Le Philotope #11

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juin 2015

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B창tir au contact du risque



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B창tir au contact du risque



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Édito Chris Younès / David Marcillon Si la superposition des mobilités et des communications ouvre désormais des possibilités sidérantes dans un vaste tohu-bohu d’urbanisation planétaire, de multiples maux assaillent les sociétés urbaines tels la pollution, le désarroi, l’uniformisation, la solitude, la misère, l’exclusion, l’errance, le tapage publicitaire, l’aliénation d’un homme soumis au marché et réduit au rôle de consommateur. L’évolution critique vers une neutralisation des milieux et des lieux s’accompagne d’un épuisement des existences et d’une tentation de repli sur l’échelle intime et communautariste, renforcée par la hantise de la sécurité qui devient une des obsessions particulièrement sociale, politique, conduisant à des entités fermées tels des complexes résidentiels qui se séparent ou à la production d’un certain type d’individualisation que Georges Agamben décrit comme « une individualisation paradoxale par indétermination »1. Le risque est partout. Il est aussi dans l’ignorance et la méconnaissance des uns et des autres. Face à des territoires compacts ou distendus maltraités et des urbains isolés qualitatives, de diversité, mais aussi d’urbanité, de citoyenneté et de partage. Ce sant et repensant les places de l’art de bâtir et du politique. Des réévaluations et d’autres nouages entre les temps longs et les temps courts, les permanences et d’autres scénarios plus féconds entre urbain et agriculture. De nombreux chantiers s’ouvrent alors, pour prendre la mesure des transformations à l’œuvre et mettre en synergie et compatibilité les rythmes de la nature et de l’artefact. Ainsi, « Bâtir au contact du risque » - thématique de ce numéro - mobilise, révolutionne, et fusionne notre « intelligence évaluative et créative », que ce soit en termes critiques, théoriques ou propositionnels. Vivre au bord du risque, en lui, c’est chercher dans cette condition irréversible de nouvelles possibilités, de nouvelles chances… La relation entre risque et chance, visitée notamment par Gilles Deleuze et Félix Guattari, est explorée ici de nouveau par les auteurs de ce Philotope n°11.

1. G. Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Seuil, 1990, p.60

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Ce numéro est aussi pour nous - Chris Younès et David Marcillon - le moment Thématique PhilAU2 et du Philotope. Si les responsabilités changent de mains, porter et provoquer la rencontre entre philosophie et architecture, si précieuse pour penser notre monde et ses milieux habités. Pour ce Philotope, Éric Daniel-Lacombe avait sollicité Elsa Cayat, psychiatrepsychanalyste, chroniqueuse à Charlie Hebdo pour la rubrique « Charlie Divan ». Le 13 décembre dernier, elle nous transmettait le texte que nous publions ici. Le fanatisme et l’intolérance, dans un acte terroriste fou, auront arraché à la vie encore une fois des êtres libres et généreux. Nous dédions ce numéro à Elsa Cayat, delà à toutes les personnes qui subissent la violence haineuse de l’intégrisme radical. Pensons librement et vivons ensemble.

2. Le Réseau PhilAU, créé et dirigé depuis 1984 par Chris Younès, a été habilité en tant que Philotope est parue pour la la Culture (Bureau de la recherche architecturale, urbaine et paysagère), c’est David Marcillon qui en assure à présent la responsabilité. Le PhilAU, rattaché au laboratoire GERPHAU/UMR CNRS LAVUE 7218, est accueilli et soutenu par l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand.


Sommaire

Édito

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Chris Younès / David Marcillon

Bâtir au contact du risque

08 10

Xavier Bonnaud 27 Éric Daniel-Lacombe 33

comme créatrice de nouvelles stratégies présentielles 39

et les Hommes par Naito Hiroshi Catherine Grout 47 Stéphane Bonzani Jean-Michel Delaveau 71 81 Julie Colin 87 Claire Dycha 93 Annarita Lapenna 97

la limite des villes Valérie Helman

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119 Jean-Christophe Blésius 127 131 Jean-Amos Lecat-Deschamps 137 Christian Leclerc Astrid Lenoir Matthieu Poinot 161 Chris Younès 167 Elsa Cayat

Œuvre

174

Héritage présenté par Thierry Paquot

182

par P. H. Chombart de Lauwe Recherche doctorale

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Les auteurs

208

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Bâtir au contact du risque

Construire au contact du risque

Xavier Bonnaud

Paru en 1986, l’ouvrage du sociologue allemand Ulrick Beck, La société du risque, s‘inquiète du fait que les sociétés contemporaines, au delà du confort qu’une certaine maîtrise technique procure au quotidien à leurs populations, se comportent de manière moins immédiatement visible comme des fabriques de risques. Son ouvrage met en évidence (de manière assez prémonitoire puisque son propos est écrit avant l’accident de Tchernobyl) que ces risques, désormais à l’échelle de la puissance des sociétés techno-industrielles, possèdent au regard des menaces qu’ils font peser sur le devenir même des vies humaines, une capacité de destruction qui dépasse celle engagée dans les deux dernières guerres mondiales. nos actions individuelles et collectives. Une nouvelle conscience doit constituer la barrières entre sciences et politique ou, pour le dire autrement, sur de nouvelles relations, plus en dialogue et en synergie, entre maîtrise des connaissances et transformations sociales. Le mode de développement occidental est très dominé par le capitalisme et le néolibéralisme qui laissent de larges marges de manœuvre aux puissances industrielles et à leurs lobbying, avec pour résultat les effets indésirables des logiques sectorielles et concurrentes des entreprises sous couvert de politiques court-termistes. On observe ainsi la poursuite d’un « progrès » assis sur les performances d’acteurs épars qui ne se soucient pas des effets collatéraux de leurs différentes actions.

1. Toyô Itô, 2. Isabelle Stengers. 2009

, Impressions Nouvelles, 2014 , Les Empêcheurs,

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En même temps, au sein de la société civile3, ici et là, encore minoritaires, des groupes, associations, institutions, mouvements d’opinion, réseaux de recherches, prennent au sérieux la dynamique des interactions au sein d’une planète fragilisée. Depuis quelques décennies, se structure ainsi tout un foisonnement intellectuel, philosophique, prospectif et alternatif qui permet, à la fois localement mais aussi théoriquement, d’intervenir et d’interroger le contexte de dégradation globale des conditions d’habitabilité de la planète. Mais les rapports de force sont tenaces et les indicateurs environnementaux assez inquiétants. Il faut admettre que le nombre de sites urbains et la part de la population mondiale soumise à des risques naturels et techniques sont en augmentation. Pour nous, architectes et urbanistes, ces lieux et ces personnes ne peuvent pas être abandonnés, ou simplement mis sous la coupe de réglementations exagérément défensives et sécuritaires4. Ils constituent au contraire d’urgents territoires promue par Ulrick Beck, des sites où peuvent s’initier de nouvelles relations avec la nature, de nouvelles urbanités, de nouvelles esthétiques, de nouvelles conditions de milieux.

l’école d’architecture de Paris la Villette, avec Éric Daniel-Lacombe, architecte, un Le présent article va donc, non pas procéder à une présentation exclusive de cette

les méthodes et les cultures de conception étaient interrogées, et qu’en même temps que nous étudiions les conditions locales de fragilité d’un bassin versant par exemple, s’ouvraient à partir de l’architecture, ou autour de sa pratique, des mesure de ce monde de risques imbriqués et systémiques, dont nous héritons du XXe siècle ; que nous le voulions ou non, il est bien celui dans lequel nous œuvrons désormais, sans pouvoir nous en extraire.

3. On renvoie ici à la lecture à l’ouvrage Bénédicte Manier, , éd. Les liens qui libèrent, 2012. 4. Il est vraiment instructif ici de lire ce que l’architecte Japonais Toyô Itô rapporte de l’emla domination d’une culture défensive qui engloutit pratiquement tout l’investissement de la de se mettre au service des besoins quotidiens des communautés sinistrées. Voir Tyô Itô, « Une architecture à taille humaine », in Libération, 11 mars 2014.

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Concevoir à partir des milieux ce qui démontre de fait, s’il en était besoin, la nécessité que soit pris en compte, gile et incertain des écosystèmes. Les amplitudes extrêmes des températures, la puissance des vents, l’intensité des pluies, la montée des eaux, l’instabilité des sols, la nocivité souvent invisible des nuages de pollution, la rareté des ressources comme l’eau et les terres arables sont autant d’éléments qui exigent de nouveaux du fonctionnement de ces systèmes à partir de leurs effets pratiques pour autant « remonter » vers leurs logiques écologiques, géographiques, climatiques, que de vivre les plus quotidiennes et les agencements urbains et architecturaux les plus concrets. Cette approche « à partir du milieu » s’intéresse aux modes de en même temps, il est nécessaire de se soucier des conditions environnantes globales qui, nous le savons désormais, détériorent en retour l’habitabilité des territoires. Pour le dire autrement, le travail d’analyse et d’invention « par le milieu » ment intensif et extensif dans l’approche étant essentiel pour prendre la mesure leurs impacts multiples. Ce travail d’appréciation et d’interrogation se fait à partir d‘outils multiples par nécessité, mais où les représentations cartographiques occupent une place imgrammatique et modélisations inventives. Elles donnent traces, consistances aux graphies, un dialogue qui n’exclue pas la forme et la dimension des choses dans l’appréciation progressive des territoires en chantier.

par exemple), de la gestation de propositions d’intervention à des échelles plus ponctuelles, qui proposent alors de concrétiser des inventions programmatiques

Elles constituent un antidote salvateur contre le découragement et l’immobilisme, et permettent de construire les étapes initiales du processus de régénération, de prendre pied, par un premier pas concret face à une situation de grande ampleur. sée par le milieu peut enrichir le processus architectural en dialoguant maintenant

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avec la philosophe Isabelle Stengers. Dans un long article publié récemment dans l’ouvrage collectif coordonné par Émilie Hache, elle décrit ces nouvelles relations entre connaissance et actions que les dérèglements environnementaux rendent indispensables, mentionnant la nécessité d’ouverture au principe d’incertitude, comme le besoin « ». Travailler dans les zones certaines métropoles exposées à court ou moyen terme à des dégradations de leur condition de milieu du fait du changement climatique, appelle, ne serait-ce qu’en reconnaissant la responsabilité humaine de ses dérèglements, un rapport moins surplomb ne présentant plus en elles-mêmes un gage de réussite. Reformulons la situation. Penser le risque requiert de penser la dégradation. Prendre au sérieux cette dégradation de l’habitabilité des territoires habités engage d’autres modes de pensée et d’action que ceux qui les ont dégradés. En effet, les

coupés des contacts vivants et sensibles avec les sites, comme pour des experts toires, qu’il n’y a pas symétrie entre le détruire et le régénérer. Plonger dans la fragilité des situations « à risque », percevoir les points de dérèglements des équiqui subsiste, fait appel à de multiples perceptions, à des types d’action qui savent entendre et entrer en dialogue avec la diversité des modes d’existence de notre substrat planétaire et qui rompent, pour reprendre les mots d’Isabelle Stengers, « »6. Mais comment mettre en place de si louables intentions ? Comment instaurer cette rupture au sein des cultures de conception urbaines et architecturales, alors que simultanément, Poursuivons alors notre investigation en nous demandant s’il ne faut pas revisiter la place donnée aux sciences de l’observation et aux techniques qui les prolongent, tant elles apparaissent imposantes voire hégémoniques au sein des cultures

5. Isabelle Stengers, « Penser à partir du ravage écologique », in , Textes réunis et présentés par Émilie Hache, Éditions Dehors, 2014 6. ibid

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de l’aménagement. Dans un ouvrage récent7, l’historien des sciences JeanBaptiste Fressoz enquête sur les racines historiques de la crise environnementale. Il montre que les siècles de progrès dont nous héritons, XIXe et XXe siècles, n’ont pas été simplement technophiles par domination d’une quelconque culture

après décennie une « inconscience modernisatrice » dont la sortie ne peut pas se tion de l’action. du monde par la science, alors que la première exposition universelle qui se tient à Paris bat son plein. Il mentionne comment cet avocat et savant autodidacte, avec beaucoup de clairvoyance pour un observateur du milieu du XIXe siècle, avait repéré un des traits de la science expérimentale qui consiste à produire, par son principe même, une connaissance a posteriori. Il s’inquiète des bouleversements potentiellement portés par de nouvelles productions industrielles fondées sur ces sant a posteriori, ne sont pas outillées pour anticiper les conséquences lointaines ce décalage entre capacités techniques et capacités de prévision porte le risque latent de « construire l’apocalypse »8. On retrouve ici le constat que fait Isabelle cente et n’ayant pas a priori à répondre pour ses conséquences ». On comprend entrepris sur le risque à partir de l’architecture. Intégrant la conscience des effets destructeurs d’une posture de domination et de surplomb, la fabrique de connaisElle se doit d’être en lien avec les connaissances des sciences de l’observation, caractère a posteriori et statique de ces savoirs, elle doit développer un champ de

sur nos modes de développement. On se demande aussi, en travaillant dans des zones dont l’habitabilité est menacée, si ces savoirs mobilisés ne doivent pas être plus touffus, plus indistincts, plus engageants, et, parce qu’il convient de penser

7. 2012 8. , p.9

, Seuil,


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les devenirs inquiétés autant par les aléas de la nature que par les conséquences ces connaissances « cente et désengage ces acteurs et permet de dénoncer toutes les autres »9. Ce que donc le travail sur des territoires soumis aux risques met en évidence, c’est bien sans doute, à partir de cette pensée « par le milieu », des alliances involutives plus que de nouveaux dispositifs de maîtrise et de contrôle. On dira alors, pour rester en dialogue avec Isabelle Stengers, que « l’intelligence écologique, la régénération de la capacité à penser ‘’par le milieu’’ exige le changement culturel des institutions où ont été forgés les liens modernes entre connaissance et progrès »10. Nous comprenons bien ici qu’il revient à la compétence architecturale de porter, au sein des instances en charge de l’aménagement du territoire, la compétence dialogique d’une « pensée sensible » nourrie de savoirs analytiques et de compétences réhabilitation-réappropriation de l’expérience contre l’emprise de l’explication, qui 11

Cette expérience particulière est souvent celle d’une nouvelle relation au sol, de nouveaux aménagements, de nouveaux usages. Dans bien des cas, inondations,

tantôt liquides, tantôt espace urbain, tantôt lieu envahi par les force de la nature, comme un estran où les rythmes de la villes et les cycles du climat se rencontrent. Sans leur donner l’exclusive, un intérêt pour les connaissances en sciences de la zones soumises aux risques naturels (géologie, hydrologie, climatologie, agrologie, écologie, etc.). Nous pensons, à la suite d’Edgar Morin12, que ces savoirs doivent être considérés comme savoirs généralistes du XXIe siècle, et prendre une gies plus ouvertes avec les paysagistes et le domaine de l’ingénierie environnementale, clés pour un partage performant de l’invention appelée par ces nouvelles situations. Le dialogue entre approche technique et culturaliste en aménagement est constitutif de la culture de l’urbanisme13, et la part donnée aux technologies

9. 10. , p.178 11. , p.190 12. Edgar Morin, 13. Françoise Choay,

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siècle, Seuil, 1999 , Points, 2014


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doit être mise en débat pour chaque lieu. Car on voit bien qu’une offre technique et industrielle se déploie désormais, en climatologie comme en planétologie, qui se charge de réponses technologiques de grande ampleur face au dérèglement clicar il n’est pas possible de démontrer à l’avance que des interventions de très grande ampleur n’augmentent pas les risques en leur donnant une intensité renforcée. L’architecture a des cartes en main pour construire un dialogue strict et exigeant avec ces apprentis sorciers du climat14 qui proposent de régler les problèmes par de nouvelles interventions, déployées à l’échelle planétaire. Les références sont désormais nombreuses de villes qui ont intégré ces probléma, ces « bonnes pratiques » constituent des références indispensables à la maturité des analyses et des propositions. Elles sont aussi étayées par des travaux plus théoriques comme ceux initiés par Alberto Magnaghi et la société des territorialistes à partir de la notion de biorégion, qu’il a si précisément détaillée dans son dernier ouvrage16. L’adaptation territoriale des nouveaux risques climatiques exige une grande souplesse quant à la délimitation des périmètres d’études. L’inscription géographique de ces risques sort de toute délimitation périmétrique traditionnelle, puisqu‘il est question d’aborder autant le linéaire d’un littoral que le pourtour d’un volcan ou le bassin versant d’une rivière. Le travail de transformation engage la compréhension d’effets qui se déploient en dehors des découpages fonciers et administratifs, même si ensuite ceux-ci retrouvent toute leur acuité lorsqu’il convient de choisir un mode d’intervention cohérent. La recherche de la meilleure manière d’intervenir constitue en soi une question, lectures du territoire en crise. Si l’on prend l’exemple lié à la montée des eaux et à la culture technique des digues, on perçoit bien que le travail architectural, parce qu’il se pose aussi en termes urbain, sensible, touristique, paysager, local peut retourner, contourner les habitudes défensives pour initier des situations urbaines plus riches et un meilleur emploi des investissements publics.

14. Clive Hamilton, , Seuil, 2013 15. Cf. , (Jean-Jacques Terrin dir.), Ed. Parenthèses, 2014 16. Alberto Magnaghi, La biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Eterotopia, 2014

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Des allers-retours entre très grande échelle et possibilités d’intervention modestes mettent alors en relation, simultanément, la recherche d’une compréhension large lytique et spéculative ouverte et une pensée pragmatique ; ces deux registres d’appréciation ne s’opposant pas mais au contraire se fécondant mutuellement. tifs pédagogiques, ceci étant renforcé par le calendrier court du semestre universitaire et en l’absence des acteurs politiques et d’un commanditaire réel.

L’horizon de dérèglements climatiques et le retour plus fréquent d’épisodes extrêmes voire catastrophiques engagent les métiers de l’aménagement et de la prospective urbaine dans une situation nouvelle, bien différente des cultures précédentes. établissements humains à l’intérieur de zones appréhendées comme des océans de ruralité, comme des territoires considérés comme inertes, issus d’une stabilité ancestrale qu’il convenait de réveiller, de moderniser. L’état initial semblait assez malléable aux niveleuses et bétonneuses, les sols s’offraient comme autant de nouvelles potentialités urbaines et infrastructurelles, tant l’installation urbaine est vorace en terrain comme en attestent les chiffres de l’étalement urbain et de l’artiDes lieux étaient alors « aménagés », de nouveaux réseaux de communication construits, sans que l’addition de ces différentes transformations ne soit imaginée diale, du développement accéléré du modèle occidental de plusieurs continents, a réduit considérablement la taille relative de la planète au regard des activités des hommes. Il s’est produit une inversion de puissance entre les forces de la nature et celle de la civilisation humaine, que la mise en place des trames vertes et bleues illustre très clairement. D’un chapelet de villes reliées par des voies éparses, on est passé à un tapis global d’urbanisation au sein duquel il est désormais indispensable, pour éviter l’effondrement de la biodiversité, de dessiner des corridors verts Le boom urbain de la seconde moitié du XXe siècle laisse le souvenir d’une période pendant laquelle l’expansion urbaine semblait sans limite, la puissance de construction étant formidablement entretenue par l’énergie concentrée des énergies fossiles.

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Notre pensée de l’installation doit se déployer dorénavant d’une toute autre mamais aussi de limiter l’expansion des menaces environnementales et sociales qui les accompagnent. Nous sommes comme soumis aux contraintes de Gaïa, planète devenue très chatouilleuse et très réactive aux impacts des productions et pollutions qui altèrent ses grands équilibres. Il convient donc de changer de culture de conception, de quitter l’insouciance d’une extension urbaine sans limitation, sans pensée du substrat, sans sol, que le caractère messianique des avant-gardes, relayées après-guerre par l’optimisme de la croissance, avait puissamment fait germer dans la tête des décideurs, des aménageurs, de l’ingénierie et d’une part importante des architectes et urbanistes. Plutôt qu’expansifs et substitutifs, il faut désormais s’atteler à des modes de réinstallations économes et involutifs beaucoup plus rétif, tenaillé qu’il se trouve entre, d’un côté, les tenants d’une fabrique urbaine encore puissamment moderniste, qui s’exprime entre autres par la

de politiques territoriales et urbaines plus orientées par un souci de préservation (des sites naturels, des ressources, du patrimoine, du climat, de la biodiversité, des cultures locales, etc.). L’ambiguïté du terme de préservation prête d’ailleurs souvent à controverse, car il est tantôt utilisé pour étiqueter comme réactionnaires et passéistes ceux qui s’en réclament, ou parfois mis en évidence comme conceptclé pour accéder à la sauvegarde d’éléments structurants la société toute entière. Nous avons pu hélas observer, à l’occasion de la mort du militant environnementaliste Rémi Fraysse à l’automne 2014 sur le site du barrage de Sivens dans le lents, mettant à mal le fonctionnement démocratique d’une société. Dans cette pour ses promoteurs par le besoin croissant d’irrigation qu’une agriculture productiviste requiert, et encore plus à l’aulne des bouleversements climatiques et de la nouvelle donne pluviométrique de cette région. initial. Il manque à l’évidence une capacité de vision à l’échelle de toute la vallée, comme territoire d’étude. L’évolution des régimes de pluie oblige à repenser l’avenir, et l’on a bien vu qu’il est alors indispensable de pouvoir formaliser des visions

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Libération, dépeignait bien à l’occasion de ces évènements, la richesse du pro-

»17. Il fait part de la dimension politique et démocratique des compétences architecturales et paysagères. Plutôt que de s’envoyer des grenades dans le dos, mieux vaut regarder en face la réalité des besoins de réaménagement que les changements climatiques exigent. transformatrices argumentées à l’échelle de la vallée. À constater, ô combien, le débat sur ce tels scénarios a manqué à propos du barrage de Sivens, on perçoit capacités de simulation de l’architecture, du paysage, de l’urbanisme. On imagine contrastés, voire contradictoires. Mais ici encore, n’est-il pas plus pertinent politiquement, de se poser les questions de développement territorial en prenant aussi en compte les risques qu’ils engagent, plutôt que promouvoir de futurs installations en valorisant uniquement des mètres cubes d‘eau disponibles ? On retrouve alors en acte cette conscience inquiète et impliquée pour la planète que l’on mentionnait précédemment, et sa volonté de s’intéresser à tous les régimes interconnectés et interdépendants, qui réagissent ensemble de manière potentiellement instable au sein d’un milieu vivant et habité, partagés entre humains et non-humains. -

mais aussi, et sans doute avant tout, des rencontres plus constructives entre pouactes d’aménager et de bâtir. Pour préparer à ce rôle nouveau de l’architecte, les sont autant d’ingrédients qui amènent les étudiants à produire des « scenarios sur hypothèses ». Cet atelier porte l’ambition de dépasser l’écueil de certaines tiques du côté du politique, « égotiques » du coté des maîtres d’œuvre ou parfois égoïstes du côté des habitants. Les changements climatiques astreignent tous les territoires à revisiter leurs conditions de milieu. Ce sont des paramètres aussi importants que les relations au sol, à la terre, à l’eau, à l’énergie, qui sont revisités. Quand on connaît leur caractère élémental, on comprend mieux que ces transfor-

17. Alexandre Chemetoff, « Des gouvernements hors sol », in Libération, 20 nov. 2014

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culturelles de s’installer, de disposer la matière pour habiter. Les architectes ont ici des compétences qui doivent les amener à prendre, depuis plusieurs lieux de la pratique de l’aménagement, un rôle important voire central dans ces métamorphoses territoriales et urbaines. tion, des éléments de nature hétérogène, l’architecture peut servir d’empêcheur de tourner en rond, en invitant au débat toutes les dimensions engagées par ces mutations des milieux. Nous retrouvons ici l’invitation que la philosophe Émilie Hache lance dans son manifeste pour une écologie pragmatique18 n’est pas censé nous regarder. » En effet, des appréciations nouvelles doivent émerger de la rencontre, non seulement de disciplines nouvellement embarquées dans cette aventure, mais aussi en se détachant du paradigme scientiste, ouvrir de nouvelles habitudes de travail entre acteurs de cultures professionnelles, de

restées en dehors des écrans de navigation de la fabrique urbaine précédente, mais dont les dynamiques invisibles n’en n’étaient pas moins au commande des dérèglements et de l’accélération des épisodes catastrophiques. Pour le dire autrement, il est nécessaire de faire évoluer les cultures de conception en les fondant sur des modes de pensée et d’action bien différents de ceux qui ont produit cette détérioration, car les dynamiques de destruction et de cogénéranature. Les architectes ont une place à prendre comme chefs d’orchestre, médiateurs ou animateurs de la complexité nouvelle que représente la prise en compte de ces tion, et leurs compétences élargies de création territoriale se présentent comme

est alors en mesure de proposer des possibles, des expérimentations anticipatrices, de nouveaux imaginaires qui nourrissent le processus politique de décision et l’horizon imposé d’évolution des modes de vie. Elle permet d’accompagner la coévolution désormais indissociable entre condiconsistant alors, plutôt que de servir le pouvoir de ses commanditaires comme elle a historiquement procédé, d’approfondir l’idée démocratique en aidant les cultures de l’aménagement à passer d’une puissance de transformation aux nouvelles obligations de régulation que nous avons à confronter.

18. Émilie Hache, la Découverte, 2011.

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sances de surplomb et l’expertise technique ont trop éloigné de la contingence des territoires ? Comment engager, dans les faits, des pratiques plus mesurées qui mènes que nous ne connaissons pas au moment où nous agissons ? Sans doute faut-il admettre que la fragilité de la Terre est notre fragilité. On accepterait ainsi un peu que les représentations qui émergent de l’Anthropocène, l’intrusion de Gaïa par exemple, donnent à voir une Terre qui, si elle constitue un système planétaire intégré, n’en est pas pour autant fragilisée et indifférente à notre devenir. Cela nous conduirait, à partir d’un tel constat, à questionner à nouveau ce que l’on peut attendre de l‘architecture. Peut être, au regard du caractère irrévocable de cette intrusion dans notre avenir, au regard de l’inquiétante déstabilisation des conditions d’habitat humain à laquelle nous sommes confrontés, l’architecture peut-elle nous aider à nous préparer à une civilisation qui vient, qui a toute les chances d’être bien différente de ce que nous L’incertitude environnementale qui s’installe durablement, comme la proximité croissante des catastrophes, relancent à l’évidence notre recours à l’architecture comme compétence et culture d’installation. On comprend, sans vouloir l’accepter complètement, qu’il est alors raisonnable de nous éloigner de croyances qui présentaient l’émancipation des sociétés comme un processus d’extraction de toutes les dépendances à l’environnement, pour retrouver des attitudes plus modestes et plus contingentes au regard d’une planète fortement fragilisée mais dont nous dépendons encore complètement. Dans cette réorientation, il y a comme un souci pour le futur qui reprend consistance, comme une attention au futur qui ne serait plus accaparée par cette idée de ture comme art de l‘aménagement se découvre alors empreinte de pragmatisme, tiques nous attachent individuellement et collectivement aux conséquences de nos actes constructifs Un exemple venu du Japon, en prise avec notre propos, est particulièrement éclairant. Après la catastrophe qui a frappé le Japon il y a quatre ans, l’architecte Toyô Itô, s’est engagé dans un programme de construction de maisons pour tous sur la cote Est du Japon, dévasté par le Tsunami. Il dénonçait en termes sévères les investissements du monde du BTP et de l’ingénierie qui engageaient des sommes

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elles permettent aux communautés de reprendre pied et sont comme des structures modestes qui mettent en relation la fragilité de notre condition d’humains lement apaisante. Venant d’un architecte aussi talentueux que Toyô Itô, cette remise en cause d’une certaine culture du chef d’œuvre moderne en direction de dispositifs plus ordinaires est riche d’enseignement. Elle donne à voir une architecture dont l’innovation revient à nous mettre en contact avec les fragilités de la planète Terre. Elle engage à ressentir, à percevoir les environnements construits et terrestres avec une acuité renouvelée, et peut être à éprouver, dans cette fragilité, l’audace de vivre qui déserte trop fréquemment le quotidien de métropoles sur-construites, dans lesquelles tout est calculé, automatisé, surveillé, sécurisé. Sans nous éloigner trop de l’architecture, il nous semble que cette fragilité, par le caractère indéracinable du simple fait d’habiter, redonne toute sa place au corps comme point de vue humain sur le monde19. Nous l’avons vu en détail, la crise environnementale apparaît comme une résurl’environnement qui reviennent sur le devant de la scène. Le programme de l’architecture n’est peut être pas de s’engager plus avant dans une constructivité radicale des milieux qui viendrait alors comme contredire le lent travail d’adaptation réussie du processus hominisation dont nous sommes issus. Il est sans doute plus utile, plutôt que de vouloir fabriquer les milieux supports d’une

a fait humain est le résultat de 120 000 générations d’adaptations réussies au contact de la planète Terre. Reconnaître que le centre de gravité de notre relation évolutive est encore immensément au contact des conditions naturelles et géographiques, constitue l’hypothèse biophilique du biologiste Edward Wilson20, laquelle ouvre de nombreuses pistes de travail quant à de nouvelles manières de composer avec le biologique, le végétal, l’animal, autant de réalités avec lesquelles nous partageons encore nos vies. Mais cette place à redonner à notre corporalité est aussi une revendication existenprésente la phénoménologie comme étant pour lui « l’art de rencontrer le monde ».

19. J’emprunte la formule à Antoine Picon, qui l’a énoncée lors de son intervention au collège de France, « 20. Biophilia

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Cette rencontre avec le monde n’est pas une rencontre exclusivement mécanique. rencontre vivante, à partir de notre existence de chair et du partage de la chair du monde pour reprendre l’expression de Maurice Merleau-Ponty21. Dans cette du monde. On peut dire que par le corps, nous découvrons le monde comme une sorte de cousinage de structures matérielles assemblées, soumises à une même construction réussie. L’architecture qui prend conscience de cela ne peut que se tranquilcultiver ce lien biophilique plutôt que se mobiliser, à corps perdu, dans un emball’appréciation du bonheur dans un futur à construire sur un présent à détruire. Notre corporalité nous ancre donc dans l’organique, et ce à partir d’une physiologie proportionnée et dimensionnée Il n’est pas inutile de noter la performance frugale de ce mode d’existence organique qui a permis par exemple d’inventer la démocratie avant l’imprimerie, d’énoncer la déclaration des droits de l’homme et du citoyen avant l’invention de l’électricité ou du feu nucléaire.

voulons servir. Le philosophe Gunther Anders dénonce dans son œuvre22 le risque du grand dérapage de la démesure, du hors d’échelle. Il nous met en garde contre le péril de l’obsolescence de notre condition d’humain, si l’on cède à ce qu’il nomme la honte prométhéenne, ce sentiment secret de vouloir dégrader notre ancrage organique, de ne plus supporter la part d’archaïque et d’antiquité qui nous constitue. On comprend mieux alors que l’architecture d’une époque aussi systémique que étrangetés.

21. Maurice Merleau-Ponty, 22.

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que la nature des risques auxquels les villes sont soumises s’est métamorphosée. Ceux-ci ne sont plus « naturels », comme l’expression commune peut le laisser entremêlés avec la réalité urbaine de l’installation humaine, et l’attrait des rivages dans la dynamique mondiale d’implantation des métropoles. Bien que l’on en découvre les effets localement, sur telle côte confrontée à la montée de ses eaux, tels ensembles d’habitations menacés par les incendies, tels quartiers construits trop près d’un volcan, ces secteurs ne sont plus des exemples isolés, comme des lieux dotés de malchance au sein d’un monde de stabilité environnementale. La forte augmentation des menaces est constitutive de cette incertitude globale à laquelle sont confrontées nos installations urbaines, dont la fabrique est alors à remettre en chantier devant l’accélération des épisodes catastrophiques que le dérèglement climatique semble induire. de ces effets secondaires du progrès (pour reprendre l’argumentaire d’Ulrick Beck), Nous sommes engagés dans un monde environnementalement plus instable qui, ture pour énoncer d’autres savoirs de l’installation humaine. Revient alors comme l’ancestrale question de construire des abris pour les hommes, de procurer à chacun, mais aussi collectivement aux sociétés, des conditions de milieux qui ne soient pas des organisations défensives face à la nature, comme cela a été le cas pendant de nombreux siècles, mais qui au contraire tenteraient de tirer parti, lieux par lieux, de ce que ces nouvelles plages de rencontres obligées avec les aléas de l’eau et du sol en particulier peuvent apporter aux cultures urbaines. Dans le souci partagé par beaucoup de ne pas dégrader plus le climat, voir de participer à le « re-régler », quelle est la pertinence de l’échelle urbaine, quelle est On observe d’un côté l’approche centrée sur l’évolution des pratiques individuelles, ces millions d’éco gestes tandis qu’à l’autre bout de l’échelle, on observe les tentatives de régulation internationale, attendues par beaucoup, refusées par certains, souvent limitées à de simple énoncés. des aspects culturels et politiques qui constituent des leviers bien réels, ancrés dans l’échelle de bassins de vies, de bio-régions, de milieux vivants, et s’offrent comme antidotes salvateurs face à la quasi-résignation d’un néolibéralisme qui planète.


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À ce vaste programme, que les temps de dérèglements rendent encore plus nécessaire, la géographie existentielle qu’Éric Dardel mettait en évidence dans ce bel ouvrage , prend ici un relief particulier. Donnons lui la parole au

»23 La prise en compte de la fragilité et de la réactivité du système Terre se construit sur une pensée inquiète du devenir des installations humaines, mais elle est riche de nombreuses ouvertures aux architectes, dont les attributs sont de proposer, sans cesse, à leurs sociétés, des visions anticipatrices et transformatrices. Mais il semblerait aussi que cette ère de fragilité puisse nous permettre de renouer avec un sens esthétique effacé. L’horizon de l’Anthropocène est instable, il n’a plus la stabilité du paysage de Vénétie dans lequel Palladio posait sa villa Rotonda. Sans doute ressentons nous encore la saveur de cette relation entre proche et avait affectée d’un sens esthétique nouveau. Alberti dans , questionne la beauté à partir de ce lien là. « La beauté

»24 À la même époque, Leonard de Vinci notait aussi dans ses carnets, une phrase » Il est plaisant de retrouver la potentialité esthétique de ces relations, de voir combien Alberti et Léonard de Vinci valorisaient, dans le domaine du sensible et du percevoir, ces liens entre le tout et les parties, entre le avons utilisés. Il est agréable pour conclure de se dire que toutes ces quasi obligations qui

qu’elles peuvent permettre de retrouver des appréciations esthétiques effacées, comme la possibilité d’une Renaissance que cette ère de fragilité de l’Anthropocène ouvrirait peut être.

23. Éric Dardel, 24. Leon Battista Alberti, 25. Léonard de Vinci, Carnets, Gallimard

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Intervenir pour rendre possible un double imaginaire Éric Daniel-Lacombe, architecte

Depuis la publication de Design with Nature par Ian Mc Harg en 1967, de nombreux écologistes, urbanistes, architectes, paysagistes et d’autres professionnels de l’environnement, ont mis l’accent sur la nécessité d’une transformation culturelle profonde permettant aux hommes de se percevoir comme partie prenante de la nature et solidaires de la vie dans son ensemble. Or les risques dus aux différentes formes de pollution et les risques naturels de plus en plus graves (inondations, tempêtes, pollutions...) suscitent une demande générale d’abri et d’isolation de l’environnement. Ceci implique une accentuation de la coupure entre les hommes et la nature, entre les humains et les non-humains vivants. Ce risque de coupure sensible et culturelle est aussi important que la catastrophe elle-même car il empêche de prendre conscience des changements. Et pourtant une des rares choses qui sera permanente tout au long du XXe siècle est le changement. demander comment le lieu peut se transformer et ce qu’on peut prévoir sur la transformation. L’acte de bâtir est fondamental car il pose à chaque architecte, enseignant ou chercheur la question de , et cela de façon plus consciente quand il nous faut bâtir au contact du risque.

celui d’une intervention pour un habitat plus vivable, est donc confrontée face aux - assurer l’abri protégeant les hommes d’un environnement de plus en plus hostile, - et faciliter leur ouverture culturelle à la nature dans un continuel déplacement

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Jusqu’à présent les réponses apportées par les spécialistes de la spatialité ont été - d’une part des réglementations techniques visant à encadrer la construction légère comme un camp d’urgence ; - d’autre part des réponses paysagères visant à mettre une nature « écologique » sous les yeux des habitants, comme celles prônées par une série ment écologique... Nous ne sommes plus dans une approche entre rural et urbain, entre nostalgie et modernité, mais dans une continuité et une nouvelle alternative entre global et local. mettre une réduction de la coupure culturelle entre les hommes et la nature, ces ainsi ne pas savoir réagir devant une catastrophe. ment de nos consommations énergétiques face au problème de réchauffement climatique, ni l’interdiction de construire face à la montée des eaux, ni le spectacle d’une bonne nature ne conduisent à un mouvement collectif de transformation des mentalités dans les populations urbaines. Cela rend au contraire de plus en tants à des situations changeantes et préoccupantes, par rapports auxquelles les réponses techniques et administratives se font avec retard. Les problèmes sont autant culturels que techniques, et ils se posent à l’échelle des villes. L’architecture n’a certes pas les moyens d’y répondre seule, mais ces problèmes concernent les manières d’habiter sur la terre, et ce serait une démission de la part de l’architecture de ne pas contribuer à la recherche d’un nouvel équilibre favorable à la santé de l’ensemble de la nature.

l’architecture, et des méthodes pour y répondre. La transformation des mentalités, qui permettrait de rompre avec l’aliénation des urbains vis-à-vis de la nature, passe par l’invention d’une nouvelle architecture et d’une nouvelle écologie susceptibles de métamorphoser la ville présente. Un effort conceptuel important est à mener, ce qui implique prospective et expérimentation1.

1. Je m'intéresse à cette question de l'invention d’une urbanité en zone à risques naturels sur l’île Saint-Germain, les bureaux au contact du vent et du feu dans les pinèdes de SophiaAntipolis...

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La conception est alors un travail de développement d’une pensée architecturale la promotion d’une architecture capable de soutenir les relations entre les hommes et la nature, donc capable de soutenir le changement. Il me semble que les écoles d’architecture peuvent aussi être un lieu pertinent pour introduire ce changement culturel car les étudiants ont pour habitude de synthétiser un problème complexe en un art de la transformation. vaux. En effet, l’architecture et son apprentissage ne reposent pas sur la mise en œuvre de méthodes hypothético-déductives, mais sur des expériences de pensée architecturale et leur évaluation critique. Comme les questions soulevées dans le domaine des milieux habités face aux risques naturels ne relèvent pas de la culture générale, mais participent à l’élargissement de la pratique architecturale, leur enseignement doit être adapté aux modes d’apprentissage des élèves. Je propose de fonder les enseignements sur la confrontation à une réalité concrète sur son usage. Cela n’exclut aucune forme d’interaction pédagogique, de la conférence en grand amphi à la correction individuelle sur le dessin, en passant par toutes sortes de travaux dirigés. Par contre cela implique que toute action pédagogique place les étudiants en position de responsabilité face à un moment de conception architecturale, et les introdomaine nouveau de l’architecture repose sur une compréhension des risques liés - l’eau (inondation, sécheresse, stockage et traitement des eaux polluées), - l’air (tempête, pollution, feu), - la terre (ruissellement, érosion, pollution en profondeur). La géographie constitue une introduction indispensable à la compréhension de la dynamique d’apparition de ces phénomènes. Elle doit être complétée par l’introduction des domaines techniques et des réglementations correspondantes, ainsi tions d’urbanisme. L’art du paysage amène à comprendre l’impact de l’évolution des attitudes vis-àvis de la nature sur les modalités de conception d’un aménagement paysager, en particulier en milieu urbain. Il fournit aussi le complément d’une transformation de l’esthétique architecturale permettant de rompre avec les idéologies de l’opposition entre nature et culture, entre paysage et architecture.

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L’introduction dans l’enseignement de problèmes nouveaux pour l’architecture - en licence (les années 1, 2 et 3), l’enseignement porte sur l’introduction aux savoir-faire d’aménagement des paysages urbains, historiques et contemporains ; architecturale étant acquis, les élèves peuvent en quatrième année s’exercer à la conception d’architecture paysagère en milieu urbain, et en cinquième année ils peuvent prolonger cela en s’engageant dans l’aménagement urbain en zone de risque naturel. Il s’agit de les mettre en position de s’approprier ce savoir faire et d’en comprendre architecturale se présente comme le diplôme d’architecte2. Il s’agit de former un groupe d’étudiants qui préparent leur diplôme à partir de élèves de choisir leur site, et le type de risque envisagé. Dans ce contexte, où l’étudiant devient responsable de toutes ses stratégies de son programme, de sa mise en forme, de sa métamorphose, de sa matérialité..., il lui est demandé de proposer une architecture qui se doit de rendre possible un - celui du repli défensif sur l’abri, - et celui de l’ouverture à un nouveau mode de rapport à la nature. Ces résultats architecturaux expérimentaux conduisent au cœur d’une nouvelle esthétique, entièrement tournée vers la réception active de l’architecture, et reposant sur la mise en pratique de notions issues de l’art du paysage contemporain. Ils induisent et impliquent un travail de recherche qui repose sur trois axes, chacun

2. tecture de Paris-la-Villette depuis 2009, s’est engagé sur cette nouvelle thématique portant sur . Depuis Bonnaud, architecte et HDR.

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de permettre aux étudiants de comprendre des dynamiques collectives auxquelles ils ne sont pas préparés, et de se doter des moyens pour survivre aux crises qu’elles engendrent. - Le second axe porte sur l’architecture et la visibilité des forces de la nature à l’origine des risques naturels. Il est en effet essentiel de mettre tous les habitants et usagers d’un quartier à risque en mesure de se déprendre du désarroi face aux dynamiques naturelles, et ainsi de pouvoir comprendre les actions individuelles et collectives adéquates quand le risque s’accroît. - Le troisième axe porte sur des notions paysagères et architecturales contemdans chaque ville. L’air (le vent, les températures, l’humidité), l’eau (l’inondation, la sécheresse, la tempête) et la terre (l’érosion, les divers mouvements de terrain), la vie des non-humains, chacun ont leurs propres rythmes, auxquels les bâtiments peuvent se soudes problèmes inhabituels. Le développement de nouvelles mentalités exige une nouvelle esthétique qui leur permette de se reconnaître. La dialectique de est destinée à remplacer l’architections urbaines monumentales récentes en passant par les grands ensembles, les lotissements pavillonnaires et les parkings géants des centres commerciaux, a imposé une mise en série des personnes, et a effacé la présence sensible de la nature et même le sentiment du relief dans les villes. Poursuivre dans cette voie facilite la recherche de l’hétérogène dans un quartier et la composition de la ville d’un quartier à l’autre. Dans une ville, les traces de l’histoire localisent les habitants dans l’espace et dans le temps, à la différence des simulacres et des pastiches. Les parcours du vivant créent des liens entre les différentes parties de la ville, et tournent l’imagination vers l’avenir de la nature. Pour faciliter l’émergence de nouvelles mentalités, il faut mentaires de la nature dans les villes d’attention que si l’art leur donne forme, et invite tous les citadins à découvrir et commenter la présence de la nature dans la ville. En effet ce sont les discussions, les controverses et les centres d’intérêt des citadins qui sont le creuset d’une culture urbaine. Il est donc essentiel que l’architecture de la ville et son paysage appellent à un nouvel imaginaire des rapports entre ville et nature. Il faut ici prendre garde à ne pas renouer avec les vaines tentatives d’un art public didactique, imposant une lecture unique, mais au contraire s’attacher à susciter des interrogations qui permettent à des citadins de construire euxmêmes leurs interprétations et leur éthique des rapports entre ville et nature.

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de nouvelles stratégies présentielles

Paul Valéry, termes, la possibilité d’aller vivre sur une autre planète est inexistante. L’homme ne peut s’émanciper au-delà de sa condition de terrien. Être face à cette limite, c’est être face à nous-mêmes. Face à nos actions. Face à notre étalement sans monde ne font qu’un, la nécessité d’une « transformation de l’essence de l’agir humain »1 prend toute son importance et toute son urgence. Dans la préface de La Dislocation2, Jean-Luc Nancy soutient que l’espace perd sa puissance d’ouverture. Il a « cessé d’être un volume extensible à travers lequel s’élancer »3. Le blanc des cartes, terres anciennement inconnues, maintenant explorées et arpentées Et que cette limite physique et spatiale se fait ressentir de plus en plus. Nous sommes contraints de rester sur Terre, dans ce monde qui nous contient et nous abrite. Le manque d’ailleurs et l’impossibilité de fuir4 donnent naissance à l’écologie en tant qu’idéologie trans-scalaire, même si celle-ci existe depuis plus longtemps, en tant que discipline. Dans l’avant-propos de son ouvrage Du monde clos , Alexandre Koyré met l’accent sur le bouleversement suscité aux

1. Hans Jonas, Le principe responsabilité, éd. du Cerf, 1990 2. Benoit Goetz, , éd. de la Passion, 2001 3. Jean-Luc Nancy, préface à B. Goetz, La Dislocation, op.cit., p.12 4. Expressions empruntées à Ulrich Beck. 5. Alexandre Koyré, , Gallimard, 1988

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XVI-XVIIe siècles par le développement d’une cosmologie nouvelle, en rupture avec le monde géocentrique grec et le monde anthropocentrique médiéval. Une e

siècle, « Galilée, Bacon et Des-

et le domaine des choses extérieures à l’homme »6

-

L’impact rétroactif de nos actions destructrices n’est plus à prouver. La problémanature. Nous ne nous battons plus pour la survie de la nature, nous sommes la nature qui se défend, nous nous battons pour notre propre survie. Avec le terme de biodiversité, le doute disparaît dans le sens où nous en sommes un maillon et non pas un acteur externe. Le terme espagnol de « mediambiente » est de ce fait plus pertinent que celui d’environnement (anglicisme), car nous sommes dans et non pas entourés par la nature. Mais « paradoxalement, plus le nombre d’hommes augmente et plus nous rendons l’environnement inhabitable »7. Lors d’une expédition en Grèce, en 480 av. J-C, le roi perse Xerxès 1er ordonna à son armée de punir la mer par 300 coups de fouet lorsqu’un ouragan détruisit le pont qu’ils comptaient emprunter. Cette envie de les œuvres d’artistes contemporains telles que celle de Julius von Bismarck, que Punishment 1 (2011), fouettant des paysages naturels divers, pendant près d’une heure, avec vigueur et acharnement. Dans berg en Islande, essayant de faire fondre la glace lui servant d’appui, dans un élan absurde de rébellion contre la nature et une bataille sans espoir entre le temps humain et le temps géologique, questionnant notre relation en tant qu’individus à ce qui nous entoure et nous englobe. Du modèle écologique environnemental, nous devons sortir un modèle économique et écologique humain8, en nous émancipant de l’écologie comme stratégie de la peur et en devenant des hommes de meilleure qualité9, capables de retarder l’échéance de la déchéance, solidaires et conscients de la nécessité de façonner un milieu plus habitable et de stopper l’écocide. Cette idée d’ « homme augmenté » et de solidarité intergénérationnelle

6. dans , la Découverte, 2007, p.364 7. Ivan Illich, La convivialité, éd. Points, Coll. Essais, 1973 8. Référence au travail de Ian McHarg. 9.

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logique unidimensionnelle d’un système dominateur inadapté »10. Darwin soutenait que « ce n'est pas le plus fort de l'espèce qui survit, ni le plus intelligent. C'est celui de notre incapacité à nous enfuir, à sortir du monde que nous détruisons. Nos sociétés sont devenues totalement dépendantes de l’environnement, et donc complètement imprévisibles. Elles ne disposent pas de plan B et sont de ce fait à la équilibre dynamique nécessaire au mieux vivre des individus. « Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L’Homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle. »11 parition sous le béton, est estimée à vingt millions d’hectares par an12

2 000 ans pour fabriquer 10 cm de terre fertile. Sans oublier que les espèces ont cées. Les infrastructures humaines fragmentent les territoires et créent un maillage qui emprisonne les espèces dans des espaces trop petits, leur faisant courir un velables. Une fois urbanisés, les sols agricoles perdent toute leur qualité. Nous ne pouvons plus nous étendre sur la terre fertile car il n’y a pas de résilience possible. Nous devons donc agir avec la plus grande prudence et déposer nos armes individuelles de « destruction massive » quotidienne. Il est essentiel de revenir sur

le mérite d’être conservé, suivant sa capacité ou non à se reconvertir en un espace nouveau, inédit et en accord avec les modes de vie contemporains. L’idée du recyapprendre à concevoir un espace illimité, dans un territoire limité. Tenter de passer de l’espace de l’étendue à celui de la localisation. Nous ne sommes que dans cet espace là, nous ne pouvons vivre au-dessus ni en en-dessous. Dans La société du risque

10. dans 11. Ivan Illich, La convivialité, op.cit. 12.


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se penser elle-même. Il y décrit une démocratie participative dans laquelle tout est bel et bien présente, mais des doutes subsistent sur sa mobilisation dans l’élaboration de nouveaux paradigmes pour la gestion du monde et des milieux habités. Dans Le contrat naturel13, Michel Serres (après Le contrat social de Rousseau) est plutôt optimiste14 sommes les inventeurs de notre propre milieu. Nous nous retrouvons donc face à une nouvelle forme de solidarité, basée sur une idée de cycle de vie limitée mais non close des espaces et territoires terrestres. Celle-ci se déploierait entre autres avec la notion de « recyclage » de l’urbain par lui-même, dans le sens de « relancer le cycle », remplacer dans un territoire bouclé, en assurant un retour plus ou moins long, sans externalisation. Les modernes avançaient en ligne droite revient en boomerang. Nous produisons en quelque sorte des maisons dans une maison plus ample, qu’est le monde sauvage et imprévisible. Cette inclusion de plus, fait que nous donnons naissance à de nouvelles créations dans un ensemble qui dépérit à grande vitesse. Bacon disait qu’« on ne commande la nature qu’en lui obéissant ». Il y a là un échange réciproque entre l’homme et son milieu. Nous vivons dans des microsphères, des écumes, dans le globe, dans la macrosphère, leur éclosion et leur ouverture au monde. Dans Le pli, Gilles Deleuze décrit cette façon, caractéristique du pli, d’articuler l’intérieur et l’extérieur de manière continue, en déployant une sorte de spatialité latente. Cette spatialité est maintenant à exploiter en fonction du temps. Nous ne pouvons plus nous contenter de déplier l’espace, de le percevoir de manière linéaire et planaire. L’heure est à l’épaisest cyclique, ondulatoire, rythmique et élastique. Il n’est plus cette ligne droite,

tions, s’attèle à ralentir/accélérer et articuler les cycles et les mutations face à un avenir incertain. Complexe et polytopique , elle est le support de compatibilités

13. Michel Serres, Le contrat naturel, éd. François Boudin, 1990 14. Mais pas pour autant “positiviste”. 15. Caractérisée par l’existence de plusieurs lieux.

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intrinsèques16 tion radicale au niveau de sa morphologie (forme) et son métabolisme (ensemble des dépenses énergétiques), elle accueille constamment de nouveaux modes de

Nous sommes entrés dans un temps de nature fractale, révolutionnaire et plurielle et, contrairement au temps linéaire, il n’admet pas de retour en arrière. C’est le temps des catastrophes, de l’ultimatum planétaire, de l’urgence. Nous assistons à un changement radical de la façon dont nous percevons le temps, avec une tendance vers zéro de la durée ainsi que vers une perte de symbolique et de matédans le présent, sans mémoire et avec un temps de vie proportionnel à l’effet qu’il provoque dans les esprits. Cette assimilation culturelle du raccourcissement des cycles favorise l’aspect fugace d’une architecture éphémère, « mort-née », qui peut désormais faire irruption et disparaître au même rythme qu’une image publicitaire. En s’insérant dans le paysage sans le dénaturer, l’épuiser, le consommer, cette forme d’occupation spatiale « aliénée par rapport à sa durabilité traditionnelle », est une architecture hôtesse et vagabonde, semblable aux voyageurs dans des hôtels, fugaces, désintéressés, temporaires et ne laissant pas de traces, construire sans bâtir, en ne laissant aucune preuve de sa traversée dans le monde. Ces espaces et architectures impermanentes naissent sous forme de ruptures, d’instabilités illustrant la précarité du temps contemporain. « Ce que l'apparition inattendue de ces constructions propose est une ‘’instantanéisation’’ du temps, une célébration du moment comme discontinuité. »17 Le temps est suspendu dans l’instant présent, rendu visible par cette sorte de délocalisation temporelle. Ce qui principal dans une société en mutation continue, qui perçoit « l'architecture solidement enracinée dans le lieu, qui accumule la mémoire comme une lente sédimentation de faits, comme dominatrice, répressive et incapable de représenter 18 du monde actuel. Cette fragilité et ce manque de transcendance favorisent l’insertion dans la culture et le contexte contemporains. Ils illustrent une spatialité chronophage, à l’affut de temps à faire vivre dans l’espace, à défaut d’espaces à faire vivre dans le temps.

16. Expression empruntée à Ian McHarg. 17. Cristina Díaz Moreno, Efrén G. Grinda, « Impermanences », Architectures impermanentes établissant une relation limitée temporellement avec le paysage. Cf. Quaderns d'arquitectura i urbanisme, Nº 224, 1999 18. .

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Ceci dit, tout processus de transformation du territoire engendre inévitablement la production de retombées (restes d’espaces, de matière, etc.). La physique du destruction ou son démantèlement). L’économie circulaire, caractéristique de ce recyclage, consiste en un procédé technique visant à réinsérer l’espace, ou à plus grande échelle, la ville, dans un nouveau cycle de vie. Cette symbiose recherchée niveaux, nous devons imaginer des espaces en vue de leur reconversion obligatoire, et ce en décolonisant l’imaginaire et en abandonnant l’économie de l’absurde pour de la pensée créative. Nous devons imaginer des prospectives qui fassent saires conditions renouvelées de corythmiques entre l’homme et la nature »19 . Le système terrestre, GAIA, s’autorégule, grâce à des systèmes de synergies et de une maison, ça devient une ruine. »20 Nos conceptions futures doivent s’inspirer du génie naturel sur le mode du biomimétisme et voir les restes comme une étape inévitable, comme un témoignage, comme liminal et surtout comme ressource pour une nouvelle histoire. L’arbre ne dépense pas ce qu’il n’a pas. Il s’adapte à ce qui est à sa disposition et n’entre pas, comme nous, dans un endettement perpétuel. Nous devons imaginer le futur en mettant dans l’environnement la même quantité d’énergie que nous y prenons. L’architecture étant l’expression physique d’une métamorphose21, cette éclosion d’un autre être dans l’être, puissance vitale, naturelle, renvoyant à la dimension régénératrice d’une présence. Nous ne voudrions

la première fois, de l’inédit, car nous atteignons progressivement une limite butoir, créant le besoin imminent de rouvrir un univers qui se ferme.

19. Chris Younès, « Transformations mortifères vs régénératrices », Revue

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20. Gilles Clément, « L’alternative ambiante », conférence à l’ENSA Paris-la-Villette, déc. 2013. 21. À distinguer toutefois du terme de transformation, qui lui correspond à une action conduite par un agent extérieur.

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le Musée Makino pour les Plantes et les Hommes par Naito Hiroshi Catherine Grout

Tremblement de terre, passage de typhon, tsunami, inondation et glissement de terrain, éruption volcanique, surviennent de manière plus ou moins fréquente dans

lois imposent des règles précises pour la construction, en même temps, chaque contexte, chaque topographie apporte ses caractéristiques et ses contraintes. Ici, 1

de Shikoku à partir d’une prise en compte du passage des typhons. Je vais d’abord m’intéresser à deux aspects du processus de conception, qui témoignent d’une prise en compte interne et constitutive des forces climatiques. Le premier concerne un mode de relation à la nature, le second, une conception architecturale mettant l’accent sur la structure plutôt que sur la forme. Puis, à partir de sa considération

Le parc botanique est situé à l’extérieur de la ville de Kochi, sur le mont Godai, important lieu de pèlerinage. Lors de sa première visite, Naito écrit avoir « reçu une image », celle de la « symbiose de l’architecture avec cette terre riche »2, une terre

1. ments constituant l’extraordinaire fonds de la bibliothèque qui conserve aussi ses études et dessins ayant renouvelé la représentation botanique. 2. Hiroshi Naito, « Embracing the Ground », in , Tokyo, Naito architects and Associates, 2000 (brochure non paginée publiée par l’agence). Traduit de l’anglais par mes soins. Sauf indication, les citations seront extraites de ce texte.

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où le botaniste est né et a découvert de nombreuses espèces. Comme le musée allait se trouver sur un éperon de ce mont, lieu de passage saisonnier des typhons, la symbiose a impliqué une considération du mouvement, de la dynamique des en deux bâtiments pour un total de 7.300 m2 cachée par les arbres et fasse un avec la forêt »3 Cette architecture est ainsi envisagée dans un ensemble plus vaste dont elle va faire partie. Il décide « de créer des structures en bois de formes organiques qui allaient embrasser la surface de la montagne ». À une prise en compte de la nature et de la force des éléments (eau, air, terre) dans le processus de conception architecturale correspond ici une relation et un contact avec la terre ainsi qu’un choix structurel pour le bois local comme matériau participant, lui aussi, à cette intention de symbiose. L’architecture est imaginée entourée d’arbres, située entre le ciel et la terre, sur le chemin de l’échange des forces en mouvement. Cette relation entre-deux correspond aussi à

terre. Ce n’est donc pas une construction que l’on élève pierre par pierre ou brique par brique, mais une structure, la charpente, que l’on dépose sur des pierres. Nous l’avons vu dans son texte, intitulé « Embracing the Ground » (Embrassant le sol), Naito laisse entendre qu’un mouvement privilégié pour la symbiose vient du haut pour un contact créant un espace intermédiaire dont la forme sera issue du sol de bruine dans la forêt, là où le musée allait être construit, il fut « absorbé par la

cette rencontre va porter son imaginaire4 et lui permettre de développer la structure pour la symbiose. Il va envisager la charpente à partir d’une « colonne dorsale du terrain », et pour que les bâtiments soient « conformes à la topographie du mont Kochi ». Ici le faîte du toit est associé à une colonne dorsale et les poteaux en acier sont ancrés dans le sol pour que la charpente ne s’envole pas. Par cet imaginaire, associé au contact et aux mouvements, il a dessiné une structure organique, sans

3. In Hiroshi Naito, 1992-2004, , Tokyo, Toto, 2013, p. 279, traduit de l’anglais par mes soins. 4. Sur cette question de l’imaginaire organique comme intention motrice dans l’élaboration Naito Hiroshi à Kochi) » in

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, Lille, Lacth, école nationale supérieure


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Vue de la première cour intérieure

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position proéminente, et dont l’apparaître pouvait correspondre à la « beauté de la nature ». Le contact et l’émergence ne correspondent pas à une imitation formelle, plutôt à une manière de dialoguer avec les forces, les tensions et les pressions, et de s’intégrer en même temps au relief et aux arbres pour ne pas donner prise poids de l’eau qui s’abat comme une cascade. Structure Le point de départ correspond ainsi à un mode de relation (faire un avec la forêt) et non à une forme préconçue. Dès lors, cette architecture est issue d’un processus d’adaptation structurelle à la situation (terrain, contexte économique, forces de la nature, programme) menant au choix des matériaux (zinc pour protéger des climatiques et parce qu’ils font partie de la culture et de l’économie locales , associés au béton armé, au verre et à l’acier). Nous l’avons vu, la structure essentielle est celle de la charpente ; elle correspond au mouvement d’entre-deux (toit et/ ou plafond/sol, poussée/résistance), et elle va porter celui de l’émergence depuis le sol, qui s’inverse en celui de l’embrasser lors de notre avancée (se déposer/ s’élever). Pour que l’ensemble, toit et charpente, ait toute la souplesse imaginée à partir de la position d’une colonne dorsale déterminée par le dénivelé et le mouvement d’embrassement, il va éviter les « surfaces discontinues et les éléments séparés » qui auraient, par ailleurs, donné prise au vent. Dès lors, « ni la construction de la charpente ni celle du toit » n’ont correspondu à une « rationalité géométrique ver, d’une certaine façon, le sol comme élément de sa propre constitution. Cela aboutira à une « disparité dans la relation entre le plan et la toiture » et à « des estoit ». Le plan des salles, correspondant aux fonctions associées au programme6, ne suit pas la colonne dorsale qui se trouve ainsi visible en intérieur comme dans extérieur dynamisant la relation d’entre-deux traditionnelle de l’engawa7. Pour les salles, il a « entouré la circonférence extérieure par une paroi en béton armé et

5. changement continuel de la surface du toit, chacun diffère par sa longueur, son angle et par la d’environ 26 cm de diamètre courant le long des avant-toits). Après des essais en laboratoire 6. L’une des deux ailes réunit bureaux, réserve pour le fonds de la bibliothèque, lieu d’exposition temporaire, restaurant, boutique, l’autre la présentation de la vie de Makino et un café. Une longue allée couverte les réunit.

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profondes tout le côté qui s'enroule autour d'une cour intérieure ». À l’ondulation du toit suivant le dénivelé et « qui apparaît comme un prolongement du sol » en s’élevant progressivement depuis ses extrémités, est associé un autre mouvement organique, celui de l’enroulement de l’entour latéral non clos, créant pour chaque aile une cour intérieure et un espace intermédiaire sous couvert des gouttières. L’apparaître de cette architecture consiste en une présence organique (en particulier le toit) et en une dynamisation du plein, du vide et des entredeux. L’idéogramme qu’il a choisi pour dire comment, dans sa volonté « de faire partie de la dynamique de la nature et de la topographie », il a « mis dans la forme architecturale le mouvement », veut aussi dire « être enceinte ». Pour lui, l’élément architectural important est ici le « vide »8. Celui-ci est une part importante de l’apparaître en tant que respiration spatiale, que mise en mouvement pour les déplacements bois, avec ses rétrécissements et ses élévations, l’ondulation du toit en zinc et les espaces intermédiaires traversant, sollicitent notre champ de vision et nous engagent à parcourir les espaces. Le vide correspond à l’espacement entre le sol et le toit, il est aussi sur le passage du vent, accueil des échanges de l’ombre ma9 qui doit être pensée en relation avec tous les plans (les quatre dimensions) comme un principe de rencontre, ici, des formes architecturales, des personnes qui s’y déplacent, de de la topographie. Protoforme Ainsi l’agencement des volumes intérieurs répondant au programme est issu d’une adaptation au principe structurel issu, lui-même, d’une relation au milieu (contact, émergence, embrassement, faire partie d’un tout). Juste avant ce musée inauguré

7. principe un ma indécis entre le dedans et le dehors ». Yoshio Nakamura, in « La raison-cœur Ebisu - Études japonaises, n° 49 (printemps-été 2013), p.73-90). Ici le sol en bois est dans la continuité du chemin menant au musée (et non surélevé comme dans l’habitat) et identique pour l’intérieur comme pour les terrasses. 8. Entretien avec l’auteure en 2013. 9. Dans l’architecture traditionnelle en bois, ma correspond à l’intervalle entre deux poteaux tervalle entre deux ou plusieurs choses ou personnes. Le sinogramme ma se décompose dire intervalle. Il s’agit de l’entrebâillement des deux battants d’une porte laissant passer un rai de lumière. C’est un intervalle d’espace et de temps très concret. Le rai de lumière passe entre deux battants momentanément ouverts et il transforme le lieu.

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en 1999, il avait développé cette relation au milieu et aux forces de la nature, avec la conception du musée de la Culture de la Mer situé à Toba, pour lequel il avait avancé la notion de « protoforme » ( ). Il s’agit d’« une méthode et d’une 10 . En temporalité associée à une transmission. Destiné à durer plus longtemps qu’une vie humaine11, ce musée ethnologique relie aussi le passé et le futur parce qu’il y a repris le savoir-faire traditionnel des charpentiers tout en prenant appui sur le développement de la technologie. Le deuxième aspect est son intime corres-

La forme et la construction des embarcations en bois correspondent à une compréhension vitale des forces et des relations, à une « ingéniosité ayant abouti à la meilleure solution par rapport à la connaissance du moment »12. Il y fait référence pour exprimer la convergence entre la compréhension du contexte (force du vent, des vagues et des courants), du milieu, du choix des matériaux et des gestes pour

budget était très serré, et n’étant pas intéressé par la forme en elle-même, il s’est tourné vers ce qui la motive et la précède, une nécessité interne, proto voulant dire « ce qui se situe au commencement ». La motivation de la forme ne serait donc pas la forme (ou « le style visuel »), mais une compréhension de sa participation à la nature et au milieu pour une pratique adaptée. Dès lors, il s’est agi pour lui d’ la structure architecturale de cette participation aux mouvements, aux tensions et aux échanges dus aux forces des éléments. Pour le musée Makino, la topographie, la forêt, la nature (les nervures des feuilles mortes sur le site même) et la force des typhons ont été au commencement de la forme. Risques Si, pour lui, des risques viennent du « contexte extérieur », comme les typhons à Kochi, un second risque, « interne à l’architecture », correspond à sa nouveauté 13 . Ce risque sonne comme une évidence, en même temps, il interroge le fondement de l’architecture. Aucun modèle de charpente ne correspondait à la symbiose qu’il imaginait. En parallèle aux allers-retours

10. 11. Cet aspect de la durée dans le temps ne va pas de soi au Japon. 12. Naito Hiroshi, in « In Search of A Lost Moment », dans , Tokyo, Naito Architects and Associates, 1993, non paginé, traduit de l’anglais par mes soins. 13. Entretien avec l’auteure en octobre 2014.

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d’essais, de maquettes et d’échanges, il a, ici aussi, associé les compétences des insisté auprès de l’ingénieur pour que ce dernier envisage les diverses forces et leur poussée ou pression, c’est-à-dire pour que, dans son mode de calcul, il consivivant ; et comme tout organisme vivant, il est nécessaire de le penser comme une totalité située avec son milieu dont il fait partie. Naito regrette que la culture moderne (qui est en grande partie au Japon une européanisation ayant débuté à e siècle) ait apporté une manière de penser séparant les éléments ou les modalités de calculs. À leur façon, les entreprises de construction mettant en avant les calculs économiques, ou la maîtrise d’ouvrage, quand elle envisage plus la fonction des bâtiments que leur relation au sol ou que le sens du lieu, participent de cette séparation. Cette approche concerne une relation au monde en son fondement. C’est pourquoi, d’une part, il a insisté auprès de l’ingénieur pour que celui-ci envisage toutes les forces associées, car « originellement 14 . D’autre part, comme les charpentiers sont « très près des matériaux », qu’ils connaissent la résistance du bois résolutions techniques concrètes. Ainsi, pour Naito, un des risques actuels correspond à une attitude ayant coupé les liens avec la matière et la complexité des forces, et qui concevrait de manière

tout prévoir et maîtriser. Or, la force du vent est « très complexe et on ne peut pas savoir exactement ce qu’elle sera. Nous pouvons seulement prévoir à 40% » ce qui va se passer. Corrélativement, l’architecte considère que les risques liés au réchauffement climatique sont à relativiser. Le problème essentiel viendrait de l’écart avec la nature rendant les êtres humains plus fragiles. L’architecture en béton et acier qui les de la nature. Il bouge selon l’humidité ; il se synchronise avec le climat et ainsi, le corps humain se synchronise en même temps ». En favorisant le bois, entre autres pour la structure, il ne vante pas un passé donné comme heureux, il s’agit plutôt d’associer un habitat, des pratiques (y compris constructives) et un rapport vivant au monde.

14. 15.

. .


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La méthode de Hiroshi Naito et son analyse des risques situent la conception et Dans le processus de conception, la manière de se penser au monde et dans la

la Renaissance et celui d’une certaine modernité internationale) qui se positionne mentalement en distance, séparé et non plus relié16.

16. 1989) en lequel, en différenciant le sentir du percevoir, ce dernier insiste sur le fait que l’être vivant est un être-relié, relié au monde et à autrui.

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Les territoires paradoxaux de l’inondation Stéphane Bonzani

rejetés mentalement et physiquement hors de son lieu souvent au -

En premier lieu, il faut introduire une nuance, une gradation. Parler de territoires du risque en général n’a pas de sens et nous emporterait dans des généralisations abusives. Il faut bien-sûr distinguer les risques et également distinguer les contextes sociaux, économiques et culturels dans lesquels ces situations à risque 1 . Pour ne parler que des risques affectant les territoires urbains, entre le risque d’inondation ou d’incendie, les risques de contamination biologique, chimique ou nucléaire, le risque terroriste, le panel des expositions auxquels les humains sont soumis est vaste. Ce qui les réusurfaces, champs, ou constellations de lieux, qui mettent en crise les représentations habituelles des milieux habités, souvent liées à leurs constitutions politiques,

1. Ulrich Beck,

, Aubier, 2001

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carte est tracée, indiquant les « zones à risques », les gradations du risque, et les espaces qui en sont préservés. Ces cartes d’expositions aux risques, fondées sur des évaluations, des prévisions, des retours d’expériences diverses, donnent nationaux, etc. Elles contribuent ainsi à ouvrir des milieux inédits, à tisser de nouvelles relations, à découper autrement le réel, c’est-à-dire à lui donner une chance de se présenter autrement dimension heuristique à travers laquelle les arts de l’invention trouvent, découvrent d’autres points de vue, explorent d’autres structures d’appui.

Il y a donc bien des territoires du risque et tous participent de près ou de loin aux évolutions que rencontrent les concepteurs dans leur métier. Architectes, urbanistes, paysagistes ne peuvent échapper à cette « nouvelle donne ». Elle se présente sous la forme de nouvelles normes, de nouvelles réglementations œuvre, etc., autrement dit elle s’impose à eux et apparaît souvent comme un ensemble de contraintes ces contraintes sont incorporées et même intégrées, transformées en potentiel, On citera le très bel exemple du Parc de la Ereta, à Alicante en Espagne, conçu par l’agence OBRAS et dont le dessin est intimement lié à la conduite de l’eau de ruissellement de la colline sur laquelle il est construit. Le tour de force a été ici de ralentir cette eau qui lors de fortes pluies, dévalait la colline et mettait en danger les quartiers situés à ses pieds. Et de faire de ce ralentissement l’occasion de mul-

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Un autre exemple très connu de cette incorporation du risque est celui du Suhrawardi Hospital, Sher-e-Bangla Nagar, inventé par Louis I. Kahn et réalisé à Dacca, au Bengladesh en 1963, avec ses fameux arcs renversés du porche dont l’architecte explique qu’ils ont émergés dans le dessin pour faire face aux tremblements de terre. Ici encore l’espace architectural lui-même tire parti de ces contraintes. Nous pourrions multiplier les exemples de ce type et nous pourrions pour tâche de protéger les humains, de leur construire un abri, cette transmutation du risque comme menace en risque comme potentiel est très ancienne, très courante. C’est en tout cas ce que semblent nous dire les traités d’architecture qui, comme ceux de Vitruve, d’Alberti ou de Palladio consacrent de longues pages aux façons de composer avec les forces naturelles du chaud et du froid, de la pluie, du gel, de l’incendie, de l’ensablement, et avec les forces militaires des assaillants, etc. La valorisation des territoires du risque que nous constatons serait ainsi une façon pour les arts de la transformation de renouer avec un de leur positionnement de l’œuvre à faire, de faire des résistances au projet des résistances du projet. Reste que parmi tous les risques que nous avons évoqués, celui qui apparaît le plus porteur d’inversion est celui du risque d’inondation.


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Une des raisons qui peut expliquer cette valorisation des territoires de l’inondation vient de leur caractère instable. Soumis aux aléas de la montée des eaux, aux cycles des saisons, aux rythmes des crues annuelles, décennales, centennales, souvent conduit à en forger des représentations négatives. L’histoire des villes nous apprend que malgré l’activité qui y régnait, ils étaient considérés comme des lieux délaissés par le « front de modernisation » préférant la durabilité du quai à 2 . Ces milieux instables rassemblaient bien-sûr également les populations reléguées de la ville, et sur ce point, la situation n’a guère changé puisque l’on constate que la plupart du temps, la précarité économique des populations se couple à une grande exposition aux risques, entre autres aux inondations. La raison de la valorisation actuelle de ces zones inondables chez les architectes, urbanistes et paysagistes, doit donc être comprise comme l’indicateur de l’émergence d’un autre paradigme, plus accueillant aux formes instables, aux mouvances. Si ces paysages apparaissent, derrière les menaces, comme porteurs de potentiels, c’est parce qu’ils ouvrent sur un dépassement de l’idée, encore forte malgré tout, associant la qualité urbaine aux formes rigides et durables. champ praticable, donne à voir et à sentir le passage du temps. Les grandes questions touchant à l’adaptabilité des espace urbanisés, aux recyclages de l’urbain3, aux formes de résiliences témoignent de stratégies visant moins à diriger le futur qu’à accueillir l’avenir dans son incertitude. Comme tous les autres territoires du risque, les espaces inondables sont en tension entre une présence et une absence. Le risque - la survenue de l’eau - est Pourtant ces milieux ne cessent pas d’exister, pendant ces intervalles parfois très longs, entre deux inondations. La poétique de ces lieux tient en grande partie à cet écart, entre cette latence ou suspension d’un événement et les usages présents qui s’y déroulent. Les territoires inondables incarnent donc pour les concepteurs une sorte de réalité intermédiaire, où s’affrontent une logique de durabilité, peut prendre la forme d’une nouvelle alliance ouvre sur une autre façon de penser l’urbanisme.

2. Voir par exemple André Guillerme, Champ Vallon, 1983 3. Roberto d’Arienzo et Chris Younès (dir.),

, , Métispress, 2014


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Pauline Marcombe (FR) - architect), mentionné à Bærum en Norvège, pousse-til cette démarche dans toute sa radicalité. Il propose en effet d’adopter une démarche d’éco-urbanisme (ecological planning) visant à redonner à la petite rivière Sandvika sa liberté de mouvement et de transformer la ville de Bærum en conséquence, inversant ainsi la logique habituelle qui contraignait la rivière et bloquait son mouvement propre en l’inscrivant dans des systèmes qui lui sont étrangers. Cette inversion devrait produire une « zone riparienne » entre ville et rivière, apte à héberger des usages alternatifs et proches de la nature. Les zones ripariennes en biodiversité. Du point de vue de la topographie, on gagne en complexité dans la mesure où se créent de petits îlots entre les bras de la rivière.


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Edvin Bylander (SE) - architect; René Andersson (SE), Emilie Dafgård (SE), Madeleine Heckler (SE) - students in architecture). Pour répondre à la perspective d’une cette région où terre et eau s’entrelacent, l’équipe propose deux vastes bandes de terre dans lesquelles peuvent s’épancher les eaux de la mer. Le paysage créé, variant selon les saisons très contrastées de la Suède, se présente comme un nouvel espace urbain, mi-parc mi-place.


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Les territoires de l’inondation apparaissent bien souvent comme des champs d’exdes paysages, soumis aux aléas des rythmes de vie des océans, et des rivières contemplatifs, sportifs, expériences solitaires ou collectives. blème de l’inondation à bras le corps. Situé proche d’une rivière et du lac dans cas dernièrement en 2001. Considérant l’imperméabilisation des sols comme un cherche à épaissir les berges, à les transformer en un véritable espace d’échange entre milieu sec et milieu humide. Ce gradient prend la forme d’une série d’améde forts orages. Le paysage qui se dessine invite les habitants à faire de multiples expériences autour de l’élément liquide ou solide, selon les saisons.


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de certains cœurs d’îlot des espaces entièrement aquatiques, l’équipe invite ici aussi à faire une expérience collective de l’eau.


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Lucia Paci (IT), Andrea Zecchetti (IT) - architects), prend place sur un ancien site industriel au bord de l’Elbe. L’ouverture du site au public offre l’opportunité de penser à la meilleure façon de relier ce territoire à la ville. L’équipe propose de bâtiments existant, héritage de l’industrie. Les activités du parc sont tournées vers En permettant de pratiquer des activités sportives et récréatives, mais également dans le programme de spa qui est inséré dans un des silos, espace public, collec-


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Des plages de rencontre Les territoires de l’inondation, si l’on accepte de les penser autrement que sous territoires de rencontre privilégiés ? Dans un premier sens, la rencontre dont il s’agit renvoie aux expériences collections s’y engagent par la présence-absence de l’eau, et c’est sans doute cet élément lui-même qui donne le ton, invitant aux partages4. Ainsi, une autre dimension puissance de lien intrinsèque à cet élément. On constate en effet que bon nombre collective, l’occasion de partager. Les activités autour d’une rivière ou d’un lac par exemple sont conçues comme une série de situations de rencontres potentielles entre des citadins qui peinent ailleurs à cohabiter de façon stimulante. Dans la mesure où l’eau est multiforme, elle se prête à des activités elles-mêmes plurielles, attirant des publics a priori « unité multiple » que se trouve réalisé, du moins dans les intentions, le double désir de cohérence et d’hétérogénéité. C’est donc dans un sens presque politique qu’il faut entendre d’abord ces plages de rencontre. Les territoires de l’inondation apparaissent comme les espaces renouvelés de la vie urbaine en ce qu’elle vise à mettre en œuvre une certaine façon de coexister, de cohabiter et de partager. Envisagée plus radicalement encore, la rencontre proposée par ces milieux intermédiaires renvoie à un mouvement plus profond qui touche à l’humanité de l’homme. Les territoires du risque renvoient simultanément, et indissociablement, à un ailleurs perdu et à un ici exposé. On se situe très exactement entre le domestique et le sauvage, entre le chez-soi et l’ailleurs, entre le domaine familier et l’étrangeté d’une survenue, d’un événement. Cette position est une position limite. Sur cette frange qui n’est pas nécessairement localisée sur les bords de la ville, même si souvent c’est le cas, ce qui est donné à éprouver aux habitants, c’est une rencontre avec la profonde altérité qui les constitue. La nature qu’il est question de comme l’eau ou le feu ne s’y présentent pas sous la forme simple de « matériaux » aussi. C’est le paradoxe

4.

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de ces territoires. Pour faire écho avec la pensée deleuzienne de la rencontre, véritable co-devenir, c’est en même temps que l’eau devient autre chose à travers ces territoires de l’inondation, que nous devenons nous-mêmes autres, autrement humains. Le propre, sans doute, du paradigme contemporain qui structure nos productions architecturales, urbaines, paysagères, c’est là-encore, de cultiver les déplacements, d’explorer d’autres agencements entre humains et non-humains, d’ouvrir de nouveaux styles de vies . Il n’est plus question de conforter les identités mais d’expérimenter ses bords mouvants. Ce sont aussi-bien les bords de la culture que 6 . Ceci donne peut-être un autre rôle, très ambivalent, à la technique et à la maîtrise qu’elle son devenir.

5. Arne Naess, , Éditions MF, 2008 6. Alfred North Whitehead, Le concept de nature, Vrin, 2006


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le cas de la Tiretaine Jean-Michel Delaveau

La ville de Clermont-Ferrand, cœur d’une agglomération de 283 000 habitants, se situe à égale distance du Puy de Dôme, sommet de la Chaîne des Puys, ensemble volcanique dont la candidature à l’inscription au patrimoine de l’UNECO est dépola région d’Auvergne. La ville s’inscrit en particulier au pied de la Grande faille de Limagne, un escarpement tectonique du tertiaire de 400 m de dénivelé d’une part, et entre reliefs inversés issus du volcanisme de cette même période, encadrant la ville à l’image d’un amphithéâtre ouvert à l’est. Au centre, la butte de Clermont, est le résultat d’une explosion phréato-magmatique qui a laissé un maar dont le transformés en marais. Alors que les Celtes, quelques siècles avant JC, avaient établi la capitale arverne successivement sur différents plateaux basaltiques alentour, les Romains ont décidé de bâtir Augusto Nemetum sur la butte centrale, gardant néanmoins la structure périurbaine des plateaux voisins. Compte tenu des lourds travaux d’assainissement du marais, la ville s’était concentrée sur la butte, ne dépassant pas 30 000 habitants. Maîtres réputés de la gestion de l’eau, les Romains ont apprivoisé à la fois les nombreuses sources du marais et le cours d’eau qui irrigue l’amphithéâtre, la Tiretaine. Ce cours d’eau, né au pied du Puy de Dôme dans la masse des scories volcagéomorphologique du site, marquée par son relief contrasté, a imposé à la rivière, en amont de la ville, un véritable régime torrentiel. En aval, quasiment sans transition, la rivière adopte le régime de plaine, et pénètre dans la Grande Limagne, l’ancienne lagune du tertiaire, sous la forme d’un delta qui encercle l’ancienne régime torrentiel, du fait que leurs talwegs empruntent les ravins et ravines des gradins de l’amphithéâtre.


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Roger Quillot, sénateur-maire de Clermont-Ferrand, ancien ministre de l’Équipement, écrivait dans « Misères et grandeur des maires de France »1 « Les normes -

constructible pour une entreprise. (Autant rayer la ville de la carte et proclamer Après un long black-out sur l’évolution de la ville au cours des siècles, l’absence de sauvegarde patrimoniale, et la mise en décharge du sous-sol lors de construction d’immeubles ou de travaux de réseaux souterrains, les équipes d’archéologues, hypothèses. Ainsi, à l’issue des fouilles menées préalablement à la future scène nationale, des villas riveraines d’un bras de la Tiretaine ont été « visitées ». Il semblerait que leur abandon ait fait suite à des inondations répétées. Peu d’éléments e siècle entre la ville et la Tiretaine. Le schéma d’alimentation actuelle de la ville ne date que du début du XVIe siècle. Des documents précis du XVIIe siècle indiquent les règles régissant l’irrigation des prés-vergers des domaines du marais. Les archives du

1. Éd. Albin Michel, 1997

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des nombreux moulins implantés soit sur la rivière, soit sur des biefs alimentés par de la haute vallée et artisans de la ville sont récurrents. Plusieurs événements histoires entre Clermont et la Tiretaine. nelle, la Tiretaine a ravagé les rives de Royat et de Chamalières, détruit l’ensemble des moulins et surtout impliqué onze décès de personnes surprises par l’arrivée mergeant le bas de la ville en marge des faubourgs ouvriers de Fontgiève, de SaintAlyre, des Bughes et des Carmes. Pourtant, c’est dans ce dernier faubourg, secteur e siècle la formidable

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nisme et du taylorisme, les dirigeants de l’entreprise n’auront de cesse d’acquérir un maximum de foncier pour à la fois étendre les unités de production et construire des cités ouvrières modèles pour les employés. Cette quête foncière va s’étendre

l’édit de 1630 concluant à la fusion des deux villes rivales Clermont et Montferrand, séparées par un vaste marais apprécié de longue date pour la défense de la bastide de Montferrand. taine, motivées par une pollution infernale. Le besoin en eau des logements et

hypothétique réseau d’assainissement, les eaux usées se sont d’abord dirigées gravitairement vers la Tiretaine et les biefs des moulins. Durant cette même période, la crise du phylloxera a conduit à l’abandon de la culture de la vigne qui couvrait l’ensemble des gradins de l’amphithéâtre. De ce fait, les murettes délaissées, ont migré dans les cours d’eau au point de les colmater.

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Ainsi, la Tiretaine va vivre au cours du XXe siècle le summum de sa pollution grâce triels cumulés de Royat à Montferrand. La présence d’eaux stagnantes dans les impasses de la butte clermontoise, la présence des boucheries et tanneries à l’intérieur ou en frange des anciens remparts motivaient régulièrement dès le début du XIXe siècle des groupes de pression pour déplacer les nuisances. Devant leur développement ingérable, l’impossibilité ou l’impuissance des riverains pour curer

par les rats et les moustiques.

La ville s’est progressivement étendue et des bâtiments sont venus combler les espaces laissés libres entre les moulins survivants de la révolution industrielle. Faute d’égouts, l’aubaine était trouvée de réaliser des sanitaires en encorbellement sur chaque élément du réseau hydrographique. ner la rivière dans son parcours clermontois. Ainsi la couverture de la rivière s’est déroulée progressivement par les fossés pour se poursuivre de 1970 à 2000 par de grands travaux d’encadrement du réseau primaire. Ces derniers travaux ont par ailleurs été facilités par l’approfondissement de la nappe phréatique et donc du delta limagnais pour cause de changement de méthodes agronomiques.

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Pour revenir aux propos de Roger Quillot, c’est sous sa mandature qu’a été mise d’augmenter la population clermontoise, dans le contexte de rivalité démographique inter-villes, suite à une nette perte de population intercensitaire, une vaste opération d’urbanisme s’est déroulée dans le quartier Fontgiève de la façon suidans un cadre, inférieur aux dimensions d’ouverture préconisée par l’ordonnance pour desservir les parcelles riveraines urbanisables. La ville de Chamalières avait également enterré la Tiretaine au Carrefour Europe, n’ayant pas la certitude quant à la pureté de l’eau venant de Royat. Un promoteur voulait couvrir la Tiretaine car il craignait, non que ses logements soient inondés, mais qu’ils soient invendables à cause du bruit des chutes. Ainsi, la Tiretaine disparue, ses rives sont de trois ravins de la Grande Faille. On a oublié qu’à cet endroit, en 1889, à la suite d’un violent orage, le remblai barrant la vallée de Villars a occasionné d’énormes dégâts. Un lotissement a même été construit à Royat, au cœur du site récepteur à

À Clermont-Ferrand comme ailleurs, les élus ont tenté de diminuer, voire de nier l’existence de risques, lors des mises en étude des premiers plans d’exposition aux risques (PER). Puis vinrent les plans de prévention des risques inondation (PPRI). Intégrés dans les plans d’occupation des sols (POS) puis les plans locaux d’urbanisme (PLU), ils sont vécus comme une contrainte, une dévalorisation du admettre des erreurs. Des sous-sols de constructions, accordées sur la base d’un PPR, ont été largement inondés lors de l’orage du 9 août 2014. Pourtant, sur le fond, la détermination des zones d’aléas et du règlement qui s’applique aux diverses zones submersibles résulte de la connaissance indispensable les études et le vécu des riverains, certes limité en termes de mémoire, l’est aussi par le désintérêt des citoyens pour les enquêtes, qui est manifeste. Le PPR devrait aussi être regardé comme un document pédagogique. tude du sol, évalué à 10 centimètres près. Ce progrès est important car le niveau n’éviteront pas les « grains de sable ». Pendant l’orage précité dont la durée n’a pas excédé la demi-heure, la grêle a mâché les feuilles des arbres et obstrué les avaloirs. L’eau s’est échappée par le réseau routier déplaçant des voitures de façon aléatoire.


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Les PPR servent donc à gérer l’urbanisation dans le cadre de l’application du droit des sols (ADS). Ils tirent les conséquences des événements météorologiques, mais n’abordent pas les causes. Jadis, les inondations étaient souvent le fait de et a fortiori demain, la négligence est au-dessus. En effet, compte tenu de la spéD’une part, malgré la présence de chartes forestières, une bonne partie de l’espace boisé du glacis de la Grande Faille n’est pas entretenu pour plusieurs raifait des fortes pentes et de l’importante imperméabilisation des sols, même si les impossible. Par exemple, lors de l’orage précité, le niveau de la Tiretaine à SaintAlyre est monté de deux mètres en 10 minutes. Les hydrogrammes montrent pour des événements de longue durée le déferlement de deux vagues successives, celle de la crue urbaine éclair, puis celle du sous bassin impliqué. En conséquence, la ville, au débouché des ravins est non seulement menacée par le phénomène d’embâcle, à partir d’éléments rocheux et végétaux qui obstrueront les premiers plus en plus violents avec ou sans grêle. Bâtir au contact du risque, c’est respecter les règles du PPR, c’est aussi et surtout s’attaquer aux causes.

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Durant le XXe siècle les élus ont essayé de suivre l’ouragan économique, social, environnemental, en parant budgétairement au plus pressé, investissant massivement et successivement dans chaque commune pour la ressource en eau, risques d’inondation avec la réalisation de bassins écrêteurs. Désormais, depuis 2011, Clermont-Communauté œuvre avec en arrière plan la gestion de l’ensemble des étapes du cycle de l’eau. Elle engage la mise en place de bassins de stockage/ restitution pour éliminer les effets des déversoirs d’orages et optimiser la dernière station d’épuration. Dernièrement, deux tronçons tests des canaux de Limagne

la partie urbaine.

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La question du foncier se pose de façon aiguë au long du cours d’eau et sur le long durable, le lit mineur. Le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) qui l’avait précédé, tirait les conclusions de la longue condamnation de la Tiretaine sines moins polluées et déplacées par les industries. Le concept de « trame verte et bleue » s’inscrit, dans le cadre du schéma de cohérence territoriale (SCOT) dans une nouvelle approche qui engage les représentants du territoire. Que faire ? Considérer le cours d’eau désormais assaini non comme une contrainte, présenté lors de l’enquête du plan d’aménagement et de développement durable (PADD) du futur PLU clermontois, mettait en exergue le manque d’espaces de nature. Il était alors proposé de coproduire la ville y compris avec la nature. Ce mentaux. Le val de Tiretaine pourrait devenir alors un champ d’expérimentation de l’excellence environnementale. Concrètement, ce changement passe par des « ateliers mémoire » sur le cours d’eau, des actions éducatives, un rapprochement technique entre les urbanistes, architectes, hydrauliciens, associations de la nature, pour basculer du curatif au préventif et à l’attractif. L’eau est partout sous le sol clermontois. Elle doit retrouver sa place dans le paysage urbain et ne pas seulement être substituée en placebo par le riche patrimoine

se livrent la ville et la Tiretaine ? Dans beaucoup de pays, des cours d’eau sont ré-ouverts, re-naturés, à l’exemple de l’Emscher dans la Ruhr en Allemagne, en à peine plus d’une décennie grâce à une volonté politique sans faille, à des moyens appropriés, à des dispositifs techniques innovants et à une implication sociale organisée et motivée. Le cours d’eau est le support de l’identité d’un territoire. La Tiretaine mériterait bien de retrouver cette fonction. Ce vœu passe techniquement par un desserrement et une réaf-

redécouverte au sens relationnel, de la Tiretaine par les Clermontois. La fréquentation des cheminements accompagnant les rivières voisines de l’Artière et du Bédat semble répondre à ce souhait. Dans les communes concernées, il ne vient plus à l’idée de bâtir au contact du risque.

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L’ignorance, la méconnaissance, le dénigrement, le simplisme, l’inconscience, l’incompétence, l’appât du gain dans la gestion du foncier, l’occultation des servitudes dans les transmissions d’héritages, les pressions pour une constructibilité aveugle, constituent des handicaps à la constructibilité vivable au contact du risque. Il convient donc d’user de pédagogie sans modération, adaptée à toutes les forces vives de la société civile. L’implication citoyenne commence par la connaissance de la situation de son propre logement par rapport au cycle de l’eau, par rapport au cours d’eau le plus proche. Dans quelle étape de la dynamique locale se situe-t-il ? D’où vient l’eau du robinet ? Où part-elle ensuite ? Où s’écoulent les eaux de pluie des terrains au-dessus, aux terrains en-dessous ? Vers quel fossé, égout, rivière ? Pour ces questions, il s’agit de mettre en place une information compréhensible et accessible. Connaissant la carte des aléas, il paraît évident d’implanter l’habitat, les établissements recevant du public, les établissements économiquement stratégiques hors d’eau et utiliser l’espace foncier libéré pour des fonctions à la fois d’organisation de corridors de nature ; l’ensemble rythmé par des espaces de vie sociale vécus mement les valeurs patrimoniales et culturelles d’un site ainsi que la dynamique Un lieu de mémoire du cours d’eau pourrait être conçu ex-nihilo ou raccroché à un organisme existant, à l’exemple d’un centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE), ou à un conservatoire des espaces naturels (CEN). Ce lieu pourrait non seulement accueillir des groupes de scolaires, d’étudiants, mais aussi des échanges croisés entre élus, urbanistes, hydrauliciens, fédération de pêcheurs, techniciens d’entretien des rivières, pour confronter les logiques d’action et innover collectivement au service de la revitalisation du cours d’eau et d’une constructibilité riveraine sans risque. Les reportages sur les catastrophes émeuvent un instant. On oublie vite, cela se le catastrophisme pour revenir à l’intérêt de sauvegarder durablement un patrimoine naturel identitaire, tout en inversant le bilan relationnel négatif entre le cours d’eau et ses riverains.

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La Communauté Urbaine de Strasbourg face aux risques climatiques A. Mehdi Boudeffa

des communes est concerné par ce phénomène. L’urbanisation extensive dans ces zones inondables a particulièrement accru la vulnérabilité des villes ; d’où une succession d’évènements tragiques qui interroge actuellement les limites de cette politique. Pendant longtemps, elle a privilégié le développement territorial sans gramme « Eaux et Territoires », 2007)1. L’émergence du changement climatique, en cours. Plusieurs commissions environnementales et agences de l’eau incitent, de plus en plus, les communautés urbaines à repenser leurs stratégies de développement, non plus en termes fonciers, mais à travers une vision durable et prospective. L’urbanisation des zones humides reste une question sensible, mais aussi personnes et développement urbain et paysager. Le fait qu’une ville connaisse plusieurs périodes d’inondations est désormais quasi-inéluctable. Le but n’est donc plus de lutter en vain contre ce phénomène mais d’adapter la ville à l’apparition du risque (Rapport GIEC, 2012)2. Ce revirement de situation est tout à fait inédit. des vulnérabilités territoriales est un fait, mais accepter le risque comme paramètre

1. du développement durable, des transports et du logement (MEDDTL), le Cemagref et le CNRS. 2. Rapport annuel du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur L’Évolution du Climat (GIEC). 3. H-J. Scarwell, « Déconstruire les logiques de gestion du risque d’inondation », Air Pur, n°72, 2e semestre 2007, p.24-30

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pour pondérer « l’impondérable » en est un autre (Sarwell, 2007)3. Par conséquent, le risque zéro n’existe pas, d’où la nécessité de travailler sur son acceptabilité, en instaurant un débat autour de la problématique de la ville résiliente4. Désormais, la vision résiliente invite à relativiser le phénomène d’inondation en proposant un compromis, mais aussi une nouvelle culture du risque . Il s’agit de préparer la ville aux inondations sans nuire à son fonctionnement au moment de l’apparition du risque.

d’autres. La Communauté urbaine de Strasbourg (CUS) en est une parfaite illustration. Pour Suzanne Brolly, responsable du service Écologie urbaine au sein de la CUS, la résilience n’est qu’un habillage neuf pour désigner divers processus connus depuis longtemps6 poussée dans l’aménagement du territoire, mais aussi dans la gestion du risque. L’émergence, ces dernières années, de programmes de rénovation urbaine ambitieux, a permis à la CUS de remettre l’eau au cœur des opérations, de préserver urbain. Reste que l’articulation entre les zones inondables et la ville de Strasbourg pose encore un certain nombre de questions liées à des visions contradictoires et controversées, entre le maintien des sites naturels et l’aménagement du territoire. des environnementalistes qui défendent la biodiversité par le développement de corridors végétaux à l’intérieur des trames vertes et bleues, notamment, et celle des aménageurs et des protagonistes de l’urbanisation, qui raisonnent en termes peut-on pour autant parler de résilience ? La capacité à faire face aux aléas climatiques et aux inondations sous leurs différentes formes, est fortement dépence contexte, comment la question du risque d’inondation est-elle posée et perçue dans la ville ? Et comment le risque de l’inondation est-il intégré dans les proces-

4. événements extérieurs, souvent dramatiques, et à se réorganiser, tout en conservant la même structure et les mêmes capacités de réaction. 5. culture du risque est la façon de penser, de ressentir et d’aborder le risque dans l’organisation concernée. C’est la fondation mentale sur laquelle se bâtit le . Elle est donc essentielle. » 6. Propos de Suzanne Brolly, tenus lors du colloque « Quelles natures en ville ? », organisé

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la dynamique urbaine

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Longtemps, les solutions généralement proposées pour lutter contre les inondations sont celles d’actions directes, où la technique se propose de supprimer le risque. La construction d’ouvrages de protection fait croire aux populations qu’elles sont protégées, les incitant ainsi à occuper de nouvelles terres dans les vallées inondables. À Strasbourg, le fait que le Rhin soit maitrisable ne met que partielprises dans le périmètre de la CUS restent encore menacées. Parcourus par des cours d’eau et soumis à des phénomènes de remontées de nappes, ces territoires questionnent les politiques mises en œuvre. En effet, ces dernières ne semblent pas parvenir à réduire substantiellement la vulnérabilité aux inondations, d’où une recours systématique à des mesures structurelles pour résister aux inondations (digues, barrages...) ne pouvait rester l’unique alternative. À la suite d’une série de catastrophes dans les années 90, plusieurs mesures, non structurelles, sont alors prises pour tenter de réduire la vulnérabilité et essayer de réglementer l’urbanisarenforcement de la protection de l’environnement (loi Bernier), les Plans de Prévention des Risques d’Inondation (PPRI) apparaissent comme le moyen capable de prévenir et de sécuriser les biens et les personnes face à une inondation maparticulièrement dommageable pour les intérêts économiques de Strasbourg. En

Les risques

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documents qui assurent un principe de précaution minimum face aux inondations, aménagement à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement d’Alsace (DREAL Alsace), la polémique sur le cadre réglementaire n’a pas lieu d’être. Elle explique que la CUS entretient des relations régulières avec les services en charge des PPRI et participe même à leur élaboration. Selon elle7, deux facteurs à l’œuvre doivent être compris par les praticiens de la ville, car ils représentent une menace à court et à moyen termes. Le premier facteur concerne la prise en compte du changement climatique et de son impact sur la ville. Une étude publiée récemment par la DREAL Alsace et consacrée à la vulnérabilité du territoire alsacien aux risques naturels dans le contexte du changement climatique, indique une augmentation importante de la pluviométrie au

Wasser » note que la période du débit maximal se déplacerait, pour le Rhin, du mois Le second facteur sera celui de la prise en compte des zones inondables dans les dynamiques spatiales. Sur un total de 12 078 ha de surface inondable par submersion dans le périmètre du SCOTERS (le Schéma de cohérence territoriale le manque d’espace disponible accentue la pression foncière et rend ces espaces tentants, à tel point que la ville souhaite désormais urbaniser 6% de zones inondables en plus dans le périmètre du SCOTERS. Ce sont près de 700 ha que la ville

dans une démarche d’atténuation mais aussi d’adaptation, contrastant avec les dispositifs de préventions structurelles ou réglementaires orientés vers l’aléa. La notion la fois sa capacité de résistance mais aussi son niveau d’exposition aux dommages. Dans ce contexte, comment est-il possible et durable de développer les territoires inondables ? Comment mettre en œuvre la résilience urbaine ? Correspond-elle à de simples mesures techniques ou intègre-t-elle une vision plus globale ?

7. Propos recueillis lors d’un entretien dans les locaux de la DREAL Alsace


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Quelles sont les solutions en La réintégration du risque dans la ville plaide désormais pour une occupation adaptée et raisonnée du territoire. Tenir à l’écart de l’urbanisation plusieurs milliers

La pérennité des zones inondables ne peut être assurée sans un rôle dans le fonctionnement de la ville. En ce sens, la lutte contre les inondations ne doit plus être synonyme de charges et de contraintes, mais doit apparaitre comme une opportuCUS proposa, dès 2009, de mettre en place un programme de rénovation urbaine ambitieux, connu sous le nom de « la démarche ÉcoCités »8. Cette démarche vise à établir les fondements d’une métropole durable, attractive, ouverte sur le -

de la CUS pour valoriser le potentiel des zones inondables et ainsi mieux gérer le risque. La notion de résilience est perçue dans la ville comme un courant d’idées favorables à l’environnement et au développement durable, plus que comme un antidote au fatalisme. Grâce à son service Environnement et écologie urbaine, la CUS s’est dotée d’une capacité de production de connaissances hydrauliques importante à travers la « mission hydraulique et environnement ». Cette connaissance poussée de l’aléa lui permet d’avoir un véritable support pour développer des stratégies d’aménagement capables d’intégrer concrètement le risque d’inondation. Les différents aménagements proposés plaident pour une démarche transversale, vantant tantôt les écoquartiers, tantôt les écosystèmes, comme lieux privilégiés d’expérimentation de techniques environnementales innovantes, seules alternatives au changement climatique9. La conquête de ces nouveaux espaces est pour Géraldine Mastelli, urbaniste au niveau de l’ADEUS, une nécessité. Elle interpelle les décideurs sur le fait que la résilience ne doit plus rester un mot tabou, et que cette notion a toute sa place »10 L’émergence de la démarche ÉcoCité a permis de repenser

8. Lancée par le Ministère de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de l’améet innovants dans les domaines urbains, sociaux et énergétiques. 9. 2012, p.193 10. Propos recueillis lors d’un entretien dans les locaux de l’ADEUS.

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les formes urbaines, en faisant du risque de l’inondation un événement commun. L’exemple de l’écoquartier du Bohrie à Ostwald (périmètre de la CUS) intègre parfaitement cette volonté de vivre avec cet élément naturel11 concevoir un quartier amphibie, c’est-à-dire un espace où l’eau peut circuler sans

constance se manifeste dans plusieurs espaces polyvalents. Composés de parcs et d’esplanades en période normale, ils se transforment en lacs, bassins et lieux sportifs en périodes de crue. Désormais, l’inondation n’apparaît plus comme une fatalité, mais comme un épisode naturel dans la ville.

Opter pour un urbanisme résilient, lui permettra de se reconstruire sur elle-même, au lieu d’abandonner des secteurs stratégiques du fait de leur vulnérabilité. Les territoriale et le respect du cadre réglementaire comme préalable à la gestion du risque d’inondation. Cependant, la multiplicité des acteurs au sein de la CUS fait de l’action publique un exercice encore complexe pour débattre et traiter de la question des zones inondables.

11.

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un territoire à risque peut-il être vécu sans être nécessairement bâti ? Julie Colin

Remontant les côtes du Portugal, la tempête Xynthia a touché le littoral de la Charente-Maritime et de la Vendée dans la nuit du 27 au 28 février 2010. Se combinant à la marée haute et aux basses pressions, elle a provoqué une catastrophe naturelle de grande ampleur entrainant d’importantes pertes matérielles et le décès Cette tempête a mis en évidence des secteurs littoraux urbanisés particulièrement vulnérables1, intitulés depuis , sur lesquels l’État a pris deux Cette décision politique, extrêmement rapide et radicale, a obligé les communes, les collectivités et les services de l'État à imaginer des manières d'utiliser des espaces non-bâtis submersibles au XXIe siècle. Rapidement après la tempête, courant 2010, un Atelier Littoral National a initié les trouvé une continuité à travers la création d’un Atelier Littoral Régional permanent (2012) à l'initiative de l'État et associant les collectivités du territoire. Cet atelier régional a été accompagné de la mise en place d’une première mission d’étude l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) Poitou-Charentes, sur les communes de Charron, Aytré et Port des Barques, suivie d'une seconde sur les communes de Yves, Chatellaillon, Fouras, l'Ile d'Aix, Saint-Pierre et SaintGeorges d'Oléron.

1.

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Notre équipe a été mise à la disposition des communes, des collectivités et des services de l’État pendant deux années dans le cadre des missions commandées lité pré-opérationnelle d’aménagements environnementaux des sites déconstruits, dans un contexte de contraintes budgétaires et réglementaires importantes. Les côtes charentaises sont une interface terre-mer associant une attractivité propre à de nombreux sites littoraux, et une vulnérabilité exacerbée par le relief et la géologie (bassin sédimentaire de très faible dénivelé). Les milieux naturels et les paysages ont favorisé une attractivité balnéaire fondée sur la qualité du cadre de vie, la douceur du climat, l’offre de loisirs de plein airainsi que la richesse des produits du terroir et de la mer. Le développement urbain a e

siècle, et une seconde, particulièrement massive, débutée dans les

Ce phénomène a deux conséquences. La première est une privatisation progressive du littoral. L’urbanisation s'est développée tout particulièrement dans les communes du bord de mer2, si possible au plus près du paysage attractif, de la vue sur la mer. Le paysage (bien commun ?) au point de vouloir y élire domicile. La seconde est que les aspects positifs et séduisants du territoire ont occulté, pour une partie des nouveaux résidents, la connaissance du fonctionnement naturel de cette interface terre-mer. Composées d’habitants non-marins, héritiers d’une culture rurale ou urbaine de l’intérieur des terres, souvent résidents secondaires…, les générations successives ont peu à peu perdu la connaissance des phénomènes climatiques maritimes, et de la récurrence des évènements tempétueux 3 . Par exemple, une des dernières grosses tempêtes survenue à Charron, et dont on retrouve des témoignages écrits, date des années 1940. La submersion avait alors atteint des niveaux comparables à ceux de Xynthia (rue de la Laisse). Impactant des zones agricoles ou pastorales, les dommages avaient été bien moins importants qu'en 2010.

2. Le nombre de résidences principales construites depuis 1991 dans les territoires littoraux est supérieur de moitié à celui des territoires de l'intérieur des terres. Le taux de résidences secondaires en 2011 est 3 à 8 fois supérieur en bord de mer qu'en intérieur. Source INSEE 3. Les archives départementales et municipales conservent des documents écrits témoignant au XXe siècle.

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Une érosion de la mémoire du risque s’est ainsi généralisée, confortée soit par une sitifs d'alerte...), soit par une perception erronée du paysage, dans lequel on peut être à la fois éloigné du bord de mer (au point de ne plus la voir) et pourtant à si

Aucun des membres de notre équipe n'est originaire de Charente-Maritime. Nous avons tous plus ou moins découvert ce territoire en commençant la mission. Notre expérience, les outils d'analyse propres à chacune de nos compétences et notre sensibilité à tous ont été nos clés de lecture des sites d'étude. En 2012, le contexte politique et technique local était bien évidemment assez tendu. Nous avons fait le choix d'aborder la mission avec beaucoup de modestie et de patience. Dans nos premiers échanges, nous avons privilégié l'écoute des personnes, catastrophe sur le moment, pertes humaines, dégâts matériels, incrédulité... et les

Parallèlement, nous avons mené, pour nous, pour notre propre culture, une analyse géographique, urbaine et paysagère de chaque site, dans un périmètre s'étalant bien au-delà des zones de solidarité, pour comprendre la diversité des situations bâties et non-bâties dans lesquelles la catastrophe était survenue. Nous voulions avant tout éviter de généraliser notre approche, nous voulions prendre soin des sites, au cas par cas.

Nous avons ensuite fait part à nos interlocuteurs de cet état des lieux du territoire au sens large. Cette « remise à plat » de données factuelles a permis de reprendre gie, transversale et tournée vers l'avenir. tours, que sur les caractéristiques du tissu urbain restant, et en tout cas certainement pas sur une vision esthétisante de l'aménagement d'un espace submersible.

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Nous ne cherchions pas à produire un décor4 ou une décoration mais un paysage vécu déterminer collectivement les modalités d'une appropriation sans risque, éviter de créer un attachement économique ou fonctionnel irréversible, et dans tous les cas, proposer un aménagement qui accepte l'inondation temporaire d'eau salée. Les aménagements ont donc tous répondu à une exigence de transparence hydraulique, d'absence d'embâcles potentiels, de présence humaine a priori exclusivement diurne, de plantations peu coûteuses et faciles d'entretien... compte du passé et de l'avenir des sites. L'histoire des lieux a été ainsi ré-évoquée, sans tentative de reproduire forcément les paysages d'avant l'urbanisation. Par exemple, l'activité agricole, même si elle n'a plus les mêmes fonctionnements bocage de tamaris de Charron - issues de ces anciens usages, qui représentent un patrimoine paysager que l'on peut continuer à valoriser et à entretenir, avec

de pistes cyclables interdépartementales, évolution de l'activité conchylicole, gestion du stationnement saisonnier en site touristique...). En utilisant cette méthode, le réaménagement à court terme d'un territoire blessé

à l'aménagement d'espaces plus larges, et non plus des sites « perdus » par la ville. Conçues collectivement, les grandes orientations d'aménagement et les quelques

Charente-Maritime, même lorsque ceux-ci partagent de nombreuses contraintes communes (zones d'extrême danger, contraintes règlementaires et budgétaires). À Aytré, la dune à nouveau naturelle est transformée en un panorama évident, À Port des Barques, le Plan local d’urbanisme (PLU) en cours intègre l'intention d'une gestion à ciel ouvert des eaux pluviales dans l'emprise des quartiers déconstruits. À Charron, la remise en pâturage sera un gage de préservation du

4. 5. sant des essences et des structures végétales ou des mobiliers en décalage ou contradiction avec le contexte géographique, dans un but esthétique.

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à l'œuvre pour maintenir l'ouverture paysagère des marais seront étendues aux

dans le cadre de la démarche Grand Site de l’Estuaire de la Charente actuellement en cours, le travail commun est devenu un document de référence, sur lequel pourra s'appuyer une Opération Grand Site. Plus largement Face à un terrain, une géographie, on s'accorde généralement à penser qu'il existe de nombreuses façons de bâtir, et que la forme architecturale est à même qu’en mobilisant une créativité et une puissance technique adaptées, tout environnement serait urbanisable. Doit-on pour autant tout urbaniser, et pourquoi ? Les territoires devant absolument, pour leur survie, poursuivre une urbanisation en zone de danger, sont progressivement plus nombreux au gré de l’aggravation des prévisions climatiques, mais les nations totalement submersibles restent exceptionnelles (Pays-Bas, Maldives…). Très médiatisées, elles servent de laboratoire d’expérimentation dans de nombreuses disciplines, dont l’architecture et l’aménagement territorial. Cette médiatisation pourrait faire négliger qu’il n’est pas forcément souhaitable, à plusieurs égards, de créer les outils d’une urbanisation à tout prix en tout lieu. baines et plus techniques, auraient tort d’oublier que les espaces non-bâtis offrent une variété d’usages indissociable des équilibres économiques, culturels et éco- créer de la ressource (alimentaire, énergétique), - circuler, - se divertir (par le loisir, le sport ou l’agrément), - préserver un bon fonctionnement écologique du territoire, qui, sans nécessiter une patrimonialisation environnementale, garantit simplement la durabilité des ressources. Sur le littoral de Charente-Maritime, les espaces non-bâtis représentent une surface et surtout un volume permettant de stocker des épisodes de submersion, avec peu ou pas de dommage, et pour un coût de réalisation et d'entretien bien (digues, épis, enrochements...).


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Le maintien d'espaces non-bâtis submersibles est un outil de prévention et de protection à mobiliser au même titre que les digues et les épis. La stratégie d'aménagement durable du territoire passe aussi par des aménagements doux acceptant la submersion temporaire, régulière et visible, entretenant la mémoire du risque. C'est une situation que l'on observe peut-être plus couramment au bord des cours terrains de sport...), rendent tolérable l'inondation. Les usages sont adaptés, l'événement ne crée pas ou peu de pertes matérielles et rappelle à tous la persistance d'un danger saisonnier, naturel, acceptable. Les paysages non-bâtis sont produits et entretenus par des savoir-faire et des expérimentations à égale mesure avec l’architecture. Ils contribuent à la qualité de prévention des risques de submersion. Ils ont une valeur, moins immédiate et l’espace construit. Et bien qu'ils soient non-bâtis, ils sont vécus, et ne sont certainement pas des non-lieux en attente d’urbanisation.

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Construire au contact du risque,

Claire Dycha

L’homme est à la merci des mouvements de la terre et de ses catastrophes naturelles. Il tente de s’adapter et de s’installer aux endroits les plus propices de son environnement. l’urbanisation, la multiplication des villes, la paupérisation, l’homme s’installe où avec pour conséquence l’augmentation des pertes humaines. Les pertes matérielles collatérales n’ont fait qu’engendrer davantage de misère, entraînant à leur tour des conséquences néfastes sur la qualité de vie de la population. Le changement climatique ne fait qu’accentuer ce processus et augmenter le nombre de estimé en 2011 à 380 milliards de dollars1. Comment reconstruire dans l’urgence ? pare. « La résilience urbaine »2 renvoie à la capacité d’un système urbain à résister et récupérer rapidement après une catastrophe, et la vulnérabilité mesure le degré pliée par l’aléa, s’appréhende. Étant donné que nous ne pouvons agir sur l’aléa, l’ensemble des efforts doit se porter sur la minimisation de la vulnérabilité. En 2009, le nombre de personnes vivant en milieu urbain (3,42 milliards) a dépassé le nombre de personnes vivant en milieu rural (3,41 milliards)3. Il est prévu

1. 2. . 3. ONU - Urban and Rural area 2009

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. La communauté rurale diminue et l’étalement urbain se propage. La moitié des villes de ces 30 prochaines années ne sont pas encore construites. 4

La culture urbaine, qui a colonisé petit à petit le territoire rural pour y installer des établissements humains, a continué à imposer son rythme à la nature, a bétonné sans préserver le sol naturel et a ainsi provoqué de nouvelles catastrophes. La pleine terre minoritaire en milieu urbain peine, dans certaines régions, à absorber ce fut le cas à Sao Paulo au Brésil en décembre dernier. Les pentes abruptes urbanisées ont cédé sous le poids des constructions et engendré des glissements de terrains, parfois mortels. Dans certaines villes, la culture urbaine a oublié une partie de sa population qui s’est installée tant bien que mal dans des zones inap-

glissements de terrains dans des et plus de 4 000 se sont retrouvées sans abri . Au-delà d’une mauvaise utilisation des techniques constructives, c’est tout simplement le site en lui-même qui n’aurait pas dû être colonisé. Le choix du site et l’imbrication des espaces naturels dans les espaces urbains pas un espace délaissé car vide de construction. Il est le poumon vert d’une ville, un lieu de détente, de confort thermique, de production de nourriture, de préservation de l’écosystème nécessaire au renouvellement des ressources en eau et en matière première. En effet, l’espace rural et les espaces naturels sont vitaux pour l’espace urbain qui ne pourrait survivre de lui-même. La ville de Sao Paulo a commencé à l’intégrer dans sa politique en votant dernièrement une loi pour protéger les espaces naturels des constructions, conserver les terres agricoles et réinsérer petit à petit des parcs dans la ville pour améliorer le confort des citadins6. San Francisco réinsère des palétuviers sur son littoral et Cape Town renforce ses dunes7. Les villes mais aussi les communes rurales utilisent à nouveau cette stratégie. En France, le CAUE 768 encourage la préservation des haies en les recensant

4. . 5. Rafael Lemos, 6. Nabil Bonduki - Citade Aberta - 01/08/2014 - “Entenda os principais avanços do Plano Diretor Estratégico” 7. Making Cities Resilient Report 2012 - UNISDR - 2012 - page 60 8. CAUE 76 - Préservation des éléments naturels et bâtis, méthodologie pour le recensement des haies - mars 2009

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de manière à préserver leur fonction de brise-vent, de protection contre le ruissellement pluvial et l’érosion des sols. Comprendre le risque urbain commence par comprendre le paysage rural présent autour de nous. Délimiter les espaces sans les séparer Attribuer un usage à un espace, lui donner une seule fonction, c’est d’une certaine manière l’appauvrir en termes de surface comme d’organisation temporelle. L’architecture d’un bâtiment ou d’un espace peut être pensée, conçue de manière à accueillir plusieurs fonctions. À la petite échelle qu’est celle de l’habitat, la structure nisé par AnCB Re-act Lab, pour la restructuration d’un quartier informel de Sao Paulo, propose d’optimiser l’espace en lui donnant plusieurs fonctions. La structure métallique, cette seconde peau installée au-dessus de l’habitat précaire sert en premier lieu à créer un espace pour l’agriculture urbaine en colonisant les façades. -

protégeant les constructions du soleil. Cette structure pourrait aussi être envisagée aux différents aléas que sont les tremblements de terre, les cyclones, etc. La question de la ville adaptable, thème du concours européen d’architecture et

souligne l’importance de la temporalité intervenant dans la question d’espaces partagés, qui peuvent recevoir différentes fonctions simultanément ou à différentes en hiver elle offre la possibilité de glisser sur la glace, en été elle devient un lieu de détente où il est bon de se relaxer. L’espace naturel est laissé libre d’évoluer L’espace naturel et l’espace construit peuvent et doivent cohabiter en milieu ury être préservé et intégré avant qu’il ne disparaisse complètement de la structure de terrain, aux cyclones ou aux sécheresses ont d’autres potentiels qu’être des terrains constructibles ; c’est l’opportunité de garder des terrains naturels dans la ville pour des raisons écologiques, économiques, de confort ou de réduction des

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des parois abruptes laissées à la végétation contribuent à préserver l’écosystème tout en créant un parc qui améliore le confort de la population urbaine, et tout en protégeant cette même population d’un effondrement de terrain dû à d’éventuelles constructions que le sol ne serait en mesure de recevoir. Repenser l’usage de certains terrains à cause des risques qu’ils encourent, exploiter cette question du risque, c’est l’opportunité de revoir la stratégie urbaine pour créer une ville plus durable. Au-delà de la question de la sauvegarde des terrains non bâtis, se pose celle des lientes, et y a répondu par des moyens techniques. Cependant, la puissance des techniques sans la connaissance appropriée par les différents acteurs concernés n’aboutira pas à une utilisation optimale et aura même des conséquences négatives sur les établissements humains. L’habitat doit répondre de manière adaptée aux différents aléas survenant tout autour de la planète. Les recommandations en termes de construction sont à intégrer dès la phase de conception ; ainsi la comen cas de catastrophes naturelles. Les techniques de construction permettant de résister aux tremblements de terre ne sont pas forcément recevables pour résister aux cyclones. Réaliser une construction qui supporterait ces deux aléas naturels exige une connaissance approfondie de l’art de construire. Il ne s’agit pas simplement d’éduquer les parties prenantes en amont d’un processus de construction, tels la municipalité, la maîtrise d’ouvrage, les urbanistes, les architectes, mais chacun des éléments. C’est un art de faire, qui demande une connaissance des techniques de construction mais aussi du matériau en lui-même ; produire un béton de qualité capable de subir des tremblements de terre requiert avant tout de différents risques sont à comprendre par l’ensemble des protagonistes et sont la responsabilité de chacun. Un habitat peut être mal pensé, mal construit, puis bien repensé, bien reconspuisque la conception du bâtiment et les matériaux choisis peuvent permettre aux constructions de résister aux aléas. Mais bien penser un bâtiment ou un habitat c’est d’abord bien l’intégrer dans son site ; c’est d’abord bien choisir le site. D’où se construit, se décide ; c’est à cette échelle qu’on évalue si le terrain se prête à l’usage.

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gouvernance de la ville en impliquant les différents acteurs. Il s’agit de comprendre les techniques en eux-mêmes pourraient être un succès. liés à une urbanisation rapide. La plupart des villes non préparées à cette migration urbaines colonisables, contrôler les nouvelles, ou empêcher la construction sur certains sites. La population urbaine grandissante, laissée à elle-même, s’installe tibles. Ceux-ci sont souvent dangereux pour l’habitat car ils se situent dans des de subir des cyclones… Les techniques offrent la possibilité de rendre les établissements humains plus résilients, mais c’est avant tout par un système de gouvernance urbaine, avec l’éducation de tous, que la ville surmontera ces catastrophes parfois inévitables en se reconstruisant plus vite. La résilience urbaine exige une volonté politique et l’intervention d’un gouvernement local compétent et actif. C’est l’engagement de tous ceux qui font fonctionner la ville, du service municipal aux urbanistes, en passant par le secteur privé et les résidents eux-mêmes, qui participe à la production d’une ville plus sûre. La connaissance et le recul sur l’action par l’anticipation à l’échelle sereinement au contact du risque. À Télica, au Nicaragua, la ville a adopté les Essentiels de la campagne de réduction des risques9, promus par l’organisation des Nations Unies pour être prête à faire face aux risques soulevés par les catastrophes naturelles.

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La résilience comme processus chir. La ville, pour se construire durablement, ne peut attendre l’état d’urgence des lendemains de catastrophes pour réagir et s’organiser. prévention, urgence, redressement et reconstruction10. C’est avant tout être conscient des risques encourus et faire en sorte que l’ensemble des parties presation des constructions, passage des connaissances… Il s’agit de comprendre le risque pour mieux s’y préparer, le gérer et le surmonter.

9. 10.

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- UNISDR - 2012 - page 30


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Le risque comme ouverture aux comme choix responsable pour Milan Annarita Lapenna

de ce concept. Du latin

, ce mot porte en soi le sens d’« apporter » mais aussi

priver de quelque-chose. En tant qu’imprévu, elle se manifeste soudainement à en le relançant, devenant de telle manière, maître de son propre destin. considérait que l’action qui se manifeste s’insère dans une succession d’événe-

monde est guidé par la nécessité, donc par des causes, il s’agit d’assumer le destin en le guidant à travers des choix1. Entendre l’imprévu comme une action liée à nos propres gestes nous impose d’être responsable dans les dynamiques de méoubliant qu’elles puissent être aussi des potentialités pour les générations futures, mais prendre soin du et rester à l’écoute des rythmes et des équilibres dans Dans la pensée moderne, risquer prend le sens de dépasser des limites. Selon Salvatore Natoli, le développement dans l’époque moderne se base sur le pouvoir du risque en tant que (dépassement de ce qui est

1. Salvatore Natoli, 2011

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évident). Dans l’époque contemporaine, il faut risquer non pas pour dépasser les limites mais au contraire pour expérimenter des stratégies d’adaptation qui reconnaissent des limites et qui considèrent l’imprévu comme une ressource incontournable. Dans un monde complexe et multiple, l’imprévu se révèle un indicateur précieux pour détecter les métamorphoses « culturo-naturelles » d’un territoire. Ainsi le risque s’avère comme le passage critique entre la complexité du monde visible et imprévisible, et la capacité d’imaginer des scenarios possibles pour le futur. En effet, il s’agit d’établir une intercommunication entre le passé, le présent et le futur en mesure de créer « une boucle génératrice de connaissance plus lucide 2 . Le système établit un dispositif qui permet d’articuler la formulation des scénarios et l’élaboration des cartographies à même de soutenir des choix forts dans un champ de possibles. Dans cette orientation, la force n’est pas à confondre avec la rigidité urbains stratégiques ne sont pas des moyens dans lesquels est représentée une pensée faible, au contraire, ils sont des lieux conceptuels dans lesquels peut naître la controverse entre une pluralité de rationalités souvent en opposition3. Une telle stratégie qui reconnaît l’existence de la complexité du champ d’analyse se révèle régénératrice, parce qu’elle cherche à faire émerger des ressources territoriales qui restent inexprimées, même si ce processus impose souvent de re-tester les de l’incertitude de chaque action située par rapport à des espaces, des temps, des acteurs. Les scénarios, conçus sur la base d’une investigation minutieuse des données existantes et héritées du passé, contribuent à dessiner une image du présent territoriales, ce type d’exploration est un parcours qui cherche perpétuellement un équilibre avec l’environnement. Pour ce faire, les outils de conception sont aussi basés sur la communication et l’implication des acteurs plutôt que sur l’imposinements d’actions qui transforment la ville et son environnement. Si « instability is »4, alors prendre le risque de parcourir un chemin expérimental est nécessaire pour chercher des réponses soutenables aux graves

2. Edgar Morin, Pour sortir du XXe siècle, Paris, Nathan, 1981 3. Bernardo Secchi, , Bari, Ed. Laterza, 2000 4. , Farbham, Ashgate, 1-18, 2010

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urbain stratégique tend à encourager l’émergence de chemins silencieux de chanmanifeste le cessus d’hybridation des connaissances entre des mondes qui souvent ne rentrent pas en contact entre eux. On observe que la tendance à vouloir créer des outils inter-milieux, grâce auxquels la confrontation et l’interaction deviennent possibles, permet aux institutions d’apprendre de l’expérience des habitants et, en même met en lumière des approches multi-acteurs qui sont essentielles pour mobiliser un capital nagement stratégique du territoire aux dimensions multiples - environnementale, dans le milieu milanais. Ce dispositif a essayé de construire une « network policy », c’est-à-dire une politique pour laquelle la construction du réseau n’était pas seconLa participation de la pluralité des acteurs porte à la confrontation de différents points de vue souvent en opposition. Mettre en évidence les différences devient fondamental pour que les participants puissent collaborer et participer au tissage d’un récit commun. Cela veut dire satisfaire un besoin que chacun ne peut pas toire, bien commun, est aussi un tissage de récits. Les habitants racontent le lieu à travers leurs pratiques, leurs histoires, leurs relations avec les autres habitants, enchaînant dans le même récit une re-lecture du territoire comme palimpseste, dévoilant ainsi des connexions ignorées entre des lieux, des époques, des usages, des symboles, et favorisant des actions collectives à réaliser pour répondre aux besoins du présent. Les multiples groupes sociaux, les acteurs spécialisés, les administrateurs et administrés détiennent chacun un récit singulier. Étant donné que tous les récits ne sont pas conciliables entre eux, souvent naissent des controverses. Le point clé du récit commun est donc de les transformer en une proposition qui donne la possibilité à tout individu de coexister dans le même territoire. Tissant dans les marges des discours de chacun un discours unitaire et multiple, il est capable de gagner l’adhésion de tous dans la mesure où chacun peut y reconnaître ses propres marques logiques et ses propres intérêts, ce qui fédère le multiple et assemble ce qui est divisé. Les pratiques de vie dans toutes leurs diver-

5. Alessandro Balducci, Valeria Fedeli, Gabriele Pasqui, urban regions. Farnham, Ashgate, 2011


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exceptionnel, les grands événements, mais il réunit plutôt les gestes quotidiens. La formulation du récit des habitants est réussie lorsque le public, prolongeant le a conduit à une étroite collaboration entre politiciens, techniciens, académiques et autres parties prenantes. Les uns et les autres sont sortis de leur zone d’expertise pour se confronter aux nouvelles réalités de la villeque la ville de Milan fait partie d’une région étalée et dynamique qui englobe la ville même. Ce parcours a permis de redessiner une nouvelle ville pour apporter des réponses aux problèmes et aux attentes d’un territoire complexe. S’ouvrir à la multiplicité des points de vue permet une investigation attentive des données dis-

stratégique - et le niveau d’usage - le territoire - permet la métamorphose de la ville dissociée en lieu de partage. Dans cette dynamique, la ville dissociée se régénère, en tendant vers une ville inter-milieux, où le territoire devient l’expression de chaque milieu qui le compose.

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interfaces villes-champs pour préserver durablement la limite des villes Valérie Helman

à protéger l'agriculture périurbaine et à améliorer le cadre de vie des territoires périphériques. Dans un premier temps seront exposées les raisons de protéger et de rencontres avec des acteurs du monde agricole. Puis nous nous demanderons dans quelle mesure des interventions sur les franges urbaines et de nouvelles relations entre villes et champs pourraient permettre de préserver l'agriculture aux portes des villes et de pérenniser les limites du développement urbain. Pour cela, 2 ont été analysés tant du point de vue spatial, programmatique, 1

1. 2. Agence Folléa-Gautier, P. Madec, Tribu, Éco-quartier Montévrain, EPAMARNE, 2011 / Services techniques de la ville, Aménagement paysager du chemin des Champs, Rungis, 2013 SORGEM, Brétigny-sur-Orge, 2006 (chantier en cours) / H. Boiteux Valentin, A. Cauchy, L. menée sous la dir. d'Y. Lion dans le cadre du DSA d'architecte-urbaniste de l'EAVT à Marnela-Vallée, Conseil général de l'Essonne, 2009 M. Camps, V. Helman, « Imbriquer la ville et les champs », Europan 11, Savenay, 2011 / J. Deval, H. Giraudy, V. Helman, F. Ozuna, C. Stamm, C. Suarez, « Les structures paysagères de la métropole », Atelier de Cergy, Léon (Mexique), 2013 / V. Helman, « Voir la terre. Un parc / J. Lamarins, « Polarités Nouvelles Ruralités », PFE ENSAN sous la dir. de P. Amphoux et V. Urbaine et Paysagère de Seine Aval », EPAMSA, 2009 Saint-Georges, 2011 (chantier en cours)

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qu'au niveau d'une stratégie urbaine globale. Ces éléments de connaissances ont été complétés par des rencontres avec des concepteurs et des lectures d'ouvrages spécialisés. État des lieux. Qualités et atouts des zones agricoles aux portes des villes. Il apparaît tout d’abord que les zones agricoles aux marges des villes constituent un fort potentiel paysager, favorable à l'épanouissement des citadins3 permettent au regard de passer au loin, contrairement aux forêts qui constituent des obstacles visuels, de voir le ciel en grand, de créer des ouvertures par rapport aux espaces urbanisés, d'offrir des espaces ouverts végétalisés d'un autre type que les parcs... De plus, voir la terre et les légumes pousser présente un intérêt d'ordre psychologique, symbolique et pédagogique. Ces paysages peuvent offrir un sentiment d'ancrage à la terre qui est un besoin humain fondamental. Mais les terres agricoles présentent aussi des atouts tangibles et rationnels ayant trait à 4 et nourriciers. Les espaces productifs ne ; ils ont la capacité de valoriser la valeur immobilière des franges, voire tout le territoire environnant, en termes de qualité de cadre de vie, et de devenir des lieux attractifs pour les loisirs des citadins vivant dans des zones denses. Les zones agricoles proches de pôles urbains permettent le développement des circuits courts de proximité limitant les transports polluants, maintenant des liens sociaux entre agriculteurs et consommateurs, protégeant l’économie locale des territoires et favorisant le commerce des terres perméables, quant à la gestion des pluies et des crues, le cycle de l'eau en général, les îlots de chaleur, la qualité de l'air, la richesse de la biodiversité... Cependant différents problèmes peuvent être observés. Beaucoup de terres agricoles aux portes des villes et en conséquence de fermes et de maraîchers eux-mêmes disparaissent chaque année sous les différentes pressions qu'exerce l'urbanisation6, faisant entre autre craindre pour le futur un risque en matière

3. En militant pour préserver les respirations transversales à la vallée de la Seine, Obras de la lenteur des sentiers. 4. ouverts, c'est valoriser les marges, maintenir les emplois agricoles, anticiper des déséquilibres écologiques qui pourraient être accompagnés de taxe carbone... 5. 6. « En un peu plus de dix ans, l'Ile-de-France a perdu 71 % de ses exploitations maraîchères »

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d'autonomie alimentaire7. Ce problème est d'autant plus grave que les terres aux portes des villes sont souvent très fertiles et qu'en les urbanisant on détruit le patriliée à l'étalement urbain et aux faibles densités que connaissent les extensions pavillonnaires en périphérie de ville8, mais aussi à l'idée que l'espace agricole n'est qu'une réserve foncière pour de futures urbanisations. L'agriculture n'est pas en l’agriculture intensive céréalière. On peut également observer que les maraîchers ont du mal à vivre de leurs récoltes, à faire de la rotation, de la diversité, de l'agriet d'échelles sont concernés et que les périmètres pertinents de la gouvernance paysagers et métropolitains cohérents9 rentables économiquement que les espaces à urbaniser en termes de rente foncière, la revente des terrains aux promoteurs permettant aux pouvoirs publics de construire des espaces publics.

7. Sur le plan national « depuis vingt ans, près de 1.900 ha de champs et de prés disparaissent chaque année, soit l'équivalent du département des Hauts-de-Seine tous les dix ans », soulignent la FNSEA et IDFE, qui tirent la sonnette d'alarme. À ce rythme là, « la France devra aura 0.12 ha. » Yves Lion, Le Triangle vert « Or cet espace naturel et ouvert est un lieu nourricier. Dans l’optique de l’évolution démographique, il devient même essentiel et sa disparition met en danger les besoins alimentaires de la population. », ibid. p.10 8. « ... aucune nouvelle limite ne vient matérialiser la rencontre du bâti et du non-bâti pour construire le paysage, sinon un trait abstrait et fragile porté sur un document d'urbanisme très révisable. De proche en proche tout devient constructible à terme. Dès lors pourquoi faire dense ? Pourquoi me coller à mon voisin et renvoyer hors de ma clôture un espace de nature urbain, c'est le triomphe du modèle culturel du rempart, passé de l'échelle collective à l'échelle individuelle. Mais en individualisant l'espace de nature à la parcelle, le processus consomme tant de surface que la limite globale du bâti au non-bâti se brouille dans un horizon de maisons sans bornes. C'est d'autant plus vrai que l'étalement, fondé sur la liberté - ou l'asservissement-du déplacement individuel par la voiture, étire l'urbanisation autour des routes, L'étalement urbain, c'est le triomphe du paysagement individuel et la mort du paysage comme (J-B. Minnaert dir.), Lyon, Lieux Dits, 2013, p.98-107, Cahiers du patrimoine, p.99 9.

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... contraintes et potentialités non exploitées. tées. La ville semble entretenir très peu de relations physiques, visuelles, symbofranges urbaines qui marquent la limite des espaces cultivés sont en grande partie constituées de murs pignons, haies de thuyas, linéaires de grillage ou voiries desservant des maillages en cul-de-sac de lotissements. Très peu d'habitations regardent volontairement les champs, la hauteur des constructions ne permet pas se fait pas du côté des espaces agricoles, des routes sans plantations ni espaces de promenade bordent les champs, aucun équipement public ni aucune centralité

cet arrière impensé ses programmes indésirables (zones d'activités...). Entre les deux mondes, il existe une ligne abstraite sur les plans, qui au lieu de créer une 10 .

10.

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elles existent, s'expriment essentiellement en termes d'indifférence ou de contraintes encombrés pour les uns, pollution, nuisance sonore, chemins sales pour les autres. La cohabitation ne semble ni aisée ni naturelle. Le paysagiste B. Folléa précise que près des habitations, on trouvait les espaces agricoles nécessitant le plus d’entretien (vergers et potagers), éloignant de fait les grandes cultures de la ville. Ces constats plaident pour la nécessité de préserver les terres agricoles aux portes des villes et les coupures entre les espaces urbanisés, autrement dit pour limiter le développement de l'urbanisation11. Comment alors protéger de l'urbanisation les espaces ouverts en périphérie de ville, sachant par ailleurs que le temps de la croissance urbaine n'est pas derrière nous ?

Dans la mesure où la rencontre des deux mondes a lieu sur les franges12, que ces comme d'un atout, on est amené à se demander si, en inversant la nature de ces

11. 12. La lisière urbaine « intéresse le monde des urbains comme celui des agriculteurs. La p.107

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14 relations13 et respectueuse, d'indifférence à dialogue 16 et solidarité , d'arrière à centralité , de perdant à gagnant, de contrainte à épanouissement et intérêt réciproque17, de réserve foncière à atout - on ne pourrait pas favoriser le maintien de l'agriculture périurbaine. « Comment trouver une cohabitation intelligente entre développement urbain et activités agricoles qu’on souhaiterait pérenne ? »18 se demande B. Folléa. Quelle philosophie, quelle nature et quel contenu des franges agri-urbaines induiraient que les citadins ne souhaiteraient plus que les espaces agricoles soient urbanisés car ils perdraient en qualité de cadre de vie, et que les agriculteurs continueraient de travailler dans le périurbain tout en acceptant de partager leurs zones d'exploitation avec les citadins parce que ces derniers seraient respectueux et leur assureraient un débouché écono-

réalisé, plus personne n'accepterait de construire sur les champs. C'est comme car cet équipement garantit une qualité de vie à de nombreux habitants proches et lointains, et explique par ailleurs la valeur immobilière des immeubles qui le leur zone agricole, la penser comme un parc offrant les meilleures vues à la ville, 19 .

13. l’un de l’autre et qui rétablisse ce lien historique. » Y. Lion, op.cit., p.4 14. « …la réconciliation historique du rural et de l’urbain. » Y. Lion, op.cit., p.17 15. agriculteurs et urbains peuvent s'accorder aussi sur les autres intérêts communs qu'ils poursuivent. » T. Laverne, « Le Triangle Vert, les potagers et les champs citoyens », in Les Carnets du paysage « …partager les ressources des territoires et ses valeurs d'usage,... impliquer les hommes 16.

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une centralité et non comme une somme de périphéries. » B. Folléa, op. cit., p.101 17. « …la valorisation des interdépendances entre les mondes urbain et rural », Y. Lion, op.cit., p.7 « Il n'y a pas d'agriculture de proximité sans ville de proximité. », T. Laverne, op. cit., p.33 18. Entretien du 9 octobre 2014 19. Obras recommande de repenser les limites entre les zones habitées et les espaces ouverts à travers des épaisseurs poreuses mettant en lien logement et géographie, garantie de leur valeur immobilière.

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Garantir des intérêts concrets et réciproques Agriculteur Débouchés locaux pour la vente (vente directe à la ferme, marché) gées par les habitations, les promeneurs

Intérêt dû à l'autre

ferme pédagogique, centre équestre, ventes de produits transformés, gîte, cueillette... Emplois locaux

Vues depuis logement et espace public sur la nature Loisir extérieur20 Pédagogie / agriculture Produits locaux sains / bio abordables Environnement durable Espaces ouverts nécessitant peu de frais et d'entretien

Statut non constructible des terres agricoles garanti à long terme

due à l'autre

Pouvoir traiter et faire du bruit sans s'inquiéter des maisons et des chemins publics Ne pas subir de chemins encombrés Pas trop de barrières à passer

Pas de pesticide près des chemins publics et des maisons Pas de bruit ou de nuisance olfactive près des maisons

Des dispositifs spatiaux pour porter ces nouvelles relations. Structurer l'épaisseur21 culaire à la zone agricole. En structurant l’espace de la frange urbaine de cette façon, beaucoup d’architectes imposent ainsi un premier niveau de division de l'espace visant à assurer la relapoursuivre cette mise en relation22.

20. « Ce paysage est un bien précieux pour ceux qui habitent à proximité, et, bien plus qu’une réserve foncière, il représente un mode de vie, un confort à préserver autant qu’une activité économique en mutation. » Y. Lion, op. cit., p.17 « À Montévrain, les habitants pique-niquent sur les talus d'autoroutes ». Entretien avec B. Folléa du 9 octobre 2014 21. « Le contact même doit se matérialiser par un espace et non rester une simple ligne sur

22. « Perméabilité de la ville et de la campagne. Construire la lisière pour permettre un dialogue. » Y. Lion, op. cit., p.22 Dans le territoire de Seine Aval, Obras s'intéresse à la réutilisation des parcelles en lanières perpendiculaires à la vallée de la Seine pour favoriser cette relation espace habité - grand paysage.

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L’agence Obras, sur le territoire de Seine Aval, propose de travailler sur des formes deur urbaine des avantages des espaces naturels en termes de vue. Travailler en peigne, c'est installer les constructions perpendiculairement au paysage pour ne pas bloquer les vues depuis l'espace public. C'est l'opposé du front urbain. Ce dispositif favorise à son tour les cheminements entre ville et champs. Un travail à l'échelle architecturale permettra par la suite de redonner aux logements des précise que les ouvertures dans les îlots sont rendues obligatoires par un cahier des charges. Dans le même esprit, Y. Lion imagine d’organiser les habitations autour d’un lieu commun « sur le modèle des fermes d’exploitation sur cours »23.

au maximum le linéaire des façades de logements vers la zone agricole. Cette de zones de contact entre la ville et les champs, plus il y a de risques de friction.

23. Y. Lion, op. cit., p.27

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la densité, créer une limite urbaine minérale lisible depuis les champs, et faire prose raccrochant à l'échelle des quartiers existants riverains. En termes de hauteur, il faudrait construire face aux champs, plus haut que l'éternel R+1 voire R+comble. Y. Lion préconise dans certaines situations du Triangle Vert de construire en R+3 sur la limite agro-urbaine24. Plusieurs architectes se prononcent sur la question de

24. , p.22 « L’architecture de la lisière doit être volontaire et visiblement tournée vers la campagne. terrasses préservant le sol. Ils permettent une lecture complète du site et un usage varié. »


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due par la maîtrise d'ouvrage sur une surface de terrain réduite. C'est ainsi que l'équipe Folléa-Gautier a pu sauver 40 ha de très bonnes terres agricoles au cœur du futur écoquartier de Montévrain, préservation non prévue dans la programmation de départ. En termes de chiffres, Y. Lion propose un COS de 2 en bordure de type maisons de ville, habitat intermédiaire et collectif. L'agence TGT à Bussy-StGeorge, qui construit dans une moyenne de COS de 0.84 à l'îlot, propose aux habicréant des percées visuelles sur les champs.

© Gabriel Mauchamp

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© Aline Cauchy

L'équipe du DSA de Marne, encadrée par Y. Lion, propose en périphérie des zones agricoles du Triangle Vert une alternance d'espaces privés construits et d'espaces publics ouverts. Ce dispositif crée des fenêtres sur les champs, rend les franges poreuses, offre la vue au loin en profondeur dans la ville et permet des usages collectifs extérieurs . Ce dispositif est proche des peignes préconisés par Obras 26 .

25. , p.26-27 26. mesure du parcellaire ancien.

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© Aline Cauchy

bord des champs. Ainsi l'atelier JAM a détourné une voirie automobile pour ne pas déranger la liaison parc-champs dans l'écoquartier Clause-Bois Badeau à Brétigny-sur-Orge. On retrouve cette situation réalisée à Rungis au bord de la plaine de bassin d'orage entre les lotissements et les champs.

© Services techniques de la ville

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C. Suarez cherche à stopper l'avancée de l'urbanisation sur les coteaux par une promenade en balcon sur la ville, qui aura une valeur symbolique aux yeux des habitants.

© Claudia Suarez

d'une promenade traditionnelle le long des systèmes défensifs eux-mêmes bordés de chemins. Dans cet esprit, J. Lamarins, étudiante à l'ENSAN, recrée à Marines dans le Vexin une frange agricole de proximité composée d'espaces de loisirs raîchages créent une zone intermédiaire entre le village et les champs céréaliers.

© Julie Lamarins

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rie à l'arrière des habitations et propose une illustration de son concept de « lisière urbaine ». Une bande d'espaces publics borde les champs, créant une transition traitements phytosanitaires dangereux pour la santé, bruits des tracteurs et de poules, odeurs en cas d'élevage...). On y trouve des usages sportifs, ludiques, des des associations locales.

© Aline Cauchy

Se promener entre la ville et les champs.

... un maillage de circulations douces et d'espaces naturels

structurées par des voiries et des chemins, formant une grille, qui longent ou donnent accès frontalement aux champs et les relient à des zones urbaines éloignées. Y. Lion parle à propos de ce maillage de « structures du paysage »27. B. Folléa explique qu'à Montévrain, à l'intérieur du tissu bâti, un chapelet d’espaces publics amènera vers l'espace agricole.

27. Y. Lion, op. cit., p.18

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ou de l'agence Folléa-Gautier à Montévrain, ces chemins et espaces publics se prolongent dans le parc agricole offrant aux citadins des parcours pour les loisirs extérieurs à grande échelle28 articuler trame verte urbaine et maillage agricole, et assurer des continuités praticables.

28. « Ensuite, la relation entre les habitants et le paysage doit évoluer. Ce n’est pas seulement un lieu de labeur, une image intemporelle, c’est aussi un lieu de nature et de découverte. De s’apprivoise et se conforte. »

, p.18

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Cependant si la zone agricole doit être un espace de promenade, tous les chemins ne sauraient être accessibles aux randonneurs, pour le confort du travail agricole, tenant entourées de grillage. Y. Lion voit dans ces tracés l'occasion de redécouper les parcelles de culture et de pouvoir ainsi déployer une agriculture plus maraîchère et moins industrialisée29. Au-delà de la mise en réseau des chemins agricoles et des espaces publics, ce agricole de Montévrain est relié à la vallée de la Marne par une série d'espaces Saint-Georges, en lien avec la forêt de Ferrières. Obras et Y. Lion parlent de suivre les grandes logiques géographiques30.

29. , p.19 30. bale, alors il est en danger. Sa force et sa pérennité n’a de sens et de chance que s’il s’inscrit dans un territoire agricole à grande échelle. Il ne s’agit donc plus de se contenter de regarder uniquement ce qui se passe dans le triangle mais de l’inscrire à plus grande échelle. C’est ainsi l’Orge et de l’Yvette. Ce nouvel espace agricole s’étend maintenant sur 7 126 ha. »,

, p.10

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cement d'une ancienne réserve foncière prévue pour le passage d'une autoroute mettra d'offrir un espace public de référence et une nouvelle façade aux archipels de barres des années soixante qui le bordent, séparés les uns des autres par des voiries rapides et n'offrant en guise d'espaces publics que des parkings aux habitants. Cette bande de nature inscrite dans la trame urbaine a comme conséquence d'ennoblir les franges et de structurer toute une partie de la ville32.

© Valérie Helman

31. grands systèmes naturels et composé d'espaces gérés de différentes manières. 32. « …l'espace de nature comme structurant et valorisant pour l'espace construit. » B. Folléa, « Ce que nous appelons la trame paysagère de la ville-archipel est l'addition et la mise en réseau des espaces non bâtis qui font la ville intercommunale, qui l'organisent et la structurent... », , p.103 « L'espace ouvert rural n'est plus opposé à l'espace plein de la ville. Il est inclus dedans pour pâtures vergers, vignes, potagers, friches, bosquets, bois, constituent alors le vocabulaire , p.101

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Dans cet esprit, B. Folléa invite à considérer l'échelle des espaces ouverts qui structureront les espaces construits à partir de ce qui est visible et sensible33. Cette la distance à parcourir depuis chez soi pour trouver un réseau d'espace naturel

équivalent à 1 km)34.

33. « L'aggloméré sous-entend une coalescence, un collage généralisé de l'urbanisation à bâtis et d'espaces non bâtis à l'échelle de la perception sensible du territoire. Voilà pourquoi entre elles par un réseau d'espaces agricoles et de nature bien préservé, assurant les fonctions économiques, agricoles, hydrauliques, écologiques, sociales et paysagères indispensables à la constitution d'un cadre de vie agréable et durable. », , p.102 34. « Son principe est d'offrir à chacun des habitants du département un accès à un site de nature à moins d'un quart d'heure à pied de chez lui »,


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Une programmation mixte sur les franges agricole une centralité attractive. Ainsi les habitants à travers différentes activiet être sensibilisés à cet uni-

de la ville sur la plaine agricole. À Montévrain, l'équipe Folléa-Gautier propose de situer le collège, le lycée et la mairie annexe au bord du cœur agricole. TGT fait de même à Bussy-Saint-Georges. Les espaces de vente ont aussi été évoqués. À bordure de zone agricole mais en son cœur. C. Gautier indique que cela présente l'avantage d'offrir un poste de surveillance indispensable pour assurer la sécurité des cultures. D'autres lieux de vente (comme des marchés forains) pourraient être situés en bordure de champs pour des raisons de commodité, à condition d'être en lien également avec un axe important de la ville ou à un emplacement où il y a du passage. Il a été également question de lieu d'échange. À ce titre T. Laverne, président du Triangle Vert, évoque comme lieu de débat, une « brasserie, haut lieu d'animation et d'urbanité »36 agricoles, Y. Lion37 n'oublie pas de poser la question du stockage, de l'acheminement, du conditionnement et de la transformation des produits, activités prises en compte dans son cas sur la N20. . Une stratégie urbaine ne peut pas être uniquement constituée de considérations spatiales. D'autres mesures complémentaires doivent accompagner et renforcer 38

35. Obras se demande pourquoi les équipements des villes et villages (salle des fêtes, centre culturel...) ne sont pas en lien avec la géographie au lieu d'être traités de manière banale dans un environnement générique. 36. T. Laverne, op. cit., p.38 37. « …disposer le long des axes infrastructurels des lieux de traitement, de stockage et de commercialisation des produits agricoles. », Y. Lion, op. cit., p.7 38. munes rassemblées ont préservé le foncier nécessaire au maintien des activités agricoles avec l’aide de la Région et de l’Agence des espaces verts (AEV), et ont rétabli les conditions d’un les habitants, le territoire et les agriculteurs et maraîchers, à travers la promotion locale des produits du Triangle Vert, la diffusion d’usages du territoire inédits et de nouvelles pratiques de

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Un projet politique et des outils juridiques. Obras et B. Folléa s'entendent pour dire qu'il faut un pouvoir politique fort et volontaire pour porter « l'excellence ordinaire »39. En termes de structure, le Triangle Vert est une association créée en 2003 réunissant 3 collèges (habitants, agriculteurs et le lien entre les habitants40. Les agriculteurs ont par ailleurs besoin de visibilité pour investir et ne doivent pas s'inquiéter des risques de spéculation et du devenir (statut qui semble très ; front urbains intangibles ; zone agricole non constructible ou constructible correspondant aux besoins agricoles, inscrite au PLU comme pour le Triangle Vert. Par ailleurs, C. Gautier préconise un statut public des sols 41

42

spéculation et de garantir le maintien de la bonne taille critique de la zone agricole. comme le schéma intercommunal d’aménagement des lisières urbaines43. Un projet économique44. actions publiques ou privées de solidarité et des politiques pour la santé par l'alimentation peuvent favoriser l'achat de produits agricoles locaux (administration, école, cantine, restaurant, entreprise privée, implantation de chef cuisinier réputé souhaitant travailler avec des produits locaux46). Certaines zones agricoles créent des labels pour leurs produits régionaux comme le Triangle Vert et le parc agraire du Baix Llobregat47 à Barcelone. Il a par ailleurs été question de la taille critique de la zone agricole. Ce dimensionnement a pour but de pouvoir mutualiser du mum à partager à plusieurs permettant de créer une association de vente groupée

39. 40. T. Laverne, op. cit., p.33 41. Zone agricole protégée (exemple à Vernouillet) 42. Périmètre régional d'intervention foncière 43. Un seul document de ce type existe en France, réalisé par l'agence Folléa-Gautier en 2010 pour la Réunion 44. « La pérennité de ce territoire n’est pas encore totalement assurée. Sa fonction de céréaliculture intensive est en perte de vitesse. La poly-fonctionnalité et le fonctionnement plus local du maraîchage peuvent répondre à diverses attentes. L’agriculture pourrait devenir un vrai pôle économique, générant des emplois et le mettant à niveau égal avec Saclay et OrlyRungis », Y. Lion, op. cit., p.10 45. C. Blaudin de Thé, A. Erktan, C. Vergobbi, op. cit., p.24 46. , p.34 47. , p.43

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est de 20 ha (sachant qu'un agriculteur peut exploiter 2 à 3 ha)48 dérer uniquement les chiffres marquants de la rentabilité ou de l'emploi mais de comptabiliser les postes liés à la valorisation du territoire et de déduire ceux liés aux nuisances à venir qui seront évitées. ... social. En premier lieu peut-être, ce sont les hommes qu'il faudra convaincre. Il est conseilrencontre et d'échanges entre les deux mondes49. La pédagogie sera également ... écologique. On pense à l'idée de cycles vertueux et de système agro-urbain. B. Folléa a dévepeut apporter à l'agriculture et inversement (compost des citadins au service de l'agriculture, sylviculture pour alimenter la consommation énergétique de la ville...) . ... symbolique. . Parler de vide pour nommer les champs participe selon lui à leur dévalorisation et à la fragilité de leur maintien. dialoguer et coexister. Cette limite est apparue comme épaisse, imbriquant les deux parties, limitant les zones de frottement sans constituer un front trop violent, lisible depuis les champs et ouverte sur eux, mixte et poreuse. faut aussi se préoccuper de la fonctionnalité de la zone agricole pour l'usage des agriculteurs et des citadins, et de son lien avec les espaces naturels et le maillage de la ville. Dans le même ordre d'idée, un travail sur des données spatiales et proassocier une vision économique, politique, sociale et écologique. terrain, pourquoi deux tiers des constructions ont échappé en 2013 aux architectes en France en toute légalité existante... 48. À titre de comparaison, la surface du parc agricole du Baix Llobregat, qui a mis en place cette logique de mutualisation des moyens et savoirs, est de 2 938 ha. 49. C. Blaudin de Thé, A. Erktan, C. Vergobbi, op. cit., p.28-30 50. B. Folléa, op. cit., p.103 51. « L’espace agricole est couramment appelé ‘’espace vide’’ dans le sens où il n’est pas urbanisé. Cela a donné lieu à l’extension effrénée de la ville, cette notion de ‘’vide’’ ne lui donnant que peu de valeur. », Y. Lion, op. cit., p.10 52. 4%20d%C3%A9cembre%202013.pdf

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Bâtir au contact du risque

Les résidences au contact des établissements industriels à risque Jean-Christophe Blésius

Cet article présente un contexte particulier, celui du contact entre des industries à risque et des constructions environnantes telles que des résidences. À l’heure richesses) au même titre que les résidences (constituant le patrimoine de nombreux riverains), des réponses peuvent être mobilisées pour diminuer, autant que faire se peut, la vulnérabilité du bâti existant. Il ne s’agit donc pas seulement de voir comment « bâtir au contact du risque », mais aussi comment « agir » sur le que le premier temps de l’article contextualisera le risque industriel comme étant le versant négatif d’une activité sur le milieu environnant, le second temps portera l’attention sur les réponses qui visent à diminuer la vulnérabilité du bâti existant. Le troisième temps quant à lui pointera certains obstacles à franchir pour garantir le « vivre avec » les industries à risque.

Le risque industriel majeur, rare mais dévastateur Comme le souligne Ulrich Beck dans son ouvrage1, la société productrice de riches-

générés par le développement d’entités pourtant productrices de richesses « palpables »2. Les industries fabriquant, manipulant ou entreposant des matières dangereuses, peuvent connaître des événements tels que des incendies, des

1. U. Beck, 2. P. Peretti-Watel, Sociologie du risque

, Aubier, 2001

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Bâtir au contact du risque

fuites toxiques ou bien des explosions. Des événements comme Bhopal (Inde) en 1984, Feyzin (France) en 1966 ou plus récemment Toulouse (France) en 2001 permettent de prendre conscience de la brutalité et des conséquences de tels accidents sur la population, les biens et l’environnement dans son sens le plus large. Des situations de cohabitation entre industries et résidences Si par le passé la plupart des industries étaient inscrites dans des espaces peu vues rattrapées par les constructions, en particulier des résidences. En France, il est possible de constater de nombreuses situations où se côtoient ces deux entités. L’image satellite ci-dessous montre des cuves de stockage d’hydrocarbures situées à l’intérieur de l’enceinte de l’aéroport d’Orly en région parisienne. Des résidences, inscrites dans le territoire de la ville d’Athis-Mons, côtoient cette entité et se révèlent vulnérables à une explosion ou bien à la propagation d’un incendie.

vulnérabilité du bâti existant, un arsenal de réponses, notamment règlementaires, est mis en œuvre.

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L’avènement du PPRT : Un document règlementaire pour traiter des situations héritées du passé Il existe donc, sur de nombreux territoires, des situations de cohabitation entre industries et résidences héritées du passé. Une palette de réponses peut être mise lité du bâti. C’est le cas de la procédure du Plan de prévention des risques technologiques (PPRT)3 qui se traduit, entre autres, par un plan de zonage règlementaire. Ce dernier a la particularité d’imposer aux constructions existantes certaines obligations. Observons un tel plan pour la situation de cohabitation présentée plus

situations les plus dangereuses. Les constructions présentes seront soumises à l’entité industrielle. Les zones bleues correspondent quant à elles à des secteurs d’autorisations limitées. Si la zone bleue claire est concernée par des recommandations, la zone bleue foncée en revanche est soumise à des prescriptions pour les constructions.

3. Instaurée par la loi dite « Bachelot » de 2003.

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Des interventions obligatoires sur le bâti existant Les constructions existantes, ainsi que toutes celles qui seront autorisées à venir s’installer dans ce type de zone, doivent mettre en place des mesures de sécurisation. Le service d’inspection des installations classées du ministère de l’écologie présente de manière détaillée les moyens pour faire face aux différents types d’accident inhérents à ce type d’installation. Pour se prémunir des effets thermiques, il convient de traiter en priorité de la face la plus exposée à l’entité industrielle. Cela peut passer par un matériel d’isolation particulier, voire par un remplacement de vitres. Sans prétendre à l’exhaustivité, le tableau suivant présente les mesures à prendre ainsi que leurs coûts4

Coût indicatif pour une maison individuelle Remplacement de fenêtres par des fenêtres isolantes en bois Installation d’une porte d’entrée en bois massif d’épaisseur 4 cm

440 à 600 € / unité pour 1 vantail 660 à 1 000 € / unité pour 2 vantaux 660 à 1 100 € pour une porte en bois massif d’entrée de gamme supérieure doublage

sous rampants de toiture doublage en plaques de plâtre mm d’isolant et 10 mm de plaque de plâtre) Isolation thermique interne du mur exposé ossature métallique - 80 à 100 mm de laine minérale et plaque de plâtre 13 mm rieur de 80 mm de laine de roche avec un Isolation thermique externe du mur exposé l’extérieur de 80 mm de laine de roche et parement en terre cuite

4. des-guides

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-


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Pour se prémunir de l’effet de surpression, la construction doit être à même de résister à une explosion. Comme l’a montré l’accident de l’usine AZF à Toulouse en 2001, les fenêtres se révèlent particulièrement vulnérables à ce type d’événement. Il est possible de construire le même type de tableau pour présenter ce qui pourrait

Coût indicatif pour une maison individuelle Pose d’un panneau en double vitrage Remplacement de la fenêtre par une fenêtre en bois avec système de fermeture à crémone avec sortie de tringle posé en tunnel Remplacement de la fenêtre par une fenêtre avec système de fermeture adapté

la pose ; à partir de 300 € de la pose ; à partir de 300 €

doivent surtout permettre de protéger un maximum de vies humaines. Bien que non abordés au sein de cet article, il existe des dispositifs qui sécurisent la chéité des pièces, système de ventilation adapté, etc.). Malgré les avantages qu’ils représentent, certaines interrogations restent en suspens.

Les tableaux ci-dessus montrent que le coût de renforcement d’une construction peut atteindre un montant assez élevé. Au sein d’un travail de recherche , nous

si dès la loi Bachelot de 2003, un crédit d’impôt de l’État de 40% était prévu pour à 40%). Par ailleurs, le maximum des dépenses ouvrant droit au crédit d’impôt est plafonné à 10 000 € pour une personne seule (20 000 € pour les couples mariés).

5. J.-C. Blésius, « Vivre avec les industries ? De la maîtrise de l’urbanisation à l’éducation aux risques - Cas de Vitry-sur-Seine (France) », Thèse de doctorat, Université de Paris-Est, 2014

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de très nombreux débats au niveau du gouvernement, débats portés par l’Associa(AMARIS). Ce combat a permis de réévaluer le crédit d’impôt accordé par l’État et surtout, de diminuer les frais que doivent engager les propriétaires. En effet, il est désormais inscrit dans la législation que l’industrie et la collectivité percevant la Contribution économique territoriale (CET) doivent participer respectivement à en charge. 6

,

Un accompagnement des riverains nécessaire pour la mise en œuvre des travaux vaux prescrits par un PPRT, qu’en est-il de leur mise en œuvre effective ? En effet, il convient d’effectuer au préalable un diagnostic des travaux à réaliser ; ce qui nécessite de faire appel à un praticien qui possède la compétence technique nécessaire thermique ou de surpression). Ainsi, comment accompagner le riverain pour monter personnes ressources, etc. ? Il existe une initiative locale qui permet un tel accompagnement. Il s’agit de la démarche des « PARI » (Programmes d’accompagnement sur les risques industriels) lancée par le Ministère de l’écologie. Ces programmes, en état d’expérimentation - de conseils pour le diagnostic des travaux à entreprendre (devis précis) avec pour traiter de cette thématique particulière7. - d’un accompagnement pour la réalisation des travaux (constitution des dossiers de demande de subventions, communication auprès des propriétaires, contrôle des travaux, etc.). À terme, ce type de démarche pourrait être couplé avec des opérations d’amélioration de l’habitat. C’est le cas de la vingtaine de sites concernés par la vague ration de l’habitat »8. Il s’agit de rendre compatible l’amélioration de la sécurité du

6. 7.

8.

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www.anah.fr/les-actualites/les-actualites/article/prevention-des-risques-experimentations-


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logement d’une part, et l’amélioration de sa qualité d’autre part. Cette démarche permettrait de mobiliser les dispositifs opérationnels de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et d’intégrer les prescriptions de travaux inhérents aux PPRT. Pour ce faire, le maire, avant de saisir la délégation locale de l’agence, doit s’assurer que

la mise en sécurisation du logement ne pourront provenir de l’ANAH. En revanche, associer les deux démarches paraît être avantageux à plus d’un titre. En effet, les interventions peuvent être au service d’une meilleure isolation, d’une réduction des bruits extérieurs, d’un plus grand confort, etc. La représentation des riverains en question

prescriptions du document règlementaire. Cependant, des questions restent en suspens et sont rattachées à la thématique des représentations des riverains. Ontils conscience d’être à proximité d’une installation à risque ? Acceptent-ils l’existence du PPRT qui les rend responsable de l’exécution de travaux pour faire face à un risque inhérent à une installation ? Par-dessus-tout, ont-ils l’intention de réaliser les travaux prescrits ? Il semble essentiel de tenir compte des représentations des riverains par rapport à un risque en présence. Les dispositifs présentés ci-dessus ne doivent pas négliger cet aspect, et prendre en compte l’information et l’accompagnement des riverains qui auront peut être besoin d’être rassurés face au cumul de tous ces éléments (présence d’un risque, obligation règlementaire, résidence en travaux, etc.). cile de ne pas envisager un accompagnement des riverains soumis à une règlementation particulière, matérialisée par le PPRT et sa règlementation. Plus de 400 PPRT doivent être élaborés sur l’ensemble du territoire national. Si certains ne s’agit donc d’une démarche encore balbutiante et il semble intéressant de questionner les transformations territoriales inhérentes à l’application d’un PPRT.

8.

www.anah.fr/les-actualites/les-actualites/article/prevention-des-risques-experimentations-do-


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Plus encore, il semble possible de questionner la place de l’architecte au sein de cette thématique. Ne peut-il pas constituer un interlocuteur privilégié pour accompagner les riverains ? Ne peut-il pas être un intermédiaire entre les différents acteurs impliqués. De plus, si la règlementation d’un PPRT concerne l’existant, les constructions futures sont également soumises à des prescriptions particupermettent une cohabitation avec l’industrie ; sans pour autant porter atteinte à sécurité d’un logement tout en préservant la qualité architecturale. sation, sous conditions, des espaces de cohabitation entre l’industrie et le reste de la ville. Au sens large du terme, les risques posent à l’architecte la question du «

quels qu’ils soient.

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À propos du risque Kristina Shevchenko

Le thème proposé par l’atelier suggère en lui-même le choix d’un cas insolite et

discuté dans notre métier malgré son importance extrême dans le monde actuel. sibilité de développer une approche théorique aussi bien que pratique, la nécessité lytique sur les questionnements des architectes contemporains. La question de se préparer au danger de catastrophe nucléaire devient de plus en plus inéluctable, du fait de la politique pro-nucléaire des pays européens. Comment habiter les limites d’une zone post-catastrophe et réduire le danger tants que les conséquences d’un accident nucléaire ne restent pas locales, mais s’étendent à des dimensions nationales, voire internationales. Il devient nécessaire d’être conscient de la façon de vivre dans de telles conditions. Ces nouvelles

1

1. Henri-Pierre Jeudy, Le désir de catastrophe, Aubier, 1990

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Kyshtym à l’usine Mayak2 dans l’Oural-Est. C’est le premier des trois accidents d’entre eux, il est quasiment inconnu à l’étranger, car en pleine guerre froide, les Russes et les Américains s’entendirent pour le dissimuler au monde entier. Les conséquences de cette catastrophe cachée ont conduit le pays à abandonner un immense territoire contaminé sans achever son aménagement, et c’est ce qui m’a déterminée à me lancer dans l’étude de ce cas si particulier. Cela a été le point de

contaminée dite VOURS (Traces radioactives de l’Oural-Est), la fermeture de sa partie centrale de 17 000 hectares environ (appelée parc-réserve radioactif de l’Oural-Est), ainsi que le réaménagement des zones agricoles voisines ont été effectués. Mais les habitants de la région - convaincus d’avoir vu simplement des aurores boréales la nuit de l’explosion - n’ont pas eu conscience du danger pendant des dizaines d’années. La pollution de la rivière Techa et la non-évidence de la limite entre les zones contaminées et les zones sécurisées ont eu des consé-

provenant du centre nucléaire, déversés au cours des années dans les lacs et les rivières, atteint le chiffre record de 120 millions de curies, soit deux fois et demie les sante pour tuer un homme en une heure. Actuellement, l’usine Mayak continue à fonctionner et constitue le risque d’une nouvelle pollution nucléaire. L’autre risque provient du danger des feux de forêt dans la zone d’exclusion qui, emportés par le vent, peuvent polluer de nouveaux territoires habités.

pratiques d’habitation envisageables dans les zones voisines, comme une hypothèse d’appropriation et de deuxième vie pour ces espaces.

2. un complexe civil et militaire de 4000 ha, qui retraite notamment de l’uranium usagé pour des centrales nucléaires étrangères.

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L’étude urbaine se focalise sur les critères des limites du risque nucléaire. Ainsi les éléments du paysage sont proposés pour indiquer, dessiner l’invisible. L’organisation de la circulation, le terrassement et l’aménagement des routes, l’alignement de nouvelles plantations symboliques autour de la zone d’exclusion permettront de se repérer sur le site et aussi de préserver l’existant comme patrimoine, tel qu’il est. La couleur et l’éclairage des interventions autour de la zone accentue et dramatise la présence du danger. Le Grand Ponton marque la limite dessinée à la rencontre de l’eau tout en gardant le lien visuel avec la suite de celle-ci de l’autre coté du lac. Il représente avec sa place rouge le lieu de communication des habitants.

Il représente une parcelle d’habitation accrochée au bord du lac Alabouga (qui « oasis » autour de la zone contaminée). L’importation du nouveau sol permettant de cultiver et de se nourrir est le point essentiel de la réorganisation de l'habitat à agricoles sur le grand ponton, permettrait leur déplacement sur l’eau, en valori-

un nouveau sol et on cultive sur l’eau. La parcelle se compose du nouveau sol et de constructions basiques. Ensuite chaque habitant peut développer sa maison selon son choix (en cohérence avec sa propre manière de vivre - solitairement, en colocation, avec une grande famille ou un handicapé), en choisissant l'un des scénarios proposés.

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Langage numérique et transformations urbaines des « espaces publics » Jean-Amos Lecat-Deschamps

Les « espaces publics » mettent potentiellement en relation ceux qui s'y croisent et remplissent ainsi une fonction de communication, c'est-à-dire de « mise en relation avec », faisant le lien entre l'espace public (lieu du débat et de la confrontation, de la pratique démocratique...) et les espaces publics (l'ensemble des réseaux viaires et leurs-à-côtés) qui sont accessibles et gratuits à tous les publics1. Notre inscription dans une société du risque2 couplée à la révolution numérique se transforment. Les impératifs d'hyper-connexion et de sécurité des lieux (corrélative à notre inscription dans une société du risque) se déploient en partie à travers un nouveau langage - computationnel - qui indique une certaine obsolescence du langage oral de la perception. La ville est « là où se déroule encore cette merveilleuse alchimie de rencontres et d'évitements »3. Un choix doit être possible. La possibilité d'alterner entre exposition et retrait est constitutive de l'existence d'espaces du commun. La richesse des « espaces publics » relève de leur ambivalence, c'est-à-dire de leur capacité à être à la fois immunisants et producteurs de communauté. L'espace du commun n'est pas un simple partage collectif de l'espace, il nécessite un engagement, l'altération de son soi. Or, c'est bien cette altération que les dispositifs techniques nous évitent. La tyrannie du risque, décuplée depuis le 11 septembre 2001, est prise en compte et régulée, entre autres, par un nouveau langage numérique qui

1. T. Paquot, 2. U. Beck, 3. T. Paquot, op.cit., p 93

, La découverte, 2009 , Flammarion, 2008

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parce qu'elle est continue, obligatoire et non consentie freine les possibles et la capacité à faire émerger du commun. Nous interrogeons donc les effets de l'articulation entre risque et révolution numérique à propos des « espaces publics ». Précisons ce qui distingue le danger du risque avant de montrer comment cette mise en avant du calcul (qui se véhicule à travers ce nouveau langage numérique), produit de nouvelles manières de prendre en considération les corps dans l'espace commun. Du danger au risque Le danger n'est pas calculable. Il caractérise la situation fondamentale de l'être humain, sa condition d'existence. Le risque, quant à lui, est un processus d’appréciation qui s’appuie sur la mise en calcul de l'inconnu. C'est notre capacité à risques ont besoin de la science pour devenir « visibles » et interprétables en tant que tels. Ils représentent, en quelque sorte, une mise en discours et une interprétaSelon nos décisions, le caractère risqué d'une situation augmente ou diminue. La de pouvoir le prévenir ou agir dessus4. La mise en calcul du danger était, dans la société de transparence, la possibilité de voir pour pré-voir ; nous estimons que dans la société post-contrôle, c'est surtout la capacité de calculer et de compter la multitude de données disponibles, pour pré-compter les risques à-venir. La tentative de maîtriser les incertitudes et de réduire les risques est devenue centrale dans la gestion des espaces. Elle se traduit par l'implantation croissante de sur la manière de surveiller et d'affecter les corps. C'est ce que dévoile l'examen attentif de dispositifs de sécurité intelligents comme la caméra intelligente. Si nous n'avons pas le temps de nous attarder sur son fonctionnement ici, précisons toutefois qu'elle repose sur la vidéo-captation de corps numérisés traduits en données calculables. Les images numérisées permettent d'extraire un réel en coordonnées assemblage de vecteurs sur lesquels vont être appliqués des algorithmes.

4. U. Beck, « La dynamique politique de la société mondiale du risque », in n°1, 2001, p.3-21.

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Avec l'avènement, dans les villes, de la caméra intelligente (ou de tout autre dispositif visant une « réduction des risques » et une « sécurisation des espaces » à travers une série de calculs algorithmiques), la régulation du temps réel semble

processus numériques n'est pas nécessairement de réguler le réel mais de prévenir le possible et de se prémunir des possibles, engageant un mode nouveau de gouvernementalité mais aussi une nouvelle manière de gérer la ville. Les grandes quantités d'informations captées puis traitées par les différents dispo-

sociétés de clairvoyance6 est le futur qu’il s’agit d’anticiper et de faire advenir »7. Ainsi, les espaces tels qu'ils sont façonnés et pensés présentent un abandon progressif des contraintes physiques immédiates sur les corps et les territoires8. L'enles actions possibles et de mettre en place tout ce qui va permettre de repérer ce que peuvent et pourront les corps. L'ambition est d'opérer sur le futur, niant en quelque sorte le réel. Pour Frédéric Neyrat, il s’agit d’une mise-en-lien imaginaire qui s’appuie sur la probabilité statistique. Ces nouvelles formes de calculs visent non plus à « maîtriser le réel (…), mais à structurer le possible, à éradiquer le virtuel »9. Le présent n’est plus vécu que comme annonciateur du futur. Il n’est plus vécu pleinement. Il a pour seul but de déceler les futurs possibles. Les dispositifs de sécurité intelligents œuvrent à la production d'un présent continu, où le futur « prévision d'un futur mais la reproduction d'un présent »10. Tiziana Villani11, quant à elle parle d'une « mort du futur » qui implique davantage « des attitudes de repli

5. Dans la lignée foucaldienne, Olivier Razac (2008, p 40), précise ainsi que la loi interdit, la tout ce qui arrive tel que ça arrive ». Sous le principe d'autorégulation, elle s'adapte au temps réel. 6. F. Neyrat, « Avant-propos sur les sociétés de clairvoyance », Multitude n°40, 2010, p.104-111. 7. D. Quessada, « De la sousveillance, la surveillance globale, un nouveau mode de gouvernementalité », Multitude 8. Nous ne prenons pas en compte ici les mesures d'exceptions qui s'inscrivent sur les territoires. 9. T. Berns, A. Rouvroy, « Le nouveau pouvoir statistique », Multitude n°40, 2010, p.92-93 10. Tiqqun., 11. T. Villani, , éditions Rhizome,

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que d'agressivité » et qui doivent être comprises comme un « mouvement de soustraction d'un désir de vie contraint ». venir, la vigilance n'étant qu'un état d'attente et de prévention du risque. Dès lors, il ne s'agit plus de gérer la vie présente mais de programmer un futur du moindre risque. La maxime qui conclut le Dernier avertissement au parti imaginaire concer12 (Tiqqun, 2009, pp 116-117), semble particulièrement adéquate. Le présent, tout comme « les espaces publics », doit devenir neutre. Cette auto reproduction du présent limite les futurs possibles et nous dépossède d’un « à-venir » singulier. possibles der le présent vers un futur choisi et désigné par les normes algorithmiques. En atteignant les formes de vie, en normalisant la nature de nos existences, la gouvernementalité tente de réduire autant que possible un futur pluriel. Il s'agit pour cela de construire et de concevoir des espaces à même de gérer et de maîtriser l'incertitude. La manière d'affecter les corps passe par ce nouveau langage computationnel, qui ne s'adresse plus à des individus et qui parvient à diviser l'indivisible13. Le précompte des risques, rendu possible par les innovations technologiques, se base sur des actions qui ne visent plus l’individu mais le dividu. Il importe désormais d'affecter, d'orienter et de prendre-en-compte les facettes hétéroclites et changeantes de et s'interpréter à partir du réel, si l’on considère le réel comme ce qui est par les dispositifs technologiques. Il y à là une certaine obsolescence de la pré« voir sans être vu », est dépassée. Le verbe « pré-compter » semble plus approprié pour rendre compte du processus à l’œuvre. En souhaitant pré-compter ou pré-calculer les risques, nous nous situons dans une ère post-contrôle14 partie, en tant qu’instrument de livraison de « l’homme au monde » est d'agir sur le discretum, cette part isolée de chaque homme qui le rend opaque à toute autre

12. Tiqqun, op.cit., p 116-117 13. J.-A. Lecat-Deschamps, « De la biopolitique à la datapolitique. Éléments de philosophie de l'urbain », thèse de doctorat, spécialité urbanisme, aménagement et politiques urbaines, dir. Th. Paquot, Université Paris-Est, Créteil, 2014 14. Cette ère post-contrôle qui s’imbrique complètement avec le biopouvoir (les disciplines et la biopolitique), nous la nommons datapolitique (Cf. Lecat-Deschamps, ). 15. G. Anders, la troisième révolution industrielle, éd. Fario, 2011, p 217

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instance. Ainsi, comme l'écrit Barbara Duden16 fréquemment invité à s’adapter systémiquement lui-même dans ses orientations les plus intimes ». Des espaces hétérotopiques « naturels ». La caméra de vidéosurveillance, par le régime de comptabilité qu’elle à la segmentation virtuelle de l’espace17. Les caméras ont pour dessein de maintenir « des autres » à l’extérieur et de les tenir à distance. C'est une des fonctions sécuritaires clés des résidences surveillées ou gated communities Leur caractéristique première est d’être conçues comme un moyen d’éloignement

aux murs et à d'autres barrières ségrégatives, intègre ces dynamiques. Dans la lutte contre l'insécurité et la réduction des risques, les maisons et les « espaces publics » ne sont là ni pour intégrer les gens à la communauté, ni pour la rencontre, mais pour les protéger et permettre le déplacement libre. Dans la philosophie néolibérale, libre18 libérée assaut de l'extérieur. Le déplacement libre tend à devenir un déplacement tranquille et, par extension, un déplacement sécurisé où des mesures et des dispositifs sont mis en place pour y parvenir. Qu'il s'agisse donc des résidences surveillées ou des « espaces publics », comme le dit Zygmunt Bauman19, « séparer et tenir pour la survie ». Il s'agit « d'y être » sans « en être ». Il s'agit également « d'y être » sans l'autre, « d'y être comme si l'on était seul ». À cet égard les capacités nouvelles de connexion qu'offrent les téléphones portables et autres dispositifs portatifs pallient à cette modalité de l'être seul. Ils permettent de maintenir en ville, dans des lieux, des individus qui « y sont » sans y habiter et sans « y être ».

16. derne du moi et du toi. Contribution au symposium d'adieux à Ivan Illich », in 17. O. Razac, Histoire politique du barbelé, Flammarion, 2009, p 143 18. Sens qu’il prend au XVIIIe ment et de circulation. 19. Z. Bauman, p 97-99

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, Seuil, 2009,


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tiques, connectés et sécurisés transparaît comme une manière palpable d’atténuer la distance invisible à l'autre et intrinsèque à notre condition d'être-avec. Tout est conçu pour pouvoir communiquer tout le temps et partout. Demandons-nous s'il ne s'agit pas d'une manière, inconsciente, de combler le vide qui caractérise la communauté. Pour ce faire, la communication par dispositifs interposés (téléphones portables) tout autant que l'exposition de soi sur des réseaux sociaux permettent de matérialiser l'entre qui caractérise la communauté. En ce sens, les modes de communication numériques associés à nos identités virtuelles semblent plutôt réde relations avec nos contacts. En effet, d'une certaine façon, les espaces se désincarnent à mesure qu'ils se connectent. Ils font croire à la possibilité d’une vie en ville sans « autres ». Or, sans « autres », la ville existe-t-elle encore ? L'homme dans les espaces publics n'est plus un être-avec mais un être-ailleurs. risques, ce sont de nouvelles perceptions des corps et des individus qui transparaissent et qui instituent des espaces autres, hétérotopiques, dirait Michel Foucault20.

20. M. Foucault,

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, Gallimard, 2001


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Les vulnérabilités du générique Christian Leclerc

« La ville générique rompt avec le cycle destructeur de la dépen-

velle tous les lundis matins. »

1

La profonde mutation actuelle de notre société-monde, à l'image de l'art, de l'architecture, de l'urbain, se traduit par un climat de crise généralisée. Comme l'énonçait Friedrich Nietzsche, cette crise s'ancre dans un renversement des valeurs valeurs techniques, (clivage Nature/Culture) ; crise éthique par un renversement des valeurs politiques et économiques (montée en puissance des biopouvoirs) ; crise esthétique par un renversement des valeurs artistiques (clivage sensibilité/ intellectualité, sentirs/savoirs) ; crise métaphysique et humaniste par un renversement des valeurs ontologiques (suprématie de la pensée unique). terme, zoe, est commun à tous les êtres vivants, y compris aux dieux et aux animaux. C'est la vie générique, soit purement naturelle, soit reproduite dans un contexte non organisé politiquement. Cette forme de vie est par nature sensible, incontrôlable et vulnérable. Elle est, selon Giorgio Agamben, la vie nue et libre, celle de l'être pur, entendu comme pur devenir2. Le second terme, bios, est un

1. R. Koolhaas, « La ville générique », in Mutations, Éditions Actar - Arc en Rêve, 2000, p.724 2. G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p.196

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genre ou un mode de vie commun à un groupe (par exemple l'architecte, le français, le citoyen). C'est la vie humaine dans la cité, la vie politique, une vie qualide la polis, son accomplissement. Cette notion exclut pourtant la vie nue, qu'on ne peut pas structurer politiquement. L'inhérente nécessité d'ordre des dispositifs politiques, économiques, techniques conduit à contrôler particulièrement toute forme de vie non politique, non économique, non technique, à maitriser toute forme de vie nue et vierge, toute forme de vie libre conduisant à une politisation, une

et répressive toute forme vulnérable, souvent taboue, écartant ceux qui constituent les marges humaines sans économie (le sans-abri, l'étranger, l'exilé, le fou, le délinquant, l'insoumis, le maudit, le mystique, le sage, le mage, l'artiste, le poète), et par voie de conséquence les territoires qui leur sont afférents. Cette emprise politique accomplit le « parcage »3 ou l'exclusion de ces espaces de vie fragile, sapant le sens profond de l'art, de l'architecture, de l'urbain. Selon les thèses foudisciplinaires d'asservissement et d'isolement (prisons, hôpitaux, usines, écoles, camps de toutes natures4), la société contemporaine se caractérise par la mise en place d'espaces de contrôles moins visibles, plus pernicieux mais autrement qui était à l'origine l'espace public, dédié au peuple, à la communauté, devient un espace d'état privé. De par sa vulnérabilité, l'espace politique de la vie nue ou espace philosophique du pur être en devenir - de la naissance des sciences dans la Grèce antique, de l'instauration du monde latin et du christianisme, et tout au long du développement exclusion, cette extradition, cette extranéation des espaces sensibles hors de la conscience humaine.

des grands états totalitaires du XXe siècle. » 3. , Mille et une nuits, 2000 4. Le paradigme moderne de la biopolitique atteint son paroxysme dans le camp de concentration. 5. Sur le concept d'extranéation (qui rend étranger), cf. G. Agamben, , Circé, 1996, p.169-173

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nique de l'homme. Selon J.P. Vernant et M. Détienne7, La mètis était une forme de la ruse ; elle s'appliquait à des réalités instables sans raisonnement rigoureux, pur événement, pur devenir (à compléter). La mètis sera progressivement évincée au la technè - qui, au lieu de se plier aux lois imprédictibles de la Nature, permet à l'homme d'agir selon sa raison. La technè se basait sur un raisonnement démonstratif fondé sur la logique et le calcul, étant non plus événement pur mais être pur. La modernité sous l'égide de la raison minora, refoula, condamna ces formes instinctives et naturelles de vies et d'activités de la zoé et de la mètis celles, maîtrisées et conditionnées, du bios et de la technè. Cependant, les excès ces notions fondamentales et leurs territorialités discréditées. Il y a une nécessité à disposer de ces espaces de pure exclusion et de pure sensibilité, en tant que tel, au cœur de nos préoccupations politiques, économiques, techniques et ontologiques. té normative, sous l'emprise des dispositifs techniques et politiques, est confrontée aux risques du générique, au formatage productif et à la régulation d'une pensée unique. Le générique engendre différents régimes de production. Le premier est axé sur un processus d'intelligibilité, d'intellectualité et de rationalité, lié à la technè et au bios. Il contribue à l'homogénéisation, à la climatisation et au blanchiment de nos de modes de pensée, de vie et de production, instaurant leur asservissement sous l'emprise des dispositifs techniques et politiques. Il produit des espaces tramés, aseptiques et anonymes, sous le fard idéologique de la pureté, de l'unité, de la vérité. Aux espaces striés et topologiques de l'âge classique, succèdent ceux contemporanéité8. Un deuxième régime, politiquement et techniquement différencié du bios et de la technè, et proche de la zoé et de la mètis, génère des processus hétérogènes, entropiques, incontrôlables. Il dépend de modalités plus intuitives et sensibles. Il détermine une situation à la fois polymorphe et micro-hétérogène, produisant

6. G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p.19 7. J.P. Vernant et M. Détienne, , Flammarion, 1974 8. Sur les rapports espace strié/espace lisse ou topos/nomos, cf. G. Deleuze et F. Guattari, , Éd. de Minuit, 1980

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des multitudes de différences, un accroissement des réticulations, des effets de fragmentation, et instaure de nouvelles relations d'altérité, d'incompatibilité, d'hétérotopie soumis aux lois du shopping. Il est celui des espaces de non-droit, des mangroves, des territoires-laboratoires inattendus, expérimentant les mutations improbables de notre époque. s'effectue à double tranchant, étant à la fois promesse « d'égalité » et de stabilité d'une fragilité sauvage et incontrôlable.

dans la soumission la plus absolue. » Un troisième genre ou régime du générique est encore plus complexe, échappant d'une part à l'intelligibilité et l'universalité, et d'autre part à la sensibilité et l'ineffable. Il ne se développe pas comme entremise des deux premiers. Il est selon Giorgio Agamben le sens profond de toute généricité, une nouvelle communauté, sans

« ». Il est un terrain incertain, zone opaque d'indifférenciation, d'extranéité, nature du monde en son risque même, irréparable11. Ce régime est comparable à la platonicienne, sans détermination intelligible ou sensible, matérielle ou formelle, sans essence et sans identité, insaisissable. Elle est un « »12. Jacques Derrida lui refuse Khôra est un surnom, ni propre ni vraisemblance ou mythe, à tout langage ou vérité. Elle est l'espacement lui-même comme ancrage de la différence. Elle fonde ainsi ce troisième genre, ce troisième gène, non pas intermédiaire mais médian, fondamentalement différent, hybride,

9. M. Houellebecq, Soumission 10. G. Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Seuil, 1990, p.9 et 11 11. , p.119 12. J. Derrida, Khôra

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» Khôra n'est pas simplement la confusément toute la matérialité et les forces de la pensée-monde. Elle n'est pas ce type de réceptacle chaotique de tous les possibles. Cette nécessité inorganique est ce qui échappe au chaos à travers le crible de la sensation, qui trie les forces vitales de la génération et de la création, et les distingue des forces non vitales du chaos, de la neutralité, de l'opinion. Cette ambiguïté fondamentale de , soigneusement entretenue dans le Timée de Platon et reconduite dans la derridienne, exprime la nature vertigineuse de notre présence au monde, de cette nécessité interrogative sans réponse et sans fond qu'il faut accepter humblement. C'est ce qu'entend Martin Heidegger considérant que la pensée ne s'incube et se génère que dans une nécessité interrogative 14 . Questionner l'impensé de la pensée, c'est toucher à notre fond insondable commun ou s'accomplir que par l'expérience nécessairement déstabilisante et périlleuse de la cette tonalité fondamentale (Stimmung), nature générique d'une pensée-monde

qui fait dans leur communion, leur tempérance.

Chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, l'espace générique est le devenir chaoïde16 spatium

13. 14. 15. Cf. M. Heidegger,

-

16. tions (l'art). « et F. Guattari,

» Cf. G. Deleuze ?, Éditions de Minuit, 1991, p.192

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intensif) de tangenter le chaos et de s'en extraire ( extensive). « On pourrait concevoir une série de coordonnées ou d'espaces de phases comme une succession de cribles, dont le précédent chaque fois serait relativement un état . »17 Le plan-crible de variation pure de la platonicienne s'apparente au plan d'immanence deleuzien, le plan impersonnomos. Il n'est pas l'espace de la loi humaine ou di, nomos. Il faut entendre ce terme comme ce qui évoque le champ, la plaine et les plaisirs champêtres, la terre profonde comme un ciel. Le nomos est un champ illimité d'errances et d'interactions, formé de composantes directionnelles, extensibles, pollinisatrices. Il est le mouvement de la déterritorialisation, espacement-mouvement par lequel on quitte le territoire, notre espace pli, ni courbure, ni ride, ni ondulation, le plan d'immanence est un champ, il est une 18

.

.

Selon J.-P. Vernant, le nomos est l'un des trois traits qui caractérisent la physique

17. « Le plan d'immanence est comme une coupe du chaos et agit comme un crible. » G. Deleuze et F. Guattari, Op.cit., p.193 et p.44 18. Le nomos maritime, mathématique, physique, esthétique. Cf. Mille plateaux, op.cit., p. 600, 606, 617. 19. M. Blanchot, 20. G. Deleuze, F. Guattari,

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cadre spatial. »21 Le champ de la singularité générique chez Alain Badiou22 ou de la singularité quelconque selon Giorgio Agamben n'est pas celui de la non-connaissance ou de la dé-connaissance comme dépaysement. Il est plutôt celui du hors-connaissance, hors langage, hors territoire, avant la connaissance, avant le langage, avant le »23. Ce champ d'immanence, d'indétermination, territoire de l'ingénuité - au sens de la liberté que lui confère - est sans qualité ou sans valeur particulière. Agamben nous indique l'existence impensable et indispensable de zones de non-connaissance ; celles-ci sont ineffables, inavouables parce qu'elles touchent à notre fragilité la plus profonde qui échappe à toute humanité. Ces zones sont essentielles parce qu'elles touchent au mystère de l'exposition. Non pas le mystère de l'exposition en pleine lumière, mais l'exposition du mystère à sa propre clarté. Le retournement de la valeur n'est pas une négation de la valeur, une non-valeur, mais plutôt une neutralisation de la valeur, une sans-valeur. Le champ de la singularité générique, comme dissolution de l'instance personnelle réversibilité de ses effets (le basculement dans la représentation et le simulacre). reprise de l'Éternel Retour sur le charnier de son oubli ? La différence entre nature chaoïde ou chaotique, entre suspension impersonnelle et lissité conformiste, correspondant au seuil de l'art, est bien souvent confuse voire incompréhensible à la plupart des spectateurs du monde. Ce champ s'inscrit dans un espacement, un écartement du langage, du savoir, de la raison. Non pas espace d'énonciation ou d'événement mais d'annonciation ou d'avènement, étant aussi « effondement » comme absence sereine de fond relativisant tout déterminisme naturel et culturel.

21. J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte/Poche, 1996, p. 406-407 22. Expression de A. Badiou, à propos du livre de G. Agamben, La communauté qui vient, dans le cadre d'une intervention au Collège international de philosophie. 23. Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre 10.

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Il n'est pas liberté ou vérité guidée par l'entendement humain, mais propension, inclination ou processus naturel au sein de l'homme. L'art, l'architecture, l'urbain, la poésie, la musique - pas seulement les arts de l'espace mais les arts en général - ont à voir avec cet écart, cet espacement, cette suspension des repères spatiaux et temporels - matrice du sensible. nence deleuzien, le nomos, plan de glissement insensé et impersonnel, plan de transit faisant du monde un devenir perpétuel. Aéroport de la sensation. Ce champ est à l'art, à l'architecture, à l'urbain ce qu'est cette zone de passage d'une balle dans une tôle, dans une vitre. Non pas un impact puisque cet espace n'appartient ni à la balle ni à la tôle, mais un pur événement imperceptible, où se dissout tou

monde. »24

Au milieu de la nuit

24. Cf. G. Deleuze, F. Guattari, 25. M. Houellebecq,

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, op.cit., p.343 , Flammarion, 2013, p.14


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Vivre le temporaire

Le logement provisoire après le séisme Astrid Lenoir

La question du risque entraîne immanquablement celle de la catastrophe. Or, contrairement à la notion de risque, celle de « catastrophe » signale un moment et un lieu précis. Au-delà du bouleversement physique, technique, psychologique ou social qu'elle entraîne, la catastrophe conduit à un changement de paradigme bouleversant les équilibres des acteurs actifs dans la création du cadre bâti d'une société. Il s'agit ici de s'intéresser aux processus de reconstruction provisoire précédant très souvent les solutions pérennes, en les appréhendant dans une temporalité longue. Ce début d'analyse s'attachera autant que possible à replacer ces dispositifs dans une perspective de développement aussi bien que dans le contexte pré-catastrophe. Ces recherches, si elles ne constituent pas un cas d'étude approfondi, prennent comme base l'exemple concret de la situation post-catastrophe déplacement de 2 millions de personnes. En 2013, on estime que 347 284 per1 . Nous proposons de replacer la notion de provisoire au centre des problématiques urbaines de développement, avec comme shelters2 mis en place dans les mois et années suivant le séisme.

1. 2. Les shelters sont les abris caractérisant la période dite transitoire après une catastrophe. Ils s'apparentent à des constructions à la mise en œuvre rapide, aux éléments souvent préfabriqués en matériaux légers (structures bois ou métal, posées la plupart du temps sur une dalle béton), pouvant être acheminés facilement, montés (et parfois démontés) par maximum fabriqués et gérés par des organisations internationales. Leur gestion est, la plupart du temps, transmise ensuite au gouvernement local.


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. Pourtant l'architecture locale, en particulier des quartiers informels qui sont aussi les plus denses à Port-au-Prince, ne prend 3

Les programmes de shelters insèrent, dans le champ de la construction haïtienne, chaque shelter constitue une entité potentiellement résistante, implantée soit dans et quasi militaire sous forme de camps. L'acte de bâtir un logement s'inscrit en général dans un processus long, aussi bien dans les phases de conception et de construction que dans le temps de l'habiter. La question du shelter répond à une accélération des rythmes induite par la catastrophe, créant une situation d'urgence qui offre un cadre fragile où les exigences sont souvent revues à la baisse. Pourtant, la notion de risque reste omniprésente même si elle est rarement prise en compte dans sa globalité4. L'analyse vise à appréhender la question du logement provisoire à partir de trois humanitaire et les pratiques locales, le provisoire comme palimpseste culturel, et Nous introduirons ici une approche au regard des processus mis en place et observés en Haïti, dans la zone géographique de Port-au-Prince et de sa banlieue, depuis 2010. Nos recherches se fondent sur un examen des méthodes des acteurs shelters » Comme l'introduit Michel Agier dans

, cette problématique

campement a mis en évidence la nécessité d'enquêtes multisituées, multiscalaires . Nous nous attacherons à recentrer notre analyse sur les shelters du camp, puis au rapport de ces zones avec leur environnement proche6.

3. 4. Les shelters répondent par exemple à des normes parasismiques et para-cycloniques drastiques, tandis qu'ils sont construits en véritables quartiers sur des zones potentiellement inondables (voir Camps Corail Cesse-Lesse à une vingtaine de kilomètres de Port-au-Prince). 5. Michel Agier (dir.), , La Découverte, 2014, p.378 6. Sans s'apparenter à l'analyse d'un cas précis, cet article se réfère particulièrement à la situation du camp Corail dans la zone de Canaan, en périphérie de Port-au-Prince. Pour une analyse plus précise de ce cas, voir A. Corbet, « Corail-Canaan (Haïti) - D'un camp l'autre », in

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Les standards humanitaires à l'épreuve des réalités locales. Les shelters sont caractérisés en premier lieu par leur aspect technique et économique. La notion d'urgence induit un besoin de rapidité de fabrication, d'acheminement et de mise en place qui laisse peu de temps à l'analyse de la situation autre que numéraire. Le provisoire constitue donc, dans ces conditions, une réponse adéquate. Les abris provisoires se déclinent, en fonction des organisations productrices, sous différents aspects, mais avec une certaine uniformité dans les systèmes constructifs. La notion de standard prévaut, tandis que la préfabrication est souvent incontournable. Dans la plupart des cas, les shelters ont comme base une dalle de béton armé constituant un socle résistant qui accueille une structure simple mais dimensionnée et contreventée (ce qui est loin d'être le cas de toutes les habitations haïtiennes) en bois ou en aluminium. Sur cette structure garantissant une solidité calculée en fonction du risque connu de séisme, les parois sont faites de panshelter, c'est sur ce dernier point que s'ancre véritablement le caractère provisoire de ces constructions. Les shelters offrent une valeur matérielle comparable à de nombreux logements auto-construits de Port-au-Prince, sans en avoir les qualités intrinsèques. Le processus de mise en place des shelters, en termes de conception, de prévision, de que beaucoup de logements haïtiens des classes populaires. shelters répondent à un besoin urgent et immédiat d'abri. En cela ils correspondent parfaitement à leur fonction première. Les différentes phases temporelles suivant une catastrophe telle que le séisme de 2010, s'enchaînent de manière quasi-systématiques, comme le montre Julien Grisel dans sa thèse Le . Les shelters se situent dans la période dite de restauration qui conditionne les phases suivantes. Mais la matérialité, autant que l'organisation des shelters en camps, semblent constituer un dispositif incapable d'absorber ces évolutions. Les notions de standard et de norme, si précieuses lorsqu'il s'agit de mettre des gens à l'abri au début de la phase de restauration, produisent des structures architecturales et urbaines rigides qui ont du mal à suivre l'évolution des besoins des populations

7. thèse de doctorat en architecture et sciences de la ville, dir. Pierre Frey, Lausanne, ÉPFL, 2010, p.19-20

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La question du local et du standard s'ouvre, au-delà des caractéristiques techniques des constructions, au regard de la notion « d'habiter ». Puisque les shelters s'inscrivent dans une temporalité longue, comment cohabitent l'architecture vernaculaire, les savoirs locaux et les standards humanitaires en termes de manière de concevoir les espaces du logement ? La pérennisation des shelters et donc des camps, implique que l'on s'attarde plus longuement sur la notion de responsabilité. Les concepteurs-constructeurs (acteurs de l'aide) ont en charge la garantie technique des constructions mises en place après la catastrophe. La sûreté de l'abri proposé est d'ailleurs au cœur de la problématique urbaine de la banlieue de Port-au-Prince. Comment considérer des shelters comme provisoires lorsqu'ils assurent, même sur le long terme, un logement plus sûr que nombre de maisons auto-construites ? Les concepteurs ont pourtant également une responsabilité importante face au une structure sur une dalle de béton armé implique tous les acteurs intervenant dans ce processus, dans une temporalité dépassant la phase dite de restauration urbaine de quartier. Pourtant, le moment de l'urgence dans lequel ces camps ont devient alors une réalité au sein de la ville qui se reconstruit autour, limitant considérablement l'évolution de ces quartiers (et à une autre échelle, des habitations). 8

transitoires permettant un développement ultérieur. Des recherches antérieures, concernant les cités de logements provisoires après la seconde Guerre Mondiale9 passage du provisoire au durable. Les solutions pérennes proposées avec les asd'adaptation aux habitants. C'est là que se dessine la réelle responsabilité des concepteurs de shelters lorsqu'ils conçoivent de véritables lieux de vie en pensant construire des abris. Mais puisque les shelters

de reconnaître une certaine pérennité du provisoire avant même que celle-ci n'advienne ?

8. Notion développée par Michel Agier dans , dès l'introduction. 9. Astrid Lenoir, « Cités provisoires de l'après-seconde Guerre Mondiale, charnière d'une société moderne », mémoire de master recherche, Histoire culturelle et sociale de l'Architecture et de ses territoires, ENSA Versailles, 2012.

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Le provisoire comme palimpseste culturel. Les structures urbaines existantes souvent précaires dans les agglomérations haïLe pays est sous « perfusion humanitaire » depuis des décennies, et l'art d'habiter nombreux usages demeurent comme la marque d'une possible combinaison des cultures. Les shelters haïtiens sont, pour la plupart, dotés d'une galerie couverte à l'avant de la « maison » donnant sur la « rue ». Cette galerie est une des caractéristiques les plus typiques du mode de vie des classes urbaines populaires. Elle est le lieu de la pause, des transactions quotidiennes, des manucures, des tresses, des discussions et, en milieu urbain dense, de la préparation des repas. Elle n'est pourtant pas le seul trait caractéristique des modes de vie haïtiens, qui mériteraient une en situation de crise, sont compris et interprétés par des intervenants extérieurs. Les acteurs de l'aide ont-ils les compétences pour recevoir et comprendre réellesens, comme une sorte de faux-semblant donnant l'illusion d'une adaptation locale du standard, tandis que l'organisation des shelters eux-mêmes, et du camp qu'ils constituent, exprime en tout point une réponse typiquement occidentale. Les shelters sont créés à partir de modèles standards souvent préfabriqués, plus ou moins adaptés aux particularités de la situation au moment de leur mise en

Or, d'après Julien Grisel, « on constate que si les ‘’usagers’’ne sont pas actifs

possèdent rarement les moyens et les connaissances nécessaires à cette collaboration. »10 Cette analyse est basée notamment sur le cas de la reconstruction de la ville de Gibellina en Sicile, dévastée par un tremblement de terre et reconstruite sur un autre site. Le cas du camp Corail en Haïti, du fait de son échelle de véritable petite ville11, et de son impossible caractère provisoire, peut être mis à l'épreuve des mêmes critiques.

10. op.cit.

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On constate que même dans les conditions les plus précaires, les communautés sont capables de recréer des liens et un fonctionnement similaires à ceux qui étaient de mise avant la catastrophe dans un environnement pourtant différent. Les activités commerciales, les liens du groupe, les structures nécessaires au travail shelters et de l'organisation des camps. Il y a donc une volonté de réorganisation et de reformulation de la communauté, opérant une forme de continuité face à la rupture imposée par l’événement dramatique. Cette persistance des modes de vie antérieurs est plus ou moins facilitée par la structure urbaine semi-provisoire du camp qui impose, de La rationalisation de l'organisation des camps, important de nouveaux codes cenpopulations, non pas par « excès de nouveauté », mais parce que cette nouvelle organisation n'entre pas en résonance avec la vie des gens qu'elle s'évertue à Les camps de shelters, de par la rupture temporelle qu'ils créent entre l'urbanité pré-séisme et post-catastrophe, fonctionnent comme des incubateurs de quartiers en marge de la société, voire de futurs bidonvilles. Le logement provisoire, en modes de vie traditionnels, car il n'admet pas, dans sa conception, certains élé-

11. Le camp Corail était prévu pour accueillir 10 000 déplacés (secteurs 3 et 4). La dynamique de Canaan, créant autour des deux secteurs de camps un véritable bidonville. Chiffres issus de l'article de A. Corbet, « Corail-Canaan (Haïti) - D'un camp l'autre », in , op.cit., p.237-238.


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n’est que la partie visible d’un problème plus vaste, qui lui préexistait. Le processus social n’est donc pas directement exprimé, il est implicite. »12 Ce n'est alors pas la catastrophe qui créé une rupture, mais bien les réponses apportées à celle-ci. Les shelters sant un standard non reconnu localement) créent une faille dans la potentielle continuité qu'il y aurait pu y avoir entre le temps de l'avant-catastrophe, le séisme, la situation actuelle et future. L'identité de l'architecture provisoire, en devenant La capacité de résilience d'une population renvoie à une sorte de « retour à la état d’équilibre entre la société et son environnement. Comment le logement provisoire, lorsqu'il s'inscrit dans un état de permanence, peut-il permettre une transformation en fonction de données culturelles non énoncées au départ ? L'idée n'est pas d'offrir aux communautés dans le besoin ce qu'ils avaient avant, mais de comprendre certains fonctionnements pour être capable de proposer des solutions qui n'entravent pas, voire qui réengagent un processus naturel de reconstruction aussi bien physique que social et communautaire. Ainsi, les shelters gence vers un contexte où le risque redeviendrait une contrainte caractéristique, Le moment de la conception est déterminant dans l'appropriation future d'un logement par une population ayant subi un choc, car ce nouveau logement a la lourde tâche de relier le passé au futur. Une conception venant d'acteurs et organismes subi et sur la représentation qu’en forme l’empreinte mémorielle. Elle serait ainsi susceptible d’intervenir dans la possibilité de se reconstruire par soi-même13. Les shelters, en tant que constructions physiques durables s'inscriraient comme une nouvelle strate de l'histoire haïtienne et plus particulièrement de la mémoire de l’événement. La question de la réverbération et du rapport que ces nouveaux « Peu importe l’oubli de ce qu’il y a eu là, auparavant, ce qui compte, c’est le surgissement énigmatique de ce qui ne semble plus inscrit dans l’ordre des mémoires. Une telle analogie entre la ville et l’inconscient offre l’étrange certitude

12. op.cit. 13.On peut émettre l'hypothèse qu'au-delà de l'aspect pratique, économique, rationnel de la shelters, ces dispositifs fonctionneraient également comme une manière de contrôler les populations.


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d’une absence de destruction. Les plus grandes éventrations, les bombardements remue-ménage fantastique de tous les vestiges comme si les rythmes de la desruines n’efface rien, elle garde en abîme tous les vestiges de son unité originaire. »14 Les éléments constituant le shelter, de par leur nécessaire standardisation, cohabitent étroitement avec les éléments traditionnels constitutifs du logement auto-construit haïtien. Ces shelters, en s'inscrivant dans une temporalité qui dépasse l'urgence, s'immiscent (puisqu'ils abritent la vie des gens durant de longues périodes) dans une « mémoire collective » faite d'expériences, de cultures, de traditions et de modes de vie. Au-delà d'une culture de la tradition (qui est une forme de mémoire), intervient une sorte de réminiscence de l'avant-catastrophe. Le logement provisoire, dans sa fonction de nouveau logement (et pas seulement d'abri), devient le lieu du recommencement, de la reprise de la vie, d'une sorte de renaissance. Cette renaissance ne s'effectue pas sur des bases nulles, mais dans un rapport constant et inaltérable avec le passé proche et lointain. Ce lien fort à une sorte de mémoire communautaire est d'autant plus remarquable en cas de catastrophe de l'ampleur du de résurgence d'une situation antérieure parfois déformée. L'implication des populations permettrait de conserver, dans les réponses proposées, ce lien essentiel avec un passé collectif marquant. Pourtant, dans le contexte pauvre haïtien (donc celui des locataires de shelters), la précarité des situations installe une sorte d'instantanéité physique constante. L'anticipation au sens occidental du terme est une notion peu présente au quotidien. Nous nous trouvons donc devant un décalage des compréhensions avec d'une part des concepteurs-constructeurs conscients de créer, sous couvert de « provisoire », des structures durables, tandis que ces shelters, sans correspondre stable puisque moderne. Le shelter se positionnerait, dans l'imaginaire collectif comme l'accès à une sorte de modernité importée, gage de prospérité. La question de l'horizon d'attente devient ici incontournable. L'imaginaire collectif chargé de la mémoire et de l'expérience se lie à des attentes vis à vis de l'avenir, qui sont naturellement modulées en fonction de l'offre proposée. Il est ici clair que des shelters, s'inscrivent inconditionnellement dans un processus de reconstruction de la ville et amènent inéluctablement

14. Henri-Pierre Jeudy, Le désir de catastrophe du passé explique aussi pourquoi les habitants d’un lieu ne le quittent pas quand bien même il se révèle dangereux. » 15. L'aspect nécessaire reste discutable.


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la question de la mémoire des pratiques. Pour Michel Agier, « la circulation des organisations travaillant dans la gestion des camps entraîne la transmission et une diffusion des savoirs spécialisés au sein de ce dispositif »16 shelters pourraient alors être une occasion de mêler les savoirs constructifs occidentaux et

les populations-victimes à reprendre en main leur propre destin17. La diffusion des savoir-faire est cependant très limitée et la construction de shelters se lit trop bution de nourriture ou de kits de survie. Le sens du provisoire Dès la mise en place des shelters, le socle de béton sur lequel ils sont construits apparaît comme une nouvelle base, une sorte de tabula rasa, voulue par les acteurs de l'aide qui n'ont pas cette connaissance de la catastrophe, mais uniquement de ses conséquences. Pour des raisons rationnelles, économiques et pratiques, ce procédé va dans le sens logique d'une réponse technique à l'urgence. Elle est, il me semble, symptomatique de l'empressement des acteurs de l'aide à appliquer des schémas connus et validés précédemment à la catastrophe, résultats de l'action dans d'autres contextes. Le shelter n'est alors qu'une « coque vide » qui n'entre pas dans un processus de participation communautaire permettant aux populations de s'approprier ces nouveaux territoires urbains. La question temporelle est essentielle. Être abrité pendant les mois qui suivent la catastrophe dans une structure provisoire n'est pas problématique ; le temps qui passe laisse pourtant s'embourber ces situations. Pour Michel Agier, « partout, le paramètre du temps est indispensable pour comprendre la transformation de ces espaces vides en lieux anthropologiques »18. L'acte de construire, au delà de la création et des acteurs. La construction de shelters introduit, implicitement, « notre » notion de normes et de standardité dans le contexte haïtien post-séisme. Leur caractère provisoire est remis en cause aussi bien par l’inéluctabilité du temps qui passe que par le rapport des shelters à l'ensemble de la situation en termes de logement d u pays. La question du provisoire, appliquée au logement, est souvent annoncée par les acteurs-concepteurs de shelters comme une phase essentielle, transitoire,

16. M. Agier, , op.cit., p. 22. 17. Elle peut être mise en rapport avec la notion de contrôle et de pouvoir en rapportant ces l'esprit que l'aide humanitaire se situe aussi (surtout ?) dans des dynamiques économiques mondiales. 18. M. Agier, , op.cit., p.12


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permettant le passage vers des solutions de logements plus durables. Pourtant ces manières de répondre à l'urgence engageraient dès leur conception une pérennisation du provisoire inscrivant des pratiques et méthodes légitimées par l'urgence, dans une temporalité de long terme. Le provisoire perd alors tout son caractéristique première. Au-delà d'une dialectique local-extérieur, le shelter matérialise le dépassement de la catastrophe, vers la phase de reconstruction puis de développement. Le choc qu'à créé le séisme de 2010, comme n'importe quelle catastrophe touchant une population entière, peut être surmonté en recréant une liaison entre l'avant et l'après. La catastrophe apparaît alors comme un événement inscrit dans la continuité d'un contexte prenant en compte le risque comme donnée. Le shelter marque, après l'urgence, le début de la phase de reconstruction, tout en grer à des processus de développement ultérieurs.


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Bâtir au contact du risque - de l'Altérité Matthieu Poinot

vous souhaite cette angoisse. Comme une résurrection. » Cheikh Hamidou Kané1 La fonctionnalité, la sophistication technique et l'esthétique n'ont pas de tous temps été l'Alpha et l’Oméga de l'architecture dans l'histoire de l'Homme. Les sociétés n'ont pas non plus de tous temps été régies par une bureaucratie techno-rationaliste où la recherche par chaque individu de son intérêt personnel concourrait à l'intérêt général. Ceci dans l'unique but d'atteindre le Bonheur suprême, celui « du et égalisation de tous les destins »2. À en croire l'étymologie de « bâtir », nous retrouvons dans ce verbe, à l'instar du mot « texte », la notion de « tisser ». Il ne nous paraît alors pas fantaisiste d'y voir une étroite parenté avec le Logos, qui est selon René Guénon, possibles » . Nous apprenons avec Mircea Eliade, que dans les sociétés traditionnelles,

1. Cheikh Hamidou Kané, , Julliard, 1961 2. Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoël, 1970 ; rééd. Infolio, 1986 3. René Guénon, Symboles de la Science sacrée, Gallimard, 1962


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, une image du Cosmos et par là-même du Verbe qui en est le Père. Il n'est pas étonnant dans ce cas-là d'observer à quel point les réalisations architecturales et urbanistiques sont porteuses de symboles. Elles sont récit et nous racontent une époque. Elles sont récit et nous parlent. Si, comme Dany-Robert Dufour, nous pensons que nous sommes entrés dans une nouvelle religion immanente du dieu Marché, c'est alors celui-ci qui devient le « lieu des possibles ». imago mundi ; mais dans une sorte de tragédie œdipienne, le Père a été

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nous content les mythes d'un monde désenchanté, où nique, Science, Progrès et Raison. Les maisons traditionnelles, elles, nous content les mythes d'un monde où Ulysse est Roi et consacre sa vie à combattre pour royaume du Logos, Eternel. risque » ? Et bien, pour parler comme Martin Buber, l'être humain est par essence un homo dialogus, car « au commencement est la relation ». Or, pour le philosophe israélien, il ne peut y avoir de dialogue sans communier avec l'humanité, la création et l'Un, Principe premier dont dérive toute chose. La relation Je-Tu ne serait absolue qu'à l'égard du Un, le Tu éternel. À l'inverse, Narcisse est voué à s'inscrire dans un rapport Je-cela et à s'ancrer dans un monologue, transformant ainsi le monde

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4. Mircea Eliade, 5. Le Corbusier dans son livre Vers une architecture 6. Martin Buber, Je et Tu


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Rompre avec l'idéologie fonctionnaliste de l'habitat, de la « machine à habiter », c'est prendre le risque, aussi, d'accepter l'hypothèse que notre façon cartésienne de regarder le monde, loin d'être « axiologiquement neutre », pourrait être fausse - ou du moins, partiellement vraie seulement. -

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siècle, aussi loin que

à des lois mécaniques, et le monde est perçu lui-même comme une machine. mouvements de ses parties. » Et du mécanisme - puis du matérialisme pratique - nous sommes parvenus, en toute logique, à l'utilitarisme actif. Si pour Descartes, l'esprit (limité à la raison discursive) et la matière sont deux réalités radicalement distinctes, les peuples anciens, eux, considèrent la matière comme un aspect de Dieu. La matière n'est pas une réalité séparée de l'esprit (cette fois-ci analogue à l'intellect divin) mais son complément nécessaire. Les choses étant alors perçues de façon sensible et spirituelle en même temps. Mais ce monde du divin n'est pas accessible à n'importe qui, et surtout pas n'importe comment. Il est beau, certes, mais il est devrions-nous dire, terriblement beau... Assumer la responsabilité d' « habiter en poète », c'est prendre le risque d'accueillir la Beauté et son trop-plein d'existence .

7. René Guénon, 8. René Descartes, Les principes de la philosophie 9. Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino


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Dans cet Empire du Bien et du Même, où circulent de façon accélérée et sans limites, avec une totale indifférence, des signes simulés et expurgés de toutes . Bâtir au contact du risque de la rupture, pour donner à chacun l’occasion de s’enraciner dans sa propre culture enrichie par le terreau fertile de la culture de l’« Autre ». Ainsi inventer, ensemble, un avenir prometteur dans la paix.

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10. Friedrich Nietzsche, Le gai savoir

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Responsabilités de l’architecte et éthique du futur Chris Younès

Jonas considère que la notion de responsabilité, qu'il place au cœur de l'éthique du futur, n'a pas d'équivalent avec ce qui fonde traditionnellement la responsabilité morale suivant laquelle les hommes sont solidaires de leurs actes, de ce qu'ils ont fait et peuvent en répondre. La puissance de la technologie actuelle met en branle un champ spatial et temporel d'effets beaucoup plus étendu, de sorte qu'il est nécessaire selon lui de réorienter vers le futur le concept ordinaire de responsasabilité parentale et celui de la responsabilité politique ; dans l'un et l'autre cas, une personne se trouve en charge soit d'un enfant, soit d'une collectivité dans sa totalité et dans son ouverture à-venir. L’argumentaire construit quant à une éthique

pas pour prendre des décisions dans un contexte d’interactions et de complexités prenant au sérieux de longues temporalités et des systèmes d’interactions. Cette nouvelle éthique doit avoir le souci de préserver le socle de la vie et pas seulement d’inventer idéalement une vie bonne, comme ont pu le faire les utopies. Ceci conduit Jonas à considérer que l’heure n'est plus à l'éthique du progrès mais à celle « de la conservation, de la préservation, de l'empêchement ». Nous ne poursuivrons pas plus avant les solutions qu'il préconise, telles que l'heuristique de la peur, et qui ont été notamment commentées par Dominique Bourg. Nous l’épreuve des risques, aussi bien ceux des désastres écologiques si ne sont pas prises des décisions courageuses à l'égard des problèmes d'environnement, que des désastres politiques si est privilégié un néo-totalitarisme imposant sa logique

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Les architectes se trouvent donc requis sur les différentes facettes de leurs res- déontologiquement, puisque les logiques corporatives de cette profession, confrontées à une logique civilisationnelle de telle ampleur, ne peuvent qu’être commune. Hannah Arendt a fortement insisté sur la distinction entre le faire œuvre, qui peut renvoyer à une production singulière, et l’agir qui implique ensemble les choix les plus appropriés ; - politiquement, puisque le développement durable tel qu’établi dans le rapport Brundtland amorce un contrat planétaire. Il en appelle à une action collective nalisées entre de nombreux acteurs, à des procédures publiques de décisions, hommes ; mais aussi des réinventions ; - éthiquement et esthétiquement, puisque l’architecte est interrogé sur ce dont il est en charge. En ce sens, la responsabilité, ce n’est pas seulement répondre est sous son autorité, sous sa charge. À la suite de Heidegger, qui a montré que la responsabilité comme aptitude à « répondre de » est orientée par ce qui appelle et interpelle (une vocation), Jean-Marc Ghitti insiste sur le fait que répondre « de » c’est d’abord répondre « à »1 et que l’éthique est liée à l’habi2 . Rendre le monde habitable, prendre soin de l’habitation, la ménager, c’est bâtir une tenue de l’homme au monde. C’est le sens même du bâtir architectural et de la pensée de la voca-

À l’ère de l’anthropocène, sont à réinventer de nouvelles alliances fécondes entre rissent qui disent l’attente de cette rencontre. Le fort désir de nature dans un monde urbain ne renvoie pas au souhait d’un retour vers un monde antérieur comme une nostalgie ou une naïveté ou bien comme un refus de la ville, mais comme l’aspiration à de fertiles symbioses. C’est une autre politique de civilisation qui s’annonce, ainsi que le souligne Edgar Morin. À un imaginaire techniciste

1. Jean-Marc Ghitti, « Responsabilité de l’architecte et architecture de l’éthique », in (C. Younès, Th. Paquot dir.), la Découverte, 2000, p.201-216 2. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme » in , Gallimard, 1966, p.138

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moderniste se superpose désormais la quête d’accords d’un autre type avec une nature caractérisée par une puissance sidérante de transformations associées à la vie, mais aussi par une extrême fragilité. Suscitant des émotions fortes ainsi que des réévaluations, la nature désigne l’eau, la terre, l’air, le feu, la faune et la la naissance et de la mort. À la fois sauvage et domestique, elle est porteuse de menaces mais aussi d’apaisement et de ressourcement. De nombreuses formes

et de la biodiversité, agriculture urbaine, recyclage, constituent autant de pistes pour une ville-nature. Cependant, l’interrogation sur les capacités résilientes des milieux habités à même pour se prémunir des catastrophes naturelles, ainsi que de celles provenant de sollicitées, telles les limites et porosités à établir entre ville et campagne, urbain et terres agricoles, technè et physis, corridors biologiques… Dans la re-création de conditions propices à l’habiter et au cohabiter, la prise de mesure et le souci de la la phytorémédiation, de la production de nourriture et de multiples formes de dépollution, sont indissociables de la singularité des lieux, des diversités des cultures et du vivre ensemble ainsi que des ressources économiques, mais aussi des terrinératrices. En tirer parti suppose un changement radical de regard, d’imagination, de gestion et d’invention visant à capter, révéler, ménager, équilibrer les rapports entre nature et culture pour se prémunir de risques mortifères.

temps longs et les temps courts, les permanences et les instabilités, passant par de nouvelles orientations politiques et programmatiques et par des hybridations du local et du global. La ville-nature en tant à la fois que éco-productive, structuaffronter les risques d’épuisement de la Terre et de la cité. Tous les chantiers vont à l’encontre de cultures de la tabula rasa, de l’exploitation éhontée et de l’inéquité. La ville-nature éco-productive Avec l’idée de l’agriculture comme matrice de l’urbain, de nouvelles stratégies inversées prennent vigueur. Ce qui est au centre, c’est l’importance de stabiliser la limite entre ville et espace agricole et inverser le mouvement de l’étalement urbain

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selon lequel les champs ne sont plus que des réserves foncières implicites pour la croissance urbaine. C’est aussi veiller à la fois à la fertilité des sols et à leur préserde proximité, mais c’est aussi d’autres conversations entre humain et non humain ainsi que d’autres répartitions des richesses plus équitables, avec d’autres formes d’économie du futur. La ville-nature structurante L’idée de ville-nature structurante suppose que l’aménagement territorial sache mettre au premier plan les supports topographiques et paysagers que sont

porte un site, et les cohérences d’ensemble déterminées par les résistances et les ressources propres offertes par l’existant. Ce qui est une manière également de prendre la mesure des risques et des conditions climatiques de chaque situation, La ville-nature réparatrice prennent au sérieux les capacités de stratégies régénératrices en liaison avec les ressources naturelles est celle de la nature réparatrice, voire salvatrice. Entrer en écho avec une telle nature, c’est activer le potentiel de résilience et d’adaptabilité des établissements humains. Elle a à voir avec les cycles vitaux et les synergies naturo-culturelles pour se prémunir des catastrophes et ouvrir des alterpossibilités d’urbanité. Et ce que ce soit à partir de renaturation en ménageant de vastes étendues de « réserve », revalorisant les espaces naturels et des connexions entre paysage, territoire et architecture pour refaire ville. Ou encore à l’occasion de la reconversion de vastes sites industriels ou d’autres sites délaissés, mettant l’accent sur l’importance du temps long dans la rencontre des rythmes de la nature la pluie et sa récupération, aux dépollutions, mais aussi réinventant les liens entre humain et non humain. Vers une architecture des milieux Il apparaît que la prise au sérieux des fragilités et des écorythmes contribue à un renouvellement radical de la fabrique d’une architecture des milieux à même du vivant, de l’homme et de l’univers, et à partir d’alter-expériences sensibles et esthétiques. Le souci de maintenir les grands équilibres et les transformations qui structurent et lient les cultures entre elles, soi et les autres, l’humain et le non-humain, amène à esquisser des dynamiques composites, hybrides et ressourçantes, des lignes et entrelacements complexes d’un autre type. L’éthique du futur est indissociable d’une pensée politique des établissements humains. Ceci exige une

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puissance de réinvention des formes de vie et de ville, que ce soit par des déplateurs entre les différentes échelles spatio-temporelles, mais aussi à exprimer des rythmes poétiques existentiels à faire coexister. Ce qui est une façon de s’engager dans un ménagement des milieux habités capable de cultiver d’autres attentions et d’autres formes de partage.



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Qu’est-ce que construire pour un homme ? Elsa Cayat*

entravent en soi l’épanouissement de l’architecture spirituelle de l’homme. Et ce partant du principe que l’architecture a pour visée de la faire vibrer du sol pour qu’elle germe en l’homme. prendre de ce qui dans le langage l’enferme en le coupant de lui et du monde. De cette déconstruction complexe dépend sa reconstruction. Lorsque Éric Daniel-Lacombe m’a fait l’honneur de me demander de participer à ce numéro du Philotope à propos de « Bâtir au contact du risque », le mot architecture, à savoir la base référentielle circonscrivant ce thème, a induit deux linéaAutrement dit la pierre contre quoi on se cogne, un muet concret et visible, et censé receler, invitent au regard. Le reste du temps, alors que l’homme est organisé par sa maison, la ville, le lieu où il vit, alors que l’architecture forme la structure concrète qui abrite l’homme, passé le moment d’entrer dans les lieux, cet environnement deviendra dans la

Dans le premier cas, une fois que sa maison a été oubliée et absorbée en lui, elle a des incidences subliminales positives et/ou négatives selon la façon dont elle a été conçue.

*. À noter, la parution récente de l’ouvrage d’Elsa Cayat,

(Payot). Anto-

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L’architecture est ainsi la structure muette et immuable métamorphosant1 l’homme de façon souterraine. Cette métamorphose a lieu soit dans un sens métaphysique positif, capable d’aider l’homme à se recentrer et à se relier, par l’esprit et le cœur, à lui-même et au monde, soit dans un sens négatif propre à le couper de soi, de la nature et des autres. Ces deux extrêmes peuvent s’illustrer par deux symboles, d’un côté le somptuaire d’une architecture sacrée faite avec amour, esprit, chair et sang, où le silence sonorise la magie des correspondances entre l’homme et l’univers, où la lumière tamisée éclaire par sa pénombre la lumière intérieure de la pensée, et de l’autre, les tours concentrationnaires et fonctionnelles où le capitalisme a entassé les hommes en les poussant dans le repli, la peur de l’autre et la peur de soi. La séparation d’avec la nature, d’avec la magie du monde est à cet égard symbolique de la séparation de l’homme avec lui-même. Il y a toute une gamme d’architectures entre ces deux extrêmes, mais l’important est que toute architecture, à partir du moment où elle construit un bâtiment, a une visée idéale. Cette visée est étroitement tributaire de présupposés ininterrogés inhérents au corpus de savoir qu’est l’architecture à un moment donné, à une époque donnée, dans des frontières données. Néanmoins, dans la mesure où le bâtiment idéal est conçu pour l’homme, l’architecture est engagée conceptuellement dans la question de l’homme et dans la question du sens de la vie. L’architecte imprime son esprit par la forme qu’il donne à la structure de pierre qu’est l’habitat. Cette forme informe les lieux en agissant sur l’homme de façon subliminale. En cherchant à refonder une architecture propre à construire un lien dialectique de l’homme avec la nature, exempt de domination, Xavier Bonnaud et Éric Danielvision est d’autant plus cruciale qu’elle a quasiment disparue de l’atmosphère ambiante. Le système où l’on vit a érigé la folie en loi, l’emprisonnement et la souffrance en normes. Le point de vue dominant est qu’il ne peut y avoir de changement positif ; l’idéalisation de schémas de négation en leur transmutation positive, qui est le propre du travail de la pensée, se voit reléguée au domaine de l’utopie. Par quoi il ne reste que la terreur et l’anticipation du pire, d’autant que la consommation se voit restreinte et que l’illusion de bonheur que cette société proposait a explosé.

1. À cet égard, la métamorphose est un thème qu’Éric Daniel-Lacombe a magistralement de l’engagement avec la nature ».

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Or, si le capitalisme est la ruine de l’homme, ce n’est pas tant par les ruines économiques que ce système ne peut qu’engendrer, c’est, comme le disait génialement Rabelais, que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Cette phrase que nous avons vidée de sa substance à force de l’avoir ânonnée à l’école a perdu de sa puissance, qui s’est absorbée et érodée en nous par la répétition. Or elle anticipait mot à mot la cause de l’autodestruction humaine immanente à ce système. Elle en pré-dessinait le schéma de façon prémonitoire avec une immense profondeur de vue. En effet, à partir du moment où la révolution industrielle érigeait la science en religion, elle séparait l’esprit humain du savoir qui s’est autonomisé et fétichisé en se détachant de ses auteurs. Autour du savoir, de « la science », émane une fascination mêlée de peur car ce savoir apparaît comme non-habité, rente à la dimension transformable de l’esprit. En devenant religion de la science, ce système s’est contenté de produire une foule d’hommes en fuite d’eux-mêmes, gavés d’antidépresseurs, perfusés virtuellement à la vie des « people », c’est-àdire à la vie des autres, hypnotisés par la technologie qui est la seule magie vendue et autorisée, eux qui du savoir (de la science), n’ont droit qu’à ses retombées. Or, ces écrans technologiques vampirisent et « raptent » les esprits et les sens, par quoi, dépossédés du savoir qu’ils ont à l’intérieur d’eux-mêmes, ils n’ont plus à savoir comment cette métaphysique s’est évanouie de l’homme au point qu’il ait oublié la féérie de la nature, qu’il la détruise en s’autodétruisant. D’où vient cette relation étrange à la nature dont il est issu, dont il fait partie et dont il a besoin pour vivre ? Tout d’abord du phénomène urbain concentrationnaire, inducteur de peur et de existe. A quoi s’append la tentation de la dominer. N’en n’ayant plus l’usufruit, il n’en reste que les risques niés et le dépotoir. La seconde raison de ce mépris et de ce désir de domination est plus profonde. il est prisonnier, de peur d’une autorité intériorisée en lui. Or la prison qui l’exclut de lui-même au point qu’il se fuit et se déshabite est le langage et non l’autorité incarnée. Comment cet enfermement se produit-il ? Le développement essentiel qui accompagne de façon souterraine le développement sexuel, amoureux, spirituel de l’homme s’articule autour du langage parlé, lu, écrit et entendu. Le langage homogénéise tous les éléments hétérogènes de la réalité. C’est le médium universel par lequel l’homme entre en relation avec le monde, l’autre et lui-même, à l’aide des sens par lesquels il absorbe la réalité externe et par lesquels il sonde la réalité de conscience. Les mots lui apportent des sens nouveaux agrandissant son horizon. Il peut également découvrir de nouveaux sens sur la réalité que les mots vont épouser.

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nomme les choses, au départ il ne se compte pas, il est encore le monde qu’il appréhende hypnotiquement et fondamentalement. Au fur et à mesure qu’il se hisse

les lieux, les formes, les positions à partir du corps qui est son axe de référence aveugle. Or un phénomène essentiel fait qu’à l’âge adulte, l’homme tend à oublier la magie du monde et son chant. Quand il s’est inclus dans le langage, il a refoulé en lui une grande partie de lui, de l’autre et du monde au point de se priver de sens. Ces différentes références se sont nouées et tressées en lui au point qu’il connaisse la détresse et la dépendance à l’autre qu’il hait. Néanmoins, s’il s’est forcément perdu au cours de ce refoulement, se forme à l’intérieur de lui un savoir qu’il peut retrouver par analogie, métaphore. C’est ainsi qu’il peut s’appréhender de l’extérieur, lui le grand étranger à lui-même. Sa boussole dans l’errance où conduit nécessairement cette ignorance est l’impact négatif Ce savoir se manifeste de façon répétitive à travers ce qui nous échappe, à travers tout ce qui surgit par devers nous. Les clés du moteur de cet échappement dont nous avons peur sont recelées dans les mots. et précieuse un schéma de souffrances niées. Ces schémas mettent en relation raisonner la question de l’être. Ces références hétérogènes sont homogénéisées dans les mots refoulés. Le dénouement du sens refoulé transforme la profondeur

destruction car ils sont intriqués dans des correspondances symboliques refoulées qui engendrent cette surdétermination.

Un homme dont la mère était ultra autoritaire préférait parler de son autoritarisme qui le fascinait plutôt que réaliser ses souffrances. Comme tout être humain, ce qu’il ne voulait pas savoir, c’est qu’il avait manqué d’amour. De fait, il portait une grande violence en lui, ni plus ni moins que celle qu’il avait reçue.

vue. En analysant la violence que lui-même répétait avec ses enfants, il repère

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même en faisant advenir hors de lui l’héritage de sa mère. À ce moment-là, me en les ‘’tuant’’ ». Ce lapsus est la clef de cette violence qui le dépasse. Son suicide « djihadiste », où il s’explose en faisant exploser l’entourage, révèle ce dont l’enfant, et par lui passe un su enfoui au fond de ses tripes, auquel il cède et qu’il un nazi tout en se posant en victime, ce qui l’enfermait à double tour dans une immense détresse et dans une incompréhension la plus totale. Il comprend ce que faisait sa mère avec lui en empruntant les traces du chemin

puis un renvoi de culpabilité sur l’enfant. En faisant l’enfant avec ses enfants, il leur laisse la charge de porter une histoire que lui-même, à l’instar de sa mère, ne leur a pas transmise. . Il voit depuis l’ampleur de l’histoire de sa mère marquée du sceau des camps de concentration. Son grand-père est mort à Auschwitz, mais tout cela était nimbé d’un silence de mort qui rendait le nazisme omniprésent en viciant l’atmosphère de sa maison. Une étape a été décisive dans son analyse. Il repère en moi une femme autoritaire. Il me le dit avec verve, il trouve force détail pour se convaincre et ancrer en moi ce caractère. Il oscille entre s’en vouloir et m’en vouloir, quand soudain le mot autoritaire résonne autrement à ses oreilles, ce par quoi sa matière verbale se fracture en diffusant sa lumière. Il réalise qu’enfant il n’était qu’ , alors que sa mère était fantasmée par lui comme la femme autonome, qui rit, et qui possède sa terre. Ce qu’il ne voyait pas, c’est qu’il était la face cachée de sa mère, hantée par la douleur, la mort et les camps. L’apparence de liberté souriante qu’elle revêtait à l’extérieur se faisait sur son dos, très précisément sur son rabaissement. C’est comme cela qu’en

ensevelis dans les charniers d’Auschwitz, avec son corps qu’elle ne sentait plus depuis bien longtemps, pour tenter vainement de s’en extraire. Ce fragment de cas condensé à l’extrême a révélé quelque chose d’essentiel. Lui qui ne recevait de la nature et de la terre qu’un voile noir inconsciemment couvert de la suie des cadavres, peut retrouver, en démêlant la Terre de son histoire, son murmure enchanté. Et cela, il peut le ressentir comme lorsqu’il était enfant. Le langage est la prison de l’homme, c’est en cela que parler vraiment, se lancer

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la peur de l’autorité qui paralyse la parole et l’accès à soi, se cache le pouvoir meurtrier des mots dont l’autorité n’est que le masque. Cette peur des mots est à l’origine de l’enfermement progressif de l’homme sur lui-même, dont la déconnexion avec le monde extérieur le conduit à se dénigrer et à dénigrer l’autre. La méconnaissance de lui-même le menant avec le temps à l’insatisfaction et à une peur diffuse. Cependant, si ces mots tueurs susceptibles de nous impacter sont les parois de

double fond sonore de notre aveuglement. C’est en faisant résonner leur lumière dans le sens interdit par la grammaire, à travers les accidents de notre histoire, que la maison menacée de ruine qui est la prison de l’homme peut devenir un palais.

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Œuvre

« Le dur et le tendre »* Frédéric Bonnet - architecte (Obras) Grand prix de l’urbanisme 2014 www.obras.fr

tier du nord de Toulouse, les Izards. La place des commerces, du marché, de la médiathèque, de la Poste. Pour lui donner une certaine noblesse, tout en restant très ordinaire, nous avons pensé la couvrir d’une texture de briques ; briques en chevron ou en épi, à l’instar des milliers de kilomètres de routes, de rues et de place que l’on trouve en Flandres ou aux Pays-Bas, précisément parce que cela supporte des sols médiocres, est bon marché et facile à réparer. Nous pensions être ainsi à la fois pragmatiques et ambitieux, offrant une belle texture, durable, comme si le sol était là depuis longtemps. Cette lente altération est une variation de la beauté. à peu, sont colonisés par des mousses et de minuscules végétaux. Le mélange ainsi constitué, minéral et organique, est à la fois résistant et souple. Le besoin cette technique séculaire et éprouvée ne fut pas facile. Les vieilles idées ont la vie pas, échappent aux routines des normes. L’empirisme, l’expérience des siècles, la Résister sur ce point est une manière, modeste certes, de faire de la philosophie entre le calcul et l’imprévu est un témoin de l’époque.

*. tectes, avec Jérôme Mazas (paysagiste) et Arcadis (ingénieurs)

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par Paul-Henry Chombart de Lauwe1

1. Texte paru dans La vie urbaine n°4 (Organe de l’Institut d’Urbanisme de l’Université de



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les grandes monographies qui jalonnent le XXe

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ment se contentaient des dĂŠlimitations disciplinaires en crĂŠant une gĂŠographie urbaine et



Héritage

Esquisse d’un plan de recherches sur la vie sociale en milieu urbain Paul-Henry Chombart de Lauwe

La ville est à la fois un cadre matériel et un complexe social et culturel. De nombreux auteurs ont insisté sur ce double aspect. Séparer l’étude des paysages urbains des recherches sur les groupes sociaux, les comportements et les aspirations, aboutit fatalement à des erreurs. Géographes, historiens, sociologues, économistes doivent collaborer aux mêmes tâches. Du point de vue culturel, les villes ont été traditionnellement des foyers de civilisations, tant en Europe que dans les pays d’Islam ou dans bien d’autres régions du monde. Dans de nombreux cas, à des degrés divers, la civilisation urbaine issue de ces foyers s’est opposée à une civilisation rurale. Cette opposition souvent très nette dans des pays en cours d’industrialisation, est encore apparente dans bien des régions d’Europe, mais elle tend à se réduire de plus en plus rapidement. Du point de vue géographique, il est relativement facile, dans les villes anciennes, de distinguer des limites et des divisions de l’espace, en liaison avec les structures tures et de la plus grande rapidité des changements. Elle est possible cependant en utilisant un nombre de critères beaucoup plus grands et en attachant une importance croissante aux données proprement sociologiques. subsistent, les villes entièrement nouvelles, les villes complexes où les structures cadres traditionnels qu'on tende plus ou moins consciemment à préserver des villes-musées ; soit « plaquer » sur une civilisation qui a ses aspirations propres des modèles issus d'une autre civilisation sans se préoccuper des conséquences. Il est donc indispensable d'orienter les recherches dans le sens d'une libération de plus en plus grande des hommes, en les aidant à la fois à développer leur cadre per dans le monde actuel des formes originales de civilisation.

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lignes de la sociologie urbaine, l'étude dynamique des structures et des comportements en milieu urbain, et les problèmes d'urbanisme traités d'un point de vue sociologique.

C'est surtout en étudiant la transformation des structures urbaines que progresse actuellement le secteur de recherches qui nous intéresse. Pour comprendre les problèmes de bases qui se posent dans ces études, quelques données historiques sont d'abord nécessaires. a) Historique et développement actuel Les études sociologiques en milieu urbain se sont d'abord largement appuyées sur les travaux des géographes, des historiens, des économistes et des démographes. Dans les différents pays, les auteurs ont insisté plus particulièrement sur un aspect ou un autre et certaines personnalités ont marqué l'évolution des recherches. En Angleterre par exemple, les travaux de BOOTH sur Londres au début du XXe des services sociaux et l'importance attachée à la situation des populations les plus défavorisées dans le milieu urbain nouveau. Actuellement, sans quitter complètement cette ligne de recherche, il existe un souci très marqué chez de nombreux sociologues de travailler en liaison étroite avec les urbanistes. Ceci apparaît notamment dans la synthèse présentée par Mrs. GLASS dans la brochure qu'elle a rédigée pour l’UNESCO. En Allemagne, les travaux maintenant classiques de WEBER, SOMBART, SIMMEL, etc. ont, dans la ligne de la sociologie allemande, attaché une importance très grande aux recherches théoriques et à l'élaboration de concepts qui ont eu à Dortmund, Hambourg, etc. s'orientent vers des travaux d'enquêtes sociographiques où l'écologie tient une place plus grande qu'auparavant. forte aux études de sociologie urbaine. Le livre de PARK et BURGESS (The City) pologie culturelle s'est manifestée dans des recherches comme celles de LYND sur Middle-Town ou de WARNER sur . D'un autre côté, il faut attacher une grande importance aux travaux des urbanistes dans lesquels les préoccupations sociologiques commencent à se manifester. Une synthèse particulièrement suggestive a été présentée par le sociologue Louis WIRTH dont nous parlerons plus loin. Il faut citer aussi, entre de nombreuses autres études, les recherches sur la sociologie de l'habitation par des auteurs comme MERTON, FESTINGER, etc.

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Dans beaucoup d’autres pays, des groupes de chercheurs se sont formés. Dans les pays nordiques, notamment, et en Hollande de nombreux travaux dont il n'est pas possible de rendre compte ici, ont été effectués. En France, avant 1940, il faudrait se rapporter non seulement aux célèbres enquêtes sur les populations ouvrières en milieu urbain par VILLERME, LE PLAY, etc., mais aux travaux des géographes de l'école Vidal de la Blache. Le livre de BLANCHARD sur Grenoble en 1913 a marqué dans ce domaine une étape. En histoire, les travaux de PIRENNE, Lucien FEBVRE, LAVEDAN, peuvent être cités. En démographie et en statistiques, les études sur les migrations alternantes et sur comme CLOUER (la Gare du Nord), ont apporté également des données essenet surtout HALBWACHS, étant donné l’importance attachée à la morphologie, à la représentation de l'espace et aux phénomènes de distribution liés à l’évolution des prix des terrains, a ouvert des voies particulièrement fructueuses. Actuellement, l'étude des villes vient de donner lieu en France à de très nombreux travaux. Parmi les géographes, il faut citer ceux de SORRE, Pierre GEORGE, CHABOT, de l’école de Lyon, animée par le recteur ALIX avec LABASSE, CHATELAIN... En démographie et en statistiques, les grands Instituts Nationaux l'INED et l'I.N.S.E.E. publient des séries d'études ou de documents qui donnent un inventaire des problèmes de population et qui, souvent, abordent les recherches sur les comportements. Parmi les historiens, des travaux sur l'histoire contemporaine comme ceux de LABROUSSE (Histoire économique) ou de CHEVALIER (Histoire démographique) ou des travaux sur d'autres périodes comme ceux de BRAUDEL, donnent des éléments importants pour les études d'évolution des villes et des groupes sociaux en milieu urbain. En morphologie sociale et pour l'étude des attitudes et des comportements, des études de diverses villes ont été entreprises depuis quelques années. Il faut citer par exemple, le livre de BETTELHEIM sur Auxerre, celui de QUOIST sur un quartier de Rouen, celui de CLEMENT sur Vienne, ainsi que divers articles sur la vie des familles en liaison avec les problèmes économiques, publiés par l’Institut National organismes privés comme le Groupe Économie et Humanisme ou les Secrétariats Sociaux ont apporté également des résultats d'enquête très instructifs pour notre recherche actuelle. En Afrique Noire, une série de travaux ont été entrepris sur diverses villes. Il faut sur les « Brazzavilles noires », les articles ou brochures de MERCIER, PAUVERT, LEBEUF, etc. Les efforts se poursuivent à l'Institut Français d'Afrique Noire de Dakar ou à l'Institut Français de Brazzaville. En Afrique du Nord, l'étude d'urbanisme d'ECOCHARD sur « Casablanca, le roman d’une ville » apporte des éléments

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importants pour les sociologues. Les travaux de l'Institut des Hautes Études de Tunis, du bureau d'Urbanisme et de l'Institut de la Recherche économique d’Alger, et toutes les recherches en cours dont il est question dans le Colloque sur les Grandes Villes Nord-Africaines nous ouvrent des perspectives brillantes pour l'avenir. D’un autre côté, les organismes chargés des problèmes d'expansion économique, d'aménagement du territoire ou d'urbanisme, s'orientent de plus en plus vers l'utilisation systématique des données de la sociologie. Le Ministère de la Reconstruction, le Commissariat au Plan, dans le domaine universitaire l’Institut d'Urbanisme, demandent de plus en plus aux spécialistes des sciences humaines de collaborer à l'élaboration des plans de transformation. L'équipe de recherche que nous avons organisée au C.N.R.S. a essayé, au carrefour de diverses disciplines, de systématiser certaines études. Sa préoccupation principale reste la recherche fondamentale, mais sur la demande de divers services, elle a été amenée, par l'intermédiaire d'une association de recherche appliquée, à s'intéresser de plus en plus à l'utilisation pratique des résultats. Ainsi, après avoir publié des travaux entièrement désintéressés sur l'agglomération parisienne, elle a été sollicitée pour orienter des recherches sur l'agglomération bordelaise, destinées à préparer le plan d'urbanisme de cette ville. D'autres études sur la vallée de la Sambre, les régions de Rouen et Saint-Étienne, nous ont apporté d'autres expériences. Actuellement c'est surtout le problème de transformation des unités d'habitation, en relation avec l'évolution des structures familiales, qui retiennent notre attention. Il est nécessaire, alors, d'étudier non seulement les conditions de vie des familles mais leurs attitudes, leurs besoins et leurs aspirations. b) Problèmes de base en sociologie urbaine Les principaux problèmes qui se posent dans l'ensemble de ces recherches tiennent surtout aux fonctions et aux structures, à l'espace social et à la communication. Ils se situent par rapport aux préoccupations des auteurs les plus importants dans les lignes de recherches auxquelles nous venons de faire allusion. Dans une remarquable étude de synthèse, le sociologue américain Louis WIRTH, dans une ligne de pensée qui le relie très directement à DURKHEIM et à COMTE, a insisté sur trois aspects principaux des transformations de la vie sociale, en passant tance est manifeste étant donné que le rassemblement d'un très grand nombre de personnes vivant dans une même organisation urbaine, a des conséquences progressive par perte de contacts avec les petits groupes. D’autre part, la spécialisation des tâches, la division du travail, l’utilisation des moyens indirects pour la communication, sont liées également avec le changement de volume de population. D’autre part, dans cette évolution, WIRTH comme DURKHEIM insistent sur les phénomènes d’anomie, c'est-à-dire la perte de la participation des individus à

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une société bien intégrée qui est une contrepartie de la plus grande liberté qu’ils acquièrent. En deuxième lieu, la densité plus élevée facilite les contacts physiques et les multiplie mais rend les contacts sociaux moins intenses. Une compétition pour s’attribuer une place dans l'espace crée des tensions de plus en plus grandes entre les diverses catégories de population. Des ségrégations apparaissent plus nettement entre riches et pauvres, groupes ethniques différents, etc. croissante fait que la variété des personnes tend à rompre le système des castes et à compliquer les structures de classes Les chances de d'avance les attitudes collectives. Partant de ces vues très générales, qu’il serait d’ailleurs possible de discuter, à divers points de vue, il est possible d’étudier les villes actuelles d’après leurs structures et leurs fonctions. En général, ce sont les études fonctionnelles qui dominent. Les fonctions de la ville dans son ensemble et les fonctions de chaque partie de l'agglomération sont étudiées en rapport avec les problèmes de technologie et d’économie. Mais c’est une grave erreur, à notre avis, de tout ramener à un problème de fonctions. Ce sont les formes générales de la ville, ses structures, qu’il faut étudier tout d'abord Certaines d'entre elles peuvent s’expliquer par des fonctions, mais pour d'autres cette explication est inadéquate. Par exemple, il n’est pas possible d'expliquer les ségrégations par niveaux de revenus ou classes sociales en se basant sur la notion de fonction car ces ségrégations peuvent être devenues anti-fonctionnelles ou, tout au moins, rester l’expression de fonctions qui ont apparaissent en liaison avec la naissance de nouveaux besoins. Il importe alors de des aspirations à des formes nouvelles, en liaison avec l’évolution des groupes sociaux, des courants d’idées, dans une société déterminée au contact d'autres sociétés. Dans cette perspective, l'aménagement, de l'espace, tel qu'il nous apparaît, exprime des structures sociales et tous les traits culturels qui sont propres à la société dans laquelle se trouve la ville. Les problèmes de la vie sociale en milieu urbain doivent être étudiés alors non dans un espace géographique au sens étroit, ni dans un espace social indépendant de l'espace géographique (en référence, par exemple, aux études des distances sociales de BOGARDUS ou d'autres) mais mération. telles que les divisions de la population en groupes locaux (plus ou moins distincts des quartiers géographiques). Certains groupes ont des bases écologiques encore

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plus lâches, mais qui existent cependant avec les phénomènes de distribution dans l'espace ; ce sont, par exemple, les groupes de relations, les associations, etc. La ville, telle qu'elle nous apparaît, est l'expression de tous les groupes, de toutes les couches de population, de toutes les catégories sociales et des rapports dynamiques qui existent entre eux. Les transformations qu'on lui impose doivent faciliter de plus en plus cette expression sans qu'aucune catégorie, sans qu'aucun groupe ne soit exclus. Dans le changement de la vie sociale en milieu urbain, l'un des problèmes-clés pour comprendre les rapports entre ces différentes catégories et ces différents groupes est celui de la communication. Les faits de circulation et les problèmes de migrations, temporaires ou non, ont une importance très grande pour comprendre la façon dont les hommes peuvent communiquer entre eux dans le milieu urbain. Mais ce qui importe surtout, c’est l’étude de la circulation des idées et des échanges sur le plan du langage. Étant donnés ces faits matériels et les échanges culturels, les villes sont des centres où les échanges entre cultures différentes sont particulièrement intenses ; ils ont des résultats fructueux mais amènent, en général, en même temps, des déséquilibres dont les conséquences doivent être étudiées avec soin. c) La transformation des structures en citer quelques-uns, particulièrement importants, en nous référant soit aux études de divers auteurs, soit aux remarques faites dans des recherches sur le terrain. Les villes sont considérées comme des ensembles humains ouverts sur l’extérieur, sans limites sociales très précises. Elles s’opposent en ceci aux petits groupes locaux, fermés qu’étaient les villages dans des sociétés ayant elles-mêmes peu d’ouvertures sur l’extérieur. On dit alors que dans les sociétés fermées certains petits groupes comme la famille sont ouverts par rapport au reste de la société, tandis que dans les sociétés ouvertes ces mêmes groupes deviendront plus facilement des groupes fermés au voisinage immédiat. Le milieu de travail est de plus nettement séparé du milieu résidentiel. Beaucoup d’hommes sont alors pris entre deux pôles de la vie sociale dans la vie de leur entreprise ou dans leur milieu d’habitation. Les structures anciennes tendent à se désintégrer plus ou moins rapidement. Ces phénomènes de désintégration sociale sont en relation avec des déséquilibres des comportements qui apparaissent dans les études sociologiques des faits de psychiatrie ou de criminologie. On constate alors que des secteurs géographiques et que des zones de la vie sociale sont plus facilement touchés. Très souvent ce sont dans ces mêmes zones que des structures nouvelles tendent à apparaître. Il existe une contradiction entre l'importance croissante des phénomènes économiques dans l'orientation des transformations des villes et les aspirations des

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populations qui tendent à accorder à la culture non matérielle une place de plus large. Il faut donc étudier les transformations des villes en essayant d’insister sur les impératifs culturels par rapport aux impératifs économiques. Il résulte de ces remarques que les villes peuvent être un lieu privilégié pour accroître la liberté des personnes dans la vie sociale mais qu'elles peuvent être aussi un milieu où les conditionnements deviennent tels que toute liberté est impossible. C'est l'orientation sociologique des études d'urbanisme qui permettra de faire dominer l’une ou l’autre de ces tendances.

Pour comprendre la vie sociale dans le milieu urbain il importe d’envisager en même temps des aspects très différents. Un plan d’ensemble provisoire peut donc être utile comme base de discussion. Nous essaierons de distinguer les aspects 1) Problèmes écologiques Pour situer les phénomènes de la vie sociale dans l’espace socio-géographique dont nous avons parlé plus haut il importe d’étudier d’une part les grandes structures urbaines telles que les zones concentriques dans les grandes agglomérations ou les larges secteurs sociaux correspondant à des ségrégations plus ou moins nettes et, d’autre part, les petites structures de quartier ou de groupes de quartier (voir pour ces divisions l'ensemble des recherches faites par notre équipe dans l’agglomération parisienne). Cette étude ne doit pas être menée seulement à un moment donné mais tenir compte de l'évolution en faisant la part du rôle des migrations et des processus de concurrence liés aux phénomènes économiques et aux ayant un rôle de plus en plus important. 2) Problèmes économiques En liaison avec les problèmes écologiques l’étude de la localisation des activités industrielles peut être un bon point de départ pour les recherches sur le plan économique. Cette localisation est liée à la circulation des capitaux dans l’ensemble de la région telle que l’a étudié par exemple d'une manière particulièrement suggestive LABASSE pour l'agglomération lyonnaise. Dans le domaine de la production l'étude interne des entreprises, de leurs structures, de leur chiffre d'affaires, de leur progression ou de leur régression apportera des éléments indispensables pour comprendre non seulement les comportements des travailleurs mais ceux de l'ensemble de la population. L'étude de la consommation, en liaison soit avec les problèmes d’écologie (distribution des commerces, etc.), soit avec les études de comportements (attitude des consommateurs, etc.), permettra de comprendre certaines relations sociales liées aux conditions de vie et de déterminer les besoins des différentes couches de la population.

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de l'évolution des prix des terrains de la comparaison des niveaux de vie avec ceux d'autres villes en relation avec les salaires et le pouvoir d'achat, etc. En conclusion, un tableau de synthèse doit permettre de montrer pour l'ensemble de l’économie urbaine ou pour certains secteurs, les tendances à la progression ou à la régresla population. 3) Problèmes démographiques Sur le plan démographique comme pour l'économie, les phénomènes de distribution peuvent être utiles à étudier au commencement des recherches. Les cartes de volume, de densité, de taux de natalité, de mortalité, de nuptialité, etc., œuvres communes des géographes et des démographes seront des instruments de travail indispensables. Plus largement les mouvements naturels de la population (augmentation, diminution des décès et des naissances...) et les migrations (immigration pouvoir d'attraction de l'agglomération. L'étude des tranches d'âge, des mariages, de la dimension des familles..., ouvrira la voie à des travaux ultérieurs sur les comportements. 4) Structures sociales du ressort des sociologues. En revanche, l'étude des structures sociales est son domaine propre. Comme nous l'avons fait remarquer plus haut, il tiendra compte du fait que l'aménagement de la ville est en quelque sorte une manifestation tanurbain exprime de très nombreux aspects de la vie des populations. Mais pour étudier d'une manière plus précise la vie sociale, Il faudra d'abord étudier les catégories sociales (d'après les professions, les revenus, etc.) et les groupes sociaux de tous ordres (groupes locaux de voisinage, associations, classes sociales, partis politiques, famille, groupes ethniques, groupes culturels divers...). L'ensemble de ces catégories de population et de ces groupes ne forme pas alors à notre époque une « société » urbaine mais un milieu social urbain dont les limites et la structure générale sont mal précisées. C'est dans ce milieu social que nous pouvons étudier des structures particulières sur différents plans. C'est dans ce milieu aussi que nous voyons les formes traditionnelles disparaître pour faire place progressivement à des structures nouvelles dans des secteurs privilégiés. Dans cette recherche, certains groupes peuvent être étudiés avec un soin particulier. Il doit en être ainsi, croyons-nous, pour les classes sociales et pour la famille. C'est dans l'étude des classes que se posera le mieux le problème du passage de la catégorie (économique, socioprofessionnelle...) au groupe (caractérisé par des comportements, des traits culturels, une conscience de groupe...). Quant à la famille et à la parenté, il s'agit de groupes pour l’étude desquels il est nécessaire de

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se situer par rapport à tous les autres groupes sociaux. L’évolution des structures familiales et de la parenté doit alors être mise en relation avec les changements de comportements et d'attitudes. 5) Les comportements C’est en effet par l'étude des familles ou plus souvent des « ménages » (au sens de maisonnée ou en vieux français de « mesnie ») que nous aborderons des recherches plus générales sur les comportements et les attitudes. Les études de budgets familiaux, de conditions de vie, de logement, d'alimentation feront apparaître, derrière les comportements extérieurs qui peuvent être observés matériellement, des attitudes qui les orientent. Elles seront aussi une introduction pour aborder des problèmes etc. Il sera plus facile aussi par cette voie d'aborder l'étude des relations sociales et des rôles sociaux et de l’imbrication de ces rôles dans les différents groupes, qui nous permettront de faire ressortir des structures de plus en plus complexes. D'autre part, des recherches sur l'évolution des comportements politiques, religieux, culturels dans l'ensemble de la ville ou dans des catégories des classes, des groupes ethniques différents feront ressortir les besoins et les aspirations des populations qui permettront de pressentir des lignes d'évolution. Le problème de la coexistence de groupes sociaux différents à tendances parfois opposées dans le même milieu urbain sera posé alors sans en cacher aucune des hension. 6) L’organisation administrative et le gouvernement local La vie administrative et les problèmes de gouvernements doivent eux aussi être abordés. Il s'agit alors de voir comment en fonction des besoins et des aspirations des hommes et des groupes divers, les organisations peuvent répondre à une attente, dans quel domaine au contraire il existe des contradictions. À partir des remarques dans ce domaine, des propositions de réformes devraient être possibles. 7) La communication et l’information En tenant compte de l'étude de la circulation des hommes et des biens sur le plan écologique, les recherches sur la communication au sens large, devraient étudier les canaux par lesquels se transmettent les idées dans la vie sociale. Qui communique avec qui ? Et comment ? Par quelles voies ? Directement ou non ? Comment se transmettent, les informations ? Quels sont les rôles de la presse, de la radio, de la télévision, du cinéma ? Quelle importance a la diffusion de la presse locale pour 8) Les « formes de culture » en milieu urbain Comment, dans ce réseau de communications, les manifestations de l'art, de la littérature, du théâtre, de la musique, des contes populaires, nous permettent-elles de parler d'une culture propre au milieu urbain étudié ? Nous nous garderons alors


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de trop centrer cette étude des manifestations culturelles sur les recherches relatives aux loisirs. C'est dans tous les détails de la vie sociale que nous les rechercherons. Si actuellement, il y a des impossibilités d'expression dans telle ou telle partie de cette vie sociale, dans le travail en particulier, nous nous trouvons en face d'un problème nouveau dont il ne faut pas mésestimer l'importance capitale. 9) Les phénomène dits de « pathologie sociale » dans les structures anciennes, des déséquilibres dans les comportements qui sont souvent (mais pas uniquement) décelables par des phénomènes de psychiatrie ment ou la diminution dans un milieu social donné a un sens particulier. Ces désintégrations et ces déséquilibres que nous n’appellerons que provisoirement pathologiques, ont en général pour contrepartie, l’apparition de structures nouvelles qui naissent d'autant plus facilement que les structures anciennes, en train de s'effriter, n'offrent plus de résistance.

À partir de toutes ces études sur différents plans, il restera, dans un dialogue serré entre les représentants des sciences humaines et les urbanistes, à faire des propositions concrètes pour des transformations. Dans cette ligne, les préoccupations dont nous avons parlé au début de cette étude, doivent rester présentes. Il ne peut s'agir ni de maintenir des villes musées par goût du pittoresque et par souci de traditionalisme, ni d'imposer de toutes pièces des modèles inadaptés aux aspirations et aux besoins des populations. Ces aspirations et ces besoins, exprimés dans le cadre d'une ville moderne qui répond aux nécessités de la vie actuelle dans l'ensemble du monde, doivent rester notre souci dominant. C'est alors que l'examen des problèmes à résoudre d'urgence et des transformations plus larges à prévoir pour une échéance moins proche peut se faire dans des conditions fructueuses, Mais il s'agit là d'une autre étude dont nous nous réservons de parler plus tard.

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Territoires entre-deux. Agencements, biopolitique Alice Finichiu

matiser le rapport que l’architecture entretient avec l’altérité contenue dans les territoires dans un état d’entre-deux, de détachement à tout système et, de ce fait, approcher de la notion d’espace lisse que Gilles Deleuze et Félix Guattari théorisent dans . Ces territoires problématiques de la ville contemporaine, que nous allons nommer « », sont le résultat direct des transformations urbaines, sociales et économiques actuelles. Ils constituent sur l’avenir de la ville. La condition particulière de ces territoires a attiré l’attention de nombreux géographes, philosophes, sociologues, urbanistes, architectes et artistes1. L’état de l’art de ces études montre que les territoires entre-deux sont vus soit comme re-

propriétés résiduelles et changeantes, ainsi que de son désamarrage aux normes

*. Thèse soutenue en novembre 2014, en cotutelle entre l’ENSA de Paris-la-Villette - Université de Paris 8 et la Faculté d’architecture La Cambre Horta de l’Université Libre de Bruxelles, sous la direction de Chris Younès et Carine Jacques. 1. On peut mentionner « border vacuums » de Jane Jacobs, « terrain vague » de Ignasi SolàMorales, « territoires actuels » de Stalker ; dans les études urbaines on parle d’interstice, d’urbanisme informel, de zones libres.

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non-dessinée - et les impératifs des disciplines de l’architecture et de l’urbanisme une vision trop utilitaire et normative et une vision trop poétique, la pratique architecturale considère les territoires entre-deux comme des opportunités de refaire la ville, Mais ce qui manque à ces questionnements est la dimension politique de ces territoires. Or le rapprochement de la notion d’espace lisse porte, et demande, un vrai questionnement et positionnement politique. Le postulat général de cette thèse est que les territoires entre-deux sont des intervalles biopolitiques dans l’espace de la métropole contemporaine - que l’architecte Rem Koolhaas décrit comme - fonctionnant comme des laboratoires capable de construire un agir urbain interstitiel, presque invisible, opérant par intrusion et générateur d’une nouvelle urbanité. Cet agir interstitiel renvoie avant tout à une pratique politique de la société agissant autant sur la conception que sur la pratique du métier d’architecte. La problématique de recherche a évolué vers une double confrontation. D’une part entre architecture, formes de pouvoir et société ; c’est la géophilosophie de Deleuze et Guattari qui en a été la base théorique. La thèse suit selon une pen2 sée architecturale les trois directions principales présentées dans et mobilise la théorie des agencements comme hypothèse, traitant des territoires entre-deux et contexte social, économique et urbain dont ils sont le résultat. De nombreuses études3 analysent les transformations de ce contexte qui ont eu lieu aux XXe et XXIe siècles4. Pour cette thèse d’architecture et philosophie, il était important de s’arrêter sur le diagnostic d’un architecte. Le choix de Rem Koolhaas est pertinent pour plusieurs raisons. Hollandais volant, terroriste intellectuel, liste, écrivain et professeur à la prestigieuse école d’architecture de Harvard, adulé

2. contradictions que par ses lignes de fuite ; considérer les minorités plutôt que les classes ; mais par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps ou d’inventer de nouveaux espaces-temps. 3. dont celles de Saskia Sassen, David Harvey, Manuel Castells, Richard Florida, Richard Sennet, Mike Davis, François Ascher, Olivier Mongin, Thomas Sieverts, Bernardo Secchi. 4. En 2012, la population mondiale a dépassé les 7 milliards, et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la population vivant dans un milieu urbain est plus nombreuse que celle qui vit dans un milieu rural.

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. Il écrit et publie plusieurs textes où il se positionne de façon radicale face à la condition urbaine 6 . À son analyse manque une partie très importante, la condition biopolitique de la métropole. Dans ce travail de recherche, la biopolitique est entendue comme une force immanente au social créant des relations et des formes de vie à travers une production coopérative de la multitude, rendant possibles les mouvements de résistance. La biopolitique est le pouvoir de la vie et non un pouvoir exercé sur la vie. Le travail de recherche à été structuré selon trois axes. Le premier interroge la pertinence d’une pensée architecturale en termes d’agencements dans le contexte des transformations actuelles des territoires. Il met en évidence que penser l’architecture comme processus d’agencement et réagencement permet de rompre cements conduit à penser le Junkspace non pas en tant qu’entité mais comme multiplicité de procédés d’agencements hétérogènes. Une partie importante du travail de thèse a consisté à construire la méthode de travail pour tracer le diaoù l’agencement change de nature. Partant de la tétravalence de l’agencement et prenant appui sur le travail de Manuel DeLanda, le concept d’agencement a été paramétrisé. En fonction de la façon dont les deux paramètres - territorialisation - et un pôle plan d’immanence - l’agencement déterritorialisé et décodé. Pour respecter la nature quantitative et qualitative de la différenciation deleuzienne entre

Le second axe analyse une série de cinq agencements - aéroport, grand bâtiment, ainsi interroger la dimension biopolitique du Junkspace en évaluant le paradoxe de l’entre-deux. L’analyse des cinq agencements - qui ne sont pas exhaustifs -

5. Il reçoit le Prix Pritzker en 2000, le Prix Mies van der Rohe en 2004 et le Lion d’or en 2010. 6. Si dans

(1978), le manhattanisme montre le moment où le capitalisme

la société.

(2001) est « ce qui reste une fois que la modernisation a accompli son

bric à brac, désordre. Notre monde est alors un dépotoir et l’architecture n’est en charge que d’organiser cette décharge. La ville est devenue une ville générique, sans identité, sans L’architecte est fatigué, dépourvu de son rôle et ne continue à exister que comme témoin aigri et accusateur désenchanté.

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montre que les points critiques mettent en évidence la dimension biopolitique du Junkspace. Ils permettent de pointer les défaillances urbaines dont émergent des territoires entre-deux. Si l’absence de contestation urbaine décrite par Koolhaas décrivent comme condition post-politique7 de la ville, les territoires entre-deux identités, entre lieux et endroits »8. Les territoires entre-deux sont des espaces intermédiaires où l’on peut remarquer le revers de la gestion limitée par consensus sous la forme d’une architecture et un urbanisme insurgés, qui revendiquent une place dans l'ordre des choses. L’épreuve de l’entre-deux met l’architecte face à elle ne peut construire un espace lisse. Comment construire alors un agencement architectural ouvert capable de déployer le potentiel de l’entre-deux ? Pour montrer ce potentiel, le troisième axe de recherche interroge dix processus originaux comme processus politiques, lors desquels le rapport entre territoire entre-deux et démarche architecturale construit des agencements s’appuyant démarche et son contexte qui caractérisent des manières différentes d’aborder l’entre-deux. L’exemple du bidonville vertical Torre David à Caracas, les campements Occupy ou ECOBOX, ne posent pas les mêmes questions mais construisent des espaces de solidarité, de lutte partagée, de production commune. De la même versive Architecture, montrent un nouvel activisme politique urbain. Ce que tous

Le travail de recherche nous permet d’émettre plusieurs conclusions. La « créatibiopolitques sont les territoires où commence une reconstruction politique de la ville et où une nouvelle urbanité peut naître.

7. La ville post-politique est le résultat de l’évacuation de la politique du plan d'immanence polis. Cette dépolitisation de la ville coïncide avec la montée d’une gouvernance néolibérale qui remplace le débat et le désaccord par une série de technologies de gouvernement fusionnant autour d'un consensus, un accord, et une gestion technocratique de l'environnement ; cf. ning Democracy in the Neo-liberal City, Bravo, NAI Publishers, Rotterdam, 2007 8. Mustafa Dikeç, « Space, politics and the political », in and Space

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Pour les architectes, les territoires entre-deux impliquent la confrontation au précaire, au temporaire, à l’éphémère, au changeant et à l’inachevé - des catégories problématiques pour la manière classique et habituelle de faire et penser l’architecture. De plus, ces territoires demandent un positionnement politique face à territoire entre-deux, se situe lui même entre. Il se positionne en médiateur de ces tiquer l’architecture à partir de et dans un tel milieu implique une pratique mineure déployant avant tout les « territoires existentiels »9, qui ont une certaine durabilité

fonction de s’auto-engendrer et de muter en permanence, de créer des multipliciy avoir une production d’espaces existentiels dans un mouvement trop agité. On doit donc regrouper des conditions d’hétérogenèse que les territoires entre-deux offrent par leur désamarrage à tout système. À travers l’action, à travers le « faire », à travers l’opérationnalité, les territoires entre-deux se constituent en laboratoires se faire et de se défaire. Par conséquent, il faut remettre en question les institu-

passifs. Il y a possibilité d’agencements nouveaux lorsqu’il y a rupture du contexte d’agencements de résistance. pose de penser la pratique l’architecturale comme force d’ouverture d’intervalles biopolitiques, ce qui demanderait à l’architecte de porter sur sa propre discipline un regard neuf, et de se positionner sur des problématiques qui sont tangentielles à l’architecture mais qui sont essentielles pour la vie. La deuxième direction est celle d’un devenir-mineur de l’architecte, ce qui implique qu’il doit reconnaître sa pratique comme un processus impliqué dans tous les domaines de la vie, des plus politiques aux plus pratiques, mais se distancer de la doxa. Une troisième direction est une mise en relation architecture et recherche, qui considère la thèse en archifonction des exigences et des lectures possibles.

9. Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989, p.49


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L’architecture étant une pratique politique de la société, face à l'épreuve de l'entredeux, l'architecte doit faire le choix entre un agencement fermé et territorialisant, qui va stabiliser le devenir et transformer le territoire entre-deux en un espace strié comme le reste de la ville, ou un agencement qui peut se laisser déterritorialiser tout en sachant qu'on ne peut construire un espace lisse. Cette épreuve de l'entrela vie ; résister, c'est-à-dire créer des brèches, de nouveaux espaces de liberté.

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Les auteurs Jean-Christophe BLÉSIUS chercheur associé au Lab'Urba - Université de Paris-Est Xavier BONNAUD architecte urbaniste, professeur à l’ENSA Paris la Villette et à l’École Polytechnique, directeur du laboratoire Gerphau Stéphane BONZANI architecte, docteur en philosophie, enseignant à l’ENSA de Clermont-Ferrand et à l’ESA (Paris), chercheur au Gerphau A. Mehdi BOUDEFFA doctorant au Laboratoire AMUP (Architecture Morphologie/Morphogenèse urbaine Elsa CAYAT psychiatre et psychanalyste, chroniqueuse à Charlie Hebdo pour la rubrique « Charlie Divan » Julie COLIN non urbanisés. Éric DANIEL-LACOMBE architecte, docteur en urbanisme, enseignant à l’ENSA Paris la Villette, chercheur au Gerphau Jean-Michel DELAVEAU géographe, ancien ingénieur des Travaux publics de l’État Claire DYCHA architecte DEHMONP, mastère de spécialisation dans l’urgence et la réduction des risques face aux catastrophes naturelles Hiba EL YOUSSOUFI architecte ‘’en chantier’’. Mentionnée pour le prix du meilleur mémoire de master en architecture de la Fondation Rémy Butler (décembre 2014) Ana-Alice FINICHIU architecte, docteure en architecture, art de bâtir et urbanisme, chercheure au Gerphau


Catherine GROUT professeure à l’ENSAP de Lille et chercheure au LACTH Valérie HELMAN architecte, enseignante à l’ENSA de Nantes Annarita LAPENNA doctorante Paris VIII, ED Pratiques et Théories du Sens, ENSA PLV, Laboratoire Gerphau Jean-Amos LECAT-DESCHAMPS docteur en urbanisme, aménagement et politiques urbaines, Université Paris-Est Christian LECLERC architecte, docteur en philosophie, enseignant à l’ENSA de Normandie Astrid LENOIR architecte - DPEA recherche en architecture (LAA) - ED CRIT David MARCILLON architecte, enseignant à l’ENSA Clermont-Ferrand, chercheur au Gerphau, directeur du RST PhilAU Thierry PAQUOT philosophe de l’urbain, professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris Matthieu POINOT cofondateur de l’association Kodon, « pont de dynamisme et de solidarité entre le Mali et la France » Kristina SHEVCHENKO architecte Chris YOUNÈS philosophe, professeure des écoles d’architecture, fondatrice du laboratoire Gerphau et du Réseau PhilAU

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