Violence et société limite : a la recherche de l'autre.

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Jacques Pain est né le 1é juillet 1943 à Mâcon, Saône et Loire. Il a fait ses études secondaires à Mâcon, au Lycée Lamartine, puis à Nevers, au Lycée Jules Renard, ses études supérieures à l’université de Paris Nanterre, où il a obtenu un doctorat de 3é cycle en 1979, et un doctorat d’état en 1993. Il est professeur de Sciences de l’éducation, professeur émérite depuis 2008. Il a publié de nombreux livres et articles, sur les axes de ses enseignements et recherches : Les pédagogies actives, la pédagogie institutionnelle, les interventions dans les institutions sociales ; la violence dans le champ éducatif, à l’école, et dans les institutions sociales ; la formation des maîtres et des éducateurs. Il a encadré ou accompagné une centaine de thèses. Et dirigé des recherches et interventions dans plusieurs pays européens, au Royaume uni, en Amérique latine, dans les DOM-TOM. Simultanément, il a pratiqué le karaté Kyokushinkaï dont il est gradé. L’ensemble de sa démarche l’a amené à proposer avec d’autres des stages et des sensibilisations à la violence à partir de la confrontation et du combat à mains nues. Il a fondé une édition qui a publié nombre de livres dans les rubriques déjà évoquées, les éditions Matrice, en 1984. Résumé : A partir d’une problématique de la violence différenciée de l’agression et de l’agressivité, et entendue comme une culture spécifique de la relation humaine, et une « pathologie de l’agressivité » fondée sur la recherche aveugle de l’autre, l’auteur fait le bilan de ses interventions et mises en situations visant les violences interpersonnelles et institutionnelles, destinées à mettre en évidence leur dynamique, leur construction et en somme à analyser leurs significations. Ces « stages » d’approche de la violence, « combat émotionnel, combat de formation, dynamique oppositionnelle » articulent des figures du karaté, des techniques corporelles, et un dispositif psychosociologique d’analyse des effets et incidences psychiques de ces charges de la violence ordinaire. Il distingue trois types d’intervention, à dimension éducative et sociale, formative, et thérapeutique. Il insiste aussi avec force sur la dimension philosophique voire éthique qui donne sens à ces méthodologies de la grande violence, dictée par un rigoureux principe de précaution. Le lien à l’autre est toujours la référence de ce travail.

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Violence et sociétés-limite : à la recherche de l’autre Jacques Pain

Pour conclure, ce qui paraît central dans la socialisation, c’est que l’être humain sente et sache qu’il signifie quelque chose pour autrui, et cela à tous les âges de la vie (Jacques Selosse, 1997 : 210).

À Jacques Hébert En 2014, trois cent cinquante personnes participent au 40è anniversaire du dojo de karaté Kyokushinkaï de l’ACBB, à Boulogne Billancourt, en hommage aux fondateurs et auteurs présents, Jacques Legrée et Magguy Legrée. Jacques Legrée a été formé au Japon, par Oyama Masutatsu1, c’est avec lui que j’ai pris cette route à son retour en 1971. Enfants, adolescents, adultes, anciens et nouveaux, tous les âges sont dans la salle, et sur la scène. Ce n’est plus un groupe, c’est une autre société, qui se donne à voir. Elle n’a pas de frontière, elle soigne ses relations, elle compte avec attention ses « humains ». Elle inspire ce travail sur la violence qui est le mien et celui de quelques autres. Nous sommes ensemble depuis plus de cinquante ans, en France, en Europe, en Amérique latine, en Grèce, au Japon. Nous vivons ensemble, y compris avec les morts, ils sont indubitablement des nôtres je crois, et nous comptons sur eux comme sur nous. Au jour le jour, que faire de la violence ? C’est la question que je me posais depuis longtemps lorsque je suis entré dans le dojo de Nanterre-université où j’allais alors investir pour un certain temps le karaté kyokushin (La voie de l’ultime vérité, selon son fondateur). Je fus « ko » à la première séance. Je dus dès lors apprendre très vite non à échapper à l’autre, mais à vraiment compter avec lui, et à mieux le comprendre. C’est ce qui me fit inviter plus tard à Nanterre Jacques Hébert pour partager avec lui violence et prévention de la violence – elles vont de pair –, et culture martiale, cette culture de la décision dans le conflit (Pain, 1999). Pour nous et quelques autres, c’est une culture de la vie, et comme l’écrit récemment un autre de nos amis, Yazid Kherfi (2017), la question de fond c’est de devenir comme il le déclare en titre un « Guerrier non violent ». Une non-violence bien sûr active (Pain, 1999) ! La violence. Le terme évoque d’emblée toute une échelle de représentations, et nous en tiendrons compte dans notre approche. Peut-on travailler cette violence, de la représentation à l’acte, au cœur et au corps du sujet, en particulier violent ? En fait, pour élargir la question, peut-on se risquer à jouer avec la violence, et jusqu’où peut-on tenir le jeu ? L’ambition serait de 1

Sites de l’Athletic Club de Boulogne Billancourt ; cf Jacques Legrée ; et cf Oyama Masutatsu : https://www.acbbkarate.fr

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l’apprendre, et de s’en former. C’est ce qui m’amènera à proposer et développer des « stages Violence », stages d’approche interactive des situations de violence, de confrontation et d’agression, construites et agies à cet effet. Dans un but de sensibilisation et de formation, souvent des professionnels, et parfois des jeunes, en institution ou sur le terrain. Arrêtons brièvement une idée des notions convoquées. Nous entendrons la violence comme une pathologie de l’agressivité (Hellbrunn,1982) ; l’agressivité, comme une fonction d’assertion vitale (Rosenzweig,1983) ; l’agression, comme un état physique primitif de l’agressivité (Selosse,1997). Nous pensons ici que la violence est un état « frontière » pour le psychisme, et nous insisterons sur cette puissance normative qu’elle contient. La pathologie n’est jamais loin. Mais pour autant nous restons dans l’approche et la « sujétion » mesurée des états limite 2, aujourd’hui très présents. Nous avons souvent insisté sur l’imbrication étroite des réactions violentes (il s’agit presque toujours de réactions, de réactionnel, si l’on laisse de côté les carrières délinquantes ou criminelles), et de la négociation subjective et intersubjective de l’angoisse. La fermeture de l’agressivité sur l’angoisse motive l’agression, elle peut constituer avec le temps la réponse violente. On voit bien dès lors que l’agression, l’agressivité, la violence, s’articulent à l’angoisse, à l’émotion (affect autant d’expression que de protection), et que le sujet violent, sujet de la violence, doit se débrouiller avec ses choix au « coup par coup ». À moins qu’il ne se saisisse enfin de lui-même et de ses réactions. Ce que nous apprenons peu ou mal à faire, y compris dans nos enceintes sportives. C’est dans la situation sociale difficile ou complexe que la cristallisation violente s’effectue, dans la proximité, même si les déterminants sociologiques restent vrais : les proches y sont pour beaucoup, les enjeux narcissiques déterminants, la rupture des contrôles micro-sociaux scande la démarche. Il y a une « pathoplastie » (Oury J.,1986) de la vie quotidienne, en somme une tendance potentielle à la psychopathologie, qui va cristalliser la violence, et libérer l’acting-on (Selosse, 1997) du sujet violent, dont on peut déjà penser qu’il est aussi l’objet de la violence (la plupart des premières actions violentes sont également dirigées sur les proches ou l’environnement). De l’acting on « sauvage » à l’acting out « déplacé » et du coup fixé ? À partir de ces prolégomènes, nous avons pendant plus de 30 ans tenter de nous approcher de la violence en acte, des excès et des accès agressifs aux conduites violentes à orientation psychopathique. En construisant nous-mêmes des dispositifs d’accueil, de métabolisation, de traitement, de la relation violente. Mais aussi en apprenant, des groupes, des personnes, qui participent d’une intention comparable. La familiarité avec la violence, mais aussi la réflexion Zen, cette voie qui consiste à prendre les choses comme elles sont, nous y aidèrent beaucoup. Il y eut l’apport constant des Arts martiaux, toutes disciplines et orientations confondues, mais aussi des techniques corporelles, Ecole de la respiration (Itsuo Tsuda3), Gestalt, Relaxation, Sophrologie, Taï chi chuan… Et de groupes interdisciplinaires où s’imposait à côté et avec la dimension professionnelle la pratique d’une activité physique assidue et investie. Il ne s’agit pas bien sûr de prétendre résoudre les problèmes de grande violence, mais de « diriger » ou de rediriger la violence, d’en faire de l’acte et de la parole, de la culture. Essentiellement en mobilisant le corps et le rapport au corps, en particulier par ce que nous avons appelé le combat émotionnel, le combat de formation, ou par R. Hellbrunn (1982) la dynamique oppositionnelle. Les arts martiaux et les sports de combat en sont le filigrane. 2

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Balier C., 2013, La psychanalyse et les « agirs », Société psychanalytique de Paris, http://www.spp.asso.fr/wp/?p=7932. Bergeret J., 2011, Les états limite en 2010, soigner quoi ?, Revue française de psychanalyse, Vol.75, 367-374, Paris. http://www.ecole-itsuo-tsuda.org

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Nous les entendons au sens large, sans hiérarchie ni confrontation. La vraie question est toujours la reconnaissance de l’autre, cette médiation articulaire de la connaissance de soi. Lorsque l’autre n’a pas de consistance voire pas de présence le postulat est qu’il n’a pas pris la force du réel. Plus largement, nous nous situons dans l’exploration « directe » des émotions, de l’angoisse, et de leur imbrication psychique et corporelle au cœur du rapport social. D’autres s’y livrent aussi, sans passer systématiquement par le combat4, mais toujours par le corps. Je voudrais ici m’interroger sur les limites théoriques et pratiques d’une telle démarche, alors que des travaux de recherche et des thèses en sont à la tester plus systématiquement.

1. Les leçons de la grande violence « ordinaire » La plupart des acting-on que nous avons à connaître, plutôt en liaison avec l’Éducation nationale, la Protection judiciaire, certains Centres de jour hospitaliers, en fait les institutions sociales, s’organisent dans des situations dont on peut tirer quelques enseignements.

1.1 La carence du lien originaire Il y a une carence profonde du rapport à l’autre, une « viciation précoce du lien à l’autre » (Chartier, 1991, 65-74), qui laisse tourner à vide ce que j’avais appelé le test identitaire (Pain, 1986). Le contact est un vrai problème, et nous allons de la relation difficile à la grande difficulté relationnelle, installées sur des identifications par défaut, « négatives », voire une désidentification (Selosse, 1997) visant à un retrait défensif de la socialisation. Le dojo au sens japonais originaire, ce lieu de la voie, est là pour filtrer et montrer sans commentaire ces situations d’évitement, de refus, de morgue aveugle, de rage froide, de passion, de dépression solitaire. Le dojo est un contrôle d’identité instinctuelle. L’inscription de l’autre fonctionne comme entrée dans le champ social, institutionnel. Certains jeunes que nous avons rencontrés en home (Maison d’enfants, en Belgique), ou en foyer, le disaient très bien, au premier degré : « Vaut mieux pas s’attacher... faire confiance... la vie (l’autre), c’est des coups dans la gueule. »5 Lorsqu’ils en parlent, dans une relation bien cadrée. C’est un mouvement qui tend vers la forclusion - protectrice pour soi - de l’autre, et qui va évidemment pour le moins sur-sensibiliser les relations, l’amitié, l’amour, les valeurs, a fortiori la justice, le respect. Jusqu'à s’enfermer dans des rites de substitution, prenant fait et lieu de relation. Où l’autre n’est jamais présenté en personne, mais réifié dans le danger qu’il représente. Une sorte de monstre Autre immédiatement meurtrier. Lacan (1962-63) et Mélanie Klein (1937) l’ont pointé au fond de la – de l’(in) – conscience. Les rites violents, qui tournent depuis longtemps autour de l’aphorisme « il (ou elle) m’a traité(e) » (c’est bien du « traitement » par l’autre qu’il est question) sont déjà de la « fantasmagi(e) » (fantasme agi magique – comme dit D. Roulot, psychiatre à La Borde, 2014). La confrontation, l’affrontement, sont tout autant redoutés que recherchés pour empêcher, lever l’angoisse et la peur. Ces mécanismes d’attaque-fuite sont classiques au quotidien. 4

Favre D., 2013, Transformer la violence des élèves, Dunod, Paris. 2015, Cessons de démotiver les élèves, 19 clés pour favoriser l’apprentissage, Dunod, Paris. Zana O., 2010, Restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants, Paris, Dunod. 2015, Apprendre à vivre ensemble en classe, des jeux pour éduquer à l’empathie, Paris, Dunod ; cf des extraits de sa thèse sur le site jacques-pain.fr 5 Les citations sans référence dans le texte sont extraites d’entretiens avec des adolescents violents, c’est à dire « fichés » et catalogués par des organismes judiciaires, de santé, ou des structures spécialisées. Et des experts du combat, qui sont pour nous a minima ceinture noire ou diplômés en sports de haut niveau, et par ailleurs formés à l’analyse en groupe et à l’intervention sur des terrains sensibles.

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« Il faut que tu marques ton territoire, et te laisser pas marcher sur les pieds, parce que si tu as le malheur de te battre, alors vas-y, alors défonce sa tête, question de bien faire montrer que tu as peur de personne. Autrement ils te feront toujours chier. Histoire de réputation. » Le contact humain, prenons le au plus court et au plus explicite, s’il est difficile, postule un exercice, de l’entraînement, un apprivoisement, jusqu’où le permet la relation violente originaire. L’homme doit se battre pour vivre, et vivre pour ne plus se battre.

1.2 La rage narcissique primaire La violence est donc à entendre entre la socialité archaïque et le narcissisme. Il y a une peur interne puissante, bien pointée par Mélanie Klein (1937, de l’autre, dans les esquisses de socialisation archaïque qui ratent la relation humaine. Jean Oury dans nos discussions récentes à La Borde disait de la violence qu’elle était une « rencontre ratée ». Il tient à nous de la rejouer, mais ce n’est pas que du théâtre, c’est un psychodrame. La relation humaine se réveille et s’obnubile de la moindre angoisse « sociale ». C’est cet archaïsme « désidentificatoire », cet empêchement d’être soi sans l’autre, qui nous caractérise tous, qui autorise le jaillissement narcissique que nous rencontrons presque massivement sur le terrain, dans les quartiers sensibles, ou plus largement dans les familles sensibles, qui, elles, peuvent demeurer aussi bien à Mantes, Trappes, Les Mureaux, qu’à Cergy, Saint-Cloud, ou dans le XVIe parisien, dans les « meilleurs milieux » pour la France, mais aussi à Recife, Montréal, ou Bangkok. La violence vient dans la rage narcissique primaire (H. Wallon, qui en 1925 déjà s’intéressait à « L’enfant turbulent »). En prolongeant ce constat, nous pouvons saisir un mécanisme tout entier scandé par l’angoisse : où l’attaque narcissique est couverte par la rage ; qui suscite la peur ; et enclenche la répétition ; sans possibilité de « se soumettre, fuir, ou lutter » (Laborit, 1976). Le rite, la répétition, l’autoréférence hystérique ou schizoïde, la réduction expérientielle à la destruction éventuelle (de soi ou de l’autre), désignent par conséquent la violence comme une pathologie du narcissisme. Il faut être « fort et méchant », dans la vie, « blindé, et avoir la rage plutôt que la dépression ». En fait, la rage est une conversion de la tension dépressive, qui sublime (mais mal) l’abandon. Le « vampire » apparemment assoiffé de relation, en fait essentiellement désaffecté par l’autre, ne peut échapper à la « méduse » (Selosse, 1997) du contrôle social que par la rage, dans la rage (Dubet, 1987, nomme ainsi la violence sociale des exclus, redoublant sans le pointer le terme parfois utilisé par les neuropsychiatres confrontés à l’agression radicale). Le passage par l’acte arrête là la déliaison du corps et renoue avec la biologie de la survie. La culpabilité est exclue par la surenchère narcissique. Apprenons la rage, mais apprenons à rire de la rage, à faire de l’humour avec son corps, à jouer sérieusement à se battre. Cassius Clay, Mohamed Ali, pour la boxe, Jan Kallenbach6, pour le karaté, en sont des exemples dystoniques, de rupture. Certains moines allégoriques zen aussi.

1.3 Socialisation et relations archaïques Dès lors, on peut faire du combat « préparé » un passage à l’acte construit, un jeu mimétique à grande régression, et toucher fort et vite le noyau interne de la cristallisation originaire. Les arts martiaux et les sports de combat sont une encyclopédie de la relation violente et de son contrôle. Mais il faut les entendre comme Miyamoto Musashi (Tokitsu, 1998), dans sa dernière période, et laisser les armes dans la grange. Nous en avons tiré l’essentiel de nos approches directes de la violence. La dynamique des groupes, les techniques du corps, nous 6

Maître hollandais pluridisciplinaire, qui défend l’idée d’un karaté Zen. Il est une référence pour le kyokushinkaï, qu’il pratique au plus haut niveau ; Cf https://ainkarateshotokan.wordpress.com/le-karate/22972/jan-kallenbach/

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ont appris et démontré la force de ces régressions actives. Et leur violence mentale. Nous touchons au vif du sujet. Il s’agit d’intervenir avec une certaine force sur le noyau violent, où s’enkyste la relation, et nous pensons que c’est possible, les « cas d’école » nous le montrent (cf les suivis de grands violents de R. Hellbrunn, J.-P. et L. Chartier, C. Lagrange). Pratiquer une analyse en acte et en situation, qui avec la radicalisation de la violence demeure peut-être la seule, l’ultime entrée ? Pour pointer la dérégulation de la relation, très simplement, à partir de l’émotion : frayeur, stupeur, effroi... Et du vide de l’angoisse, ce qu’il en reste... Où étais-tu ?... Pour qui me (te) prend(s)-tu ?... « Dans ces cas-là, j’essaie d’ignorer, de ne pas répondre, mais comme tout se passe à l’intérieur, ça me détruit »... que se passe t’il ? Rien, répond l’enfant réveillé dans la nuit. Heidegger (1962) pointe ce « rien » comme l’essentiel du sujet perdu. Une intervention nucléaire sur l’identité, mais délicate et groupée. La relation est fragile, elle oscille entre le forçage et la réjection, la position personnelle flotte, de captive elle cherche la capture. Mais ce n’est pas dans n’importe quel combat, encore moins dans une bagarre, et donc dans n’importe quel stage, quel club, que l’on va pouvoir jouer et contrôler de telles situations. C’est le cadre conceptuel qui permet de susciter suffisamment d’angoisse pour mettre en mouvement les émotions, et ne pas s’y enfermer, mais laisser jouer la pulsion, entre l’empêchement et l’embarras. En basculant la tension du passage à l’acte sur un acting-out cadré, un acting-out d’accueil, protégé. La conscience ne soutiendra ce mouvement que si le corps tient la pulsion, c'est-à-dire si le cadre contient, et contient juste assez pour autoriser la parole. Après coup, il n’est pas possible, ou plutôt ce serait de nouveau cristalliser de la violence, que de ne pas passer par la mise en mots. D’où l’attention apportée dans ces pratiques extrêmisées issues de dojos réflexifs, ces stages d’approche de la violence : à l’espace et au temps ; à l’explicitation ; aux consignes, à la mise en relation (de confrontation dramatique) ; à l’arbitrage, voire au double arbitrage (sur la loi du respect, sur la règle de l’atteinte protégée de l’autre) ; à l’aménagement des activités et des rencontres, autour de cette reconstitution de la dualité qui vise à arracher le même à l’imaginaire, et à restaurer un ancrage dans l’autre. Toute une combinaison de rapports font alors la possibilité d’une relation-test bien vécue, « l’essayage » complet des conduites de sécurité réactionnelles. Le combat, repris des arts martiaux et des sports de combat, est ce jeu de la mort théâtralisé, cet arrêt sur image où la destruction est une tentative jouée en première personne mais réglée ou plutôt veillée de l’extérieur, un arrangement. Il faut y apporter grand soin, tout autant que dans le théâtre Forum, ou le théâtre Impro, et consteller la scène de points de parole. C’est pourquoi nous injectons des verbalisations dans les transgressions. C’est pourquoi il y a, à côté, tout un travail de détente, de relaxation, de production de sens, en ateliers. Tout un travail d’entrecorps de soutien solidaire. En fait, les techniques précipitent l’angoisse, et donc activent les métaphores (sociales) violentes. Décontenancer, mais en tenant la relation. « Ils vont à la dérive en quête de contenance, de holding, d’enveloppement, d’entourage. Ils ont besoin d’une peau psychique... décontenancés... ils perdent contenance » (Selosse, 1997). Sinon nous effondrons cette relation putative. On pourrait schématiser les limites et enjeux d’une telle problématique de la manière suivante, sans pour autant s’enfermer dans une vision « psychopathologique », mais clinique :

Dimension hystérique/ (invasion des relations)

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Tension schizoparanoïde -------------------- /------------------- Tension dépressive (désertion des relations) / Dimension abandonnique Et reprendre un tableau de Lacan (Séminaire 1962-63) ainsi présenté par Jean Oury (1992) (et utilisé par Hellbrunn, 1982) : Ne pas pouvoir

Inhibition

Empêchement

Émotion

Symptôme

Émoi

Acting-out

→ Production de concepts – le concept peut être une greffe de Passage à l’acte relation – (pour sortir de l’embarras) Angoisse Embarras

Ne pas savoir

Pour en tirer une ligne de travail centrale à notre propos : De l’objectif : métabolisation (1) Empêchement (Angoissé) - psychosomatique (2) Emoi - psychique

Émotion ou Passage à l’acte (Acting-out)

(Embarrassé) le Symptôme est l’acte

Au subjectif

En somme il est question de greffer la relation violente sur de l’acting-out, pour transférer l’acting-on (proximal) du passage à l’acte, et retrouver l’acte et l’angoisse liés et non confondus dans la relation. « Prendre des coups, c’est comme une insulte à ma personne. » Les coups, ça ne manquera pas son but ! Et un intervenant de « Stage Violence » de répondre : « Bats-toi avec des mots. » Toutes proportions gardées, c’est en effet comme l’insulte (saltare = sauter sur) et le coup contrôlés : un test projectif. Sous certaines conditions, il est donc possible de chercher la violence, d’y toucher, au corps à cœur, mais on voit bien qu’il faut s’y former. En particulier le rapport angoisse-émotion de l’intervenant aura une fonction clé dans le suivi, l’intervention. C’est pourquoi il faut être double, et donc deux, « arbitres ». Trois types d’intervention nous semblent alors bien se différencier : éducative, formative, psychothérapique. Par les objectifs, par l’intention et les compétences de l’intervenant, par l’intention des participants, par la relation de travail.

1.4 Intégrer la violence Une telle voie n’est pas non violente. Elle n’est pas non plus violente au sens des groupes américains ou européens qui utilisent des techniques ou des thérapies de contact, d’attaque, dans la sujétion charismatique, pour la rééducation des grands violents ou des toxicomanes. Il 7


ne faudra d’ailleurs pas confondre l’effet groupe (de référence) et l’effet secte (d’appartenance). Elle pourrait dans la version de Hellbrunn (1982) ou Lagrange (1991) être comparée à de la non-violence active. Ou de la « violence dirigée », disais-je quant à moi. Nous pensons que la violence est fondamentale, pour la société humaine – l’espèce, et qu’elle est une relation que l’on peut en partie « corriger », ou « redresser », culturellement, sinon conscientiser. Cela devient de la plus grande importance, dans cette société objectale de consommation, d’image, d’individualité « négative » (Castel, 1995). Je crois que le problème est essentiellement de pouvoir canaliser leur violence et de pouvoir leur offrir des exutoires... Ce serait un leurre de croire que nous pouvons vivre dans une société sans violence... il est nécessaire, en particulier dans les écoles où sont rassemblés... des troubles du comportement et de la conduite, d’avoir des lieux et des occasions d’expression symbolique de la violence. Non seulement des occasions de pédagogie sportive... mais le recours à des scénographies, à des psychodrames et à des joutes... sous la forme de jeux et d’affrontements contrôlés par l’adulte, organisés par celui-ci, mais régulés dans un espace d’expression contractuelle. Il s’agit d’introduire une dimension subjective dans le domaine du comportemental... (Selosse, 1997).

Si tu ne trouves pas la vérité là où tu es, où crois-tu donc la trouver, interrogeait Dogen il y a huit cents ans ?

2. Comment et jusqu’où « intervenir la violence » ? 2.1 L’intervention éducative Elle correspond à une pratique sportive bien construite, aux sports de combat, à risques, à dimension éducative revendiquée. On a là des clubs qui assurent des actions sportives et d’éducation physique, où un suivi, une relation pédagogique, sont engagés. C’est pourquoi n’importe quel club de football par exemple ne serait pas automatiquement retenu. Nous pouvons insérer de telles actions avec intelligence dans une maison d’enfants, nous l’avons pratiqué en Belgique, où deux éducateurs ont développé un atelier de boxe éducative en fait régulateur, tant il était étroitement lié aux problèmes relationnels des jeunes. Mais nous l’avons aussi introduit dans certains internats ou foyers de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Évidemment, l’atelier prendra plus de sens encore si la maison d’enfants, l’internat, le foyer, sont pensés dans les termes d’une psychothérapie ou d’une pédagogie institutionnelles, comme un dispositif intentionnalisé par et pour l’autre. C’est y compris ce qu’on peut attendre d’un club, qu’il pense a minima ses objectifs, sa stratégie, les relations affiliées, qu’il gère les problèmes, en éducateur. C’est dans le même ordre d’idées que nous discutions dans les années 2000 de certaines propositions d’activités « limites » à faire dans une ville moyenne de province, en fonction de la ville, de ses ressources, de ses jeunes, de leurs quartiers. Ce serait encore les tentatives d’implantations par le ministère de la ville des champions (automobile, judo, thaï, boxe, alpinisme) dans certains quartiers de villes en difficulté. Mais là aussi, nous avons pu le constater dans « l’application » d’un champion de karaté sur une classe de banlieue, une section d’Éducation Spécialisée, il y a une démarche, un esprit, des précautions à prendre. Sinon l’essai rate et ravage les intentions. Il faut soigner le réseau humain pour que la mutation personnelle opère. 8


Nous avons ainsi pu suivre et permettre des expériences d’« atelier violence » en école maternelle, ou en centre de loisirs, bien sûr inspirés de nos stages, impulsées par quelques experts praticiens cette fois ci des méthodes actives, de la pédagogie institutionnelle, et des groupes, eux mêmes en réseau. Trois mois, six mois, un an, une activité violente protégée (équipements et protections en mousse) fixe l’attention des plus remuants et des plus hyperactifs. Un enfant de cinq ans, déjà (pour des raisons familiales) à la limite de la destruction, de l’autodestruction, s’y « rechargea » en résilience pour un temps. Accompagné au plus près, bien sûr. Nous avons été de la même façon intéressés par une activité de judo et d’expression corporelle avec des petits, très difficiles, de maternelle. Et une activité cadrante et éducatrice de taekwondo en collège, avec là aussi des élèves difficiles. Mais nous avons aussi vu un maître - avec un petit m comme disait Fernand Oury, fondateur de la pédagogie institutionnelle, instituteur-psychanalyste et judoka – en relaxation pacifier une classe en folie en 10 séances.

2.2 L’intervention formative Nous avançons dans l’analyse et l’autoanalyse. Dans le club de karaté kyokushinkaï que j’animais à Levallois avec Jean-Claude Gesnel, sous la direction de Jacques Legrée, nous articulions le club, des stages intensifs à la campagne ; une régulation en groupe de discussion ; un rituel, des procédures ; du contrôle continu des « connaissances » en dojo et en groupes (y compris pour l’esprit martial que nous pratiquions à partir des principes de Funakoshi Gichin7). Et nous commencions le travail vidéo, celui que nous allions poursuivre dans nos stages, sur les combats, analysés (auto-analysés d’abord par les protagonistes), et renvoyés au groupe. Des groupes de pairs se sont ainsi constitués, au fil du temps, et pour longtemps. Nous avons par la suite, avec Claude Lagrange, installé les Stages Violence, où pédagogie institutionnelle et combat de formation nous ont permis au fil des années de proposer tant de multiples activités de sensibilisation, que des interventions au plus long cours. L’accent est mis sur la mobilité émotionnelle, sur la gestion de l’angoisse « ordinaire », sur la distanciation de l’acte, sur une parole plus vraie, personnelle (Dire je, à d’Autres). Nous visions avec les adultes une approche plus directe et autant que faire se peut décollée des fantasmes de la violence, et de l’agression. Ils pouvaient devenir des formateurs, nous avions esquissé un cursus, il a porté fruit. Avec les jeunes « dangereux en danger », ce sont la pensée du geste, la conscientisation, la déliaison angoisse/émotion/acte, la distance critique qui sont recherchés. Certaines expériences par ailleurs vont dans ce sens. Le Centre d’Action Sportive de Lille, fondé dans les années soixante-dix par Yves Sihrener, est un phénomène du genre. Depuis bientôt cinquante ans il concentre des jeunes très difficiles autour du combat. Ceux là même que les appareils éducatifs et rééducatifs ne parvenaient plus et ne parviennent plus progressivement à encadrer et intégrer, ceux qui nous ont réunis pour construire ces « interventions Violence ». Sans doute se situeraient-ils d’eux-mêmes plus dans la rééducation, le « redressement », car le CAS s’attache avant tout à corriger les comportements, à fidéliser les participants, à moraliser leur conduite. C’est pour le fondateur une entreprise déclarée de resocialisation. Le CAS d’ailleurs n’hésite pas à recruter certains de ses membres directement sur le terrain, dans les bandes les plus réputées, y compris en les

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Voici les 5 premiers principes, cf https://www.karatedo-tyrosse-ecole.fr/les-origines/les-20-principes-dukarat%C3%A9-de-funakoshi/ : 1) N’oubliez jamais que le karaté commence et se termine par la courtoisie. 2) Il n’y a pas de première attaque en karaté. 3) Le karaté cultive l’estime de soi. 4) Commencez par vous connaître vous-même avant d’essayer de connaître les autres. 5) L’esprit précède la technique.

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leurrant au départ sur les finalités de ce « club » très particulier. Le jeu cette fois-ci consiste à faire croire qu’on ne joue pas, que la violence, c’est « en vrai », et des « tests », des confrontations, des épreuves (j’ai pu connaître les mêmes dans mes stages de formation au karaté japonais), sont organisés sur le chemin d’une quasi-initiation visant l’autonomie. C’est sur la peur et la fascination, à des degrés souvent infantiles en apparence, que la mise en relation se fait dans le groupe, avec le « parrain » (un ou des garant - s), avec le référent, du CAS. Et c’est une relation de soumission à la structure du collectif, à la règle, aux grades, qui opère, jusque dans le contrôle plus quotidien des comportements. Pour certains jeunes très déstructurés, l’accrochage est fort. Comme le dit l’un d’entre eux : « Quand t’es gamin, c’est super ! T’as quelque chose derrière, t’as une crainte, et c’est magnifique » – il le dit dix ans après. Le CAS s’est institutionnalisé, depuis quelques années, il est passé des entrepôts de combat la nuit des années soixante dix à une reconnaissance officielle, et s’ouvre davantage sur les pratiques sportives, l’animation, la différenciation des publics, et la réflexion collective. Les jeunes finissent par intégrer des métiers de la sécurité, des groupes de services, des fonctions d’assistance et d’aide sociale. Certains n’iront pas plus loin. Mais ils vivent. Stéphane Dervaux en a fait une thèse de l’intérieur. C’est toujours à Lille que deux éducateurs de la Protection Judiciaire de la Jeunesse ont monté le groupe Jud-Box, éphémère et solide expérience des années 1980 et 1990. Pratiquants de boxe française et de judo, Arnaud Roland et Jean-Pierre Bijok se sont inspirés de leurs disciplines, de leur préoccupation professionnelle, du CAS et de nos Stages Violence. Ils ont avec quelques autres éducateurs proposé une douzaine de stage, entre 1986 et 1991, qui évoluaient vers une bonne forme d’une semaine intensive, avec un public (sélectionné sur entretien) des structures de la Protection Judiciaire de la Jeunesse de la région. L’intégration d’un jeune psychologue qui en fit son diplôme de 3è cycle n’y fut pas pour rien. « La violence à bras-le-corps », la « prise en charge des adolescents considérés comme violents », les « inclassables », les « têtes brûlées ». Jud-Box avait ciblé son travail sur l’identité, en activant le corps, l’angoisse, et la parole, en tension formative. Ces stages en internat soignaient également la vie en commun, et l’institution. Un atelier violence longuement réfléchi et analysé y permettait un « rejeu » des conflits et des passages à l’acte, proche du psychodrame, entre des séquences de combat, de confrontation, d’études et d’expression. J’ai pu participer à l’époque au dernier stage du groupe, à Bruay-la-Buissière, en décembre 1990 (dix-neuf jeunes, garçons et filles, quatre responsables, un vidéaste). Ce fut un tournant pour moi, un moment où je me suis réinterrogé sur le choix d’une conception externe ou interne (cf la question Zen) des Stages Violence. La non-violence par la violence ? Ou plutôt : Faire de la violence non violente ? Tel était mon problème. En effet ce stage réussit à stabiliser le groupe (mixte) et ses relations, au prix bien sûr d’une éprouvante mobilisation jour et nuit, précisons-le. Et à « apprivoiser » les jeunes, dans des espaces d’expression corporelle (à verbalisation), de karaté de l’énergie et de la forme, progressivement sans combat. À un point tel que l’atelier Boxe Française, animé par un champion européen, haut lieu les deux premiers jours du contact et des coups, se vit quasi déserté au profit d’un choix d’atelier corporel interactif. Une relation dans la sécurité prenait corps. L’un des jeunes dit à la fin : « Quand on est avec des gens bien, on devient bien. » Ce n’est bien sûr pas si simple. Mais je fus interpellé par cette mutation d’attitude. Peut-être bien qu’après tout la violence n’est qu’une posture caractérielle, en fait une souffrance enkystée, entretenue par la vie, la famille, l’école, les pairs, et qu’elle ne résiste pas à une attention soutenue, à un partage insistant et circonstancié ? Du moins jusqu'à un certain point, jusqu'à un certain âge, et en dehors de toute addiction profonde. Greffer la présence de l’autre, greffer de l’autre, au sein même de la conscience ? La réussite de cette greffe nécessite pour autant l’adhésion lucide du receveur, désormais auteur de soi-même. Peut-on restaurer la société des autres à mains nues ? Un dojo est le lieu de l’humanité, de la convivialité essentielle au sens 10


de ce « vivre en commun » vanté et inventé par Brillat-Savarin (1825), sociétal selon Ivan Illitch (1973), fondamental selon Dogen (1236). Jud-Box proposa au ministère un stage d’intervention systématique, en direction d’un public de placement difficile ou violent, en forme de suivi sur un an (six jeunes, sur trente-deux jours, en huit fois quatre jours, alternant deux à trois semaines sur le terrain éducatif). R. Hellbrunn, F. Courtine, Claude Lagrange et moi-même soutinrent le projet. Il n’aboutit pas. Ces projets faisaient encore peur, alors, la grande violence n’était pas coutume dans les rues occidentales. Dans le cas du CAS, comme dans celui de Jud-Box, je fus toujours étonné des crispations, des malaises, quelquefois de l’effroi, que ces démarches pouvaient provoquer chez nombre d’éducateurs, d’enseignants, de responsables institutionnels. J’ai toujours pensé qu’une grande partie des services spécialisés se déspécialisaient à qui mieux mieux, par une incompétence liée aux peurs profondes, et je le vérifiai là. On ne « traite » depuis vingt ans les inclassables que par l’exclusion réitérée. Personne maintenant n’en veut. Ils le savent. Il serait peut-être temps de prévenir, d’accompagner, très tôt, et le temps qu’il faut. Dénicher la violence dans son enfance, dès ses premiers pas, et l’apprendre. Les radicalisations infantiles ne sont pas seulement idéologiques. Leur puissance est affective. Enfin, l’intervention formative, j’y vois pour ma part certaines pratiques des réseaux spécialisés de rééducation de l’Éducation nationale. Où des instituteurs « bien » formés assurent des ateliers violence, ou des ateliers corps, poussant l’éducatif ou le rééducatif jusqu’à un réagencement formateur des pulsions. Ils publient des travaux passionnants. Il ne s’agit pas pour autant de thérapie. Tout au plus pourrait-on dire, comme on le disait de la formation des groupes de pédagogie institutionnelle, qu’il peut y avoir « de surcroît » un effet thérapeutique.

2.3 L’intervention psychothérapique Ces dernières années – 2012-2017 – j’ai pu accompagner une série de recherches intereuropéennes (Portugal, Espagne, Allemagne, Belgique, Danemark, Italie) sur les activités à risques, sous la direction de Ricardo Martinez. Lui-même intervient à partir de la thérapie par l’escalade auprès de jeunes à risques, depuis 30 ans au Portugal, plus spécifiquement à Sétubal et dans la serra d’Arrabida. Confrontés en solitude « surveillée » à des « chocs » identitaires réinitiateurs, le jeune, dans une démarche régressive-progressive, est amené à contrôler ses peurs, à en cadrer ses angoisses, à retrouver son corps et le corps de l’autre ; puis du plaisir dans ses activités ; et la solidarité du lien ; ici la « cordée » est mentale, elle vient superviser l’escalade libre. Des activités complémentaires sont installées, confrontations, oppositions, rugby éducatif, boxe éducative, cross, suivant les propositions des terrains, rencontres des groupes. La convivialité est à construire. Il faut donc bien comprendre l’approche par le choc. Il faut l’entendre dans le sens métaphorique, aujourd’hui, le refuser ce serait le subir. Le choc contrôlé est une prophylaxie du risque. Démystifions aussi le terme de thérapie. On entend là par thérapie quelque chose de l’ordre de l’autocontrôle, dans lequel le libre arbitre est complètement respecté. Il s’agit de mettre en place une intervention personnalisée, psychocorporelle. Tout comme on peut parler de restructuration cognitive, on peut parler alors d’accompagnement cognitif. L’enjeu c’est, pour tout un chacun, d’habiter son corps, car le sujet existe par le corps. Il faut lever ce clivage occidental qui sépare l’âme du corps. L’âme est au cœur et au corps, c’est un ensemble qui fait la personnalité, le sujet. On le

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voit bien quand on fréquente les Asiatiques, le sujet, littéralement, est dans son corps. C’est la thérapie par le choc, la thérapie du choc « clinique », une aventure risquée mais choisie. (Pain, conférence de Palmela, Portugal, 2017. Un livre et un film sont en cours8)

De ce travail assidu et remarquable, Ricardo Martinez en a fait une thèse, (2007), puis un guide didactique, nous avons évalué ces expériences rigoureusement (cf le site jacquespain.fr). En fait ces expériences sont en interface thérapeutiques « de surcroît », comme je l’ai écrit antérieurement. C’est de la prophylaxie. Elles ouvrent sur un autre degré d’infléchissement de la conscience, sur une intention thérapeute. C’est Jean-Pierre Chartier (1991) qui a selon nous le mieux posé le problème de la prise en charge clinique et institutionnelle des cas « lourds », ces « cas d’école ». Et probablement R. Hellbrunn (1982) celui qui a conduit le plus loin la réflexion psychothérapique sur ce qu’il avait nommé « la voie des coups », c’est-à-dire « les thérapies frappantes » ou encore « la psychoboxe ». C’est en fait ce croisement de recherches qui fit se conjuguer une bonne partie des personnes citées ici, dans le livre « Intégrer la violence » (1986), pour l’émergence du VIRFO (Groupe Violences, Recherches, Formations). Jean-Pierre et Lætitia Chartier ont insisté sur la problématique maniaco-dépressive des (grands) violents, et nous retrouvons notre schéma de constitution. Sur leur « passé pas simple », leur « présent immédiat », leur « futur inexistant » ; sur l’échec de la métaphore paternelle ; sur la rencontre fondamentale avec une violence (vécue) meurtrière – rupture structurale qui fait du meurtre un possible et non un interdit, dans la relation. Sur le « pacte incestueux » qui couvre la violence psycho ou sociopathe. Et J.-P. Chartier indiquait alors dans l’une de nos tables rondes (1994) qu’il s’agissait de « reprendre le mouvement identificatoire », de « créer de la confusion mentale, de déstabiliser, décadrer », de « créer la surprise ». Mais, prévenait-il, « ils attaquent préventivement, (car) ils meurent de trouille ». Nous concordons là-dessus. Déni (ce n’est pas moi) – Défi (des « interdits », dit J. Selosse) – Délit (c’est plus fort que moi) – Délocation, ajoute J. Selosse (sans feu ni lieu). Débit, ajoute encore C. Lagrange (on leur doit tout). Richard Hellbrunn (1982) montre que la pathologie de la violence est une pathologie sociale, que le « psychopathe » en appelle au désir de l’autre, pour ne pas le rencontrer ajouterai-je, non à l’interprétation. Qu’il veut entendre « la » parole (et nous retrouvons nos grands violents retournés comme des gants par un appareil ou un simulacre d’autorité charismatique, un temps du moins). Une psychopathie d’ambiance imprègne intimement les médias et la ville, en effet, désormais. Une psychopathie qui reste limitée, crue banlieusarde trop souvent. Un climat dans l’air du temps ? Le psychopathe vivrait-il par son angoisse froide une époque en avance ? Quelques psychologues ayant pratiqué un sport de combat ou un art martial ont tenté de constituer de telles approches psychothérapiques, mais ils sont rares. La double compétence est nécessaire, en effet, dans le cas qui nous occupe. De la boxe, très largement, pour l’agression par les coups ; du judo, jiujitsu, de la lutte, pour l’agression par le « déséquilibre » et la fixation, l’enveloppement, l’agrippement ; le combat est un effondrement transcendé, dans ce cas. « De là, les coups peuvent se parler, on peut leur donner un sens, alors qu’ils en étaient coupés jusque-là, ne gravant leurs effets mortifères que dans le réel du corps » (Hellbrunn, 1982, 55) 8

cf le site de Jacques Pain : http://www.jacques-pain.fr/jpwp/le-projet-arpi-activites-a-risqques-et-pedagogieinstitutionnelle/

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3. De quelques repères, limites, d’arrêt de telles tentatives

et

d’un

point

Il est clair que nous ne pourrions conclure sur des certitudes. Nous avons appris d’ailleurs beaucoup des recherches plus approfondies que nous avons engagées à Paris-X sur les effets en termes de comportement, de conduite, d’attitude, de ces pratiques en quelque sorte tendanciellement homéopathiques de la violence. Nous savons déjà que les médias, les sports violents, ne sont pas, en eux-mêmes, essentiellement cathartiques. Nous savons que s’ils ne sont pas accompagnés par la parole, par la distanciation, ne serait-ce que par quelque brin d’humour, ils incrustent du fantasme en lieu et place de la pensée. La salle de sports est un dojo, le lieu de la voie humaine, et on y salue, on y médite, on s’y bat, mais on s’y retrouve aussi, et on se tient ensemble, sans à-coups, au coût pour coup. On y reste convivial, puisqu’on est là pour savoir vivre.

3.1 Repères limites et limite des repères Il y a tout d’abord la pédagogie de l’intervention, c’est-à-dire le sens du dispositif, des stratégies, des attitudes, des relations, mesuré à l’éthique humaine. Qui pour nous se résume banalement dans cet aphorisme « Ne pas nuire », qui n’empêche comme nous l’avons déjà précisé en rien de dire non. Nous attacherons donc un prix particulier à ce que nous appelions la relation de travail, et nous dépisterons sans merci les inévitables étayages égocentriques, les surenchères dans la dépendance et la sujétion. De quoi disqualifier nombre de clubs traditionnels, mais aussi de formations crues d’avant garde. On ne peut travailler qu’à côté de la violence de l’autre, et avec lui. Sans se prendre au sérieux ! La violence pour la violence, dans une relation de travail mal cadrée, ou alors ostensiblement discipulaire, ramène sans alternative aux choix contraints infantiles, aux positions d’obéissance destructrice (S. Milgram, 1974). Il n’y a guère qu’une analyse incessante des incidences autoritaires de la place du maître qui relâche le dispositif, et renvoie à l’autoévaluation. En même temps, c’est sûr que le maître9 ne peut pas ne pas faire autorité, mais à côté. Dans notre conception, il représente, mais il n’est pas l’autorité, on peut faire autorité sans être, se croire, l’autorité, ce qui aurait parfaitement convenu à Dôgen. Éduquer, le mot est un peu fort. Le budo pour moi, la pratique des arts martiaux, c’est d’abord une auto-éducation à long terme. On partage avec les élèves quelques passages de ce processus d’autoéducation, c’est ça l’enseignement, de l’art du moins. Les élèves pratiquent et font eux-mêmes leur éducation. Je peux les aider, et les élèves m’aident sans en avoir conscience. (Tokitsu, 1991 : 60)

Des compétences importantes seront sollicitées, et comme nul ne peut être un expert en dispositif, en stratégies, en attitudes, en relation, dans plusieurs disciplines et à lui seul, nous insisterons sur l’intervention plurielle ; restreinte, cohérente, mais plurielle. La façon JudBox, la nôtre, articulant spécialistes, généralistes, chercheurs, y tendaient. Le comportement n’est que la partie visible de l’iceberg humain, et nous n’y attacherons guère d’autre signification que celle qu’entretient l’élève au règlement intérieur. La pédagogie institutionnelle nous a montré que le contrôle intelligent des comportements, institutionnalisé, 9

En France on dit « Les maîtres » en parlant des enseignants des écoles maternelles et primaires, ils ne sont devenus « professeurs » que récemment, et Fernand Oury, instituteur, se disait ainsi maitre « avec un petit m », ironisant sur le terme. Il était par ailleurs judoka CN.

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collectif, relatif à la « personnalité sociale », pouvait permettre une réflexion sur soi, et une certaine maturation sociale. Mais c’est aussi fragile qu’un montage de mikado. On peut être contre, mais nous pensons qu’il vaut mieux essayer. Nous réservons en effet l’interdit, qui fait point d’arrêt, à cette position éthique déjà invoquée, d’où nous ne tirerons d’ailleurs qu’une seule règle.

3.2 Un point d’arrêt des « interventions violence » Nous nous situerons donc dans l’esprit de « Ne pas nuire », ce qui pour n’être pas si simple, n’en amène pas moins une injonction de respect dans la définition du cadre d’intervention. Intervenir comme nous le préconisons repose très fortement sur ce cadrage éthique, et dès lors structurel. Autant une disponibilité fondamentale, j’allais dire presque amorale, est impérative, dans le travail de proximité ainsi construit, en résonance intime avec le mouvement de l’autre. Autant une vigilance constante doit la redoubler, interdisant la complaisance, la moquerie, la banalisation. Il s’agit de bien mesurer ce qui peut « gêner » l’autre. La « camaraderie » est bien entendu du même lot. La séparation radicale est ce point d’arrêt qui permet d’intervenir, d’interpeller, de jouer l’agression. Une séparation partagée. Il n’est donc pas non plus possible de tomber dans les brimades, la punition, mais dans des sanctions impunitives au sens où elles tiennent de la règle, et jusqu'à un certain point de « réparations » objectives. Nous devons éviter de répondre à la violence par la contre-violence institutionnelle. La violence est souvent un appel, un cri. Elle traduit souvent une souffrance. Il est important de ne pas légitimer la violence par des contre-agressions. Le recours à un système de sanctions répressives (et toute l’histoire pénitentiaire est là pour nous montrer son non-sens), n’a jamais traité d’aucune manière un sujet violent ou agressif. Autrement dit, ce sont des sanctions positives dans une pédagogie du contrôle de soi, qui s’inscrit dans un système de relations contractualisées, qu’il convient de développer. (Selosse, 1997 : 385)

On voit mieux comment restaurer la fonction sociale, l’interlocution, et l’attention portée à l’autre et à son corps. Le corps de l’autre condense et code les problèmes, il y a là tout un soin à développer autour des coups, du bleu, de la blessure, du stigmate, en commençant par l’ongle retourné, la tuméfaction accidentelle, le poignet tordu. Rien du maternage, ou de la surprotection angoissante (attention à l’angoisse, ou à l’évitement de l’angoisse, du maître). Mais à chaque fois, à chaque seuil, une mise au point, un questionnement, ce que C. Lagrange (1994) appelle un « compromis », entre la transgression et l’interdit. Pour le jeune, le jeune homme plus encore, le corps est à la fois le lieu de la vie et le lieu de la mort, l’ultime niche du sujet. « La violence, c’est naturel parce qu’on a des nerfs et une force surnaturelle. » Celui qui a écrit ça, que j’ai cité à plusieurs reprises, a mal fini. Au-delà des coups, trouver les mots. Peu, presque rien, un regard, une crispation, une tension, un soupir, un sourire, et un mot, un ou deux. « J’ai cru... » « Il a... » « J’ai... » « Je savais plus où j’étais »... « Non, j’ai pas eu peur, mais... hein... c’est drôle... »… « Je me suis fait peur à moi ! ». La règle, ce sera le contrat, le contrat vrai, qui doit intervenir à un moment ou à un autre, dans l’ouverture du processus. Un contrat clair, réciproque, expectatif, à échéances, avec des rôles, des postures, des tiers, une famille « complémentaire » d’accompagnement. Il y faut bien un dojo entier et bien tenu. Beaucoup de précautions, pour parfois l’éclair d’une prise de conscience, dans l’acte ainsi ouvert au tiers, à la parole. Même si ce n’est qu’une fois sur cent, c’est inestimable, cette matérialisation souvent brutale et naïve de l’humanité émergeant de sa peur, au seuil de l’être 14


humain, arrachée en une fraction de seconde à la barbarie. J’eus ces prises de conscience brèves dans mon dojo, ou au fond des bois, ou la nuit devant des livres et un feu, ou encore au Kennin ji à Kyoto (en 2006 en voyage d’étude). J’ai compris alors ce que vivre signifie : les pleins et les déliés de l’écriture manuscrite n’ont de sens que par le vide qui les porte. Voire qui les fonde ? Je pense que comprendre en art martial, c’est acquérir une nouvelle perception. En ce sens changer, c’est comprendre, comme quand les « écailles tombent des yeux ». On voit les choses autrement, on voit le monde différemment. Mais plus exactement, ce n’est pas qu’on voit autrement, c’est qu’on vit autrement sa vie. Sans cela la pratique des arts martiaux n’a pas de sens (Tokitsu, 1991 : 73)

Bibliographie Les éditions Matrice ont été transférées en grande partie aux éditions Champ social, à Nîmes, en 2011, http://www.champsocial.com/. Pour les articles et livres épuisés, cf le site de Jacques Pain : jacques-pain.fr ARESPI, 1989, Démarrer une structure éducatrice, l’hébergement coopératif, Vigneux, Matrice. Balier C., 2013, La psychanalyse et les « agirs », Société psychanalytique de Paris, http://www.spp.asso.fr/wp/?p=7932. Bergeret J., 2011, Les états limite en 2010, soigner quoi ?, Revue française de psychanalyse, Vol.75, 367-374, Paris. Chartier J.-P., 1991, Les Adolescents difficiles, psychanalyse et éducation spécialisée, préface de Selosse J., Toulouse, Privat. 1991, L’Adolescent incasable : bourreau ou martyr, Marseille, Hommes et perspectives. Castel R., 1995, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard. Chignol P., 2007, Influence de la pratique de l’Aïkido sur le développement du sujet : Une étude exploratoire au travers du passage de grade en tant que franchissement de seuil, Thèse soutenue à Lyon 2, cf site Jacques Pain. Dervaux S., 1997, Traiter la déviance par la pratique éducative des activités de combat, Thèse soutenue à Paris-Nanterre. 1999, Traiter la violence par le combat, Vigneux, Matrice. Deshimaru T., 1977, Zen et arts martiaux, Paris, Seghers, cf Albin Michel. 1986, Le bol et le bâton, 120 contes Zen, Paris, Albin Michel. Dôgen E., cf Corps et esprit-La voie du zen d'après le Shôbôgenzô. Textes choisis, traduits du japonais et annotés par Janine Coursin, Éditions Gallimard, Collection Folio Sagesses, 1998. Dubet F., 1987, La Galère, jeunes en survie, Paris, Fayard. Favre D., 2013, Transformer la violence des élèves, Dunod, Paris. 2015, Cessons de démotiver les élèves, 19 clés pour favoriser l’apprentissage, Dunod, Paris. 15


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