Le Philotope #07

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juin 2010

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Processus complexes de la

crĂŠation architecturale et urbaine



Édito Chris Younès

Le Philotope est la revue du réseau PhilAU qui s'est donné pour tâche de penser et favoriser les liens entre architecture, urbain et philosophie. Elle se présente aujourd'hui sous un nouveau visage. Le format a été revu afin de le rendre plus pratique et agréable à la réception. Mais Le Philotope n'a pas seulement changé de forme. Désormais d'autres rubriques voient le jour (présentation de thèses, d'ouvrages, de textes et d'œuvres), et un partage de la responsabilité scientifique a été mis en place. En liaison avec le comité de rédaction, la coordination de chaque numéro est confiée à un membre du réseau, ce qui renforcera l'ouverture et la dimension collaborative du PhilAU. Les articles proposés devront être validés par le comité de lecture constitué. Ce numéro a été conçu par Alexis Meier, architecte, docteur en philosophie et maître de conférences à l'INSA de Strasbourg, partenaire de cette publication. La thématique retenue pour le Philotope n°7 est celle des processus complexes de la création architecturale et urbaine. Bien que la question de la création soit aussi ancienne que l'architecture elle-même, elle n'en demeure pas moins difficile et polémique. Car, déjà, le problème de la création mobilise toute l'autorité divine et a nécessité la conception d'un être omniscient, omnipotent, etc. Comme le dit Hume, le concept de création s'inscrit dans un développement de la conception de la raison humaine tel qu'il pouvait l'amener à concevoir une idée aussi abstraite. En effet, les Grecs par exemple, qui vivaient sous le régime du polythéisme, ne pouvaient pas l'envisager. Pour eux, l'avènement du monde est lié à son passage du chaos au cosmos, ou du désordre à l'ordre. La naissance des choses correspond à un simple ordonnancement de la matière. Mais pour eux aussi, comme le disent aussi bien Aristote qu'Épicure, rien ne provient de rien (formule qu'on trouve dès le début du beau poème de Lucrèce, De natura rerum). Or, s'il en est ainsi pour la philosophie, dont la fonction est d'interroger les concepts, que doit-il en être en architecture ? La question se complique ici du fait que l'art de bâtir ne fait appel ni à un Dieu tout puissant, ni à un néant prêt à se transformer en être. L'architecte est confronté à la matière - une matière qui, depuis le Timée de Platon, est réputée être "rebelle" à l'intelligence, fût-elle divine ! Mais aussi à la fragilité et à la finitude de la Terre, qui hantent le monde contemporain. Et pourtant, l'architecte est considéré non seulement comme un concepteur mais comme un créateur de maisons, de villes, de temples, de places

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Édito

et même de jardins. Selon Kant, l'architecture est le seul art à ne pas imiter la nature. D'où sa grande liberté, mais d'où aussi sa grande responsabilité à l'égard des hommes et de leur milieu. Cette responsabilité créative se trouve fortement sollicitée dans le contexte du développement durable et des technologies disponibles. Quels sont les processus en jeu ? Comment opèrent-ils ? Quelles résistances et quelles inventions dans le projet et les œuvres réalisées ? Ce sont ces questionnements que ce numéro a tenté d'aborder. Dans les nouvelles rubriques du Philotope, Franck Guêné présente la thèse de doctorat en architecture qu'il a soutenue en décembre 2009 : "De l'idée architecturale aux lieux de l'architecture. L'approche du lieu comme révélateur de la posture et du regard de l'architecte sur le monde". Matthieu Richard et Alexis Meier interrogent un projet de Dominique Coulon, "Architecture et complexité". Dans la catégorie Héritage, qui propose un document inédit ou représentatif à certains égards et que nous voulons mettre en valeur ou rappeler à la mémoire collective, Thierry Paquot introduit un texte de P.-H. Chombart de Lauwe, "Eth(n)ologie de l'espace humain". Nous espérons que le Philotope sera apprécié par ses lecteurs et amis, et qu'il suscitera de nombreuses contributions au numéro 8, centré sur la problématique d’une urbanité partagée.

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Sommaire

Édito

Chris Younès

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Alexis Meier François Guéry Chris Younès, Frédéric Bonnet Philippe Rahm Patricio Cecarrini

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Pau de SolàMorales i Serra Alexis Meier

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Pascal Rousse

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Alexis Meier, Matthieu Richard

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Thierry Paquot

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Franck Guêné

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Processus complexes de la création architecturale et urbaine • Qu’est-ce ce que la création architecturale ? • Régénérer. • La création architecturale comme configuration et reconfiguration du monde. • La dissociation du paysage. • Phénoménologie et morphogénétique architecturale.

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La morphologie architecturale et urbaine au regard de la démarche sémiophysique thomienne.

• Generative or Genetic? Two approaches to design and planning.

• Le choix des lignes - "La pratique expérimentale du projet d'architecture chez Peter Eisenman".

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Entretien avec Elena Fernandez, chef de projet chez Peter Eisenman 1998-2001.

• Zone de transfert. La distraction : entre cinéma et architecture chez Benjamin et Eisenstein. Pour une poïétique de l'expérience urbaine par le montage cinématographique.

Œuvre Contexte et complexité - Un édifice public à Saverne. Entretien avec Dominique Coulon.

Héritage "Eth(n)ologie de l'espace humain" de P.-H. Chombart de Lauwe. Recherche doctorale De l'idée architecturale aux lieux de l'architecture. L'approche du lieu comme révélateur de la posture et du regard de l'architecte sur le monde.

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Les auteurs

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Qu'est-ce que la "création" architecturale ? Par quels cheminements la pensée passe-t-elle pour arriver à la forme ? Sur quels présupposés et à quelles conditions cette forme se nomme-t-elle architecture ? Sans prétendre répondre de façon définitive à ce faisceau de questionnements, l'objectif de notre numéro est d'apporter, à travers la réflexion de philosophes, d'historiens, de sémiologues et de praticiens, un regard croisé sur un certain nombre de problématiques liées à l'émergence de formes spatiales, destinées à accueillir des fonctions, quelle que soit l'échelle architecturale ou urbaine. Nous sommes tous concernés ! Car l'assemblage de ces formes est déterminant pour donner un statut "d'environnement" à notre milieu. C'est-à-dire un potentiel relationnel à travers lequel le vivant peut et doit s'organiser. En architecture, on passe toujours de l'économie de la matière à celle du cognitif, du sensible, du perceptible, du fonctionnel, etc. Il existe bien un effet "complexe" entre l'assemblage des paramètres du système de fabrication et celui qu'il produit, qui, lui, relève d'un autre ordre et modifie notamment les rapports du sujet à l'objet et de l'objet à son contexte de pensée, de fabrication et d'inscription. Cette complexité interroge directement la nature du processus de création architecturale et ouvre pour nous de nouvelles perspectives quant à la compréhension de la conception des projets. La question du processus et de la complexité se retrouve donc à travers celle de la création, pour être à même de déterminer nos futures "ambiances". Le philosophe François Guéry met en lumière combien l'engagement créatif et l'œuvre "spatiale" rejoignent la question fondamentale de la ré-actualisation du monde, dans le temps et la matière. Chris Younès et Frédéric Bonnet, Philippe Rahm, ainsi que Patrice Ceccarini et Pau de Solà-Morales i Serra, nous conduisent à nous interroger sur le fondement épistémologique de la conception architecturale urbaine et paysagère, en se référant tour à tour à la philosophie, à l'esthétique, à l'histoire ou aux sciences. D'autres pratiques "complexes" pouvant questionner la forme même du processus de conception sont également examinées, tels que le Diagramme chez l'architecte américain Peter Eisenman ou le Montage chez Serguei Eisenstein (Pascal Rousse). Enfin, la théorie trouve un écho dans la pratique concrète par le biais d'un entretien avec l'architecte français Dominique Coulon, qui se revendique explicitement de la complexité pour cultiver de nouveaux "territoires" à l'intérieur de l'espace créatif du projet pensé et construit. Ainsi, qu'ils relèvent des sciences cognitives, de l'analyse esthétique ou de l'observation empirique, les travaux des auteurs ont donc pour objet de distinguer sur quoi reposent, au-delà de la composition, les logiques conduisant au jaillissement de l'écriture spatiale, ainsi que l'examen de processus matériels et immatériels qui accompagnent "l'apparition" du projet. "Il n'y a rien de simple, disait Gaston Bachelard, il n'y a que du simplifié" ; pour comprendre cette complexité inhérente à l'acte de créer, il devient nécessaire d'avoir une approche non réductrice, plus épistémologique, à la fois multidimensionnelle, pluridisciplinaire et ouverte, et c'est ce que nous avons tenté d'offrir à travers la construction de ce numéro. Alexis Meier


Processus complexes de la crĂŠation architecturale et urbaine

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Processus complexes de la création architecturale et urbaine

Régénérer François Guéry

Le rêve de se régénérer, c'est de passer de la mort à la vie, de perpétuer la vie, et avec elle, sa propre existence : rêve éternel, que la nature même inspire aux hommes, elle qui renaît chaque printemps et refleurit après sa mort apparente en hiver. La flore donne l'exemple de ce pouvoir magique, passer de la dégénérescence à la régénérescence. Chez Faust, le pacte avec le diable, pour garder sa jeunesse et remonter le temps, est une magie noire. La magie est une étrange affaire : Magie se dit en allemand également, selon la règle d'une étymologie étonnante, car le mot vient du verbe mögen, aimer, et aussi pouvoir, en un sens discrétionnaire, celui de "daigner", de commander. Möchtest Du, dit-on en allemand, pour "désires-tu", "aimerais-tu", formule de politesse où la puissance du mögen est modérée par le conditionnel. La magie, c'est le désir qui passe dans les faits, la réalisation ou concrétisation, ce que Freud a nommé la "Wünscherfüllung", accomplissement du désir. Un fort désir nous porte en effet vers nous-mêmes, éternisés, reconduits dans l'être par un pouvoir dont nous ne disposons pas, mais qui est rêvé sans cesse, projeté. Faust est le jouet du désir d'être, sous la forme puissante d'un désir d'aimer et d'être aimé comme serait l'amour des jeunes gens, ceux qu'il ambitionne de rejoindre et d'égaler en dépit des ans. La régénération existe comme pouvoir de la vie même, en bloc pour les flores, en détail pour les faunes et les corps vivants, qui ont partiellement la capacité de guérison, de reconstitution des parties ou organes lésés. On cicatrise, on se remet, on récupère après les accidents de santé ou les atteintes au corps. Chez certaines espèces, des organes entiers se régénèrent, telle la queue des lézards. L'extrapolation de la magie est étayée sur du concret. Est-ce pour autant à la portée de la vie humaine historique, globale, qui rivalise avec la vie spontanée des vivants en réparant, réhabilitant, restaurant ses propres œuvres, afin de les pérenniser ? Idée, projet d'architecte, sans doute ! Les édifices et les artéfacts défient le temps, c'est leur qualité, leur réussite. Un apport est nécessaire, celui des soins, des ingénieuses interventions. On peut redonner vie aux œuvres du passé, pourvu qu'elles aient dès l'abord envisagé leur résistance à l'épreuve du temps, par un choix judicieux des matériaux et des formes. Aere perennius, plus durable que l'airain : les objets d'airain ont en eux ce pouvoir de durer, de perdurer. Les marbres, la pierre, les métaux défient le temps, par un choix initial de leur artisan.

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Processus complexes de la création architecturale et urbaine

1. Machiavel, Œuvres complètes, NRF, Discours sur la première décade de Tite Live, Livre Troisième, I.

C'est demander ce qu'est l'art même que d'interroger ce projet d'une durée indéfiniment étendue de ses œuvres, c'est questionner l'œuvre et l'œuvrer. Cependant, l'art des architectes n'est pas seul en cause et il faut aussi envisager un autre art qui s'est proposé dans le passé de régénérer son objet, ceci afin que l'essence de l'art soit prise en compte dans toutes ses dimensions. En effet, l'art politique (ainsi appelé dans la tradition classique, notamment chez Machiavel) a envisagé la régénération des corps politiques, sous l'appellation de "corps mixtes". Les corps institués, estime Machiavel, peuvent retrouver une jeunesse, éloigner, sinon conjurer pour toujours, leur sclérose, leur sénescence. La perspective est celle de la décadence et des moyens dont dispose l'art humain de la retarder, selon des procédures qu'il examine en physiologue des corps artificiels. Son problème : "veut-on qu'une religion ou république vive longtemps, il faut les ramener souvent à leur principe" !1 Les "corps mixtes", ou artificiels, que sont religions et "républiques" ou Politeia, ont leur principe vital dans leurs lois, et c'est l'oubli, l'usure, le dédain de ces lois formatrices qui les éloignent d'elles-mêmes et les compromettent. Le retour au "principe" redonne une jeunesse et une vitalité au corps usé, sénescent. Mais la citation des "médecins" parlant du corps humain (non des corps artificiels) éclaire la régénération d'un jour cruel : Quod quotidie aggregatur aliquid, quod quandoque indiget curatione Comme il (le corps) assimile chaque jour quelque chose, il a besoin de temps en temps d'une purge. Curatio, c'est une médecine, mais surtout une purge, comme on "cure" un puits, un étang. On enlève la crasse, le dépôt, la vase. Politiquement, ces encrassements sont des négligences envers les mœurs, les rituels, les lois, et ce sont les négligents eux-mêmes, tolérés lâchement dans la décadence, punis et même éliminés en temps de régénération de l'État. L'organisme fatigué et surchargé est purgé, saigné, subit des lavements, mais le corps politique des citoyens se purge par des liquidations, exils, châtiments. La purge frappe tous les cinq ans pour être efficace, et se traduit par des exécutions exemplaires, visant des hommes en vue, afin de frapper les esprits. Ce n'est pas un hasard si Machiavel rappelle ces hauts faits relatés par Tite Live, afin d'exhorter les florentins de son temps à la rigueur envers ceux qui enfreignent les lois. Sans doute pas non plus si Althusser et ses comparses ont célébré ce texte précis pour chanter "le principe" en politique, à l'époque de la dénonciation du révisionnisme et des lâchetés de Khrouchtchev, lui qui osait critiquer les crimes de Staline. Frapper à la tête les fauteurs de trouble, insoucieux des lois fondatrices, voilà la purge qui rend la jeunesse, elle qui va à l'encontre de la révision et de la décadence ! Une politique d'exemples sanglants est la réponse au vieillissement du corps social et politique, et c'est ainsi qu'on régénère.

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Un art politique de la régénération est donc un art de purger, de bannir, de liquider. La purge a été la méthode de gouvernement de toutes les dictatures sanglantes et notamment au XXe siècle avec les déplacements massifs de populations, les meurtres des supérieurs et des dignitaires, ainsi que l'élimination par l'armée rouge de tous les officiers supérieurs polonais dans la forêt de Katyn, meurtre longtemps attribué aux Allemands, lesquels ont su faire encore bien pire. Les méthodes des Khmers rouges, qui plantaient des clous dans la boîte crânienne des tièdes de leur révolution pour leur faire changer d'humeur, sont régénérantes, de même les déportations de peuples entiers sur des milliers de kilomètres, afin de leur enseigner la discipline soviétique. C'est l'idée même de la "réaction" qui est ici en jeu, si "réagir" signifie contrer, retarder, enrayer le processus vital d'assouplissement des disciplines. La réaction n'est ni de gauche, ni de droite, elle est typique du désir de régénérer en faisant retour à un passé plus dur, plus cruel, plus impitoyable. La régénération est retour, nostalgie, refus, et peut être même fuite devant le temps qui passe, devant l'imminence d'une fin inéluctable. La magie de la jeunesse retrouvée est-elle mélancolie ? C'est ce que les avatars politiques de la notion laissent entrevoir. Un monde entame son déclin, ceux qui l'habitent ressentent une angoisse mortelle, et cherchent à qui faire verser un sang purifiant. Le sacrifice humain vaut pour la régénération, magiquement, mais aussi politiquement. L'Occident a connu le déclin du christianisme qui a été à sa fondation comme vaste empire, comme monde historique conquérant. C'est au tour de l'Islam de sentir sa fin prochaine devant les avancées d'une mondialisation nivelante, et de chercher un remède régénérant dans des sacrifices, fussent-ils ceux de leurs propres fidèles, martyrs d'une foi à recomposer. Au cœur de ces réactions, il y a une angoisse mortelle, une angoisse de mort. L'art politique de revivre est un art tragique. L'art a certainement une capacité qui lui est propre de régénérer ce qui décline ; est-il toujours magique, est-il toujours tragique ? D'autres exemples permettent de rectifier l'image angoissante d'un art sacrificiel sanglant, qui tue pour ne pas mourir. Le domaine de la vie demeure un empire de la mort, si tout ce qui vit meurt et laisse la place pour d'autres générations. Mais le domaine de l'art n'a pas que la vie comme objet ou circonscription, et le domaine des œuvres de l'art est celui de ce qui ne vit ni ne meurt, mais perdure un temps, sans être pour autant soumis aux lois de la vie. L'œuvre a un statut qui tient à ce qu'est l'art, cette non-nature. Vivre tient à un don involontaire, reçu par tout ce qui vit, parce qu'il vit. On n'y peut rien, même si la destruction volontaire reste à la portée de ce qui a été destinataire d'un tel don. Rien de tel du côté de l'art, qui a besoin de vouloir pour agir. L'œuvre sort d'une intention, d'une volonté, d'une conception, d'un effort sans lesquels elle demeure virtuelle, projet vague, possibilité d'être. Son domaine est le réel et le réalisé, l'effectif et l'effectué.

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Une force effectuante est à son principe, force qui nous requiert avec toutes nos forces. Quelle force ? Si l'art dans sa grande généralité peut régénérer, c'est qu'il échappe en luimême à la loi de ce qui vit, loi qui programme sa fin comme terme d'une séquence, metabolè. La relation de l'art au temps est ici décisive, puisqu'il finit où la vie commence, l'art connait en effet son terme avec la naissance même de l'œuvre. Aristote, lui qui a institué le temps même comme maître de la vie physique, Physis, souligne que l'œuvre met un terme à la séquence des préparatifs de mise en forme dès qu'elle a concrétisé l'idée dont elle est la réalisation. On ne fabrique pas indéfiniment, on vise ce qui est projeté par une série de productions préparatoires qui laissent ensuite la place à l'objet projeté lui-même. L'œuvre commence donc son existence sous les auspices d'une éternité, car elle a son principe non dans ce qui périt, mais dans "un autre", en allo, dans la conception de son concepteur, qu'il agisse lui-même sur commande, ou de sa propre initiative. Cette conception étant une idée représentée, n'aura ni vie ni mort, elle est figée dans l'éternité de l'idée dont elle procède, celle-ci soustraite au temps parce que l'œuvre ne lui permet pas d'évoluer, une fois instaurée. C'est cette fixation hors temps qui pose le problème de la régénération des œuvres du passé. Issues d'une conception qui a fait son temps, elles perdurent néanmoins, égales à elles-mêmes, mis à part les dégâts que toute œuvre matérielle subit, mais rien là de fatal : les œuvres musicales ne subissent pas elles-mêmes les outrages du temps, ni les textes conservés, et cela tient au medium de l'œuvre, qui n'est pas toujours ni nécessairement matériel au sens des matières et des matériaux qui s'usent. La régénération ne peut consister en un retour à la forme initiale, puisque l'œuvre ne s'altère pas, ne vit pas. Régénérer ne peut consister qu'en une vie différente adjointe à la première, un changement créateur qui retrouve un esprit perdu, ou le modifie. On interprète, on chante, on orchestre différemment les musiques du passé, ou même, on s'efforce de retrouver une inspiration étrangère à notre temps par un effort d'empathie avec des créateurs d'un autre âge. Des monuments du passé sont reconvertis, parce qu'ils sont encore là tandis que leur époque ne l'est plus. Les châteaux d'aujourd'hui vivent sans seigneurs, sans serfs, sans dîmes, sans animaux de labour ou d'agrément. Les cathédrales ne sont plus un asile et ne connaissent pas la sortie annuelle des statues pour des processions à travers la ville. Les temples grecs ou aztèques n'ont plus de prêtres ni de fidèles, même s'ils ne sont pas en ruines et demeurent, comme bâtiments, un accueil pour les foules. Régénérer est un acte qui tient compte de l'anachronisme des œuvres et des édifices de temps évanouis, mais elles-mêmes présentes et intéressantes dans le présent. Une vie arrêtée dès la création reprend nécessairement avec le changement des temps et de l'esprit des temps.

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Mais même des œuvres, notamment architecturales, de notre temps, ont besoin de cette vie créatrice qui les interprète et les anime, de même que le théâtre et la musique ne peuvent se passer d'une interprétation pour exister. L'usage des œuvres n'est pas la fonction, et la plupart des édifices fonctionnels connaissent une vie différente à l'usage. C'est pourquoi la question de la régénération rejoint celle de l'usage bien compris, et de l'animation au sens fort : donner vie, donner une âme aux choses présentes. La régénération par l'art, qui vise les œuvres de l'art, a une liberté étonnante, que les êtres sortis de la nature n'ont pas. Ceux-ci parcourent un cycle vital qui les mène d'un état embryonnaire incomplet à un état d'achèvement, puis à une lente descente vers la sclérose et la destruction. Aristote appelle metabole cette séquence d'états d'un même être, un être qui est comme "lancé" (bole) dans une succession de faces de lui-même, lancé aussi vers son anéantissement. Ce n'est pas sans atteindre un état d'accomplissement ou de beauté qui semble comme le telos de cette lancée, et c'est pourquoi on s'entend à dire des jeunes, enfants ou adolescents, aussi beaux soient-ils, qu'ils "promettent", de même que les personnes âgées montrent des signes d'une beauté qu'ils ont en partie perdue, aussi beaux soient-ils en tant que vieillards. Ce pic n'est pas seulement une phase transitoire, c'est une qualité, si bien que la "régénération" trouve dans la nature même son accomplissement comme sommet, apothéose de l'être individué. L'œuvre de l'art est libre de ce destin, qui fait se succéder les phases, en passant par une perfection, vers une destruction inéluctable. Elle commence finie. Son destin n'est pas seulement de demeurer, ou de s'user, et Hannah Arendt souligne avec justesse que la durée des œuvres n'est pas identique à celle des biens de consommation, voués à disparaître dans l'usage. Le destin des œuvres de l'art est libre, ouvert, accessible à une réinterprétation qui a chaque fois la chance de parvenir à un achèvement, une beauté qui dépasserait l'état original.

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La création architecturale comme configuration et reconfiguration du monde Chris Younès et Frédéric Bonnet

Paradoxes de la création CY - Il est connu que la notion de création est une notion théologique par excellence. Seul Dieu est capable de créer ex nihilo et c'est ainsi qu'il est dit avoir créé le monde. Créer étant souvent pensé comme faire exister quelque chose à partir de rien, cet acte est généralement considéré comme la preuve de l'omnipotence de Dieu, dans les religions monothéistes. C'est aussi ce qui le distingue des dieux des autres religions. En effet, le dieu grec, par exemple, ne crée pas et la notion même de création ex nihilo est tout à fait étrangère à la pensée grecque. Pour celle-ci, le monde n'est pas un ensemble de choses et d'êtres venus de rien ou du néant ; il est un cosmos ou un ordre sorti du chaos, c'est-à-dire du désordre. L'existence, ou l'acte d'exister, signifie le fait de passer du désordre à l'ordre. S'il y a un dieu grec (le démiurge de Platon ou le premier moteur d'Aristote), il doit être conçu comme un ordinateur qui ne fait qu'ordonner le chaos et le transformer en un ensemble de formes cohérentes. En réalité, derrière ce débat sur la nature et le rôle du créateur, se trouve mis en jeu le statut de celui qui crée, de ce qui est créé et des moyens de le créer. Pour les Grecs, ces moyens sont toujours déjà donnés ; ils le sont depuis l'éternité. Il s'agit de la matière et de la forme. Le chaos est une matière désordonnée où les formes sont enfouies, désorganisées. Pour les religions monothéistes, au contraire, c'est Dieu tout puissant, qui tire du néant et la matière et les formes qu'elle revêt. La philosophie, depuis le Moyen-Âge jusqu'à aujourd'hui, a répercuté ce débat et lui a donné une forme dite idéologique, opposant les idéalistes et les matérialistes. Mais, en tout état de cause, s'agissant de l'homme, aucun d'entre eux ne se hasarderait à soutenir qu'il a la capacité de créer. Pour les idéalistes, ce serait même un blasphème puisque seul Dieu tout puissant est capable de création. Ainsi, certaines religions ont-elles banni les arts iconographiques tels la peinture ou la sculpture représentant des êtres vivants, car elles sont une sorte d'imitation - ce que Platon appelle mimesis - de l'acte divin dans la mesure où elles tendent à faire exister des êtres et à les tirer de rien, sinon de la tête de celui qui leur donne l'existence. De tels actes,

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d'autant plus prohibés et d'autant plus répréhensibles qu'il s'agit des êtres vivants, font revenir à l'inconscient le mythe de Prométhée, voleur du feu ou de la "chaleur vitale" et enchaîné sur le mont du Caucase. Lorsqu'il s'agit de l'homme, le schéma de la création brave donc immédiatement l'autorité divine et réveille des interdits qu'il n'est pas facile d'éviter. Aussi, à la création a-t-on longtemps préféré la notion de production, dont Marx fait la théorie dans un texte célèbre. C'est un processus quaternaire qui met en rapport une matière première, une force de travail, un moyen de production (instrument) et qui aboutit à un produit plus ou moins fini. L'homme y est alors défini comme producteur et non comme créateur. Même lorsqu'il s'agit des arts libéraux, il sera possible de montrer que ces arts ne procèdent pas de rien, mais toujours à partir de quelque chose, d'un matériau qui est déjà donné, soit dans la nature, soit dans la culture, et que l'homme ne fait que façonner ou transformer, c'est-à-dire lui ôter sa forme première pour lui en donner une autre. Le peintre, le sculpteur, l'architecte ou le poète, tous travaillent sur une matière première qu'ils modifient de différentes façons. Mais les arts ont toujours aussi été plus ou moins rebelles ! Ils ont cultivé cette dimension démiurgique de l'homme créateur, non seulement des choses mais aussi de lui-même. Le mythe de Pygmalion est exemplaire à cet égard, peut-être même le plus explicite : il est celui qui met le mieux en scène les paradoxes de la création et les dévoile le plus. Un artiste crée une statue, l'anime, tombe amoureux d'elle et veut l'épouser ! Nombre de notions sont coextensives à cet acte. La création tend à faire exister ce qui n'existe pas, à en être à l'origine. En cela se trouvent mêlées les idées de toute puissance, de liberté, de réalisation de soi, de recherche de communication, d'amour, de vie, etc., mais aussi de perpétuation et de répétition. Si l'homme présent ici sous le symbole le plus libre mais aussi le plus imaginaire, est créateur du monde et de lui-même, il peut le rééditer tant qu'il voudra, éternellement. D'où l'on voit que ce qui détermine le plus fortement la notion de création serait relié à une lutte contre le néant, contre l'insatisfaction et contre la finitude. Cette idée n'est pas neuve ; elle revient aux premiers philosophes grecs qu'on appelle les physiologues. Ce sont eux qui ont soutenu l'argument longuement repris et propagé par les matérialistes, de Diderot à Feuerbach, que "ce n'est pas Dieu qui crée l'homme mais plutôt l'homme qui a créé Dieu". L'homme aurait, en effet, créé un être à lui semblable en tout, sauf qu'il y a porté ses qualités à leur extrême perfection. Dieu serait alors la plus belle création de l'homme et la plus parfaite. Freud soutient qu'elle est une sublimation, entendons que l'homme y a mis tout ce qu'il ne peut avoir et qu'il voudrait avoir. Alors que pendant des siècles, la métaphysique a au contraire considéré qu'un être fini et imparfait ne pouvait produire, de lui-même, l'idée d'un être infini et parfait. Toutes les Méditations de Descartes reposent sur cet axiome. C'était là une tentative de réduire, encore une fois, l'indétermination de l'imaginaire à la rigoureuse détermination du rationnel.

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Mais si l'idée de création divine est coextensive à celle de perfection, de beauté, de bonté, de vérité et d'éternité, la question se pose quant à savoir si ce sont des qualités que l'homme voudrait posséder justement pour sortir de sa condition d'être fini, menacé par le mal, l'ignorance, la laideur, le dénuement et la mort. On comprend alors que l'idée de création ait fleuri dans les domaines où l'imagination est maîtresse. Réhabiliter la création humaine est-il donc réhabiliter l'imagination ? Notons tout de suite que ce n'est pas un hasard si cette notion apparaît ou réapparaît aujourd'hui d'abord dans le domaine des arts. Cette idée ne date pas du siècle de Marx. On la trouve déjà chez Descartes qui soutient, dans un passage célèbre, que l'imagination ne crée rien et qu'elle ne fait qu'assembler de diverses manières les éléments que lui donnent les sens. Ainsi, la sirène ou le centaure ne sont qu'une combinaison d'une partie d'homme ou de femme et d'une partie d'animal, qui existent l'une et l'autre dans la réalité sensible et que l'imagination ne fait que dissocier et associer autrement. C'est pour cela que l'imagination a longtemps été décriée et que Spinoza trouvait que "le réel est plus riche que l'imaginaire". L'imagination, cette "Folle du logis" dont parle Malebranche, est celle qui sans répit tente d'ouvrir les portes, sinon d'abattre les cloisons, voire les murs. Elle est ce par quoi l'homme n'a cessé, depuis la nuit des temps, de chercher à se libérer, d'élaborer des projets et de concevoir des moyens pour les réaliser.

L'art comme ouverture L'art est bien une des formes de la création humaine, qui paraît dépasser le déterminisme. Il n'est pas vrai, comme le croyait Marx, que "l'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre". L'exclusion qu'il fait de la création du champ de la réflexion tend à réduire la production de l'homme à celle de l'homo economicus. Hegel avait par avance balayé cette option par une formule célèbre : "L'homme n'est pas un ver de terre pour se contenter d'eau et de boue !" Par contre, créer en homme et non en Dieu, ce n'est pas faire passer du néant à l'être mais être à l'origine de la parution du monde1. L'artiste a, de fait, une ouverture sur une création qui est une forme de production et de croissance2 mais aussi d'évènement. Et ce, non comme une opération divine exceptionnelle qui a eu lieu au commencement du monde et qui s'est arrêtée à jamais, mais comme la mise en demeure toujours critique pour l'homme d'exister et d'ouvrir un monde. Cette puissance fulgurante existentielle a été pensée de manière magistrale par Maldiney, qui écrit : "L'apparaître d'une œuvre d'art ne confirme ni les anticipations d'un projet, ni l'espoir d'une attente. Il est un évènement, un évènement transformateur… Il ouvre un monde et une forme de présence inédite."3 La création poétique, en suscitant l'émotion - qui ébranle, secoue et aiguise les sens - éveille la conscience tout en créant les conditions de la rencontre. Ainsi Hannah Arendt nous convie à envisager l'évènement esthétique comme une incitation à l'échange et à la parole : la beauté et

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1. Heidegger a montré que l'art, configurateur de monde, a la puissance de faire paraître et que la pensée grecque est une pensée de la parution de ce qui est. 2. Comme le rappelle son étymologie : "du latin creare, de la même racine que crescere (croître), qui signifie ‘faire pousser, faire grandir, produire’". Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1992. 3. H. Maldiney, Ouvrir le Rien, l'art nu, La Versanne, Encre Marine, 2000. Il considère par ailleurs : "Quand je parle d'un animal, c'est simple ; sa nature, c'est sa vie. Et la nature son lieu vital. Pour l'homme, non. Entre le biologique et l'historique, ou plutôt en deçà et au-delà des deux, l'homme surgit en existant… L'entrée en présence de l'art et de l'homme dans l'art fait que l'homme se reconnaît au moment où, réellement en présence de l'œuvre, il outrepasse sa dimension biologique sans pour autant s'aliéner historiquement." in Ville contre-nature (dir. C. Younès), Paris, la Découverte, 1999, p.26.


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4. H. Arendt, Qu'est-ce que la politique, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2001, p.200. 5. Il faut envisager ce terme "d'architecte" au sens large. L'architecture ne se limite bien évidemment pas à la question de l'édifice, mais les dispositifs en jeu peuvent correspondre à de plus vastes ensembles, des sols, des paysages, ou bien, à l'inverse, une part limitée d'un intérieur, le simple déplacement d'une paroi, l'ouverture d'une fenêtre. Peu importe la dimension.

le jugement esthétique ouvrent un espace commun prépolitique, écrit-elle4. Car les œuvres, "patrie immortelle des mortels" ont la propriété de faire tenir un monde commun en rappelant l'existence des paroles et des actions des hommes autrement volatiles. Elles restent accessibles et ont une vie qui viendra de ceux qui entrent en contact avec elles et peuvent s'y envisager.

En quoi l'architecte est-il un configurateur ? FB - L'architecture est une transformation. Il y a un état a, puis un état b. Entre les deux, un chantier, une énergie, des acteurs multiples, des histoires, des échanges. On passe d'une configuration à l'autre : quelque chose a changé, le sol s'est ici abaissé, un mur a été construit là, instaurant une limite, ou un passage, un autre lieu qui n'existait pas, des liens inédits. L'architecte5 s'engage toujours dans une "création" en ce sens qu'existe après son action autre chose que ce qui était avant, quelque chose de différent est advenu, les dispositifs spatiaux sont modifiés, même si c'est de manière à peine sensible. L'une des singularités de cet exercice est d'ailleurs la responsabilité de ces transformations ; non pas la responsabilité technique, qui existe, cadrée aujourd'hui par les assurances et les normes, mais la responsabilité sociétale du "trait". En cela, l'architecte est un configurateur. Mais cela suffit-il ? Non, bien sûr. Toutes les actions de transformations de nos milieux habités ne sont pas des architectures, loin s'en faut. La création architecturale ne se réduit pas aux effets physiques de ses transformations - aux configurations. Modeler, ce n'est pas forcément faire architecture. Il y a en architecture quatre niveaux entremêlés de création, qui sont à la fois interdépendants et autonomes: les concepts, les dessins, les liens et la fabrication effective. Penser ou faire l'un sans l'autre est une difficulté. Mais réduire l'architecture à l'un ou l'autre est toujours un risque, celui de faire, finalement, autre chose, qui aurait sa dignité, sa raison d'être, mais consisterait en une autre activité. Le fait que l'architecte modèle "par procuration", par exemple, c'est à dire avec la médiation et le savoir-faire d'acteurs aussi différents qu'un client, qu'un processus industriel ou normatif ou qu'un ouvrier, n'est pas anodin. Les dispositifs conceptuels et instrumentaux qui permettent à cette procuration d'advenir, de développer ses effets, de se dénouer ou de s'infléchir dans la durée ont une importance égale à la fabrication elle-même ; ils sont en quelque sorte son frère de lait, à la fois indissociable et personne à part entière. C'est l'un des paradoxes de l'architecture: indéniablement liée à la transformation effective des choses, elle s'applique néanmoins, en tant que telle, à des éléments jamais accomplis, parfois inachevés, à des dessins, à des idées. Les transformations d'Alger de Le Corbusier ou les terrasses de Töölö de Aalto, jamais fabriquées, ne sont-elles pas pour autant des créations à part entière ? Les "cinq principes de l'architecture moderne" ne sont-ils pas une création conceptuelle qui, pour être liée à des configurations

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effectives, n'en a pas moins une valeur en soi. De la même manière, les liens sociétaux et imaginaires (les relations, les récits - mots, légendes urbaines, films, romans... -, les usages) associés à certains dispositifs spatiaux, pour être plutôt virtuels et tout autre chose que leurs espaces physiques de référence, ne sont-ils pas des créations à part entière ? Ce faisant, toute architecture construite produit, aussi bien avant qu'après être advenue, des créations corollaires qui, pour ne pas être édifiées, n'en ont pas moins un impact considérable sur "l'univers des possibles". Fabrication, dessin, concept, liens : voici les quatre éléments qui, même mis en mouvement indépendamment, restent implicitement liés dans cette dynamique qui, d'un état préalable, fait advenir un état transformé, et altère le milieu. Altère, c'est à dire rend autre. Une création architecturale, si elle modifie l'espace physique, transforme aussi l'imaginaire, fait écho et modèle l'univers des références. Elle est à la fois héritage et transmission à venir. Enseignement et apprentissage. Matrice matérielle et immatérielle. Abstraction et action. Cela est déjà plus précis, mais ne suffit pas encore. On peut parler d'architecture. Certes. On peut disséquer une "configuration", en décrire toutes les dimensions, en comprendre les rouages, en déterminer les logiques, en inventorier les références, en deviner même les absences, les éléments volontairement éludés. On peut même écrire, comme Alvar Aalto à qui l'on opposait intuition et raison, que "l'intuition peut être terriblement rationnelle". L'architecture est de l'ordre du logos, et c'est d'ailleurs l'exercice dans lequel nous sommes présentement engagés. Discours et connaissance ne dédouanent pas de ce qui reste indicible et sans lequel, précisément, l'architecture se cantonne à un savant processus, sans mouvoir le désir, l'imaginaire, le plaisir du lieu, de l'expérience de ses propriétés singulières. Le dessin, par exemple, peut devenir en soi jubilatoire, mais il ne s'agit plus alors complètement d'architecture. Reconnaître la part sociétale, conceptuelle ou iconique de l'architecture ne suffit pas. Peter Zumthor rappelle qu'un dessin est d'abord une promesse, précisément ce désir de lieu à venir, de matière à édifier6. Belle position, qui révèle une fois encore à quel point ce sont surtout les paradoxes qui nous fascinent, en reconnaissant la mesure d'une parole de la part de celui qui aujourd'hui, précisément, est l'un des rares à faire de chaque dessin, de chaque trait de crayon, une œuvre qui, pour être une promesse, est déjà en soi un plaisir, un univers merveilleux. En invoquant le sacré, le divin, l'immanent, Chris Younès amène une autre dimension. Cette piste spirituelle est fertile, si l'on écarte le piège, fréquent chez les architectes, d'une référence divine où de multiples égos surdimensionnés constituent un panthéon de créateurs incontournables. Il s'agit du paradoxe entre la force de l'intention ou de l'engagement (choses éminemment liées au sujet, égotique ou politique) et le désir de donner à chaque configuration l'évidence de sa propre existence, où la part de

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6. Peter Zumthor, Thinking architecture, Birkhäuser, 2006. P. Zumthor écrit : "Architectural drawings try to express as accurately as possible the aura of the building in its intended place. (...) If the naturalism and graphic virtuosity of architecture portrayals are too great, if they lack" open patches "where our imagination and curiosity about the reality of the drawing can penetrate the image, the portrayal itself becomes an object of our desire. (…) The portrayal no longer holds a promise. It refers only to itself." (pp.12-13)


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7. P. Zumthor, ibid. p.29. 8. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, (1978), trad. française, Gallimard, Folio Essais, Paris. 9. P. Zumthor, ibid., p.76, "Beauty afterwards : I remember the expérience of houses, villages, cities and landscapes, about which I know say that they lent me an impression of beauty (…) and I know that certain things were not invested with beauty until afterwards, through subséquent impluses (…) I can also respond to beauty that others have experienced." 10. P. Zumthor, ibid., pp.67-69.

"l'autre", de la transcendance des choses, parfois de la force génitrice de la nature reprend sa place, effaçant les traces du travail de l'auteur. C'est ainsi que Peter Zumthor, dont l'architecture produit une émotion considérable, archaïque, profonde, au delà même de toute tentative herméneutique, définit la puissance créative par la recherche de la beauté des choses "en elles-mêmes". Citant Handke, il souligne que celle-ci réside dans la nature des choses, sans porter aucun signe ou message7. Un pré-signifiant que Chris Younès lierait sans doute aux recherches d'Henri Maldiney. De plus cette puissance n'est pas strictement liée à l'acte de création instantané, mais réside, comme dans les constructions de Goodman8, dans un réseau de réminiscences, d'impressions mémorielles, bref dans un univers de références complexe, où chaque chose prend sa place a posteriori9. C'est d'ailleurs en ce sens que l'émotion, parce que la mémoire est aussi celle des autres, peut être partagée. Zumthor souligne là encore l'importance, virtuelle, de la pensée, sous toutes ses formes, associative, libre, sauvage, ordonnée, systématique10. Curieux et beau mélange entre la force conceptuelle et virtuelle des "images mentales" et de leur organisation spirituelle et celle des choses brutes, où la matière porte, dans une certaine mesure, la forme même des choses en devenir. Reconfigurer, c'est ainsi assumer la position du sujet singulier, le travail de configuration proprement dit, résultant d'une série de choix, et la force de la ressource, de la matière, et, par extension, des savoir-faire de la fabrication. Parmi les architectes, des attitudes très contrastées traduisent cet équilibre. Chez Zumthor, c'est peut-être l'idée du dévoilement d'un lieu dont le temps singulier semble paradoxalement dépasser tout acte intentionnel, toute référence rhétorique, et en même temps raconte ostensiblement l'histoire d'une fabrication, qu'il s'agisse de pierre sciées et patiemment appareillées ou de terres brûlées. Cette filiation est quasi tellurique, et l'on pourrait lier ces œuvres à l'exaltation fusionnelle, chez Steinbeck, face aux farouches éléments de la nature, dans "au Dieu inconnu", par exemple : il y a une force qui nous dépasse, nous fascine, nous porte et nous nourrit, et n'appartient plus à l'ordre historique. Patrick Berger choisit pour la canopée des Halles la présentation élaborée d'une forme simple, synthétique, dont le caractère élémentaire concentre toute la complexité technique du monde contemporain et, en même temps, toute la richesse du vivant, de l'organique ; ce que la nature fait dans la forme élémentaire de la feuille ou de la cellule… La nature est ici un modèle théorique, une manière de penser la complexité, et de la réduire. On devine qu'à cause des effets de seuils (un monument n'est pas une paramécie), cette intention magnifique est d'abord un mode d'emploi ou une règle du jeu, une position presque mathématique, comme un axiome de résolution des contradictions contemporaines de l'acte de construire. Plus loin dans l'histoire de la modernité, on peut aussi distinguer des attitudes plus diffuses, finalement moins centrées sur l'objet lui-même que sur

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la manière, patiente et articulée, dont il s'articule avec ses voisins, avec le sol qui le porte. Configurer ainsi un milieu est très contemporain, Mais que faisaient d'autre Sigurd Lewerentz à Malmö ou Jose Plecnik à Ljubljana ? Les objets sont de différents types : meubles, chemins, berges, monticules, barrage, chapelles, marchés, escaliers, ponts ou kiosques. Leur assemblage constitue une micro-géographie locale qui accompagne la grande géographie, celle de la rivière ou du sol. Le temps de cette configuration s'étire, l'accumulation des objets est progressive -toute une vie d'architecte pour Lewerentz- et la question de l'écriture s'efface devant celle des continuités de l'ensemble. Mieux, ces variations apportent une histoire, donnent une épaisseur urbaine à cette œuvre complexe. Si l'effacement de l'auteur est dans la matière des choses chez Zumthor, dans la formule et dans la règle chez Berger, c'est bien la diversité, la discontinuité et ces contrastes historiques qui font de ces configurations modernes un "milieu", à la fois complètement nouveau, création indéniable, mais surtout part fusionnelle d'un sol habité, évolutif et vivant. De même les créations collectives que sont les architectures coordonnées dans un territoire, à l'image des années trente tessinoises révélées par Edouard Keller, de ce que décrivit bien plus tard Kenneth Frampton dans son article sur le "régionalisme critique", ou de ce qui se passe aujourd'hui en Suisse romanche, où les créations de personnalités comme Gion Caminada, Bearth et Deplazes ne peuvent s'abstraire complètement d'un milieu plus vaste, historique, culturel et économique. Ces dernières "manières de faire des mondes", à la fois volontaires et discrètes, posent d'ailleurs la question controversée de l'étendue de l'engagement de l'architecte. S'agit-il de se prêter au jeu seulement lors de commandes exceptionnelles et isolées, dont l'ampleur est nécessairement limitée, ou bien étendre cette exigence à l'ensemble de l'environnement construit ? La prudence des auteurs peut se comprendre. Ce que décrivait très bien Claude Simon dans son discours de Stockholm : l'engagement principal, pour l'écrivain, c'est d'abord la lutte patiente, laborieuse, avec la matière des mots et de la langue. Dans une certaine mesure, la retenue et la concentration de Peter Zumthor est très proche de cette position du prix Nobel de littérature. Mais dans quelle mesure ne place-t-elle pas la création en dehors de la règle commune, s'éloignant à la fois des questions liées à la production courante des objets et du travail sur un territoire plus large, plus complexe qui, pour être moins pur, n'en est pas moins le résultat d'une série de configurations, de choix, de dessins et de désirs, et conditionne notre plaisir à être au monde, ceci parmi les autres. Quel est aujourd'hui l'équivalent d'un Bruno Taut, à la fois créateur d'une école rassemblant toute l'histoire des arts et des savoir-faire créatifs, instigateur de quartiers entiers de Berlin dans une période de lutte dont on a oublié la violente indigence, auteur de lampes ou de chaises, de maisons ou d'immeubles, et finalement engagé, au côté de Charlotte Perriand, au Japon, pour revitaliser la création "Mingei"11, actualiser pour une production de masse l'art des artisans fondeurs, potiers et tisserands. Certes,

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11. Voir à ce sujet le catalogue de l'exposition réalisée par le Musée du Quai Branly en 2008.


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12. Alvar Aalto : "Il y a ainsi dans l'architecture une sorte d'arrière pensée, qui traîne toujours par ci par là, l'idée de créer un paradis ; C'est le seul sens des maisons que nous faisons. Chaque maison, chaque production architecturale, qui est son symbole, tend à montrer que nous souhaitons construire pour les hommes le paradis sur terre". Alvar Aalto, texte de 1957, in "näin puhui Alvar Aalto", Görän Schild + Fondation Alvar Aalto, ed. Otava, Helsinki, 1997 cf pp.215-217 "Arkkitehtien paratiisiajatus" (l'idée du paradis chez les architectes) ; traduction de l'extrait Frédéric Bonnet. 13. Une récente campagne de la fondation Nicolas Hulot, diffusée sur des supports grand public comme l'affichage du Métro parisien ou la Presse nationale, apporte un regard différent : faire autrement, vivre autrement, c'est aussi vivre mieux. Mais ceci est nouveau. Rien qu'en 2008, dire que "ville durable" était aussi "désirable", était presque une provocation.

Jean Nouvel dessine aujourd'hui affiches et flacons de parfums, mais ces actions marketing plus ou moins branchées et chics n'ont plus grand chose à voir avec le "milieu" productif que constituait, par exemple, l'ensemble des créateurs finlandais d'après guerre, leur lien avec le débat politique, la presse, les industriels et la vie quotidienne. Il semble que l'on ait collectivement renoncé à l'excellence ordinaire, qui était d'ailleurs supportée, rappelons-le, grâce à l'étroite complicité entre les métiers, entre celui qui dessine et celui qui fait. De la même manière s'est-on éloigné peut-être à bon escient d'une création messianique, omnisciente qui, pour être fondée sur un humanisme sincère, tendait à faire de tout geste créateur un pas vers le paradis terrestre12. Mais les enjeux du "durable", très politiques, souvent paradoxaux, ne supposent-ils pas, sans revenir à cet état d'esprit moderne, un retour à un engagement plus large, où les questions sociétales sont associées plus étroitement aux différentes "manières de faire des mondes" ?

Dans le contexte du durable, quelles formes de création sont-elles en jeu ? Depuis qu'il a fait son entrée dans le débat public, le "durable" est presque toujours associé à un cadre technique: les dispositifs et les règles, les outils et les moyens, les mesures, les évaluations et les calculs. Presque toujours aussi, c'est la peur qui transparaît dans l'éthique y afférant, laquelle se réduit souvent à une morale de père fouettard, qui exhorte les responsabilités et les fautes, exhorte aux repentances13. La question est pourtant aussi : en quoi le "durable" peut-il contribuer à ré-enchanter le monde ? En quoi l'altérité induite est-elle un horizon rêvé, un désir, et pourrait-elle devenir un projet à la fois plus doux et plus jubilatoire ? Question passionnante et délicate, parce qu'elle implique moins un réenchantement de la forme - selon lequel le monde à venir aurait nécessairement une autre forme - que la manière de faire. Les artistes contemporains ont pleinement apporté leur contribution à cette ouverture, s'éloignant pour certains de la culture du résultat, de l'objet, pour insister sur la relation, le chemin, la médiation. En architecture, les configurations en jeu ne sont plus seulement celles de l'objet architectural lui-même, mais s'étendent, à des échelles plus amples, à l'ensemble des milieux habités. Ces lieux plus complexes ne sont pas tant à inventer, ex nihilo, qu'à interpréter, détourner, recycler. La plus grande part de ce qui reste à créer est déjà-là. C'est un tournant considérable, un déplacement du paradigme idéaliste de l'utopie, qui est aussi celui qui a régenté le vingtième siècle, vers celui de la réparation, où l'essentiel aurait été consommé. C'est pourquoi le rôle de Rem Koolhaas est si considérable en ce tournant de siècle. Parmi les architectes, même s'il ne parle pas du "durable" en le nommant ainsi, il est celui qui a théorisé ce rapport très concret à la ressource, cette inversion complète du regard, où la vérité n'est pas seulement ailleurs, dans un horizon à imaginer, mais là, dans l'univers que

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nous façonnons jour après jour, cet encombrant héritage, avec ses abjections, ses paradoxes et ses impasses. Quelle part de merveilleux peut porter cette justesse des moyens, ce pragmatisme assumé ? Beau défi. Le très beau succès de l'exposition du Centre Pompidou sur le travail de Alexander Calder témoigne sans doute que oui, nous sommes prêts à cette découverte : l'émotion du mystère et de la magie de l'avènement instantané d'une "chose", qui n'était une seconde avant que matière presque amorphe, et est devenue en quelques gestes tout un univers, n'est pas si éloignée de cette émotion primale, que l'on partageait à travers les récits de la création : le premier jour, le second jour... Ces gestes simples et si justement mesurés constituent un éloge de la frugalité, d'une création réconciliée à l'économie, puisqu'à partir de presque rien, tout demeure possible.

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La dissociation du paysage Philippe Rahm

Avec "La dissociation des idées", son essai paru en 1899, l'écrivain français Remy de Gourmont tente de formuler un processus de renouvellement des idées qui passe nécessairement par un premier moment d'effondrement des "lieux communs". "Il y a deux manières de penser : ou accepter telles qu'elles sont en usage les idées et les associations d'idées, ou se livrer, pour son compte personnel, à de nouvelles associations et, ce qui est plus rare, à d'originales dissociations d'idées". Il continue plus loin en expliquant qu'"il s'agit ou d'imaginer des rapports nouveaux entre les vieilles idées, les vieilles images, ou de séparer les vieilles idées, les vieilles images unies par la tradition, de les considérer une à une, quitte à les remanier et à ordonner une infinité de couples nouveaux qu'une nouvelle opération désunira encore, jusqu'à la formation toujours équivoque et fragile de nouveaux liens." Et de donner des exemples de dissociations ou d'associations nouvelles telles que : "genou du câble", la "gueule du canon" par exemple. Cette méthode dissociative, Remy de Gourmont la compare à l'analyse en chimie : "L'analyse chimique ne conteste ni l'existence ni les qualités du corps qu'elle dissocie en divers éléments, souvent dissociables à leur tour ; elle se borne à libérer ces éléments et à les offrir à la synthèse qui, en variant les proportions, en appelant des éléments nouveaux, obtiendra, si cela lui plaît, des corps entièrement différents." La littérature fin de siècle a remarquablement usé de cette dissociation du réel pour le recomposer en synthèse jusqu'à l'ivresse. Paradis artificiels, systèmes de sensations factices, objets de perception inventés, symphonies de saveurs et de parfums, le réel se dissout en cette fin de 19e siècle en sensations pures : parfums, couleurs et saveurs. Le réel perd ses formes finies et solides, se délaye et s'évapore : liqueur d'absinthe, vapeur d'éther, mélodie d'alcool ; à boire, à respirer, à s'éblouir et inversement. "Non ! c'est cela, rien n'y manque, parfums, musique, liqueurs et les livres vieux ou presque futurs ; et ces fleurs ! vision absolue de tout ce que peut, à un individu placé devant la jouissance barbare ou moderne, ouvrir de paradis la sensation seule", écrit Stéphane Mallarmé à Huysmans à la sortie de son livre "À rebours". Dans ce roman de 1884, se dessinent des formes nouvelles, issues d'un réel décomposé en seules sensations et recomposées de synthèses, à rebours, en correspondances, en analogies réciproques, où les tonalités des alcools deviennent littéralement des sons jusqu'à produire de la musique dans des accords de leurs différentes saveurs. Si le réel était jusqu'ici comme un bloc macroscopique, franc,

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visible, opaque et solide, il tend maintenant à se décomposer de façon quasi chimique. Il s'évapore, se volatilise, se dilate, se dissout, se décompose en se fractionnant en une multitude de particules microscopiques de sensations dont les effluves et le scintillement recomposent un réel instable et trouble, envoûtant, enivrant, empoisonnant. Sous l'influence de la science analytique de la fin 19e en plein essor, laquelle décortique le monde au microscope, en gaz, en germes, en ondes, la description littéraire du monde devient quant à elle moins globale et générale, mais se désagrège et plonge vers l'infiniment petit, vers un goût, un parfum de fleur, le scintillement d'une pierre précieuse. Et c'est à partir de ces infimes substances décomposées que s'inventent de nouvelles associations d'idées redéfinissant un monde chimique de sensations, de couleurs et de vapeurs : iris noirs, narcisses entêtants comme une pluie d'étoiles lumineuses et candides, pétales lourds, fumée bleuâtre, pur onyx noir, émeraudes incrustées luisantes sous les paupières, fleurs du mal, ombres verdâtres, halo violet, diamants livides, lueur spectrale, vapeurs bleuâtres, pluie de fleurs, chairs déteintes d'aromates, fleurs vénéneuses, liqueurs sinistres, goût des roses nouvelles, rubis impie de volupté, chose bleue et verte, vert myrte, vert pâle. Le réel n'est plus perçu hors du corps. Il commence à pénétrer sous la peau, à infiltrer le corps, à le troubler, à le métamorphoser, à l'enivrer. Le réel se dilate. On en respire les parfums, on en boit les liqueurs, on en fume les effluves, comme si la hiérarchie des sens se renversait, passant du triomphe de la vue et de l'ouïe autrefois, à ceux plus intériorisés du goût et de l'odorat. "Monsieur de Phocas" de Jean Lorrain est, par exemple, un roman dont le motif dramatique s'élabore dans un réel évaporé et chimique, dans les parfums des fleurs vénéneuses et les fumées cantharidées, celui d'un empoisonnement, où "la jeune duchesse de Searley serait morte en six mois, pour avoir respiré chez lui d'étranges et capiteuses fleurs, dont la propriété est de nacrer la peau et de cerner délicieusement les yeux de qui les respire." (Jean Lorrain, Monsieur de Phocas) Ce n'est plus le "tout" qui génère l'histoire du roman, mais deux ou trois des parties issues de sa décomposition ; ce sont ces substances élémentaires chimiques qui deviennent les fondements de la fiction. Ce sont les effets de ces substances qui entraînent la narration. La littérature de Baudelaire se laissait déjà gagner par la fumée du haschisch pour renverser la perception du monde, créer des associations inédites, des correspondances et des synesthésies entre des composants maintenant désunis : "Les équivoques les plus singulières, les transpositions d'idées les plus inexplicables ont lieu. Les sons ont une couleur, les couleurs ont une musique. Vous êtes assis et vous fumez ; vous croyez être assis dans votre pipe, et c'est vous que votre pipe fume ; c'est vous qui vous exhalez sous la forme de nuages bleuâtres." C'est l'opium qui en 1891 provoque l'hyperesthésie de Marcel Schwob, où les couleurs et les lignes de l'espace se décomposent et se transforment en sons et en rythmes. Et c'est l'éther

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pour Jean Lorrain qui va générer une multitude de couples nouveaux d'un mot avec un adjectif, où la vaporisation du réel déclenche de l'étrangeté jusqu'au cauchemar : ombres bizarres, plis équivoques, chose invisible, éléments fantômes comme le vent, parfum d'éther qui se dégage de la neige, forme verte, spectrale, ciels livides, innommable frôlement. Le réel forme un bloc au départ et il est difficile a priori de savoir ce qui relève dans ce tout du nécessaire ou du superflu, de ce qui doit être là, et pour quelle raison, de ce qui est là par habitude, parce qu'il y a été associé un jour, peut-être même par hasard, et que personne depuis ne l'a remis en question. Le paysage comme la ville ou l'architecture constituent aussi des ensembles, des touts comme des agrégats d'éléments qui, pour certains, n'ont peut-être aucune raison d'être, ne servent plus à rien, voire même n'ont jamais servi à rien. Ces blocs de réalité forment des images, des "lieux communs", des visages porteurs d'une mémoire collective et d'une identité partagée, faite de symboles, de traditions et d'habitudes dont on a souvent perdu le sens initial, la véritable raison d'être et la nécessité. Ces blocs, à la manière de la Gestalt, forment des ensembles qui se refusent, il est dit, à la division en éléments, qui se refusent à l'analyse et à la critique. C'est d'ailleurs contre l'"atomisme" et l'"élémentarisme" comme théories de la perception que se constitua le mouvement de la Gestalt au début du 20e siècle, contre finalement ces dissociations des idées et des formes apparues au 19e siècle, d'abord dans les sciences, puis dans les arts, dans la littérature, dans la peinture. À la décomposition, à la dissociation comme méthode d'analyse "chimique" du tout, la Gestalt oppose une vision holistique en déclarant que "le tout est différent et n'est pas réductible à la somme de ses parties". En réévaluant mon travail aujourd'hui, je m'aperçois que je suis en totale antinomie avec cette vision gestaltiste des phénomènes, de leurs perceptions et de leurs productions. Je crois au contraire, avec Remy de Gourmont, mais aussi avec de nombreux autres moments d'invention des siècles précédents, à la décomposition, à la dissociation du tout en éléments pour ensuite le recomposer, le synthétiser, mais avec un certain nombre de ces éléments seulement (pas forcément tous), selon d'autres hiérarchies. Je pense, au contraire de la Gestalt, que les parties isolées sont plus intéressantes que le tout. Et la recomposition - ou la "position", comme le dira plus tard le compositeur français Tristan Murail -, dessine alors une forme nouvelle, prend une autre apparence, inattendue et insolite au premier regard, mais rendue à son essence et à la nécessité. Dissocier le réel, décomposer les lieux communs pour recomposer autrement, dans un ordre différent, sont des moments obligés de la réformation et de l'évolution des formes en même temps que celles de la société et des techniques. "L'imagination est l'analyse, elle est la synthèse… elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l'origine que dans le plus profond de l'âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf." (Baudelaire, Salon de 1859, in Au-delà du romantisme. Écrits sur l'art)

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L'Hormonorium, la Plage d'hiver, Diurnisme, le Gulf Stream digestible ou les nouvelles gorges d'Olduvai sont ainsi très littéralement des dissociations électromagnétiques, biologiques et chimiques de paysages naturels, celui de la montagne, de la nuit, de la plage, du climat atlantique et des zones subsahariennes, recomposés ensuite en ne gardant que deux ou trois éléments fondamentaux et nécessaires. Le des Esseintes de Huysmans en faisait de même. Plus besoin de bouger de Paris pour faire un bain de mer. Il lui suffisait de saler sa baignoire et y mêler suivant la formule du Codex, du sulfate de soude, de l'hydrochlorate de magnésie et de chaux. Quant au clair de lune, c'est avec des jets électriques qu'il le produisait dans l'obscurité de son salon. "Pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité elle-même. Au reste, l'artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l'homme. Comme il le disait, la nature a fait son temps." (Huysmans, À rebours, 1884) Analyse et dissociation du réel, plongée dans l'infiniment petit et décomposition du tout en quelques éléments chimiques et électromagnétiques, production d'une nouvelle synthèse, sont ainsi les moments par lesquels je passe dans la production d'un projet. Comme Baudelaire, Marcel Schwob voulait procéder par synthèse, mais une synthèse libre, accusant le roman naturaliste et le roman analyste de parler synthèse mais de ne pas savoir en faire. Remy de Gourmont reprend ce terme de synthèse dans son essai sur la dissociation des idées, terme qui sera ensuite employé par le compositeur français Gérard Grisey dans son texte fondateur de 1979 "À propos de la synthèse instrumentale", dans lequel il propose d'abandonner le macrophonique pour le microphonique, d'explorer l'intérieur même du son, de voyager au cœur de ses spectres ; ce qui deviendra le programme de la musique dite "spectrale". Dans un article consacré au compositeur romain Giancinto Scelsi, l'autre inventeur de la musique spectrale, Tristan Murail, en explique très clairement le processus : "On ne va plus com-poser (juxtaposer, superposer), mais dé-composer, voire tout simplement, poser le son. Décomposer le son dans son spectre et non plus composer les sons entre eux, c'est bien ainsi que l'on définit le point de départ de la méthode de composition maintenant appelée spectrale." Et d'évoquer sa propre œuvre de 1983, Désintégrations, dans laquelle il désintègre d'abord les sons instrumentaux, les réduit à leurs composantes essentielles, pour ensuite, éventuellement, les recomposer, ou plutôt pour synthétiser à partir de ces éléments des agrégats nouveaux. Je partage totalement ce programme énoncé par Tristan Murail et dans ce sens, mon architecture pourrait être qualifiée de spectrale ou de synthèse spatiale, dans laquelle l'espace est entièrement décomposé en particules élémentaires, en longueurs d'onde, en taux d'humidité, en intensités lumineuses et en coefficients de transmission thermique, pour être ensuite synthétisé en une nouvelle forme, plus essentielle et plus contemporaine. Mais l'intérêt que je porte à la décomposition du réel et à la synthèse de deux ou trois éléments chimiques et électromagnétiques qui le composent,

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ne relève pas uniquement d'un projet esthétique. Plus profondément, il me semble être un processus nécessaire dans la réévaluation des raisons fondamentales historiques, sous-jacentes, souvent masquées, qui ont généré le paysage humain, provoqué une certaine architecture, un type d'urbanisation, une manière d'aménager le territoire. C'est ensuite une méthode permettant de repenser l'architecture et l'urbanisme en dehors de tout lieu commun, cliché et pittoresque jusqu'à atteindre une certaine forme de vérité, d'économie et de beauté.

Plage d'hiver

Philippe Rahm architectes, Plage d'hiver, Le Life, Saint-Nazaire, 2008

Il en est ainsi de la plage d'hiver que j'ai réalisée en 2008 à Saint-Nazaire, en France. La Gestalt de la plage considérée comme un tout est décomposée en particules chimiques et électromagnétiques. Ce que l'on découvre alors, c'est que l'invention de la plage est en réalité une conséquence des découvertes médicales au 19e siècle, de la nécessité du corps d'absorber et de recevoir chaque jour une certaine quantité d'iode (pour lutter contre le crétinisme) et d'ultraviolets (pour lutter contre le rachitisme), deux composants chimiques et électromagnétiques présents au bord de la mer ou dans certaines eaux minérales de source. Le nouvel urbanisme des bords de mer (Biarritz, Deauville ou Brighton par exemple) ou la création des villes thermales dans les plaines et les montagnes (Vichy ou Bath), si caractéristiques du paysage du 19e siècle, sont donc des conséquences formelles et programmatiques non pas macroscopiques, mais microscopiques, d'influences chimiques, médicales, de celles de l'iode et des ultraviolets. Les premiers baigneurs n'étaient pas les pêcheurs ou les habitants du bord de la mer, mais les aristocrates qui venaient en cure sur les conseils de leur médecin. Et si le haschisch chez Baudelaire ou l'éther chez Jean Lorrain ont renouvelé la langue littéraire au 19e siècle, c'est

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finalement l'iode et les ultraviolets qui ont pour leur part renouvelé l'urbanisme et l'architecture à la même époque. Et c'est ensuite, à partir de ces deux éléments chimiques rassemblés dans une nouvelle synthèse, que se développent toutes sortes de formes parallèles, de programmes, d'usages et de plaisirs, avec les casinos, les architectures nouvelles, les promenades au bord de la mer, les baignades, les distractions et les batifolages. La plage d'hiver que j'ai proposée en 2008 était ainsi une dissociation et une nouvelle synthèse d'un paysage commun, celui de la plage, dont on a oublié les raisons motrices de son invention au 19e. En dissociant cette Gestalt de la plage, en la réduisant par analyse, en laissant s'évaporer ses éléments inutiles, on ne recueille finalement que deux éléments indispensables : l'iode et les ultraviolets. Et c'est avec ces deux éléments que je recompose un nouveau paysage, comme un condensé de plage, son distillat, sa synthèse nécessaire et minimum, réduite à des embruns iodés et à un horizon d'ultraviolets. Et de ce distillat peuvent naître de nouvelles pratiques humaines, de nouvelles façons d'habiter. En 1857, on pouvait lire dans les prospectus vantant l'établissement des bains du village de Saxon, au cœur des montagnes alpines suisses, le descriptif suivant : "Il n'est pas de vallée en Suisse d'une étendue si grandiose. De Martigny à Sion, la végétation est luxuriante et le climat rappelle, en été, celui de la Provence, en hiver la tiède douceur du beau ciel de Nice." Cette même année, l'Académie de Médecine de Paris avait clairement établi la présence d'iode dans les eaux provenant de la source de Saxon, cela une vingtaine d'années après qu'un médecin suisse, Maurice Claivaz, ait découvert les propriétés thérapeutiques des eaux de Saxon. Nous savons aujourd'hui, à partir des recherches de Russel au début du 19e siècle, que l'iode est un oligo-élément indispensable à la fabrication des hormones thyroïdiennes. Son absence est à l'origine du goitre et de cette forme de crétinisme dite endémique, dont on commence à faire mention au milieu du 18e siècle pour caractériser une forme de stupidité rencontrée chez certains habitants des Alpes. L'iode est absent des sols des pays alpins à cause des érosions diluviales qui ont eu lieu à la fin de la dernière période glaciaire de l'ère quaternaire et ont appauvri le sol. Les propriétés thérapeutiques de l'eau de Saxon contenant de l'iode se sont avérées donc tout à fait exactes pour lutter contre le goitre et le crétinisme sur une population en manque chronique d'iode. L'apport d'iode au corps se fait essentiellement à travers une alimentation d'origine marine, mais il peut être également inhalé (les embruns au bord de mer). L'iode est en effet contenu en forte quantité dans les eaux de mer, dans tous les produits issus de la mer comme les algues, le poisson ou les crustacés. Et c'est donc naturellement, au même moment, à la mer, durant la première moitié du 20e siècle, à l'opposé des montagnes, que ces vertus pharmacologiques de l'eau de mer vinrent confirmer la pratique thérapeutique des bains

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de mer et participèrent à l'invention de la plage et au développement des pratiques balnéaires que l'on connaît jusqu'à aujourd'hui. Il est particulièrement troublant de noter cette sorte de synesthésie géographique que l'on peut percevoir dans la phrase citée ci-dessus, tirée du prospectus vantant les établissements des bains de Saxon. Comme si la présence, à Saxon, dans l'eau des montagnes, d'un élément chimique propre à la mer comme l'iode pouvait transformer profondément d'abord le

corps de ses habitants mais aussi la géographie elle-même, métamorphosant le climat alpin et ses montagnes en un paysage méditerranéen, baigné de lumière et de douceur balnéaire. Est-ce la même synesthésie à laquelle eut recours le gouvernement suisse lorsqu'il décida, en 1922, d'ajouter au sel de cuisine vendu communément en Suisse 3 mg d'iode par kilogramme de sel pour lutter avec succès contre le goitre et le crétinisme ? Cette mesure, qui fut suivie par les États-Unis en 1925 et par d'autres pays coupés de contact avec la mer par la suite, prit comme support, par un heureux hasard poétique, un produit de la mer elle-même, le sel, comme une "méditerranéisation" microscopique des paysages de montagnes, comme une "océanisation" alimentaire des habitants des Alpes. La mer, absente de Suisse, est ainsi réintroduite en miniature dans l'alimentation, participant à cette ubiquité caractéristique de la modernité

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où les saisons dérivent dans l'année jusqu'à se chevaucher dans une sorte de printemps perpétuel, où les nuits et les jours s'amalgament dans une luminosité blanche autant diurne que nocturne, où les distances se raccourcissent jusqu'à se superposer dans l'immédiateté de la globalisation. C'est finalement une synesthésie du même ordre que nous cherchons à produire au Life de Saint-Nazaire dans le projet d'une plage d'hiver : celle d'un hiver qui devient une forme dérivée de l'été, celle d'un lieu que l'on habite dans un même temps, à la fois estival et hivernal, dans une perception à la fois atmosphérique et physiologique. Une métamorphose qui est moins géographique que temporelle, celle d'une plage qui glisse en hiver, qui se contracte dans un certain rayonnement électromagnétique, dans un aérosol, comme une "estivalisation" de l'hiver nazairien. Ce que nous en retenons ne sont que quelques phénomènes, soleil et embruns, bronzage et iode : un certain rayonnement et son angle d'incidence, un aérosol et une certaine composition chimique, quelques phénomènes estivaux et balnéaires que l'on reforme en intérieur, en plein hiver. Notre projet se construit principalement sur deux éléments : Un horizon d'ultraviolets C'est d'une part la mise en place d'un rayonnement solaire, celui que l'on rencontre au bord de la mer, sur la plage en été, qui nous parvient du ciel mais qui se reflète également sur l'eau et qui nous arrive ainsi sur la plage comme doublé. C'est pour cette raison que l'on bronze plus rapidement sur la plage qu'en ville ou à la campagne, où le rayonnement solaire touchant le sol est absorbé et non pas reflété comme c'est le cas à la mer ou à la montagne, sur la neige. Ce que nous en reproduisons ici, c'est un paysage électromagnétique, un horizon d'ultraviolet, une certaine quantité d'UV-A présent sur la plage en été que nous percevons ici non plus dans le visible, mais de façon cutanée, par une transformation de la peau, par le bronzage, en plein hiver. C'est également cet angle d'incidence, qui se développe entre le sol, la ligne d'horizon et notre corps. Des embruns iodés C'est ensuite un aérosol marin, une forme dérivée des embruns marins, un nuage d'iode produit en intérieur, que l'on perçoit par la respiration et qui développe ses formes réelles dans le corps lui-même. L'espace sera chaud, autour de 28°C, une température où les vêtements ne sont plus indispensables, que l'on trouve en été à Saint-Nazaire. Un bar servira de l'eau minérale naturelle provenant de Saxon, village des montagnes suisses. Notre plage d'hiver est autant un glissement temporel entre l'été et l'hiver, qu'un glissement d'échelle, du macroscopique d'un paysage balnéaire en extérieur, avec mer et soleil, au microscopique physiologique en intérieur, avec iode et ultraviolet. C'est une composition d'éléments dont la signification et l'usage restent ouverts et interprétables librement par l'individu autant que par le collectif, comme ont pu l'être au cours des siècles les

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rivages, entre rejet et désir. La plage d'hiver se donne comme une nouvelle forme décalée d'espace public intérieur aux atmosphères lumineuses, olfactives, thermiques, gustatives, quelque part entre la piscine et le restaurant exotique.

Diurnisme Diurnisme est une dissociation du lieu commun "la nuit" en quelques éléments, une longueur d'onde, un coefficient d'absorption lumineuse, une forme musicale, synthétisée ensuite selon ses données essentielles, produisant une seconde nuit, artificielle, d'un jaune intense, qui paradoxalement ressemble plus à un jour. L'introduction de l'éclairage public au 19e siècle révolutionna la perception de la ville. De nouvelles typologies urbaines sont apparues, à l'exemple du boulevard. C'est une ambition

similaire qui est proposée ici, mais renversée, en pervertissant la globalisation de la temporalité uniforme de la ville contemporaine. Le 19e siècle a inventé l'idée du noctambulisme. Les réverbères au gaz ont permis l'utilisation nocturne de la ville avec ses divertissements, flâneries sur les boulevards et son travail de nuit. La conquête de l'espace de la nuit est aujourd'hui achevée. Les émissions télévisuelles et radiophoniques fonctionnent sans interruption, Internet diffuse un temps mondialisé et permanent, les services fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les "nocturnes" commerciales se généralisent, les "nuits blanches" culturelles se multiplient. Le projet "Diurnisme" est une tentation, celle d'inventer le "diambulisme", une synthèse de la nuit produite durant le faux jour et de la modernité produite durant la nuit naturelle, comme la reconquête d'espace et de temps de nuit véritables et de sommeil. L'homme dormait la nuit. Le 19e siècle a permis (ou forcé) de rester éveillé la nuit, de se promener dans la rue nocturne, d'y travailler ou de s'y cultiver, de s'y divertir à la lumière des réverbères. Ce phénomène de colonisation de la nuit s'est poursuivi au 20e siècle et c'est aujourd'hui vers un jour continu auquel on tend, où l'ancienne alternance entre activité et repos, journée et nuit, est rompue. À cette domestication de la nuit urbaine et aux comportements

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sociaux qu'elle a générés, s'est associée la production d'un nouveau dessin de l'espace public et de son mobilier. Le boulevard en est l'une de ses premières manifestations. Réverbères, mise en lumière des monuments, néons, enseignes commerciales multicolores, écrans LED construisent un paysage et une géographie nocturnes qui diffèrent de la forme diurne de la ville.

Philippe Rahm architectes, Diurnisme, Centre Pompidou, Paris, 2008,

Présenté au Centre Georges Pompidou en 2007, "Diurnisme" fait une fausse nuit durant le faux jour produit durant la nuit naturelle. Dans un mouvement de double perversion, du "faire le jour durant la nuit", nous passons à un "faire la nuit durant le jour fait durant la nuit", en pervertissant la perversion moderne qui est de faire le jour durant la nuit. Notre projet est celui de réinventer la nuit dans le jour artificiel continu, de produire électromagnétiquement une vraie nuit physiologique pendant le faux jour. C'est une réponse pervertie au jour perpétuel créé par la modernité, Internet et la globalisation contemporaine. Après le "noctambulisme" nous inventons le "diurnisme". Nous travaillons sur une lumière intense de couleur jaune dont les longueurs d'onde, au-dessus de 570 nm, sont perçues par le corps à travers le rythme hormonal de la mélatonine comme une nuit véritable. La mélatonine est une hormone produite par la glande pinéale située dans le cerveau. Cette glande réagit aux informations lumineuses reçues par la rétine. La sécrétion de la mélatonine donne au corps et au cerveau des informations liées aux rythmes circadiens et aux horloges biologiques, au sommeil et à la fatigue en sa présence, à l'éveil en son absence. Les sécrétions de mélatonine se font normalement la nuit car elles sont activées par l'absence de lumière. La journée, la mélatonine n'est que très faiblement sécrétée. En 1980, A. Lewy, T.A. Wehr, F.K. Goodwin ont démontré qu'une exposition des yeux à une lumière intense inhibait la production humaine de mélatonine. En 1998, G.C. Brainard établit que la

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suppression maximale de la mélatonine est atteinte avec une lumière verte à près de 509 nm de longueur d'onde. On sait depuis que cette inhibition est encore plus forte dans le bleu. À l'opposé, les longueurs d'onde au-dessus de 570 nm n'ont aucun d'effet sur la sécrétion de mélatonine, qui peut alors s'épancher librement dans le corps. Lors du congrès mondial de la Society for Light Treatment and Biological Rhythms qui s'est tenu en 2005 à Eindhoven, une équipe canadienne démontrait qu'audessus de 570 nm, dans les couleurs jaune, orange, rouge, la lumière, même très intense, n'avait absolument plus d'influence sur la variation de la mélatonine, le corps percevant ces longueurs d'onde comme une nuit. "Diurnisme" crée donc une nuit de toutes pièces, ressemblant visuellement au jour mais physiologiquement similaire à la nuit. Éclairée d'une très forte lumière jaune, la salle du Centre Pompidou devient un lieu paradoxal entre le visible et l'invisible. Très puissante, la lumière électrique émise dans la pièce est comparable en intensité à celle de l'extérieur, à plus de 7000 lux. Mais elle est émise uniquement dans des longueurs d'onde au-dessus de 570 nm, dans le jaune. D'où un décalage entre l'image culturelle que l'on a de la nuit et sa réalité physiologique. "Diurnisme" construit une temporalité, provoque le surgissement de la nuit dans le faux jour moderne. Ce travail ne recourt à aucun procédé narratif, symbolique ou analogique. L'architecture relève de la désynchronisation temporelle, au cœur des phénomènes physiques, physiologiques, électromagnétiques et biologiques. La salle devient un paradoxe entre le visible et l'invisible : une nuit qui ressemble à un plein jour. Renversées dans leurs spectres sonores, des "Nocturnes pour piano" du compositeur irlandais John Field, l'inventeur de cette forme musicale, sont diffusées dans l'espace sous forme de "Diurnes pour piano".

Les nouvelles gorges d'Olduvai "La question du lieu et du climat est étroitement liée à la question de l'alimentation." Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si malin, 1888 "Ainsi ce que la nature présente d'incommode pourra être corrigé par l'art." Vitruve, De Architectura, 20 av. J.C. Ce projet réalisé à Copenhague est une dissociation de l'idée même d'architecture. Il propose de faire la synthèse chimique, biologique et électromagnétique des gorges d'Olduvai situées en Afrique subsaharienne, que l'on décrit aujourd'hui comme le berceau de l'humanité. On peut imaginer que l'homme, à son origine, était synchronisé à cette latitude géographique, à son climat, à ses variations des alternances astronomiques assez régulières du jour et de la nuit où il pouvait vivre, sans habit et sans architecture, dans une parfaite harmonie entre la température de son corps et la température ni trop chaude ni trop froide de cette région d'Afrique. Si l'architecture existe, c'est peut-être ainsi parce que les hommes se sont ensuite dispersés à travers la terre, remontant au Nord jusque

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dans des latitudes glacées et sans soleil ou migrant au Sud dans les latitudes trop chaudes et trop sèches. On pourrait ainsi expliquer certains troubles hormonaux liés à un rythme endogène de la mélatonine, adapté à cette latitude subsaharienne mais désynchronisé dès qu'on s'en éloigne. L'invention de l'architecture, comme une forme plus performante des habits, serait donc une conséquence des déséquilibres biologiques engendrés par les déplacements planétaires de l'humanité dans des zones trop froides, trop chaudes, trop lumineuses ou trop obscures, loin de cette latitude subsaharienne idéale, propice au métabolisme humain. L'installation de Copenhague se propose de décomposer les raisons physiologiques de l'architecture en une série d'éléments fondamentaux permettant de synthétiser ces gorges d'Olduvai dans des latitudes qui leur sont lointaines. Si l'on veut connaître l'essence de l'architecture, c'est finalement à notre condition "endotherme" que l'on doit revenir, à cette nécessité de maintenir la température de notre corps à 37°C. Si l'architecture existe, il faut en rendre responsables les enzymes indispensables aux réactions biochimiques du métabolisme humain. Présentes par milliards dans notre corps, ces molécules ne peuvent fonctionner de manière optimale qu'à une température comprise entre 35 et 37,6°C. L'homme doit donc maintenir sa température corporelle constante, indépendamment de la température extérieure. Pour cela, il compose entre des moyens intérieurs à son propre corps que sont les différents mécanismes de thermorégulation physiologique et des moyens hors du corps que sont, entre autres, l'habillement ou la construction d'abri. L'architecture n'est donc pas autonome. Elle rentre en réalité dans la gamme des moyens pour garder notre température proche de 37°. Elle est l'une des réponses à une baisse ou une augmentation trop fortes de la température du corps, à côté des mécanismes de vasodilatation, de sudation, de soif ou de contractions musculaires par exemple. Ces réponses sont appliquées isolément ou associées. Elles se développent du naturel à l'artificiel, du microscopique au macroscopique, du biochimique au météorologique, de l'alimentation à l'urbanisation, entre déterminisme physiologique et pure liberté culturelle. Dans cette mission, l'architecture apparaît comme une forme plus grande de vasoconstriction, ou inversement, l'alimentation apparaît comme une variante un peu plus menue de l'architecture. Car finalement, l'architecture n'est rien d'autre qu'une forme augmentée des mécanismes thermorégulateurs corporels, une forme augmentée, exogène et artificielle de thermogenèse ou de thermolyse. D'un point de vue anthropique, quand on dit avoir trop froid, ou au contraire quand on dit avoir trop chaud, on en trouve la cause hors de nous, dans un climat extérieur inadéquat, à un niveau atmosphérique. Et l'on tente de rendre habitable et confortable ce climat extérieur en le corrigeant, ce qui est l'origine et la mission même de l'architecture. En réalité, les premiers signes d'architecture sont physiologiques et totalement intérieurs et

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Philippe Rahm, architectes, The new Olduvai Gorges, Royal Danish Academy of Fines-Arts, School of architecture, Copenhagen, Denmark 2009

autonomes, ceux de transpirer s'il fait trop chaud ou de frissonner s'il fait trop froid. Ce sont les premières réponses à une élévation ou un abaissement de la température du corps dus à un environnement thermique défavorable. Puis, de la façon la plus simple, juste après, viennent les gestes les plus rudimentaires vers l'extérieur, celui de boire s'il fait trop chaud pour abaisser la température par évaporation, ou de manger s'il fait trop froid pour lancer le processus de combustion des nutriments qui produira de la chaleur dans le corps. Après ces mesures de corrections endogènes, si le corps n'arrive néanmoins pas à compenser la température trop froide ou trop chaude du milieu extérieur, se développe la gamme des corrections géographiques. La première action de correction est un mouvement, celui de la migration ou de la transhumance, celui de bouger, de changer d'endroit, de passer du froid au chaud, de se mettre au soleil ou à l'ombre. La deuxième action est celle de s'habiller ou de se déshabiller, de porter du blanc qui réfléchit la chaleur ou au contraire des vêtements épais qui isolent. La troisième action est celle de construire artificiellement de l'ombre et de la fraîcheur, ou au contraire des lieux abrités, sans mouvement d'air et réchauffés. Ces mesures exogènes, que l'on prend dans le monde extérieur, ne sont qu'une projection hors du corps, d'un phénomène de thermogenèse quand il fait trop froid, ou de thermolyse quand il fait trop chaud. Pour paraphraser Vitruve, l'architecture des pays froids et d'hiver apparaît alors comme une thermogenèse augmentée, exogène, hors du corps. Et l'architecture des pays chauds et de l'été se donne comme une thermolyse extériorisée, corrigeant artificiellement ce que la nature a d'incommode. La thermogenèse est la production accrue de chaleur dans le corps en cas de froid. Elle est conséquente à une activité sportive ou une absorption de

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nourriture. Elle consomme beaucoup d'énergie. Par thermogenèse, on active des frissons, on stimule le métabolisme et différentes hormones, ce qui a comme effet de réchauffer de l'intérieur notre corps pour le maintenir autour de 37°C. À la base de la thermogenèse, on trouve les aliments, principalement les protéines, c'est-à-dire la viande ou le poisson, et aussi le sucre. La part principale de l'alimentation sert à ce mécanisme. La digestion des protéines, leur combustion dans le cycle de Krebs notamment, provoque une forte chaleur qui relève la température du corps.

Manger est donc une forme intérieure du même processus de réactions thermiques que celui qui nous pousse à bâtir des maisons dans des climats froids. De même, les constructions typiques des pays chauds, riads, portiques, fortes épaisseurs des murs, sont des formes extériorisées de thermolyse, cette fonction du corps qui sert à dissiper le surplus de chaleur par vasodilatation ou sudation. Il peut sembler étonnant de vouloir revenir si profondément à la compréhension des raisons et des moyens de l'architecture, mais le problème du réchauffement climatique a soudainement jeté sur le devant de la scène la mission climatique de l'architecture, les responsabilités de cette dernière dans la gestion de l'énergie et des ressources. Les architectes se doivent aujourd'hui d'explorer l'étendue des moyens architecturaux qui vont dans le sens du développement durable. Ils doivent comprendre comment ils peuvent limiter la consommation d'énergie et la production de gaz à effet de serre, et comme nous le savons, cela concerne aujourd'hui avant tout une réduction de l'énergie dépensée dans le bâtiment pour le chauffage ou le rafraîchissement.

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On connaît les mesures à prendre concernant l'urbanisation où l'on prône essentiellement une densification de la ville et une concentration des fonctions afin de limiter l'énergie gaspillée dans les déplacements. On connaît ensuite les mesures à prendre concernant le bâtiment, où l'on prône d'une part l'utilisation d'énergie renouvelable et d'autre part une amélioration considérable de l'isolation thermique de l'enveloppe des bâtiments couplée avec un renouvellement d'air contrôlé. Mais existe-t-il une architecture qui agirait à un niveau plus modique, plus fin, plus petit, plus économe ? Une architecture moins lourde, moins présente, une architecture diluée, presque homéopathique, mais dont l'ambition de correction climatique serait respectée ? Nous aimerions aujourd'hui descendre un peu plus bas dans l'échelle des mesures de corrections climatiques, explorer les zones sensibles au plus près du corps, à la limite de la peau, atteindre le point où l'architecture se dissout et devient pure thermogenèse. Mais ne nous trompons pas. Si cette recherche consiste bien évidemment à économiser l'énergie dépensée dans le bâtiment et à lutter contre le réchauffement climatique, il s'agit aussi de découvrir de nouveaux modes d'habitations et de compositions spatiales, d'élaborer de nouvelles stratégies de design et de beauté, où les échelles se mélangent, où l'architecture devient autant construction et structure qu'alimentation et sudation. L'exposition à l'École d'architecture de la Royal Danish School of Fine-Arts en décembre 2009, lors du congrès international sur le climat, relève d'une telle stratégie. Elle provoque l'émergence de nouvelles solutions architecturales en agissant non plus sur la délimitation par l'extérieur d'un climat confortable où la température du corps peut se maintenir sans effort à 37°C, mais dans le surgissement, de l'intérieur, de solutions architecturales endogènes. Elle explore les formes microscopiques, digestibles, électromagnétiques de l'architecture, quelque part entre diététique, thermogénique et esthétique. L'exposition développe trois lieux. Le premier est un lieu où l'on peut avoir moins froid, en augmentant la thermogenèse. Le deuxième est un lieu où l'on peut avoir moins chaud, en augmentant la thermolyse. Le troisième est un lieu où l'on aura moins de nuit. Notre travail débute à ce momentlà, en recomposant l'espace à partir des nécessités du corps, en palliant un à un aux manques et aux déficits, en développant une thermogenèse endogène qui se déploie peu à peu hors du corps sans jamais devenir vêtement ni maison. L'architecture est ici une juxtaposition d'éléments qui chacun répond à un manque, une insuffisance, ceux provoqués par la froideur de l'hiver, la diminution de l'ensoleillement ou la chaleur de l'été. Une architecture au plus près du corps qui apporte, élément par élément, des réponses en vitamine D, vitamine A, mélatonine, chaleur, nutriments, etc.

Gulf Stream digestible Le projet de Gulf Stream digestible est une décomposition du climat planétaire et sa synthèse en se basant sur un unique phénomène, celui d'un déséquilibre thermique entre deux sources de différentes températures, les pôles froids d'un côté et l'équateur chaud de l'autre.

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Le phénomène thermodynamique du Gulf Stream est l'un des modèles les plus fascinants aujourd'hui pour penser l'architecture parce qu'il donne quelques pistes pour échapper à la normalisation et à l'homogénéisation de l'espace moderne. Ce phénomène climatique est généré par la polarisation dans l'espace de deux sources thermiques différentes : une source froide en haut et une source chaude en bas. Cette polarisation thermique dans l'espace génère dans l'espace un mouvement convectif de l'air, qui dessine un paysage thermique invisible, définissant différentes zones avec différentes températures. La modernité a déterminé des espaces homogènes et moyens, où la température est normalisée autour de 21°C. L'ambition est ici de redonner une diversité dans le rapport que le corps entretient avec l'espace, avec sa température, de permettre des transhumances au sein même de la maison, des migrations entre le bas et le haut, le froid et le chaud, l'hiver et l'été, l'habiller et de déshabiller. Pour qu'une personne se sente à l'aise dans un local chauffé, il faut qu'il y ait un équilibre dans les échanges de chaleur se produisant par convection entre son corps et l'air ambiant. Cet équilibre est bien évidemment relatif à l'habillement, entre la nudité de la salle de bain, la protection thermique des couvertures du lit, les vêtements légers que l'on porte dans le séjour. Aujourd'hui, face à la volonté d'économiser les ressources énergétiques, la demande est d'installer pour chaque bâtiment, mais aussi chaque local, une puissance thermique précisément calculée afin de ne dépenser en énergie seulement ce qui est strictement nécessaire. La norme suisse pour la construction SIA 384/2 donne ainsi les valeurs indicatives de la température ambiante suivante : genre de bâtiments et de locaux bâtiments d'habitation locaux de séjour chambres à coucher chambres à coucher éventuellement utilisées comme séjour salles de bain cuisines corridors, wc cages d'escalier buanderies séchoirs

T°C 20 16 à 18 20 22 18 à 20 15 à 18 12 12 12

Au lieu de séparer chaque pièce et de les chauffer à la bonne température, nous proposons de créer dans l'ensemble de la maison deux sources de chaleur (radiateurs), l'une à 15°C, l'autre à 22°C, comme deux pôles thermiques générant une tension thermodynamique dans l'ensemble de la maison. Le pôle froid, à 15°C, au niveau bas du confort domestique est situé dans la partie haute de la maison. À l'opposé, le pôle chaud, à 22°C, est situé dans la partie haute du volume de la maison. Un mouvement de convection d'air est ainsi produit par la différence de ces deux pôles, l'air chutant au contact du pôle froid et s'élevant au contact du pôle chaud.

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Philippe Rahm architectes, Digestible Gulf Stream, Venice architecture biennale, 11th International Architecture Exhibition, 2008

Avec l'aide d'un programme informatique de modélisation thermique, nous analysons la répartition de l'air et les variations de températures produites dans l'espace. Nous découvrons ainsi les zones plus propices à certaines activités en fonction de leur température. Le processus de projet est ainsi renversé : c'est d'abord un climat qui est produit et ensuite des fonctions qui sont trouvées et choisies librement en fonction de la température, de l'habillement, de l'activité et du goût personnel. Un gain écologique et économique est également obtenu dans le bilan global thermique de la maison, dont la moyenne de chauffage est ainsi abaissée à 18°C au lieu de 20°C. L'architecture ne construit plus des espaces mais des températures, des atmosphères. Ici, ce sont deux plateaux horizontaux en métal thermiquement conducteur qui se déploient à deux hauteurs différentes. Le plateau bas est chauffé à 22°C. Le plateau haut est refroidi à 15°C. À la manière d'un Gulf Stream miniature, leur position génère un mouvement d'air par un phénomène naturel de convection où l'air chaud ascendant se refroidit sur la plaque froide en hauteur pour redescendre puis se réchauffer à nouveau sur le plateau chaud, créant ainsi un flux thermique continu comme

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un paysage invisible. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est plus de créer des climats homogènes et déterminés, mais au contraire de créer une dynamique plastique aérienne, de mettre en place des forces et une polarité qui génèrent un paysage, et de penser l'architecture comme la construction de météorologies. Entre 15°C et 22°C, l'habitant peut migrer dans ce paysage thermique et choisir librement un climat en fonction de ses envies vestimentaires, alimentaires, sportives, sociales, et de ses activités. L'architecture se structure ici littéralement sur un courant d'air, déployant une spatialité fluide, aérienne, atmosphérique.

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Phénoménologie et morphogénétique architecturale La morphologie architecturale et urbaine au regard de la démarche sémiophysique thomienne Patricio Cecarrini

L'évidence du cadre bâti serait telle que l'architecture doive se limiter à un fait purement technique et matériel ? Inévitablement, le dictat de l'évidence se brouille dès lors que l'on considère les causes et les effets des pratiques actuelles de la construction. En témoignent les errements de la politique de la ville, les problèmes sociaux, l'inquiétude quant à l'importance grandissante des agglomérations urbaines. Par ailleurs, la confusion des propos tenus dénote de la difficulté d'appréhension de ces phénomènes. Le fait architectural peut être considéré, à juste titre, comme un fait anthropologique, c'est-à-dire comme le fruit d'un processus technique et matériel inscrit dans un univers de contraintes révélant et réifiant les pratiques et les croyances acquises par chaque société. Bien qu'il importe de distinguer le fait architectonique du fait anthropologique qui le conditionne, on ne doit pourtant pas choisir le moindre mal entre une pratique qui ne pense pas et une pensée qui n'agit pas. Le processus architectural constitue en lui-même un pivot invisible où les composants axiologiques et disciplinaires s'entrecroisent : la question est alors de savoir comment ce processus se construit. Dans diverses disciplines, qu'il s'agisse des mathématiques, de l'informatique, de la philosophie, on a souvent recours au terme architecture. Qu'en est-il pour l'architecture : qu'est-ce que l'architecture de l'architecture ?

Phénoménologie, morphologie et morphogénétique architecturale Découvrir "l'architecture" de l'architecture à savoir sa dimension architecturale, c'est en venir à la question de la définition épistémologique de sa dimension disciplinaire : Comment cette discipline se découpe-t-elle en parties et sous parties ? Sur quels critères ce découpage doit-il se définir ? La question épistémologique de l'architecture renvoie aux questions relatives à la pensée encyclopédique, ce que Vitruve avait déjà entrepris il y a un peu plus de deux mille ans déjà dans son De Architectura1. Les codifications fondatrices vitruviennes restent, encore aujourd'hui, à interpréter. Ce qui frappe le plus dans cette formulation théorique de l'architecture - la première connue -, bien au-delà des prémisses2, c'est la pertinence et la

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1. Marcus Vitruvius Pollio, De Architectura, trad. L. Callebat, P. Fleury/Les dix livres d'architecture, trad. C. Perrault. ; voir aussi, P. Gros, Vitruvio. De Architectura, Édition Einaudi, Turin, 1997. 2. Parmi celles-ci, nous citons l'une des plus significatives : "Il pourra se faire que la plupart ne puissent pas comprendre que l'entendement et la mémoire d'un seul homme soient capables de tant de connaissances ; mais quand on aura remarqué que toutes les sciences ont une communication et une liaison entre elles, on se persuadera que cela est possible, car la culture encyclopédique est composée de toutes ces sciences, comme un corps l'est de ses membres (…)" (Livre I, 1, 12) ; "De plus, il doit avoir étudié la grammaire, connaître le dessin, être érudit en géométrie, connaître un grand nombre d'histoires, aller vers la philosophie, connaître la musique, ne pas ignorer la médecine, maîtriser le droit et la jurisprudence, être en mesure d'apprendre l'astronomie." (Livre I, 1, 3)


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3. Nous rappelons brièvement les couples fondateurs et catégories vitruviens : a) Les trois couples fondateurs vitruviens : Fabrica/ratiocinatio ; Quod significatur/quod significat ; Ingenium/disciplina. b) Les catégories fondatrices/formatrices : er 1 ensemble de prédicats : Ordinatio (Taxis) ; Dispositio ; Eurythmia ; Symmetria ; Decor (Convenance) ; Distributio (Oikonomia). 2e ensemble de prédicats : Aedificatio, Gnomonice, Machinatio e 3 ensemble de prédicats : 3.1. Triade majeure vitruvienne : Firmitas (ratio firmitatis), Utilitas (ratio utilitatis), Venustas (ratio venustatis) 3.2. Triade mineure (analogue à la première mais adaptée aux logements privés) : Natura loci ; Usus ; Species (les "species" de Dispositio (Ichnographia, Orthographia, Scenographia) ; Oppurtunitas. 4. Je renvoie le lecteur à une étude traitant de la dimension encyclopédique de l'œuvre de Vitruve. Voir : A. Viola, Vitruve. Le savoir de l'architecte, MA Geuthner, Paris, 2006. 5. Vénus faisait partie des divinités présidant à la naissance de la vie, et outre le principe de l'amour, elle était principe de fertilité. 6. Lucrèce, De la nature. (De Rerum Natura). J. Kany-Turpin (éd., trad., intro. et notes), Aubier, Paris, 1993. Réédition : Flammarion, Paris, 1997. 7. M. Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Éditions de Minuit, Paris, 1977.

clarté de l'ensemble des prédicats3 qui la composent, le caractère articulé du système de connaissances et la volonté déclarée de l'auteur4 d'une réelle architectonique encyclopédique. Parmi ces prédicats, on remarque une série de catégories fondatrices/formatrices expliquant les propriétés morphologiques architecturales fondamentales ; ce qui est remarquable, c'est que l'on y perçoit clairement des catégories (hétérogènes) appartenant aux formes du langage et, plus exactement, aux formes de la rhétorique (Ordinatio/Taxis (TAXIS), Dispositio, etc.), de l'anthropologie, ayant plus à voir avec les pratiques sociales et symboliques et rituelles (Decus/ Decor/Convenance), de l'économie, des besoins et des pratiques fonctionnels (Distributio/Oikonomia (OIKONOMIA), etc. On constate que les prédicats morphologiques sont mixtes, hybrides, et cependant, conceptuellement et logiquement articulés : d'évidence, quelque chose proche de la pensée complexe s'y trouve à l'œuvre. L'interprétation de catégories vitruviennes reste trop souvent sous estimée ; comprises superficiellement au travers d'acceptions conventionnelles, cellesci restent inopérantes, stériles, et dans le meilleur des cas, purement académiques : pourtant, une étude approfondie des concepts vitruviens en termes étymologiques pourrait se révéler extrêmement féconde. Sans entrer dans le détail d'une analyse approfondie de ceux-ci, il est un terme particulièrement révélateur - l'un des trois termes de la triade majeure vitruvienne : Venustas (Ratio Venustatis). Le plus souvent, ce concept est considéré de manière statique, à savoir comme principe de beauté - une émanation de l'artefact produit. Cette interprétation conventionnelle réfère le plus souvent à l'effet esthétique associé à la réception de l'œuvre achevée, à la morphologie finale de l'artefact entendue comme une forme "fixe". Or, c'est une banalité de rappeler que Venustas renvoie à la déesse Vénus : on sait qu'elle est associée au principe de beauté (et à son corollaire, le concept de plaisir/jouissance), mais encore aux principes de sexualité et reproduction ; on en déduit que Vénus5 est aussi principe matriciel - ou principe génétique - associé à l'émergence des formes vivantes. À cet égard, il est nécessaire de rappeler que Lucrèce6, lui-même, dédia son poème concernant la "Nature des choses" (de Rerum Natura) à la déesse - née des ondes et de l'écume des mers. Le poème - texte fondateur de la pensée physicienne d'influence épicurienne - fonctionne comme un long récit/processus d'émergence des formes organiques et non organiques7, depuis la formation des particules élémentaires de la matière à l'organisation des sociétés humaines, de leurs organisations édifiées, de leur constitution jusqu'à leur décadence/retour au néant. De Rerum Natura est le poème, la poïèse (poïesis (POIESIS) de la genèse des formes organisées, une génétique des formes naturelles et sociales - ce que l'on pourrait qualifier comme une morphogénétique générale de l'univers. Dénotant de la pensée classique et académique du XVIIe au XXe siècle, le concept Venustas (interprété comme ayant trait à la dimension esthétique

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des objets), reste encore largement utilisé avec la même acception dans l'enseignement contemporain de ce début de XXIe siècle : de fait, on considère encore la forme d'un édifice en tant qu'objet fixe, immobile : une morphologie purement statique/extatique ; l'incarnation - ou mieux l'expression du Beau en tant que tel8. Or, si l'on se rapporte à la dédicace de Lucrèce, Vitruve - ne serait-ce même que de façon inconsciente - ne faisait pas seulement allusion à la dimension conceptuelle bien connue de tous. Probablement plus que cela : il serait peut-être bien question de la dimension génétique implicite guidant l'émergence des formes vivantes à laquelle les formes édifiées ne dérogent pas : chez Vitruve, la pensée morphogénétique architecturale est immanente, ne demandant qu'à être mise de nouveau en lumière. L'architecture pourrait être dès lors interprétée en termes dynamiques, à savoir en tant que génétique organique, une matrice articulant de manière unitaire (système) les formes physiques, sociales et comportementales en interaction, propres aux écoumènes9. L'effort encyclopédique vitruvien ne serait donc pas seulement une tentative d'un classement épistémologique de la discipline architecturale, mais encore la définition hiérarchique des systèmes et sous-systèmes nécessaires à la genèse dynamique de la forme architecturale. Nous aurions affaire à une préfiguration de la théorie de la complexité qui, de fait, semble y exister in nuce. Un autre passage significatif du De Architectura réfère à la médecine, lors du choix des sites de fondation des villes/castra ; au préalable laissés vivants sur le lieu, la lecture de la forme du foie des animaux sacrifiés permet de déduire - à partir des malformations décelées- les symptômes de pathologies potentielles liées à l'eau, à la terre et à l'air, etc. Cette curiosité vitruvienne renvoie alors à un troisième texte, capital, écrit par Hippocrate - ou par l'École Hippocratique. "Air, eau, lieux" institue, par son titre, une dynamique fondamentale entre les sites d'occupation et les pratiques humaines, car on y met en évidence l'influence du milieu physique sur le corps et l'âme des habitants. La médecine elle-même a institué récemment un champ de connaissance spécifique (médecine environnementale) où les phénomènes ambiants sont étudiés sous l'angle de leurs variations et de leurs conséquences sur les habitants. Qu'il s'agisse de Lucrèce, d'Hippocrate, ou même de Vitruve, la dimension dynamique de la forme - ou plus précisément des formes - reste la question essentielle qui ne doit jamais être perdue de vue. Les interactions des multiples formes/phénomènes sont la clef de compréhension d'un contexte, et mieux encore, des stratégies et des remèdes pouvant corriger les défaillances de la nature. L'architecture en tant que discipline -à n'en pas douter- est une forme/organisation complexe composée/agie par plusieurs formes en interaction dont l'efficacité et la justesse disciplinaire se tiennent en la juste coordination des actions : de ce fait, l'organisation architecturale/urbaine est une forme dynamique composée de plusieurs

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8. Dont on devine la prégnance de la pensée platonicienne. 9. Voir la notion de médiance chez Augustin Berque. A. Berque, Écoumène ; Introduction à l'étude des milieux humains, Belin, Paris, 2000.


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dispositifs référant à des formes/phénomènes de natures à la fois physique et anthropologique. 10. Nous nous référons aux dislocations urbaines (des quartiers) et sociales des événements relatifs aux émeutes de novembre 2005. 11. E. Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF Editeur, Paris, 1990. 12. I. Prigogine, I. Stengers, La Nouvelle alliance, Gallimard, Paris, 1986.

Suite à cela, l'actuelle annulation de la pensée disciplinaire architecturale et l'infirmation ou quasi-inexistence des réflexions épistémologiques la concernant (pensées amalgamées incohérentes et disjonctives), ont provoqué une hétérogénéité toute artificielle des pratiques de conception et de construction dans son domaine de compétence. Cette annihilation disciplinaire a permis une libre action sur le territoire habité (écoumène) par une pratique industrielle massive où la stratégie de conception (matérialiste/fonctionnaliste) fut simplifiée à l'extrême c'est-à-dire à deux dimensions seulement : économique et matérielle/technique, impliquant ainsi la négation de l'ensemble des dimensions liées à la complexité naturelle et sociale du fait architectural. Les conséquences sont évidentes aujourd'hui : les brisures épistémologiques ont engendré autant de brisures phénoménologiques, comportementales et existentielles. Autant de brisures entre environnement physique, lieux architectoniques et pratiques humaines sociales/individuelles10. L'organicité vivante (Ratio Venustatis), longuement mise en veille depuis le milieu du XIXe siècle, a laissé place à une production architecturale monodimensionnelle marquée par une pensée réductrice et de ce fait porteuse de nombreux dysfonctionnements. La pensée complexe11 et les sciences ont pris acte depuis longtemps déjà de la situation en réformant les pratiques endogènes introduisant à la transdisciplinarité, et du coup, donnant lieu à une nouvelle alliance12. Les dimensions dynamique et phénoménologique de la discipline architecturale mettent en évidence que les artefacts architecturaux et urbains ne sont pas des objets monodimensionnels, mais bien des objets d'un ordre complexe, ce qui place l'architecture à la jonction/articulation des champs des formes sociales, des formes physiques et des techniques, jusqu'aux formes du vivant. Les artefacts architectoniques ne sont donc pas des formes immobiles (des types/typologies stylistiques ou techniques, par exemple) mais bien des formes dynamiques, organiques et vivantes. La dimension dynamique des organisations édifiées implique une opposition morphologie vs morphogenèse, en ce sens qu'il ne s'agit plus dès lors de la description statique d'une forme édifiée (ce qui reviendrait à l'anatomie d'un corps mort, ou plus exactement d'un système fermé) mais plutôt d'une description dynamique d'un ensemble de mutations continues qui le caractérise depuis sa conception/formation jusqu'à la dilution/disparition physique de l'organisme. On considère le dispositif architectural en tant qu'organisme vivant (ou système ouvert) puisque siège de formes/phénomènes mobiles/mouvants. L'observation et la compréhension des phénomènes complexes propres aux contextes architecturaux et urbains renvoient à la théorie contemporaine de la complexité. Comprendre la conformation d'un édifice (dispositif tectonique) suppose une compréhension des formes/phénomènes

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dynamiques environnementaux et sociétaux (dispositifs phénoménologiques physiques et anthropologiques) qui le conforment (ou conformeront). Ceci suppose un recours à l'analyse systémique des contextes (morphologiques) de référence : la dimension systémique architecturale implique une morphologie multidimensionnelle interactive (polymorphie). La refondation disciplinaire de l'architecture oblige à la reformulation de son organisation épistémologique, laquelle constitue la clef stratégique de refondation de sa propre pratique opérationnelle. On comprend ainsi que "saisir" la complexité d'un contexte subsumant l'émergence d'une organisation édifiée, oblige à pratiquer une phénoménologie13 des mutations des formes organisées. En pratiquant une phénoménologie des formes dynamiques et de leurs interactions, on peut non seulement mieux définir de nouvelles formes, mais encore, mieux contrôler l'élaboration de dispositifs tectoniques appropriés visant une plus grande justesse concernant les phénomènes ambiants produits : en effet, on peut déduire à partir d'un ensemble de morphologies/phénomènes marquant un contexte, les morphologies tectoniques adéquates c'est-à-dire judicieusement proportionnées14 à la situation. Ainsi, les édifices ne sont plus (seulement) spatialement localisés et produits en fonction du critère économique : ils sont d'abord constitués par la phénoménologie des relations propres (ambiances et comportements) qu'ils entretiennent avec les habitants et l'environnement physique/naturel. En quelque sorte, on en revient à considérer l'architecture à l'aune de la médecine environnementale en donnant lieu à quelque chose que l'on pourrait qualifier par le terme de thérapeutique architecturale, renvoyant alors à une symptomatologie des organisations intelligentes15 (ambiances intelligentes). Les dispositifs architecturaux et urbains conditionnent l'équilibre somatique et psychique individuel et collectif des habitants. La maîtrise des dispositifs architecturaux considérés en tant que dispositifs phénoménologiques implique - de fait - une modélisation dynamique décrivant la genèse des formes architecturales et urbaines considérées en tant que systèmes à la fois sur les plans structurel et organisationnel - depuis leur origine jusqu'au moment présent "t0" de l'intervention architecturale : une modélisation des processus constitue une condition sine qua non de la compréhension des causes et conditions de leur émergence. Le saisissement et la compréhension des discontinuités marquant les organisations édifiées dans le passé comme dans le présent, permettent de déceler les causes relatives aux contradictions marquant un territoire habité. Les discontinuités sont le symptôme même de la crise et donc, de ce fait, du diagnostic16 - et par conséquent de la stratégie résolutoire, car les effets portent in nuce leur cause. Filtrer les différents dysfonctionnements et (r)établir les liens logiques (ou de causalité) entre les différents phénomènes/ morphologies, permet de comprendre ce qui fait système.

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13. Voir H. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Coll. Tel, Gallimard, Paris, 1950. 14. Nous entendons la notion de proportion au sens antique et médiéval, notion utilisée par Vitruve ne se limitant pas aux seules relations métrologiques et géométriques. Nous renvoyons le lecteur intéressé par la question à l'ouvrage suivant : P. Ceccarini, Problématique d'une morphogenèse : Le modèle gothique. Modélisation de l'église abbatiale de Saint-Denis. Les relations entre théologie, sciences et architecture au XIIIe siècle à St-Denis. (Thèse Doctorale), EHESS, Bibliothèque de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 2001. 15. Voir la notion d'intelligence ambiante (intelligent ambiance). 16. Le mot crise associait les sens de "décision" et "jugement" ; en grec, " ", la crise, est la faculté de distinguer une décision entre deux choix possibles ; cf. E. Morin, "Pour une crisologie", dans Communications n° 25, 1976.


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17. Nous renvoyons à notre ouvrage : P. Ceccarini, Catastrophisme architectural. L'architecture comme sémiophysique de l'espace social, L'Harmattan, Paris, 2003. 18. René Thom, Esquisse d'une sémiophysique. Physique aristotélicienne et théorie des catastrophes, Inter Editions, Paris, 1988.

Ainsi, le lecteur l'aura compris : l'objectif de notre contribution est de rendre à la pratique architecturale une pensée théorique cohérente, unifiée et néanmoins ouverte, échappant à toute forme de dogmatisme17. La description des artefacts architectoniques entendus au sens large (édifices, ouvrages d'art, organisations urbaines, etc.) à partir de la modélisation de leur genèse formelle, l'élaboration de métalangages en mesure de traduire l'information programmatique et contextuelle en termes morphologiques sont aujourd'hui, selon nous, parmi les enjeux fondamentaux pour une reconstruction disciplinaire. Sans entrer dans une analyse affinée des différents aspects de ce travail - qui demanderait de longs développements - nous nous limiterons à l'explication simplifiée de notre hypothèse. Dans le cadre de cet article, nous aborderons quelques traits significatifs de cette théorie de la morphogenèse architecturale, qualifiée de sémiophysique, de même que les implications et les répercussions qu'elle peut avoir sur la façon de penser le concept de morphologie en matière architecturale et urbaine.

La problématique : théorie sémiophysique et morphologie architecturale. Physique des formes signifiantes et physique du sens Avant toute chose, qu'entendons-nous par le terme sémiophysique architecturale ? Quels sont ses liens avec le concept de morphologie ? En réponse à ces questions, on se référera d'emblée à la définition du terme sémiophysique, puis, dans un second temps, à la théorie mathématique à laquelle il renvoie. Le néologisme sémiophysique a été forgé par J. Petitot à partir des racines sémiotique et physique : la sémiophysique est une physique des formes signifiantes qui, en tant que théorie mathématique, ambitionne la constitution d'une théorie générale de l'intelligibilité. Afin d'en exposer les grandes lignes18, son inventeur tente de répondre à la question suivante : "supposons qu'un observateur naïf contemple un "spectacle" de formes naturelles, évoluant au cours du temps, à quelle condition pourra-t-il attribuer un sens à ce qu'il voit ?". Selon R. Thom, la réponse réside essentiellement dans deux types d'objets : des êtres stables (ou formes saillantes en contraste avec leur environnement) et des entités en principe invisibles : les prégnances. Sans devoir entrer dans le cœur de la théorie des catastrophes, celle-ci a la caractéristique d'être un instrument formel permettant de reconsidérer à nouveaux frais les sciences qualitatives en leur accordant les outils mathématiques de précision qui leurs ont toujours fait défaut. Ainsi, dans le courant de ces cinquante dernières années, la topologie et les modèles mathématiques de la morphogenèse de R. Thom, ont eu des développements importants, non seulement dans tous les domaines des sciences physiques et de la matière (morphogenèses biologiques et techniques, embryologie animale, etc.), mais encore dans le cadre, moins

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évident, des sciences humaines - de l'histoire (de l'art) et de la géographie jusqu'au domaine des sciences du langage - de la sémiotique et de la linguistique19. Le succès de la sémiophysique thomienne est principalement dû au fait qu'elle possède la propriété de pouvoir être articulée aux structures du langage c'est-à-dire qu'elle est susceptible d'être linguistiquement décrite. Si la géographie - qui reste une référence pour partie de la recherche architecturale en matière de morphologie - a tenté, elle aussi, des expériences selon les termes rigoureux de la théorie "catastrophiste"20, cette dernière n'a jamais été vraiment relevée ni considérée dans le cadre architectural et urbain : hormis de très rares cas, seuls quelques intellectuels extérieurs aux pratiques disciplinaires y ont vu une voie possible de recherche et de développement. Ceci, sans doute, est dû au simple fait qu'étant de nature exigeante, elle impose aux personnes étrangères à sa pensée d'être persévérantes pour prendre acte de ses potentialités opérationnelles. Peut-être aussi, parce que de la réfléchir, pour en découvrir un usage efficient et applicable dans les champs éminemment pragmatiques et opérationnels de l'architecture et de l'urbanisme, implique que le chercheur prenne des risques vis-à-vis de sa propre carrière institutionnelle, afin de s'aventurer très loin dans l'aventure pluridisciplinaire de la connaissance. Pourtant, il est certain que les disciplines de l'architecture et de l'urbanisme pourraient en tirer un grand bénéfice en s'appliquant à son étude. En considérant sérieusement l'hypothèse, on opèrerait une révolution des mentalités relatives à la manière dont le cadre économique, politique et social considère l'utilité et l'efficacité opérationnelle de leurs pratiques. Il est notoire que la morphologie des artefacts (ou groupe d'artefacts) architectoniques et urbains, est, en tant que telle, l'un des supports privilégiés pour l'explication des mutations du substrat physique et matériel des activités humaines. Toujours notoire, pour être appréhendée, la complexité d'un territoire anthropomorphique doit être réduite à une étude rigoureuse des sédimentations matérielles, "produits" des pratiques et des coutumes sociales. La sédimentation humaine, ayant statut de mémoire à la fois collective et individuelle, colporte et réifie dans l'empilement de ses matériaux les rites et les croyances des sociétés qui en furent - et en sont toujours aujourd'hui - la cause fondatrice. Autant d'empreintes, d'indices et de traces indexant les écarts - le propre de la différence - la marque de l'identité des pratiques et agissements des corps sociaux. Dans une telle approche, comme dans toute approche scientifique, il n'est pas question d'émettre de jugements de valeurs esthétiques, d'affirmations arbitraires ou d'idées préconçues sur un objet d'étude, mais seulement et principalement - de décrire et modéliser la morphogenèse d'une organisation morphologique architectonique. Sans aucun doute, la sémiophysique thomienne, convenablement adaptée aux problématiques architecturales

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19. Voir J. Petitot-Cocorda, Morphogenèse du sens, I, Préface de René Thom, PUF, Paris, 1985. 20. G. Desmarais, La morphogenèse de Paris. Des origines à la révolution. L'Harmattan, Paris, 199..


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21. En effet, la finalité d'un modèle est toujours la description d'un objet d'étude. Toutefois, un modèle peut être le fait d'une procédure préconçue n'entrant pas nécessairement en concordance avec la nature de l'objet d'étude ; celui-ci, dès lors, échappe à toute compréhension. Il faut, par conséquent, que le modèle s'autoconstruise à partir de la corroboration incessante entre les hypothèses et la réalité matérielle et phénoménale de son objet d'étude. Une description "modélisante" n'est autre qu'une forme de la déconstruction. 22. Morphologique incluant la dimension phénoménologique. 23. Voir L. Pareyson, Esthétique, théorie de la formativité, Ed. Rue D'Ulm, Paris, 2006.

et urbaines, est l'instrument privilégié pour ce type d'opération. Elle offre la possibilité d'une démarche descriptive précise à partir de la modélisation dynamique de l'enchaînement logique des structures morphologiques ; elle permet de produire ainsi une description modélisée21 (ou modélisante), accordant les moyens de former une carte (code) d'accès à l'intelligibilité des artefacts architectoniques.

Structures profondes et structures de surface Pour un lecteur attentif, intuitivement, le terme physique des formes signifiantes suppose une relation dynamique et directe entre les plans morphologique22, sémantique et signifiant. Ceci signifie, en quelque sorte, qu'un édifice puisse être considéré comme une morphologie possédant d'une part, une dimension profonde - à savoir, la raison ou le phénomène causal originaire -, d'autre part, une dimension expressive la "signifiant" ; enfin, une dimension sémantique - à savoir le sens ou la signification de l'ensemble du système. En simplifiant la question, on peut dire que les concepts de prégnance et saillance sont analogues aux concepts de morphologie profonde et morphologie de surface. Cette association a le mérite de faciliter la compréhension de notre propos en considérant que ce qui est "profond" appartient aux formes/forces - ou phénomènes formants23 - qui agissent sur les formes expressives de "surface", lesquelles en sont, bien entendu, les effets visibles significatifs. En général, la manifestation profonde des forces, ou plus exactement formes-forces, se traduit géométriquement (ou en termes topologiques) sous l'aspect de vecteurs (réseaux, arborescences et rhizomes), leurs origines invisibles, à savoir leurs causes, correspondant aux pratiques sociales ou aux phénomènes naturels. Les manifestations de surface s'expriment au travers de phénomènes multiples et complexes. Tous interagissent, engendrant des mutations permanentes, continues parfaitement observables. Parmi les phénomènes morphologiques de surface bien connus des architectes et urbanistes, on trouve les artefacts (ou organisations complexes d'artefacts) architectoniques, à savoir les édifices et le territoire. En ce qui concerne ce dernier exemple, le plus souvent, la traduction géométrique de la morphologie de surface se réalise à partir d'un usage quasi exclusif de la géométrie euclidienne - une géométrie simple dans ses principes. Ainsi les structures associées aux morphologies profondes "signifient", les structures associées aux morphologies de surface "expriment" : elles ont, de ce fait, une fonction analogue à la structure du langage, qui opère la distinction entre signifié et signifiant, entre narration (structure narrative) et textualité (structure lexicale et syntaxique). Comme il y existe toujours nécessairement une interférence entre les deux plans du langage, il en va de même pour les morphologies architectoniques des édifices et des villes. Par ailleurs, la représentation structurale des morphologies profondes et de surface doit être envisagée aussi en termes de structures narratologique

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et grammatologique. Ainsi, la structure narratologique "signifie" la dynamique des réseaux topologiques profonds, et s'accorde aux dispositifs morphologiques (dispositions morphologiques) des pratiques sociales24 (pratique de l'espace, ritualité, fonctionnalité, usages, etc.). La dimension grammatologique, quant à elle, "signifie" logiquement et syntactiquement la dynamique et les mutations des dispositifs morphologiques de surface à savoir les organisations considérées en tant qu'organisations tectoniques et textuelles. La dimension grammatologique considère les dispositifs morphologiques architecturaux comme des textes géométriques d'un ordre rigoureusement syntaxique. On peut considérer que le niveau grammatologique est celui de l'écriture géométrique architecturale, en quelque sorte le lieu de sa rhétorique. Les articulations syntaxiques, possédant un sens précis, dénotent les structures sémantiques profondes. Les structures syntaxiques de surface sont toujours dépendantes de ces dernières, à l'instar d'un texte dont l'organisation est toujours en relation avec une structure narrative et une sémantique. En bref, si une sémiophysique architecturale peut saisir et donner une intelligibilité des mutations en interaction entre morphologies profondes et de surface, c'est seulement parce qu'elle possède un métalangage permettant de traduire des phénomènes morphologiques en termes logiques/linguistiques. En tant que tel, le métalangage sémiophysique est un système sémio-linguistique de type schématique/idéogrammatique : un système d'écriture, une logographie - ou morphographie - couplant directement les propriétés du langage avec celles de la géométrie ; en somme, cette opération morpho-logique est possible seulement parce que la géométrie est sémantisée. Ainsi la sémiophysique architecturale est formée d'un double versant : elle est à la fois une physique (traduction des phénomènes par les structures morphologiques) et une sémiolinguistique (traduction des structures morphologiques par les structures du langage). C'est grâce à cette double articulation entre structures morphologiques et structures linguistiques que la sémiophysique est en mesure d'opérer la conjonction entre dynamisme, morphologie, géométrie et linguistique. Elle peut ainsi décrire, expliquer et opérer sur n'importe quel territoire, quelle que soit la problématique. Elle peut à la fois décomposer et recomposer le texte architectonique et urbain.

Modélisation dynamique des phénomènes morphologiques comme moyen d'intelligibilité : la question de la morphogenèse La contribution typo-morphologique aux études architecturales et urbaines est déterminante. Cependant, à la différence de la typo-morphologie structurale, qui lui sert de socle originaire, l'approche sémiophysique ne considère pas la question morphologique en termes statiques, à savoir par un usage

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24. Voir A. Levy, Les machines à faire-croire. Formes et fonctionnements de la spatialité religieuse, Ed. Economica, Anthropos/ La bibliothèque des formes, Paris, 1993.


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exclusif de la taxinomie - un ensemble de types morphologiques ordonnés - mais, essentiellement, en termes dynamiques. 25. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Éditions de Minuit, Paris, 1967. .

Si la typologie énumère, répertorie, classe, afin de constituer des ensembles organisés de cartes - des atlas -, la sémiophysique architecturale s'attache plus à comprendre comment s'opère la genèse des formes (morphogénétique) en essayant de saisir la dynamique globale gérant l'économie des interactions entre structures morphologiques profondes et de surface, et cela pour en saisir les conséquences. Les types architecturaux et urbains comptent parmi les résultats les plus caractéristiques de ces dynamiques. Si on les explique dans leur contexte social et économique de production, l'approche sémiophysique, quant à elle, s'applique à donner une explication dynamique et morphologique de leur constitution à partir de la modélisation de leur morphogenèse. En effet, la description phénoménologique de la morphogenèse donne une explication du contexte originaire de leur apparition ; ainsi, on peut répondre par exemple aux questions suivantes : pourquoi une ville, à la différence d'une autre, organise-t-elle dans le temps et dans l'espace d'une manière plutôt que d'une autre ? Pourquoi tel type (ou style) architectural est-il apparu ? Pourquoi l'architecture d'une période de l'histoire accuse-t-elle la morphologie qui la caractérise ? La connaissance des différents types ou styles gothiques n'a jamais permis de donner de réponse précise quant à la question de son origine et de son apparition, cela, bien évidemment, parce que la fonction de la démarche typologique est fondamentalement historiographique. Le lien entre historiographie et typologie est en ce sens essentiel. En revanche, si l'on reprend l'analogie avec l'histoire de (l'art) l'architecture, la démarche sémiophysique est plus proche de la théorie iconologique panofskienne25 dont la fonction est d'expliquer l'enchaînement des types en termes de continuité et de rupture, de permanence, de singularité et de disparition, etc. pour le rapporter au contexte social. Il en est de même pour les questions de morphologie architecturale et urbaine mais avec une différence de taille : la réflexion historique savante qui explique son objet d'étude en se plaçant à distance - sinon en se séparant de ce dernier - doit pouvoir se transformer en une connaissance/stratégie ayant comme objectif de contribuer à la résolution des pathologies-singularités urbaines et sociales contemporaines. Ainsi, si l'approche sémiophysique (morphogénétique) se distingue de celle typo-morphologique, c'est d'abord en raison de son appareil formel, logique et dynamique, qui nous rappelle qu'elle est d'abord une phénoménologie des morphologies et des structures, une phénoménologie du fonctionnement complexe des édifices, s'attachant à la compréhension de leurs nature et fonctionnement à partir de la genèse toute géométrique et spatiale de leur déploiement dans la matière, le temps et l'espace. Aussi, agir sur les dysfonctionnements d'une organisation architecturale ou urbaine, c'est d'abord en faire le modèle d'intelligibilité pour comprendre

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la spécificité des dynamiques internes et des interactions. Comprendre à première vue, par intuition, par expérience, une situation donnée, ne console pas du manque de moyens instrumentaux capables d'objectiver les phénomènes en acte. L'immanence de la connaissance fondant la connaissance gnoséologique de l'objet doit donc être reconnu comme pur phénomène et ne peut se situer dans les domaines de l'interprétation de l'histoire ou s'inscrire dans une théorie esthétique/idéologique que l'on n'ait vérifié. Il va de soi dans cette problématique, qu'un métalangage instrumental est le moyen primordial de l'intelligibilité et de l'analyse d'un contexte donné, mais encore celui, nécessaire et vital, ayant trait à l'élaboration créatrice des dispositifs architecturaux correcteurs.

Catastrophisme architectural. L'architecture comme sémiophysique de l'espace social En cela, une sémiophysique architecturale peut se révéler d'une aide précieuse concernant les questions très actuelles et urgentes de l'interprétation des phénomènes sociaux et urbains. Observer, réparer, résoudre les dysfonctionnements d'une ville, définir les stratégies pour la planification architecturale et urbaine suppose l'élaboration de diagnostics, non seulement pertinents mais encore et surtout précis, fondés sur des instruments dont l'exactitude, l'objectivité soient reconnues et partagées par tous les intervenants publics et privés. Si l'on souhaite que les enjeux et les pratiques architecturales et urbaines deviennent un fait social réellement démocratique, il faut alors que les diagnostics soient "transparents" pour pouvoir être discutés en toute impartialité sans recourir aux manipulations fallacieuses et perverses. C'est encore rarement le cas aujourd'hui26 ; les stratégies urbaines sont le plus souvent des inductions forcées et aveugles (ou pour le moins partiales), le plus souvent dictées par des pratiques politiques électorales dans le meilleur des cas, qui trop souvent trahissent l'intérêt collectif et nient la situation objective d'un contexte, simplement parce qu'elles bénéficient d'un flou instrumental et disciplinaire global. Ce manque instrumental - un véritable fumigène pour désorienter "l'ennemi" - est un argument de poids dans les stratégies des différents pouvoirs, lesquels peuvent aisément contourner à leur avantage n'importe quel propos. Enfin, la situation actuelle changera dès lors que la discipline architecturale se dotera d'une instrumentation analytique raffinée, de démarches heuristiques/phénoménologiques et de métalangages adaptés ; elle pourrait redevenir ainsi la discipline à part entière, dont la vocation est de déduire/traduire les informations d'un contexte physique et social spécifique pour élaborer des stratégies et des dispositifs adéquats. Ainsi envisagée, l'architecture recherche les moyens de la résolution. Elle appelle au démêlement de la complexité pour rendre fluide le cheminement poursuivi par

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26. Nous prenons pour exemples ne serait-ce que les récents projets pour la requalification du quartier des Halles, 2003-2004.


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27. Aristote, Leçon de Physique, Livre 1 et II, Trad. J. Barthelemy Saint Hilaire, Press Pocket, Paris, 1990.

le raisonnement et l'action dans l'effort d'une reformulation nouvelle d'un contexte donné. De tels aspects ne sont pas sans résonance avec l'idée toute aristotélicienne de teknè : un art qui imite et complète la nature défaillante27, une nature qui se prolonge et se transfigure, prenant, parmi tant de visages, l'aspect singulier des sociétés humaines. De ce fait, la discipline architecturale vise fondamentalement la modélisation des dispositifs phénoménologiques, spatiaux et matériels que sont les dispositifs architectoniques à savoir les édifices et les villes. Une cartographie des organisations édifiées, passant donc fondamentalement par la nécessité de construire des modèles d'intelligibilité ayant pour finalité de définir et d'expliquer la nature "intime", originale, complexe et unique de ceux-ci ; en somme, d'en définir leur carte d'identité. Par le démontage des propriétés systémiques intrinsèques de l'artefact matériel - physiques et phénoménales - d'une part, géométriques - ou structurales - d'autre part, on s'accorderait les moyens d'une re-construction du sens. Stratégie et thérapeutique, organisation systémique, l'architecture devient alors une sémiophysique de l'espace éco-sociétal ; l'architecture constitue la discipline d'articulation et de synthèse gérant la complexité, marquant les interactions entre les domaines des sciences physiques/géographiques et anthropologiques/sociales, garantissant ainsi l'évolution d'un développement durable - économique et social - dont on rappelle qu'il ne se limite nullement à la seule dimension technologique ainsi que l'on pourrait le croire aujourd'hui.

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Generative or Genetic? Two approaches to design and planning Pau de SolĂ -Morales i Serra

Among the many consequences (some very visible, some still to be understood) of the introduction of computers in Architecture, one of the most interesting (and one that has had very little attention) is the slow transformation of the old concept of Project into the more contemporary notion of Process. The so called "fin des certitudes" has repeatedly announced the end of Modernity and the end, one by one, of the traditional supports of cultural production: first was the "death of God" and the end of history, politics and aesthetics; then the uncertainty principle and quantum mechanics questioned Newtonian science and the possibility of universal knowledge; finally, Lyotard did away with all the "great narratives". Clearly, these phenomena have been disturbing for architectural practice, which has lost all its theoretical and critical arguments since the 1950's, leaving it in a position of effective lack of goals. However, it is possible that some structures (new creations) are still stable, especially if we take a critical look at the architectural production of the recent years. In particular, these stable structures have to do with the reintroduction of Process and Time in architecture. I refer to the practical observation (without any suitable theoretical explanation, yet) that the notion of Project is progressively switching to a notion of Process. By looking at the architectural and theoretical production of the last decades, we can detect a twofold attention to this conception of Process: on the one side, the practical or empirical observation that architects (in their discourses, that is, in the description of their own work and their own buildings) are actually moving away from totalitarian or ideological views of the whole and switching, as if by necessity, to a more procedural or explanatory take. It is a fact, easily provable by assisting to architecture lectures, reading architecture magazines, or just by assisting to students' final presentations, that architects tend to explain their projects by recalling the entire procedure that has led them from the first contact with the problem to be solved, through the diverse paths and roads of their developments, to finally reach a concluding or final solution, as if the development of a project was just a search for correct or interesting solutions in a great space of possibilities; as if somehow the project was already there, and only the expert guidance of the professional could guide this project through and out of the maze. The exasperation of this tendency, its most

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dramatic example is the work of some architects that actually work with the idea of process, and show their project as a linear development guided by some autonomous force1. 1. I refer, for example, to the work of Peter Eisenman and some of its disciples. 2. See the work of Zygmut Bauman, for example: Liquid Modernity Polity (2000).

On the other side, we also observe the growing interest in Time and related concepts in the areas of philosophy, philosophy of science, science and theory (for example, in the work of Henri Bergson, Gilles Deleuze and Alfred North Whitehead, Ilya Prigogine and Isabelle Stengers in science, Zygmut Bauman and its liquid modernity, etc.); and, maybe to a lesser degree, an attention to Process as a standalone category (as exemplified in the work of, for example, Nicholas Resher, Manuel de Landa and others). I believe that we must acknowledge that this phenomenon is not a mere coincidence, but instead tells us a lot about the struggles of architects -and cultural producers as a whole- to make sense of a discipline devoid of firm structures, an architecture that is turning to Time as reflection of its liquid condition2. In this text I pretend to reflect about Process as a methodology and a category for the production of architecture. My intention is to see whether an inquiry into the meaning of the concept of process can help us to understand what is happening in architecture, or if this new perspective can lead us to any interesting conclusions regarding the present status of architectural production and theory, and about the impact of information technologies in Architecture. Or better still, if this research is capable of throwing some light on the possible paths that current architectural production may take to circumvent and overcome its present conditions. In order to reflect about Process, I will construct two separate arguments, to then draw some conclusions by comparison.

1. The Computational Argument The first argument, which I will call the computational or generative argument will take us from 19th century mathematics and the development of

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logic, to today's digital computers. In so doing, this argument sets forth a definition of closed systems. In parallel, I will sketch a history of architectonic ideas and works that, in my opinion, reproduce this argument in architecture. The program of the Enlightment sought to substitute Magic with Reason as the sole source of knowledge or justification. Within it, Science and Technology flourished because they only sought in deduction and the intellect the criteria for truth and knowledge. Towards the end of the 19th century, when scientific thought was already ripe and technology was booming, mathematicians developed strong beliefs that logic was the essence of knowledge, the quintessential system that could aggregate and give a formal basis to all the remaining disciplines under its umbrella. The combined and successive work of such mathematicians as Guiseppe Peano, Georg Cantor and Gottlob Frege developed axiomatic thinking, set theory, Formal Systems and propositional calculus. By the beginning of the 20th century, the stage was ready for David Hilbert to begin his ambitious program (today known as Hilbert's Program), a subsumation of all of previous efforts in mathematics and logics to define a system that would encompass all other disciplines, a logic system (a formal system) that would be able to express, through transformation and generation, all possible knowledge, past, present and future. A Formal System is a mathematical device composed of a predefined set of symbols that, combined in certain ways, form chains (or judgments) which are the surrogates or representations of certain knowledge structures3. To obtain new knowledge, these judgments can be combined by means of predefined transformation rules that mutate available chains of symbols into new ones, which can in turn be combined with others to form new ones, and so on4. Symbols, chains of symbols and transformation rules, together form what is called a Formal System, a generative device capable of -in the hands of the experimented logician- multiplying itself to obtain infinite different combinations or judgements5. But are the generative possibilities of these systems really infinite? Can we believe that the creation of any combination, starting with a given set of symbols, is possible within the system? It was Kurt Gödel who, in a breakthrough discovery6, uncovered this dilemma, showing how a formal system will either have too little or too much expressive power. If the system is too powerful, it will arrive at inconsistencies and contradictions (A and not_A, at the same time, for example). On the contrary, if it is not expressive enough, it will not be able to express all possible knowledge, but just a fraction of what we would like to express. And in so doing, Gödel not only did away with Hilbert's program, but also took down one of the last towers of Modernity and of the program of the Enlightment. Then, what are the characteristics and limitations of formal systems? First of all, we must acknowledge that formal systems are closed systems,

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3. Example: with the set of symbols {p, q, , , r} we can create sentences like p q r, which may stand for "All the intelligent men are philosophers" (is_man() AND is_intelligent() is_philosopher()). 4. p q and q s can be combined to form a new sentence: p s. (Ex.: Bobby is a dog, all dogs are animals, therefore Bobby is an animal). 5. For a very rich and nontechnical introduction to formal systems (a beautiful text winner of a Pulitzer Prize), see: Douglas R. Hofstadter: Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid, Basic Books (1979). 6. Kurt Gödel: "Über formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme". Monatshefte für Mathematik (1931). English translation: "On formally undecidable propositions of Principia Mathematica and related systems".


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7. It is useful here to review the concept of a Turing machine, the formal description of algorithm or process, described by Alan M. Turing: "On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem", Proceedings of the London Mathematical Society, v.2, n.42, pp.230-65 (1937). Reprinted in many collections.

since everything must happen within the system, governed by the strict mathematical rules imposed unto it. The initial chains can be recombined, through transformation rules, to generate new chains. The progressive discovery of more and more possible schemes draws step by step the landscape of a solution space -the set of all possible solutions within the system. In a way, we could say that all the potential generations allowed by transformation and combination, are already present in the system's rules, or that the very definition of the formal system already contains all the possible combinations of symbols (the solution space). To put it another way: the system's definition is equivalent to its solution space. While the generation of chains does indeed create new forms, these are not completely novel: they were somehow predicted, or expected. Once the system is declared, nothing really new will come out of it, nothing that is not there already there in potential. Formal systems, in addition, are linguistic abstractions, definitions of structures based on symbols. But the translation of the chains of symbols into meaningful judgments must also come from the exterior: it will be the logician (not the system itself) who will attribute a final meaning to a symbol to interpret the solutions. Finally, a formal system is just the definition of the possible solution space, an abstract definition of potential solutions, not the set of actual solutions. The system's definition does neither include a map of such space (the actual specific solutions are not known), nor does it include a method to traverse the space to obtain particular items. The form of operation characteristic of a solution space is search: among the many solutions, the logician will look for a particular one, but the path to get there is not marked. Search is the process of looking at this uncharted territory in the hope of finding the desired answer. Search proceeds step by step, from one chain to the next, reaching one solution at a time; at each step, at each solution, an evaluation has to be made, until the desired one is reached (if it is ever reached). This is what we call an algorithm7: the explicit procedure (or process) to select specific chains, and specific transformation rules to obtain the desired results. Algorithms, however, are not part of the formal system, and therefore have to be imposed on it from the outside. Today, algorithms (processes) have been numerically embodied in digital computers under the form of programs. Computers (formal systems in themselves) are but a universal algorithmic machine, capable of executing any given algorithm. The Classical Concept of Time The conception of Time in classical philosophy, from Aristotle to the middle ages, is a Time that -in the famous metaphor- is "like a river flowing", unstoppable, eternal. Time exists outside of us, independent of us. And yet we are inexcusably and intimately bound to it since we begin to exist, without any possibility of either mastering or possessing it. Time is an

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experience of our consciousness: to wait, to desire, to live is to experience the flow of Time, to experience that "thing" that is not physical but is there and acts as a backdrop of our existence. In Kant's aesthetic -which corresponds somewhat to the aesthetic of the Enlightment-, Time and Space are "a priori" forms of perception, formal preconditions to the sensibility or intuition of objects. Without them, the reality of phenomena and of experience are impossible, all objects to our senses are within time and space, and in a necessary relationship with them, although we may be able to separate them in our thought. Then, to grab time, to have a hold on it, we must refer to movement and change: movement and change are the properties of moveable and changing objects, while general time is one and the same for all things, movement and change is fast or slow, while this it is not the case with time, which seems to be homogeneous. It will be Albert Einstein that will give this notions of time its mathematical definition in its Theory of Genaral Relativity (1915), uniting and describing space and time as the homogeneous, continuous four dimensions of this a priori "extensity" in which physical phenomena occur. Classical physics and science in general seem to have relied on this conception of Time as a preexisting condition of our experience (even a pre-existing condition of the universe) when exploring the properties of moving and changing objects and then enunciating the laws that explain them. Time is just there, as a simple relation-ship between different rates of change as observed and measured, and ultimately as a simple and unexplained variable in formulas. In this framework, then, it is difficult to define the notion of Process. Process is the succession of events in an external space and time, one after the other: the Algorithm, the program, is the process.

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8. Vitruvius: De architectura libri decem (c. 33-22 BC); Leone Battista Alberti: De re aedificatoria (c. 1450); Filarete: Trattato di architettura; Sebastiano Serlio: The Five Books of Architecture (1575); Jacomo Barozzio da Vignola: Regola delli cinque ordini d'architettura; Andrea Palladio: I quattro libri dell'architettura (1570); Claude Perrault: Ordonnance des 5 espèces de colonnes selon la méthode des anciens (1683); and Jean Nicolas Louis Durand: Précis des leçons d'architecture (1802-1809).

Formal Systems in Architecture Examples of formal systems in Architecture can be found throughout its history, from the classic Orders to the latest trendy architectures. In its most classical form, architecture theory was elaborated in the form of treatises, in the works of Vitruvius, Alberti, il Filarete, Serlio, Vignola, Palladio, Perrault and Durand, to name a few8. All these treatises and books prescribe (that is normalize, or formalize) how to construct the elements from an initial modulus, and how to assemble buildings out of a set of elements, following simple rules in what can be described as a generative system. In classical treatises, only certain combinations are allowed, while others are not possible or excluded from the correct set. Each system of orders, in principle, is not eternally expandable, but a closed set of solutions. In Durand, for example (as in many other of the treatises), the system is fully developed to show, explicitly the complete solution space. The treatise becomes an index, a manual that has to be searched for the correct solution to the problem at hand (be it a school, a prison or a museum).

9. Rudolf Wittkower: Architectural Principles in the Age of Humanism (1949). 10. Colin Rowe: The Mathematics of the Ideal Villa (1947)

One of Eisenman's grammatical developments, in this case for House IV

It is clear that classical architecture has a logical basis (in fact, an homology or reflection of its platonic ideals). But it has been modern architecture historians who, influenced by the potentiality of this methodology and the appeal of logic, have searched for the formal basis and the algorithmic methodologies of architectures from the renaissance to our days. It was Rudolf Wittkower who unveiled the internal structure of Palladio's villas, and its relation to music and mathematics9. According to him, Palladian villas seem to have been generated by a small system of closed rules, a predefined and strict procedure that could have generated many more solutions, had the master had the time or the commissions. Based on his work, Colin Rowe also made an attempt to decipher modern architecture with the same set of tools10. The formal basis of modern architecture can also be traced down to modern treatises, including the Modulor, by Le Corbusier, works like

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Alexander Klein's research on minimal habitat measurements11, or Neufert's exhaustive recipe book on the ideal measurements of building elements12. Even today's standardization methods (ISO, ANSI, NIST, ASCII), owe something to this form of thinking, although it is clear that standardization has also a positive effect on industrial production. More recently, aware of the linguistic foundations of formal systems (and of the formal basis of some architectures), some architects have applied linguistics and semiotics in a more literal way. This is a typical form of Postmodern production: to take formal elements (historical, traditional, popular, or else) as linguistic signs, and treat them as such, actually transposing linguistic structures to the work of architecture. Peter Eisenman, for example, is responsible for having applied Chomsky's generative grammars to architectonic elements taken from rationalism13. Generative grammars are also formal systems14, composed of chains of symbols and transformation rules. What is not so well known is that there is a whole line of research into the so-called shape grammars, a transposition of linguistic grammars to shapes15: shapes transformed by rules into other shapes, in a graphic version of the formal system. Shape grammars, under the light of what we have explained so far about formal systems, are very well suited to classical architecture: it is possible to literally generate classical buildings with the use of these structures. In fact, Stiny and Mitchell have generated Palladian villas using a grammar, with a surprising result: they were able to generate the existing villas, and also those that were never built. The ideas I just exposed make it possible to understand some characteristics of what we could call algorithmic architecture: computers are given a set of initial forms (usually matricial patches, or parametric geometries such as NURBS), a set of transformation rules (generally affine transformations on matrices) and an algorithm to execute, to arrive at a final formal solution that is deemed correct or adequate. The programming of such an algorithm, however, is not a trivial task, and therefore it will usually be the architect who, in search of the final form, will guide the search process manipulating the interface of a CAD program: the formal system is breached, the architect-logician must intervene (from the outside), and only the appearance of formality is kept. We can now begin to discover the reason why Process has become so important in this kind of architectures: all is prepared and disguised as if it were a formal process, as if architecture was the (automatic) outcome of a logic process; architecture has been reduced (or so it is made us believe) to an autonomous process, with no ties to external influences, ideologies or signification. Authorship has been reduced to the choice of a program, the selection of a few initial forms, and the manipulation of these in a closed system environment: authorship is Process, and the description of this process is what is left of an Architecture.

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11. Klein, Alexander: Vivienda minima : 1906-1957 Barcelona : Gili, 1980. 12. Ernst Neufert: Bauentwurfslehre (1936). 13. His early work is based on grammatical studies of the work of rationalist architects such as Guiseppe Terragni. See Peter Eisenman: The Formal Basis of Modern Architecture. Birkhauser (2006), which is a facsimile reprint of his doctoral dissertation, submitted in 1963 at the University of Cambridge, under the guidance of Colin Rowe. In his later work, however, Eisenman has elaborated and extended these first ideas. 14. In computer science, a "grammar" is considered to be a Turing machine, that is perfectly formalized program or algorithm. See also note. 15. Shape grammars were first launched by Stiny and Gips in 1972. See George Stiny: Introduction to shape and shape grammars. In Environment and Planning B: Planning and Design, 7 (1980), pp.343-351.


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16. Henri Bergson was a contemporary of Einstein, with whom he had an argument about General Relativity. See H. Bergson: Durée et simultanéité (1922).

Villa models: built in white, partially built or unbuilt in gray (Source: L. Sass, "Reconstructing Palladio's Villas". ACADIA Proceedings, 2001)

2. The Virtual Argument The second argument, in contraposition with the first one, will be called the genetic or virtual argument; I will try to expose how a change in our conceptions about systems in general, and the research made in complex systems in particular, has given us the possibility of another conception of time and space, and ultimately rethink the concept of process. I have elsewhere built this second argument with ideas of these scientific fields, but my interest today is in the concepts of time and process. So, to do this, I will turn to Bergson (especially as interpreted by Gilles Deleuze) to expose a completely different form of temporality. This new conception of space and time may help us see architecture very differently, especially when compared with the previous discursive line. The Concept of Time in Bergson and Deleuze Henri Bergson16, in the early 20th century, introduced a different conception of sensations, of our inner experience: according to him we tend to speak of our inner sensations as if they were external objects, to which we apply

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the mould of our experience and associate them with "extensities" (objects with extension) with a physical, measurable presence. Having done this transformation, we believe that we can measure these inner sensations, exactly as we would do with the rest of things17. But, of course, inner experiences (or sensations) are not outside things. They are pure qualities and have no extension, no spatiotemporal presence. If we compare a "light" and its "brightness", the light refers to a material source of photons, something in the world that can be pointed to, and that can be measured through standardized units (candlelight, kilowatts, etc.). Instead, the brightness is the effect that light produces on us, and refers to our feeling of the quality of light. When we ask ourselves "how bright is this light?" or "how hot is this coffee?" we cannot really tell. And even if we could tell, we would need the help of some device to transform the material effect into something measurable: a photometer, a thermometer, etc. When Bergson translates these ideas to Time and Space, he will differentiate between measurable Time, which we equate or project into space following our experience, and pure Time, our sensation or inner experience of a Time that we cannot measure, which he will call "duration" (durée in French). Our habit to spatialize or project into extensive dimensions every single fact of our existence and experience is so strong that the concept of duration is difficult to grasp: duration is an experience of time, the form that takes the succession of our states of consciousness when we let ourselves live them, when we refrain from separating between the present moment and the moments passed. It is a sucession without distinction, like the notes of a melody, which we perceive all at once, without really identifying the different notes. We could say that "even if they come in a succession, we perceive them one inside the others, and that the whole is similar to a living being, where parts, even being different, are fused together by the effect of their solidarity"18. Deleuze will say that while Time, as the duration experienced by our consciousness, is a "succession without exteriority", Space is "an exteriority without succession". Space is exteriority, simultaneity, juxtaposition, order, quantitative difference or difference of degree, numerical and measurable; Time, on the other hand, is internal, succession, organization, homogeneity, qualitative discrimination, difference of nature. Time is virtual and space is actual (more on this later)19. Complex Systems, or Virtual Multiplicities Instead of considering that things in the real, sensible world are mere incarnated images or instances of external ideas (or transcendent ideas) of our brains, or of some external being or sphere, Deleuze -following Bergson- believes that matter and living systems evolve driven by its own internal or immanent forces and by reaction to external forces (intensities or differences of intensity).

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17. H. Bergson: Essais sur les données immédiates de la conscience (1889). 18. H. Bergson: Op.Cit. Chap II, p.74. 19. G. Deleuze: Le Bergsonisme. pp.30-31.


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20. Henri Atlan : Entre le cristal et la fumĂŠe. Seuil (1986) 21. This is the reason they are sometimes called complex adaptive systems. See Murray Gell-Mann: The Quark and the Jaguar. W. H. Freeman Company (1994).

Intensities are material, natural forces of a particular type: differences of temperature, differences of potential etc., forces that establish "fields of energy" that have the potential of action and drive the change and movement of matter and living systems. Complex systems (or multiplicities in Deleuzian terms) are dynamic arrangements of multiple parts that interact with each other, creating a whole that is more than the sum of the parts. But multiple is not enough: complex systems are nonlinear systems, and as a result of intensities and interactions, they are capable of internal self-organization under external pressures, showing a stable behaviour that defies the natural tendency of objects to decay. Stability is not achieved through a static stance: it is a continuous process of sensing (perception), adjustment and response to the environment (interaction), to approach (but never achieve) the desired stability and adaptation position, a cyclical process, governed by feed-back loops, that put the system into a cyclical position of unstable equilibrium. Complex systems are open systems: they affect and are affected by external forces from their surroundings, to which they react by producing internal changes. With these changes, the balance and structure of interactions are modified, and the system can respond to the external changing conditions. Thus, reacting to external forces, these systems change, mutate, gain in organization while they integrate the external world into their being: that is the reason why Deleuze will say that the materiality of any being is a creation of its past. The phenomenon of adaptation to the environment (by integration, reorganization, adaptation) is what has been called "order out of noise"20: external aggressions (noise) on complex systems produce, by integration, the emergence of a new internal organization (order). If the system is capable of adapting, its new organization will respond to the aggression (or noise). If not, the system will die or disappear21. On a more abstract plane, we can consider Intensities (or differences of intensity) as the fields of forces, the vector fields, the multidimensional arrangements of tendencies that pre-date and pre-exist the formation or mutation of beings, and indicate the directions and the course of events for the trans-formation of systems (Deleuze will call them virtual multiplicities). They represent a previous state, which is real but non-existing yet, already containing all the alternative configurations that this being can ever turn into.

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Then, impelled by the intensive forces and affected by the external forces to which they react, multiplicities unfold by stepwise differentiation through a cascade of events, each event in turn opening a whole range of new virtualities (a whole range of virtual multiplicities), and eventually becoming an individuated being. This process of individuation, the recursive unfolding of virtual multiplicities into becoming an existing being is called actualization. In so doing, in this cascade of unfolding events, every multiplicity not only unfolds its being (becomes), but also unfolds its Time as well as its Space -that is, materializes or actualizes the kind of measurable space-time that we perceive. Time is not an external, transcendent, preexisting category (as Kant and science would assume), but an intrinsic, immanent creation of the process of actualization of multiplicities. Deleuze will say: "Time itself unfolds … instead of things unfolding within it". All the opening alternatives at each unfolding event will simultaneously be created, thus deforming our notions of space and time (one object cannot coexist in space with other objects; time as a succession of events; etc.). Indeed, by actualizing, multiplicities create its own time, its own Present, opening up a whole new range of possibilities, thus creating the Future; and since any present passes in no time, the time created becomes Past immediately. Virtual time is unlimited or infinite in both the future and the past directions in which it unfolds. It is not metric, and the processes that unfold in it are not sequential but coexistent. Actual time, on the other hand, is the result of cascading processes of actualization or individuation, a nested set of presents with characteristic time scales interacting among each other. The processes occurring in actual time always have a limited duration, a time scale -whether it is large or small- that is always finite. Heterochrony Individuation, the becoming or unfolding of multiplicities produces a metric time (with its extensive properties), the type of time we know from classical physics, the time that is measurable and countable with clocks. Actual time (what Bergson will call "durée") is a fragmentary, cyclical time that can be perceived by our consciousness. But each being, each consciousness, will perceive a different time, and therefore will live the experience of its own perceived time. In fact, each consciousness will perceive a diverse number of durations, a multiplicity or a spectrum of different temporalities belonging each one to a different time scale, each duration tied to the different individuation processes it is part of (for example, we can perceive one duration for the growth of our hair; one duration for a café conversation; one duration for our own life-span; one duration for the yearly seasons; etc.).

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22. A turing machine is the mathematical formalization of an algorithm. See note 8.

Since all different beings have several characteristic time-scales, varying from small to medium to large, the world of temporalities can be viewed as a nested set of levels of time, the time cycles of the small time-scales adding up to the larger time-scale temporalities. In fact, the time scales at each level are actually related, as time events in one level interfere or interact with the events of another level. Time is indeed sequential, but not a linear sequence of uniform moments. Time is not a quantized, preexisting continuous flow divided into uniform homogeneous instants, but on the contrary, we can only account for this actual time by synthesizing the different time scales of this temporal multiplicities we have just discovered. This is the basis of heterochrony: in a world where multiple coexisting beings exist, even virtual beings, we can assume that they will interact. The relationship between each characteristic time scales will determine their capacities to affect and be affected by each other. Heterochrony is the parallel operation of different sequential processes, coupled or uncoupled (that is synchronized or out of sync) in their relative rates of change. This can give the impression that what we are actually dealing with is a kind of computer program, a Turing machine22 of sorts that actually underlies all the process and the temptation may exist to even believe that this program can actually be described or captured in a digital computer. But as we will see later, this assumption has to be handled with caution. As Stuart Kauffman puts it (talking about the genetic system): "It is a major initial point to realize that in whatever sense the genomic regulatory system constitutes something like a developmental program, it is almost certainly not like a serial-processing algorithm. In a genomic system, each gene responds to the various products of those genes whose products regulate its activity. All the different genes in the network may respond at the same time to the output of those genes which

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regulate them. In other words, the genes act in parallel. The network, in so far as it is like a computer program at all, it is like a parallelprocessing network. In such networks, it is necessary to consider the simultaneous activity of all the genes at each moment as well as the temporal progression of their activity patterns. Such progressions constitute the integrated behaviors of the parallel-processing genomic regulatory system"23. If we agree to understand temporality as the unfolding of virtual multiplicities, and away from pre-existing, transcendent or exterior time, then we must consider the parallel operation of multiple sequential processes being at play in individuation processes, or what we have called heterochrony. But we might as well understand, as others have already understood, that these processes are an excellent basis for the emergence of novelty. Thinking about the temporality involved in individuation processes as embodying the parallel operation of many different sequential processes throws new light on the question of the emergence of novelty. If embryological processes followed a strictly sequential order, that is, if a unique linear sequence of events defined the production of an organism, then any novel structures would be constrained to be added at the end of the sequence (in a process called 'terminal addition'). On the contrary, if embrionic development occurs in parallel, if bundles of relatively independent processes occur simultaneously, then new designs may arise from disengaging bundles, or more precisely, from altering the duration of one process relative to another, or the relative timing of the start and end of a process. This evolutionary design strategy is known as heterochrony, of which the most extensively studied case is the process called 'neotony'"24.

Novelty occurs in two different ways. First, the alteration of durations of certain processes in relation to others, or changes in the relative timing of different sequential processes might yield opportunities for the appearance or emergence of new, unpredicted features in these systems by adding complexity or complicating the system. This is well illustrated by Darwin's evolution theory and by (among others) Murray Gell-Mann when

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23. Kauffman, S.: The origins of order: Self-organization and selection in evolution Oxford University Press: New York (1993). Cited in DeLanda, M.: Intensive Science and VirtualPhilosophy. Continum books (2002), pp.96-97. 24. DeLanda, M.: Intensive Science and VirtualPhilosophy. Continum books (2002), p.97.


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25. Murray Gell-Mann: Op.Cit. 26. Deleuze and Guattari: A Thousand Plateaux. Cited in DeLanda, M.: Intensive Science and VirtualPhilosophy. Continum books (2002), p.98.

describing complex adaptive systems25. This type of evolutionary development, however, might be misunderstood by those trying to reintroduce teleology in these ideas, as if evolution had always an inherent drive towards greater complexity. On the contrary, the uncoupling (or de-synchronization) of some of these processes may result in the loss of a certain feature of the system, opening opportunities for simplification. This is in no way accounted for in Darwinian evolution, and shows how evolutionary processes are able to escape over-designed solutions and create room for the appearance of simpler, better designs. As Deleuze writes: Relative progress ‌ can occur by formal and quantitative simplification rather then by complication, by a loss of components and syntheses rather than by acquisition ‌ It is through populations that one is formed, assumes forms, and through loss that one progresses and picks up speed"26. Finally, after exposing Begson's (and Deleuze's) theory of time, and the concept of hererochrony, we can now return to the idea of process. Indeed, in the world of virtual multiplicities and virtual time, a process is not something that unfolds in a pre-existing, external spacetime (as could be the space-time of the computer, for example, as in the case of programs). Instead, we can clearly see that the very act of actualization, of individuation, is exactly and precisely a process. Architecture as Multiplicity Let us ask ourselves: what can we learn from these ideas that are relevant for this discipline? And, most importantly: how does architecture fit into these questions at all? It is not very difficult to see how these ideas about multiplicities -or complex systems- are relevant to architecture, or the built environment, at least on three different levels: First of all, and most importantly, Architecture is the individual act of a creative mind. There is no poetry and no professional pride in this affirmation. Architecture is the very act of giving form and reality to a vague set of "problematics", a true act of actualization, or the progressive unfolding, of a field of tendencies and intensities. Requirements, ideas, constraints, functionalities, limitations, coasts, environmental conditions and technical aspects, can be thought as the forces that drive the design process. Each of these aspects has its pull, its strength and its role in the system. At first they are unorganized, but they all interact in the designer's mind, and form emerges as some of these aspects are tamed and the system falls into a state of equilibrium. Second: a "project" is the expression of the process of actualization, the process of formation, I just referred to in the first point. The representation of a complex system of connections and its translation into a set of documents that can be shared and communicated is no easy task. The representation

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of "complexity" is difficult, especially if we do not acknowledge that form is just a partial view of the solution. Last but not least, the process of construction, and the life-span of a building is in itself a process that defies most common logic: it is the process of adjusting and making possible an immense number of interests, materials and tendencies into a final object that has to withstand the effect of the passage of time and aggression. As strange and far off as this second argument might seem let me try to draw some conclusions of the differences between the computational argument and the virtual multiplicities argument. If we compare the "process" associated with each of the two arguments exposed, we can see some fundamental differences. 1. Process in the first argument is associated with algorithm, a succession of discrete elements, unfolding in an external pre-existing space-time. This process, as hard as it may be to describe, has its linguistic counterpart that precedes it. The argument assumes that things in the world have transcendent ideas of which they are but realized copies. The model (or transcendent image) of this process is a universal ideal, which already contains in potential all the many developed forms of the algorithm. Realization is an act of search and selection among the many possible options, which are already predefined. There is no creation, except in the definition of the search process, or program. On the contrary, the second argument -the virtual argument- assumes that objects and events are complex arrangements, or multiplicities, and explores the relationships between the virtual and its actualization. From the "latent" condition of the virtual, the process of actualization is a creative process in itself: something becomes, begins to exist, that was nowhere predefined and that modifies, in turn the dynamic configuration in which it is created. Actualization is creative27. 2. The invention of digital computers during the first half of the 20th century, and their rapid expansion in the second half to every corner of human activity has undoubtedly had an immense effect on the way we perceive our world. One could not say if it was the zeitgeist of the 19th century which created the computer or, on the contrary, if the single technological feat of inventing an electronic Turing machine has modelled our current "world view", full of the new opportunities and perspectives that this amazing tool has opened. But one thing is certain: the computer is the step child of logic and mathematical thought. It is, without any doubt, a formal system, a Universal Symbol Processor, a closed and formalized world with its particular rules. But through the "miracle" of simulation, by applying language and meaning to its programs and symbols, by getting "out of the program", computers can simulate (and very well, indeed) all sorts of open systems of any kind. It is not without computers that all the developments on thermodynamics, complex systems and multiplicities, have been

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27. Pierre LĂŠvy: Qu'est-ce que le virtual ? La dĂŠcouverte (1998).


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cracked, simulated and understood. Our present liquid condition seems to be a symptom, if not a benediction, of the appearance and use of computers. 3. I think that it has been clearly exposed that geometric form is nothing but the expression in mathematical, geometric or graphic terms of the extensive properties of objects, the objects of our thoughts (it could be Architecture, for example). Therefore, thinking with form is an overt reduction of the possibilities of architectural expression, especially if this play of forms is realized as part of a closed system. Furthermore, geometric form -as it has been showed- is the outcome of a complex process of actualization of multiplicities, the unfolding of the virtual into existence, where on the last minute the extensive properties of actual space-time are deployed. And that is where geometry resides. 4. We have to return to a more global conception of architecture, understanding the profound implications and the role of Process, to account for all its creative potential. The use of computers is neither an excuse, nor a distraction, but an opportunity to capture, represent and develop the full capacities of our discipline.

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Le choix des lignes "La pratique expérimentale du projet d'architecture chez Peter Eisenman" Entretien avec Elena Fernandez, chef de projet chez Peter Eisenman 1998-2001

Propos recueillis par Alexis Meier

Architecture et alternative Alexis Meier : Comment qualifieriez-vous la pratique architecturale de Peter Eisenman, en quoi a-t-il changé votre perception de l'architecture, et plus généralement l'approche générale de l'architecture ? Elena Fernandez (Iterae.com) : Ce que j'ai appris de lui, ce que j'ai découvert, c'est d'abord une forme de pensée très intéressante dans la façon dont il convoque des choses, qu'elles soient philosophiques et extérieures à l'architecture, et qu'il importe dans l'architecture. Il sait comment amener les choses extérieures à l'intérieur de l'architecture. C'est vraiment intéressant de voir comment son esprit perçoit quelque chose et le met en relation avec l'architecture, là où vous, vous n'auriez rien vu. C'est en partie ce qui rend sa "pratique" intéressante. AM : Pourriez-vous affirmer que, pour lui, l'architecture est un champ où il connecte d'autres champs ? EF : Oui, ce jeu de connexion est une véritable dimension créative toujours en progression. Il est capable de tout utiliser. En revanche, il semble plus intéressé par la recherche de solutions alternatives, en termes de conception, que par l'autre aspect de l'architecture : la réalisation. AM : Pensez-vous alors qu'il est vraiment architecte, un architecte qui ne souhaiterait pas vraiment construire ? EF : Oui, de la même façon que d'autres architectes ne sont, eux, intéressés que par la construction et ne s'intéressent pas au processus. Je ne l'appellerais pas non plus un artiste. AM : Pourtant, pour certains artistes, l'approche "processuelle" et "conceptuelle" est suffisante pour constituer l'acte artistique. En mettant en avant cette dimension processuelle, Eisenman serait-il un architecte d'une "nouvelle" forme, fondée sur une autre définition de ce qu'est l'architecture ? Ce positionnement a-t-il changé l'ensemble de l'architecture selon vous ? EF : Selon moi, on ne peut pas dire que Peter Eisenman - ou qui que ce soit d'autre - a "changé l'architecture", mais on peut affirmer qu'il est aux commandes de quelques choses. Picasso a, par exemple, changé le

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monde de la peinture, mais il n'était pas seul, des gens lui ont apporté des choses pour ses réalisations. De la même façon, Eisenman a su "formaliser" ce qu'il avait autour de lui. Il aurait peut-être aimé être le seul et l'unique. AM : Que recherchiez-vous en particulier en travaillant pour Eisenman ? EF : Bien que nous n'ayons pu finaliser un bâtiment durant la période où j'étais à New York, mon souhait était de participer, en arrivant d'Espagne, où j'avais reçu une formation très conservatrice et traditionnelle du point de vue de la pensée architecturale, à une autre approche de l'architecture. Mon année à Columbia m'a ouvert l'esprit et préparée à intégrer une agence comme celle d'Eisenman. L'université ressemble à l'agence, on expérimente beaucoup. Intégrer cette agence était donc pour moi une sorte de continuité de ma formation, surtout en termes de conception d'un projet réel et aussi expérimental. Ce fut un prolongement de ma formation à Columbia, et inversement j'ai réalisé que ce que l'on développe chez Eisenman n'est pas sans effet sur l'enseignement de Columbia. AM : Plus largement que Bernard Tschumi ou Greg Lynn ? EF : Concernant Tschumi, je pense que oui. Greg Lynn n'est pas si différent d'Eisenman, mais lui se concentre plus sur des aspects de technologie de pointe, consécutifs aux découvertes théoriques d'Eisenman (Greg Lynn a collaboré plusieurs années avec Eisenman avant de développer sa propre démarche). Il vient de chez Eisenman, mais il développe plus profondément et de façon performante certaines parties techniques du processus expérimental global d'Eisenman. AM : Eisenman a-t-il été votre enseignant à l'Université de Columbia ? EF : Non. AM : En tant que chef de projet, comment deviez-vous intégrer les "fameuses" références extérieures, telle que la déconstruction de Jacques Derrida ou la pensée de Gilles Deleuze ? Quels aspects par exemple de la grammatologie deviez-vous traiter, et comment ? Ou bien alors étiezvous placée en dehors du débat théorique et concentrée sur la fabrication et la conception du projet ? EF : Pas vraiment dans le débat. Je pense en revanche que ce qui était intéressant dans cette agence était le fait que sa posture d'ouverture sur le plan théorique nous permettait d'expérimenter des stratégies de conception dans le champ du projet de façon quasi-illimitée. Il sélectionne des éléments aussi bien théoriques que pratiques avec lesquels vous devez expérimenter, tels que les angles de vue du site, le trajet du soleil, des usagers, etc. AM : Il ne vous demandait pas de lire tel ou tel texte ? EF : Non, c'est lui qui lisait et ensuite il critiquait vos solutions architecturales. C'était lui le filtre ! Il répartit les compétences en différentes équipes de recherche (en volume, sur ordinateur...) et récolte les éléments qu'il trouve les meilleurs de chacun, il les réunit pour former et réorienter les différentes étapes du projet.

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AM : Votre "matériau" de travail est plus matériel que théorique. EF : Oui, nous démarrons le projet directement avec des éléments concrets.

Les diagrammes AM : Vous laissait-il par exemple concevoir des diagrammes ? EF : Oui. AM : À propos de ce processus, quels sont pour vous les bénéfices et les dangers du diagramme ? EF : C'est assez difficile à dire, je pense qu'en fin de compte le diagramme est l'expression de quelque chose que vous voyez ou que vous sentez, comme la compilation de quelque chose. Ce processus, pour reprendre ce que je disais précédemment, a aussi contribué à m'ouvrir l'esprit. AM : Oui, mais dans cette agence, avant de construire le projet, vous "construisez" un diagramme. Ce diagramme est donc partie intégrante de la stratégie de conception du projet ? EF : Oui, c'est le lieu du mélange que nous évoquions tout à l'heure. L'expression diagrammatique aide à simplifier une chose ou une pensée. Eisenman ne l'a pas inventée, à l'école d'architecture de Madrid où j'étais, il y avait aussi des diagrammes qui dirigeaient de façon implicite notre façon de projeter. AM : Pouvez-vous alors m'indiquer la spécificité des diagrammes eisenmaniens ? EF : Ceux de Columbia ou de chez Peter sont différents au sens où, à Madrid, les diagrammes étaient exclusivement "architecturaux", ce qui veut dire qu'ils étaient limités à l'expression de l'espace architectural, c'està-dire le "géométral". Eisenman, lui, fait des diagrammes de toutes choses. AM : Tout peut alors être utilisé "diagrammatiquement" en architecture ? EF : Je pense que oui. AM : L'utilisation est au niveau du signe ou de la combinatoire. Par exemple, que dire diagrammatiquement de l'image de la coquille utilisée pour le projet de Saint Jacques De Compostelle ? EF : Cette coquille n'est pas un diagramme, c'est juste une référence. AM : Oui, mais instrumentalisée dans un processus diagrammatique. EF : Non, le diagramme de ce projet est fondé sur le flux des pèlerins à travers le site, comment ils découvrent la ville, la cathédrale, etc., la coquille est venue se surajouter après, le dernier jour. AM : Mais tous les diagrammes peuvent-il être architecturaux, ou à quelles conditions un diagramme devient-il architectural ? EF : En tant qu'architecte, vous développez des diagrammes, disons au fur et à mesure de votre cheminement critique. C'est un outil modulable, une "machine" évolutive de formalisation de votre recherche.

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AM : Vous parliez des dangers éventuels de ce type de diagrammes, quels peuvent-ils être ? Par exemple, comment stoppe-t-on cette "machine" ? EF : En effet, c'est un aspect qui peut poser problème, ainsi que le fait de savoir combien vous prenez de celui-ci et quoi. Comment l'arrêter ? Je ne sais pas… le temps. AM : Quand le diagramme est-il considéré comme "architectural", de façon à pouvoir s'arrêter ? EF : Le diagramme doit en permanence entretenir un aller-retour entre les données abstraites et concrètes (architecturales) qui finissent par l'arrêter. Il n'y a pas de coupure entre la phase diagrammatique et architecturale. L'une ne débute pas à la fin de l'autre, le diagramme est d'emblée architectural et aboutit au bâtiment. On "teste" le diagramme avec différents éléments du projet et on revient en arrière sur d'autres éléments que l'on re-modifie et ainsi de suite jusqu'à satisfaction. AM : Le diagramme qui permet par sa non-linéarité de jouer avec le temps, semble donc tout sauf illogique dans l'approche déconstructive d'Eisenman. Passons au travail sur ordinateur. Les diagrammes eisenmaniens peuvent être réalisés par ordinateur, mais à travers la manipulation d'entités numériques graphiques (traces, vecteurs, lignes...) ; que pensez-vous du processus diagrammatique fondé sur le scripting, c'est-à-dire la programmation, y a-t-il une perte du rapport à l'espace ? EF : Les diagrammes n'ont pas nécessairement de relation à l'espace, c'est une autre voie, on peut commencer avec le scripting, à la main ou par ordinateur. Les équations représentent quelque chose. AM : Mais la logique mathématique des algorithmes n'est pas précisément "spatiale" ? EF : Oui, mais c'est aussi le cas pour le diagramme, c'est dans son rapport aux "paramètres" du projet qu'il devient finalement architectural. Il est vrai que lorsque vous faites un script, la formalisation que vous obtenez est plus figée, plus définitive, comme un résultat. AM : Perd-on alors la dimension accidentelle si riche mais aussi parfois si improbable du diagramme eisenmano-deleuzien ? EF : On peut générer l'accident dans la programmation du script, on ne sait pas toujours ce que l'on va obtenir. Greg Lynn dit que "l'accident" fait partie de la logique de la nature. Il n'y a pas de contradiction, Greg Lynn est comme une branche d'Eisenman, plus technologique et moins vaste. C'est une évolution à partir du diagramme eisenmanien, une sous catégorie de diagramme "technologique", pas un remplacement paradigmatique. AM : Il n'y a pas qu'une seule logique de programmation diagrammatique, fût-elle mathématique ? EF : En effet, une mauvaise manière de faire de l'architecture serait d'utiliser le script uniquement comme recette, sans aller-retour critique. Comme on le voit chez certains, les dangers du diagramme sont probablement

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décuplés lorsqu'il émane de procédures algorithmiques comme celle du scripting. Car cela vous donne une telle puissance de formalisation que le résultat peut être trop direct et fini, et parfois limité à un seul angle d'approche. C'est pour cela que Greg Lynn comme d'autres "computateurs" tournent un peu en rond maintenant. AM : Avez-vous eu recours au scripting dans l'agence d'Eisenman ? EF : Pas lorsque j'y étais. AM : Quel programme utilisiez-vous ? EF : Principalement Maya.

Le projet de la Cité de la culture de Galice AM : Intéressons-nous maintenant au projet le plus important dont vous avez été en charge et que vous avez remporté (le concours) : La Cité de la culture de Galice à Saint-Jacques de Compostelle (City of Culture of Galicia, Santiago de Compostela), en Espagne. Quelles spécificités spatiales, paysagères, territoriales, architecturales avez-vous cherché à développer ? EF : Premièrement, le projet de Santiago est un projet "urbain", même si aujourd'hui il s'exprime aux travers d'entités architecturales ; il s'agissait d'une réflexion à grande échelle, à l'échelle d'une ville (urban landscape). Le résultat pour le concours était un dispositif territorial plus qu'architectural. AM : Précisément, selon vous, quels éléments en particulier de votre proposition vous ont fait remporter ce concours1 ? EF : Les points qui nous ont permis de gagner me semblent être les suivants. Premièrement nous étions face à un site historique (la ville de SaintJacques), mais nous étions cachés, dissimulés dans le paysage ; nous ne cachions pas la ville, il n'y avait pas de confrontation volumétrique. Ensuite, la prise en charge du flux des pèlerins… AM : Eisenman ne s'inspire pas uniquement des éléments du site, vous avez utilisé d'autres " traces " pour votre diagramme, vous avez les traces du terrain, les traces du passage des pèlerins, les traces d'une grille abstraite, et enfin les traces (contours) de l'ancienne cité de Saint-Jacques : comment appliquez-vous les traces de l'ancienne cité médiévale ? EF : L'idée, qui je pense ne marche finalement pas, était de retrouver un dispositif de circulation qui reprenait dans sa structure les qualités de la ville médiévale. Ses espaces étroits, tortueux et profonds, permettant un type de déambulation séquencée avec des ruptures d'échelles. Par exemple, vous ne trouvez pas de point de vue global sur le projet, où que vous soyez. Pour ne pas simplement copier l'ancien système, nous avons alors réuni les lignes des différentes strates pour voir ce que cela donnait. AM : Mais comment arrivez-vous à faire de l'architecture avec ce réseau de lignes ? EF : Il suffit de choisir les bonnes. AM : Comme un artiste ?

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1. La "Xunta de Galicia" (parlement de Galice) proposa en 1999 un concours pour édifier La cité de la culture de Galice sur le mont Gaiàs à Saint-Jacques de Compostelle. Douze propositions furent initialement retenues, celles de Santiago Calatrava (avant son retrait), Ricardo Bofill, Peter Eisenman, Manuel Gallego Jorreto, Annette Gigon and Mike Guyer, Steve Holl, Rem Koolhass, Daniel Libeskind, Juan Navarro Baldeweg, Jean Nouvel, Dominique Perrault et César Portela.


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EF : Non, il faut lire le diagramme comme un architecte, pas comme un artiste. Dès lors que ces lignes sont pour vous des "représentations" d'un espace, vous pouvez les traiter architecturalement. AM : C'est ce choix qui selon moi correspond à la dimension disons "artistique" de l'architecture, même si l'architecture n'est pas l'art. Sans ce choix, vous appliquez une technique. EF : Je suis d'accord, je n'appellerais pas cela (l'architecture) de l'art, mais c'est un moment artistique de l'architecture. AM : Donc, derrière le choix des lignes, vous cherchez à créer des relations entre quoi et quoi, des formes et des fonctions ? EF : Non, pas à cette étape, nous cherchons plutôt à établir un système de relations entre différentes choses abstraites et concrètes, finalement entre des formes. AM : Mais un artiste crée lui aussi des relations entre les formes, alors à quel moment notre choix est-il plus architectural qu'artistique ? EF : Cela le devient parce que nous sommes missionnés en tant qu'architectes, cela induit un type d'expertise qui tient compte d'éléments réels, de l'échelle, etc. AM : Ces diagrammes pris "architecturalement" peuvent-ils alors être des documents techniques ? EF : Ils ne sont pas à proprement parler des documents techniques mais ils contiennent une dimension technique en devenir. AM : C'est aussi un processus "génétique" ? EF : Oui. AM : Donc, vous mettez en relation des lignes ou des formes qui renvoient à des entités formelles concrètes (matière) qui elles mêmes conditionnent des possibilités relationnelles dans l'espace (flux). C'est ce double rapport entre les lignes abstraites et concrètes, la matière et le flux, qui est en quelque sorte la "facture" conceptuelle d'Eisenman, et qui inversement ne permet pas à toutes les personnes qui manipulent des lignes sur ordinateur d'être architectes. Quelle est l'étape d'après, comment passez-vous de cet "objet", de cette "machine" distributive au "projet" ? EF : C'est à ce moment que le programme entre en jeu pour obtenir le produit final. L'introduction du programme est venue volontairement très tard sur ce projet. Ce n'est pas le cas pour tous les projets, c'est ici dû à l'approche paysagère. AM : Juste une remarque, il ne s'agit pourtant pas d'une image de paysage. Il s'agit de traduire les potentialités d'un paysage dans la structure de l'édifice, telle que la façon de se déplacer, de jouer avec les niveaux, de créer une continuité entre le site et le bâti, etc. EF : Oui, c'est bien plus lié à l'assimilation de la structure de la ville médiévale.

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Premières recherches diagrammatiques (digitales) comportant le site et les lignes de flux La cité de la culture de Galice à Saint-Jacques de Compostelle - 1998-1999.

Diagrammes et limites AM : Après avoir vu certains aspects concernant la conception (stratégie, formalisation) du projet, sur l'aspect constructif du bâtiment, les recherches diagrammatiques vous ont-elles permis de développer de nouvelles techniques de construction ? EF : Je ne pense pas que cela permette d'inventer des techniques, mais la quantité d'informations que peut "transporter" un diagramme peut être exploitable à ce niveau. Avec le diagramme, vous arrivez à exprimer une logique du projet, et cette logique diffuse aussi au niveau constructif, elle influe sur la mise en œuvre et aussi sur la répartition du programme, que les éléments soient importants ou petits. Le diagramme mute ici en quelque sorte d'une phase conceptuelle à une phase architecturale, d'autres éléments entrent en jeu, il devient "projet". AM : En effet, la logique n'a pas d'échelle. EF : Certaines équipes (FOA, Un studio, etc.) n'opèrent pas cette mutation sur le diagramme ; ainsi, il arrive qu'ils construisent brillamment mais aussi littéralement leur diagramme. AM : Pour terminer, quelle pourrait être la limite à cette pratique "expérimentale" de l'architecture ? EF : D'une certaine façon, je considère qu'en fin de compte le diagramme est d'un côté (conceptuellement) comme le générateur de quelque chose, et de l'autre (concrètement) il doit produire une nouvelle "compilation" de choses. Il y a en effet le risque que cette re-compilation ne soit pas probante ou exploitable architecturalement. C'est un point "critique" : comment savoir, comment ajuster d'abord l'idée et aussi, à la fin, des paramètres. Je pense par exemple que chez FOA ils ne le font pas et que leurs diagrammes sont très formels, ils représentent l'idée.

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AM : Vous pensez donc que pour eux, faire un diagramme c'est comme faire une forme, et le bâtiment serait une sorte de sculpture, ce qui semblerait être une limite à ce genre d'expérimentation. Qu'est-ce qui fait que les diagrammes d'Eisenman ne sont pas que formels ? EF : À la fin, ils peuvent être "formels", mais je pense que derrière cette forme il y a un "influe" sur une quantité de choses dans le projet. Le diagramme doit créer de nouvelles connexions. AM : Donc le diagramme n'est pas la forme, c'est ce qui apporte la forme. EF : Oui, le résultat est une forme, le diagramme a aussi une forme mais ce n'est pas la même nature de forme. AM : Finalement, FOA a opéré une sorte de rationalisation du processus diagrammatique d'Eisenman. EF : Oui. À l'inverse, je pense que les travaux d'autres équipes espagnoles, telles que CERO 9, pourraient être une bonne voie pour l'expérimentation aujourd'hui.

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Zone1 de transfert

1. En hommage conjoint à Guillaume Apollinaire et Andréï Tarkovski.

La distraction : entre cinéma et architecture moderne chez Benjamin et Eisenstein. Pour une poïétique de l'expérience urbaine par le montage cinématographique.

Pascal Rousse

En quoi l'expérience cinématique peut-elle transformer l'architecture, la ville et l'espace urbain qui se substitue à celle-ci ? Comment s'opère le lien entre l'"expérience vécue" du spectateur et cette autre scène dont les films d'Eisenstein présentent un accès à l'imagination ? Dans une pensée singulière du montage à partir de la mise en scène, Eisenstein sollicite un mode inconscient de sensibilité à l'espace concret que Benjamin, pour sa part, appellera distraction2. La distraction est un mode disruptif de relation à l'espace commun car elle n'est plus régie par une norme optique, un réglage de la bonne distance fixant le rapport représentatif entre le regard et l'ordre symbolique légitime3, mais par le contact et le principe de plaisirdéplaisir. C'est l'espace de l'interaction des corps quelconques entre la loi, telle que l'architecture la réalise, et le sens primaire du toucher4. Le mot de distraction traduit ici l'allemand Zerstreuung et Benjamin le retourne contre Georges Duhamel, qui l'emploie dans son sens moraliste classique pour condamner violemment le cinéma. Cependant, c'est à Krakauer que l'on doit son sens descriptif et critique, destiné à rendre compte du nouveau sens esthétique émergeant au sein des masses dans le contexte de la révolution industrielle5. La signification que Benjamin lui donne témoigne de ses échanges avec Brecht et répond ainsi à la notion de distanciation pour lui donner en quelque sorte une assise et une extension dans l'espace social6. Il entend circonscrire un mode complexe de perception inhérent à la ville en mutation, où le contact, c'est-à-dire l'ordre du proche, prend le dessus sur la vue et le lointain - se présentant ainsi comme le négatif de l'aura. Or, le toucher est le principe même de l'ambivalence entre pulsion de vie et pulsion de mort, selon Freud7, dont l'intrication se révèle dans l'"état de détresse" du nourrisson (Hilflosigkeit). Par l'intrigue des apparitions et des disparitions, du proche et du lointain, du jour et de la nuit, se noue la dialectique des choses, des signes et des affects échangés avec l'Autre, donnant consistance au langage. Telle est la structure du fort-da, laquelle engage non seulement le jeu de l'enfant mimant par le truchement d'un objet les allées et venues du corps premier de l'amour, mais aussi l'espace habité de la scène du drame - l'épreuve de l'indéterminé dans l'absence et la perte8. La polarité dialectique des affects, entre plaisir et déplaisir, joie et peine, c'est-à-dire de ce qui fait sens dans la relation, se constitue là pour l'être singulier - dans la répétition.

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2. Il sera essentiellement question du texte de Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique ; voir notre : L'Architectonique du montage selon Eisenstein et Benjamin : architecture temporelle et transformation du lieu, Cadrage.net, octobre 2006, www.cadrage.net/dossier/ architectonique.htm. 3. Sur le régime représentatif et le régime esthétique qui lui succède, voir Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La fabrique, 2000 ; Le destin des images, Paris, La fabrique, 2003. 4. Voir Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l'esprit, Paris, L'Herne, 2007 et l'ouvrage important de Giuliana Bruno, Atlas of emotion. Journeys in Art, Architecture, and Film, London-New York, Verso, 2007. 5. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930 ; Siegfried Krakauer, Le voyage et la danse. Figures de villes et vues de films, Saint-Denis, PUV, 1996 ; cf. Andrew Benjamin, Ennui et distraction. Les humeurs de la modernité, in Philippe Simay (dir.), Capitales de la modernité. Walter Benjamin et la ville, Paris/Tel-Aviv, Éditions de l'éclat, 2005. 6. Voir W. Benjamin, Essais sur Brecht, Paris, La fabrique, 2003 ; nous empruntons les notions d'espace social, de représentation de l'espace et d'imaginaire (comme ensemble d'espaces de représentations collectives inconscientes) à Henri Lefebvre, La production de l'espace, Paris, Anthropos, 2000.


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C'est la matrice de l'angoisse et du lien originaire entre l'expérience kinesthésique de l'espace et l'émotion9, dont Benjamin décèle le rôle structural dans l'espace social. 7. Cf. Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse (1925), Paris, PUF, 2005, p.37. 8. Sur le jeu de fort-da, cf. S. Freud, "Au-delà du principe de plaisir", Essais de psychanalyse, Lausanne-Paris, Payot,1989, pp.51-56. 9. Voir Pierre Kaufmann, L'expérience émotionnelle de l'espace, Paris, Vrin, 1999. 10. Cf. Lev S. Vygotski, Conscience, inconscient, émotions (1924-32), Paris, La Dispute, 2003. 11. Voir Jean-Louis Déotte, Qu'est-ce qu'un appareil ? Benjamin, Lyotard, Rancière, Paris, L'Harmattan, 2007. 12. W. Benjamin, Spielung und Spielen, Gesammelte Schriften, Band III, cité par Andrew Benjamin, op. cit., p.148. 13. Cf. Spinoza, Œuvres III. Éthique. Démontrée suivant l'ordre géométrique et divisée en cinq parties, Partie III, Définitions des affections, IV, Paris, GF Flammarion, 2004, pp.198-199.

Ainsi, inspiré également par Vygotski10 et Eisenstein, il répond aux problèmes de l'approche psychanalytique des masses en déplaçant les concepts freudiens d'appareil (Apparat, du latin apparatus, "préparé, disposé, apprêté") et de transfert. La montée en puissance de la distraction dans la vie moderne est le signe époqual qu'un nouvel imaginaire, qui se substitue à la tradition de la narration d'expérience, surgi des ruines laissées par la mutation anthropologique en cours depuis la révolution industrielle. Si la distraction est le symptôme de la destruction de masse de l'expérience vécue par le déchaînement d'une violence inouïe, causée par l'industrialisation de la civilisation urbaine (on sait combien l'observation des traumatismes de guerre contribua au tournant métapsychologique de la pensée de Freud), elle forme dialectiquement aux yeux de Benjamin le milieu d'une transformation de la sensibilité la préparant aux enjeux périlleux et difficiles de l'époque. S'ouvrent alors la chance et l'espérance d'un déplacement du désir collectif d'identification à l'Un vers l'accueil de l'événement et la reconnaissance du multiple. Le nouvel appareil, articulation de la technique et du symbolique définissant une nouvelle surface d'inscription, qui doit permettre d'opérer cette transformation dans l'imaginaire, est le cinéma11. Le cinéma transfère l'espace traumatique de la "ville" industrielle à l'espace de jeu (Spielraum) de la mise en scène et du montage, en sublimant la structure du fort-da ; ainsi, écrit Benjamin, le jeu est-il "la transformation d'une expérience bouleversante en habitude"12. Mais nous rencontrons alors le problème, capital chez celui-ci, de la disjonction entre expérience singulière, ou "authentique" (Erfahrung), et expérience vécue (Erlebnis). Si le concept d'expérience suppose la conscience, la perception distraite en revanche implique l'inconscient à l'œuvre dans l'espace social, que Benjamin appelle "inconscient visuel", mais que l'on pourrait généraliser en "inconscient perceptif" pour en souligner les liens, dans les relations du visible, de l'invisible et du dicible, avec deux ouvrages majeurs de Freud : Psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient. La perception distraite est un mode diurne de dissociation du psychisme et de la conscience. Selon Spinoza, c'est un état provoqué par une sensation inattendue reçue de l'extérieur qui rompt et suspend pour une certaine durée la chaîne des représentations, laquelle soutient et donne sens au sentiment de réalité dans la relation au monde13. Or, depuis la révolution industrielle, la fonction protectrice que Freud attribue à la conscience subit la saturation traumatique des chocs dans l'expérience vécue du milieu urbain, de telle sorte que le sujet se trouve constamment hors de lui-même, ne parvenant plus à inscrire ses sensations dans une chaîne cohérente de faits dicibles, une narration, c'est-à-dire le récit d'une

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expérience, que l'on peut dire authentique quand quelque chose de nouveau étant appris devient constitutif de la conscience subjective de la durée. C'est pourquoi Benjamin retrouve ce principe de dissociation entre différentes séries d'enchaînements représentatifs dont l'accord structure la raison. La distraction est d'abord cette zone dangereuse où l'être est confronté à l'indéterminé hors de lui et en lui, où l'expérience vécue n'est plus que la désorientation du corps livré à la discontinuité des pulsions et des chocs, des obstacles et des passages rencontrés au hasard, dans un vertige destructeur. Elle ouvre cependant au désir la possibilité d'accéder à une forme déliée d'inconscient collectif : un réseau de coordonnées psychophysiques donné dans la nouvelle définition de la surface d'inscription, qu'Eisenstein interroge en construisant architectoniquement l'espacement du montage. Si nous suivons Benjamin, l'expérience vécue de la ville n'a donc pas lieu. Elle disparaît dans la distraction, c'est-à-dire le substrat inconscient inévitablement collectif de la perception urbaine soumis au processus primaire. Il faut une "illumination profane", une expérience poétique appareillée par la psychanalyse (surréalisme), la photographie (Brecht14, Benjamin luimême) ou le cinéma (Dada, constructivisme, Joyce) pour que quelque chose de l'immersion dans la distraction apparaisse et puisse prendre forme signifiante. C'est là qu'intervient le pouvoir de fragmentation et de connexions inédites du montage, exerçant une action disruptive et déconstructive afin de penser d'autres façons de conjoindre des temps et des lieux15. Le cinéma, en ce qu'il déborde les limites de la conscience et étend le champ de la perception par la théâtralisation du monde, permet de rendre sensible et intelligible le milieu de la distraction. Le montage pratiqué par Eisenstein, en particulier, fait exploser la latence de l'expérience vécue et de la mémoire collective enfouie dans l'imaginaire par ces changements discontinus de temps et de lieux qui provoquent des rapprochements fulgurants, sapant la continuité du présent et du grand récit de l'Histoire. Comment l'architecture urbaine peut-elle répondre aux enjeux de cette nouvelle forme de sensibilité ? Faut-il "monumentaliser" la situation donnée, ou faire signe, ouvrir un espace disruptif sur d'autres possibles, qui ne sont pas représentables dans la mesure même où ils sont de l'ordre de l'expérience singulière, non encore advenue ni prévisible ? Comment ouvrir la possibilité de "non lieux" et de supports d'"immémoire" qui fassent sens en indiquant les voies de la relation ? Une architecture urbaine de la distraction, en tant qu'elle soustrairait l'attention aux enchaînements prédéfinis, est-elle possible ? Une première piste serait de reconnaître en quoi la modernité architecturale enregistre très tôt la sortie du régime représentatif des arts et l'avènement du régime esthétique ; ce qui implique en second lieu de voir comment l'architecture moderne peut faire sens en tant qu'architectonique de l'écran organisant le mouvement des images et des signes dans l'espace urbain de la sphère publique16.

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14. Voir Georges Didi Huberman, Quand les images prennent position. L'œil de l'histoire, 1, Paris, Minuit, 2009. 15. Il s'agit d'une dialectique de la transformation de l'espace perçu : cf. Jean-Luc Antonucci, Architecture et cinéma, Cadrage.net, août 2003, www.cadrage.net/dossier/ archicine/archi1.html. 16. Voir Lev Manovich, Pour une poétique de l'espace augmenté, Écrans numériques-Digital screens, Parachute, n°113, Hiver 2004, Montréal ; également disponible (anglais) sur son site : www.manovich.net/.


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17. Cf. Marcel Détienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence. La mètis des grecs, Paris, Flammarion, 1978.

L'habitation est, selon Benjamin, la forme la plus ancienne de sensibilité collective, innervant les corps et ménageant l'espacement entre constance et variation, espace et temps, limite et ouverture ; c'est dire qu'elle est le substrat de l'habitude. L'architecture élabore et fixe les schèmes d'organisation de l'habitat, donc de l'être-ensemble, selon l'appareillage technique et symbolique des sociétés, entre la circularité du foyer et la ligne droite du cordeau. L'architecture grecque classique est l'un des premiers exemples occidentaux de dissociation marquée entre fonction porteuse et séparation du dedans et du dehors, donc entre couverture et clôture par-delà la fonction de protection, ainsi que d'équivalence entre le haut et le bas. Ce faisant, en transposant dans la pierre les acquis de l'art du charpentier, elle fit faire un pas nouveau, décisif depuis les mégalithes, à l'articulation tectonique et donc symbolique de l'architecture monumentale. Le classicisme serait alors la consécration, dans l'usage harmonique de la réversibilité spatiale, des valeurs d'isonomie et d'autonomie que garantissent les lois de la Cité : une architectonique. Le problème de la modernité est d'articuler l'aspiration à l'autonomie et à l'égalité avec la multiplicité, la dispersion, l'hétérogénéité irréductibles des forces sociales et psychiques à l'œuvre dans l'espace public. L'architecture moderne veillera donc à intensifier les valeurs omnidirectionnelles de la réversibilité spatiale, où le haut et le bas tendent idéalement à l'absolue symétrie et où la paroi n'est plus qu'un écran flottant ou une membrane entièrement dissociée de l'ossature, c'est-à-dire un plan constitutif de l'expérience spatiale et relatif à l'occurrence de celle-ci. Tel est notamment le sens radical de la Contreconstruction (1923) de Théo van Dœsburg : le caractère d'utopie "flottante" et l'abstraction que lui confère l'axonométrie indiquent, non pas la totalisation des points de vue, mais une ouverture infinie à la multiplicité des positions relatives. La perception distraite, étayée par le milieu construit et habité, est le substrat psychophysique du cinéma, étayant sa puissance émotionnelle pour le spectateur. Dans les différentes versions de L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1935-39), Benjamin met d'abord en place les concepts de reproductibilité technique et d'authenticité, de proximité et d'aura, de valeur de culte et de valeur d'exposition, de test et de jeu, de totalité et de montage. Ensuite, la présentation de la notion de distraction, anticipée par Dada comme provocation ou diversion (Ablenkung), succède à la comparaison de l'architecture, de l'épopée et du cinéma, qui s'offrent à un mode collectif, simultané et inconscient de sensibilité. Enfin, la perception tactile de l'architecture est développée : coordonnée par l'habitude, elle constitue le substrat de la perception optique. L'habitude est l'incorporation des acquis de l'intelligence technique, la mètis des Grecs, permettant la reproduction de ces habiletés au niveau du réflexe. Toutes les techniques, tous les arts, de la chasse à la rhétorique, en passant par la guerre, la navigation et la charpenterie, supposent une stratification de savoirs, de gestes, de rythmes qui étayent la pensée et le langage17.

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La distraction implique donc l'habitude, mémoire corporelle permettant de s'orienter dans l'espace à partir de zones de contact, des obstacles et des passages. Ce mode kinesthésique de l'habitude produit aussi des formes de disponibilité productive à l'événement, lesquelles sont le fond même de l'invention artistique et politique. Elle combine liaison (des chaînes opératoires) et dé-liaison (ouverture à des usages et des situations multiples). C'est dire qu'elle est susceptible de répondre à l'événement par de nouveaux agencements, par un nouveau montage de chaînes opératoires, de trajets, de gestes, etc., s'ouvrant au kaïros, l'instant opportun, et pouvant enchaîner par-delà toute règle connue - faire un coup : par la puissance cultivée et "souveraine"18 du singulier, le courage de répondre à l'occurrence non par un genre donné de discours, mais par une autre occurrence, un déplacement qui ouvre au transfert du sens19. Il s'agit donc de la disponibilité armée et appareillée des masses à l'événement : cette capacité de répondre à de nouvelles configurations est originairement liée à l'architecture ; celle-ci permet de disposer un milieu plastique entre indétermination et détermination, disposé à l'avènement des appareils en tant que formes de la sensibilité de l'époque20. Or, ce potentiel psychique de la distraction est aussi un champ collectif d'énergie libidinale soustraite à l'identification. C'est ainsi que le cinéma est susceptible d'activer cette sensibilité de masse vers des façons de maintenir la possibilité d'autres espacements, dont l'architecture urbaine peut se ressaisir afin de penser, par-delà le déjà-là, des agencements ouverts à ce qui vient. L'architecture urbaine, qui distingue et relie le dedans et le dehors, en construisant des seuils entre l'un et l'autre par l'invention et la mise en forme de schèmes ambulatoires, articule perception tactile et optique. C'est alors une idée de l'inconscient qui prend le relais dans la conception, lorsqu'on est conduit à admettre que le corps appareillé sent, pense et dirige. Car les intermittences entre la chair et l'esprit, entre langage et image, entre l'être et l'espace sont le matériau du cinéma rendant visible les espaces sociaux voués à la perception distraite et ouverts par la pénétration de l'œil explosif de la caméra à l'action dis-locatrice, disruptive et transformatrice des singularités révolutionnaires issues des masses. La pensée du montage s'appuie sur la figure et l'espace architecturaux afin de surmonter l'effet d'hypnose et d'amnésie dû à la disparition incessante des images dans le défilement filmique. L'architecture urbaine est figure de répétition, d'immobilité et de durée21 ; répétée à l'écran, elle introduit la discontinuité cinématographique dans la durée d'un espace mental qui est celui de l'écriture contre l'Histoire. Ce faisant, le montage rend sensible la déconstruction de la continuité architectonique de la ville. L'expérience cinématographique du spectateur est alors une anamnèse de son mode d'être au monde en tant qu'il est irrémédiablement marqué par la dislocation de la représentation classique de l'espace, qui offrait au sentiment de l'inhérence au monde un cadre contraignant mais stable soutenant la mémoire narrative en tant que support des figures archétypales

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18. Cf. Georges Bataille, L'expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1992, p.86. 19. Voir Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983. 20. Caractéristique de la pensée architecturale de Peter Eisenmann : cf. Alexis Meir, "Diagrammes et temporalité architecturale : la loi des ‘appareils’", Revue Appareil, n° spécial 2008, http://revues.mshparisnord. org/appareil/index.php? id=332. 21. Voir Jacques Derrida, "52 aphorismes pour un avant-propos", in Mesure pour Mesure, architecture et philosophie. Cahiers du CCI, n° spécial, Collège International de Philosophie, Centre Pompidou/CCI, 1987, Paris.


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22. S. M. Eisenstein, "Montage et architecture", Cinématisme. Peinture et cinéma, Paris, Les presses du réel, 2009, p.43.

de la communauté. C'est pourquoi les scansions architectoniques majeures du mouvement cinématographique se déclinent géographiquement sur le mode du parcours dans un monde de vestiges et de ruines, comme l'explique Eisenstein : Parler de "parcours" au cinéma ne doit rien au hasard. Il s'agit du parcours imaginaire de l'œil, et de l'idée que l'on se fait de l'objet en fonction de ce qui apparaît à l'œil. Il peut s'agir du parcours de la pensée à travers la diversité des phénomènes éloignés dans le temps et l'espace mais réunis dans un concept sémantique unique selon une certaine logique. Ces impressions qui se rapportent à des points de vue différents défilent devant le spectateur immobile.

23. Le film de Tarkovski dont notre titre s'inspire, mais aussi notre propos, Stalker (1979, 155 mn), pourraient être analysés en ce sens. 24. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Flammarion, 2004, p.35.

Jadis, c'était l'inverse : le spectateur se déplaçait au milieu d'objets ingénieusement disposés, qu'il devait saisir du regard l'un après l'autre22. C'est ainsi que le cinéaste soviétique conçoit l'articulation de l'espace et du temps dans le mouvement : par une pensée de l'être en devenir habitant la terre par déplacements et variations incessants scandés de signaux, de limites et de seuils concrets dans un milieu artificiel. Ce texte d'Eisenstein s'appuie en particulier sur l'analyse et les gravures d'Auguste Choisy, lequel fit le premier l'hypothèse d'une composition processionnelle du site de l'Acropole d'Athènes pour en élucider l'apparent désordre. Eisenstein fait ainsi écho à Le Corbusier, qui développe l'idée de Choisy par un montage de dessins et de photographies, dans Vers une architecture. Or, l'idée de promenade architecturale chez Le Corbusier est exactement contemporaine de l'invention par Murnau de la caméra mobile à hauteur humaine, dans Der Letzte Mann (Le dernier des hommes, 102 mn), en 1923. Celle-ci ne représente pas le point de vue d'un sujet en mouvement, mais au contraire sa dépossession dans l'œil de la caméra. La caméra mobile de Murnau, comme la promenade architecturale, plonge la perception optique dans la perception tactile : telle est bien la "zone de transfert" liant architecture et cinéma dans un espace de transformation, dont le mode de sensibilité est la distraction23. La répétition/variation, dans ce film, du plan sur la porte en tourniquet de l'hôtel en est la figure marquante. Le lien "haptique" et kinesthésique de l'optique au tactile est ce que Le Corbusier appelle "l'intention motrice", dont le plan d'architecture - paradeigma : ce qui est exposé au plus près - devient la condensation ouverte : Le plan est le générateur. L'œil du spectateur se meut dans un site fait de rues et de maisons. Il reçoit le choc des volumes qui se dressent à l'entour. Si ces volumes sont formels et non dégradés par des altérations intempestives, si l'ordonnance qui les groupe exprime un rythme clair, et non pas une agglomération incohérente, si les rapports des volumes et de l'espace sont faits de proportions justes, l'œil transmet au cerveau des sensations coordonnées et l'esprit en dégage des sensations d'un ordre élevé : c'est l'architecture.24

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Il s'agit donc plus d'un œil affecté en tant qu'organe que d'un regard souverain et détaché, en dépit du style "idéaliste" du discours. Le Corbusier résume la relation cinématique à une structure construite, entre durée et devenir, en une formule lapidaire : "La Construction, C'EST POUR FAIRE TENIR ; l'Architecture, C'EST POUR ÉMOUVOIR."25 Le plan d'architecture devient la trace d'une écriture de l'espace en plans et cadrages omnidirectionnels, habité kinesthésiquement dans une architecture du mouvement, cinétique ou transformable : Faire un plan, c'est préciser, fixer des idées. C'est avoir eu des idées. C'est ordonner ces idées pour qu'elles deviennent intelligibles, exécutables et transmissibles. Il faut donc manifester une intention précise. Un plan est en quelque sorte un concentré comme une table analytique des matières. Sous une forme si concentrée qu'il apparaît comme un cristal, comme une épure de géométrie, il contient une énorme quantité d'idées et une intention motrice.26 Le plan d'architecture est donc un opérateur, comme le plan de montage (script) : il transfère à l'espace concret un schème issu d'une Idée esthétique, appelée par Le Corbusier "intention motrice", laquelle doit donner sens à une multiplicité chaotique d'idées hétérogènes, comme ce que produit la rencontre fortuite entre l'accumulation des demandes contradictoires d'un programme, les réglementations quant à l'acte de bâtir et la contingence d'un lieu. Si on relit attentivement ce texte, les idées, en effet, ne descendent pas du ciel de Platon puisqu'elles ne deviennent intelligibles que par l'organisation structurale d'un plan "précisant" le schème de réalisation. Ainsi, dans la promenade architecturale, la vision est portée par un corps marchant en contact avec le sol, tandis que, dialectiquement, le cinéma emporte le corps dans une vision, comme Eisenstein ne cesse de le montrer dans ses écrits. Les rapports entre architecture et cinéma retrouvent le lien entre motion et émotion dans une "coproduction de l'espace". Le montage cinématographique n'est donc pas sans produire des effets architecturaux, comme suffirait à l'attester, par exemple, l'œuvre de Bernard Tschumi27. Celui-ci se réfère à Eisenstein et reprend l'idée de "promenade cinématique" pour le parc de La Villette, voué à l'accueil de la diversité culturelle. Le principe du montage permet de relier ironiquement le parc à Paris et à l'anamnèse de sa modernité (la "ville cinéma", mais aussi la ville "révolutionnaire"). L'idée de promenade renvoie aussi de façon complexe à l'histoire des jardins et à la sensibilité pittoresque. Le montage montre ici encore son caractère dialectique, entre structure et événement, architectonique et affect. L'architecture urbaine se pense donc comme un montage d'hétérogénéités et de relations imprescriptibles. L'époque de l'appareil cinématographique, en effet, met fin au système des beaux-arts dans lequel l'œuvre se conçoit comme une totalité close sur elle-même scellant l'énigme d'un sens originaire (arkhè). Elle révèle ce

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25. Id., p.9. 26. Ibid. p.145. 27. Voir Bernard Tschumi, The Manhattan Transcripts, New York, St. Martin's Press, 1981 ; Cinégramme folie : Le Parc de La Villette, Paris Nineteenth Arrondissement, Princeton, Princeton Architectural Press, 1987.


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28. Voir Daniel Payot, Le philosophe et l'architecte. Sur quelques déterminations philosophiques de l'idée d'architecture, Paris, Aubier-Montaigne, 1982 et notre "Le montage selon Eisenstein : flânerie, monologue intérieur et architectonique des masses", in Suzanne Liandrat-Guigues (dir.), Propos sur la flânerie, Paris, L'Harmattan, 2009. 29. Voir Frederick Starr, K. Mel'nikov. Le pavillon soviétique. Paris 1925, Paris, L'Équerre, 1981. 30. Voir Vito Hannibal Acconci Studio, catalogue, Musée des Beaux Arts de Nantes, Paris, Les presses du réel, 2004.

faisant un possible archaïque et utopique de l'architecture, une dialectique non-linéaire : l'incomplétude spatiotemporelle infinie du labyrinthe28. C'est également, par exemple, le sens du pavillon de l'U.R.S.S. de Mel'nikov29, le seul de l'exposition des Arts décoratifs et industriels modernes à Paris en 1925 à avoir été pensé selon le mouvement de masse aléatoire des visiteurs, grâce à un escalier traversant le pavillon en diagonale, qui résout les problèmes de déplacement et de visibilité et organise dynamiquement la forme comme un authentique signe du temps. Mentionnons enfin, dans un même esprit, l'évolution de Vito Acconci30, réinvestissant l'expérience d'un poète devenu pionnier de l'"art corporel" dans un travail de design et d'architecture "civique". Vito Acconci Studio entreprend, en effet, de créer des aménagements urbains où le corps en repos (une sculpture pour s'asseoir et converser dans un parc) et en mouvement (la piste de skate comme matrice de nouveaux sites communautaires) modèle des espaces complexes porteurs de signes et d'images signifiants pour une communauté en devenir dans le jeu des différences. L'architecture moderne s'ouvre alors à une poétique du mouvement, du déplacement et donc du transfert, par-delà le "fonctionnalisme". Elle appelle une poïétique du montage guidée par l'affect, de la discontinuité dans la durée, par-delà également les "formalismes" du n'"importe quoi", c'est-à-dire un art du transfert vers l'autre scène du conflit "amoureux" des hétérogénéités.

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Contexte et complexité Un édifice public à Saverne Entretien avec Dominique Coulon, architecte

Propos recueillis par Alexis Meier et Matthieu Richard, étudiant

Alexis Meier : Est-ce que votre perception du "contexte" a évolué aux cours de votre pratique ? Lisez-vous différemment le paysage, vous accrochezvous à d'autres lignes paysagères ? Dominique Coulon : Je pense que ma vision a évolué et évoluera peut être dans le sens où, dans mon travail, il y a deux attitudes. La première est de se poser sur un terrain neutre qui génère des projets de géométrie simple. C'est le cas de l'école de Marmoutier : la base est un carré de 36 mètres de côté. La richesse spatiale est ensuite créée à l'intérieur du bâtiment. L'autre attitude, qui est peut être plus récente, est de travailler sur la question du pli comme dispositif de transition entre le paysage et le bâtiment. Le bâtiment se plie et déplie, générant une richesse spatiale intérieure et extérieure. L'intérêt du pli est qu'il permet de travailler sur l'épaisseur, sur la masse. Si on prend le plan du lycée de Saverne, il y a des moments de grandes épaisseurs et d'autres de finesses extrêmes. Ce contraste entre parties minces et parties "ventreuses" engendre des cadrages sur le lointain, puis un sentiment d'être très enveloppé et en même temps d'être en balcon sur le paysage. La régularité m'intéresse assez peu, je préfère qu'une logique mise en place soit nuancée voire contredite par d'autres. Cela génère une complexité et des lectures multiples. Je n'aime pas trop ces bâtiments qui voudraient être démonstratifs, où l'architecte se sent obligé de révéler une trame constructive, un certain ordre : parfois ça peut devenir rapidement un carcan pour le projet. Mon approche renvoie à des architectures que j'apprécie beaucoup, je pense par exemple à Alvaro Siza, qui est capable d'installer un ordre et en même temps de le contredire, enrichissant d'autant sa spatialité. Je pense aussi à la Casa Musica de Rem Koolhaas, qui est un bâtiment magnifique et qui marque à mon avis une étape dans l'histoire de l'architecture. Spatialement, c'est très impressionnant : une radicalité dans l'architecture des salles tout en gardant des valeurs d'usages. La grande salle est la deuxième d'Europe d'un point de vue acoustique. Rem Koolhaas a apporté une nouvelle façon de générer le vide : la salle est à la fois une sorte de résultante d'un chaos dans une forme qui n'est pas non plus clairement dessinée, et pourtant ça fonctionne à merveille. Je trouve ça impressionnant, tout d'un coup, c'est un champ qui s'ouvre. Comme si d'une certaine façon l'architecte se trouvait

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dépossédé ; et ce qui devient le plus important est en amont : le jeu programmatique qu'il a choisi de fabriquer pour cette architecture. Je ne pense pas que Rem Koolhaas ait dessiné le volume tel qu'il est, c'est un travail plus libre que cela. La véritable force de ce projet est qu'il a modifié les usages, dans la ville de Porto mais aussi au sein même d'une salle de musique. Le fait de pouvoir juxtaposer dans le temps des programmations musicales allant du concert de musique classique à la "rave party" électronique dans le même espace est impressionnant. Peu de bâtiments ont cette capacité de réversibilité.

Lycée technologique de Saverne - extérieur

A.M. : Si l'on revient sur l'extension du lycée de Saverne, quel rôle donneriez-vous au volume penché de l'entrée ? D.C. : C'est pour accentuer l'effet de décollement de l'entrée. Le fait d'avoir cette masse qui se rabat sur la personne en contrebas. L'effet est encore accentué par la pente du terrain. Cette masse semble presque basculer, elle produit une pression dans l'espace. On a l'impression que l'effet de porte à faux, bien que léger, est accentué par ce mur qui penche. Les briques qui sortent sont faites pour accrocher la lumière rasante et ça fabrique des stries sur la façade. Elles donnent aussi un aspect de bâtiment bouclier. C'est un dispositif qu'Henri Ciriani avait introduit dans le Musée de la Grande Guerre à Péronne. Les briques qui sortent renvoient à l'histoire de la construction. Elles correspondent à un moment où le client payait un verre aux ouvriers, un pot de vin. Pour marquer cet événement, ces derniers faisaient sortir une brique. Je trouvais que c'était aussi une manière de renvoyer un clin d'œil à ces pratiques plus anciennes. Un pli "temporel" en quelque sorte. A.M. : Quand vous êtes arrivé sur le site, que l'on vous à demandé d'intervenir, qu'est-ce qui vous a marqué, qu'avez-vous souhaité révéler ? D.C. : Ce qui m'a marqué, c'est ce parc qui n'était pas si mal. À l'emplacement du bâtiment, il y avait peu d'arbres, ça paraissait assez logique de

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s'y placer. Je trouvais intéressant que le lycée puisse avoir un rôle urbain sur la rue, c'est assez rare. La logique programmatique courante impose d'entrer par la cour et seulement après vient le bâtiment. Ça fabrique une distance par rapport à la rue et réduit la capacité du bâtiment à impacter sur la ville. Là, l'extension du lycée est sur les limites parcellaires quasiment tout le temps. Ensuite, ce qui me semblait important, c'était de faire écho aux altimétries qui étaient données par la villa. Il y a des correspondances exactes entre les hauteurs de corniches et certains registres du bâtiment. Il y a un dispositif en gradins plus haut qui renvoie à d'autres altimétries de manière à avoir un rapport au ciel équivalent. A.M. : Dans le rapport au sol j'ai la sensation qu'il y a deux facettes : le côté en belvédère présente un socle, une masse mise en lévitation et un décrochement sommital, et l'autre, côté jardin, est en retrait. Qu'est ce qui a motivé ces choix ? D.C. : Il y a la contrainte donnée par le programme qui est d'établir des correspondances avec la villa. Cette contrainte devient un prétexte pour fabriquer un socle, un effet de balcon. Mais c'est aussi une réinterprétation du principe de grand escalier de la villa. Finalement le dispositif en creux et le positionnement de l'escalier d'accès de l'extension ne créent pas de concurrence avec la villa. La villa reste l'élément qui crée le premier ancrage. Le bâtiment lui fait une sorte de révérence. Ce qui me plaisait c'était la force de cette villa, il fallait que le nouveau projet la serve aussi. A.M. : De la même manière, quel rapport avec le sol avez-vous voulu créer sur la partie jardin ? D.C. : C'était plus difficile, les murs sont en limites parcellaires. La villa suggérait des murs opaques, il y avait presque cette logique à prolonger. Entre, il y a un dispositif qui permet de faire entrer la lumière naturelle au cœur du bâtiment. À la fois on joue de la profondeur et on éclaire les circulations naturellement. Au sol, il y a ces jardins patios qui sont plutôt agréables, mis en intimité du parc par un jeu topographique. A.M. : Quel est le statut des creux générés dans les plis du ruban, dans le rapport intérieur/extérieur ? D.C. : Ça fabrique une sorte d'intériorité, on n'est pas juste dans un bâtiment qui regarde un espace extérieur, un paysage, il y a aussi les espaces qui se regardent entre eux. Je n'ai jamais eu l'occasion d'être étudiant dans un bâtiment avec ce genre de dispositif, mais j'imagine que ça doit être très agréable de pouvoir à la fois avoir des échappées visuelles et dans le même temps regarder ses collègues dans la salle d'à côté. C'est comme un espace intermédiaire. A.M. : À l'intérieur, les circulations offrent toujours des épaisseurs. En particulier, le plafond présente différents reliefs et directions. Quelles sont vos sources d'inspiration, et que souhaitez-vous transmettre comme ambiance dans ces lieux ? D.C. : Le parcours, dans ce type de bâtiment, est finalement le lieu où l'on peut enrichir l'espace, le rendre plus complexe, plus ludique. Il donne

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aussi l'identité d'un étage. Dans une salle de classe, par contraste, il y a une sorte d'obligation à installer une certaine sérénité, les élèves doivent pouvoir se concentrer. C'est pour ces raisons que les salles sont blanches, que la géométrie est régulière, le tableau est bien centré, la lumière homogène. Il y a quelque chose qui est au service de l'usage alors que dans les circulations, l'exigence est moins forte, on peut fabriquer des espaces plus ludiques.

Lycée technologique de Saverne - intérieur

À propos de l'usage toujours, c'est un lycée où il y a beaucoup de filles, en raison de certaines sections de BTS. Dans la villa, au moment de choisir la couleur du hall, des élèves qui passaient avaient apprécié une teinte rose assez "flashy", et c'est peut être ça aussi qui évolue dans mon travail : pour moi l'architecte, même s'il n'est pas du même avis, n'est pas obligé de se mettre en résistance par rapport à l'usage. Et si des filles en BTS apprécient le rose, et bien pourquoi ne pas en mettre ? À l'intérieur, toutes ces lignes qui semblent flotter sont en réalité très appuyées géométriquement. L'idée est de fabriquer un nouveau système à des niveaux de logiques différentes : celle du toit, de la couleur au sol, de la disposition des éclairages, du rabattement de tel ou tel élément. Le travail de correspondance parfaite entre tous les éléments, partir de la trame constructive pour aboutir aux dessins des sols, des lumières, des couleurs, requiert un travail laborieux sans générer pour autant un effet pertinent. Ce travail apparaît contre-nature. À l'inverse, mettre en tension différentes logiques permet une multiplicité de lecture, crée des dynamiques, des glissements. L'origine de ce déclic vient peut être de ma visite de la manufacture Claude et Duval à Saint-Dié durant mes études. Il y a un travail de la trame structurel qui a sa logique, ensuite il y a un dessin des brise-soleils, qui ont aussi leur logique mais différente de la première, de la même manière pour les menuiseries, la couleur. L'ensemble fabrique une sorte de glissement entre ces éléments qui est à mon avis beaucoup plus dynamique

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que si on travaille sur une correspondance. La correspondance totale nécessite un travail de dessin titanesque qui pour moi, ne produit pas toujours grand-chose. A.M. : Pour le lycée de Saverne, à grande échelle, quel rapport avez-vous voulu établir depuis le bâtiment vers le paysage et/ou du paysage vers le bâtiment ? D.C. : Ce n'est pas ça qui a généré le projet. Le pouvoir de ce bâtiment sur la grande échelle est très limité. C'est plutôt le bâtiment qui fait écho au site dans ses cadrages, dans ses ouvertures. Mais plus largement, si on s'intéresse à la définition du paysage... Évidemment j'aurais envie de la définir par rapport à l'architecture car je ne suis pas un paysagiste mais un architecte : - soit l'architecture fabrique ou refabrique un nouveau paysage créant une tension entre l'architecture et le paysage. - soit l'architecture se pose dans un paysage écrin : ce dernier a tellement de qualités que l'architecture doit faire écho et trouver un système de résonance avec le paysage. Prenons des exemples pour illustrer ces deux cas. Je viens de terminer un bâtiment à Maizières-Lès-Metz. C'est une école de musique avec un auditorium. Implanté dans un site périurbain assez médiocre, où l'accroche paysagère est très difficile, le bâtiment s'affirme alors par contraste. Il fait cent mètres de long par quarante de large et s'inscrit en porte-à-faux par rapport à la topographie. Pour moi, il fallait que cet équipement fabrique une hiérarchie claire entre des pavillons et des immeubles collectifs. Cet équipement culturel a une force dans la ville, il doit marquer son statut par une rupture d'échelle et une certaine violence par rapport au site. Pour ça, je fabrique un nouveau paysage : le bâtiment est perpendiculaire à une autoroute et va s'adosser à une forêt de séquoias géants.

Centre national d’art dramatique de Montreuil

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Si on prend maintenant le contexte du lycée de Saverne : une très belle villa du XIXe en brique, située dans un parc dont il fallait fabriquer une extension. Là, l'architecture fait écho : par ses matériaux, par ses altimétries, par une géométrie qui s'adosse pour partie presque sagement à l'alignement des limites parcellaires. L'idée était de se faire le plus petit possible… En bref, je reste ouvert au "jeu" initial de l'architecture, celui qui permet de se confronter intellectuellement, d'organiser spatialement et d'accompagner techniquement les multiples évolutions et transformations de notre milieu afin de qualifier, autant que faire se peut, de nouveaux environnements toujours plus riches de complexité.

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Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998) est un anthropologue spécialisé dans l'étude des phénomènes urbains, la vie quotidienne des ouvriers, la question du logement et plus généralement les aspirations et les phénomènes culturels. Son œuvre est impressionnante et attend encore une étude spécifique. En 1972, il participe au Symposium de l'Association de psychologie scientifique de langue française qui se tient à Bruxelles et y présente la communication que nous reproduisons, "Eth(n)ologie de l'espace humain", dont le titre exprime bien la double démarche de l'auteur, combiner l'apport de l'ethnologie à celui de l'éthologie afin d'éclairer cette notion si délicate à circonscrire, l'espace de chacun. Une partie des actes sera publiée en 1974, De l'espace corporel à l'espace écologique (PUF, 334 pages) et la table des matières confirme la qualité des contributions et l'éventail très ouvert des disciplines sollicitées. En effet, six grands exposés sont prononcés et discutés par des savants. L'ensemble est de très bonne tenue. Les exposés sont les suivants : "Le traitement des informations spatiales", par J. Paillard, "Les débuts de la construction de l'espace chez l'enfant", par E. Vurpillot, "Les désorganisations pathologiques de l'espace extra-corporel", par E. de Renzi, "Territoire et espace chez l'animal", par M. Cullen, "Modèles de l'espace géométrique", par F. Bresson et le texte de Paul-Henry Chombart de Lauwe. Celui-ci est discuté par R. J. Tabouret ("Quand et pourquoi parler d'espace à propos de l'aménagement des lieux et édifices"), M. Imbert ("Espace et vie sociale : un champ interactionnel") et le docteur C. Leroy ("L'homme et ses espaces"). Paul-Henry Chombart de Lauwe relate sa formation, ses rencontres et surtout expose sa compréhension du monde urbain dans Un Anthropologue dans le siècle (Descartes & Cie, 1996, entretiens avec Thierry Paquot). La notion d'"espace" est cruciale dans son œuvre c'est pourquoi cette courte mise au point théorique méritait, à nos yeux, d'être à nouveau accessible. Thierry Paquot


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Eth(n)ologie de l'espace humain1 Paul-Henry Chombart de Lauwe

Pour éviter toutes confusions, la notion de l'espace humain demande à être située par rapport à plusieurs autres notions : milieu, environnement, milieu social. Nous retiendrons seulement ici que, du point de vue de l'ethnologie, l'étude de l'espace est un aspect de l'étude du milieu. Nous distinguerons l'espace concret, ou espace-objet (ensemble des éléments disposés d'une certaine manière les uns par rapport aux autres), l'espacereprésentation (ensemble de signes, de symboles permettant de se représenter l'espace-objet ou d'en inventer d'autres), l'espace-action (les objets saisis dans un mouvement dans leur rapport avec le sujet-acteur). La disposition des objets dans l'espace concret est saisie par la différence (toucher, audition, vue) et le mouvement (déplacement, donc relation avec le temps). La disposition des objets dans l'espace est en partie le fait des structures physiques ou biologiques, en partie le résultat de l'action des hommes d'une société. Il est alors possible d'étudier les relations entre les comportements et l'espace, en distinguant l'espace "naturel", l'espace "social", l'espace sociogéographique.

L'espace géographique et les comportements humains L'espace géographique (au sens des sciences de la nature) est envisagé ici des points de vue physique, biologique ou écologique et cosmique, en fonction de ses relations avec les comportements humains et avec la perception qu'en ont les membres d'un groupe ou d'une société. Étudié sous l'aspect physique, l'espace correspond à la disposition des objets matériels les uns par rapport aux autres tels qu'ils sont perçus par les hommes. Les montagnes sont hautes, la ligne d'horizon de la mer est droite, la Lune est ronde, le désert est vide, les cristaux répètent les formes symétriques. À partir de ces objets perçus s'élaborent des représentations. La hauteur, la largeur, la ligne droite, la ligne courbe, le cercle, le carré sont des abstractions à partir de ces éléments du milieu physique qui nous permettent de les différencier permettant d'autres catégorisations suivant d'autres dimensions. L'intensité ou la qualité du bruit ou de la lumière permettent également de situer et de différencier les objets. Les objets se déplacent. La pluie tombe, le fleuve coule, la mer monte, les nuages changent de forme. La différence est fonction du temps, autre dimension de l'espace physique perçu. Suivant les saisons, les relations entre les objets se modifient. Les distances peuvent être plus ou moins

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1. L'n entre parenthèses indique l'intérêt qu'il y aurait à préciser les rapports entre l'Éthologie et l'Ethnologie. Nous essayerons de revenir ailleurs sur ce problème.


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grandes car le temps qu'il faut pour aller d'un point à un autre varie en raison des obstacles qui peuvent surgir. Le loin et le près sont relatifs. Diverses recherches en ethnologie ont permis d'analyser ces caractères de l'espace écologique. Les différences dues aux changements s'accentuent dans les migrations et dans les bouleversements brusques tels que les éboulements, les crues, les tremblements de terre. La vie apporte dans l'espace physique des changements beaucoup plus fréquents et plus réguliers. Les arbres croissent, ils perdent leurs feuilles. Les animaux eux aussi grandissent. Ils prennent une place dans l'espace et en modifient les éléments. Ils entrent en concurrence, ils s'approprient l'espace et défendent leur territoire. Entre eux, la vie végétale et les objets inanimés, un équilibre s'établit. Des itinéraires, des barrières, des centres d'attraction apparaissent. Les hommes eux aussi entrent dans ce jeu perpétuel et leur représentation de l'espace s'élabore en relation avec lui. Les changements de végétation, les migrations d'animaux, les conflits entre les espèces sont perçus dans un espace dont les dimensions se multiplient à l'infini. L'intervention des hommes, qui modifie la disposition des objets et le rythme des changements, ne peut pas être séparée des autres aspects physiques de l'espace. Il y a de moins en moins d'espace "naturel", mais il serait tout aussi inexact de dire que tout est culturel dans l'espace. Les mésaventures de l'environnement aujourd'hui viennent en partie de cette erreur. Mais nous n'aborderons pas ici les applications pratiques. Même les aspects cosmiques et microscopiques de l'espace obligent à poser la question des modifications apportées par les hommes. L'espace cosmique qui était rêvé est maintenant "vécu" avec l'avion et la fusée. L'espace lunaire peut devenir objet d'exploitation et de concurrence, tandis que le microscope électronique nous introduit dans le monde des atomes où les hommes provoquent des changements et des mutations. La "maîtrise de l'espace" provoque des transformations de la représentation de l'espace. Que deviennent aujourd'hui les conceptions des deux infinis ? La question est posée aux psychologues, aux mathématiciens et aux physiciens.

L'espace social proprement dit L'espace "social" concerne l'interaction des individus, des groupes et de la société. Les individus et les groupes sont situés les uns par rapport aux autres dans des systèmes de parenté, en fonction de groupes d'âges ou d'étapes d'initiation. Ils sont socialement éloignés ou proches. La société est divisée suivant les systèmes économiques. Il est possible de parler de situation dans la production, dans une échelle de revenu, dans une échelle de prestige. Situer suppose concevoir un espace pour situer. Des distinctions peuvent alors être faites entre la notion de strates superposées dans des échelles

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quantitatives et celle de groupes et de classes qui correspondent à des différences qualitatives. Les mêmes individus peuvent être situés de deux façons. Leurs itinéraires varient suivant les dimensions dans lesquelles on les situe. La société tout entière constitue un espace organisé suivant des dimensions politiques : par exemple, société dualiste à deux clans opposés, société pyramidale avec au sommet un roi de droit divin. L'espace social ne peut être compris qu'en tenant compte des tensions entre les groupes différemment situés, des conflits, des changements constants des dispositions des éléments de la société les uns par rapport aux autres. Chaque groupe social se représente à sa manière l'espace social. Les échelles de prestige, de valorisation des individus, varient suivant les classes et les milieux. Il est sans doute superflu de rappeler les études sur la perception de la "distance" qui sépare un ancien immigrant anglais d'un quartier riche et un habitant noir d'un quartier pauvre aux États-Unis. La distance entre un manœuvre et un directeur d'entreprise en France est également considérable. Au contraire, suivant l'expression du langage courant, les parents sont des "proches". Il est question aussi de mésalliance entre un garçon de "haute" famille (ou trivialement de la "haute") et une fille qui n'est pas de son milieu. Dans quel espace sont situés tous ces gens qui entrent, sortent, s'excluent, se rencontrent ? Les échelles de valeurs, les symboles, les croyances contribuent à rapprocher ou éloigner, à constituer des barrières, à instaurer des canaux de communication horizontale (dans un même milieu ou une même classe) et verticale hiérarchique (entre un groupe au pouvoir et des groupes qui en sont exclus). L'espace social s'organise en fonction de la dominance, de la contradiction, des tensions, des discordances. Toute cette vie de la société qui s'exprime dans l'espace social est liée aux modes de production, aux formes de travail, aux rapports de production, aux échanges, à la consommation. C'est dans l'espace économique qu'il est possible de discerner l'origine des différences, des valorisations, des barrières. Les divisions verticales du travail par branches professionnelles et horizontales par niveaux de qualification sont parmi les divisions majeures de l'espace social. Dans un système capitaliste, la valorisation des personnes est fondée largement sur la hiérarchie des revenus. Les classes et les castes sont déterminées par les conditions économiques. Dans ce sens, l'espace social est contrainte et aliénation pour les individus et les groupes. Mais la représentation de la situation dans l'espace social, la prise de conscience des conditionnements, des itinéraires obligatoires, des obstacles à la montée sociale, permettent d'accéder à un premier stade de libération. Elle est en tout cas la condition indispensable pour pouvoir entreprendre une action de transformation.

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L'espace sociogéographique

2. Voir une première formulation de ce schéma in Aspirations et transformations sociales, Paris, éd. Anthropos, 1970, pp.281-293.

Il est souvent difficile et dangereux d'étudier l'espace social sans tenir compte de sa relation à l'espace géographique. La société existe dans un espace socio-géographique. Elle projette dans l'espace géographique des structures sociales, des représentations, des symboles, des mythes qui lui sont propres. Elle différencie l'espace suivant des systèmes de valeurs qui se sont élaborés dans son sein. Un schéma polyvalent d'observation permettra de confirmer cette remarque dans tous les domaines de la vie sociale2. Quelques exemples peuvent être étudiés : Le travail, l'organisation de la production modifient l'espace géographique "naturel" (limites de champs, sillons, arrières de défenses contre la mer ou les fleuves, forme des outils, implantation des ateliers, puis des entreprises) tout en dépendant de lui. Les déplacements des hommes dans l'espace géographique dépendent en partie des conditions naturelles, mais de plus en plus tissent sur le sol des réseaux correspondant à leurs activités. Les chemins, les routes relient des maisons, des villages, des villes. La concentration s'accentue, marquant dans l'espace géographique des différences de densité, de puissance de production, de pouvoir politique. Le centre de la ville a un caractère fonctionnel et un caractère symbolique. L'apparition d'un centre principal et de centres secondaires dans un schéma radioconcentrique traduit une conception de l'autorité dans l'État et dans la vie économique. La maison correspond à une certaine image de la famille et de la parenté dans une société. Elle est en même temps refuge, protection, intimité. Symbole, elle est signifiant de tout un signifié personnel et social que son plan, sa forme, sa décoration laissent pressentir.

L'espace imaginaire Les hommes d'une société ne se représentent pas seulement d'une certaine manière l'espace géographique et l'espace social. Ils construisent des espaces imaginaires qui leur permettent de s'évader des contraintes des deux autres. Le rêve se déroule dans un espace qui lui est propre, où les emprunts à l'espace naturel, à l'espace social, à l'espace sociogéographique se recomposent d'une manière nouvelle. Il est question aussi de l'espace poétique, de l'espace pictural, de l'espace musical. Les espaces qu'utilisent les sciences sont eux-mêmes construits en tenant compte de l'"expérience" sociale, car l'imagination des chercheurs travaille dans un cadre social qui agit sur la démarche de leur pensée. Le dessin des jardins est souvent la projection de l'imaginaire dans la vie réelle, tout en exprimant la démarche logique d'une culture. Enfant et jardin, enfant et espace de jeu sont des thèmes privilégiés pour l'étude de la socialisation de l'individu dans le cadre d'une société. La comparaison entre des jardins anglais, français, japonais, arabes, est à ce sujet expressive. Que dire de l'espace religieux projeté dans le plan de la cathédrale, du temple, de la pagode !

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C'est peut-être dans le théâtre et dans le cinéma que la projection de l'imaginaire dans la vie quotidienne trouve le médiateur le plus efficace. L'espace dans lequel le comique et le tragique s'expriment sur la scène ou sur l'écran emprunte des éléments à la fois aux détails du cadre habituel et à l'imaginaire. C'est un rêve recomposé dans lequel les désirs des spectateurs rejoignent ceux de l'auteur, grâce à la construction d'un espace qui échappe aux règles habituelles. Auteur et spectateurs peuvent construire ensemble une société d'évasion, une société utopique, échappant aux lois habituelles de l'espace, mais qui peut garder des aspects d'une société réelle où ils se sentent portés vers l'action. Mais nous ne pouvons pas aborder ici l'étude de tous les rapports entre l'esthétique de l'espace, les comportements quotidiens et l'organisation sociale. Le domaine est trop vaste pour être résumé en quelques lignes. C'est notamment toute la symbolique de l'espace sur laquelle il serait nécessaire de s'interroger.

Multiples dimensions et déformations de l'espace L'espace topographique à deux ou trois dimensions ne peut suffire à situer les éléments de la vie sociale. Il emprisonne les hommes dans un cadre rigide et irréel. De nouvelles dimensions demandent à être prises en considération, ou, plus exactement, l'espace libre voudrait échapper à la catégorisation des dimensions. Quelques distorsions sont particulièrement frappantes. Deux exemples de la correspondance temps-espace sont ici à citer. Le premier concerne la répartition des commerces dans l'espace topographique urbain suivant les rythmes auxquels ils correspondent dans l'emploi du temps des citadins. Le second se rapporte au calcul des distances non plus en fonction du nombre des kilomètres mais en fonction du temps de parcours, qui varie avec les moyens de transport utilisés. Mais cette distance-temps devient en fait une distance temps-argent, car le prix du transport augmente souvent avec la vitesse du véhicule. Cette intervention de l'argent comme dimension de l'espace entraîne de nouvelles ségrégations sociales suivant les revenus, en modifiant la situation des individus les uns par rapport aux autres dans l'espace social et dans l'espace sociogéographique. Mais l'argent n'est pas la seule "dimension" qui s'ajoute aux précédentes. Si nous étudions les comportements des individus et des groupes dans l'espace socio-géographique, nous constatons qu'il est divisé en zones de plus ou moins forte densité, en zones résidentielles ou industrielles, en régions plus ou moins développées, en zones plus ou moins privilégiées suivant le prestige des habitants, en sacré et en profane. La question est de savoir si les échelles correspondantes permettent aux groupes de mieux se situer ou si elles sont des obstacles à la communication, qui favorisent l'établissement de systèmes autocratiques.

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Création et organisation de l'espace - l'espace-action En tenant compte des rapports entre l'espace-objet et l'espace-représentation, entre l'espace social et l'espace géographique, il devient possible d'analyser de quelle façon les hommes organisent l'espace socio-géographique en fonction de leurs représentations de l'espace et, plus largement, de leurs systèmes de représentations et de leurs systèmes de valeurs. L'espace vécu dans les comportements quotidiens n'est pas rigide, il se modifie constamment au niveau de l'individu, des groupes, de la société. Or il existe, dans la civilisation industrielle notamment, une dissociation de plus en plus accentuée entre l'organisation de l'espace d'après la représentation qu'en ont les classes ou les pays dominants et l'espace vécu quotidiennement. Les hommes sont mal à l'aise dans l'espace construit pour eux mais non par eux. L'espace leur est étranger, ce qui est un aspect de l'aliénation. L'espace exprime non seulement les structures sociales mais les tensions, les conflits, les dominances, en particulier entre classes, entre groupes ethniques, entre groupes d'âges, entre catégories de sexes. Les différentes formes de pouvoir y sont symbolisées dans des monuments dont la répartition marque des points de repère et des pôles d'attraction ou de répulsion. Mais aujourd'hui surtout, l'espace tel qu'il est perçu dans la ville a perdu ses significations. Plus les points de repère deviennent fonctionnels, plus la ville est techniquement organisée, plus l'espace économique est efficace, et plus le décalage entre l'espace imaginaire, l'espace vécu et l'organisation de l'espace tend à s'accroître. Ici nous revenons à la faillite de la symbolique de l'espace dans la civilisation industrielle. La rationalisation provoque un étouffement qui finit par exploser en révoltes du désir. Tout ce qui a été dit sur les contradictions de l'environnement, sur la perte du sens dans l'espace urbain, ressort ici avec plus d'évidence. L'aménagement de l'espace sociogéographique consisterait à saisir les relations entre les individus et les groupes dans un mouvement perpétuel et à créer le cadre qui faciliterait ce mouvement au lieu de l'entraver. C'est alors qu'il serait possible de parler d'espace-action, de la remise en question et de la création d'espaces permettant aux sociétés de se développer. Cet effort supposerait une connaissance de plus en plus approfondie des besoins, des intérêts, des désirs, des aspirations relatives à l'espace en rapport avec tous les domaines de la vie sociale. Plus précisément, il s'agirait surtout de connaître les processus par lesquels ces besoins, intérêts et aspirations se modifient pour pouvoir organiser l'espace de la société à venir. Le schéma polyvalent auquel il a été fait allusion plus haut pourrait, dans une certaine mesure, y contribuer. Tout aménagement de l'espace suppose une prise de décision, c'est-àdire un choix entre ces besoins, ces intérêts, ces aspirations, ces valeurs. La préparation de cette décision aboutit donc finalement à définir une politique de l'espace. Toute création d'espace est un acte politique.

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De l'idée architecturale aux lieux de l'architecture L'approche du lieu comme révélateur de la posture et du regard de l'architecte sur le monde Franck Guêné, thèse de doctorat en architecture soutenue en 2009

La thèse interroge la démarche de conception architecturale. Il s'agit d'essayer de cerner la nature des rapports du lieu et du projet architectural. Cette question dépasse l'approche topologique (la topographie, la nature du sol et du climat, les dimensions de la parcelle, …) pour intéresser les fondements intellectuels spécifiques de la démarche. Il s'agit plus précisément d'essayer de comprendre et d'interpréter la dimension subjective inscrite au cœur de la conception architecturale. L'architecte se construit humainement et professionnellement en toute subjectivité, relativement à la perception phénoménologique chère à Merleau-Ponty : "…ce qui ressort (…) de la plupart des analyses merleaupontiennes est que l'univers des vérités prédicatives et des significations est (…) tout d'abord univers perceptif, monde phénoménal : comme il y a une phénoménologie de la perception des choses, il y a une phénoménologie de la manifestation des idées ou significations ; notre accès à la vérité a pour condition les conditions de la perception des idées, et cellesci sont analogues à celles de la perception des choses."1 Dans ce cadre, la notion de lieu est complexe car le lieu, déterminé à l'aune d'une perception phénoménologique, est toujours l'objet d'une expérience singulière, à la fois conséquence et cause d'une connaissance toute aussi singulière. Il semble donc pouvoir être intéressant de questionner en ce début de XXIe siècle les rapports du projet architectural et du lieu, à une période particulière de l'histoire des hommes, où les lieux semblent particulièrement malmenés et perçus ; entre la ville générique de Rem Koolhaas, la ville franchisée de David Mangin et les planétaires proliférations immobilières, les problématiques architecturales et urbaines contemporaines propres à la détermination et à l'identité des lieux sont innombrables, suscitent polémiques et débats. Au-delà de l'approche phénoménologique dont il est l'objet, le lieu recouvre diverses définitions, notamment sous la plume d'Augustin Berque qui en détermine une double dimension cartésienne et sensible, le topos et la chorâ.2 D'autres approches et considérations du lieu existent, mais, des penseurs aux artistes3 et aux architectes, c'est bien la question de la contemporanéité des rapports de l'intervention et du lieu qui se pose. Ainsi, même s'il

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1. Anne-Marie Roviello, in Marc Richir et Étienne Tassin, Merleau-Ponty, Phénoménologie et expérience, éditions Jérôme Million, Grenoble 2008, première édition Gallimard, 1998, p.163. 2. Selon Augustin Berque, le lieu est d'abord le lieu du topos, "parfaitement définissable en lui-même, indépendamment des choses. C'est le lieu des coordonnées cartésiennes du cartographe, dont l'ordonnée (la longitude), l'abscisse (la latitude) et la cote (l'altitude) s'établissent dans l'espace absolu des Principia mathematica de Newton. Le lieu y est un point abstrait, totalement objectif. Il relève d'une géométrie qui permet de définir non moins strictement les objets qui peuvent ou non s'y trouver". Le lieu est également le lieu de la chorâ, "essentiellement relationnelle. Le lieu y dépend des choses, les choses en dépendent, et ce rapport est en devenir : il échappe au principe d'identité. C'est le lieu du “croître ensemble” (crum crescere, d'où concretus) des choses dans la concrétude du monde sensible". 3. On pense ici plus particulièrement aux artistes du Land'art qui se sont appropriés les lieux et ont approprié leurs œuvres aux lieux.


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4. Le terme tel qu'il est employé ici est de Tadao Andô. Tadao Andô, in Yann Nussaume, Tadao Andô et la question du milieu, le Moniteur, collection Architextes, Paris, 1999. 5. Augustin Berque, in Yann Nussaume, Tadao Andô et la question du milieu, le Moniteur, collection Architextes, Paris, 1999, p.22.

en situe l'origine au siècle des Lumières, Christian Norberg-Schulz associe à l'architecture du XXe siècle la notion de perte du lieu. L'historien norvégien pense plus particulièrement au Mouvement moderne, son influence, ses conséquences, sa dégénérescence4, dont Augustin Berque dénonce lui aussi la logique : "Cette logique-là, c'est celle du topos ou de la Stelle de l'objet architectural solitaire ou ubiquiste, toujours identique à lui-même, qui est issu du Mouvement moderne en architecture et en urbanisme. Le même parallélépipède A (soit dit pour simplifier), indifférent à quelque milieu que ce soit, se retrouvera de Romorantin à Valparaiso, en haut de la colline comme au fond de la vallée, derrière l'usine aussi bien que devant la mer. Dans une version un peu plus élaborée de la même logique, Starck ou Takamatsu imposeront la même “architecture bruyante” ici ou ailleurs : n'importe où."5 Pour A. Berque et C. Norberg-Schulz, l'architecture contemporaine semble donc avoir pris ses distances et ne plus générer aucun rapport au lieu. Mais ce constat est-il aussi radical dans la mesure où l'architecte prend toujours formellement position vis-à-vis du lieu ? Si Shin Takamatsu revendique toute rupture du rapport de l'architecture et du lieu, il génère cependant par son architecture un événement au lieu précis de l'édification du projet ; et si Andô semble se déterminer en fonction du lieu, la question se pose de savoir si sa posture est juste dans tous les cas… Si le constat indéniable est que l'architecte, comme tout être humain, induit dans ses actes et a fortiori son architecture, une dimension subjective, personnelle et phénoménologique, la question semble donc plutôt devoir être : de quelle manière la pensée subjective du monde et du lieu entre-t-elle dans le processus de conception du projet architectural ? À partir de ce positionnement phénoménologique, la thèse se construit sur la base d'une hypothèse en deux parties. 1| Le rapport singulier que l'individu/architecte entretient avec le monde développe chez l'architecte une pensée préalable, politique, culturelle et/ou sociale qui oriente la démarche de projet. Cette pensée consciente ou inconsciente est une idée spatialisée du monde, l'expression d'un projet pour le monde ou conforme au monde. Ce concept, entre l'idée et le projet, est nommé l'idée architecturale. Une illustration de ce que peut être l'idée architecturale réside dans l'utopie. Le projet utopique (qu'il s'agisse de celui de Platon, de Thomas More ou d'Étienne Cabet, entre autres) s'accommode et fait l'objet d'une description spatiale, alors que sur le fond, le projet est un projet politique, un projet d'urbanité et non un projet d'urbanisme. 2| C'est la rencontre de l'architecte et du lieu qui permet ou non l'émergence de l'idée architecturale. Parce que le lieu est toujours lu à travers un filtre culturel et personnel, il est décrypté par l'architecte comme le lieu éventuel et possible d'une démonstration politique, culturelle et/ou sociale, en opposition ou en phase avec le monde contemporain.

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Si cette attitude doit pouvoir être déterminée comme une constante de l'histoire de l'architecture, les architectes du XXe siècle semblent bien expérimenter, plus qu'à toute autre période de l'humanité, des voies complexes, novatrices, contradictoires, expérimentales et incertaines… La démonstration s'établit autour d'architectes chez qui une démarche parait être plus ou moins clairement assumée et définie (en l'occurrence ici, Le Corbusier, Tadao Andô et MVRDV). Il s'agit alors de rechercher et d'analyser la nature des fondamentaux qui transparaissent dans les rapports des projets d'architecture aux lieux. Dans l'exemple de Le Corbusier, il est cherché à montrer que l'architecte développe d'une manière personnelle, et absolument indépendante de toute doctrine ou système, une vision panthéiste du monde dont l'idéalité perceptible se réalise dans le paysage. Cette relation au monde lui est inspirée par sa rencontre en 1907 avec la Chartreuse de Galluzzo en Toscane. Dès lors, l'ensemble de l'œuvre corbuséenne peut être analysée au regard de cette référence qui constitue l'idéalité d'un bonheur universel dont l'architecte a le pouvoir de recréer les conditions. Cette ambition implique le rapport de l'architecture à une nature puissante et divinisée. Le Corbusier intègre ainsi de manière permanente le paysage à son architecture, comme le moyen d'être à la fois seul et en relation avec le monde. Le Corbusier a le projet utopique et universel de mettre en place les conditions architecturales de l'établissement d'une société de frères, une sorte de communisme platonicien. Face et/ou au cœur d'un lieu idéal6, Le Corbusier ambitionne de développer son projet politique (les Cités Radieuses, les projets pour Alger, Rio de Janeiro, Montevideo, Sao Paulo, La Tourette, …) Face à un paysage de moindre ampleur, Le Corbusier met en exergue d'autres aspects du projet architectural que le projet politique : la composition, les tracés régulateurs. Pour l'essentiel, Le Corbusier n'a d'ailleurs réalisé que des propositions politiquement non subversives, notamment les villas blanches : la villa Stein, la villa Savoye, etc. Toutes ces recherches individuelles constituent des fins en soi, mais elles contribuent à une ambition plus profonde, celle d'œuvrer pour le bien de l'humanité, ambition que Le Corbusier n'a finalement jamais pu réaliser de manière absolue, essentiellement parce qu'il a toujours offert et défendu un projet architectural alors qu'il revendiquait en fait un projet politique. Si les rapports de l'architecture et du lieu sont différents chez Andô et MVRDV, il est cependant montré l'existence d'une lecture préalable du lieu à la lumière d'une idée architecturale basée sur des approches culturelles et métaphysiques chez Tadao Andô, et écologique, au sens de science du milieu chez MVRDV7. En conclusion, bien qu'il s'avérerait nécessaire de développer cette réflexion à d'autres architectes pour en vérifier l'absolue réalité, il semble bien que l'idée architecturale puisse être un concept récurrent au cœur

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6. Caricaturalement, la présence de la mer et/ou de la montagne suffit à générer chez Le Corbusier la nécessité d'un rapport puissant de l'architecture au paysage. 7. Le développement du sentiment écologique (au sens d'une science du milieu) chez MVRDV est partiellement établi et étayé à partir des pensées et théories du sociologue Ulrich Beck.


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des démarches de conception architecturale. À l'analyse des projets étudiés, cette idée ne semble devoir émerger qu'à certaines conditions du lieu. L'architecte lit et décrypte le lieu à la lumière de signes propres à l'idée architecturale ; soit que le lieu porte des signes contraires, soit qu'il soit en phase avec l'idée architecturale. La radicalité prégnante des postures des trois architectes étudiés montre la puissance du lien qu'ils entretiennent avec le monde qui leur est contemporain. C'est l'insatisfaction d'un état du monde qui semble générer leur posture intellectuelle ; on peut ici établir une similitude avec la démarche des utopistes. Par réaction, cette insatisfaction semble pouvoir et peut-être même devoir être exprimable et exprimée dans le projet architectural. Le message n'est pas toujours aisément décryptable, mais l'architecte se positionne relativement à la conscience qu'il a du monde. Aussi cette démonstration s'avérerait vraisemblablement difficile à établir chez des architectes dont la posture par rapport au monde serait plus floue, plus ambiguë, inconsciemment conforme ou nihiliste : Sur le fond, tout ceci renvoie à un questionnement peut-être fondamental aujourd'hui : "accepter le monde tel qu'il est", est-ce une posture encore admissible pour un architecte ? L'attention critique qu'il porte au monde, aux milieux, aux lieux, ne le construit certes pas de manière exclusive, mais elle lui permet d'avoir une conscience claire des responsabilités, nécessités et implications de sa démarche. Cette conscience peut vraisemblablement lui permettre d'adopter un nécessaire positionnement, d'interpeller le monde et de jouer pleinement un rôle au cœur des problématiques contemporaines.

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Les auteurs

Frédéric Bonnet Architecte-urbaniste et paysagiste, maître-assistant à l'École Nationale Supérieure d'Architecture de Paris-Belleville

Patrice Ceccarini Architecte, docteur École des hautes études en sciences sociales (Histoire et civilisation, option sciences du langage), professeur à l'ENS Architecture et Paysage de Lille et ENSA Paris-Val de Seine

Dominique Coulon Architecte, professeur à l'École Nationale Supérieure d'Architecture de Strasbourg

Franck Guêné Architecte, docteur en esthétique, enseignant à l'INSA Strasbourg

François Guéry Normalien, philosophe, professeur émérite Université Lyon III

Alexis Meier Architecte, docteur en philosophie, maître de conférences à l'INSA Strasbourg

Thierry Paquot Philosophe de l'urbain, professeur des universités (IUP - Paris XII), éditeur de la revue Urbanisme

Philippe Rahm Architecte, professeur invité à l'École d'architecture de la royal Danish Academy of Fine Arts (Copenhague)

Pascal Rousse Architecte, docteur en philosophie et esthétique, professeur d'arts plastiques

Pau de Solà-Morales i Serra Architecte, docteur Theory of Design, Harvard, enseignant Universitat Rovira i Virgili (Tarragone)

Chris Younès Philosophe, responsable du laboratoire GERPHAU (philosophie architecture urbain) UMR LAVUE et du réseau PhilAU, professeur à l'ENSA Paris-la Villette et ESA

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Contact Réseau Philau École Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand 71 boulevard Cote-Blatin 63000 Clermont-Ferrand 04 73 34 71 79 philau@clermont-fd.archi.fr

Appel à contribution Philotope 8

Directrice de la publication Chris Younès Éditeur Réseau Philau Comité de rédaction Xavier Bonnaud Stéphane Bonzani Marc-Antoine Durand Thierry Paquot Philippe Simay Chris Younès Numéro réalisé en partenariat avec l’INSA de Strasbourg Coordinateur de ce numéro Alexis Meier Ont collaboré à ce numéro Frédéric Bonnet Patricio Cecarrini Franck Guêné François Guéry Alexis Meier Thierry Paquot Philippe Rahm Matthieu Richard Pascal Rousse Pau de Solà-Moralès i Serra Chris Younès Secrétaire de rédaction Nathalie Sabaté Création graphique, mise en page et maquette Sophie Loiseau Crédits photos Couverture et texte “Contexte et complexité” Dominique Coulon “La dissociation du paysage” p.22 Marc Domage p.25 Adam Rzepka p.27 Philippe Rahm p.32 Noboru Kawagishi Imprimé par Diazo 1 Chamalières (63400)

Le numéro 8, à paraître en décembre 2010, traitera de : "Hommes et animaux, ensemble dans la cité. Esquisse d'une urbanité partagée" Les villes édifiées par les hommes pour les hommes constituent des univers irrémédiablement éloignés des animaux qui ont pourtant quotidiennement accompagné notre condition d'humains pendant plus de 350000 générations. Partant de ce constat, ce numéro du Philotope regroupera interrogations, intuitions, réflexions, récits d'expériences urbaines où interviennent ensemble hommes et animaux. Il s'agit de réfléchir à l'hybridation de nos milieux habités. C'est l'opportunité d'un travail philosophique et anthropologique sur la frange de notre condition humaine, l'occasion d'interroger une frontière différente de celle ouverte par les nouvelles technologies qui nous équipent dorénavant chaque jour un peu plus. C'est un champ relationnel qui ne nous est pas totalement étranger, mais qu'il s'agit de revitaliser, tant le monde urbain est bâti sur un imaginaire étranger à la zoosphère et à la biodiversité. C'est aussi l'occasion de nouvelles relations, de nouveaux partages de territoires, de rencontres, de poésies, d'horizons dans lesquels les registres de l'intentionnalité, de l'agir, du faire, de l'innovation se trouvent souvent désorientés : bref, d'esquisser une urbanité plus ample et plus ouverte. L'argumentaire complet est disponible sur demande à philau@clermontfd.archi.fr Un comité de lecture a aussi été mis en place. Afin de diversifier les contributions, nous lançons un appel sous deux formes : soit un article court de 6 000 signes sur une thématique plutôt d'actualité, soit un texte long de 15 000 à 20 000 signes pour une présentation plus argumentée d'une recherche en cours. Un synopsis de votre proposition doit nous être transmis pour le 19 juillet à : philau@clermont-fd.archi.fr cyounes@clermont-fd.archi.fr xbonnaud@club-internet.fr En vous en remerciant par avance. Chris Younès et Xavier Bonnaud

ISSN : 1278-6071 Dépôt légal : juin 2010

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