Partie II - MEMOIRE architecture - Economie de moyens de mise en oeuvre

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II. Des procédés constructifs conditionnés par les limites de l’homme bâtisseur

Les trois constructions s’assemblent uniquement par des ouvriers et sans l’aide de machine de levage. L’homme a des prédispositions physiques comme sa capacité de portance, l’écart entre ses bras et la taille de sa main. Il parait intéressant de voir comment ces limites se retrouvent dans les procédés constructifs étudiés. L’homme est l’unité de mesure de ces constructions, il détermine les sections et les dimensions des éléments à assembler. Ce premier point rassemble les trois cas d’étude et les place dans une logique d’économie de moyens de mise en œuvre objective. En effet, ces limites dimensionnelles sont universelles et ont traversé l’histoire. La spectaculaire avancée technique des machines à partir de la révolution industrielle a considérablement transformé les manières de construire. Aujourd’hui, en France, des constructions uniquement assemblées par l’homme paraissent d’autant plus économes en termes de moyens employés. Il est donc question d’échelle, de poids, et de dimensionnement dans cette deuxième partie. Les dessins et les échantillons construits évoqués précédemment constituent les illustrations.

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a) La maison 6x6, les panneaux et la légèreté de la tôle

La rétrospective ci-dessous reprend les éléments les plus grands de la construction. Les confronter avec une main et un ouvrier permet de se rendre compte de l’échelle et de mesurer le degré de difficulté de la manutention de ses éléments. Dans la maison 6x6, tout est conçu pour faciliter le montage avec le moins de temps possible. Les éléments sont légers, facilement transportables, et manutentionnables. Les éléments de structure comme le portique central ou les poutres sont creux. Il s’agit de l’optimisation du poids grâce au pli de l’acier qui multiplie les capacités de résistance. Le pli génère également un angle doux qui rend plus aisée la manutention. Concernant les panneaux de façades, ils font chacun 1m de large ce qui est adapté à l’écart entre les bras d’un homme. Il en va de même pour le sol de la maison qui se compose de module en bois qui se pose sur les solives du plancher. Jean prouvé dira qu’il a choisi les 1m car c’est plus facile pour compter. C’est un peu de la provocation car les détails constructifs montrent que c’est plus complexe. Avec les épaisseurs et les écarts nécessaires au correct assemblage notamment. Dans cette construction, chaque choix est conditionné par les prédispositions du monteur, l’unité de la composition, le poids, la dimension des éléments constructifs, et même la rondeur des angles.

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II.
Maison 6x6, Demi Portique et poutre plancher bas Redessiné par l’auteur d’après les élévations et détails de la Galerie Patrick Seguin
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Photographie chantier Maison 6x6 dans la cour des Ateliers Jean Prouvé à Nancy © Galerie Patrick Seguin, 2014 Photographie échantillon maison 6x6 © Auteur

b) La Kalil House, bloc par bloc

La construction par blocs maçonnés est également adaptée à l’auto-construction dans la mesure où chaque bloc peut être porté par un ouvrier. Il suffit de les empiler pour constituer un mur ou un plancher à caissons, tout en mettant en place les armatures dans les joints creux. Chaque bloc mesure 60cm/30cm ce qui est environ le double d’un parpaing classique de 20cm/30cm. Cependant, ils font seulement 10cm de largeur contre 20cm pour le parpaing commun. Les blocs pleins font tout de même pas loin de 80kg, il est donc plus facile d’imaginer deux ouvriers pour porter un bloc et le placer correctement. Chaque bloc est constitué d’un cadre rempli de ciment ou de vitrage. Ce cadre permet une meilleure prise en main du bloc et facilite la manutention. De plus, le joint creux recevant le mortier et l’armature de fer permet aussi une meilleure prise en main. L’objectif de Franck Lloyd Wright était de mettre au point un procédé adapté à l’auto-construction, la rétrospective ci-dessous et les photographies illustrent cette idée. Les difficultés rencontrées sur le chantier seront détaillées dans une autre partie.

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Photographie chantier Kalil House © Martha (Elizabeth) Tracy
II.
Kalil House, Bloc de ciment Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Frank Lloyd Wright
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Photographie échantillon Kalil House © Auteur Photographie échantillon Kalil House © Auteur

c) La Fisher House, les faibles sections et la dextérité du bois

Les structures balloon nécessitent peu d’ouvriers, peu d’outils, et permettent un chantier rapide. La non-hiérarchie des éléments structurels permet d’utiliser des éléments de faibles sections, légers, et facilement transportable. La section des éléments ne dépasse pas 10cm/4cm pour les montants, et 18cm/6cm pour les solives. Ces faibles sections permettent également d’avoir une bonne prise avec les mains. La dextérité du bois rend possibles de potentielles retouches pendant le chantier pour absorber un léger décalage par exemple. Manipuler ou retoucher certains éléments est possible grâce à des scies mécaniques de petite dimension adaptées à l’échelle humaine. Les assemblages en mibois avec des clous ne nécessitent pas de visseuse, un simple marteau suffit. Ce type de construction non-hiérarchique en bois est adapté aux prédispositions de l’ouvrier et à l’auto-construction.

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II.
Fisher House, Montant et solive Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn

d) Des procédés clairs et intuitifs pour faciliter la mise en oeuvre

La clarté du montage de la maison 6x6 évite à l’ouvrier de se poser trop de question, c’est une maison qui se monte aussi facilement qu’un jeu mécano pour enfant. L’évidence de son assemblage permet d’accélérer le temps de chantier et à n’importe qui de se prêter au jeu. Dans le même esprit, l’empilement des blocs de la Kalil House est un processus intuitif et répétitif. Le Balloon Frame demande quelques notions de menuiseries mais c’est toujours le même type d’assemblage. Ces procédés constructifs sont adaptés aux limites physiques de l’homme, mais également à ses prédispositions mentales. Il parait possible d’établir que plus un procédé constructif est évident, plus il est efficace en termes de temps de mise en œuvre. Il s’agit d’une sorte de didactique de la construction à la portée de tous.

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Photographies de chantier © Documents de Jean Marc Weill offerts par Norman Fisher
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III. La répétition par module et la composition par cadre

Après avoir déterminé que les trois procédés sont conditionnés par l’échelle de l’ouvrier, il parait intéressant de voir comment la composition peut aider à rationaliser le montage. Le travail de conception pré-fabrication de l’architecte sur sa table à dessin, a déjà une influence sur l’efficacité du chantier. Certains types de compositions pourraient correspondre à ces montages limités par les prédispositions de l’ouvrier. Les trois architectes ont recours à une composition par cadre ou par module. Ces cadres sont proportionnels aux dimensions de l’ouvrier, ils correspondent à une mise en œuvre répétitive et intuitive. Ces types de compositions déterminent la mise en œuvre mais également l’expressivité des façades et le rapport au paysage. Un module est une unité qui détermine des proportions. Tandis que le cadre est une bordure qui encadre quelque chose. Ces 8 9 deux définitions seront utiles pour comparer les trois systèmes. Ces compositions correspondent à une économie de moyens de mise en œuvre dans la mesure où leur rationalité permet des logiques d’assemblages répétés et simplifiés.

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LE ROBERT. R Le Robert. [en ligne]. 2023, [Consulté le 22.11.2022]
CNRL.
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. [en ligne]. 2023, [Consulté le 17.11.2022].

a) La maison 6x6, la répétition d‘un panneau standard

Jean Prouvé établit un standard qui rationalise la production en usine des panneaux. Chaque panneau a la même dimension, c’est la multiplication de ce panneau qui détermine le carré de 6m par 6m en plan. C’est un dispositif de la répétition d’un panneau standard de dimension identique. La position en plan des panneaux n’a presque pas d’importance, il s’agit simplement d’alterner avec un panneau plein ou un panneau qui reçoit un ouvrant, de sorte à obtenir au moins une ouverture par façade. Le panneau de 1m de large est un module, c’est l’unité dimensionnelle de la composition en plan, et en façade. La répétition d’un panneau de même dimension et de même nature permet également la répétition des assemblages. Une fois qu’on en assemble deux, il reste plus qu’à répéter l’opération. Certains panneaux ont des ouvrants rudimentaires, une porte, et trois fenêtres. Ce sont eux qui constituent l’enveloppe de la maison. Ils offrent un point d’appui pour la charpente et participent au contreventement et à la stabilité de l’ensemble. Les panneaux sont donc des modules qui reçoivent ou non des cadres ouvrants. Ce type de composition rationalise le montage, la production des éléments à l’usine, et le transport.

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Maison 6x6, Trois panneaux Redessiné par l’auteur d’après les élévations et détails de la Galerie Patrick Seguin
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Photographie du montage Montage de la maison, Camargue, 2014 © Galerie Patrick Seguin, 2014

b) La Kalil House, l’empilement d’un module standard

Ici de nouveau, c'est la répétition d'un module standard de même dimension. Le bloc de ciment est l’unité dimensionnelle qui est multipliée et assemblée dans les deux plans. Cela génère comme pour la maison 6x6, d’une mise en œuvre de la répétition, un processus programmé et permis par la parfaite association des modules à dimensions identiques. Cela fait appel au principe archaïque d’empilement de pierre pour monter un mur, mais avec un procédé industriel qui le rationalise, et prévoit sa finalité. Ces blocs sont de dimensions identiques, mais de nature différente. Ils sont chacun délimités par un cadre à l’intérieur duquel ils peuvent être pleins, ou vitrés. L’association de l’armature permet notamment de mettre en place une grande partie de bloc vitré dans l’angle du séjour. Cela n’aurait pas été possible avec la simple association des blocs vitrés entre eux qui n’auraient pas résisté aux poussées horizontales. Leur dimension est plus petite que les panneaux de Prouvé, cela permet une plus grande variété d’assemblage et une plus grande liberté de composition. Cependant, elle sera toujours déterminée par l’unité de base du bloc de ciment. On obtient une mise en scène de l’empilement dans les deux plans, une juxtaposition de modules identiques. L’utilisation du béton et des armatures en acier dans les joints permet de dépasser la contrainte de l’opacité d’un mur en parpaings classique. Les armatures génèrent un appareillage droit, la composition des plans et des façades résulte de la multiplication des dimensions du module. On retrouve ce dessin pour le carrelage ou encore le mobilier. Les blocs de ciment sont donc des modules constitués d’un cadre ouvert ou opaque.

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III.
Kalil House, Extrait façade SE Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Frank Lloyd Wright
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Photographie chantier © Inconnu

c) La Fisher House, composition par cadres de dimensions et de natures différentes

Le Ballon Frame est l’association de cadres continuant une enveloppe périphérique porteuse. Contrairement aux deux autres maisons, il n’y a aucun standard, chaque cadre peut être de dimensions différentes. Il n’existe pas d’unité dimensionnelle qui conditionne la composition. Louis I. Kahn va ainsi mettre en place une composition de plusieurs cadres de différentes natures. On distingue ; les cadres bardés, les cadres en retrait, les cadres vitrés et les cadres à structure hiérarchisée. Ces différents cadres s’assemblent pour dessiner une façade unie à partir de cadrages vitrés à position et forme diverse. L’association des cadres vitrés avec les cadres à structure hiérarchisée permet de dessiner un deuxième cadre qui subdivise la façade et tire de nouvelles lignes reliées aux arêtes du volume. La répétition codifiée de ces différents cadres, et leur association, permettent d’obtenir un plus grand cadre qui détermine une façade, tout en intégrant des ouvertures de formes et de positions diverses. Les différentes positions et formes des ouvertures sont déterminées par les usages intérieurs et le cadrage du paysage. C’est un système qui permet une plus grande liberté de composition que les deux précédents. Il n’est pas question de module mais de la répétition de cadres à dimensions et natures différentes.

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III.
Fisher House, Extrait façade NO Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn scanné par Jean-Marc Weill
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Photographie façade NO © Isabelle Dumoulin
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IV. La préfabrication, comme moyen de planification de la mise en oeuvre sur site

Toujours dans l’objectif de réduire le temps de montage sur le chantier, ces trois architectes ont recours à la préfabrication d’éléments hors site. Les types de compositions dont il était question correspondent à des logiques répétitives de mise en série des éléments. Il y a la préfabrication dite « ouverte » lorsque seulement certains éléments standards sont préfabriqués pour être combinés à des éléments construits traditionnellement. Et il y a la préfabrication dite « fermée » ou tous les éléments sont fabriqués exclusivement les uns pour les autres. Ce procédé prend 10 son essor avec le développement de l’industrie au début du XXe siècle, et apparaît comme un outil nécessaire lors de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. L’utilisation de la machine en tant qu’outil pour les trois constructions étudiées, est principalement utilisée pour préfabriqué les éléments, afin de les assembler ensuite par la force de l’homme. La machine produit des éléments proportionnés et adaptés aux prédispositions de l’homme monteur. L’approche des logiques de préfabrications complète les questions de proportion et de composition précédente. Avoir recours à la préfabrication facilite le montage et répond aux peu de moyens de mise en oeuvre sur site.

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HONEI, Architecture. « REDÉFINIR LE PRÉFABRIQUÉ POUR LE 21ÈME SIÈCLE » LE BLOG HONEI [en ligne]. 2021, No. 24, 10 [Consulté le 24.11.2022]

a) La maison 6x6 et le tout préfabriqué

Tous les éléments sont ici préfabriqués, le montage est entièrement planifié dans l’objectif de minimiser le temps de mise en œuvre et de permettre la production en série. C’est la catégorie de la préfabrication dite « fermée ». Les éléments structurels comme le portique et les différentes poutres sont pliés et soudés en usine. Il en va de même pour les panneaux constituant l’enveloppe, les panneaux du sol, mais aussi les éléments de jointures. Le montage en une journée n’est rendu possible que par la préfabrication de ces éléments. Rien n’est laissé au hasard, c’est la garanti de n’avoir aucun problème lors du montage. L’aléa du chantier est banni au profit d’un contrôle total de chaque élément, et de leur principe d’assemblage. La composition par cadres identiques évoquée précédemment est également tirée de cette volonté d’optimiser la production en série. Cette composition est la conséquence des conditions de production dans la mesure où le standard permet à la machine de produire plus vite. Cette maison se monte comme un meuble, c’est un objet préconçu et standardisé pour être développé en série. La préfabrication des éléments qui s’assemblent parfaitement, libère l’ouvrier monteur de toute réflexion supplémentaire, il lui suffit de mettre ensemble des éléments prévus pour s’accorder. De la même manière que les jeux de construction pour enfants. La nature du socle, elle, varie suivant les photographies trouvées. Le modèle proposé par la Galerie Patrick Seguin utilise des sabots métalliques préfabriqués, mais Jean Prouvé a eu recours également à des pieux en pierre édifiés sur site.

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68 Principe de préfabrication maison 6x6 © Auteur

b) La Kalil House et la préfabrication d’un module standard

La construction de cette maison fait également appel au moyen de la préfabrication, chaque bloc de ciment est préfabriqué en usine puis assemblé sur site. Étant tous de même dimension, cela correspond comme chez Prouvé à une production en série caractéristique de l’industrie. En revanche, c’est le module qui est mis en série et non la maison dans son ensemble. Afin d'automatiser la production, le Dr Kalil lui-même maître d’ouvrage, a fait construire une machine qui créait chaque bloc sous pression, cela permettait de retirer les blocs de leurs formes immédiatement et de commencer le bloc suivant. Ainsi, ils auraient pu être mis en série de manières plus large, et on aurait vu naître de nouvelles maisons utilisant ce principe. Il s’agit d’une préfabrication dite « ouverte ». La préfabrication de ces blocs ne détermine pas un ensemble prédéfini, mais simplement un bloc standard que l’on peut associer de multiples façons. Par conséquent, la mise en œuvre et le montage de la maison sont plus longs. Il faut sur le site, mettre en place les armatures avec le mortier et couler les chapes par exemple. Les assemblages ne sont pas préfabriqués à l’usine comme pour la maison 6x6. On est donc dans un degré inférieur de préfabrication, seul le module est fabriqué hors site.

69 Principe de préfabrication Kalil House © Auteur IV.

c) La Fisher House et la préfabrication ouverte

La Fisher House correspond également à une logique de préfabrication, car les éléments en bois ont des sections prédéfinies par l’usine. En revanche, la préfabrication pour la construction bois n’était pas autant développée qu’aujourd’hui ou on est capable de préfabriquer directement les murs à ossature pour un assemblage plus rapide sur site. Cette construction rejoint le principe de la Kalil House dans la mesure où ce sont les matériaux qui sont préfabriqués et non la construction dans son ensemble. Cependant, l’usage de la préfabrication est encore plus ouvert, l’usine ne produit pas un module identique, mais bien une multitude de sections et de longueur d’éléments en bois. De plus, la dextérité du bois évoquée précédemment permet d’ajuster les éléments facilement afin d’absorber les aléas du chantier. Ce que ne permet pas le système par blocs maçonnés. L’usine préfabrique donc des sections standards, et le constructeur peut les modifier ensuite. En ce qui concerne le socle de la Fisher House en maçonnerie de pierre sèche, il s’agit d’un procédé archaïque aux antipodes de toutes logiques de préfabrication.

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Principe de préfabrication Fisher House © Auteur
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V. La polyvalence, comme moyen d’exploitation maximale des procédés constructifs

Après avoir déterminé en quoi ces trois constructions correspondent à des logiques d’économie de moyens de mise en œuvre, il s’agit de voir comment les architectes exploitent au maximum les procédés constructifs. Comment par l’étude de ces procédés est-il possible de réduire les moyens mis en place ? Comment couvrir toutes les fonctions premières d’une construction avec moins ? Les trois architectes ont recours à des dispositifs que l’on définit comme polyvalents. La valence provient du bas latin valentia qui est relatif à la capacité. Ce terme 11 chimique paraît pertinent car il parle de liaison et de substitution, or un élément qui recouvre deux fonctions à la fois supprime la nécessité d’en utiliser un autre, il établit une fusion en un seul élément capable. Il obtient alors un nouveau statut qui fait la synthèse des deux fonctions. Mais alors comment un dispositif construit peut recouvrir plusieurs fonctions à la fois ? Comment par exemple le gros-œuvre peut être à la fois le second-œuvre ? Il s’agit ici de repérer dans chacun des trois projets, les dispositifs qui recouvrent plusieurs qualités à la fois. Des qualités qui sont habituellement distinctes et propres à plusieurs éléments d’une construction. Cette idée de la polyvalence peut s’avérer être une approche qui correspond à une logique d’économie de moyens de mise en œuvre. Se demander comment un élément peut couvrir plusieurs rôles à la fois génère consécutivement une réduction des moyens employés. Il s’agit d’une logique objective de réduction. Pour commencer, il convient de s’intéresser à un théoricien qui a séparé en quatre éléments distincts l’architecture, afin de vérifier si les trois architectes ont réussi à les fusionner. Il est question de Gottfried Semper, un architecte, théoricien d’art et enseignant allemand du XIXe siècle qui détermine le toit, le socle, l’enveloppe et le foyer comme les quatre éléments de l’architecture. Pour établir cette classification quadripartite, le théoricien se base sur la hutte primitive de Vitruve. Ensuite, il 12 s’agira de la fusion du revêtement et de la structure dans la constitution des enveloppes, puis de la fusion entre le gros-œuvre et le second-œuvre.

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LAROUSSE. Dictionnaire de français. [en ligne]. 2023, [Consulté le 28.01.2023]
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RYKWERT, Joseph. « Semper et la conception du style » Le journal de Pontormo. 1979, Macula 5/6, p 181. Traduit de l'anglais par 12 Priscille Michaud.

a) Les quatre éléments de l’architecture de Gottfried Semper

Gottfried Semper formule ces quatre éléments lorsqu’il voit à l’exposition universelle de Londres en 1851, une maquette d’une hutte de bambou des Indes occidentales nommée « hutte des Caraïbes ». Il semble qu’il s’agît plutôt d’une construction de la Guyane britannique. L’architecte l’a présentée 13 comme analogue à la hutte primitive de Vitruve. Il propose une organisation quadripartite des artefacts humains à partir de la hutte qui fournit un modèle d’articulation. Les quatre éléments sont : le foyer, l’enveloppe, le socle, et le toit. Le foyer est l’élément le plus ancien, l’élément moral [das moraliste Element] de l’architecture. Les trois autres sont des entités protectrices [die schützenden Negationen] qui gravitent autour ; le toit, la clôture [die Umfriedigung] et le terre-plein [der Erdaufwurf]. La 14 combinaison de ces quatre éléments peut prendre différentes configurations suivant des influences diverses comme le climat, les conditions géographiques, les rapports entre cultures ou les aptitudes différentes entre races [Racen]. À partir de cette classification quadripartite, des procédés résultant 15 des aptitudes techniques des hommes s’organisent. Chaque procédé est associé à un matériau fondamental [Urstoff] qui offre le moyen le plus commode pour produire des formes qui appartiennent à son domaine de référence originel. Les quatre procédés sont le tissage pour l’enveloppe, le 16 moulage pour le foyer, la tectonique pour le toit, et la stéréotomie pour le socle. Ils sont relatifs aux quatre éléments précédemment cités et correspondent à une classification des arts techniques que Gottfried Semper établit. Le théoricien élabore également quatre catégories de matériaux bruts selon la manière dont ils sont employés à des fins techniques. C’est à partir de ces quatre types de 17 matériaux que découlent les procédés qui visent à soumettre le matériau à un but déterminé en fonction de ses qualités. Ainsi, la tectonique peut être associée à des matériaux en forme de bâtons, élastiques, qui résistent à une force verticale qui s’exerce sur la longueur. La stéréotomie peut correspondre à des matériaux solides, compacts, qui résistent à l’écrasement et à l’éclatement. Ils sont aptes à être façonnés en une forme quelconque par enlèvement de parties de la masse et à être assemblés en blocs réguliers. Les matériaux mous, souples, capables de durcir peuvent correspondre au travail de la céramique associé au moulage. Enfin, les matériaux pliables, durs, très résistants au déchirement peuvent servir le tissage. Il convient de préciser qu’il existe une multitude de corrélations 18 entre ces divisions. Par exemple, le travail de la métallurgie rassemble l’ensemble des propriétés énumérées ci-dessus. Elle renferme une plénitude de procédés techniques intermédiaires que l’on trouve dans aucun autre matériau. Il paraît alors indispensable de réserver une rubrique spéciale pour 19 la métallurgie. Il existe d’autres interversions possibles comme par exemple le sujet de la céramique, des tuiles ou des briques qui peuvent à la fois correspondre au procédé de la stéréotomie, du tissage et du moulage. Ainsi, le tissage ne relève pas uniquement de l’art textile. La stéréotomie n’est pas 20 utilisée seulement pour les travaux de maçonnerie et de terrassement, mais aussi pour la mosaïque, le travail du bois, de l’ivoire ou du métal. C’est en ce sens que Gottfried Semper n’a pas une approche

RYKWERT, Joseph. « Semper et la conception du style » Le journal de Pontormo. 1979, Macula 5/6, p 179. Traduit de l'anglais par 13 Priscille Michaud.

SEMPER, Gottfried. Du style et de l’architecture, Écrits, 1834-1869. Marseille, Éditions Parenthèses, 2007. Traduit de l’allemand en 14 français par Jacques Souillon avec la collaboration de Nathalie Neumann. ISBN : 9782863646458, p 125. De l’ouvrage original en deux volumes, Der Stil, Gradhiva, 1860-63.

Ibidem p 126

Ibidem p 312

Ibidem p 312

Ibidem p 312

Ibidem p 314

Ibidem p 313 20

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73 V.

matérialiste de l’architecture, il catégorise des procédés qui permettent l’existence matérielle des quatre éléments de l’architecture universels. Les limites de la corrélation entre les éléments de l’architecture et les procédés sont intéressantes, car elles pourraient permettre la fusion des éléments entre eux à travers un seul procédé. Par exemple, l’assemblage par blocs régulier est un procédé relatif à la stéréotomie, mais qui peut permettre aussi de réaliser un toit, une enveloppe ou un foyer.

En termes d’économie de moyens de mise en œuvre, un procédé en mesure de synthétiser les quatre éléments de Semper est intéressant. En effet, un seul savoir-faire est requis, un seul corps d’état, ce qui facilite la construction. La fusion des éléments à travers un procédé unique rend impossible de les séparer objectivement.

Ce point théorique permet d’introduire l’idée de dispositifs polyvalents. Est-ce que Jean Prouvé, Louis I. Kahn et Franck Lloyd Wright arrivent dans ces constructions à fusionner les éléments que Gottfried Semper à pris soin de séparer ? Comment ces œuvres construites peuvent remettre en cause cette théorie ?

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La « Hutte des Caraïbes », dessins de Gottfried Semper © Abre Etteh.

b) La fusion des éléments et procédés semperiens

La maison 6x6 et le cas de la métallurgie :

Le travail du métal correspond aux quatre catégories de matériaux bruts que dresse Gottfried Semper. Comme le montrent les dessins ci-contre, il est d’abord moulé, il peut ensuite se plier, s’assembler en bâton, ou encore résister à l’écrasement. La maison 6x6 rend donc difficile la distinction d’un foyer, d’une enveloppe, d’un toit, et d’un socle si l’on suit les écrits du théoricien. Le portique central pourrait être considéré d’un premier abord comme le foyer de la construction, il est l’élément central et la tôle a été moulée. Cependant, il résiste à des forces verticales transmises par la charpente et il est constitué de plusieurs barres soudées. Il serait donc possible de considérer le portique comme constitutif du toit, correspondant au procédé de la tectonique. Cette contradiction se retrouve dans les panneaux de façades construits par un procédé tectonique avec des éléments en bois. Ils participent au soutien de la charpente et à la stabilité de l’ensemble, ainsi, on ne peut pas les considérer comme une enveloppe tissée, bien qu’ils constituent une enceinte protectrice. La maison 6x6 est un bon exemple pour mettre en exergue les limites des théories de Semper, en ce sens ou le travail de la métallurgie est en mesure de couvrir chacun des quatre procédés énoncés. Il est donc ici difficile de séparer objectivement les quatre éléments. Néanmoins, cette cabane correspond à la forme archétypale de la hutte primitive de Vitruve qui est le modèle d’articulation sur lequel se base le théoricien. Mais les multiples qualités du métal remettent en cause le caractère universel porté par ses théories. Comme le montrent les dessins ci-contre, il est possible de séparer chaque élément distinctement en considérant que les panneaux de l’enveloppe, la charpente, et le socle gravitent autour du portique central. Cependant, la cabane pourrait être aussi considérée comme un ensemble d’assemblages en barres, un ensemble tectonique. La fusion des procédés par la métallurgie contredit la distinction quadripartite de Gottfried Semper avec le même archétype que la hutte.

75 V.
Coupe schématique, Maison 6x6 Dessiné par l’auteur

b) La fusion des éléments et procédés semperiens

La Kalil House, un ensemble stéréotomique, tectonique, moulé ou tissé ? :

Les blocs de béton correspondent eux aussi aux quatre catégories de matériaux bruts de Gottfried Semper. Comme le montrent les dessins ci-contre, les blocs sont d’abord moulés et peuvent ensuite être empilés. En revanche, l’association avec l’armature peut faire également penser à un tissage, et les blocs sont constitués d’un cadre en bâton. Il s’agit une nouvelle fois d’une fusion des catégories sempériennes. L’ensemble peut être considéré comme un assemblage de blocs réguliers qui reposent sur une dalle de béton moulée en place comme sur le dessin ci-dessous. On distinguerait alors deux procédés, celui de la stéréotomie et du moulage. Mais il y a aussi du tissage avec les armatures métallique des blocs, et le plancher haut à caissons résiste à des forces verticales appliquées sur la longueur, ce qui est propre à la tectonique. Il est donc difficile de déterminer si ce système par bloc de ciment est un procédé tectonique, stéréotomique, moulé ou tissé. Il est les quatre à la fois, il est polyvalent. Ce système synthétique capable est en mesure de couvrir plusieurs fonctions à la fois. La distinction des quatre éléments de l’architecture de Gottfried Semper est contredite par un dispositif qui recouvre les quatre procédés. On pourrait aussi comme sur le dessin ci-contre, considérer la dalle comme le socle qui devient le foyer avec cet emmarchement moulé pour la cheminée. Et le reste un ensemble tectonique constitué de cadres. Plusieurs d’autres interprétations sont possible, ce système est totalement polyvalent. Les théories de Gottfried Semper sont mises à mal par les qualités de l’association du béton et du métal. Un siècle après ces écrits, ce dispositif fusionne les catégories, et permet ainsi de synthétiser et de simplifier la mise en œuvre. Il est possible de recouvrir les fonctions premières d’une construction avec un seul et même procédé constructif.

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V.
Coupe schématique, Kalil House Dessiné par l’auteur
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b) La fusion des éléments et procédés semperiens

La Fisher House, un ensemble stéréotomique et tectonique :

Les murs en pierres sèches correspondent à un empilement stéréotomique qui constitue le support des deux parallélépipèdes en ossature bois. L’enceinte périphérique soutient le plancher haut et se compose d’un assemblage tectonique. Ainsi, comme le montre le dessin ci-dessous, la Fisher House pourrait être synthétisée par deux des quatre procédés semperiens ; la stéréotomie et la tectonique. La cheminée habituellement attribuée au foyer correspond ici au même procédé que le support stéréotomique. Le dessin ci-contre tente de séparer les quatre éléments semperiens. On distingue un socle stéréotomique, deux planchers tectoniques, une cheminée comme foyer, et une enveloppe tissée avec ces plis vers l’intérieur. Cependant, le premier schéma parait plus pertinent. Cette construction est le troisième exemple de fusion des éléments de l’architecture semperiens et des procédés qui s’y rattachent. Elle montre une solution sans métal, un système non-hiérarchique qui répartit les forces sur une multitude de points périphériques. Ce système polyvalent couvre plusieurs fonctions à la fois. Il serait presque possible de retourner les parallélépipèdes en bois comme le montre le dessin ci-contre. Une des faces de l’enceinte périphérique structurelle pourrait très bien devenir le plancher haut ou le plancher bas. Le Balloon Frame est donc aussi polyvalent, avec une structure non hiérarchique qui simplifie et fusionne les procédés sempériens.

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V.
Coupe schématique, Fisher House Dessiné par l’auteur

Distinction des éléments sempériens Dessiné par l’auteur

Polyvalence du système Dessiné par l’auteur

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c) La fusion du revêtement et de la structure

Dans la même lignée que la première partie sur Gottfried Semper, il parait intéressant de sélectionner ce qui est de l’ordre de la structure ou de revêtement dans la composition des enveloppes. Comment à l’intérieur de la composition de ces complexes, le revêtement peut être aussi structure ? Et comment un élément structurel peut faire office de revêtement ? Cette approche peut aider à caractériser la polyvalence des systèmes. Cette fonctionnalité double est de nouveau une réduction des moyens mis en œuvre. Il s’agit de rechercher dans cette partie la polyvalence des dispositifs, à l’intérieur des complexes d’enveloppes.

La maison 6x6, panneaux structurels et complexe par agrégation :

Le bardage et les clins intérieurs des panneaux de façade lient les montants entre eux. Ces revêtements sont donc partie intégrante de la structure des panneaux. Comme expliqué précédemment, les panneaux participent à la structure de l’ensemble. Ainsi, il est possible de dire que tous les revêtements de l’enveloppe participent à la structure de l’ensemble. Le bardage et les clins assurent à la fois leurs propriétés de revêtement car ils recouvrent et protègent l’intérieur, et leurs propriétés structurelles. Cette fonctionnalité double caractérise l’efficience du système par les qualités polyvalentes de l’enveloppe. Comme le montre le dessin ci-dessous, seuls les couvre joint ne sont pas structurels.

La Kalil House, enveloppe structurelle et complexe synthétique :

Avec le système non-hiérarchique où tout est structurel, les enveloppes dans les deux plans sont à la fois revêtement et structure. Les blocs de béton assurent les deux fonctions à la fois. De la même manière qu’un mur en pierre périphérique, mais avec des propriétés enveloppantes de différentes natures. Le complexe de l’enveloppe est donc synthétique et polyvalent. Recouvrir les deux fonctions à la fois correspond à une logique d’économie de moyens de mise en œuvre dans la mesure où il s’agit d’une économie de temps, et de matière. Le dessin ci-après montre que seul le vitrage n’est pas structurel.

81 V.
Plan détail enveloppe Maison 6x6 Redessiné par l’auteur d’après les élévations et détails de la Galerie Patrick Seguin

La Fisher House, enveloppe structurelle et complexe par agrégation :

L’enveloppe se compose depuis l’intérieur d’une plaque de placoplatre, des montants et lisses horizontales, d’un panneau de contreplaqué, et des planches de bardage. Comme le montre le dessin ci-dessous, tout participe à la structure à l’exception du placo et de l’étanchéité. En effet, les planches de bardages participent au contreventement de l’ensemble, c’est pour cette raison qu’avant de clouer ces planches, on place des éléments de contreventement éphémères visibles sur les photographies de chantier. Ainsi, le complexe par agrégation de l’enveloppe assure à la fois sa fonction de revêtement, et de structure. Le système est non hiérarchisé et ne nécessite pas de points porteurs centraux comme pour le portique de la maison 6x6. Il s’agit d’un mur périphérique de bois avec une multitude de points porteurs de seulement 14cm.

82
Plan détail enveloppe Kalil House Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Frank Lloyd Wright Plan détail enveloppe Fisher House Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn scannés par Jean-Marc Weill

d) La fusion du gros-œuvre et du second-œuvre

Il apparaît dans la Kalil House et la Fisher House une fusion entre le gros-œuvre et le secondœuvre. Comment un élément peut être à la fois de l’ordre de la structure, de la menuiserie et du meuble ? Ces deux maisons montrent ce type de fusion, avec le béton chez Wright et avec le bois chez Kahn. L’idée de couvrir plusieurs qualités avec un seul élément, peut correspondre à une logique d’économie de moyens de mise en œuvre. En ce sens ou la durée du chantier, le poids de la construction, le nombre de corps d’état agissant sont réduits. La construction des éléments du second-œuvre est habituellement mis en place après le gros-œuvre qui constitue leur support. Ici, à travers le même procédé, les deux étapes sont assurées en même temps. Les menuiseries des ouvertures ou encore l’ossature des meubles sont structurelles. Il ne s’agit pas d’éléments rajoutés, ils participent à la rigidité de l’ensemble.

La Kalil House, des menuiseries en béton :

Le cadre des blocs à remplissage vitré est à la fois un élément structurel, et à la fois le châssis de l’ouverture. Ce système recouvre une fonction de gros-œuvre et de second-œuvre. Cette fusion est une économie de matière et de temps de montage. Elle correspond bien à une logique d’économie de moyens de mise œuvre. Le béton est-il fait pour faire des menuiseries ? Un élément filaire en béton peut-il assurer sa fonction d’ossature et de châssis ? Il est important de stipuler ici que ce système a fait l’objet de problèmes de condensation. Pour les ouvrants, Wright intègre des menuiseries métalliques de couleur grise proche de celle du béton. L’architecte tente de fondre les ouvrants pour jouer la carte du monolithisme, mais se fait rattraper par les qualités de perméabilité que doit assurer une enveloppe. Le reste du second-œuvre (meuble, cloisons) est en acajou des philippines. Cette dichotomie béton/bois exprime le rapport gros-œuvre/second-œuvre. Les menuiseries en métal gris devraient être structurelles et en béton, constitutive de l’enveloppe unitaire. Wright ment d’une certaine manière en fondant le second-œuvre de l’enveloppe avec l’utilisation d’un métal gris proche du béton.

83 V.
Plan détail enveloppe Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Frank Lloyd Wright Photographie extérieure © M. Steiner Photographie intérieure © Keller Williams

d) La fusion du gros-œuvre et du second-œuvre

La Fisher House, des fenêtres-meubles et des menuiseries structurelles :

On retrouve ici la même volonté de fusionner le second-œuvre avec le gros-œuvre mais avec le bois. Le poteau de l’angle ouvert par exemple, est à la fois structurel, et à la fois le châssis des ouvertures. Ce même poteau se confond avec le bardage placé au même nu pour les autres angles. Toutes les menuiseries des ouvertures fixes, vitrées ou pleines, sont également l’ossature de l’enveloppe porteuse. Seuls les ouvrants ne sont pas structurels. L’architecte prend donc soin de les placer en retrait pour les protéger de la pluie, mais aussi pour ne pas les distinguer de l’extérieur. En mettant en retrait ses ouvrants, il réalise un pli de l’enveloppe qui participe à la rigidité de l’ensemble. Les meubles associés aux ouvertures sont de la même nature que la structure de l’enveloppe, ils apportent de l’inertie. Ainsi, l’ensemble de l’enveloppe, des menuiseries et des meubles, sont à la fois du secondœuvre et du gros-œuvre. On construit tout en même temps ce qui réduit la quantité de matière et le temps de mise en œuvre. Il en résulte un certain monolithisme et une certaine efficacité grâce aux fonctions doubles des éléments filaires. Cette volonté est plus aboutie dans la Fisher House et plus efficiente. Le bois est plus adapté pour jouer ce double rôle que le béton. Les deux maisons américaines montrent donc comment fusionner deux étapes de chantier d’ordinaire séparées, avec deux matériaux différents.

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Coupe section lisse horizontale © Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn Coupe section chassis © Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn
V.

Photographies menuiseries intérieures

86
© Jean-Marc Weill Plan détail, Fisher House Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn scanné par Jean-Marc Weill Photographie échantillon Kalil House © Auteur Photographie échantillon Fisher House © Auteur
89

VI. L’expressivité brute de la matière

Après ces logiques de fusions et de polyvalence, il convient de s’intéresser à l’expressivité de ces dispositifs construits. Le terme brutaliste concerne ici l'expressivité des matériaux, un des aspects de ce mouvement exposé par Reyner Banham, professeur d’université, historien de l’art et critique britannique du XXe siècle. Il élabore une synthèse de tous les aspects du brutalisme et présente une chronique de cette recherche esthétique des années 50 à 60. L’inventeur du terme serait le suédois Hans Asplund dans une lettre à Éric de Maré, publiée en 1956 dans l’Architectural Review. L’architecte nomme de « néo-brutalistes » les plans d’une maison à Upsala de ses collègues Benêt Edman et Lennart Holm. Ce terme, alors utilisé pour la première fois sous le ton de la plaisanterie, est rapidement diffusé en Angleterre. Le groupe d’architectes qui reprend ce terme préfère l’expression de « New Brutalism » qui évoque une éthique et non une esthétique, comme l’exprime la première expression. Les premiers à qualifier de brutaliste leur 21 bâtiment sont Alison et Peter Smithson avec la Smithdon High School à Hunstanton. Ils gagnent le concours en 1949, sept années avant que Hans Asplund n'évoque pour la première fois le terme. Derrière les débats et la recherche des 22 différentes significations de ce mouvement en Angleterre, celle de Le Corbusier est concrétisée dans l’unité d’habitation de Marseille. Il qualifie son béton de « brut », ce qui est à l’origine de la rapide diffusion du terme « brutalisme ». Il admet alors que le béton peut rester à son premier stade, il réinvente son expressivité en acceptant sa grossièreté et celle du coffrage en bois pour créer une texture d’une noblesse rude. Cette approche, cette éthique, envisage les matériaux dans leur véracité 23 première. Le principe de laisser à l’état brut la matière peut correspondre à une logique d'économicité de la construction, dans la mesure où il s’agit d’une réduction de moyens mise en œuvre pour exprimer un élément architectonique. Dans le cas de l'unité d'habitation de Marseille de Le Corbusier, le béton n'a plus besoin d'être enduit ni recouvert d'un autre matériau. Les trois constructions étudiées sont pratiquement constituées d’un seul et même matériau et laissé à l’état brut. Ce choix peut correspondre à une logique d’économie de moyens de mise en œuvre, dans la mesure où cela réduit le nombre de corps d’état agissant et supprime du second-œuvre. Cette approche brutaliste maintenant définit et cette unité matérielle génèrent des ensembles presque monolithiques. L’expression de ce monolithisme est recherchée par Franck Lloyd Wright et Louis I. Kahn.

21
BANHAM, Reyner. Le brutalisme en architecture : éthique ou esthétique ?. Marseille, Dunod, 1970. Traduit de l’allemand en français par A. Et P. F. WALBAUM. ISBN : 2863646648, p. 10. De l’ouvrage original, Brutalismus in der Architecture, 1966.
19 22
p 16 23 90
Ibidem p
Ibidem

a) La maison 6x6 et la tôle pliée

Jean Prouvé utilise son travail de la tôle pliée. Le pli permet de multiplier sa résistance et d’augmenter l’inertie d’un élément structurel sans qu’il ne soit rendu trop lourd, par l’ajout de matière dans l’épaisseur. Il utilise la tôle pliée pour répondre à sa volonté de construire léger. La finesse et ce travail produit aussi les éléments de jointures dans les angles et entre les panneaux. On est dans l’optimisation maximale de ce que permet la tôle d’acier qu’il magnifie à travers une sorte de fatalisme formelle. Cet architecte, constructeur et ingénieur, croit à cette esthétique du degré zéro de la construction, en dehors de toute recherche purement plastique.

Je n’ai pas inventé une Architecture, je l’ai faite. Je n’ai pas inventé des formes, j’ai fait une Architecture qui avait des formes. Je l’ai faite en tôle pliée, parce que j’avais de la tôle, et des presses pour la plier. C’est aussi simple que cela... 24

24 20.10.2022]. ISBN : 9782909187082

91
GALERIE PATRICK SEGUIN, JEAN PROUVÉ, maison démontable 6x6 [en ligne]. Paris : Galerie Patrick Seguin, 2014, [Consulté le
VI.
Photographie Jean Prouvé © Inconnu
92
Photographie couvre-joint © Auteur Photographie du pliage de la tôle, © Auteur

b) La Kalil House, un monolithe de béton

L’utilisation systématique des blocs de béton dans la Kalil House affirme une certaine obstination dans l’utilisation de ce matériau. L’exploitation du bloc de béton a un caractère systématique, on retrouve son expressivité, sa présence dans toutes les pièces de la maison. L’architecte explore les qualités de ce matériau dans toutes les directions, transgressant avec radicalité et obstination cette technique. L’ensemble apparaît alors monolithique et constitué d’un seul et même matériau, à l’intérieur duquel prend place le mobilier en bois. Pour obtenir cette expression, Wright prend soin de prévoir une réservation dans le gabarit des cadres des modules pour placer l’armature et le joint de mortier. Ainsi, aucun joint n’est perceptible et cela donne l’impression d’un empilement de bloc à sec. Ce détail participe au caractère monolithique de l’ensemble et cherche à exprimer cette simplicité. Il trouve dans l’évidence de ce procédé de l’empilement, une certaine esthétique. C’est une représentation littérale du tout et des parties qui correspond à ses théories de l’architecture organique. L’évidence et la clarté expressive de ce procédé met en avant l’esprit des constructions vernaculaires, accessibles à tous. En revanche, si cette mise en œuvre apparaît simple et archaïque, l’obstination pour l’utilisation de ce bloc de béton dans les deux plans organise un système immuable qui rejette tout aléa spécifique au chantier. C’est en s’intéressant à l’histoire du chantier que l’on repère la limite de ce procédé. Pour cela, on se base sur un texte de Paul Beaudoin qui explique cette histoire telle que lui a raconté son beau-père John Martineau. Ce monsieur a participé à la construction de la maison en tant que 25 maçon. Dans le même esprit que la maison 6x6 préfabriquée, il a fallu prévoir toutes les spécificités des blocs avant de les produire, concernant par exemple les prises électriques. L’erreur fatale qui est survenue est que l’épaisseur du joint de mortier n’a pas été prise en compte dans le dimensionnement des blocs de béton. Les documents de cette page illustrent ce problème. Ainsi, l’ingénieur en chef s'est rapidement rendu compte qu'en raison des tolérances accumulées, les blocs allaient rapidement rendre les murs trop longs. De plus, aucun des joints horizontaux ou verticaux n'allait s’aligner. Il a dû alors concevoir un gabarit composé de deux moteurs équipés de meules géantes, placés de part et d'autre d'un convoyeur à rouleaux. Chaque bloc devait être passé deux fois pour que les quatre côtés soient rectifiés de manière égale. On remarque alors la limite de ce système qui ne permet aucune tolérance à l’imprévu, les assemblages sur site se sont avérés très complexes à réaliser. Tout devait être aligné et répondre à un système de composition statique, d’une parfaite satisfaction de l’esprit, qui a eu du mal à répondre aux aléas de la réalité du chantier. On pourrait dire qu’en poussant jusqu’au bout le procédé constructif de l’empilement de blocs parpaing, l’architecte a produit un système trop statique qui n’a pas pu résister à une erreur de calibrage.

93 VI.
STEINERAG. « Dr. Toufic H. & Mildred Kalil Residence, Manchester, NH (1955 - S.387) » THE WRIGHT LIBRARY [en ligne]. 2020, 25 [Consulté le 11.11.2022] Détail joint en plan Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Frank Lloyd Wright
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Élévation projetée Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Frank Lloyd Wright Photographie entrée © Sean Dungan Détail coupe des blocs Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Frank Lloyd Wright Photographie du grattage du joint de mortier © Martha (Elizabeth) Tracy

c) La Fisher House, un monolithe de bois

Louis I. Kahn applique pour la Fisher House ces théories sur la nature des matériaux, ce qu’ils demandent à être. Il s’interroge sur l’essence même du matériau et ce qu’il demande pour être utilisé et assemblé. Les deux parallélépipèdes posés sur le socle en pierre sont constitués uniquement de bois, avec un remplissage en plâtre pour le revêtement intérieur et les cloisons. Caractéristiques des assemblages par clous du Balloon Frame, l’architecte prévoit les découpes avec beaucoup de dextérités. Chaque découpe est prévue en fonction des différences de nu, de perception que l’on a du dessin de la façade. Il réussit à mettre tous les éléments au même nu de la façade ce qui donne l’apparence d’un monolithe. Seul le joint apporte l’ombre comme un élément rajouté. Le pli cache les panneaux ouvrants et fait croire à une épaisseur, Louis I. Kahn joue la masse avec un complexe de mur de 14cm. Le seul ouvrant au nu de la façade, avec ses goujons visibles, perturbe l’unité de l’enveloppe. Il s’agit d’une ouverture qui a sans doute posé problème, les dessins n’étant pas cohérents avec les photographies, tout comme les nombreuses assises intégrées à l’intérieur que l’on ne retrouve pas. Louis I. Kahn note bien sur son plan que ces assises dépendent du budget. Pour lire ce monolithe, l’œil a besoin d’une forme claire et identifiable, et ce travail sur les différences de nu participe à sa lecture. L’arrêt de l’élément de jointure dans les arêtes des parallélépipèdes permet la lecture unitaire du volume par la libération de l’arête. L’architecte réussit à faire croire à un monolithe de bois ouvert sur le paysage. Il met en avant la grande liberté de composition que permet la construction balloon frame, un ensemble d’éléments de petites sections. L’ensemble est comme un grand meuble habité, on retrouve comme dans la Kalil House cette clarté du tout et des parties.

Ces trois architectes exploitent la matière dans un certain brutalisme, les procédés constructifs polyvalents s’expriment dans leur véracité première. Ils croient à cette expressivité de l’emploi de la matière. Cette attitude correspond à une logique d’économie de moyens dans la mesure où elle réduit le second oeuvre et fait intervenir moins de corps d’état. Franck Lloyd Wright et Louis I. Kahn cherchent à travers les détails, à obtenir un monolithe. Cette pureté de la forme, des assemblages, correspond au caractère vernaculaire des constructions, à une certaine didactique constructive.

95
VI.
Plan détail, Fisher House Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn scanné par Jean-Marc Weill
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Photographies enveloppe et pli © Jean-Marc Weill Coupe détail, Fisher House, ci-après Redessiné par l’auteur d’après les dessins de Louis Kahn scanné par JeanMarc Weill Photographies enveloppe et pli ci-contre © Jean Marc Weill

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