La relation éducative : une relation à risque ? Jacques Pain Professeur Émérite Sciences de l’Éducation Site : Jacques-pain.fr Nancy PJJ 14 juin 2012
Situons mon propos. J’ai lu attentivement le rapport de Michel Botbol, à propos des liens de la PJJ avec la psychiatrie (2010). Il vient après 2002 et la circulaire « Santé-justice », et le rapport Alecian (2001). Déjà disons que ça ne nous rajeunit pas, et que ça me rappelle pas mal de choses. Parce que ces questions ont traversé et continuent de traverser la PJJ, elles étaient déjà présentes du temps de l’Éducation Surveillée. Les jeunes « particulièrement difficiles », comme dit le rapport, étaient déjà en piste. Les problématiques évoluent, mais les questions de fond reviennent, égales à elles-mêmes ou à peine masquées. Il y a une résistance paradoxale à ces questions, à la PJJ somme toute, que je vais essayer de soulever. On l’a vue tout au fil du temps continuer à se mettre en scène, à partir des « incasables ». Je me souviens de nos discussions avec Laetitia et Jean-Pierre Chartier, Richard Hellbrunn et d’autres au moment de la parution des Incasables. Jean-Pierre Chartier faisait sa thèse avec Jacques Selosse. J’ai moimême fait ma thèse d’état avec lui, peu après. Nous étions complètement dans ces questions « limite », puisque dans cette fin des années 70, ce début des années 80, nous planchions sur ces « incasables ». Car ils existaient déjà, bien repérés, et Jean-Pierre Chartier avait qualifié alors l’attitude des appareils de prise en charge de ces « rupteurs » de système de « démission alternée ». Vers 82-83, nous avions repéré une bonne dizaine de jeunes qui avaient ainsi eu affaire jusqu’à 25 ou 26 services sociaux différents en dix ans, et finalement qui en quelque sorte géraient leur placement eux-mêmes, c’est-à-dire réussissaient à contrôler d’une façon médiate ces services. En fait ils connaissaient mieux l’institution que leurs éducateurs, le plus souvent. Ils nouaient des liens et contre-liens qui leur assuraient des clés du réseau de communication, donc de gestion du quotidien. Je vais développer mon propos en trois parties : L’éducation ? Le défi schizophrène. Le risque, une bio-culture phylogénétique. La relation éducative, une rencontre sur mesure.
La relation éducative, une rencontre à risque ? On ne voit pas comment il pourrait en aller autrement. Encore un mot de Richard Hellbrunn : quand la parole vient à manquer, les coups viennent à la place des mots. C’est d’une logique absolue. Entendez « coups » extensivement. Il faut partir de ça, c’est l’hypothèse « violence ». C’est contre soi ou contre les autres. C’est une schématique qu’on peut articuler et comprendre, entre Laborit et Girard. Vous bloquez au niveau de l’angoisse tout ce qui permet une métabolisation, eh bien vous avez les coups, les violences, et la grande violence « construite ». Quand ça marche on en fait une carrière, du moins un comportement assuré, assumé. Une fois qu’on sait ça on ne se fait pas d’illusion, et on ne voit pas comment on pourrait travailler autrement que dans l’accompagnement, un accompagnement protégé et confrontant, qui vient à manquer en nos époques troublées d’ailleurs. Ce qu’on voit bien dans le rapport c’est que, mais ça a toujours été le cas, les institutions ont tendance à glisser de leur objet – si c’est un objet difficile et frustrant - vers des objets plus faciles à cerner, et à se concentrer institutionnellement sur les cas les moins difficiles, valorisants. Et c’est vrai que certains « cas » sont usants ! Nous avons suivi, à l’école ou ailleurs, des éléments très durs, un seul suffit pour déstabiliser une classe, voire un établissement ou un service. L’effort pour rendre l’autre fou ! Ces rupteurs sont des analyseurs émotionnels de haute intensité. L’éducation comme défi schizophrène PAGE 7
Je me centre sur la problématique de la communication, reprise par la pédagogie institutionnelle, mais aussi par les théories de la violence, mes cours de base nanterriens. Et puis j’ai eu des cours sur le risque pendant cinq ans, dans un module de Sciences politiques à Nanterre ; et en criminologie à Rennes, entre 98 et 2006. J’avais été plutôt passionné par cette problématique du risque, étant entendu qu’elle est constitutive de la relation humaine et de l’humain. Il y a quelques brèves références bibliographiques à citer ici, mais il y a pas mal de choses sur le site « jacques-pain.fr ». Il y a des centaines de documents, des thèses, beaucoup d’articles, des livres. Vous allez trouver en particulier deux textes que j’avais faits en 99, un peu pour et par la PJJ : « Un individu sans collectif, un mal d’institution » ; et « L’adolescent sans société, le bal du vampire et de la méduse ». Le second est un hommage à Jacques Selosse, pour un n° spécial du Bulletin de psychologie. Et le premier a été fait à la demande explicite de la PJJ. Parce que entre 95 et 99, j’ai fait cinq conférences en France à la demande de la direction de la formation sur l’effacement du collectif, sa disparition, et la surindividualisation du travail éducatif, disons l’égo-individualisme installé du travail social. Il y avait une crainte de l’état major éducateur, de l’émiettement, de la fragmentation du travail, dans la prise en charge globale, et la crainte qu’on ne passe complétement à côté de la dimension sociale qui est la sienne. Le collectif c’est ce qui va tenir à la fois du groupe, du micro groupe, de la famille, des accrochages plus informels, des déterminants complexes de la vie au jour le jour. Mais je n’ai jamais connu personne, d’humain, qui ne soit en groupe et lié à un ou des collectif(s). J’ai découvert un numéro spécial des Cahiers de l’actif, sur la question de la référence et de la relation duelle. Je renverrai aussi à un de mes amis, psychanalyste, de la psychothérapie institutionnelle, Didier Robin, qui a sorti aux PUF l’an dernier un livre tout à fait intéressant, Violence de l’insécurité, en distinguant sécurité, sûreté. Sur les risques, il y a énormément de choses sur Internet, sur les Cyndiniques, qui sont les sciences du danger. Il y a déjà des thèses sur le risque. C’est parti de l’industriel, mais maintenant on en arrive à la relation.
J’avais mis en exergue : professionnaliser l’angoisse de la relation. C’est le paradoxe éducatif. On ne peut pas faire autre chose que fonctionner avec son angoisse. C’est même ce qui spécifie l’être humain. Voir la philosophie de « l’être », Heidegger et Lacan par exemple. L’angoisse est fondamentale, centrale. Que fait-on de l’angoisse ? Elle est au centre du problème, et c’est elle qui va faire qu’on évite ou pas cette relation, qu’on compose avec ou non, ou qu’on rate la rencontre, comme dit Jean Oury. Et rater la rencontre, pour lui, c’est lever la violence. Peut-on professionnaliser l’angoisse ; ou partager l’angoisse ; ou encore métaboliser l’angoisse ? Certainement. C’est même ce que fait l’institutionnel, ce qu’on essaie de faire avec « l’institutionnel ». Le face à face, c’est l’auberge de la violence. Si l’on veut se positionner en face à face, cas de figure et de figuration « conflictuel », il faut savoir ce que l’on fait et très précisément comment on va le traiter. Si on n’est pas sur un tapis, un « tatami », et si on « l’institutionnalise » mal, si on confond la salle de TV avec un bistrot, la guerre des places narcissiques se libère. Soit on est dans un lieu parmi d’autres, « non spécifique », soit on est dans un affrontement calculé, mesuré, institutionnalisé – l’éducateur est là pour ça- , mais il vaut mieux y penser avant. L’éducation, défi schizophrène, pourquoi? C’est une discussion déjà ancienne. Un de mes collègues, Claude Chabrol, professeur de psychologie sociale à Nanterre, qui intervenait beaucoup avec la PJJ, à l’époque l’éducation surveillée, travaillait sur l’école de Palo Alto, et Bateson. Nous avions une discussion sur Palo Alto, le double bind, le double lien, ce mécanisme qui a été mis à jour par Bateson et d’autres à travers la dys-communication schizophrénique. Mais qui en fait est normalement beaucoup plus humain qu’on ne le pense, et n’est pas seulement lié à la maladie mentale ou aux problèmes et aux difficultés. La communication est toujours ou contradictoire, ou paradoxale, masquée et méta-signifiante, depuis nous le savons. Le double lien fait qu’on vous exprime par une injonction, qu’on vous enjoint de faire quelque chose : mais qu’en même temps, on en annule la possibilité ou on en pointe le risque ; et que dans un troisième temps cependant on vient contrôler que vous avez bien tenté ce qu’on vous a demandé de faire, et dont on vous a empêché d’accomplir la démarche. C’est ça le mécanisme du double bind mis à jour par Palo Alto et Bateson. Chabrol dit finalement très simplement que ce n’est pas un mécanisme caractéristique de la schizophrénie. C’est la base de la schizophrénie pour Bateson, qui lui d’ailleurs n’était pas psychiatre, mais anthropologue, ethnologue, ethno-méthodologue avant la lettre. Il avait repéré ce mécanisme et il PAGE 7
pensait que c’était la base même de quelque chose de l’ordre de la schizophrénie, vue comme dysfonction cognitive et communicationnelle. On fait ce qu’on a à faire sur un ordre intime ; mais en fait c’est socialement interdit ; et cependant quelqu’un est là pour s’assurer que c’est tenu. On pourrait penser aux célèbres séquences d’obéissance punitive de Milgram. Chabrol disait qu’en fait c’est une démarche à laquelle on se confronte tous les jours : c’est un mécanisme humain basique de lien et de communication. Allons-y : la relation elle-même est prise dans ce jeu dangereux. Ce n’est pas la peine d’aller chercher ça dans les grimoires de la psychiatrie, c’est dans la rue, c’est dans la relation, c’est dans le travail social, c’est à l’école. Pas un enseignant, pas un éducateur ne fonctionne pas au double bind. On est là-dedans tout le temps. Il faut dés lors bien réfléchir à ce qu’on a mis en place. Ce qui va nous sortir du double bind c’est l’institution, c’est-à-dire le déplacement de cette problématique spiralaire sur des supports, sur des lieux, des temps, des espaces. C’est une technologie du déplacement qui va permettre de sortir de cette chaîne affective de la répétition cumulée. Le double bind, si on l’entend comme ça, c’est quelque chose qui est constitutif, instituteur, c’est le schéma dans lequel est prise la famille, c’est le schéma dans lequel sera pris l’éducateur, ou le service éducatif, à un moment ou à un autre. Voyons l’étymologie d’éduquer. Il y a toujours, comme dans beaucoup de mots mais en particulier dans celui-là, une double étymologie - il faut à la fois nourrir, tenir, et en même temps émanciper, libérer - , un acte double, impossible. Si nous lisons les premières discussions là-dessus, qui remontent aux premiers philosophes, c’est considéré comme quelque chose de très difficile, et qui tient de l’équilibrisme. On n’est pas encore dans le paradoxe mais on bute sur la contradiction « nourrir, soit dépendre/émanciper ». Reprenons un mot de Selosse : transfuser. Il dit que l’éducateur, confronté aux incasables, va à un moment être dans la transfusion, s’il se laisse partir dans la relation. Il va transfuser, se transfuser. Il va tellement transfuser que, Selosse le dit plus avant, il peut y laisser sa peau. Il est dans la transfusion, mais cependant il garde mission de toujours autonomiser l’autre, en restant de surcroît lui-même autonome, ce qui est plutôt difficile. Tout faire pour que le transfusé prenne de l’autonomie. Ça va donner les figures humaines de base, que Jacques Selosse a répétées dans plusieurs textes impressionnants. Jacques Selosse est mort en 95, on l’a suivi jusqu’au bout. Avec Loïck Villerbu, qui dirige le département de criminologie clinique à Rennes, nous avons sorti le livre « Adolescence, violences et déviances », chez Matrice, avec 32 textes de Jacques Selosse. Vers 90, Jacques Selosse, qui a été éducateur, chercheur, professeur de psychologie, qui a enseigné à l’université, a dirigé la recherche à l’éducation surveillée à Vaucresson, est effrayé par l’évolution de la situation sociale. On sent qu’il a peur, de cette peur qui vous laisse dans une incompréhension quasi métaphysique. Il est effrayé par les nouveaux visages de la délinquance. Il voit une figure emblématique se constituer, de jeunes particulièrement incasables et réfractaires, violents, difficiles, qu’il appelle les « vampires ». Il y a un superbe texte, sur les vampires et les « méduses ». Les méduses, c’est vous et moi, le service social, la famille, la société. Médusés par ces vampires. Et les méduses fixent ces fameux vampires, qui ont entre autre la caractéristique de s’agiteren tous sens. On dirait des hypermoteurs aujourd’hui. Pour les contrôler, on les attache ou on les médicamente. Je lisais les traitements américains l’autre jour. C’est 30 à 40 % des enfants aux États-Unis qui sont sous traitement, 25 % sous Ritaline, et il y a les autres médicaments. Quand Selosse évoque ces vampires, la peur qu’il a, c’est qu’ils éclatent et le transfert et la possibilité de l’accompagnement et de l’intervention. Francis Imbert les appelle les « enfants bolides ». Ils sont là à courir, à bouger. Dans une classe, j’ai vu un gamin se lever d’un coin de la salle, aller de l’autre côté, mettre une claque à un autre et revenir s’asseoir. Le prof n’a pas eu le temps de penser. Vous faites quoi ? Rien. Il n’y a rien à faire. Il fallait y penser très avant. Ou alors, un autre, il va à la fenêtre et il parle avec des élèves dans la cour. Ça c’est du normal, du quotidien. Cette vampirisation de la relation c’est quelque chose auquel Selosse ne s’attendait pas, et ça a complètement à voir avec cette disposition ordinairement schizophrénique, c’est un défi hors sens. C’est là qu’on va retrouver la psychiatrie institutionnelle en particulier : c’est qu’en fait il faut s’y attendre. C’est vrai que la psychiatrie ce n’est pas qu’une fonction, il y a des psychiatres en chair et PAGE 7
en os, la preuve, j’en connais un certain nombre, mais c’est d’abord au sens où on la pose ici une fonction institutionnelle. Je ne vois pas comment on peut faire sans. Ça fait partie de l’ensemble. La vampirisation s’impose, y compris dans le noyau vital de notre société méduse. Qu’est-ce qu’un « trader » ? Hier, il y avait une page entière dans Libé sur la récidive. Un groupe de sociologues et de psychologues s’élève contre la prise en charge psychiatrique, et ils font appel à une théorie canadienne, la logique actuarielle. La logique actuarielle nous vient des assurances. Avec un raisonnement tellement simpliste que ça m’en étonne. Ou alors ils n’ont pas lu la meilleure littérature sur la délinquance. Leur idée est très simple, c’est le rationnel qui compte. C’est un peu comme si vous preniez des assurances : la politique sociale de la délinquance, ou la politique de traitement des incasables, consistent à bien les cibler, les repérer, les encadrer, à monter les enjeux, monter les peines, monter les possibilités de réparation, - en fait c’est la théorie économique des jeux -, et, rationnellement, le niveau de délinquance et de récidive va baisser. Ils ont oublié une chose, c’est que depuis l’école de Chicago, et la problématique du « labelling » on sait qu’il y a un renforcement secondaire de la mécanique délinquante à partir du moment où elle est ciblée en terme de personne. Tout le monde connaît ça maintenant. Les chercheurs américains Sheldon et Eleanor Glueck, dans les grandes enquêtes des années 50, ont fait une étude comparative sur quinze ans, 500 délinquants, 500 non délinquants. Une des dernières grandes études longitudinales. J’ai assisté aux débats, vingt ans après, avec en particulier des Canadiens, dont Richard Tremblay, et l’américaine contestatrice des prédictions Joan Mac Cord. Que découvrent-ils au départ? Que ceux qui semblaient être délinquants depuis tout petits, qui avaient déjà des signes repérés de délinquance, l’étaient plus devenus que ceux qui n’étaient pas repérés, marqués. Sauf qu’arrivent derrière d’autres chercheurs, qui démontent les mécanismes, la méthodologie, qui reprennent tout à zéro. Ils démontrent qu’à force de les avoir ciblés, à force de les rencontrer trois fois par mois, de les faire soutenir ou suivre par des services spécialisés, on les a « fabriqués » délinquants deux fois plus que les autres. Toute l’étude s’est relativisée trente ans après, ou du moins a été mise en doute, par le fait qu’on avait complètement constitué la labellisation du système, ce que les plus intelligents d’entre eux avaient parfaitement compris. C’est-à-dire qu’ils étaient capables de jouer avec les services, en tirant des avantages. Par exemple, que d’être suivi ça donnait droit à toutes ces prestations sociales compensatoires. Comme on le voit dans les institutions. Ça donne droit, quand on est relativement modélisé, avec un rôle de leader double à la clé (côté jeunes et côté éducateurs), par exemple, d’avoir plus de billets de métro, de bus, de sorties, ou d’autres possibilités gratifiantes, que d’autres. Il y a des avantages très concrets, des manières de fonctionner dans les service qui font que certains sont un peu plus libres que d’autres. Il faut relire Schouten-Hirsch-Blankstein, le fameux livre Garde ton masque, qui montre bien cette fabrication de la délinquance « aussi » par l’institution. Les méduses fabriquent les vampires, autant que les vampires provoquent les méduses. Les figures humaines de base sont toujours dans ces contradictions concaténées, qui font ces liens paradoxaux. Et on retombe sur la question professionnelle : comment supporter la déception de ne pas réussir ? Comment, quand on est éducateur, toutes proportions gardées, c’est presque zen ça, comment va t’on travailler avec l’échec, avant même de commencer. Comment va t’on partir de l’échec, pour arriver à la réussite, voire faire qu’il puisse y avoir de la réussite, un jour. Parce que partir de la réussite, zéro pointé, prenez vos marques ! En japonais il y a un terme qui indique une position qui n’en est pas une, une position vide. C’est-à-dire que dans cette position, où vous êtes alors, il peut se passer n’importe quoi. Lorsque vous êtes attaqué de plusieurs bords, ou « en interne », les trois-quarts du temps vous êtes affolé, vous combattez, vous résistez ; et puis il y a un moment miraculeux où vous ne voyez plus rien, vous n’entendez plus rien, il ne se passe rien, il n’arrivent pas à vous « toucher », la danse des affects prend du gîte. Et les choses se remettent d’elles-mêmes, et tout le monde se retrouve dans sa position et on continue. Cette position vide c’est une position ce n’est pas sans affect, mais c’est avec une « époché » sur l’affect, une suspension de l’affect. PAGE 7
Aujourd’hui, c’est plus que jamais d’actualité. Être éducateur ce n’est sûrement pas aimer les enfants. Deligny, ce grand éducateur des rues, l’a dit avant moi. Il disait aussi : si vous aimez les enfants, changez de profession. J’étais à La Borde il n’y a pas longtemps avec Jean Oury, nous visitions la serre dans laquelle Deligny était la plupart du temps. Il ne supportait ni les malades ni les psychiatres, il allait s’enfermer dans la serre, et moins il voyait de monde mieux c’était. Il y a toujours trop de relations, disait-il, toujours trop. Aller à l’essentiel. Le risque, une bioculture philogénétique On est bien dans une sorte de défi à la limite de la schizophrénie. Ce que disait Chabrol, c’est que notre société est schizophrène, que ce mécanisme est schizophrène. Retrouvons les banques. On est dans le contrat d’assurances biaisé. L’actuariel, l’assurantiel, ne sont pas des suppléants alternatifs de l’éducation. Le risque, une bioculture. Qu’est-ce que le risque ? Comment pourrait-on « assurer » une profession du travail social sans risque ? Même un enseignant est dans le risque. D’ailleurs, les enseignants l’ont tellement dénié que les recherches les plus conséquentes, depuis vingt ou trente ans, montrent bien qu’il y a des dangers « psychiques » redoutables, et vous le savez sans doute. Il y a quelque vingt ans, je me suis intéressé à La Verrières, qui est le lieu où atterrissent les enseignants quand ils sont touchés par la maladie mentale. Les études et les chiffres sont là. Il ne faut pas oublier que ces professions sont parmi les plus « mentalement » touchées. On a beaucoup parlé de France Télécom, mais il y a aussi les hôpitaux, et l’enseignement ; et la police, par ailleurs, à ne pas oublier. Et pour les enseignants c’est souvent dans les cinq premières années que « l’attaque » se produit, il y a une bascule psychologique qui fait qu’on pète les plombs ou pas. Le risque est très présent. Et on voit les enseignants tomber sur quoi, sur le problème que vous rencontrez, que nous rencontrons, c’est-à-dire la relation difficile, la relation ingérable, « hors compétence ». Ce qui va totalement surprendre le professionnel, quel qu’il soit, policier, assistante sociale, éducateur, enseignant, fonctionnaire, cadre industriel : je ne suis pas fait pour ça ! Vous l’avez entendu. Ce n’est pas un public pour moi, je ne suis pas payé pour ça, je ne suis pas là pour ça. J’ai ici en tête une enseignante jeune diplômée qui se retrouve en séjour longue durée aux trois épis (MGEN), après une agression dans sa classe. Et on a vu plus que des craquements, de grandes fractures s’installer, mais on n’en parlait pas trop, ces administrations sont sur elles-mêmes muettes. Maintenant, on en parle, l’abcès des relations violentes en entreprise a éclaté, la souffrance au travail est montée en puissance depuis dix ans. Désormais c’est une constante, qui pourrait devenir, si on n’y prête garde, du politiquement correct, banalisé. Alors que ces rapports de civilité sociétaire sont le fondement des relations sociales. Démocratiser l’institutionnel, c’est apprendre en sociétaire. Le risque, c’est une bioculture. Le risque c’est « une incertitude probable mais non souhaitée ». Incertitude, mais probable ! Ce qui veut dire, dans notre calcul de probabilité, que si avant la rentrée, ou à la sortie au mois de juin, nous avons fait nos schéma, des tableaux, des échelles, nous pouvons à peu près construire 90 à 95 % des problèmes que nous allons rencontrer. Nous n’allons pas les maîtriser pour autant, mais il nous restera cinq chances sur cent d’avoir de vraies surprises, pas plus, qui elles-mêmes ne sont plus inconcevables. C’est la théorie des trois colonnes dressées au tableau. La première colonne : voilà ce qui peut arriver, je peux y répondre tout de suite ; la deuxième colonne : voilà ce qui peut arriver ; mais il me faut un certain temps parce que je dois demander des moyens, ou changer les horaires, ou modifier des affectations de jeunes, donc il me faut un peu plus de temps ; et puis la troisième colonne : je ne peux pas y arriver tout de suite, il va falloir le traiter autrement, en petit groupe, en suivi, l’accompagner. Vous faites vos trois colonnes, c’est de la théorie appliquée, et vous avez résolu sinon projeté en groupe à peu près tous vos petits et grands problèmes. Ce sont aussi des dispositifs tampon contre l’angoisse. Je l’ai pratiqué. Toute l’équipe présente, huit jours avant la rentrée. Ensuite on tient trois mois tranquille. Mais la première minute va compter, la première PAGE 7
heure, la première semaine, les premiers mots, ce qu’on dit en arrivant, en prenant son service, en entrant dans la classe. Et brainstorming, ou debriefing, groupe de parole, un temps de travail obligatoire sur le fonctionnement, les problèmes, tous les jours pendant les trois premières semaines. Rien de tel pour accélérer la formation. Le risque mais mesuré aide à conceptualiser. Je pense par exemple à des centres éducatifs fermés implosés. A un centre éducatif renforcé que j’ai suivi il y a trois à quatre ans, qui a fermé d’ailleurs, pour les raisons que je vous indique, issues d’une illusion collective de « rééducation partagée », « nous allons tous dans la même direction, nous avons les mêmes intérêts » - c’est de l’actuariel - quelque chose comme ça . Il y avait des gens très bien, un groupe dynamique, avec des personnalités humaines ; sauf qu’il n’y avait pas cette dimension interne d’équipe, lié à ce travail de fond sur le risque et l’angoisse. La première agression fit l’effet d’une bombe. Il y avait quelque chose qui renforçait la schizophrénie ambiante, chacun discutait plus que l’autre de ce qui devait être fait, et même dans les moments les plus durs ils n’étaient jamais trop d’accord entre eux. On trouvait toujours le moyen de débattre de ce qui « aurait dû être fait », de ce qui « devait être fait ». Alors que, quand vous êtes dans des circonstances difficiles, avec des cas difficiles, ça va peut-être choquer ce que je vais vous dire, la pratique à tenir est simple : on parle, on discute, avant et après, et en réunion, pendant : on traite et on applique, on ne discute plus. C’est un peu comme sur un bateau, il y a quelques années on prenait l’exemple du bateau. J’ai alors suivi un éducateur et un groupe de délinquants partis sur un bateau trois mois. Et il a coulé le bateau, ils n’ont rien eu, mais au large des Antilles il a coulé ! Il en a fait un bon mémoire de maîtrise à l’époque, l’éducateur en question. Couler, je peux vous dire que ça a soudé tout le monde, plus personne ne tergiversait, ce fut radical, ils ne se sont plus agités pendant un an. Calmés. C’est toute la différence qu’il y a entre sécurité et sûreté. La sécurité, la grande devise sarkozienne, c’est du mythe. C’est de la réassurance, c’est une croyance. La sécurité, on peut y croire sans y être, donc c’est un truc qu’on invente tous les jours, mais qu’on invente dans l’angoisse. Tandis que la sûreté, pour les spécialistes, par l’histoire, par l’étymologie, ce sont les mesures concrètes de protection, c’est ce qui tient et retient réellement, qui fait que vous, vous vous sentez bien, protégés, dans le lieu où vous êtes. Vous pouvez vous asseoir, prendre votre café, sans penser qu’il y a un mal casé qui va venir mettre une claque dans le café, ou qu’il va se passer quelque chose qui dès les premières minutes du matin va vous déstabiliser complètement. Il y a un temps, qu’on peut appeler comme on veut, dans une institution, j’ai appelé ça à un moment « bavardage ». C’était un espace de cinq à huit minutes, on fait ce qu’on veut, et on discute, on va, on parle, un café, pas de café, et à la huitième minute vous pouvez même mettre une musique ou un coup de gong : terminé, on travaille. Le « bavardage » est fini. Quand on a compris ça, je vais encore dire à la japonaise, quand le gong retentit : au travail ! Là, on a mis l’affect de côté. La sûreté c’est quelque chose qui se construit institutionnellement. Par exemple, les gens qui travaillent ici, dans ce centre de formation, ou dans vos services, êtes-vous en sûreté ? Mais vous sentez-vous en insécurité ? Nous pouvons être en insécurité dans nos services, par rapport à notre hiérarchie, par rapport aux collègues, par rapport à l’institution. On peut être en insécurité, - comme je l’ai vu en analysant des situations de violence - , rentré chez soi, seul, porte fermée. Pourtant, on est en sûreté, mais en insécurité, le comble du « post-moderne » ! C’est ce que le double bind a réussi à imposer comme mécanisme de conscience dans la société qui est la nôtre, et c’est de ça qu’il faut essayer, non pas de se débarrasser, mais de se défaire. Ce contre lequel il faut essayer de lutter pour se constituer une autre problématique, à plusieurs, institutionnellement, qui permette d’écarter l’insécurité de notre horizon immédiat. Métaboliser l’angoisse permet la mue de l’insécurité en sûreté. Il y a trois semaines j’étais à un colloque Bowlby à Londres. Bowlby et l’attachement, ça revient à la mode, comme par hasard. Maslow, Bowlby. Mais avant Bowlby il y avait Bolk. À la fin du dixneuvième et au début du vingtième, des psychologues s’aperçoivent, vous parlez d’une découverte, vite oubliée : vous et moi sommes dépendants, à un rare degré, de l’être humain. Nous sommes la seule espèce, si on nous abandonne dans les premiers jours, qui meurt. Néoténiques –inachevés -, dit-on. Il faut que nous soyons pris en charge, par une personne, voire par un animal, mais par PAGE 7
« quelque chose ». Quelque chose, comme dirait Lacan, qui sera « la mère » et bien d’autres choses, ce qu’il appelle das Ding, la chose qui nous tient, qui nous fait vivre. On ne peut pas faire autrement. Déjà le lien est double. L’attachement appelle le détachement, mais pour se détacher d’un tel attachement, c’est comme nourrir et émanciper, il faut travailler une relation qui transcende la dépression. C’est-à-dire que si l’autre n’est plus là, das Ding, ça fait peur, autant que sa présence originaire. Bolk et Bowlby ont des termes qui vont peut-être choquer, que j’ai retrouvés, qu’on avait laissé se perdre au fil des années. Dans la version originale, Bolk développe l’idée d’une « fœtalisation » pérenne de l’être humain. L’être humain est un fœtus toute sa vie. Il le dit comme ça. Alors, ça rend modeste, ça calme ! C’est entre l’attachement et le détachement que joue la relation éducatrice J’ai été très marqué par cette idée que je reprends ici, de fœtalisation. On est dans ce que Selosse appelle la vampirisation, qui va appeler la transfusion. J’ai ici en mémoire nos stages, dans cette région entre autre, puisque Martin, Hellbrunn et d’autres, du groupe Virfo (Violences, recherche, formation) que nous avions monté, étaient sur Strasbourg. Je me souviens d’un éducateur d’un quartier difficile, qui s’était tellement donné à son travail, qu’il en est mort. Il en est vraiment mort, d’épuisement. C’était dans les années 80. Il avait fini par en mourir. On avait beaucoup réfléchi à ça parce que personne n’arrivait à l’arrêter. Il a poussé la transfusion jusqu’à y laisser l’essentiel, sa vie. Il va falloir décoller de cette relation, souvent pointée par la pédagogie institutionnelle, la « relation duelle ». La relation duelle n’existe pas, c’est un fantasme. La relation éducative, ce serait trouver la rencontre, trouver une rencontre sur mesure, sur mesure « institutionnelle ». Il s’agît de retourner le double bind en institution « double », ajustée à la loi et à l’affect. Déjà Jean-Pierre Chartier situait ainsi – en 3D – la « schize » de l’incasable : Déni-Défi-Délit, une matrice de conduite en somme ; à quoi Jacques Selosse ajoutait le quatrième D : Délocation. Là est l’indication dernière, il n’y a pas de lieu ; les liens n’ont pas (de) lieu. La relation éducative, une rencontre sur mesure Et si la relation était asymétrique ? Si on se trompait sur la relation, la fantasmant symétrique, dans la recherche de la sécurité psychique ? Si l’illusion de la relation consistait à penser qu’il suffit de se « connecter » pour « être en relation ». Le fantasme de cette relation directe inter-change les sujets, ils se « valent » : nous sommes faits de la même façon, nous allons nous reconnaître. Pas du tout ! Dans une relation, les protagonistes ne sont pas du tout sur les mêmes positions, sur les mêmes rapports. Même dans un couple. Bien sûr le circuit des échanges ouverts est allumé en rouge, et on ne voit que lui ! Mais on arrive d’endroits différents. Les trajectoires ne sont pas les mêmes. Les cartes, les territoires cognitifs, les micro-circuits affectifs « imprimés », tout diffère. La rencontre, c’est une articulation de sens, et c’est un nœud gordien, ce n’est pas une confusion ou une infusion affectives. Le problème est posé dans le numéro spécial des Cahiers de l’Actif sur « le référent », en particulier par Patrick Martin, qui fait un article provoquant contre la relation de référence, et contre la relation éducative tout court, en disant que c’est le piège au départ, mais que ça n’a pas de sens : « être référent » ! On ne peut pas symboliquement être référent, bien évidemment, qu’est-ce que ça voudrait dire ? Comment pourrait-on rentrer dans une relation proximiste, dite en pédagogie institutionnelle « duelle « ? C’est-à-dire justement en face à face, ou en côte à côte. Comment peuton tenir dans cette relation-là, refermée sur un couplage, une liaison plus qu’un lien, en fait chargée de la violence de l’institution. Fernand Oury, Jean Oury, Lacan bien sûr, eurent des citations violentes sur la relation duelle. Fernand Oury : ça ne sert qu’à se battre ou s’aimer. Elle serait « nocive », car elle casse fictivement – en la dualisant - la triangulation originaire des relations par le tiers instituteur. La relation duelle c’est perdu d’avance, dans une institution. On s’est trompé de rencontre. En fait c’est de lieu qu’on s’est trompé. Il n’y a pas de relation duelle en institution. Il n’y en a jamais eu. Je l’ai développé autrefois, c’est facile à démontrer. Un truc très simple, c’est que par PAGE 7
exemple ce matin, vous et moi, nous ne sommes pas ici parce que nous avons décidé de nous rencontrer. C’est l’institution qui commande. C’est elle qui est entre nous, entre chacun d’entre vous, entre vous et moi, entre chacun d’entre nous. L’institution fait la demande et commande. C’est elle qui décide, c’est elle qui a programmé le colloque, l’emploi du temps, la journée, les ateliers. La rencontre est médiatisée et elle est effectivement prise dans ce dé-placement institutionnel qui fait qu’il faut qu’on fasse le détour de l’institution pour nous rencontrer. Une fois qu’on a compris ça c’est simple. On ne cherche pas la relation directe, à être en direct sur la « même longueur d’onde ». À qui parle le jeune ? À qui parle-t-il ? On sera d’accord pour dire qu’il parle à un éducateur par exemple. S’il parle à un éducateur, ça peut être Jacques Pain, mais Jacques Pain, comme on dit « en PI », en pédagogie institutionnelle, « en tant que » éducateur ici bas ce jour à telle heure. On prend le soin de dire : en tant que. Quand on a à répondre à quelqu’un qui nous questionne ou nous interpelle abruptement, et que ce que nous faisons n’est pas encore terminé, alors, oui, mais tout à l’heure, plus tard. Ce n’est pas moi qui l’ai décidé, c’est la loi qui fait qu’il est dix heures dix, et il n’y a rien d’autre à faire. Qu’à différer et attendre ; ça forme au contrôle. C’est là que la rencontre va pouvoir commencer. La rencontre va lever la violence de cette fœtalisation faciale. Sinon, si vous êtes « en face » de l’autre, un fœtus rencontre un autre fœtus, ils se parlent fœtus, forcément, dès qu’ils régressent un peu. Il y a des moments pour ça, mais il vaut mieux que ce soit le soir, chez soi ou ailleurs, dans des lieux fœtaux ; il y a des moments exprès pour ça, mais pas dans l’institution éducative. Dans l’institution, on peut jouer au billard, on peut faire des ateliers, du sport. Le dernier stage avec des jeunes « sur site » que j’ai fait ça devait être en 96 dans une grosse institution du Nord, une semaine avec des jeunes délinquants sortant de prison ou susceptibles d’y aller. On était 6 dans l’encadrement, PJJ, extérieurs, éducateurs, éducateurs sportifs, Judo, Tae kwon do, Full contact. On a passé jour et nuit avec eux pendant six jours. Il s’est passé des choses extraordinaires, avec tout le temps cette confrontation, cette recherche du duel, de la violence des symétries. Les deux premières nuits on les coursait, parce qu’ils avaient forcé l’internat où nous étions pour piquer de l’alcool, de la bouffe. Il y en avait qui cavalaient les quelques « nanas » du stage. C’était un cirque ! Et à partir du troisième jour, avec des ateliers violence, avec des ateliers y compris corporels, forts, ils se sont tout doucement calmés. Le troisième jour, une relation asymétrique stable, institutionnalisée, s’est installée, sans doute possible. À la fin de la semaine, plusieurs d’entre eux pleuraient, ne voulaient pas quitter le stage, en disant, « on ne veut pas rentrer chez nous, c’est foutu ». C’était samedi midi, nous mangions tous ensemble, dans l’internat en question. Je me souviens d’un colosse de 16 ans, que tout le monde appelait Idi Amin Dada, il disait : je vais rentrer, les copains, chez moi ils vont encore se battre, je vais aller au bistrot et ça y est, ce soir je tombe. Il ne voulait pas partir. Il balayait les locaux avec nous les deux derniers jours. Il y avait garçons, filles, ils mettaient la table, ils rangeaient, on n’avait pas besoin de crier, ça se faisait tout seul. Qu’est-ce qui s’était passé ? Défœtalisation, injonctions liées au cadre et à l’horaire, à la personne : ce n’est pas moi, c’est en tant que. On a huit jours à passer, pas plus. On les passe comment ? Et ça s’est fait. Malheureusement ça s’est arrêté là, et il aurait fallu continuer par un stage de cet ordre tous les deux mois, faire deux ou trois stages, avec une réinsertion « surveillée » à la clé. Ce que Selosse nous dit c’est que les vampires réveillent les méduses. Mais les vampires, nous les fabriquons en bonne partie. Qu’est-ce que nous apprennent la pédagogie institutionnelle, ou la psychothérapie institutionnelle ? C’est qu’on a besoin de toutes les ressources, les ressources aussi sont en réseaux. C’est amusant de voir tomber cet article de Libé. Qu’est-ce que c’est que ces discussions, a t’on besoin, n’a t’on pas besoin, de la psychiatrie ? Je rêve ! Comme si, politiquement, on pouvait se passer d’une fonction. L’ensemble, c’est un travail de groupe, une fonction multipolaire d’intervention, de cadrage. Ce qui compte c’est ça, ce qu’on appelle en psychothérapie institutionnelle une « constellation ». Une constellation c’est un ensemble de professionnels dont les jeunes savent qu’ils existent. Ils sont bien identifiés, reliés par leur fonction envers un jeune plus précisément. Et il suffit parfois que ces professionnels se contactent, se parlent, qu’il y ait deux PAGE 7
coups de téléphone, pour qu’effectivement le jeune, là-bas, dans le quartier où il se trouve, ou dans l’institution où il est, bouge. Parce qu’en fait la plupart de ces vampires ses sont constitués comme tels – c’est montré par beaucoup de gens – sur une dimension simple : l’abandonisme symbolique, sociétal. C’est aussi dans le rapport dont nous sommes partis. Il y a une dimension d’abandon, que malheureusement les institutions reprennent, sans l’assumer, la déniant elles-aussi. La démission alternée, c’est ça. J’ai suivi une maison d’enfants en Belgique, dix-huit ans, on a publié là-dessus un bouquin qui s’appelle Placés, vous avez dit. On a interviewé au bout de quatorze ans, à peu près tous les enfants noyaux, qui étaient restés placés 8, 12, 14 ans. J’en connais encore, ils ont quarante ans maintenant. Dans leurs entretiens, qu’est-ce qu’ils disaient sur les éducateurs, disons sur la relation : les éducateurs, c’est comme nos parents, on ne peut pas leur faire confiance. D’abord c’est jamais les mêmes, ils ne tiennent pas la route, dans deux, trois ans ils seront partis ; et nous on fait quoi, moi je serai là dans sept ans ? La relation est rare et chère en institution. Je vous cite une relation duelle, imaginaire, qui m’avait révolté. Une éducatrice toute jeunette arrive, fraîche au vent levé, s’installe dans cet internat, et elle se passionne pour un gamin qui entre en urgence, moins de deux ans, le père l’a brûlé avec sa cigarette. Il lui brûlait la langue. Le gamin est en régression, mais alors dans un état… les gens se demandaient : il est autiste, ou quoi ? Elle se passionne donc pour lui, elle s’en occupe tout le temps, elle vient deux fois plus qu’elle devrait venir, - ça se passait pendant les grandes vacances, dans un certain flou de l’institution. Le comité de surveillance dont je faisais partie n’était pas toujours là. Elle noue un lien fabuleux avec lui et à la rentrée le gamin est sorti de son « coma », il commence à être différent, il revient à lui dirait on, et elle commence à tellement s’en occuper qu’elle fait la demande de s’en occuper officiellement, et de l’adopter, carrément. Elle entame des démarches. J’étais plutôt contre, mais je n’étais pas tout seul, ce n’était pas à moi de décider seul. On était contre pour des raisons « théoriques » à vrai dire, et une absence de prévisibilité, mais elle a obtenu de le garder chez elle. Je l’ai amèrement regretté, comme bien d’autres. Elle l’emmène chez elle donc, elle le soigne, elle s’en occupe bien, et un an après elle rencontre quelqu’un. Donc : toute l’année elle est avec lui. Et elle rencontre quelqu’un qui lui ne veut pas d’enfant. Un an et demi après elle le remet en institution. En un mois il a replongé complètement. Une faillite collective. C’était exactement la démonstration de ce que la relation duelle, quand elle n’est pas maîtrisée, dans cette fusionconfusion, met en place. C’était notre faute de ne pas avoir su travailler la médiation, l’institution, le déplacement. Il y avait des règles pour tout, un tas de trucs, là on n’était pas là, c’est passé à côté, elle est passée par la fenêtre, malgré que la porte soit ouverte. Décadrer, transcadrer la relation. Le risque majeur c’est nous. Ma conclusion sera celle-ci : quels réseaux institutionnels vous avez mis en place, et à quoi renvoyez-vous l’incasable ? Ce n’est pas tant à lui-même, pas à vous-mêmes, qu’il faut le renvoyer, il faut toujours le renvoyer aux institutions, à des totems, des icônes, des coins perdus, impossibles, mais qui soient dans le cadastre du risque. Adresse-toi demain à dix-sept heures à « la réunion » ! C’est qui la réunion ? Tu verras. La relation, c’est une relation indirecte, qu’il convient d’établir. Il y a un schéma de Lacan qui permet de conclure en image, en simplifiant outrageusement on dira que c’est le jeu des quatre coins : vous êtes au milieu, et il faut essayer de prendre la place d’un des quatre coins. En fait, la relation c’est ça, vous tournez, mais il y en a toujours un qui prend la place de l’autre et ça continue de tourner. Le jeu des quatre coins c’est quelque chose qu’il faut savoir commencer, et finir, surtout arbitrer. Le risque, c’est un coefficient de transfert « libre ». Deligny nous donne le conseil : soit surtout présent lorsque tu n’es pas là. Bowlby John, « Attachement et perte » : vol. 1 : L'attachement, vol. 2 : Séparation, colère et angoisse, vol. 3 : La perte, PUF, Paris, 1978 . Chartier Jean-Pierre, « L’adolescent incasable, bourreau ou martyr ? », Paris, Psychologie et société, Martin média, 1991.
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