Les pratiques de réseaux : Prendre soin de la vie.

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LES PRATIQUES DE RÉSEAUX : PRENDRE SOIN DE LA VIE Christine Vander Borght De Boeck Supérieur | « Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux » 2020/1 n° 64 | pages 37 à 49

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ISSN 1372-8202 ISBN 9782807393592


Les pratiques de réseaux : prendre soin de la vie Christine Vander Borght1

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Que l’on soit personnellement ou professionnellement impliqué, les manières d’évoluer à travers les multiples réseaux d’appartenance relèvent d’éléments de singularité qui s’entremêlent avec les interactions psycho-sociopolitiques. Nous prendrons appui sur quelques exemples de pratiques qui sont aux prises avec les conséquences de ce dilemme. Abstract Whether one is personally or professionally involved, the ways of evolving through the multiple networks of belonging stem from elements of singularity that are intertwined with psycho-socio-political interactions. We give some examples of practices that are grappling with the consequences of this dilemma. Mots-clés Réseaux – Singularité – Hétérogénéité – Emprise psycho-sociale et familiale – Créativité Keywords Networks – Singularity – Heterogeneity – Psycho-social and family influence – Creativity

1. Introduction Les réseaux et leur problématisation sociale sont une préoccupation historique constante dès le 12e siècle, et multidisciplinaire à partir du 19e siècle. Les domaines d’utilisation du concept de réseau sont extrêmement nombreux et diversifiés. On retrouve cette notion de réseau dans les sciences humaines et sociales (relations entre les personnes), en économie 1

Psychologue, psychothérapeute, membre du Centre de Formation et de Supervision Institutionnelle, 1200 Bruxelles.

DOI: 10.3917/ctf.064.0037

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Résumé


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et en management, en informatique, dans les télécommunications, en biologie, en mathématiques, en géographie, autour des voies de communications (routes, voies navigables, lignes aériennes ou terrestres). La notion de réseau est également essentielle dans la gestion urbaine. Nous ne sommes pas loin des « rhizomes » de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980). Ces deux auteurs postulent que dans un modèle rhizomique, à la fois descriptif et épistémologique, tout élément peut influencer ou affecter un autre élément de sa structure, de manière réciproque, peu importe sa position ou le moment où cela se passe. L’organisation des éléments ne suit donc pas une ligne de subordination. Un réseau n’a pas de centre.

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On y retrouve les notions de liens, d’entrelacement, de dépendance, de translations, de transmissions, de circularité ouverte, d’hétérogénéité, de connexions et de communications multiples au sein de systèmes complexes. Le paysage devient d’autant plus embrouillé que notre culture actuelle privilégie les concepts d’autonomie et de singularité. Mais c’est de la vie humaine dont il s’agit.

2. La carte de réseau : un outil de base Parmi les prolongements de la pensée systémique, Uri Bronfenbrenner (2000) s’est fait connaître par la diffusion de son « modèle écologique et éco-systémique du développement humain ». Il cherchait à démontrer que l’environnement social n’est pas un vaste ensemble indifférencié, et que différentes strates systémiques se déploient autour d’un individu : de l’ontosystème (celui d’un individu particulier), à l’élargissement progressif du regard vers le micro-système, c’est-à-dire l’environnement familial ; au macrosystème, en passant par le méso- et l’exosystème, on pouvait ainsi adopter une perspective multi-disciplinaire reliant la perspective systémique de la réalité à une conception phénoménologique et constructiviste de l’identité. L’emboîtement des systèmes nous permet alors de penser globalement pour agir localement. L’individu en conscience est autant un « montage » de réseaux qu’une entité neurobiologique. À partir de cette théorisation, différents chercheurs ont progressivement adapté ces présupposés à l’étude du jeu des influences sociales et

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Les pratiques de réseaux sont des phénomènes complexes dont le contenu est vaste, car ce terme de « réseau » recouvre une multiplicité de sens : aussi bien un ensemble formé d’éléments qui communiquent ou s’entrecroisent, qu’une organisation clandestine, ou un ensemble de personnes qui collaborent à une création artistique.


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sociétales : qu’est-ce qui contribue à faire que l’on soit un être unique, qui a sa propre façon de voir, de penser et de ressentir ? Par quels procédés passet-on de l’intégration des perceptions au respect des normes, à la construction de son identité, au choix des valeurs prioritaires, à la correction de ses erreurs, au choix des rôles sociaux que l’on assume ? À travers quelles étapes relationnelles se fondent nos états émotionnels ?

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Cette « carte » intègre à la fois le psycho-familial, le psycho-social, et le socio-culturel, les compétences et les images de soi, les liens actuels ou lointains dans le temps et qui demeurent activement présents dans le coeur de la personne. Elle nous permet de nous comprendre relationnellement et de mesurer l’emprise du système social dans lequel chacun de nous évolue et dont notre identité et le pouvoir que nous avons chacun sur nous même en seront affectés. Dans un cercle partagé en quatre quartiers égaux dont chacun représente un aspect prioritaire de la vie, il est proposé à la personne concernée d’établir sa propre carte de réseau. Quatre champs sont identifiés : dans la moitié supérieure, la gauche de la carte concerne les relations familiales, et la droite les relations d’amitié et de proximité. Pour la moitié inférieure, le quartier à gauche concerne la vie scolaire ou professionnelle : quelles ont été, ou sont actuellement, les personnes qui comptent dans le champ de l’acquisition des savoirs ou de la pratique professionnelle ; le quartier droit inférieur concerne les relations de loisir, de voisinage, de soins, de partage d’intérêts particuliers, etc. Cela ayant été explicité, que le travail soit réalisé en consultation individuelle ou en formation de groupe, la consigne est la même : « Dessinez un grand cercle, et partagez-le en quatre parties égales. Vous pouvez utiliser deux couleurs différentes, l’une pour les liens positifs, et l’autre pour les liens négatifs. Choisissez votre manière de vous représenter au centre du cercle. Placez maintenant les personnes, ou groupes de personnes, qui sont

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Pour aider à la compréhension de cette problématique, un outil a été progressivement façonné par les socio- et psycho-thérapeutes afin d’aider à élaborer une « carte de réseau » personnelle, en y intégrant les liens familiaux et les différents aspects des systèmes plus larges auxquels chacun de nous est confronté au cours de sa vie (voir aussi de Bellefroid et al., 2003). Pour réaliser la carte de réseau, dans mon travail psychothérapeutique, aussi bien qu’en formation de professionnels psycho-sociaux, j’utilise en général une feuille de grand format pour la réalisation de cet « objet » représentatif des liens qui comptent pour chacun.


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Cet outil est un puissant révélateur de ce qui constitue l’univers subjectif d’une personne, et met en évidence ce qui pourrait être mis au travail, réactivé ou renforcé, selon ce que souhaite la personne avec laquelle la réflexion est en cours. Chacune des cartes représente un moment de la vie d’une personne à la date de la réalisation de cette carte : la partie supérieure reste relativement stable dans le temps, la partie inférieure est beaucoup plus liée aux aléas de l’âge, de la vie scolaire ou professionnelle, aux liens sociaux, aux étapes de vie. L’utilisation de la carte de réseau sort du cadre rigide des consignes obligatoires, chaque utilisateur étant susceptible de l’adapter à ses objectifs, au contexte et aux qualités de la rencontre avec une personne. Elle fonctionne comme une sorte d’objet « flottant » (Caillé & Rey (2004), dont on se sert pour aider à l’expression et à l’éclaircissement d’une situation

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significatives pour vous, dans chacun des quadrants. Vous pouvez aussi représenter des animaux, ou toute chose qui vous importe ». Des explications complémentaires sont encore nécessaires : inscrire les personnes choisies (par leurs initiales, ou toute autre forme d’identification), ou activités, ou groupes de personnes, selon une répartition en ondes de proximité, comme quand on lance un caillou dans l’eau : plus on est situé près du centre, plus la relation est intense ; et inversement, être éloigné du centre marque une diminution d’intensité dans la relation. Cette proximité correspond à l’évaluation de l’intensité de la relation établie, et pas nécessairement à la fréquence réelle des rencontres. Certains placent même des personnes hors de leur cercle, pour manifester une séparation, par exemple. Chaque carte résulte donc d’une vision personnalisée, à un moment donné de son histoire, et de l’histoire des relations qui comptent aujourd’hui en positif et/ ou en négatif.


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personnelle. En travail individuel, une telle carte peut être souvent reprise et réélaborée en fonction des évènements ou de l’évolution du travail. Et enfin, il me semble important de rappeler que chaque professionnel est supposé avoir expérimenté pour lui-même l’outil qu’il choisit d’utiliser dans son travail thérapeutique.

3. Un détour pédagogique et psycho-socio-culturel

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Ces pratiques mettent en actes différentes formes d’intelligence collective et créative. L’objectif recherché est de créer, dans un contexte sécurisant, des liens significatifs qui donneront accès aux relations médiatisées par un objet, une action, une réalisation à plusieurs. C’est une forme de résilience « en actes », qui mobilise les capacités créatives et adaptatives, et permet la création de nouvelles formes de relation. Nous en proposons deux exemples : le premier est davantage centré sur l’ouverture pédagogique, le deuxième est d’ordre créatif et artistique (Brousta, 2000). A) Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs Les grands pédagogues, Freinet, Montessori, Decroly, Oury, parmi beaucoup d’autres, ont déjà mis au travail, chacun à sa manière, les accès aux savoirs, et ont surtout évalué les conditions qui se prêtaient le mieux à leurs acquisitions. Soulignons plus particulièrement l’observation, la maitrise des processus cognitifs, l’appui sur les réussites et les compétences, la prise en compte des itinéraires identitaires, le respect des choix personnels et des temporalités d’apprentissage. C’est donc un lent travail, parfois brouillon, et souvent auto-correctif. Le Mouvement des Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs, les MRERS, initié en France par Claire et Marc Héber-Suffrin (1998), dans la ville nouvelle d’Évry, est un exemple marquant de la mise en oeuvre de réseaux sociaux associatifs qui ouvrent les cadres de pensée et d’action communes, dans une logique arborescente. Au sein de chacun des RERS qui ont depuis lors essaimé en particulier dans la communauté européenne, les savoirs s’annoncent et s’échangent entre un donneur et un demandeur, selon

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Dans la suite de cette recherche de créations concrètes qui ouvrent à des espaces relationnels et socio-culturels, voici deux exemples de pratiques qui mettent en évidence l’intérêt de se décaler du registre strictement psycho-familial.


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L’idée des échanges de savoirs prend d’abord forme autour de la classe, puis le processus s’est étendu à des réseaux inter-écoles pour toucher par la suite les habitants d’un quartier. L’échange est fondé sur le principe de la parité des savoirs. Il met en application la règle de la démonétisation et de l’indispensable réciprocité ouverte, celle-ci ayant une portée à la fois pédagogique («J’enseigne donc j’apprends») et éthique (Chacun a ses richesses à partager). Quelques exemples : J’offre le tissage et je demande la couture ; j’offre l’anglais conversation, et je demande l’espagnol ; j’offre la préparation du vacherin glacé et je demande la danse de salon ; j’offre l’ikébana et je demande la peinture sur porcelaine ; j’offre la restauration de meubles et je demande le basket. Cela ne se limite évidemment pas à une déclinaison d’envies ou de besoins, il est à chaque fois question de rencontres personnalisées à propos d’appétences pour des savoirs, qui souvent n’ont pas osé être énoncées dans d’autres contextes, et d’envies non valorisées de transmettre. Ce sont des histoires de relations qui se nouent, à travers les échanges de savoir, avec tout ce que cela comporte de honte, de reconnaissance, de plaisir, de flexibilité, d’exclusion et de légitimité, hors des catégories sociales ordinaires. Qu’est-ce que cela produit ? Un réseau de personnes qui se mettent à la recherche de donneurs et de demandeurs de savoirs, et qui se donnent le temps de soigner les mises en relation du demandeur et du donneur afin de préciser les conditions de cette transmission ainsi que les contenus attendus et offerts. C’est donc une grande complexité que de trouver l’accordage entre les compétences et les attentes. Il n’y a pas de rapports d’argent dans les réseaux, la seule et unique monnaie d’échange étant le savoir, à travers le double engagement de l’offre et de la demande.

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une convention validée en présence d’un tiers qui assure le respect des conditions fixées pour les échanges de savoir, sur base de quatre paramètres : le contenu demandé, le lieu de l’échange, la temporalité et l’évaluation du processus de transmission. Tout cela bien sûr, sans référence à un paiement, sauf sous forme d’engagement personnel. Dans ce cadre, les questions pertinentes sont celles de la motivation à apprendre ou à transmettre un/des savoirs, et du rapport que chacun entretient avec chacun de ces savoirs. Il ne s’agit pas d’un savoir dans l’absolu ni d’une catégorisation de valeurs. Les échanges peuvent être individuels ou regroupés : plusieurs personnes peuvent être demandeuses d’un même savoir, que ce soit la réalisation d’une recette de cuisine ou apprendre à remplir sa feuille d’impôts. L’objet de l’échange est la transmission d’un savoir et surtout pas de faire à la place de l’autre.


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Chacun des membres d’un RERS sera à la fois donneur et demandeur de savoir. C’est ce qui fonde une réciprocité ouverte. On peut questionner autant qu’admirer la plus-value que ce dispositif d’échanges apporte à la formation dans ces réseaux centrés sur le partage des savoirs. Comme dans tous les groupes sociaux, les mises en relation et les avancées sont parfois lentes, ardues, déconcertantes, avec des effets de groupe bien connus. Le versant positif tient beaucoup à la qualité des rencontres, des contacts, à l’incroyable diversité des demandes et des offres, à la manière dont le réseau lui-même s’enrichit en savoirs et en compétences. B) Le 51 : un lieu hétérogène à construire ensemble

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C’est un lieu original, créé à partir d’un Service de Santé Mentale (SSM, pour le sigle administratif de référence en Belgique francophone), qui a depuis longtemps associé le travail autour de la santé mentale à différentes formes de création, dans un lieu consacré, quatre après-midis par semaine à « L’heure atelier », espace ouvert dédié aux productions créatives. Depuis leur installation au 51, les professionnels impliqués dans cette œuvre inter-institutionnelle ont ouvert un espace d’accueil quotidien et tiennent une assemblée participative mensuelle. Le fonctionnement participatif inclut les Sous-Groupes ouverts à tous les membres. Les SG traitent les questions liées à leur domaine respectif : Accueil, Ateliers, Communication, Organisationnel, etc. Les SG réfléchissent en amont de l’assemblée participative et y proposent des solutions, relais d’informations, etc. La personne qui souhaite développer une activité vient se présenter à l’assemblée participative pour parler de son projet. Les décisions sont entérinées en assemblée participative ou remises au travail si le vote par consentement n’aboutit pas. « Le projet a pu investir pleinement le lieu dans l’esprit d’un vivre ensemble comme socle à bâtir, assise nécessaire à l’accueil des nombreuses initiatives qui ont progressivement émergé. La première initiative a donc pris le visage d’un art de vivre autrement, insufflant le soin particulier apporté à l’espace d’accueil, porteur d’une fluidité maximale tant dans l’accessibilité du lieu que dans les champs des rencontres, des échanges de paroles et des espaces de co-construction. Chacun a contribué dans la mesure de ses ressources et possibilités à l’aménagement du lieu entièrement constitué de matériel de récupération. » Extrait du rapport d’activité annuel récemment entériné en assemblée participative de ce projet innovant et citoyen.

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Le chiffre 51 correspond au numéro dans une rue bruxelloise : on ne peut se tromper d’adresse !


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Les activités sont extrêmement différenciées, cela va de l’expérimentation artistique, dessin, gravure, céramique, modelage, aux activités sportives, musicales, écriture, méditation, couture, jardinage, etc. Quelqu’un vient offrir sa compétence ou sa passion : construire des arcs en bois rare, par exemple. S’y inscrit qui veut.

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Nous pourrions nous intéresser à bien d’autres propositions de ce type : accueil, partage, réalisations collectives, relations décloisonnées et tolérantes, implications personnelles, reconnaissance, sécurité, hybridation et métissage, tout ce qui augmente le coefficient d’humanité des personnes et des groupes. Ces stratégies paritaires d’acquisition et de renforcement culturels et symboliques deviennent vitales, particulièrement pour les personnes dont le réseau relationnel s’est affaibli ou parfois même devenu presque inexistant. En mobilisant leurs ressources relationnelles, les participants acquièrent ce que Bozormeny-Nagy (voir Heireman, 1984) soulignait comme un gain de mérites et de légitimité constructive : chacun gagne quelque chose en donnant ce qu’il peut dans un échange mutuel. Rappelons, parmi d’autres auteurs, la contribution de Jean Florence (2014) qui rend hommage à l’expérience foisonnante des « laboratoires » d’expression artistique que constituent les ateliers créatifs avec les qualités d’accueil et de soins portés à la souffrance, la solitude et le désespoir.

4. Les réseaux professionnels : qui fait quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Avec qui ? Dans toutes les équipes dédiées au soin ou à l’accompagnement psycho-social, il est devenu évident qu’une approche de réseau est indispensable. D’autant plus que dans ces domaines, il y souvent un demandeur externe qui prend en charge un « patient identifié » et le soumet à un certain nombre de contraintes dans la prise en charge. Il y aurait donc trois groupes d’acteurs impliqués selon l’équipe québecoise (Demaret, Blanchet & Meyer, 1981) : le patient identifié, son réseau primaire, et l’équipe d’intervention. Dans l’état actuel du travail psycho-social, en 2020, il faut maintenant compter avec un quatrième acteur devenu incontournable : « le réseau des équipes d’intervention ».

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Un film récent, dans le cadre de l’émission « Libres Ensembles », « Santé mentale et citoyenneté » de Pierre Schoonbrodt (2020), rend compte du contexte et de l’ambiance qui se crée dans ce lieu hybride qui accueille la différence.


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En supervisant récemment une équipe mandatée pour accompagner une fratrie de quatre enfants estimés « en danger » chez leur maman et confiés subitement à leur père, suite à un contexte de mal-séparation, de coups et blessures, de maladie rare pour un des enfants, d’échecs scolaires pour un autre, et de violence pour le troisième, nous avons essayé d’éclaircir la représentation des liens familiaux et des services d’aides impliqués dans cette situation. Sur une grande feuille de papier, nous avons construit le socio-génogramme incluant les liens familiaux ainsi que les différents services impliqués : nous en avons comptés une douzaine. La répartition des responsabilités attendues de chacun de ces services n’était pas évidentes pour les intervenants tout à coup surpris par ce qui s’affichait si clairement. Qui va se charger alors de rassembler les intervenants et d’harmoniser un tant soit peu le partage des rôles et des missions ? Qui est légitimé et pour quels axes de travail ? Nous sommes restés sur ces questions qui ont motivé cette équipe à demander l’organisation d’une rencontre commune de tous ces acteurs auprès de l’autorité mandante. Ce type de situation permet de reconnaître la force convocatrice de ce type de famille en détresse multiple. C’est une de leur force, déconcertante sans doute, mais qu’il est utile et légitime de reconnaître. C’est pourquoi il me semble intéressant de présenter deux modalités de prises en charge qui cherchent à faire un levier de la terrible force du « faible ». Les concertations cliniques Dés 1996, le Dr Jean-Marie Lemaire, (2003), psychiatre, s’étant déjà inquiété du débat contradictoire convoqué par les personnes en détresses multiples, a initié, avec d’autres cliniciens des réseaux, une nouvelle pratique, la « Clinique de Concertation » inspirée par les apports de la thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Les séances de concertations cliniques sont organisées ponctuellement à la demande des professionnels de l’aide, du soin, ou du contrôle, lorsqu’ils se sentent déconcertés par une famille en détresse multiple et dont on sait que cette détresse devient d’une certaine façon la leur, puisqu’ils travaillent en résonance avec elle. Plusieurs professionnels sensibilisés aux pratiques de réseau peuvent alors s’associer et

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En Belgique francophone, les jeunes qui sont pris en charge par les services de l’Aide à la Jeunesse ou de la Protection de la jeunesse, selon que l’aide apportée soit proposée ou imposée en fonction du degré de danger estimé par l’autorité mandante, sont orientés vers une grande variété d’intervenants.


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Les termes choisis sont évocateurs : le mot clinique, selon Hippocrate, renvoie à prendre soin et à se mettre au chevet du lit. Le terme de concertation, selon Le Robert, nous renvoie à une lutte, un combat, et peut être entendu ici dans le sens de « se battre à plusieurs ». Pratiquer la « clinique de concertation », c’est prendre soin du travail entre les professionnels et les familles, sans négliger les conflits, mais en les repérant et en exploitant les conflits praticables. Pour Emmanuelle Dekayser (2009), c’est en fait le « Réseau formé par les familles et les intervenants » qui est en thérapie. Elle souligne l’importance de reconnaître et valider la portée de ce travail thérapeutique de réseau et la force du « travailler ensemble ». Il ne s’agit pas de décorer le meilleur soignant, quel que soit son rôle, puisque la présence de chacun est importante dans l’intervention et dans la compréhension de la situation. Trois risques majeurs sont à craindre : la consternation, les lamentations, et la confusion, autant d’étapes à franchir. L’objectif est de dépasser ces étapes complexes et de rebondir, souvent à partir de la recherche des ressources résiduelles. Les conférences familiales : trouver une solution collective à une difficulté sociale Les conférences familiales sont définies comme un espace de rencontre et de dialogue pour reprendre confiance et renouer des liens. Les familles y sont actrices de leur projet de vie, car c’est la famille qui invite les personnes identifiées comme aide possible. Cette pratique est directement inspirée des Maoris de Nouvelle-Zélande, lorsqu’un problème surgissait entre les membres d’une famille. La famille élargie se réunissait alors au sein d’une assemblée, non pas pour chercher un coupable, mais pour réfléchir ensemble aux solutions pragmatiques à trouver. Apparemment, les effets de la colonisation ont mis fin à ces pratiques. Cependant, la récente montée de la violence et la délinquance des jeunes ont réveillé l’intérêt pour ces pratiques ancestrales qui se sont exportées vers l’Europe depuis 2013. Dans ce type de pratique, c’est la notion d’empowerment qui prime, terme souvent traduit en français par la « capacitation » ou le pouvoir agir.

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demander de l’aide à un « clinicien de concertation » qui sera en mesure de gérer au moins deux séances cliniques où se rencontreront les usagers et les professionnels directement concernés. Le dispositif thérapeutique va se construire grâce et avec les membres d’une famille présents dès les premières phases de contact.


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Les limites à l’organisation de ces conférences sont celles qui font suite à des faits graves qui relèvent directement de la justice : abus sexuels, non-reconnaissance de préjudices graves, violences incontrôlables.

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Ces modalités de travail commencent à se développer en France. Et pour en avoir entendu parler très récemment par un éducateur chevronné et enthousiaste, il n’y a pas de doute que ces pratiques vont se propager. Sans doute à leur vitesse d’expérimentation sociale, mais elles laissent déjà traces de leurs passages.

5. Conclusion La thématique de ce Cahier m’a renvoyée vers les textes du premier, et éblouissant, congrès international organisé par Mony Elkaïm et l’IEFSH de Bruxelles en 1981, dont un des thèmes majeurs était de mettre en évidence la multiplicité des éléments en jeu dans les histoires de familles. De multiples cartes de lecture et de réseaux se sont croisées pour aider à franchir les frontières réductrices. La question était posée : fallait-il se condamner à rester bloqués dans une division manichéenne et avoir à choisir entre une approche familiale réductrice ou un éparpillement paralysant ? Bien sûr, les modalités de travail ont beaucoup changé, et les articles de ce cahier en attestent. De nouvelles équipes se forment et travaillent de manière intéressante et probante. J’aimerais conclure en soulignant que nous avons tous à faire avec ces « singularités hétérogènes » dont nous ont parlé les praticiens de la thermodynamique du non-équilibre, les singularités des autres aussi bien que des nôtres. Alors c’est pourquoi, peut-être, nous pourrons parler de « pratiques singulières et hétérogènes ».

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La conférence se déroule après qu’une phase préparatoire se soit déroulée avec un(e) coordinateur/trice qui rencontre séparément les membres de la famille, les prépare, met à plat les difficultés et les soucis communs. Cette phase peut durer deux à trois mois. Ensuite, vient la conférence qui comprend trois temps. Le premier se passe avec tous les protagonistes : chacun se présente, les informations sont partagées, et chacun donne son avis sur la situation. Le second temps est réservé aux membres de la famille et à ceux qui font partie de leur entourage ; ils se retrouvent entre eux et délibèrent. Ils préparent leur plan d’action, et peuvent demander l’aide du coordinateur si nécessaire. Dans le troisième temps, tout le monde se retrouve, et discute du plan choisi, de sa faisabilité, des éléments à prendre en compte, et le plan est ratifié. Trois à six mois plus tard, un bilan sera établi.


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Et comme le souligne R.M. Rilke (1929-1993), « Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre qui serait écrit dans une langue étrangère. » En les vivant, peut-être arrivera-t-on, chacun, à trouver les réponses. Et nous en parlerons ensemble.

Références BRONFENBRENNER U. & EVANS GW. (2000) : Development Science in the 21st century : Emerging questions, theoretical models, research designs and empirical findings. Social Development, 9 (1) : 115-125. BROUSTA J. (2000) : Abécédaire de l’expression. Psychiatrie et activité créatrice : l’atelier intérieur. ERES, Toulouse. CAILLÉ P. & REY Y. (2004) : Les objets flottants. Méthode d’entretiens systémiques, Fabert, Paris. de BELLEFROID B., DUPONT C., LEBON J.-P. & BERTHELS V. (2003) : L’arc de vie : un concept pour penser et pour agir l’intergénérationnel. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 31 :194-206. DEKEYSER E. (2009) : Lettre concertative n° 3, Collectif de recherche de la « Clinique de Concertation », (www.concertation.net). DELEUZE G. & GUATTARI F. (1980) : Mille Plateaux. Minuit, Paris. DEMARET D., BLANCHET L. & MAYER R. (1981) : Un modèle d’intervention en réseau au Québec. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 4/5 :109-118. FLORENCE J. (2014) : L’art : thérapeute ? In VINOT F. & VIVES J-M. (eds): Les médiations thérapeutiques par l’art, (pp.11-31). ERES, Toulouse. HEBER-SUFFRIN C. (1998) : Les savoirs, la réciprocité et le citoyen. Desclée de Brouwer, Paris.

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La constitution d’un réseau, la motivation des professionnels, et la mise en place d’un dispositif souple adapté à la situation locale en termes d’infrastructures médicales et sociales sont les fondations d’un système de prise en charge des urgences. La variabilité des approches proposées doit être recherchée dans les contextes historiques et géographiques, et traduit l’absence de réponse univoque (Robin et al., 2001). Ainsi, l’approche politico-sociale des soins psycho-familiaux exige une adaptabilité aux situations très diverses, ainsi que l’adhésion par les familles à ce qu’il leur est proposé dans un champ d’expérimentation et de formation que constituent les formes créatives d’intervention. Le travail d’équipe, avec les équipes, ouvrant les équipes sur les réseaux sociaux concernés, devient primordial pour maintenir les capacités d’adaptation et de création de toutes les personnes qui y sont impliquées.


Les pratiques de réseaux : prendre soin de la vie

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