et producteurs d’envergure internationale sur un disque de 12 titres, nous avons voulu y voir de plus près. Finalement, la discussion a pris une tournure plus large et a abouti sur la formulation, par Bamba Nazaire l’un des producteurs impliqués, d’un programme artistique.

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#MUSIQUE

C’est au studio d’enregistrement de l’association, à Pikine, que nous avons retrouvé les quatre jeunes rappeurs et l’un des producteurs qui leur ont été associés pour évoquer le disque en préparation, le projet artistique qu’il matérialise et les ambitions de chacun des artistes impliqués. Les quatre rappeurs étaient enfoncés sur le canapé, posés quelque part dans le studio, casquettes vissées sur la tête et décontractés, ils évoquaient, hilares et un peu comme s’ils étaient dans leur piole, les hauts faits d’un don Juan du quartier. L’entrevue débute, casse un peu l’ambiance joviale et institue celle beaucoup plus formelle des questions-réponses. Tour à tour, la parole est donnée aux artistes pour qu’ils se présentent. Il y’avait Mo, qui est de Ouakam et qui est l’un des trois membres du groupe Tigui Vibs qui a été fondé en 2002. Ngary Sall, jeune pikinois membre du groupe War J, à la fois rappeur et slameur qui a vu ses talents de poète récompensés lors d’un concours organisé par l’ambassade d’Italie et qui, sur la scène du Fesman, fut le seul artiste sénégalais à représenter la discipline du slam. Od Gang, de Thiaroye, qui rap depuis 1998 et qui évolue en solo depuis 2006. Balvada de Thiaroye est quant à lui un proche du rappeur Gaston, l’un des artistes hip-hop les plus plébiscités par le public national, avec lequel il a récemment fait une tournée nationale et s’est aussi produit durant le Fesman. Quatre jeunes rappeurs, en début de carrière, mais dont le talent est déjà reconnu par le milieu, d’où leur présence sur le projet flow-up. Pour eux, le projet concrétise un « rêve, ça fait longtemps qu’on entend ce que Bamba produit pour des gens comme Matador et Keyti. Qu’un producteur de son envergure travaille sur ta musique, c’est évident que ça te propulse. » Avoir l’opportunité de travailler avec Bamba, qui a signé des prods pour des rappeurs aus-

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si importants que Busta Rhymes et Redman, le voir en studio et bénéficier de sa part d’un travail personnalisé, les rend tous particulièrement enthousiaste. Mais l’enthousiasme ne se trouve pas que de leur côté, parce que la « star », Bamba, ne voit pas son travail avec les quatre jeunes rappeurs comme une fleur qu’il leur fait. C’est l’occasion pour lui de participer à la construction d’un style, d’une couleur musicale hip-hop qu’il veut propre au Sénégal, parce que Bamba, qui est aujourd’hui basé aux Pays-Bas est de ces Afros descendants de la diaspora qui caressent le rêve d’un retour à la terre de leurs ancêtres. Et puis, comme il le dit lui même « nombre de ces rappeurs américains, voir même européens, sont plus concerné par le style de vie, l’image, et tout un tas de considérations accessoires qui enlèvent à la musique. D’eux, je ne reçois pas beaucoup d’honnêteté. Il est plus question pour eux de s’adapter au format. Et je me trouve à un moment de ma vie ou j’ai envie de pouvoir défendre tous les aspects de la musique que je contribue à faire. » Il y’a donc ce questionnement éthique dans sa pratique de beatmaker qui lui fait s’interroger sur le propos que l’intrus par lui composée va porter. « Si je donne à quelqu’un un beat et que cette personne y dit par exemple, manque de respect à ta mère, j’aurais facilité la diffusion de propos stupides.” Lorsqu’il s’est agi, pour les rappeurs, de se présenter, ils ont été assez brefs, ne sont pas entrés dans les détails de leur pratiques musicales et d’écritures, mais Bamba, qui les a cernés, pour pouvoir leur composer des beats qui cadrent avec leurs personnalités, nous a fait leurs portraits artistiques tout en parlant de la musique qu’il leur a produite. “Chacun de ces jeunes gens, même si je ne comprends pas leurs lyrics, je ressens leur énergie. Pour cette fois-ci, je leur donne ce dont ils ont envie. Ce mec là, Balvada, avant même que je

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Un Mc enchaine avec l’enregistrement au Studio

ne l’entende, j’avais une idée du personnage que c’était. C’est un genre qui m’est familier et puis dès l’instant où il s’est posé sur le son, ça faisait sens. Son morceau à lui à une coloration hip-hop classique, des années 90 début 2000. Très dur, grime comme on dit, un peu dans le style queensbridge. Pour Mo de Tigui Vibs, on est un peu plus dans la tonalité du sud des États-Unis, mais avec des influences et des sonorités moins localisées, ce qui donne à son morceau une ouverture sur plusieurs influences du hip-hop américain. Pour OD Gang, quelque chose me dit que le beat ne le satisfait pas, donc avec lui on a pas encore fini. J’ai envie que tout le monde soit satisfait comme je le disais tantôt, donc on va continuer à travailler dessus. Ngary Sall, sont morceau est très spécial parce qu’à lui j’ai donné un beat qui va dans le sens de ce qui me semble être la voie à suivre pour créer un son hip-hop qui soit propre au Sénégal. Sur ce morceau, j’ai samplé Orchestra Baobap. Le fait qu’il prenne souche dans l’héritage musical sénégalais, rend ce morceau spécial. L’idée n’est pas d’empiéter sur la créativité et la liberté d’écriture de cha-

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cun, mais j’ai discuté avec Ngary Sall pour voir s’il ne pouvait pas, d’un point de vue lyrical, faire de ce morceau le porte-étendard de ce mouvement vers la construction d’un son hip-hop proprement sénégalais.” Sampler de vieux morceaux, ressusciter de vieilles mélodies, représenter, aux plus jeunes, des morceaux aujourd’hui oubliés, de la musique qui s’est produite au Sénégal lors des 60 dernières années. Convier sur ces notes les MC, ce qui pourrait bien donner à leurs flows une direction nouvelle : Ce pourrait bien être la voie pour qu’émerge, d’un point de vue musical, une tendance nouvelle, une authenticité autre que textuelle, dans le hip-hop sénégalais. En 2011, le rappeur américain J Cole, dans son album Cole World, avait un morceau intitulé Can’t Get Enough. Une tuerie, le genre de morceau qu’on réécoute inlassablement et notamment pour ses notes de guitare, sa mélodie afro des années 60, puisées toutes deux dans le répertoire d’un groupe guinéen fondé à la fin des années 60, dont le leader, Balla Onivogui a mis fin à sa carrière en 90. Sur la base de ce morceau, de cette vieillerie presque confidentielle, intitulée Paulette, J cole et le producteur Brian Kidd ont obtenu

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DJ Bamba (Pays Bas) entrain lui aussi de composer sa prod.

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Un autre Mc enchaine au Studio

un disque d’or et redonné une vie nouvelle au morceau originale. Chez nombre de nos jeunes musiciens règne un vaste mépris du mbalax, parce que notamment jugé frivol et tintamaresque. De cette musique on pensera ce que l’on veut, mais il n’en demeurera pas moins qu’il s’agit du genre musical majeur au Sénégal et que de plus, il recèle de très bons morceaux et conserve, derrière les plus mièvres de ses chants, des éléments de notre tradition musicale. Ce mépris pour le mbalax a pour incidence une méconnaissance, par de nombreux artistes hip-hop, de l’héritage musical sénégalais dont il pourrait s’enrichir. Le présent de la chose n’étant pas à notre goût, l’on commet l’erreur de ne pas considérer son passé non plus. Sampler de vieux morceau tiré de notre patrimoine musical, cela s’est déjà vu dans le rap sénégalais, mais jamais, du moins n’en avons nous pas connaissance, cela n’avait été envisagé comme parti d’un projet artistique global visant à définir un style propre au hip-hop qui se produit sous nos cieux. Pour Bamba Nazaire, au bout du compte, le résultat devrait être celui de la reconnaissance, partout dans le monde, de ce style comme appartenant en propre au Sénégal. Il ne s’agira pas de sampler pour sampler, mais d’en faire la base d’un bon hip-hop qui, qui plus est, aura son authenticité. Un processus analogue se serait déroulé à New York, “quand on a commencé

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à développer le son à New York” nous confie Bamba, “on a emprunté à ce que l’on connaissait, la musique avec laquelle on a grandi, celle que jouaient nos parents les dimanches après midi. Comme producteurs on a commencé à sampler ces morceaux.” Et puis il se désole “personne ne s’occupe de cet héritage. Des groupes comme Orchestra Baobap tournent encore beaucoup. Ce qui me pose problème c’est que ceux qui tirent avantage de cet héritage, sur la base duquel ils réalisent du profit, sont essentiellement européens. Ils viennent, s’en saisissent pour une bouchée de pain, le mettent dans un nouvel emballage et le re-commercialise. Tout le monde s’en moque cependant qu’ils deviennent millionnaires. On devrait, collectivement, commencer à apprécier notre héritage.” La question de la plus value et de celle, essentielle, des poches où elle finit, venait de s’introduire dans cette discussion sur la musique. Que des européens tirent profit de notre héritage culturel on ne va pas s’en plaindre, nous écrivons en français après tout, mais que, dans le même temps, nous laissions végéter, faute de la connaître, une source de créativité et de plus value, cela est triste et mérite d’être sérieusement considéré. Et puis ce n’est pas comme s’il n’était pas plus pressant de réaliser et conserver de la plus value en Afrique qu’en Europe. Actuellement en phase de mixage, le projet flow-up devrait voir son aboutissement, la sortie sur le marché du disque éponyme, pour juin 2013 avec la 8e édition du Festa2H. À suivre donc et notamment pour entendre la performance de Balvada, rappeur qui nous est apparu comme particulièrement talentueux et celle de Ngary Sall, pour voir si finalement il l’aura écrit, ce morceau porte étendard d’un mouvement.

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#MUSIQUE

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Fla The Ripper & Mistamase

L’ambition de faire le meilleur album de rap sénégalais

À

RÉCIDIVE on aime bien être à l’initiative de nos déplacements, rencontrer les artistes non pas parce qu’on les connait, qu’un réseau de personnes nous relie, ce qui tend fatalement à être de plus en plus le cas, ou parce qu’on a reçu un communiqué de presse, même s’ils nous sont souvent

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utiles. Ça a autant avoir avec une certaine idée du journalisme, autonome, définisseur lui de l’agenda médiatique et non pas les cellules de Com, que le fait que, bien souvent, les papiers qui résultent d’un coup de cœur, du sentiment d’avoir face à soit un sujet digne d’attention, sont les meilleurs.

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Avant de rencontrer Fla (For ever Love Africa) et Mista Maze, nous avons rencontré leur musique, qui flottait quelque part vers Yoff, agitant les têtes en une multitude de gestes d’acquiescement. Le son, Renaissance, transportait une profonde mélancolie, qui se retrouve dans la vidéo, visionnée dès que nous nous sommes trouvés en capacité de surfer sur le net, avec ses images sépias, ses plans moyens et rapprochés qui montrent Fla sillonnant son quartier de la patte d’oie, assis en cour, puis, embarquant dans un car pour se rendre au boulot et enfin au studio. La journée d’un jeune dakarois qui se trouve être un rappeur, sur le point de rendre public le fruit d’années de travail. Fla, qui est Séné-gambien, sur ce morceau, rap en wolof et en anglais et c’est une langue qu’il parle aussi bien voir mieux que le Français, on a donc pas droit à un accent étrange parce qu’appartenant à son locuteur seul, disgracieux, laborieux, mais à un flow qui, tout naturellement, pose le propos sur l’instru. Il en va de même pour son usage du wolof, maitrisé, sans recours à des termes qui lui sont étrangers, pour rendre son message et son propos. Le propos, c’est l’album, Renaissance, une aventure à la fois commune et vieille de 8 ans, entamée dès le début avec Mista Maze, le producteur réalisateur. L’avènement du projet, Fla nous l’a racontée, chez lui, de la manière suivante : « On était dans la chambre de Mista Maze, on écoutait de la musique, on passait des albums, à la fois locaux et étrangers. On constatait un gap dans la qualité des Mix, du mastering, le contenu des textes. Les rappeurs sénégalais font plus dans les faits divers. Ce qui nous semblait superficiel finalement. On a voulu combler ce gap et l’album c’est la concrétisation de cette ambition. » Mista Maze a alors commencé à produire des beats et Fla s’est occupé d’affuter ses talents

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de plume et d’interprète. Proches du groupe Alien Zik, tous deux participent, l’un en tant que rappeur l’autre en tant que beatmaker, aux projets du groupe, dont la mixtape www. rap.com et l’album bénén planète. On a pu retrouver Fla, en featuring avec Naseck pour le morceau I’m good, présent sur la compile New Era vol 1. Chose assez rare pour être notée, sur ce projet, interprète et producteur apparaissent comme auteurs à part entière de l’album, présenté comme une œuvre commune. « On est à 17 titres, aussi bien Fla the Ripper que Mista Maze se dévoilent à travers cet album. » D’un point de vue musical « on a pas voulu se lancer dans un truc expérimental » confie Fla, « on s’inscrit dans l’Universalité du Hip Hop. On n’est pas dans la mobilisation de choses folkloriques et d’ailleurs depuis que des artistes hip-hop d’ici le font, je ne vois pas l’impact que cela a eu. Combien de disques ont-ils vendus ? Ça ne marche pas, on va leur laisser les bogolans, balafons et autres Kora pour s’inscrire dans l’universalité du hip-hop. Il y’ a une communauté hip-hop mondiale, et l’on aimerait que cette communauté reconnaisse notre album comme un album hip-hop. » Fla et Mistamaze sont assurément du genre circonspect, mener, huit années durant, un projet de premier album en est le signe, et ils ont bien scruté le milieu, le business du rap au Sénégal pour asséner sur leurs comptes quelques vérités, même si leurs conclusions, qui tendent à disqualifier ce qui s’est fait jusque-là, sont à discutables. L’ambition, considérable, de ces deux artistes est de mettre sur le marché, en octobre, « le meilleur album de rap sénégalais » qui soit jamais paru. On pourrait y voir une prétention démesurée, mais aussi le courage d’assumer ses opinions, fussent elles très en notre faveur, parce

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que tous les rappeurs authentiques sont relativement prétentieux. Mais, finalement, l’ambition se veut au service de la culture hip hop sénégalaise en général, parce que la question que Fla et Mista Maze posent est la suivante : après 20 années d’existence du rap sénégalais, y a t’il des labels qui signent des artistes, des disques qui se vendent, des foules qui se pressent aux spectacles, un truc qui, globalement, fonctionne ? Non, il faut donc proposer autre chose et avec Renaissance, Fla et Mista Maze ont donné forme à leur vision de cette autre chose. « Nombre de nos artistes dit rap ont, en fait, du mal à se définir, à dire dans quoi ils s’inscrivent, fontils du reggae, du rap, de la soul ? Ils n’arriveront pas à répondre et finiront dans ce genre fourre-tout qu’est la world music. Nous on pense qu’un album, ça se doit d’être inscrit dans un genre, un registre. Mais bon, c’est juste une proposition de modèle d’album, à chacun ensuite d’en juger et puis finalement on s’adresse surtout aux jeunes générations, aux rappeurs de demain. »

volubile, il s’est agi de donner le point de vue d’un africain sur le monde. « Même si on ne fait pas partie de ceux qui le dirigent » se justifie Fla « et étant donné que le bon sens est la chose la mieux partagée du monde, on donne quand même notre avis. On partage notre expérience, notre point de vue et on montre le monde sous un éclairage différent. Il y’a aussi des morceaux plus personnels, comme everything happens for a reason. » Un titre sur la tracklist nous a intrigué, tant il est bien senti, Yakamti ndieurign yéreum sa tiono. Il dit l’attitude africaine de vouloir jouir des biens de consommation les plus technologiquement avancés tout en voulant faire l’économie des peines nécessaires à leur conception et à leur production. On se prend à rêver qu’il sera diffusé au conseil des ministres, où convergent quelques dizaines de berlines allemandes, alors que le Sénégal ne produit même pas de planches à roulettes. Le luxe d’abord, l’ostentation avant toute chose, le développement inch’Allah, les économies budgétaires, la décence, sa se discute.

En attendant octobre, on peut déjà découvrir, à travers les deux titres que sont Fi leundeum muur et Renaissance, le travail de Fla et Mista Maze. Quant au propos général de l’album, parce que le rap est une musique

Mais revenons-en à Fla et Mista Maze. Le meilleur album de rap sénégalais ? Rendez-vous en octobre pour voir s’il s’agit là de folie des grandeurs ou de l’ambition légitime et assumée du talent et du travail.

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#CINÉMA

Yanick Létourneau

Les Etats Unis d’Afrique

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Awadi en compagnie de la fille de Thomas Sankara, El. Cissoko et

es États-Unis d’Afrique, ce beau projet, qui fut pour la première fois exprimé dans la diaspora par Marcus Garvey, puis adopté par quelques-unes de ses figures politiques,intellectuelles et artistiques les plus illustres est aussi, désormais, un film. Son réalisateur, Yanick Létourneau, a consacré sept années de travail à ce second long métrage et a fédéré autour de son

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projet des rappeurs venus d’Afrique du Sud, Zulu Boy, du Burkina Faso, Smockey et du Sénégal avec Didier Awadi qui est le personnage central autour duquel gravite Les États-Unis d’Afrique. Nous avons pu découvrir le film alors qu’il était projeté au CCF, en présence de son réalisateur, dans une salle comble et dans le cadre du Festa2H. Nos impressions sur le film ainsi que notre rencontre avec le réalisateur font l’objet des lignes qui suivent.

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BIGGER “Its than HIP-HOP”

“Les États-Unis d’Afrique, pour moi, c’est une idée vivante, vibrante et moderne“

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Le film s’ouvre sur les images d’un enfant qui marche dans une décharge, celle au milieu de laquelle, on l’apprendra plus tard, se trouve la tombe de Thomas Sankara. L’enfant, dont on ne distingue pas le visage, joue à faire rouler un pneu et lève les bras, en signe de victoire. Didier Awadi, en voix off, calmement, affirme : « l’Afrique n’est pas pauvre, elle est appauvrie ». Puis, de vieilles images d’archives nous montrent Nkrumah, l’allure fière, enveloppé de Kenté, prophétisant, sur la tribune du All african people congress, « demain, les États-Unis d’Afrique. » Soixante-quinze minutes durant, l’on suit, entre les images d’archives, Didier Awadi qui est mené, par la préparation de son album Presidents d’Afrique, à Ouagadougou, Paris, New York et Cape town où, à chaque fois, il rencontre et enregistre avec un artiste local. M1, du groupe dead Prez, apparaît à New York et puis sur l’île de Gorée, avec, pour le guider sur ce lieu de mémoire, Didier Awadi. Zulu Boy, dans l’une des plus belles scènes du film, des hauteurs de Soweto, converse avec son hôte sénégalais et lui montre, à l’horizon, la ville tout en lui racontant ce que c’est que d’y aller à l’école quand on vient comme lui Du Township. Le film ayant été tourné sur deux ans, Yanick Létourneau a filmé Didier Awadi cependant que l’Histoire se faisait, qu’Obama était élu, que Sarkozy prononçait son discours sur l’Afrique

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et que le rappeur réagissait à ces évènements. Dans le film, on peut le voir allongé, réécoutant avec attention le discours pour en faire une exégèse à la fois fine et drôle. Une séquence, assez jouissive, montre Smockey, rappeur burkinabé qui vient de sortir son cinquième album, intitulé CCP, pour cravate, costume et pourriture lors d’un grand rendez-vous du showbizz africain. On est en 2010, il est convoqué sur scène, l’y attend le Kora Award du meilleur artiste Hip Hop d’Afrique. Dans la salle, pour assister à son couronnement et entendre son speech, M et Mme Compaoré. Sitôt Smockey face au micro, fini le showbizz et place au militantisme : « J’aimerais que l’on fasse un triomphe au message dans le Hip Hop, c’est notre combat, et je dédis cette victoire, à l’heure du bilan des indépendances, à tous ceux qui se sont battus, à tous ces grands combattants, Lumumba, Thomas Sankara, Kwameh Nkrumah et j’espère, de tout mon cœur, que nos dirigeants actuels ne fouleront pas au pied cet héritage qu’ils nous ont laissé... » Le couple présidentiel applaudit... parce que les caméras tournent et qu’il vaut mieux ça que de grimacer. Smockey, par ce geste, prend des risques sérieux, saisit l’opportunité de dire sur cette tribune sa vérité et, bien que de manière voilée, son fait à son président.

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En pleine préparation de l’album “Présidents d’Afrique” de Didier Awadi

Sur le propos politique du film Les États-Unis d’Afrique montre de jeunes artistes africains qui ont pour point commun le rap, les références panafricanistes et le souci, comme son sous-titre l’indique, d’aller audelà du Hip Hop en se faisant activistes. Its bigger than hip-hop est d’ailleurs le refrain du plus grand succès de Dead Prez, le groupe que forment, depuis 1996, stic.man et M-1, l’un des artistes en featuring sur le disque d’Awadi. Le film a avoir avec plus que le Hip Hop donc, mais aussi plus que les différentes personnalités que l’on y voit, il embrasse de nombreuses questions et pas seulement celles déjà vastes du panafricanisme et de son pendant, qui est l’une de ses justifications: l’impérialisme.

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Malheureusement, la largeur du propos, le choix fait d’aborder les questions politiques et surtout celles qui impliquent des transformations sociales conséquentes en 75 minutes, fait qu’on reste à la surface de ces questions. Bien entendu, un film n’est pas un textbook, il n’a pas à être politiquement efficient, mais celui-ci est si ouvertement militant qu’il nous invite à le discuter sur ce point. Des icônes révolutionnaires sont brandies, mais pas un mot sur les causes de leurs échecs, dont notamment celui de n’avoir pas triomphé, au bout du compte, du système qu’elles conspuaient. Car toutes ces figures ont été, comme cela est d’ailleurs rappelé dans le film, ou déposées ou assassinées.

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#CINÉMA

Smockey rappeur Burkinabé au milieu et les jeunes

En bons sujets politiques, on ne devrait pas seulement s’en émouvoir, constater la fourberie de l’adversaire (le cas Sankara) et le désaveu populaire (la disgrâce de Kwammeh Nkrumah), mais adresser les causes inhérentes de ses faiblesses, afin qu’en cas de récidive, la relève qu’on cherche à susciter — car c’est bien de cela qu’il s’agit — sache quoi ne pas faire, quoi mieux faire et ce qu’il ne lui faut pas manquer de faire. L’objet de la lutte panafricaine a toujours été de garantir, in fine, l’émancipation définitive des peuples d’Afrique et l’amélioration des conditions de vie, trop souvent intolérables, de millions d’Africains. Cette justification pragmatique, économique du panafricanisme, Cheikh Hamidou Kane, interrogée par Abidjan.net il y’a peu, l’exprimait de la sorte : « Il faut substituer l’unité à la désunion et à la dispersion. De cette façon, nous allons substituer la richesse à la pauvreté. »

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Depuis les années 60, les mêmes débats, s’énonçant presque dans les mêmes termes, agitent la pensée politique africaine, comme si les expériences de ces dernières décennies n’avaient pas été digérées, comme si la pratique n’avait pas servi à un réajustement de la théorie. Pour en sortir, il faudrait soumettre ces expériences à visée révolutionnaires, celles des cinquante dernières années, à la question. C’est par leur critique et non leur seule célébration qu’émergeront les alternatives de demain. Or, les États-Unis d’Afrique fait le choix plutôt convenu de la célébration et non de la remise en question. Au bout du compte, malgré ces quelques réserves, on reconnaitra au film la vertu politique suivante : il nous rappelle qu’une autre politique africaine est possible en nous montrant qu’une autre politique africaine fut.

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Le Réalisateur Mais Yanick Letourneau qui en est à son deuxième long métrage a, avant tout, voulu faire un film, « avec de la poésie. » D’ailleurs, lorsqu’on lui demande s’il se définit comme un cinéaste engagé, il répond que « non, je me définirais comme cinéaste tout court. Engagé ? C’est à d’autres de le dire. » Alors qu’il répond à cette question, Didier Awadi, qui se trouve à côté, le taquine « vas y assume. » Yanick Letourneau reprend, « je n’ai pas voulu faire un film que verraient les seules gens convaincus, j’ai voulu faire avant tout un film qui ait de la poésie. » Sur certains plans, certaines scènes, il y a effectivement de la poésie. Le film se referme comme il s’ouvre, avec le petit garçon dans la décharge qui pousse un pneu, mais sans voix off cette fois-ci, il avance le pas léger, vers l’horizon sous lequel le soleil plonge, joyeux, on l’entend chanter : « Thomas Sankara ». L’avenir, c’est cet enfant, son allégresse est signe d’espoir, son chant manifeste un héritage: la lutte continue. Une chose nous a particulièrement frappées chez Yanick Letourneau, sa familiarité avec des penseurs politiques africains, presque exclusivement préoccupés de l’Afrique. Quebequois, il est capable de citer, dans une même phrase, Joseph Ki Zerbo et Chris Ani. Puis, un peu plus loin dans la conversation, de convoquer, le plus naturellement du monde, les thèses de Cheikh Anta Diop, auxquelles il souscrit. Retrouver chez quelqu’un qui n’est pas africain, une telle familiarité avec ses auteurs d’une tradition de pensée politique à la fois propre au monde noire et très introspective, est assez rare pour être noté. Yanick Letourneau ne voit là rien de bien exceptionnel, il a toujours été « curieux » et s’est « posé des questions », après avoir découvert le continent lors d’un premier voyage. De plus, nous apprend-il, le mouvement du Québec libre a été influencé par les décolonisations af-

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Yannick LÉTOURNEAU Producteur & Réalisateur

ricaines, s’est reconnu dans les luttes menées sur le continent et a découvert alors ses intellectuels. Le Hip Hop, C’est à l’âge de 12 ans qu’il le découvre, avec Grand Master Flash et Mely Mel. Mais son amour pour cette musique attendra la fin des années 80, avec l’apparition de Public Ennemy, « là, je suis retombé en amour avec le hip-hop, ça a grandi en moi jusqu’à m’habiter. Pourquoi le Hip Hop, c’est une musique profondément moderne, inscrite dans son temps, elle est de notre génération et c’est une musique qui est devenue incontournable. On la retrouve partout, il y’a cette ouverture, cette diversité. » Parti, à l’origine, pour faire un film sur le Hip Hop africain, la rencontre avec Awadi, qui fut aussi une collusion de leurs deux projets donna une autre direction au film. L’occasion était donnée au réalisateur, qui partage avec le rappeur bien des convictions, de tirer profit de « 20 années d’aller-retour, de lectures, de rencontres, de conversations et de découvertes autour de l’Histoire africaine. »

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#TEXTES

Chimamanda Ngozie Adichie

“Half of a Yellow Sun”

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Version Originale Edité par Alfred A. knopf, septembre 2006 Version Française Gallimard, 2008

La vie et ce qu’il en reste quand vient la guerre ?

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orsqu’au milieu des années 60 le Biafra proclame son indépendance et se choisit un drapeau, ses dirigeants figurent, en son centre, la moitié d’un soleil jaune. Le Biafra, ce fut, brièvement et dans la douleur, un État sous embargo et continuellement bombardé, qui ne subsiste plus aujourd’hui que dans les cœurs et les esprits de ceux qui y virent la communauté politique au sein de laquelle leur avenir serait le plus radieux. Il apparut dans le Nigéria tout juste indépendant à la suite d’une série d’évènements violents. Un coup d’État d’abord, perpétré par des officiers Igbo et qu’ils justifièrent par la sous-représentation, au sommet de l’État Nigérian, des citoyens issus de leur communauté linguistique. Un deuxième coup d’État ensuite, quelques mois plus tard, rétablissant, dans sa composante ethnique, la distribution antérieure des postes au sommet de l’État et accompagné, dans les rues du Nord du pays, par des massacres d’Igbo. Ces Igbos qui, depuis des années, vivaient avec les

Yoruba et les Hausa, se sont vus traqués, massacrés et se précipitèrent, pour échapper au carnage, vers leur région d’origine en emportant avec eux un profond ressentiment. C’est de ce ressentiment, de la conscience d’être une communauté Igbo distincte des autres, que naquit le Biafra. Le Nigéria ne pouvait laisser cette région, par ailleurs riche en pétrole, lui échapper. Excepté la Tanzanie de Nyerere, ce président qui traduisit Platon en Kiswahili, les autres États du continent, qui craignaient que des développements de même nature se fassent jour dans leurs territoires, refusèrent de reconnaître le Biafra et se rangèrent derrière le Nigéria. La Grande-Bretagne ne pouvait se résoudre à voir le morcèlement de sa plus importante zone d’influence en Afrique. La République populaire de Chine s’émut de la situation, mais en resta là. La France seule, pour contrarier l’influence britannique dans la région, apporta un soutien au Biafra, timoré et en catimini, faisant partir d’Abidjan des vols de nuit, chargés d’armes et de munitions.

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L’imposant roman (453p), de Chimamanda Ngozi Adichie débute quelque temps avant ces évènements, dans un Nigéria tout juste délivré de la tutelle coloniale. Tour à tour, les points de vue de différents personnages introduisent le lecteur dans les milieux villageois, affairistes de Lagos, Universitaires du campus de Nsukkué et expatriés. Ugwu, un adolescent, quitte son village sous la conduite de sa tante qui le mène à Nsukkué pour qu’il y serve comme boy du professeur Odenigbo, un mathématicien. Il y découvre le réfrigérateur, les rayons de la bibliothèque garnie de livres et la langue anglaise, qui le fascine, de celui qu’il appelle, dans un premier temps, massa puis plus tard Master. Le professeur Odenigbo est un panafricaniste, un exalté de la politique. Il se passionne pour toutes les convulsions qui agitent le tiers monde en ces années de décolonisation et son cœur est avec les résistants du Cameroun, du Congo et de tous ceux qui, sur le continent, travaillent à l’émancipation africaine. C’est aussi un homme épris de justice sociale, qui rédige des textes sur le socialisme africain et veille à ce que son jeune boy, Ugwu, aille à l’école. « L’Éducation est une priorité, » lui dit-il « Comment faire face à l’exploitation si nous n’avons pas les outils pour comprendre l’exploitation ? » Odenigbo est le genre d’homme qui, alors que tout le monde reste coi face à l’injustice, sort du rang, s’en va chercher le britannique à qui l’on vient d’accorder un passe-droit et lui intime l’ordre de faire, comme tout le monde, la queue. Olanna se trouvait alors dans la queue et Odenigbo venait, par cet acte, de lui faire grand effet. La grande bourgeoise, qui dit merci à ses domestiques et ne comprend pas que ses parents n’en fassent pas autant, tombe sous le charme du rugueux jeune homme à la coif-

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fure hirsute et au flamboyant tempérament révolutionnaire. Olanna est, avec sa sœur Kainene, l’une des deux jumelles d’un riche affairiste et, on l’apprendra plus tard, arriviste parvenu. Elles reviennent toutes deux de Londres où leur père les avait envoyés poursuivre leurs études. À travers elles, on pénètre l’univers des Big mens, ces bourgeois dont la réussite tient moins à leur sens des affaires qu’à leur fréquentation, nourrie de bakchich, des autorités publiques. Olanna est une belle femme, sa jumelle l’est beaucoup moins voir pas du tout. Pour obtenir du ministre des finances un juteux marché public, ses parents, pleins de ressources, sont prêts à arranger entre ce dernier et leur fille séduisante un rendez-vous galant. Et puis enfin, parmi les personnages importants autour desquels gravite le roman, il y’a Richard, un jeune anglais, un peu journaliste et qui se rêve surtout écrivain. Il est tombé sur une photographie d’un Bronze Igbo dont la finesse a piqué sa curiosité. Le voilà embarquant pour le Nigéria avec un vague projet d’écriture d’un livre autour de ce Bronze. Il y rencontre Susan, coopérante qui méprise gentiment les autochtones et qui lui propose de venir vivre chez elle, lui aménage un confortable atelier d’écriture et le promène, le soir venu, dans son microcosme d’expatrié ou, du Nigéria sur lequel Richard aimerait écrire, on ne prononce que des préjugés plus ou moins douteux. On y raconte des blagues comme celle-ci : Un Africain promenait un chien et un anglais demanda : « Que faites-vous avec ce singe ? » et l’Africain de répondre : « Ce n’est pas un singe, c’est un chien » - « comme si l’Anglais s’adressait à lui », concluait ont sous un vacarme de rires gras. Dans l’une de ces soirées mondaines où Susan le conduisit,

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Pier Poalo Pasolini, photogramme issu du Carnet de notes pour une Orestie africaine, 1968-69 : le meurtre d’Agamemnon - une image d’archive de la guerre du Biafra

un peu comme le prolongement de sa mise, car Richard est décrit comme un bel homme, elle le perd, il trouve, quant à lui, Kainene. Le Roman est plein d’Histoire d’amours, ou tout simplement de rapports intimes entre des hommes et des femmes, mais aucun de ces récits n’est aussi touchant que celui de ce qui se fait jour entre Richard et Kainene ; entre le bel homme un peu paumé et la jeune femme qui sait n’être pas belle, mais qui est pourvue d’un fort caractère, d’un esprit sardonique qui donne à sa répartie une saveur aigre douce toute particulière. Très vite, Richard est sous son empire total, il en devient pathétique et à ses nombreuses angoisses et incertitudes quant à son statut d’écrivain se joint la peur, constante, de déplaire à Kainene. Victime de pannes, à chacun de leurs rendez-vous dans un palace de Lagos, Richard est le prototype de l’amoureux transi. C’est ainsi qu’il songe à se laisser pousser la barbe lorsque Kainene observe, avec une ironie qui lui échappe, que la barbe d’Ojukwu, chef militaire du Biafra, le rendait particulièrement séduisant. Pourtant, Kainene, qui en toute autre chose est volontiers cynique et cassante, tolère auprès d’elle

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ce looser, cet homme dépourvu de tempérament, et ce, jusqu’à la fin. À force d’aimer Kainene, Richard aimera le Biafra, se sentira Igbo et dira « nous », même si cela amuse autour de lui, lorsqu’il évoquera le peuple de la province sécessionniste. La première partie du roman, celle qui précède la guerre, voit leurs existences se dérouler paisiblement. Olanna emménage à Nsukkué, chez Odenigbé, et y enseigne la sociologie. Ugwu commence à se faire à la ville, à l’anglais d’Olanna, d’Odenigbo et au fait de posséder un réfrigérateur. Seuls les éclats de voix d’Odenigbo et des convives avec lesquels il refait le monde sur sa véranda, juge les puissances, s’enthousiasme ou déplore l’évolution de l’Histoire dans telle partie du continent viennent perturber la confortable monotonie de leurs vies. Kainene se voit confier les affaires de son père dans la région est du pays, celle qui deviendra le Biafra et s’en acquitte fort bien, faisant fructifier les actifs de la famille. Richard, qui s’est installé dans le campus de Nsukka, où

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un logement et une bourse lui ont été accordés, la rejoint, en fin de semaine, à Port Harcourt où ils profitent de son magnifique jardin. Puis vint le coup d’État Igbo et l’on voit bien que le Nigéria n’est pas alors une nation. Odenigbo, le panafricaniste, qui pour le coup se révèle aussi tribaliste, salue l’initiative et voit dans les Putschistes des héros. On festoie sur sa véranda, le poète Okeoma déclame et le Brandy coule à flot. Ensuite le revers, la réaction qui, terrible, s’abat sur les Igbos. Olanna, qui s’était rendue à Kano pour y voir son oncle, sa tante et sa cousine est aux premières loges pour y assister. Des foules se rassemblent, s’arment, arpentent les rues, se font méthodiques et discriminatoires dans l’épanchement de leur barbarie, visitent les foyers igbos, y massacrent hommes, femmes et enfants. Olanna n’y survit que grâce à l’assistance de Mohammed, un amour de jeunesse haussa qui l’emmène, après l’avoir recouverte d’un voile, à la gare d’où elle regagne, changée à jamais, Igbo plus que jamais, Nsukka. Puis le Biafra proclame son indépendance et tous s’en réjouissent, de même que Kainene qui a déjà préparé l’évolution de ses affaires dans ce contexte politique nouveau. Sur la véranda d’Odenigbo et Olanna, l’euphorie règne et l’on danse sur Hail Biafra, le morceau de High Life de Cardinal Rex Lawson. La guerre éclate finalement, les villes biafraises tombent les unes après les autres, le blocus précarise tout le monde : les pauvres meurent de faim, leurs enfants du Kwashiorkor et les moins pauvres connaissent la disette. Les Biafrais, dont Odenigbo, Olanna, Ugwu,

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Kainene et Richard, supportent l’effort de guerre et accueillent avec bonheur chacune des annonces de victoire de leur armée sur celle nigériane. L’armement commence à intéresser tout le monde. Un ingénieur, le professeur Egwenugo, leur fait part, sous les acclamations, des avancées que réalise la recherche militaire biafraise. Il annonce la fabrication de la première rockette « by » Biafra et quelqu’un s’exclame : « Nous sommes une nation de génies. » Le nationalisme se fait peu à peu bêtise et même les universitaires y succombent, eux peut-être même plus que les autres. Odenigbo, toujours courageux, devient cependant bête de nationalisme. Héroïsme, tel est le concept majeur et l’ambassadeur de France fait honneur au lyrisme français en déclarant « I was told that Biafrans fought like heroes, but now I know that heroes fight like Biafrans. » Cependant qu’on déclamait de la sorte, des centaines de milliers de Biafrais périssaient de manière sordide, assistaient au trépas des leurs, quelque part affalés sur le sol fangeux d’un camp de réfugiés. Kainene, la femme d’affaires, est de loin celle qui voit le plus clair. Elle fait remarquer qu’Ojukwu, celui que tous prennent pour un héros, est un coquin qui fait accuser des hommes de collaboration avec l’ennemie, pour qu’on les enferme et que lui puisse jouir de la fréquentation de leurs femmes. Elle note aussi que les discours triomphalistes dont radio Biafra inonde la population sont contredits par le rapport de force existant et l’armement dont dispose l’armée biafraise. La guerre se poursuit malgré tout, les Biafrais croient dur comme fer au triomphe final de leur armée. Olanna, au fur et à mesure que vivre en situation de conflit devient son quotidien, que sa fille tombe malade, qu’elle a du mal à l’alimenter, qu’Nsukka est prise et qu’elle doit emménager avec sa famille dans des logis de plus en plus sordides, se trans-

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#TEXTES

forme en l’une de ces femmes qui survivent non pas pour elles, mais pour leurs enfants et qui, par conséquent, le font avec d’autant plus de détermination. C’est ainsi qu’elle tient tête, pour défendre le corned-beef qu’elle s’est procuré dans un centre de secours, à cinq soldats bien déterminés à le lui ravir. Sa fille se prend d’affection pour un chien nommé Bingo, qui vit dans la cour commune qu’ils partagent avec une dizaine d’autres familles. Les temps sont durs et l’une des femmes du voisinage cuisine Bingo pour en régaler sa famille. Après avoir évoqué la vie des classes moyennes supérieures dans le Nigéria des années 60, Chimamanda Ngozie Adichie fait une impressionnante peinture de la guerre, du point de vue de ses conséquences sur la vie civile comme de celui du fracas des armes. Les bombardements qui sont, dans le meilleur des cas, précédé d’une alarme permettant aux populations de s’abriter, finissent par faire partie de la vie quotidienne. L’on entend d’abord les avions militaires de fabrication russe vriller les cieux, puis piquer pour voler à basse altitude et repérer les points de largage qui leur paraitront les plus judicieux, en termes de rapport victimes/bombes. À plat ventre, ceux qui ont la mauvaise idée de garder les yeux ouverts peuvent assister au démembrement d’un proche. L’on construit des Bunkers et Odenigbo est prompte à le faire, il supervisera la construction de deux d’entre eux malgré la réticence de paresseux qui considèrent qu’un agrégat de bananiers remplirait très bien le même office. Ugwu est enrôlé de force dans l’armée et est envoyé au front, les soldats s’y donnent des surnoms ridicules, et lui finira, après avoir éliminé d’une pression de bouton des dizaines de Nigérians, par se faire appeler « Target destroyer. » Le couple fusionnel que formait Odenigbo et

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Olanna commence à se fissurer, la guerre a tout chamboulé, bouleversé leur environnement et mis à rude épreuve Odenigbo qui ne supporte pas son impuissance face à la situation dans laquelle se trouve sa famille. Il se met à boire du mauvais alcool, celle qui l’idolâtrait finit par le mépriser, cela l’attriste et il boit d’autant plus. Même dans la guerre, les personnages de Chimamanda Ngozie Adichie continuent de vivre, de faire la cuisine, de tomber amoureux, en somme d’exister audelà du contexte politique. Ce roman est ambitieux, foisonnant de personnages dont les profils psychologiques se dévoilent au fil du récit jusqu’à vous être transparents. Tout ce qui précède ne fait qu’évoquer très vaguement, en une mauvaise paraphrase, la trame du récit élaboré par Chimamanda Ngozie Adichie. Half of a Yellow Sun a pour cadre l’Histoire, la guerre, la vie politique tumultueuse du Nigéria tout juste indépendant dont il épouse les grandes articulations, mais il évite l’écueil du roman engagé, ou à thèse, ou didactique et fait finalement ce que tout grand roman fait : dérouler, dans leur complexité, leurs bonheurs et leurs misères, des existences humaines. Il y’a, dans ce livre, mêlé aux horreurs de la guerre, la douceur des sentiments, le courage au quotidien des petites gens, l’humaine mesquinerie ordinaire et la vie sexuelle, écrite sans grossièreté ni censure. Sur ce dernier point, on est frappé par la vraisemblance des fantasmes adolescents d’Ugwu, évoqués par l’auteur, qui est une femme, avec beaucoup d’humour. L’auteure, qui revendique son identité Igbo, n’a pas vécu ces évènements, certains de ses grands-parents sont morts durant la guerre. Elle n’a certainement pas, dans l’acte d’écriture, mis en avant son identité ou voulu venger qui que ce soit, elle a pris possession de l’Histoire, beaucoup moins celle livresque

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© Gilles Caron Combattants ibos, guerre civile du Biafra, Nigeria

que celle orale qui lui a été communiquée, de la mémoire donc et en a fait une grande œuvre de fiction. Il est important que la fiction nous fournisse des représentations de notre passé, à travers des figures humaines qui, c’est là l’œuvre du talent, tiennent dans nos imaginaires et c’est pourquoi l’existence de la littérature africaine est une nécessité. Elle vient en contrepoint d’autres récits, beaucoup moins subtils, beaucoup mois humains, ceux médiatiques qui, agrégés, constituent dans les imaginaires cette image misérable, insensée, inhumaine de l’Afrique. Le Nigéria, de loin le pays d’Afrique ou la littérature est la plus vivante, la plus consommée et la plus débattue doit, de ce point de vue, inspirer les littératures du reste du continent. Ici, qui mieux que Sembene peut nous renseigner sur le Sénégal d’hier ? Personne. Il y’a d’ailleurs une similitude entre Sembene et nombre de ses auteurs nigérians, l’absence de maniérisme dans l’écriture, l’usage des

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mots non pas comme de jolies choses avec lesquels on compose des phrases qui en imposent, mais avec lesquels on communique un sens. Hollywood s’est saisi d’Half of a Yellow Sun, cet effort titanesque de l’imagination produit par Chimamanda Ngozie Adichie et prépare une adaptation sur grand écran, dont la réalisation a été confiée à l’écrivain et metteur en scène Nigérian Biyi Bandele. On attend de voir la chose cinématographique dont la sortie est prévue pour 2013. Mais jamais un film, si bon soit-il, ne remplacera ce pavé, ce lingot devrait on peut être dire, et qu’on ne nous parle surtout pas de la 3D et de ce qu’elle pourrait apporter aux scènes de guerre. Le livre est plus que l’histoire qu’il contient, il est une œuvre. En somme et pour conclure, l’on se dit que la littérature africaine contemporaine a produit ceci et cela fait chaud au cœur. Reste à le lire et à le faire lire.

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Mamadou Samb

“Le regard de l’aveugle”

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Le roman le Regard de l’aveugle de Mamadou Samb étale les déboires des femmes victimes de la tradition et des vicissitudes de la vie à travers l’itinéraire d’Oulimata. Le livre, publié par les Éditions Edisal de Thiès en 2008, est lauréat du prix littéraire des lycéens. Le Regard de l’aveugle est une satire sociale. Il démonte les tares de la société africaine. Cette démarche de l’auteur n’est pas gratuite. Elle est le fruit d’années d’écoutes et d’observations d’une société en décadence qui mutile à travers excision, infibulation, ses femmes. Le constat sans complaisance est parfois d’une ironie cinglante.

La trame s’appuie sur la vie de Oulimata qui fête ses 24 ans sur son lit d’hôpital, sans parent ni ami. Elle est condamnée et isolée à cause de sa séropositivité. L’auteur décrit ce qu’est devenu aujourd’hui le point de chute d’Ouli après une vie de combat. L’auteur écrit avec une telle précision qu’on sent l’austérité de cet hôpital dont les occupants ont deux liens en commun : le Sida et l’isolement. Les mots dignité, orgueil et semblable, qui différencient l’homme de l’animal, s’effritent et disparaissent dans ce ‘couloir de la mort’. Mamadou Samb présente au fil des lignes les personnages qui partagent avec Ouli cet univers mélancolique. L’un d’eux est Sidi, 8 ans, nés d’une mère morte du Sida. Il est exclu de l’école à cause de son état de santé à une semaine de l’entrée en sixième. Contrairement à Sidi qui n’a pas de passé, Ouli et les autres malades se nourrissent de souvenirs et d’ombres dans ce lieu perdu. Une manière pour l’écrivain de retracer la vie de son héroïne. Il y a vingt ans dans un village du Mali appelé Tiénfala, Oulimata subit les affres de l’excision et de l’infibulation. Elle a été ‘purifiée’ avec la lame de rasoir au même titre que des camarades de son âge. Cette épreuve laisse

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PAR Lamine

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des cicatrices physiques et morales. Elle est devenue une autre personne, marquée à jamais. Elle découvre aussi qu’elle est d’une caste inférieure. Son cri lors de l’excision animait les commentaires au village. Elle a fait la honte de sa famille. Son père Danfa, son seul allié, réussit à l’envoyer à Bamako. Elle y découvre qu’elle n’est pas seule. Car sa tante Fanta, qui a fui le village il y a quelques années, est aussi ‘stigmatisée’ par cette tradition. L’auteur ne se limite pas à raconter l’histoire d’Oulimata. Il parle aussi d’expériences d’autres personnages à travers l’itinéraire de l’héroïne. Notamment de Fanta dont le mari Saliou est accusé de tentative de coup d’État. Son village décimé par la cécité n’épargnera pas son père devenu aveugle. Ouli le prend en charge et revient avec lui à Bamako avant de s’exiler à Dakar pour mendier dans la misère, le danger permanent, la débrouillardise… Le récit est écrit à la première personne du singulier, dans un style direct, ponctué parfois de poèmes pour marquer une douleur. ‘L’auteur évoque tout cela avec un réalisme saisissant et un art consommé de la narration’, lit-on sur la quatrième de couverture. Samb estime que ‘le roman est une œuvre de fiction, mais le fonds de chaque action décrite à travers ces lignes est réel’. Dans Le Regard de l’aveugle, remarque le préfacier, Ibrahima Seck, ‘on ne lit pas innocemment, on n’aura pas non plus lu innocemment’. Car, poursuit-il, ‘le roman est un long dialogue, parfois doucereux et confidentiel, parfois d’une brutalité giflante parce qu’il précède notre parole et la coupe… ’ Mamadou Samb, conseiller au ministère de la Famille, n’en est pas à son premier roman sur les pratiques aliénantes de nos sociétés. Il est l’auteur des livres De Pulpe et d’Orange ; Les Larmes de la Reine ; Ouly, la fille de l’aveugle ; Le Soleil, la Folle et le taureau. Le Regard de l’aveugle de Mamadou Samb, éditions Edisal de Thiès, 2008, 265p. Le récit de Mamadou Samb est poignant.

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