Hors-série : Cultiver son jardin

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La condition jardinière

Qu’est-ce qu’un jardinier ? » demande en 1929 Karel Capek, l’inventeur du mot « robot ». C’est un type qui, dans le jardin d’Éden, ne s’intéresse pas tant aux fruits qui pendouillent des branches de l’arbre de la connaissance du bien et du mal qu’au merveilleux humus baignant ses racines. Voilà le vrai trésor à ses yeux. Et ce jardinier-là, ajoute le Tchèque, voudra toujours « donner au sol plus qu’il ne lui prend ». Quoi de plus philosophique ?

S’il n’est toutefois pas indispensable d’être philosophe pour devenir jardinier ni jardinier pour devenir philosophe (néanmoins, je vous le demande : peut-on sérieusement penser le cosmos sans observer un ver de terre ?), les deux vont si naturellement ensemble que, du jardin d’Épicure à la fameuse injonction du Candide de Voltaire, la tradition n’a cessé de lier l’un à l’autre. Comme si jardiner et penser relevaient sinon d’un même geste, du moins d’un même cadre. Celui d’un espace entre nature et culture – deux mille mètres carrés tout au plus, recommande Michel Tournier, l’homme-jardin. Un espace dont le paysagiste Gilles Clément, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, fait le miroir de la condition humaine face au réchauffement climatique : « Qu’on le veuille ou non, le jardin renvoie à la planète », verte, bleue et probablement unique dans ce coin d’Univers. La condition humaine est, avant tout, une condition jardinière. Toute notre littérature le dit. Depuis vingt-cinq siècles, mille jardins nous contemplent. Mythiques, spirituels, paradisiaques, politiques, métaphysiques, éthiques... leurs arbres ploient sous les métaphores. Ils parlent du temps qui passe et de la mort jamais vaincue. Dans le jardin éternel que traverse Gilgamesh en quête du secret d’Uta-Napisthim, le sauvé du déluge, les fruits sont des pierres précieuses. Mais qui se rassasierait d’un rubis ? L’immortalité n’est pas pour les humains : l’éternité, c’est long, c’est barbant, même chez Calypso, et Ulysse lui préfère ses oliviers à Ithaque.

Voilà la conclusion de Candide : « Il faut cultiver notre jardin. » Notre jardin ? Il n’en fait pas, ou pas seulement, une zone de repli contre la maladie, la violence, la trahison et la mort, un refuge végétal qui serait au demeurant illusoire et fragile comme une bulle de savon – Le Jardin des Finzi-Contini de Giorgio Bassani en témoigne tragiquement. Voltaire en fait un manifeste de confiance dans le vital, le transitoire et l’inattendu. « Dans le jardin, remarquait le paysagiste Pascal Cribier, il n’y a pas de deuil, c’est la chance des jardiniers : ils se préoccupent de l’instant présent et pensent aux saisons futures. » Cultiver son jardin, c’est croire en l’avenir. Par les temps qui viennent, c’est un principe d’espérance.

LE JARDIN, LIEU ÉCOLOGIQUE

ENTRETIEN

Une leçon d’humilité

Avec Gaspard Koenig pp. 75-78

EXTRAIT

Se désister de toute prétention

Henry David Thoreau p. 79

Des jardins botaniques aux serres

Par Octave Larmagnac-Matheron pp. 80-81

ENTRETIEN

Une oasis pour temps arides

Avec Arnaud Maurières pp. 82-86

« Mauvaises herbes ? »

Par Octave Larmagnac-Matheron pp. 90-91

LE JARDIN, LIEU EXISTENTIEL

ENTRETIEN

La nature idéale… à l’instant T Avec Jean-Pierre Le Dantec pp. 94-98

La tentation du repli

Par Octave Larmagnac-Matheron pp. 100-101

TEST

Quel philosophe jardinier êtes-vous ? pp. 102-105

Cultiver l’espoir

cultureCAHIER

Désert : la vie à la limite

Par Octave LarmagnacMatheron pp. 112-121

Une pensée sauvage

Par Cédric Enjalbert pp. 122-124

Ce que l’horizon promet : (in)certitudes de l’avenir

Par Camille Ferrand pp. 126-128

ENTRETIEN

Prévoir ou prédire ?

Par Sonia Feertchak pp. 108-110

Avec Gérald Bronner pp. 129-130

Printemps-Été Sven Octave Larmagnac-Matheron Ternon, Couverture

HORS-SÉRIE “CULTIVER SON JARDIN” Printemps-Été 2025 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteur : Octave Larmagnac-Matheron / Secrétaire de rédaction : Rebecca Benedittini / Direction artistique : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Stéphane Ternon, Camille Pillias / Couverture : Catherine Meurisse pour PM / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Éditeur délégué : Lucas Laugel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Impression : Roto France Impression, Lognes (77) / Commission paritaire : 0628 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 425 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité culturelle, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@ philomag.com / Publicité commerciale : Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 01 78 90 15 37 / Imprimé en France, Printed in France / Larédactionn’estpasresponsabledestextesetdocumentsquiluisontenvoyés.Ilsneserontpasrendusàleurspropriétaires /

Quand le philosophe Gilles A. Tiberghien et le jardinier-paysagiste

Gilles Clément dialoguent sur les jardins, ils vantent tout autant le concept de brassage et de migration que celui du judicieux laisser-faire : la nature n’a pas de frontières, mais une indéniable forme d’intelligence qui permet aux équilibres, dans la plupart des cas, de se réguler d’eux-mêmes. Jardiner ouvre alors des perspectives nouvelles qui dépassent le quotidien et offre un territoire mental d’espérance.

Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron et Sven Ortoli

Photographies : Magali Delporte

Gilles A. Tiberghien — C’est une idée très simple, encore faut-il la formuler. Au lieu d’être limité à un petit espace sous contrôle, dire que le jardin est planétaire c’est le placer dans les limites de la biosphère. Il y a une idée de totalité : tout se tient. C’est la « nouvelle enceinte » dont parle Gilles Clément.

PHILOSOPHIE

HORS-SÉRIE

Ce jardin nous est confié, nous avons, ou devrions avoir, un sentiment de responsabilité collective à son égard : ce que nous faisons ici aura inévitablement des répercussions là-bas. C’est cela, être un jardinier planétaire.

Le jardin est une jonction entre microcosme et macrocosme ?

Gilles Clément — Aucun jardin particulier ne peut revendiquer d’être planétaire. En revanche, tous ou presque peuvent être regardés comme index planétaire, puisque la plupart des espèces qu’on y rencontre viennent de toutes les parties du monde. Dans un biome donné, la juxtaposition des flores appartenant aux pays du monde soumis à tel ou tel climat fait apparaître les convergences phénotypiques, des vicariances, mais aussi des divergences adaptatives qui créent des « paysages » distincts. Par exemple, la singularité du biome méditerranéen vient du feu en tant que mécanisme naturel répété, induisant au fil du temps une pyroflore adaptée et appelant le feu pour assurer sa régénérescence.

Vous avez évoqué l’idée de brassage. Aujourd’hui, il apparaît particulièrement intense avec la mondialisation. Est-ce un danger ?

G. C. — Je suis très énervé par l’ignorance de ceux qui s’efforcent d’établir des lois pour décréter ce qui est interdit. Pour ma part, je défends le vagabondage des espèces, les hybridations et les croisements.

G. A. T. — Les nombreuses actualités sur les espèces invasives me font penser à des moments assez sinistres de l’histoire, quand on édictait des règles selon lesquelles il y avait des plantes qui étaient bonnes parce qu’elles étaient endogènes, et des mauvaises parce qu’elles venaient d’ailleurs, parce du brassage planétaire. Les plantes et les animaux ont toujours voyagé, moins facilement pour les plantes qui sont attachées par leurs racines, mais les graines, elles, sont capables de parcourir des distances énormes par la dynamique des vents et des courants marins. Leur seule limitation, c’est qu’elles ne s’installent que dans les biomes qui sont des zones climatiques favorables à la vie. Les humains ont accéléré cette mécanique naturelle. Dès que les êtres humains ont cessé d’être nomades, ils ont créé des potagers, des jardins vivriers – un enclos protecteur pour abriter des prédateurs les plantes consommables qu’ils cultivaient. Ils y ont importé et fixé toutes sortes de plantes qu’ils avaient découvertes lors de leurs parcours de nomades. Cette importation s’est diversifiée de plus en plus au cours du temps. Aujourd’hui, les plantes du potager viennent du monde entier. Pensez aux tomates, aux pommes de terre... La troisième observation est incluse dans la définition du mot jardin, qui signifie à la fois l’enclos et le paradis. Paradis, en ce moment, c’est discutable, mais enclos, certainement puisque nous vivons dans une biosphère, une enveloppe qui est une petite épaisseur d’eau à la surface de notre planète, seul espace connu d’expression du « vivant », limité entre la troposphère vers 11 000 mètres au-dessus du niveau de la mer et 8 000 mètres en dessous. Au-delà, il n’y a plus rien. Plus d’eau, plus de vie. Le jardin planétaire traduit cette idée que tout se tient, que nous vivons dans un grand écosystème. Nous partageons moins une maison commune qu’un jardin. C’est un fait, un constat, pas un rêve religieux dans le genre de la déesse Gaïa.

CULTIVER SON JARDIN Entre nature et culture 9

Le jardin, lieu de sagesse

Diderot et d’Alembert le notent dans une courte entrée consacrée de leur encyclopédie : « Épicure, Théophraste, Démocrite, Platon, Caton, Cicéron... ont aimé le jardinage. » L’histoire de la philosophie traverse les siècles de jardin en jardin, clos sur le monde et ouverts sur la vie, lieux protégés où la pensée peut librement s’exprimer et l’amitié, philosophique ou non, s’entretenir.

Sagesse

« Ici, nous sommes impressionnés par les richesses inépuisables de la nature. L’Univers est un puzzle plus étonnant que jamais lorsque l’on parcourt cette série déconcertante de formes animées, les papillons brumeux, les coquillages de spéléologues, les oiseaux, les bêtes, les poissons, les insectes, les serpents, ce principe de la vie, partout en germe dans la roche même des formes organisées. Pas une forme si grotesque, si sauvage, ou si belle, qui ne soit l’expression d’une propriété inhérente à l’homme qui les observe - une relation secrète entre les scorpions mêmes et l’homme. Je sens le mille-pattes en moi, le caïman, la carpe, l’aigle et le renard. D’étranges sympathies m’animent, je dis sans cesse : “Je serai naturaliste”. » Y

Waldo Emerson, Journal, t. III

RALPH WALDO EMERSON

Le jardin, lieu de pouvoir

Il suffit d’une visite à Versailles pour comprendre en quoi les jardins sont aussi, et parfois surtout, des lieux de pouvoir. Ce n’est pas une nouveauté : de la villa Hadrien à Tivoli au Katsura Rikyu de Kyoto, les jardins, affirmait l’architecte Vitruve au Ier siècle avant notre ère, expriment un statut. Aujourd’hui, écrit Olivia Laing dans A Garden Manifesto, « le jardin est une horloge qui refuse le modèle capitaliste du temps ».

Il est le serviteur du roi des jardins : Versailles, 850 hectares au total, 43 kilomètres d’allées, 32 hectares de pelouse, un million de fleurs et quelque 10 millions de visiteurs annuels. Bienvenue dans le royaume d’Alain Baraton, jardinier en chef du domaine du Roi-Soleil.

Propos recueillis par Sven Ortoli

© Cig Harvey. Les images sont tirées du nouveau livre de Cig Harvey, Emerald Drifters, publié chez Phaidon.

Pouvoir

« Ô mon peuple français. […] Peuple pur, peuple sain, peuple jardinier. Peuple laboureur et cultivateur. Peuple qui laboure le plus profondément les terres et les âmes. […] Rien n’est aussi profond qu’un labour. Et rien n’est aussi beau, je m’y connais, rien n’est aussi grand dans ma création que ces beaux jardins d’âmes bien ordonnés comme en font les Français. Toutes les sauvageries du monde, on peut m’en croire, je le sais peut-être, toutes les sauvageries du monde ne valent pas un beau jardin à la française. Car c’est là qu’il y a le plus d’âme et le plus de création. » Y

Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu (Émile-Paul, 1911)

Le lieujardin, sacré

Lorsqu’Adam mange le fruit défendu avec Ève, Dieu l’appelle dans le jardin et lui demande : « Où es-tu ? » Où est ton humanité, en somme. Et, s’il y a un endroit où l’interroger, c’est dans le jardin. D’Éden ou non.

Le jardin, lieu écologique

Humus, humanité, humilité : c’est la racine commune qui fait qu’être humain, c’est être humus.

« Nous sommes humus, pas Homo, pas Anthropos ; nous sommes du compost, pas du post-humain », déclare Donna Haraway. Humain pas assez humus ?

© Cig Harvey. Les images sont tirées du nouveau livre de Cig Harvey, Emerald Drifters, publié chez Phaidon.

Écologique

« Voyez ces pruniers sauvages, dont les fruits naissants sont semblables à des olives. Ces sureaux voisins parfument l’air de leurs bouquets de fleurs en ombelles ; ces houx opposent leur vert lustré et leurs grains écarlates aux nuages blancs des fleurs de l’aubépine ; l’églantier jette çà et là ses guirlandes de roses, relevées d’un vert tendre. La ronce même n’est pas sans beauté ; elle accroche d’un arbrisseau à l’autre ses longs sarments garnis de girandoles couleur de chair, et elle se roule autour des troncs des arbres de la forêt, qui sont renfermés dans la haie, et qui s’élèvent de distance en distance, comme autant de colonnes qui la fortifient.

Mille petits oiseaux trouvent à la fois de la nourriture et des abris sous ces différents feuillages. » Y

Bernardin de Saint-Pierre, La Pierre d’Abraham

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

Le lieujardin,existentiel

« Pour se sauver de la numérisation du monde, écrit le philosophe Byung-Chul Han, il faut réapprendre à regarder la terre, sa beauté, son étrangeté, son unicité avec étonnement. C’est au jardin que j’en fais l’expérience. » Et, comme Hölderlin, pouvoir dire aux fleurs « Vous êtes mes sœurs ! »

PAR

OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON

Désert : la vie à la limite

Le Muséum national d’histoire naturelle consacre une riche exposition aux déserts. L’occasion d’en apprendre plus sur ces milieux beaucoup plus vivants qu’il n’y paraît, et qui passionnent poètes, philosophes ou mystiques depuis des siècles.

«

Il n’y a pas de plus grande émotion que d’entrer dans le désert », affirme Jean-Marie Le Clézio. Peut-on cependant parler de ces étranges milieux naturels au singulier ? Tous les déserts ne sont pas des océans de sable brûlant. Il est aussi, tout au nord, tout au sud, au sommet de hautes montagnes, des déserts gelés. C’est l’un des nombreux mérites de l’exposition que consacre jusqu’en novembre le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) à ces milieux particuliers que de souligner la grande diversité et la richesse des écosystèmes désertiques.

La vie secrète des sables

Chaud ou froid, le désert fait le grand écart. Comment le définir ? D’abord, sans doute, par la présence écrasante d’un élément inorganique, minéral. Le désert est « l’écorce nue de la planète », sa peau primitive, inerte, écrit Saint-Exupéry dans Terre des hommes (Gallimard, 1939). Non que la vie soit absente, bien sûr, de ces écosystèmes réputés inhospitaliers... « Les déserts sont des milieux a priori peu propices à la vie. Ils abritent pourtant une surprenante variété de plantes et d’animaux qui, au cours de l’évolution, se sont adaptés à ces conditions », soulignent

PHILOSOPHIE

Vue inversée du Désert de Lout (Dacht-e Lout, « désert du vide »), dans le sud-est de l’Iran et inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2016.

les organisateurs de l’exposition. Ce sont « des réservoirs d’une biodiversité méconnue ». Saint-Exupéry le suggère lui-même :

« Le Sahara est plus vivant qu’une capitale. » Il y a bien, ici ou là, des oasis verdoyantes et populeuses qui attirent à elle la vie.

« Ce qui embellit le désert, [...] c’est qu’il cache un puits quelque part… » Mais la vie disséminée dans les étendues de sables et de glace est discrète, plus difficilement perceptible. Elle se cache, le plus souvent. Ses traces sont balayées par le vent ou recouvertes par la neige. Elle préfère souvent – du moins dans les déserts chauds – se montrer de nuit, pour profiter de la fraîcheur.

« La plupart des petits animaux des déserts chauds sont nocturnes et certaines plantes attendent, elles aussi, la nuit pour fleurir. »

La vie se glisse, en somme, là où elle peut. C’est l’élément qui règne. L’homme est nu, exposé : « Le désert est lisse comme un marbre. Il ne forme point d’ombre pendant le jour, et la nuit il vous livre tout nu au vent. Pas un arbre, pas une haie, pas une pierre qui m’eût abrité. Le vent me charge comme une cavalerie en terrain découvert. Je tourne en rond pour le fuir. Je me couche et je me relève. Couché ou debout je suis exposé à ce fouet de glace », raconte Saint-Exupéry. La souveraineté minérale peut susciter un sentiment de désolation, d’oppression. C’est, dit Camus, « un lieu sans âme où le ciel est seul roi. [...] Le désert a quelque

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