Corps de femmes en migrations / Women's bodies in migration

Corps de femmes en migration

femmes & migrations Hors-série printemps 2021

Corps de femmes en migration

Women’s bodies in migration

MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION

Revue Femmes & Migrations | printemps 2021 | Hors-série |

Couv_HetM_HS_P_2021.indd 1

Hors-série printemps 2021

Corps de femmes en migration Women’s bodies in migration

10/06/21 11:35

LE RASSEMBLEMENT FÉMINISTE MONDIAL LE PLUS IMPORTANT DEPUIS 1995 90 ÉVÉNEMENTS

500 INTERVENANTS DU MONDE ENTIER

ÉTATS, ORGANISATIONS INTERNATIONALES, SOCIÉTÉ CIVILE, JEUNESSE ET SECTEUR PRIVÉ SE RÉUNIRONT POUR FAIRE PROGRESSER L’ÉGALITÉ FEMMES-HOMMES

Emo de Medeiros, "… Notwithstanding the forces at hand" (Détail). 2018, Collection du MACAAL © MACAAL © Adagp, Paris, 2021

30 JUIN 2 JUILLET 2021  forumgenerationegalite.fr @GenEgaliteFR Forum Génération Égalité

215x270mm_Annonce-Marie-Claire_2021_V4.indd 1

Couv_HetM_HS_P_2021.indd 2

30/04/2021 16:44

10/06/21 11:35

Corps de femmes en migration Women’s bodies in migration

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 1

10/06/21 12:19

Hommes & migrations Un demi-siècle d’immigration en France En 1950, Jacques Ghys (1914-1991) fondait Les Cahiers nord-africains, première revue de réflexion et d’action sur la présence de l’immigration maghrébine en France, éditée par l’association d’alphabétisation Amana. En 1965, les Cahiers prenaient acte de la diversification des flux migratoires en France et devenaient Hommes & Migrations. La revue, pionnière et unique en son genre, publiait dès cette époque des dossiers de fond et des articles de réflexion faisant autorité sur les sujets les plus divers, mélangeant volontairement les regards et laissant la parole aussi bien aux praticiens de terrain qu’aux spécialistes universitaires ou aux décideurs politiques.

De 1999 à 2004, H&M a été éditée par l’Agence pour le développement des relations interculturelles (Adri). À partir du 1er janvier 2005, elle a été éditée par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI). La plus ancienne des revues traitant des phénomènes de mobilité humaine aborde le siècle nouveau avec la même volonté que par le passé de comprendre, d’expliquer et d’accompagner ces questions. Le décès de Philippe Dewitte, son rédacteur en chef, intervenu en mai 2005, a privé l’équipe du pilote intellectuel de la revue qui, pendant plus de dix ans, avait su faire d’Hommes & Migrations une véritable revue ayant sa place et sa particularité dans le champ des revues en France.

C’est cet héritage qu’Hommes & Migrations entend conserver et développer au sein du Musée national de l’histoire de l’immigration devenu établissement public au 1er janvier 2007 en contribuant à valoriser et diffuser le meilleur état des connaissances sur les thématiques migratoires.

Présidente du conseil d’administration Mercedes Erra Président du conseil d’orientation François Héran Comité d’orientation et de rédaction Jacques Barou, Dominique Caubet, Dana Diminescu, Yvan Gastaut, Abdelhafid Hammouche, Alec Hargreaves, Mustapha Harzoune, Thomas Lacroix, Marie Lazaridis, Khelifa Messamah, Jean‑Baptiste Meyer, Marie Poinsot, Edwige Rude‑Antoine, Alain Seksig, Vasoodeven Vuddamalay, Serge Weber, Catherine Wihtol de Wenden Directeur de publication Pap Ndiaye Directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration Sébastien Gokalp Chef du service Ressources Frédéric Callens Rédactrice en chef Marie Poinsot Secrétariat de rédaction Nicolas Treiber Relecture Yann Lézenès Traduction en anglais Aktuel Translations et Dryden Language Services Mise en page Bialec - Heillecourt Promotion, diffusion, partenariat, iconographie Karima Dekiouk Site internet Sylvain Gorin, Karima Dekiouk, Anne Volery Conception graphique Etat d’Esprit-Stratis

▶▶Couverture. Une femme réfugiée dans un hôtel parisien en janvier 2021. © Myriam Tirler / Hans Lucas Les photographies et les textes en ouverture des articles du dossier scientifique sont extraites du projet « Ne mourons pas fatigués », réalisé grâce au soutien du FIFDH à Genève, au Forum Meyrin et du CNAP dans le cadre de la commande « Flux, une société en mouvement ». © Bruno Boudjelal / Agence VU’ Revue Femmes et migrations / Corps des femmes en migration Musée national de l’histoire de l’immigration Ce hors-série a été réalisé à l’occasion du Forum Génération Egalité.

Avec le soutien de : Secrétariat général du Forum Génération Egalité - Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères Remerciements : Un remerciement tout particulier à Carole MODIGLIANICHOURAQUI pour son précieux suivi éditorial Secrétariat général du Forum Génération Egalité - Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères : Delphine O Margaux BONNET Valentine EURIN Julie VIGNON

00_Debut_HS_P_2021.indd 2

Service des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes, DGCS - Ministère délégué chargé de l’Egalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances : Hélène FURNON-PETRESCU Carole MODIGLIANI-CHOURAQUI Julie VANHECKE Mission Diversité - Égalité - Ministère de la culture : Agnès SAAL Paul VAUTRIN-GRÉVISSE Zoé IMBERT Aniela CORNET AWARE - Archives of Women Artists, Research and Exhibitions Camille MORINEAU Anaïs ROESCH

10/06/21 13:21

Édito / Editor’s Note Elisabeth Moreno, Ministre déléguée auprès du Premier ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances Minister Delegate to the Prime Minister in charge of Equality between Women and Men, Diversity and Equal Opportunities

L

ongue insomnie », pour reprendre les mots de Victor Hugo, l’exil est toujours une souffrance. Une souffrance à mettre au pluriel pour les femmes, dont les corps – écorce de l’âme – sont mis à rude épreuve au cours des migrations. Ce numéro spécial du Musée national de l’histoire de l’immigration met ainsi la lumière sur une représentation trop longtemps tue des migrations : celle des femmes et de leurs corps. La surmortalité des femmes dans les migrations témoigne ainsi des violences psychiques et physiques dont elles sont trop souvent les victimes.

En toile de fond, c’est un enjeu d’égalité et de droits qui se dresse. Le Forum Génération Égalité, dans lequel s’inscrit ce numéro spécial, que la France accueillera du 30 juin au 2 juillet 2021 sera l’occasion de le rappeler : les droits des femmes ne sont pas négociables. Toujours conquis de haute lutte, ils demeurent fragiles, suspendus aux humeurs du temps, et doivent être constamment consolidés. Déclarée Grande cause du quinquennat par le Président de la République, l’égalité entre les femmes et les hommes constitue également, pour notre pays, une Grande cause mondiale. Portée par notre diplomatie féministe, cette ambition s’enracine dans notre stratégie internationale pour l’égalité entre les femmes et les hommes (2018-2022) dont le « Partenariat de Biarritz », initié par la présidence française du G7 en 2019, a constitué l’une des premières concrétisations. Dans un monde traversé par de multiples crises, les droits et les libertés fondamentales des femmes doivent être érigés en priorité absolue. 

«

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 3

L

ong insomnia”, in the words of Victor Hugo, exile is always a suffering. It is a suffering that must be understood in the plural for women, whose bodies – the bark of the soul – are severely tested during migration. This special issue of the National Museum of Immigration History thus sheds light on a representation of migration that has been kept quiet for too long: that of women and their bodies. The excess mortality of women during migration is a testimony to the psychological and physical violence of which they are too often the victims.

In the background, the issue of equality and rights is at stake. The Generation Equality Forum, to which this special issue belongs, which France will host from 30 June to 2 July 2021, will be an opportunity to remind us that women’s rights are not negotiable. They have always been hard-won, but they remain fragile, subject to the vagaries of time, and must be constantly consolidated.

Declared a major cause of the five-year term by the President of the Republic, equality between women and men is also a major world cause for our country. Supported by our feminist diplomacy, this ambition is rooted in our international strategy for equality between women and men (2018-2022), of which the “Biarritz Partnership”, initiated by the French presidency of the G7 in 2019, was one of the first concrete achievements. In a world of multiple crises, women’s rights and fundamental freedoms must be given absolute priority. 

“

10/06/21 12:19

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 4

10/06/21 12:19

Édito / Editor’s Note Roselyne Bachelot-Narquin, Ministre de la Culture / Minister of Culture Chers lecteurs, chères lectrices,

Dear readers,

C

T

e hors-série de la revue Hommes & Migrations présente des contributions scientifiques, littéraires et artistiques consacrées à la place et à la perception du corps des femmes lors des phénomènes de migration. La variété des regards posés sur le sujet ouvre des perspectives nouvelles et met en lumière des enjeux parfois méconnus.

Violentés, meurtris, épuisés, mais aussi résilients, hardis et combattants, les corps des femmes témoignent des épreuves vécues lors des migrations. La perception du corps, et en particulier de celui des femmes, participe de la définition d’une société et évolue avec elle. Aujourd’hui, les femmes et toutes les minorités pour qui l’égalité de traitement est un combat quotidien, s’approprient leur corps et le transforment en un outil d’expression au service de leur lutte.

La publication de ce hors-série, alors que s’ouvre le forum international Génération Égalité initié par ONU Femmes et co-présidé par la France et le Mexique, est une illustration de la mobilisation des acteurs du monde de la culture en faveur de la promotion des droits des femmes.

La culture joue un rôle fondamental en la matière : par nature, elle œuvre au partage des émotions et des idées, à la lutte contre les préjugés ; elle crée du lien entre les individus, au-delà des genres et des origines. Je ne peux que m’en réjouir, et saluer également la mobilisation du Musée national de l’histoire de l’immigration, qui porte au cœur de ses missions l’enrichissement continu de la réflexion sur la perception de l’autre et de soi.

Le numéro hors-série que vous vous apprêtez à lire y apporte un concours précieux. 

00_Debut_HS_P_2021.indd 5

his special issue of Hommes et Migrations presents scientific, literary and artistic contributions on the place and perception of women’s bodies during migration. The variety of views on the subject opens up new perspectives and highlights issues that are sometimes overlooked.

Violent, bruised, exhausted, but also resilient, daring and fighting, women’s bodies bear witness to the ordeals experienced during migration. The perception of the body, particularly women’s bodies, is part of the definition of a society and evolves with it. Today, women and all minorities for whom equal treatment is a daily struggle are taking ownership of their bodies and transforming them into a tool of expression in the service of their struggle.

The publication of this special issue, at the opening of the Generation Equality international forum initiated by UN Women and co-chaired by France and Mexico, is an illustration of the mobilisation those involved in the world of culture in favour of the promotion of women’s rights.

Culture plays a fundamental role in this area: by its very nature, it works to share emotions and ideas, to fight against prejudice; it creates links between individuals, beyond gender and origin. I can only welcome this, and also praise the mobilisation of the National Museum of Immigration History, which has at the heart of its missions the continuous enrichment of the reflection on the perception of the other and of oneself.

The special issue that you are about to read makes a valuable contribution to this. 

10/06/21 13:23

L

e Forum Génération Égalité est le rassemblement féministe mondial le plus important depuis la quatrième Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes qui s’est déroulée à Pékin en 1995. Elle a réuni 189 États et 30 000 activistes venus du monde entier et a abouti à l’adoption par consensus de la Déclaration et du Programme d’action de Pékin, qui constituent encore aujourd’hui le corpus le plus ambitieux pour la défense internationale de l’égalité entre les femmes et les hommes. Plus de vingt-cinq ans plus tard, même si d’importants progrès ont eu lieu, beaucoup reste à accomplir.

La crise de la Covid-19 a aggravé les inégalités femmes-hommes en touchant de manière disproportionnée les femmes, en première ligne face à la pandémie. Des droits acquis après plusieurs décennies de progrès sont remis en cause.

C’est dans ce contexte que la France et le Mexique, sous l’égide d’ONU Femmes et en partenariat avec la société civile, organisent le Forum Génération Égalité qui s’est ouvert à Mexico du 29 au 31 mars 2021 et culminera à Paris du 30 juin au 2 juillet 2021. Il réunira à Paris des chefs d’État et de gouvernement, des représentants d’organisations internationales, de la société civile, de la jeunesse et du secteur privé pour prendre des engagements concrets qui feront durablement progresser l’égalité entre les femmes et les hommes.

Un Plan mondial d’accélération pour l’égalité entre les femmes et les hommes sera lancé autour de coalitions d’action, des partenariats multi-acteurs innovants centrés sur six thématiques identifiées comme prioritaires : la violence basée sur le genre, la justice et les droits économiques, les droits et santé sexuels et reproductifs, l’action féministe pour la justice climatique, les technologies et l’innovation, et les mouvements et le leadership féministes. Vingt-et-un ans après le vote de la résolution 1325 par le Conseil de sécurité des Nations Unies, un nouveau mécanisme de suivi de l’Agenda « Femmes, Paix, Sécurité et Action humanitaire » sera lancé ainsi que de nombreuses initiatives, notamment dans le domaine de la culture.

En co-présidant le Forum, la France poursuit la mise en œuvre de sa diplomatie féministe adoptée depuis 2018 et propose un modèle renouvelé de multilatéralisme par les actes, mobilisant l’ensemble des acteurs engagés pour l’égalité femmes-hommes. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 6

T

he Generation Equality Forum is the largest global feminist gathering since the fourth UN Global Conference on women held in Beijing in 1995. It brought together 189 States and 30,000 activists from all over the world, and resulted in the adoption by consensus of the Beijing Declaration and the Platform for Action, which today constitute the most ambitious body of international advocacy for gender equality. More than twenty-five years later, although significant progress has been made, there is still much to be done. The Covid-19 crisis has exacerbated gender inequality by disproportionately affecting women, who are on the frontline of the pandemic. Rights gained after decades of progress are being challenged.

In this context, France and Mexico, under the auspices of UN Women and in partnership with civil society, organize the Generation Equality Forum. The Forum has been launched in Mexico from 29 to 31 March 2021 and will be held in Paris from 30 June to 2 July 2021. It will gather Heads of State and Government, representatives of international organizations, civil society, youth and the private sector to make concrete commitments to advance gender equality in a sustainable way. A Global Acceleration Plan for Gender Equality will be launched around Action Coalitions, innovative multi-stakeholder partnerships dedicated to six priority topics: gender-based violence, economic justice and rights, sexual and reproductive health and rights, feminist action for climate justice, technology and innovation, and feminist movements and leadership. Twenty-one years after the adoption of the resolution 1325 by the United Nations Security Council, a new mechanism on “Women, Peace and Security, and Humanitarian Action” agenda will be launched, as well as initiatives on gender equality in health, education, culture and sport.

By co-hosting the Forum, France goes further in the implementation of its feminist diplomacy adopted in 2018 and proposes a renewed model of multilateralism through action, involving all actors committed to gender equality. 

10/06/21 12:19

Avant-propos / Foreword Delphine O, Ambassadrice et secrétaire générale du forum Génération Égalité Ambassador and general secretary of the Génération Égalité forum

A

ujourd’hui, plus de cent vingt millions de femmes dans le monde sont migrantes.

Vivant en situation de grande vulnérabilité, elles voient trop souvent leurs droits fondamentaux bafoués.

Elles ont rarement accès à des moyens contraceptifs adaptés et sécurisés ou à des services de santé sexuelle et reproductive, et elles sont exposées de façon disproportionnée aux violences basées sur le genre et particulièrement aux violences sexuelles : au moins une femme réfugiée ou déplacée sur cinq a subi ces violences au cours de sa vie. Souvent contraintes de quitter leur foyer à cause de conflits, les femmes migrantes sont également des millions à être déplacées de force à cause du changement climatique, dont elles sont les premières victimes.

Dans ce numéro spécial Femmes & Migrations, préparé avec le Musée national de l’histoire de l’immigration, nous avons recueilli les regards experts de sociologues, d’historiennes et d’historiens, mis en valeur des œuvres artistiques et donné la parole à des femmes qui ont vécu ces migrations, pour inscrire leurs témoignages au cœur du Forum Génération Égalité. Parce qu’il est plus que jamais urgent d’agir et de placer la défense de leurs droits au cœur des discussions internationales. Parce que les droits des femmes sont des droits humains, des droits universels, nous devons agir collectivement pour que toutes les femmes puissent exercer pleinement et librement tous leurs droits.

Pourquoi les femmes migrantes ? Car celles-ci subissent, à leur corps défendant, tout le spectre des inégalités entre les femmes et les hommes.

Violences, inégalités économiques, privation de droits fondamentaux, absence de reconnaissance et de moyens de recours, invisibilité, discriminations : les femmes migrantes incarnent de façon exacerbée l’expérience des femmes du monde entier. Pourquoi le corps ? Car en 2021 encore, le corps des femmes cristallise toutes les attaques, les peurs, les réflexes, les fantasmes qui fondent

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 7

T

oday, more than 120 million women in the world are migrants. Living in a very vulnerable situation, their fundamental rights are too often violated.

They rarely have access to safe and appropriate contraceptives or sexual and reproductive health services, and they are disproportionately exposed to gender-based violence, particularly sexual violence: at least one in five refugee and displaced women has experienced such violence in her lifetime. Often forced to leave their homes because of conflicts, millions of migrant women are also forcibly displaced because of climate change, of which they are the first victims.

In this special issue of the magazine, renamed Femmes & Migrations for the occasion, prepared with the National Museum of Immigration History, we have gathered the expert views of sociologists, historians, and artists, and given a voice to women who have lived through these migrations, in order to place their testimonies at the heart of the Generation Equality Forum. Because it is more urgent than ever to act and to place the defence of their rights at the heart of international discussions. Because women’s rights are human rights, universal rights, we must act collectively so that all women can fully and freely exercise all their rights.

Why migrant women? Because they are unwillingly subjected to the full spectrum of inequalities between women and men. Violence, economic inequality, deprivation of fundamental rights, lack of recognition and means of recourse, invisibility, discriminations: migrant women embody in an exacerbated way the experience of women throughout the world. Why the body? Because in 2021, women’s bodies still crystallise all the attacks, fears, reflexes and fantasies that have underpinned the patriarchal system for centuries. In the bodies of migrant women, in their flesh and appearance, but also in their dignity and their struggle, we can read the violence of the contemporary world but also the resilience of all women.

10/06/21 12:19

le système patriarcal depuis des siècles. Dans le corps des femmes migrantes, dans leur chair et leur apparence, mais aussi dans leur dignité et leur combat, on peut lire la violence du monde contemporain mais aussi la résilience de toutes les femmes.

Organisé à Paris, du 30 juin au 2 juillet 2021, le Forum Génération Égalité sera le rassemblement féministe mondial le plus important du dernier quart de siècle, depuis la Quatrième Conférence Mondiale sur les Femmes de Pékin en 1995.

Co-présidé par la France et le Mexique sous l’égide d’ONU Femmes, le Forum rassemble, pour la première fois dans le cadre d’une conférence internationale sur les droits des femmes, des acteurs de tous les horizons de la société autour de la même table. Des États, des organisations internationales, mais aussi des organisations de la société civile et des organisations de jeunesse, des fondations philanthropiques et des acteurs du secteur privé ont travaillé de concert pour mettre en œuvre un agenda concret pour l’égalité.

L’heure est à l’action et non aux grands discours : au Forum Génération Égalité, des engagements concrets seront pris, qu’ils soient politiques, financiers ou programmatiques. L’heure est aussi à la redevabilité : ces engagements feront l’objet d’un suivi et d’une évaluation détaillés au cours des cinq prochaines années.

La cause des femmes se trouve aujourd’hui à un moment décisif : au croisement de la montée en puissance des forces conservatrices, qui conduit à la remise en cause de droits que nous pensions acquis, et d’une crise sanitaire mondiale, qui a touché de façon disproportionnée les femmes et filles du monde entier. Selon l’ONU, plus de quarante-sept millions de femmes sont tombées dans l’extrême pauvreté à cause de la crise de la Covid19 et onze millions de filles pourraient ne jamais retrouver le chemin de l’école. Avec le Forum Génération Égalité, mobilisons-nous pour reconstruire un futur plus égalitaire et garantir à toutes les femmes l’exercice entier de leurs droits. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 8

Held in Paris from 30 June to 2 July 2021, the Generation Equality Forum will be the most important global feminist gathering of the last quarter century, since the Fourth World Conference on Women in Beijing in 1995. Co-chaired by France and Mexico under the aegis of UN Women, the Forum will bring together, for the first time in an international conference on women’s rights, actors from all walks of life around the same table. States, international organisations, but also civil society and youth organisations, philanthropic foundations and private sector actors worked together to implement a concrete agenda for equality. This is a time for action, not rhetoric: at the Generation Equality Forum, concrete commitments will be made, be they political, financial or programmatic. It is also a time for accountability: these commitments will be monitored and evaluated in detail over the next five years.

The cause of women today stands at a critical juncture: at the intersection of the rise of conservative forces, which is leading to the challenge of rights we took for granted, and a global health crisis, which has disproportionately affected women and girls around the world. According to the UN, more than 47 million women have fallen into extreme poverty as a result of the Covid-19 crisis and 11 millions girls may never return to school.

With the Generation Equality Forum, let us mobilise to rebuild a more equal future and guarantee all women the full exercise of their rights. 

10/06/21 12:19

Introduction Affirmer les invisibles Les femmes dans les collections du Musée national de l’histoire de l’immigration Affirming the invisible Women in the collections of the National Museum of Immigration History Sébastien Gokalp, Directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration Director of the National Museum of Immigration History

C

ontribuer au Forum Génération Égalité est une évidence pour le Musée national de l’histoire de l’immigration. On associe souvent femmes et migrants dans les actions pour l’égalité (en France, un ministère regroupe l’égalité entre les hommes et les femmes et la diversité), car ce sont deux parties de la société mal considérées : les femmes, dans un monde où le pouvoir est masculin, les immigrés, dans un pays où le dernier arrivé occupe la place qu’on veut bien lui laisser.

Jusque récemment, les femmes étaient absentes de l’histoire de l’art : si le corps de la femme, souvent nue, est le sujet d’une bonne partie de la création artistique depuis la Vénus de Galgenberg, l’auteur est toujours un homme.

De même, l’histoire racontée est celle des populations établies, omettant ceux qui viennent d’arriver qui sont, volontairement ou non, invisibles, et sans patrimoine matériel. Femme et immigrée, une double invisibilité. La fragilité du statut d’immigré est redoublée par celle du sexe dit faible. Comment vivre, trouver sa place, dans une société d’accueil où le statut de la femme est parfois différent de ce qu’il est dans le pays de départ ?

Les œuvres du Musée national de l’immigration apportent quelques pistes de réponse. Premier constat, les femmes sont peu présentes dans les collections.

C’est le cas de beaucoup de collections publiques : le Musée national d’art moderne par exemple ne comptait jusque récemment que 7 % d’artistes femmes.

Deuxième évidence, le corps est omniprésent dans ces œuvres : corps en séduction, corps au travail, corps en migration. Une partie des activités est traditionnellement féminine : la danse (Joséphine Baker), le foyer (cuisine, lessive, langue maternelle). Mais une autre est aussi bien masculine que féminine : à l’usine, en apprentissage, au café, en migration. Y a-t-il quelque

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 9

C

ontributing to the Generation Equality Forum is an obvious choice for the National Museum of Immigration History. We often associate women and migrants in actions for equality (in France, a ministry groups together equality between men and women and diversity) because these are two parts of society that are poorly considered: women, in a world where power is male, and immigrants, in a country where the last to arrive occupies the place that is left to him.

Until recently, women were absent from the history of art: although the female body, often naked, has been the subject of much artistic creation since the Venus of Galgenberg, the author is always a man. Similarly, the story told is that of the established populations, omitting those who have just arrived who are, voluntarily or not, invisible, and without material heritage. Women and immigrants, a double invisibility. The fragility of the immigrant status is redoubled by that of the so-called weaker sex. How to live and find one’s place in a host society where the status of women is sometimes different from that in the country of departure?

The works of the National Museum of Immigration History provide some answers. The first observation is that women are not very present in the collections. This is the case for many public collections: the National Museum of Modern Art, for example, had only 7% women artists until recently. Secondly, the body is omnipresent in these works: the body in seduction, the body at work, the body in migration. Some of the activities are traditionally feminine: dancing (Josephine Baker), the home (cooking, washing, mother tongue). But others are both male and female: in the factory, in apprenticeships, in the café, in migration. Is there anything common to these faces? The

10/06/21 12:19

chose commun à ces visages ? L’intensité des regards est frappante. Regard concentré lors des cours de français, à l’usine, regard de défi lors de regroupement, regard dur en exil, regard barré sur les fausses petites annonces de Ghazel. Les yeux disent la tension du corps qui doit sans cesse affirmer sa place, agir, attirer tout en se protégeant. Et si en France l’égalité hommesfemmes est encore un objectif plus qu’une réalité, il n’en reste pas moins que le pays offre en bien des domaines des opportunités d’émancipation féminine, une raison de le choisir comme destination d’émigration ? Souhaitons que ce forum, que ce hors-série de la revue Hommes et Migrations contribue à de plus justes représentations des femmes et des migrants.

En commençant par cette revue, dont le titre Hommes & Migrations nous est apparue dans toute sa partialité.

Femmes & Migrations pour ce hors-série, & Migrations à l’avenir – un appel à nommer le vivre ensemble. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 10

intensity of the looks is striking. Concentrated gaze during French lessons, at the factory, defiant gaze during grouping, hard gaze in exile, crossed gaze on Ghazel’s fake ads. The eyes express the tension of the body which must constantly assert its place, act, attract while protecting itself. And if in France equality between men and women is still an objective rather than a reality, the fact remains that the country offers opportunities for female emancipation in many areas, a reason to choose it as an emigration destination? Let us hope that this forum, that this special issue of the magazine Hommes & Migrations contributes to a more accurate representation of women and migrants. Starting with this magazine, whose title Hommes & Migrations appeared to us in all its partiality. Femmes & Migrations for this special issue, & Migrations in the future - a call to name living together. 

10/06/21 12:19

Hors-série « Corps des femmes en migration »

Special edition “Women’s bodies in migration”

Sommaire / Contents

Edito Elisabeth Moreno . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 3 Editor’s note by Elisabeth Moreno Edito Roselyne Bachelot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 5 Editor’s note by Roselyne Bachelot Avant-propos Delphine O . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 7 Foreword Delphine O Introduction Sébastien Gokalp . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 9 Introduction by Sébastien Gokalp

Partie 1 : « Corps féminins à l’épreuve des migrations » Dossier scientifique coordonné par Catherine Wihtol de Wenden, CNRS-CERI

Part 1: “Women’s bodies tested by migration” The scientific dossier is coordinated by Catherine Wihtol de Wenden, CNRS-CERI « Une véritable histoire contemporaine des femmes immigrées reste à écrire » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 16 Entretien avec Michelle Perrot, réalisé par Marie Poinsot

“A true contemporary history of immigrant women is yet to be written” Interview with Michelle Perrot, by Marie Poinsot

Verbatim : Covid et origine migratoire : les leçons à tirer de la crise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 23 Verbatim: Covid and migratory origin: lessons to be learnt from the crisis Annabel Desgrées du Loû

« Les droits des femmes sont des droits humains fondamentaux » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 24 Women’s rights are fundamental human rights Véronique Sehier

Verbatim : Trouver un travail et un mari : les raisons des migrations des jeunes filles célibataires à Ouagagadougou, Burkina Faso . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.33 Verbatim: Finding a job and a husband: reasons why single young girls migrate to Ouagadougou, Burkina Faso.

Madeleine Wayack Pambe, Marie-Laurence Flahaux

Corporéités migrantes. Trois études de cas pour une réflexion sur l’autonomie des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 34 Migrant Corporeities. Three case studies for a reflection on women’s autonomy Camille Schmoll

Femmes migrantes clandestines en Amérique centrale : le corps des femmes comme capital mobilitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 44 Clandestine female immigrants in Central America: a woman’s body as mobility capital Catherine Wihtol de Wenden

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 11

10/06/21 12:19

Corps souffrants, corps revendiquant. Trois figures de femmes chinoises – migrantes ou descendantes – en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 50 Suffering bodies, demanding bodies. Three groups of Chinese – migrant or descendant – women in France Simeng Wang

Violences de genre et santé sexuelle chez les femmes migrantes précaires.

Quelques enseignements de l’enquête DSAFHIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 58 Gender-based violence and sexual health among precarious migrant women.

Some insights from the DSAFHIR survey Armelle Andro

Verbatim : Migration des femmes haïtiennes en Guadeloupe et VIH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 66 Verbatim: Migration of Haitian women to Guadeloupe and HIV Dolorès Pourette

Verbatim : Jeunes travailleuses domestiques en Afrique de l’Ouest : des migrantes si (in)visibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 67 Verbatim: Young domestic workers in West Africa Migrant women so (in)visible Mélanie Jacquemin

La co-construction des normes de puériculture en France. L’apport non reconnu des femmes immigrées de l’Afrique subsaharienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 68 The co-construction of childcare in France. The unrecognised contribution of immigrant women from sub-Saharan Africa Priscille Sauvegrain

Verbatim : Mayotte, une destination de choix pour accoucher et obtenir des droits . . . . . . . . . . . . . p. 75 Verbatim: Mayotte, a destination of choice for giving birth and obtaining rights Georgeta Stoica

Migrations et luttes des femmes en France (1970-2020) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 76 Migration and women’s struggles in France (1970-2020) Linda Guerry

L’engagement des femmes issues de l’immigration dans la lutte contre les mutilations sexuelles féminines depuis le début du XXIe siècle en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 82 The involvement of immigrant women in the fight against female genital mutilation since the start of the 21st century in France Fatoumata Sylla, Armelle Andro

Verbatim : De quoi Internet est-il le lieu ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 92 Verbatim: What is the Internet for?

Camille Schmoll

Partie 2 : Au Musée

Part 2: At the Museum Portfolio Les collections du Musée au féminin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 94 Museum’s collections on women AWARE. Pour une histoire de l’art inclusive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 132 AWARE. For an inclusive art history Identités imparfaites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 135 Entretien avec Ghazel réalisé par Isabelle Renard

Imperfect identities

Interview with Ghazel by Isabelle Renard

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 12

10/06/21 12:19

La littérature, le point de vue de l’émancipation des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 140 Literature: the perspective of women’s emancipation Mustapha Harzoune

Partie 3 : C hamp s lib re S

Part 3: Free fieldS « La femme est au cœur de notre projet associatif » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 148 Entretien avec Bernadette Rwegera, réalisé par Marie Poinsot.

“Women are at the heart of our association’s project” Interview with Bernadette Rwegera, by Marie Poinsot.

De la Maison des femmes de Saint-Denis au Collectif Re#start . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 152 From the House for Women in Saint-Denis to the Re#start Collective Ghada Hatem

L’institut régional Les Orchidées rouges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 158 The regional institute Les Orchidées rouges (The Red Orchids) « Des séances de karaté adaptées aux traumatismes » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 163 Entretien avec Sabine Salmon, réalisé par Marie Poinsot

“Trauma-informed karate sessions”

Interview with Sabine Salmon, by Marie Poinsot.

« Notre ambition est de changer les regards sur les femmes » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 167 Entretien avec Clarence Edgard-Rosa, réalisé par Marie Poinsot.

“Our ambition is to change the way women are viewed” Interview with Clarence Edgard-Rosa, by Marie Poinsot.

00_Debut_HS_P_2021.indd 13

10/06/21 15:06

le point sur

Les corps féminins à l’épreuve des migrations Dossier scientifique coordonné par Catherine Wihtol de Wenden, CNRS-CERI

“Women’s bodies tested by migration” The scientific dossier is coordinated by Catherine Wihtol de Wenden, CNRS-CERI

« Une véritable histoire contemporaine des femmes immigrées reste à écrire » . . . . . . . . . . . . . . p. 16 Entretien avec Michelle Perrot, réalisé par Marie Poinsot

“A true contemporary history of immigrant women is yet to be written” Interview with Michelle Perrot, by Marie Poinsot

Verbatim : Covid et origine migratoire : les leçons à tirer de la crise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 23

Verbatim: Covid and migratory origin: lessons to be learnt from the crisis Annabel Desgrées du Loû

« Les droits des femmes sont des droits humains fondamentaux » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 24

Women’s rights are fundamental human rights Véronique Sehier

Verbatim : Trouver un travail et un mari : les raisons des migrations des jeunes filles célibataires à Ouagagadougou, Burkina Faso . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 33

Verbatim: Finding a job and a husband: reasons why single young girls migrate to Ouagadougou, Burkina Faso.

Madeleine Wayack Pambe, Marie-Laurence Flahaux

Corporéités migrantes. Trois études de cas pour une réflexion sur l’autonomie des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 34

Migrant Corporeities. Three case studies for a reflection on women’s autonomy Camille Schmoll

Femmes migrantes clandestines en Amérique centrale : le corps des femmes comme capital mobilitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 44

Clandestine female immigrants in Central America: a woman’s body as mobility capital Catherine Wihtol de Wenden

01_Le Point_Sur_HS_P_2021.indd 14

10/06/21 15:07

FEMmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

15

Corps souffrants, corps revendiquant. Trois figures de femmes chinoises – migrantes ou descendantes – en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 50 Suffering bodies, demanding bodies. Three groups of Chinese – migrant or descendant – women in France Simeng Wang

Violences de genre et santé sexuelle chez les femmes migrantes précaires.

Quelques enseignements de l’enquête DSAFHIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 58 Gender-based violence and sexual health among precarious migrant women.

Some insights from the DSAFHIR survey

Armelle Andro

Verbatim : Migration des femmes haïtiennes en Guadeloupe et VIH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 66

Verbatim: Migration of Haitian women to Guadeloupe and HIV Dolorès Pourette

Verbatim : Jeunes travailleuses domestiques en Afrique de l’Ouest : des migrantes si (in)visibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 67 Verbatim: Young domestic workers in West Africa: Migrant women so (in)visible Mélanie Jacquemin

La co-construction des normes de puériculture en France. L’apport non reconnu des femmes immigrées de l’Afrique subsaharienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 68 The co-construction of childcare in France. The unrecognised contribution of immigrant women from sub-Saharan Africa Priscille Sauvegrain

Verbatim : Mayotte, une destination de choix pour accoucher et obtenir des droits . . . . . . . . . . p. 75

Verbatim: Mayotte, a destination of choice for giving birth and obtaining rights Georgeta Stoica

Migrations et luttes des femmes en France (1970-2020) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 76 Migration and women’s struggles in France (1970-2020)

Linda Guerry

L’engagement des femmes issues de l’immigration dans la lutte contre les mutilations sexuelles féminines depuis le début du XXIe siècle en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 82 The involvement of immigrant women in the fight against female genital mutilation since the start of the 21st century in France Fatoumata Sylla, Armelle Andro

Verbatim : De quoi Internet est-il le lieu ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 92

Verbatim: What is the Internet for?

Camille Schmoll

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 15

10/06/21 12:19

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Fatouma / Meyrin / Suisse

J’ai quitté mon pays, la Somalie, il y a une vingtaine d’années. Les premières années ont été très difficiles ; je ne sortais pas de chez, je ne parlais à personne. Un jour, je suis allée prendre des cours de français ; il a fallu que je m’achète un cahier et quand je l’ai ouvert pour travailler, ce sont aussi mes yeux qui se sont ouverts, j’ai retrouvé la lumière.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 16

I left my country, Somalia, twenty years ago. The first years were very difficult; I did not leave my house, I did not speak to anyone. One day, I went to take French lessons; I had to buy myself a notebook and when I opened it to work, my eyes also opened, I found the light.

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

17

« Une véritable histoire contemporaine des femmes immigrées reste à écrire »

“A true contemporary history of immigrant women is yet to be written” Entretien avec / Interview with Michelle Perrot, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-Diderot, réalisé par Marie Poinsot. historian, Professor emeritus of contemporary History at the Université Paris-Diderot réalisé par / carried out by Marie Poinsot.

F

emmes & Migrations : Pour reprendre le titre d’un de vos articles, « L’Histoire des femmes immigrées est-elle possible en France ? », quelles sont les archives, les textes, récits, images, etc., qui peuvent rendre la parole à ces « voix oubliées » ?

Michelle Perrot : D’emblée, je voudrais signaler et saluer le récent et très riche numéro de Clio (n° 51, 2020), sous la direction de Linda Guerry et Françoise Thébaud, « Femmes et genre en migration », dont la novation même montre notre retard en la matière. « Clio, n’avait pas encore, en vingt-cinq ans d’existence, consacré de dossier thématique à ce sujet », disent les directrices, en indiquant cependant des contributions antérieures sur les migrations de travail ou les « Voyageuses ». Elles insistent sur l’actualité du thème et se réfèrent notamment aux drames de la Méditerranée, à Lampedusa. Elles soulignent « l’agentivité des migrantes ». Nancy L. Green livre une étude nourrie de l’historiographie du sujet (« Quatre âges des études

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 17

F

emmes & Migrations: To use the title of one of your articles, “Is a history of immigrant women possible in France?”, what are the archives, texts, narratives, images, etc. that can give a voice to these “forgotten voices”?

Michelle Perrot: From the outset, I would like to mention and commend the recent, highly informative edition of Clio (no. 51, 2020), edited by Linda Guerry and Françoise Thébaud, “Women and gender in migration’’ the need for which shows how far behind we are in this field. “Clio, in its twenty-five years of existence, had not yet dedicated a thematic dossier to this subject,” say the editors, indicating, however, previous contributions on labour migration or “women travellers”. They insist on the timeliness of the theme and particularly refer to the dramas of the Mediterranean in Lampedusa. They highlight the “agency of migrant women”. Nancy L. Green delivers a study informed by the historiography of the

10/06/21 12:19

18

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

migratoires »). D’une certaine manière, cette livraison rend caduques mes propos tels que recueillis dans notre entretien, que je laisse néanmoins subsister comme un témoignage partiellement dépassé.

Je ne suis pas la meilleure personne pour vous répondre sur ce sujet. Parce que je suis une historienne spécialiste du XIXe siècle, période durant laquelle les migrations sont principalement intérieures, c’est-à-dire qu’elles concernent beaucoup de femmes paysannes qui viennent travailler en ville, mais pas encore les migrations de femmes étrangères. Les migrations étrangères commencent vraiment à partir de 1850 et sont principalement masculines, celles de célibataires d’origine belge, italienne, espagnole qui travaillent un temps en France puis retournent au pays. Ou bien, si certains d’entre eux s’installent, souvent ils se marient mais c’est une minorité. En 1889, la loi sur la naturalisation a favorisé ce qu’on a appelé ensuite un « regroupement familial » important. Je n’ai pas personnellement travaillé sur ces thématiques, contrairement à certaines historiennes, dont Nancy L. Green qui connaît le mieux les recherches et les sources sur ces migrations féminines. Cette histoire des femmes immigrées est possible, à travers des sources démographiques, dans les archives départementales (la série M) par exemple, dans lesquelles les préfets versent leurs archives sur les mouvements de populations. Il faudrait, par ailleurs, consulter les travaux de l’Institut national des études démographiques (Ined), les bibliographies des recherches démographiques menées, dont les ouvrages de Hervé Le Bras et François Héran qui sont spécialistes de ces questions.

Mais quelles que soient les raisons, il y a une lacune, un manque évident en ce domaine parce qu’on ne posait pas vraiment la question. Par exemple, on sait peu de choses, et on a peu étudié les migrations intérieures des femmes d’origine rurale, qui venaient dans les villes, principalement comme domestiques.

Pourtant, il y a là un vrai sujet. On a écrit sur la condition des domestiques1 sans beaucoup se soucier de leur migration et de leur déracinement. Ainsi, les bonnes bretonnes étaient fort nombreuses à Paris.

Bécassine, héroïne caricaturale, créée par La Semaine de Suzette au début du XXe siècle, montre le mépris condescendant dont elles étaient l’objet, notamment au niveau du langage ; Bécassine est la reine des bévues qui font rire. Ces jeunes filles étaient isolées, soutenues la plupart du temps par les paroisses catholiques, par l’association « Le Genêt ». Il y a des

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 18

subject (“Four ages of migration studies”). In a way, this delivery renders my words as collected in our interview null and void, which I nevertheless leave as a partially outdated testimony.

I am not the best person to answer on this subject. This is because I am a historian specialising in the 19 th century, a period during which migration was mainly internal, i.e. it involved many peasant women who came to work in cities, but not yet the migration of foreign women. Foreign migration really began from 1850 onwards and was mainly male, with single men of Belgian, Italian or Spanish origin working for a while in France and then returning to their country. Or, if some of them settled, they often married, but this was a minority of cases. In 1889, the Naturalisation Act encouraged what was later called a significant “family reunification”. I have not personally worked on these themes and would instead refer you to historians such as Nancy L. Green, who is a leading expert in research and sources on women’s migration. Collating a history of immigrant women is possible through demographic sources and departmental archives (the M series), for example, where files on population movements have been stored. In addition, it is necessary to consult the work of the French Institute for Demographic Studies (INED) and the bibliographies of demographic research carried out, including the works of Hervé Le Bras and François Héran, who are specialists in these matters.

But, regardless of the reasons, there is a gap, an obvious deficiency in this area because the question had never really been raised. For example, little is known about, and there is little study on, the internal migration of women from rural areas who came to the cities, mainly as domestic workers. Yet this is a real subject. Much has been written about the condition of domestic workers1 without much attention to their migration and uprooting. Thus, there was a large number of Breton maids in Paris.

Bécassine, the caricatured heroine created by La Semaine de Suzette at the beginning of the 20th century, shows the condescending contempt of which they are the subject, especially in terms of language; Bécassine is the queen of blunders who make people laugh. These young girls were isolated, mostly supported by Catholic parishes, by the association “Le Genêt”. There are more positive trajectories, such as that of Marguerite Audoux, a former shepherdess, then a Berrichon dressmaker

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

trajectoires plus positives, ainsi celle de Marguerite Audoux, ancienne bergère, puis couturière berrichonne, « montée » à Paris, où, par la couture, et surtout par l’écriture (elle obtient le Prix Femina pour son roman autobiographique Marie-Claire), elle connaît une véritable ascension sociale assez exceptionnelle. Le harcèlement sexuel, la séduction, l’abandon avec des enfants naturels, la tuberculose, qui faisait des ravages dans ces populations fragiles et précaires, étaient le lot commun. Même s’il ne faut pas sous-estimer les possibilités d’échappées à l’enfermement rural que constituaient les villes, surtout Paris. C’était malgré tout un espace de liberté, réel ou/et fantasmé, ce qui explique son attrait.

F&M : Dans les années 1970-1980, le corps féminin semble au centre des travaux sur l’histoire des femmes, portés par des historiennes sensibles ou mobilisées par les mouvements féministes. Cette histoire de la sexualité, des relations de couple, des rapports sociaux de sexe ont-ils pris en compte, d’une manière ou d’une autre, la dimension culturelle qui serait portée par des trajectoires migratoires de certaines femmes étudiées ?

M. P. : À ma connaissance, ces questions, en effet centrales pour l’histoire des femmes en général, ont été peu abordées en ce qui concerne les migrantes, du moins en histoire. Davantage sans doute par les ethnologues et les sociologues. Pour ces dernières, je voudrais citer la revue Travail, genre et société, créée par Margaret Maruani il y a une vingtaine d’années, qui aborde ces sujets, notamment à travers les comptes-rendus qui occupent une large place.

Sans rapport direct avec votre question, j’en ai conscience, je voudrais signaler l’importance des recherches et des publications sur les mouvements de femmes, sur le féminisme des XIXe et XXe siècles, depuis les années 1970. Il y a une bibliographie considérable, Florence Rochefort 2 , Christine Bard 3 , Sylvie Chaperon, etc. Mais pour la période plus récente, celle qui débute avec les années 1970, il y a encore de nombreuses recherches à entamer. Je pense au livre de Françoise Picq sur ce qu’elle appelle « les années-mouvement 4 » et un ouvrage collectif publié par Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, intitulé Ne nous libérez pas, on s’en charge 5 , sur le féminisme contemporain avec de nombreuses références bibliographiques.

F&M : À la fin des années 1990, les travaux des historien.ne.s ont abordé la question de la place

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 19

19

who “went up” to Paris, where, through sewing and especially through writing (she won the Prix Femina for her autobiographical novel, Marie-Claire), she experienced a truly exceptional social rise. Sexual harassment, seduction, abandonment with natural children, tuberculosis, which was wreaking havoc in these fragile and precarious populations, were the common lot. In any case, the possibilities provided by cities, especially Paris, of escaping rural confinement should not be underestimated. It was nevertheless a space of real and/or imagined freedom that explained its appeal.

F&M: In the 1970s and 1980s, the female body seemed to be at the centre of work on women’s history, carried out by significant female historians or those mobilised by feminist movements. Has this history of sexuality, partner relations and gender relations taken into account, in one way or another, the cultural dimension that would be brought by the migratory trajectories of certain women studied?

M. P.: To my knowledge, these questions, which are indeed central to women’s history in general, have barely been addressed in relation to migrant women, in history at least. Probably more so by ethnologists and sociologists. For the latter, I would like to mention the journal Travail, genre et société, set up

by Margaret Maruani approximately twenty years ago, which addresses these subjects, particularly through its reports that form a significant portion of it.

I am aware that this does not directly relate to your question, but I would like to mention the importance of research and publications on women’s movements and 19 th and 20th century feminism since the 1970s. There is a considerable bibliography, Florence Rochefort 2 , Christine Bard3 , Sylvie Chaperon, etc. But for the more recent period, which begins in the 1970s, there is still a lot of research to be done. I am thinking of the book by Françoise Picq on what she calls “the movement years 4” and a collective work published by Bibia Pavard, Florence Rochefort and Michelle ZancariniFournel titled Ne nous libérez pas, on s’en charge 5 , on contemporary feminism with many bibliographical references.

F&M: At the end of the 1990s, the work of historians addressed the question of the place of women in history as actresses of this history by combining the issues of social and political mobilisation with

10/06/21 12:19

20

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

des femmes dans l’histoire comme actrices de cette histoire en croisant les problématiques mobilisations sociales et politiques et celle du genre. À cette époque, ces travaux ont-ils accordé une visibilité aux femmes immigrées ? De la même manière, dans une approche culturelle de l’histoire des femmes, certaines pratiques culturelles propres aux femmes d’origine étrangère ont-elles été identifiées et ont-elles fait l’objet de travaux historiques ?

M. P. : Les femmes sont les oubliées de l’histoire, du récit qu’est l’histoire. Ma génération a contribué à les faire émerger dans ce récit. Elle a affirmé avec force que « les femmes ont une histoire ». Mais les femmes immigrées ont été les plus oubliées de toutes et le sont sans doute encore. Sans doute y avait-il un problème de sources. Mais surtout le poids des stéréotypes qui veulent que les femmes bougent moins que les hommes, qu’elles ne migrent pas. Préjugé tenace qui concourt à les masquer.

Par contre, on a posé la question du voyage, voyage d’enquête effectué par quelques femmes exceptionnelles comme Flora Tristan (Promenades dans Londres, 1840) ou Suzanne Voilquin ; pratique culturelle développée plus massivement au XIXe siècle par les femmes de la bourgeoisie comme une forme d’éducation, de loisir et, pour certaines, d’exploration du monde. Ces pratiques sont fort intéressantes ; elles montrent des femmes en mouvement, mais elles ne constituent évidemment pas des migrations. Elles en sont même l’inverse à certains égards.

Les recherches sur les femmes immigrées sont plus récentes et portent davantage sur l’époque contemporaine. Nancy L. Green les a développées. Je pense aussi à des études socio-historiques sur les femmes du Maghreb comme la thèse d’Hakima Mounir, sociologue, sur les femmes marocaines.

Je manque d’informations. Mais il me semble qu’il y a beaucoup à faire dans ce domaine. Une véritable histoire contemporaine des femmes immigrées reste à écrire. Aborder la question des migrations sous l’angle du genre, faire une histoire genrée des migrations, demeure un beau projet.

F&M : Plus récemment, les travaux historiques qui portent sur la « fabrication » des représentations du corps féminin et des identités sociales ontils identifié des processus de production des imaginaires associés aux femmes migrantes ou immigrées ?

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 20

gender. At that time, did this work give visibility to immigrant women? Similarly, in a cultural approach to women’s history, have certain cultural practices specific to foreign women been identified and have they been the subject of historical research?

M. P.: Women are the forgotten ones in history, in the narrative that is history. My generation has contributed to their emergence in this narrative. It has strongly affirmed that “women have a history”.

But immigrant women were the most forgotten of all and probably still are. Perhaps there was a problem of sources. But above all is the weight of stereotypes that say that women move less than men and do not migrate. This is a persistent prejudice that helps to mask them.

On the other hand, the question of travel has been raised, an investigative form of travel undertaken by a few exceptional women such as Flora Tristan (My Walks Around London, 1840) or Suzanne Voilquin; a cultural practice developed more extensively in the 19 th century by women of the bourgeoisie as a form of education, leisure and, for some, exploration of the world.

These practices are very interesting; they show women on the move, but they are obviously not migration. In some respects, they are even the opposite.

Research on immigrant women is more recent and focuses more on contemporary times. Nancy L. Green has expanded it. I am also thinking of socio-historical studies on Maghrebi women such as the thesis by sociologist Hakima Mounir on Moroccan women.

I am still lacking information, so it seems to me that there is much to be done in this area. A true contemporary history of immigrant women is yet to be written. Addressing the question of migration from a gender perspective and making a gendered history of migration remains a beautiful project.

F&M: More recently, has historical work on the “making” of representations of the female body and social identities revealed processes for producing imagery associated with migrant or immigrant women?

M. P.: There is a large corpus of work on these questions of representations of the female body.

Women have not been the only ones interested in this. Michel Foucault puts the body at the centre of his thinking on discipline in Discipline and Punish (1975). I refer you to the great history, edited by Alain

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

M. P. : Il y a beaucoup de travaux sur ces questions de représentations du corps féminin. Les femmes n’ont pas été les seules à s’y intéresser. Michel Foucault met le corps au centre de sa réflexion sur la discipline dans Surveiller et punir (1975). Je vous renvoie à la grande histoire dirigée par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtille et Georges Vigarello sur L’histoire du corps6. Georges Vigarello a été le premier à écrire une histoire du viol, et donc du corps féminin7. L’histoire du corps a émergé dans les années 1990, et l’apport des femmes a été important en posant la question du corps féminin de plusieurs manières, par exemple l’histoire de l’accouchement et de la maternité, les violences sur les femmes, les maladies des femmes, etc. Je pense aussi à la principale revue d’histoire, la revue Clio. Femmes, genre et histoire, qui existe depuis plus de vingt années, et qui a publié des numéros thématiques sur les « Femmes du Maghreb8 », de nombreux numéros sur le costume des femmes qui abordent ces questions du corps féminin et de leurs pratiques culturelles, et l’année dernière sur « Femmes et genre en migration9 ».

Mais il reste beaucoup à faire encore dans ce domaine en mobilisant les sources classiques des historiens et en collectant l’histoire orale.

F&M : Actuellement, avec un certain retard en France, les approches intersectionnelles abordent l’histoire des femmes sous l’angle du genre, de la classe sociale et de la race en analysant les processus de racialisation des femmes appartenant à des minorités ou à des communautés liées au passé colonial de la France. N’y a-t-il pas eu un oubli dans cette nouvelle approche, celle de la mobilité géographique comme facteur de production des rôles et des places assignées aux femmes dans notre société et comme marqueur des trajectoires des femmes qui migrent dans le monde ?

M. P. : L’approche intersectionnelle est très vaste car elle croise des données, des dimensions ou des facteurs que les historiens de ma génération, qui venaient du social, ont toujours pratiqués. L’histoire des femmes a toujours été préoccupée de croiser la dimension sociale et le genre car les expériences de vie d’une femme bourgeoise ou d’une femme immigrée n’étaient pas les mêmes. Mais il y avait une primauté donnée au social, et une faible prise en compte des facteurs ethniques, culturels, religieux, etc., que les nouvelles approches intersectionnelles prennent en compte à juste titre. Il me semble que c’est un enrichissement de la problématique et je comprends mal les critiques faites à cet égard.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 21

21

Corbin, Jean-Jacques Courtille and Georges Vigarello on the history of the body (L’histoire du corps)6.

Georges Vigarello was the first to write a history of rape, and therefore of the female body7. The history of the body emerged in the 1990s, and the contribution of women has been significant in raising the question of the female body in many ways: for example, the history of childbirth and motherhood, violence against women, women’s illnesses, etc. I am also thinking of the main history journal – Clio. Women, Gender, History, which has existed for more than twenty years and which has published themed editions on “Maghrebi women8”, numerous editions on women’s clothing which address these questions of the female body and their cultural practices, and last year on “Women and gender in migration9”. But there is still much to be done in this area by mobilising the classical sources of historians and collecting oral history.

F&M: Currently, with some delay in France, intersectional approaches are addressing women’s history from a perspective of gender, social class and race by analysing the processes of racialisation of women belonging to minority groups or communities linked to France’s colonial past. Has something been forgotten in this new approach, that of geographical mobility as a factor in the production of roles and places assigned to women in our society and as a marker of the trajectories of women who migrate worldwide?

M. P.: The intersectional approach is very broad because it combines data, dimensions or factors that historians of my generation, who came from the social field, have always practised. Women’s history has always been concerned with combining the social dimension and gender because the life experiences of a bourgeois woman and an immigrant woman are not the same. But there was a primacy given to the social, and little consideration of ethnic, cultural, religious, etc. factors, which the new intersectional approaches rightly consider. It seems to me that this is an enrichment of the issue and I struggle to understand the criticisms made in this regard.

F&M: There are many famous women from elsewhere, such as Marie Curie, the Countess of Ségur, Joséphine Baker, Maria Callas and others who are very well-known. Would it be useful to make a pantheon of these women by remembering their

10/06/21 12:19

22

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

F&M : Il existe de nombreuses femmes célèbres venues d’ailleurs comme Marie Curie, la Comtesse de Ségur, Joséphine Baker, Maria Callas ou d’autres très connues. Serait-il utile de faire un panthéon de ces femmes en rappelant leur parcours migratoire et leurs apports à la société française ?

M. P. : Oui, c’est important de suivre des trajectoires, de faire des biographies, d’esquisser des portraits, de montrer l’apport des femmes immigrées dans la société française, à tous les niveaux. « Faire un panthéon », comme vous dites, un Dictionnaire à la manière de Jean Maitron, serait une démarche mémorielle importante. On s’apercevrait de la richesse de leur contribution. On les rendrait visibles.

Il y a un certain universalisme français qui oublie les particularités des femmes lorsqu’elles sont naturalisées et qui efface leurs origines venues d’ailleurs. Il faudrait travailler sur les parcours migratoires comme des facteurs positifs d’innovation et de créativité quand les femmes ont eu la chance d’accéder aux outils de la création. 

migratory route and their contributions to French society?

M. P.: Yes, it is important to follow trajectories, to make biographies, to sketch portraits, to show the contribution of immigrant women in French society at all levels. ‘Making a pantheon’, as you say, a Jean Maitron-style Dictionary, would be a significant memorial approach. The wealth of their contribution would become apparent. They would be made visible.

There is a certain French universalism that forgets the particularities of women when they are naturalised and erases their origins from elsewhere.

It is necessary to work on migratory routes as positive factors of innovation and creativity when women have had the opportunity to access the tools of creation. 

Notes 1. Je pense notamment au beau livre d’Anne Martin-Fugier, La place des bonnes. La domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset, 1979.

2. Florence Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, Paris, PUF, 2018.

3. Christine Bard, Les insoumises. La révolution féministe, Paris, Le Monde, 2013 ; Christine Bard, Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances, Paris, Autrement, 2010.

4. Florence Picq, Libération des femmes. Les années-mouvement, Paris, Seuil, 1993.

5. Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini- Fournel (dir.), Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020.

6. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps. 2. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2011.

7. Georges Vigarello, Histoire du viol, XVIe - XXe siècle, Paris, Seuil, 2000.

8. Agnès Fine, Claudine Leduc (dir.), « Femmes du Maghreb », Clio, n° 9, 1999.

9. Linda Guerry, Françoise Thébaud (dir.), « Femmes et genre en migration », Clio, n° 51, 2020.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 22

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

23

Covid et origine migratoire : les leçons à tirer de la crise

Covid and migratory origin: lessons to be learned from the crisis Annabel Desgrées du Loû, IRD-Ceped et Institut Convergence Migrations.

Comme toute crise, la pandémie Covid est un puissant révélateur des inégalités. En France comme ailleurs, la maladie a touché plus durement les personnes issues de l’immigration non européennes que les autres. Sur l’ensemble de l’année 2020, on observe une surmortalité trois fois plus forte chez les personnes nées au Maghreb ou en Asie que chez celles nées en France ou dans un autre pays européen, et quatre fois plus forte chez les personnes nées dans un pays africain hors Maghreb. La maladie a frappé non seulement plus fort chez ces immigrés mais à des âges plus jeunes : l’excès de mortalité avant 65 ans concerne essentiellement des immigrés. Cette maladie touche un peu plus les hommes que les femmes mais les femmes immigrées ont payé un lourd tribut : chez les Africaines, la mortalité a augmenté de 91 % lors de la première vague (mars-avril 2020). Lors de la deuxième vague (septembre-décembre 2020), qui a touché des communes moins densément peuplées, cette surmortalité a été moins forte, signalant ainsi l’importance des conditions de vie dans l’impact de cette maladie.

Cependant, tout un faisceau de causes peut expliquer ces inégalités face au Covid. Bien sûr, les conditions de vie jouent sur l’exposition au virus : les femmes immigrées habitent plus souvent dans des logements exigus et surpeuplés, travaillent plus souvent dans les secteurs de l’aide à la personne, du soin, du commerce.

Mais le Covid vient aussi révéler, en synergie délétère, des inégalités de santé préexistantes : les femmes immigrées sont plus touchées par le surpoids, l’obésité, le diabète, l’hyper tension, tous fac teurs d’aggravation pour le Covid. Enfin, on ne peut exclure l’hypothèse d’inégalités dans l’accès aux soins : le système de santé français, protecteur et universaliste, est prévu pour être égalitaire. Encore faut-il avoir la littératie en santé suffisante pour bien comprendre et interpréter les messages délivrés, pour la prévention comme pour la prise en charge. Et cette très forte surmortalité selon l’origine impose d’étudier avec attention et avec les dispositifs d’enquête appropriés d’éventuelles pertes de chance au sein du système de santé. 

Like any crisis, the Covid pandemic is a powerful indicator of inequalities. In France and elsewhere, the illness has hit non-European migrants harder than others. Over the whole of 2020, people born in the Maghreb or Asia were three times more likely to die than those born in France or another European country, and those born in an African country outside the Maghreb were four times more likely to die. The illness has hit immigrants not only harder, but also at younger ages: excess mortality before the age of 65 mainly relates to immigrants. This illness affects men slightly more than women, but immigrant women have paid a heavy price: mortality of African women increased by 91% during the first wave (March-April 2020). During the second wave (September-December 2020), which affected less densely populated areas, this excess mortality was lower, thus indicating the significance of living conditions on the impact of this disease. However, a whole host of causes can explain these inequalities in relation to Covid. Of course, living conditions play a role in exposure to the virus: immigrant women are more likely to live in cramped and overcrowded accommodation and are more likely to work in personal assistance, healthcare and trade sectors.

But Covid also reveals, in a harmful synergy, pre-existing health inequalities: immigrant women are more affected by excess weight, obesity, diabetes and hypertension which are all aggravating factors for Covid. Lastly, the hypothesis of inequalities in accessing healthcare cannot be excluded: the French healthcare system, which is protective and universalist, is intended to be egalitarian. It is still necessary to have sufficient health literacy to understand and interpret the messages delivered for both prevention and treatment. This very high excess mortality depending on origin also makes it necessary to carefully study, using the appropriate investigation processes, potential lost opportunities within the healthcare system. 

Source : Sylvain Papon, Isabelle Robert-Bobée, « Décès en 2020 : hausse plus forte pour les personnes nées à l’étranger que pour celles nées en France, surtout en mars-avril », Insee Focus, n° 231, avril 2021.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 23

10/06/21 12:19

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Arta / Genève

Je suis originaire du Kosovo. Mon père a toujours défendu les droits de l’homme et il m’a transmis cet engagement.

Je continue son combat et même si ma vie est en Suisse, mon combat est pour le Kosovo. Cela peut paraître contradictoire, mais c’est mon engagement là-bas qui me permet de tenir ici. En photo, mon combat du moment : Astrid jeune albanais de 26 ans…

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 24

I am from Kosovo. My father has always been a human rights defender and he passed this commitment on to me.

I continue his fight and even if my life is in Switzerland, my fight is for Kosovo. It may sound contradictory, but it’s my commitment there that keeps me moving forward.

In photo, my fight of the moment: Astrid, young Albanian of 26 years ...

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

25

« Les droits des femmes sont des droits humains fondamentaux »

Women’s rights are fundamental human rights Véronique Sehier, ex-présidente de la Délégation droits des femmes et égalité du Conseil économique, social et environnemental (Cese), membre du Planning familial.

Former president of the Women’s Rights and Equality Delegation of the Economic, Social and Environmental Council (Cese), member of Planning Familial.

Pour l’Organisation des Nations unies, depuis sa création, les droits des femmes constituent un enjeu international. Cependant, l’égalité de genre reste à conquérir dans les faits. À l’heure actuelle, près de 45 % des femmes dans le monde ne peuvent librement disposer de leurs corps et de choix de vie autonomes concernant leur sexualité. La mise en œuvre du libre accès aux droits sexuels et reproductifs exige des États des objectifs clairs et des actions déterminées dans la lutte contre les discriminations genrées.

Since its creation, women’s rights have been an international issue for the United Nations.

However, gender equality has yet to be achieved in practice. Currently, almost 45% of women worldwide do not have free control over their bodies and autonomous life choices about their sexuality. The implementation of free access to sexual and reproductive rights requires Member States to have clear objectives and take definitive action in the fight against gender discrimination.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 25

10/06/21 12:19

26

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

Les droits des femmes, un enjeu international En 1995, 189 pays adoptaient à Pékin une déclaration et une plateforme d’actions communes pour garantir « la pleine réalisation des droits fondamentaux des femmes et des petites filles », de tous les droits de la personne humaine et de toutes les libertés fondamentales. Après des discussions animées entre délégations des pays composées de féministes, d’ONG et de membres des gouvernements, les États s’engageaient à traduire dans les faits 12 objectifs prioritaires pour l’égalité des sexes : égalité des droits, élimination de la pauvreté, égal accès aux ressources, à la terre, au crédit… Il s’agissait là d’un pas important pour l’émancipation des femmes et leur autonomie. Le texte inscrivait que « les droits fondamentaux des femmes comprennent le droit d’être maîtresses de leur sexualité, y compris leur santé en matière de sexualité et de procréation, sans aucune contrainte, discrimination ou violence, et de prendre librement et de manière responsable des décisions dans ce domaine ». Bien que voté à l’unanimité, plusieurs États, dont le Vatican, des pays d’Amérique latine, d’Afrique et des pays arabes, ont émis des réserves et en ont limité la portée.

Déjà lors de la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) en 1994, les États membres des Nations unies avaient affirmé au Caire pour la première fois que les droits sexuels et reproductifs étaient des droits humains, liant ainsi santé sexuelle et reproductive, statut des femmes, égalité et autonomie. Il ne peut y avoir d’égalité sans garantir le droit des femmes à disposer de leur corps, à choisir leur partenaire, et si elles veulent des enfants, combien, à quel moment Avant Le Caire et Pékin, l’égalité entre les femmes et les hommes avait été inscrite comme principe fondamental dans la Charte des Nations unies lors de sa création en 1945 – même si seuls 35 États parmi ses membres accordaient à l’époque le droit de vote aux femmes – et bien sûr dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948. C’est seulement lors de la première Conférence mondiale sur les femmes, à Mexico en 1975, que la planification familiale est déclarée comme essentielle à l’égalité des sexes.

Women’s rights, an international issue In 1995, 189 countries adopted in Beijing a declaration and a platform for joint action to ensure “the full realisation of the fundamental rights of women and of the girl-child”, and to protect all human rights and fundamental freedoms. After animated discussions between delegations from various countries, made up of feminists, NGOs and government members, the Member States committed to implementing 12 priority objectives for gender equality: equal rights, poverty eradication, equal access to resources, land, credit, etc. It was an important step for women’s emancipation and autonomy. The text stated that “the fundamental rights of women include their right to have control over and decide freely and responsibly on matters related to their sexuality, including sexual and reproductive health, free from coercion, discrimination and violence”. Although voted unanimously, several Member States, including the Vatican, Latin American, African and Arab countries expressed reservations and limited its scope.

At the International Conference on Population and Development (ICPD) in 1994, the Member States of the United Nations had already affirmed in Cairo for the first time that sexual and reproductive rights are human rights, thus linking sexual and reproductive health, women’s status, equality and autonomy. There cannot be equality without ensuring the right of women to have control over their own bodies, to choose their partner, and whether they want children, how many, and when.

Before Cairo and Beijing, equality between women and men was included as a fundamental principle in the Charter of the United Nations when it was created in 1945 – even if only 35 Member States granted women the right to vote at the time – and of course in the Universal Declaration of Human Rights in 1948. It was only at the first world conference on Women in Mexico in 1975 that family planning was declared to be essential for gender equality.

Is the right to control one’s own body a fundamental right?

The Beijing Platform was certainly a step forward, even if it is not binding on Member States. Sexual and reproductive rights1 , especially abortion, are always a point of contention at international

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 26

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

Le droit à disposer de son corps, un droit fondamental ?

La Plateforme de Pékin a constitué une avancée certes, même si ce texte n’est pas contraignant pour les États. Les droits sexuels et reproductifs1 , surtout l’avortement, sont toujours un point de clivage lors des conférences internationales. Rien ne contraint aujourd’hui un pays à mettre en place une législation garantissant ces droits pour toutes les femmes.

La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw), adoptée en 1979 et ratifiée par la France en 1983, demande aux États de prendre les mesures nécessaires pour éliminer toute discrimination sous toutes ses formes dans tous les domaines, dont la planification familiale, l’éducation et l’information sur ces droits 2 . Elle les exhorte à agir pour changer les normes et les comportements, et met en place des procédures d’évaluation régulières. Pourtant, dans des pays signataires de cette convention, les adolescentes se voient refuser l’accès à l’éducation sexuelle, des femmes ne peuvent pas obtenir de contraceptifs sans le consentement de leur mari. En 2003, l’Union africaine signe le Protocole de Maputo 3 sur l’accès aux droits sexuels et reproductifs, ratifié par 52 pays, mais dans 6 d’entre eux les lois sont en contradiction avec celui-ci. La Convention d’Istanbul4 est le premier traité international spécifique aux violences de genre qui s’appuie sur les normes consacrées dans la Cedaw.

Signée le 11 mai 2011 par le Conseil de l’Europe, elle comporte des mesures de protection spécifiques pour les femmes migrantes, avec ou sans papier, réfugiées ou demandeuses d’asile. Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser les femmes et les filles est le cinquième des Objectifs de développement durable (ODD) inscrit en 2015 par l’ONU dans « La route pour la dignité en 2030, mettre fin à la pauvreté, transformer les vies et protéger la planète ».

Nous en sommes encore loin !

Aujourd’hui, malgré les déclarations et accords internationaux, seules 55 % des femmes et des filles peuvent faire des choix autonomes, qu’il s’agisse de relations sexuelles, du recours à la contraception ou de la recherche de soins de santé, affirme un rapport de l’ONU le 14 avril 2021 5 . 1 femme sur 3 est victime de violences de genre, le plus souvent par un partenaire intime. On estime que, d’ici 2030, près de 120 millions de femmes et de filles supplémentaires

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 27

27

conferences. Today, there is no obligation for a country to implement legislation ensuring these rights for all women.

The Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women (CEDAW) adopted in 1979 and ratified by France in 1983, requires Member States to take the necessary measures to eliminate all forms of discrimination in all areas, including family planning, education and information on these rights2 . It urges them to take action to change standards and behaviour and implements regular evaluation procedures.

However, in the signatory countries of this convention, teenage girls are refused access to sex education and women cannot obtain contraceptives without consent from their husband. In 2003, the African Union signed the Maputo protocol 3 on the access to sexual and reproductive rights which has been ratified by 52 countries, but in 6 of them, the law contradicts it. The Istanbul Convention4 is the first international treaty specific to gender-based violence that builds on the standards set out in CEDAW. Signed by the Council of Europe on 11 May 2011, it includes specific protection measures for legal or illegal female migrants, refugees and asylum seekers. To achieve gender equality and empower all women and girls is the fifth Sustainable Development Goal (SDG) set out by the UN in 2015 in “The Road to Dignity by 2030: Ending Poverty, Transforming All Lives and Protecting the Planet”.

We are still a long way off!

Today, despite international declarations and agreements, only 55% of women and girls are able to make autonomous choices, be they about having sex, using contraception or seeking healthcare, according to a UN report on 14 April 20215 . One woman in 3 is a victim of gender-based violence, most often by an intimate partner. It is estimated that between now and 2030 almost 120 million more women and girls will have married before the age of 18 if no large-scale intervention is undertaken between now and then6 . Approximately 217 million women do not have access to their choice of contraception. 12.8 million teenage girls are not accessing family planning services. 50% of teenage pregnancies that occur between the ages of 15 and 19 are not planned and 50% of those end in abortion. 40% of women live under laws that restrict

10/06/21 12:19

28

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

auront été mariées avant l’âge de 18 ans si aucune intervention de grande ampleur n’est menée d’ici là 6 .

Environ 217 millions de femmes n’ont pas accès à la contraception de leur choix. 12,8 millions d’adolescentes ne bénéficient pas des services de planification familiale. 50 % des grossesses d’adolescentes de 15 à 19 ans sont non prévues et 50 % d’entre elles finissent par un avortement. 40 % des femmes vivent sous des lois qui restreignent ou interdisent l’avortement, dont 5 % dans un pays qui l’interdit en toutes circonstances. 25 millions d’avortements par an sont pratiqués dans des conditions dangereuses. 3 millions de ces femmes ne recevraient pas de soins7. Des organisations non gouvernementales internationales comme Women on Web 8 , Women Help Women, Soccoristas, en Amérique latine, se mobilisent pour fournir un accès à l’avortement médicamenteux de façon sûre aux femmes qui ne peuvent y avoir accès parce que les lois de leur pays l’interdisent ou à celles qui sont exclues des services existants parce qu’elles sont étrangères ou sans papiers. Ces ONG jouent un rôle d’autant plus important en période de crise où l’accès aux services de santé est restreint.

Le droit des femmes à disposer de leur corps est toujours une histoire de luttes Luttes pour la légalisation, pour l’application des lois, contre les régressions… L’exemple des Irlandaises, des Argentines, des Polonaises illustre les combats toujours actuels pour ce droit. Jusqu’en 2018, les Irlandaises qui voulaient avorter devaient « prendre le bateau » ou l’avion. Inscrit dans la loi ne veut pas dire effectif, y compris dans les pays signataires des conventions internationales. Les Italiennes le savent bien : plus de 70 % des médecins opposent leur clause de conscience à l’IVG. En France, des femmes partent aujourd’hui encore avorter dans un autre pays européen en raison des délais fixés par la loi française. La fluctuation des délais fixés de façon arbitraire pour l’avortement – de 12 à 24 semaines – démontre l’absence d’un droit à l’avortement et la primauté des valeurs morales nationales en Europe. Or l’Organisation mondiale de la santé préconise de « lever les obstacles d’ordre juridique, liés aux politiques ou de nature programmatique qui empêchent l’accession en temps voulu à un avortement pratiqué dans de bonnes conditions9 ».

En 1988, la cour suprême du Canada a statué que la loi sur l’avortement était inconstitutionnelle, violant le droit d’une femme à la « vie, liberté et

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 28

or prohibit abortion, including 5% in a country that prohibits it in all circumstances. 25 million abortions per year are performed in dangerous conditions. 3 million of these women would not receive healthcare 7. International non-governmental organisations such as Women on Web 8 , Women help Women, and Soccoristas in Latin America are working to provide access to safe medical abortions to women who cannot access it because the laws of their country prohibit it, or to those who are excluded from existing services because they are foreign or undocumented. These NGOs play an increasingly important role in times of crisis when access to healthcare services is restricted.

Women’s right to have control over their own bodies is still a story of struggle Struggles for legislation, for the application of laws, against regressions, etc. The example of Irish, Argentinian and Polish women illustrates the continuing struggles for this right. Until 2018, Irish women who wanted an abortion had to “take the boat’ or the plane. Written in law does not mean effective, even in countries that have signed international conventions. Italian women are well aware of this: more than 70% of doctors oppose their conscience clause to abortion. In France, women are still having abortions in other European countries because of the time limits set by the French law. The fluctuation of arbitrary time limits for abortion – between 12 and 24 weeks – demonstrates the absence of a right to abortion and the primacy of national moral values in Europe.

Yet the World Health Organization advises that “regulatory, policy and programmatic barriers that hinder access to and timely provision of safe abortion care should be removed9 .”

In 1988, the Supreme Court in Canada ruled that the law on abortion was unconstitutional, violating a woman’s right to “life, liberty and security of person” ensured by Article 7 of the Charter of Rights and Freedoms. Abortion has since been treated like any medical procedure and without restriction. 90% of abortions are performed before 12 weeks of amenorrhoea, and only 0.6% are performed after 20 weeks. 30 years later, Canada is still clearly demonstrating that, in the absence of criminal law, abortion can be performed in a safe and ethical manner.

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

sécurité de sa personne » garantie par l’article 7 de la Charte des droits et libertés. L’IVG est depuis traitée comme tout acte médical et sans restriction. 90 % des IVG se font avant 12 semaines d’aménorrhée et seulement 0,6 % après 20 semaines. 30 ans après, le Canada démontre clairement qu’en l’absence de loi pénale l’avortement peut se pratiquer de façon sûre et éthique.

Les mesures restrictives ne font pas diminuer le nombre d’avortements, mais le rendent plus dangereux pour les femmes prêtes à prendre des risques pour leur santé et leur vie lorsqu’il leur est insupportable de poursuivre la grossesse, comme en Pologne où, depuis la publication de la décision du 22 octobre 2020, il est interdit de mettre fin à une grossesse même en cas de grave malformation ou de maladie fœtale. Et c’est le cas dans tous les pays : « On voit ça sans arrêt. Peu importe le statut légal de l’avortement dans un pays, les femmes prennent cette décision et trouvent un moyen de la mettre à exécution », confie Dre Ortayli, médecin en Turquie. « Les plus aisées parviennent en quelque sorte à rester en meilleure santé que les autres, parce qu’elles ont des opportunités, de l’argent, un réseau. Celles qui sont économiquement, socialement ou culturellement défavorisées souffrent davantage 10 . » Forcer une femme à poursuivre une grossesse dont elle ne veut pas est une violence.

Des inégalités de genre, et entre femmes aussi, renforcées par la Covid-19 La crise actuelle renforce les inégalités de genre et a des conséquences néfastes sur tous les aspects de la vie des femmes et des filles. Les restrictions de déplacement, les fermetures ou les réductions des services, les difficultés d’approvisionnement en produits contraceptifs réduisent l’accès aux droits et à la santé sexuelle. Un an après le début de la pandémie, 12 millions de femmes ont connu une interruption de leur contraception, provoquant 1,4 million de grossesses non planifiées11 .

C’est la double peine pour les femmes migrantes qui, déjà en temps normal, accèdent difficilement à leurs droits fondamentaux parce qu’elles ne les connaissent pas, ou vivent dans une trop grande précarité : « Les conséquences des violences subies et des traumatismes vécus lors des parcours d’exil ont ainsi des effets directs sur la capacité à enclencher des démarches12 . » Le droit à l’intégrité physique est indissociable du droit à disposer de son corps.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 29

29

Restrictive measures do not reduce the number of abortions, but succeed only in making them more dangerous for women who are prepared to risk their health and life when it is unbearable for them to continue with the pregnancy. One example is Poland, where, since the publication of the decision of 22 October 2020, it is prohibited to terminate a pregnancy even in the case of serious foetal malformation or disease. And this is the case in all countries: “We see it again and again.

Independent of the legal status of abortion in a country, women make those decisions and they find a way”, shares Dr Ortayli, a doctor in Turkey. “Those who are affluent, somehow they manage to have better health than others, because they have opportunities, they have money, they have networks. Those who are disadvantaged economically or socially or culturally, they suffer more 10 .” Forcing a woman to continue a pregnancy that she does not want is violence.

Gender inequalities, and also inequalities between women, are reinforced

by Covid-19 The current crisis is reinforcing gender inequalities and having a negative impact on all aspects of the lives of women and girls. Travel restrictions, service closures or cutbacks and difficulties accessing contraceptive supplies are reducing access to rights and sexual health. One year into the pandemic, 12 million women have had their contraception interrupted, causing 1.4 million unplanned pregnancies11 .

This is double punishment for migrant women who, in normal times, already have difficulty accessing their fundamental rights because they are not aware of them or because they live in excessive precariousness: “The consequences of the violence suffered and the trauma experienced during the exile process have a direct impact on the ability to take action 12 .”

The right to physical integrity is inseparable from the right to control one’s own body. Besides the problems encountered in accessing basic needs such as water or food, women and girls are faced with situations of human indignity and a multitude of risks: access to hygiene, menstrual precariousness, promiscuity, lack of single-sex accommodation, harassment, rape, sexual

10/06/21 12:19

30

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

Au-delà des problèmes rencontrés dans l’accès à des besoins élémentaires comme l’eau ou la nourriture, des femmes et des filles sont confrontées à des situations indignes et à une multitude de risques : accès à l’hygiène, précarité menstruelle, promiscuité, manque d’hébergement non mixte, harcèlement, viols, agressions sexuelles, exploitation sexuelle, refus d’IVG, avortements dans des conditions peu sûres, manque de prévention et d’information sur leurs droits et non prise en compte de leur parcours. La crise a exacerbé ces difficultés, avec la peur des contrôles, la peur d’attraper le virus, avec pour conséquence le renoncement aux soins.

Pendant la pandémie, les violences intrafamiliales ont explosé, des femmes ont dû rester enfermées avec leurs agresseurs. Le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) a alerté sur ce qu’il qualifie de « pandémie de l’ombre 13 », entraînant « un pic d’augmentation de la violence basée sur le genre », avec des chiffres impressionnants et des situations dramatiques.

Malgré ce constat alarmant, des gouvernements viennent de décider le retrait de leur pays de la Convention d’Istanbul. La Turquie était le premier pays à la signer, elle est le premier à la dénoncer, suivie de peu par la Pologne en mars dernier. Cette convention joue pourtant un rôle essentiel en matière de protection, notamment pour les femmes migrantes : protection contre les violences domestiques, les mariages forcés, les mutilations sexuelles, les avortements et stérilisation forcés, les crimes d’honneur…

Elle inscrit clairement la violence fondée sur le genre comme une « persécution » et un « préjudice grave 14 » nécessitant une protection complémentaire en référence à la Convention de Genève 15 , et demande aux États signataires d’intégrer « la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes » dans les politiques de développement et les accords bi ou multilatéraux. Cependant, les violences sexuelles et fondées sur le genre sont encore trop peu prises en compte par les autorités et par les organisations humanitaires. La réticence des victimes à en parler par peur de représailles doit inciter les États à prendre les mesures nécessaires pour mieux les considérer.

25 ans après Pékin Si des progrès importants ont été accomplis, de nombreux obstacles persistent : patriarcat, fondamentalismes religieux et intégrismes se renforcent mutuellement et s’organisent contre les droits des

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 30

assault, sexual exploitation, refusal of abortion, abortions in unsafe conditions, lack of prevention and information on their rights and failure to take their situation into account. The crisis has exacerbated these difficulties, with the fear of checks and the fear of catching the virus resulting in people not seeking healthcare.

During the pandemic, domestic violence skyrocketed, as women have been forced to be trapped inside with their abusers. The United Nations Population Fund (UNFPA) has warned of what it calls a “shadow pandemic13”, leading to “a spike in gender-based violence”, with substantial figures and dramatic situations.

Despite this alarming finding, some governments have just decided to withdraw their country from the Istanbul Convention. Turkey was the first country to sign it and is the first to denounce it, followed shortly by Poland last March.

However, this convention plays an essential role in terms of protection, particularly for migrant women: protection against domestic violence, forced marriage, FGM, forced abortions and sterilisation, honour killings, etc. It clearly identifies genderbased violence as “persecution” and “serious harm14” requiring additional protection with reference to the Geneva Convention15 , and demands signatory Member States to integrate “preventing and combating violence against women” into development policies and bilateral or multilateral agreements. However, sexual and gender-based violence is still barely being taken into account by authorities and humanitarian organisations. The reluctance of victims to talk about it for fear of reprisal should encourage Member States to take the necessary measures to better consider it.

25 years after Beijing While significant progress has been achieved, many barriers persist: patriarchy, religious fundamentalism and extremism reinforce one another and act against women’s rights, and especially against their sexual and reproductive rights. These rights, at the heart of any emancipation and empowerment process, are the condition of equality between women and men and between all people regardless of their sexual orientation and gender identity.

The recognition of these inseparable rights – abortion, contraception and sex education

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

femmes, et surtout contre leurs droits sexuels et reproductifs. Ces droits, au cœur de tout processus d’émancipation et d’autonomisation, sont la condition de l’égalité entre les femmes et les hommes et entre toutes les personnes quelles que soient leur orientation sexuelle et leur identité de genre.

La reconnaissance de ces droits indissociables – avortement, contraception et éducation à la sexualité – fait toujours l’objet de combats politiques et de mobilisation intense de la société civile et des associations féministes 16 . Elles se battent encore aujourd’hui, en Europe et dans le monde, pour légaliser ces droits et les rendre effectifs grâce à des services adaptés. Ils sont intimement liés aux luttes pour les droits des personnes LGBTQI17. Ils touchent en effet à des représentations collectives encore profondément ancrées concernant le contrôle du corps des femmes et de leur sexualité, et le rôle procréatif de la sexualité, basé sur les normes et les rôles sociaux assignés aux femmes et aux hommes.

Ces droits sont fragiles, voire réversibles, toujours à défendre, et ont toujours une place à part parmi les droits humains, suscitant des résistances d’ordre moral, social, culturel ou religieux. Des oppositions fortes menacent ces droits dans toutes les parties du monde. Déjà en décembre 2017, Nils Muznieks, commissaire européen pour les droits humains, l’affirmait lors de la présentation du rapport sur la « Santé et les droits reproductifs des femmes en Europe » : « La santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes sont des droits humains.

Malheureusement toutefois, les femmes en Europe continuent de voir ces droits bafoués ou restreints en raison de lois, politiques et pratiques qui reflètent en définitive la persistance de stéréotypes et d’inégalités de genre. Les États doivent prendre conscience de ces violations, y remédier, et s’engager résolument à faire progresser l’égalité de genre dans ce domaine crucial de la vie. » C’est cet engagement que les États doivent affirmer clairement dans le cadre du Forum Génération égalité présidé par la France et le Mexique. La France conduira la coalition d’action sur l’« autonomie corporelle et les droits sexuels et reproductifs », qui dessinera des objectifs évaluables à atteindre pour que chaque personne, chaque femme, chaque fille puisse décider de sa vie, jouir pleinement de ses droits en bonne santé et sans discrimination ni contrainte, ni violence. L’accès aux droits sexuels et reproductifs est un enjeu de démocratie, de justice sociale, de progrès. Les femmes ne sont ni « la moitié

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 31

31

– remains the subject of political battles and intense mobilisation of civil society and feminist associations16 . They are still fighting today in Europe and across the world to legalise these rights and make them effective through appropriate services.

They are intimately linked to the struggles for the rights of LGBTQI people 17. In fact, they address the deeply rooted collective representations of the control of women’s bodies and sexuality, and the reproductive role of sexuality, based on the social standards and roles assigned to women and men.

These rights are fragile, even reversible, always needing to be defended, and have always occupied an unusual space within human rights, giving rise to moral, social, cultural or religious resistance. Strong opposition threatens these rights in all parts of the world. Even in December 2017, Nils Muznieks, European Commissioner for Human Rights, stated during the presentation of the report on “Women’s reproductive health and rights in Europe”: “Women’s sexual and reproductive health and rights are human rights. Regrettably, however, women in Europe still have these rights denied or restricted as a result of laws, policies and practices that ultimately reflect continuing gender stereotypes and inequalities. States must acknowledge and address these violations and resolutely commit to advancing gender equality in this crucial sphere of life.”

It is this commitment that Member States must clearly affirm in the framework of the Generation Equality Forum chaired by France and Mexico.

France will lead the Action Coalition on “bodily autonomy and sexual and reproductive health”, which will outline measurable objectives to be achieved so that every person, every woman, every girl can make decisions about her own life, fully enjoy her rights in good health and without discrimination, coercion or violence. Access to sexual and reproductive rights is an issue of democracy, social justice and progress. Women are not “half of”, or complementary, or minors. They are citizens. They must be recognised as such and involved in decision-making in all areas, in France, in Europe and worldwide. 

10/06/21 12:19

32

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

de », ni complémentaires, ni mineures. Elles sont des citoyennes. Elles doivent être reconnues comme telles et associées aux décisions dans tous les domaines, en France, en Europe et dans tous les pays. 

Notes 1. URL : https://www.ippf.org/sites/default/files/ippf_sexual_rights_declaration_pocket_guide_french.pdf.

2. URL : https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/la-convention-pour-lelimination-de-la-discrimination-a-legard-des-femmescedef-cedaw-10-points-pour-tout-comprendre/.

3. URL : https://www.un.org/fr/africa/osaa/pdf/au/protocol_rights_women_africa_2003f.pdf.

4. URL : https://www.coe.int/fr/web/istanbul-convention/text-of-the-convention.

5. URL : https://news.un.org/fr/story/2021/04/1093862.

6. Unicef, 2020 : https://www.unicef.fr/article/covid-19-10-millions-de-filles-supplementaires-risquent-d-etre-mariees-durant-leurenfance.

7. Guillaume, Clémentine Rossier, « L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences », Population, vol. 73, n° 2, 2018, pp. 225-322.

8. URL : https://www.womenonweb.org/fr/, https://womenhelp.org/ https://socorristasenred.org/.

9. Organisation mondiale de la santé, septembre 2020 : « Les lois ou les politiques qui fixent un âge limite pour la grossesse en deçà duquel il est possible de pratiquer un avortement peuvent avoir des conséquences négatives pour les femmes qui ont dépassé la limite.

De telles politiques/lois poussent certaines femmes à rechercher les services de prestataires non qualifiés, ou à tenter d’avorter par leurs propres moyens. » 10. URL : https://www.unfpa.org/sowp-2021.

11. UNFPA, 11 mars 2021. URL : https://www.unfpa.org/fr/news/un-apr%C3%A8s-le-d%C3%A9but-de-la-pand%C3%A9mie-lunfpaestime-que-12-millions-de-femmes-ont-connu-une.

12. Paul Fourier, Emelyn Weber, « Parcours et politiques d’accueil des demandeurs et demandeuses d’asile dans l’Union européenne », Avis du Cese, n° 15, mai 2018, p. 106. URL : https://www.lecese.fr/travaux-publies/parcours-et-politiques-daccueil-desdemandeureuses-dasile-dans-lunion-europeenne.

13. FNUAP, URL : https://www.unfpa.org/fr/news/retour-sur-lann%C3%A9e-2020-les-5-facteurs-qui-ont-le-plus-affect%C3%A9-lesfemmes-et-les-filles.

14. URL : https://rm.coe.int/1680084840. Articles 60 et 62, Convention d’Istanbul.

15. URL : https://www.unhcr.org/fr/convention-1951-relative-statut-refugies.html.

16. URL : https://www.lecese.fr/travaux-du-cese/saisines/promouvoir-lacces-aux-droits-sexuels-et-reproductifs-en-europe-un-enjeufondamental-pour-legalite.

17. Lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queer et intersexes. Voir https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-lafrance/droits-de-l-homme/orientation-sexuelle-et-identite-de-genre/.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 32

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

33

Trouver un travail et un mari : les raisons des migrations des jeunes filles célibataires à Ouagagadougou, Burkina Faso

Finding a job and a husband: reasons why single young girls migrate to Ouagadougou, Burkina Faso.

Madeleine Wayack Pambe, Institut supérieur des sciences de la population, Université Joseph Ki-Zerbo, Ouagadougou, Burkina Faso.

Institute for Population Sciences, Joseph Ki-Zerbo University, Ouagadougou, Burkina Faso et / and Marie-Laurence Flahaux, Institut de recherche pour le développement, Laboratoire Population environnement développement, Aix-Marseille Université, France.

Research Institute for Development, Population Environment Development Laboratory, Aix-Marseille University, France.

Trouver du travail et être autonome est le premier motif de migration pour les femmes migrantes célibataires à Ouagadougou, arrivant principalement des zones rurales et urbaines du Burkina Faso et de Côte d’Ivoire. Pauline, par exemple, a migré à l’âge de 19 ans pour chercher du travail à Ouagadougou, pour faire comme les jeunes de son âge : « Ma venue à Ouagadougou n’est pas due au fait que le village n’était pas bon. Non. En ce moment, les gens venaient à Ouagadougou pour trouver du travail. Comme nous ne sommes pas allés loin dans les études, nous sommes venus à Ouaga pour trouver du travail. » Pulchérie est arrivée à 34 ans, également pour chercher du travail, mais elle précise : « afin que ma vie soit mieux que là d’où je viens » et « pour retrouver l’homme avec qui j’avais débuté une relation ». En effet, la recherche d’un conjoint et le fait de vouloir fonder une famille sont aussi des objectifs fréquents dans la migration des femmes célibataires. La recherche d’un conjoint à Ouagadougou vient d’un désir d’accéder à un style de vie de couple plus libre, comme le dit Honorine : « Ma première intention était de venir trouver du travail. Mais je voulais aussi trouver un homme qui veuille me marier, avec qui je vais fonder une famille et rester à Ouaga. » 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 33

Finding a job and being autonomous is the main reason why single migrant women migrate to Ouagadougou, arriving mainly from the rural and urban areas of Burkina Faso and Côte d’Ivoire. For example, Pauline migrated at the age of 19 to find work in Ouagadougou, to do what young people of her age do: “I didn’t come to Ouagadougou because there was something wrong with my village. No. At that time, people were coming to Ouagadougou to find work. Since we didn’t get very far with studying, we came to Ouaga to find work.” Pulchérie arrived at the age of 34, also to find work, but she clarifies: “ To make my life better than where I came from” and “to find the man with whom I had started a relationship”. In fact, looking for a partner and wanting to start a family are also common objectives among migrating single women. Looking for a partner in Ouagadougou comes from a desire to access a freer lifestyle for couples, as Honorine says: “My first intention was to come and find work.

But I also wanted to find a man who wanted to marry me, and with whom I could start a family and stay in Ouaga.” 

10/06/21 12:19

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Sabrin / Annecy

Ma mère est érythréenne et mon père soudanais. Ma vie a été très difficile, mais j’ai réussi à venir ici et je ne me retourne pas sur mon passé. Je n’ai pas le temps pour cela.

Ce qui est important pour ma vie, c’est de continuer à avancer et pour cela je ne compte que sur moi et ma volonté. Rien ne m’aide, rien ne me soutient si ce n’est cette rage de vivre que je ressens au plus profond de moi !

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 34

My mother is Eritrean and my father is Sudanese. My life has been very difficult, but I managed to come here and I don’t look back on my past. I don’t have time for this. What is important for my life is to keep moving forward and for that I rely only on myself and my will. Nothing helps me, nothing supports me except this rage for life that I feel deep inside me!

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

35

Corporéités migrantes Trois études de cas pour une réflexion sur l’autonomie des femmes

Migrant Corporeities Three case studies for a reflection on women’s autonomy

Camille Schmoll, directrice d’études à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS), UMR Géographie-cités.

Director of Studies at the School for Advanced Studies in the Social Sciences (EHESS), UMR Géographie-cités.

Le corps des femmes en migration s’avère un outil paradoxal. Vulnérable, soumis à de multiples agressions, il constitue dans le même temps un levier de résistance à l’assujettissement. Dans la traversée des frontières, les techniques du corps que déploient les migrantes participent d’une stratégie de passage qui vise leur autonomie. D’où l’importance d’étudier ce que la migration fait au corps des femmes.

Women’s bodies are a paradoxical tool at the border. Vulnerable and subject to multiple assaults, it is at the same time a lever of resistance to subjugation. The body techniques used by migrant women are part of a border-crossing strategy, aiming for their emancipation. Hence the importance of studying what migration does to women’s bodies.

D

epuis plusieurs décennies, de nombreux travaux revalorisent la place des femmes dans les migrations internationales1 . Ces expériences féminines de la migration peuvent être analysées à travers leur dimension corporelle. Le corps des femmes migrantes est en effet le siège de sensations, mais aussi le medium à travers lequel le vécu affectif et émotionnel des migrations s’effectue. Il est également un lieu de gouvernement des migrations, par le biais des politiques migratoires et de l’action des personnes et des institutions chargées de leur application. Le corps est aussi essentiel dans les processus de mise à distance,

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 35

F

or several decades, many works have been revaluing the place of women in international migration1 . These female experiences can be analysed through their physical dimension. The bodies of migrant women are, in fact, the seat of sensations but also the medium through which the mental and emotional experience of migration takes place. They are also a place where migration is governed, through migration policies and the actions of people and institutions responsible for their implementation. The body is also essential in the processes of distancing, altering and naturalising

10/06/21 12:19

36

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

d’altérisation et de naturalisation des migrantes. Par exemple, le corps des femmes migrantes est bien souvent sexualisé, ethnicisé et racisé, objet de préjugés naturalisants. Enfin, le corps des migrantes est le lieu de projets : la migration est de ce point de vue, sans aucun doute, une épreuve du corps, mais elle peut aussi entraîner des formes de résistance qui comportent une dimension corporelle. Le corps peut alors devenir une échappatoire, un lieu de guérison, de plaisir, de soucis de soi, de mobilisation. Bref, un corps-ressource mis au service de stratégies d’autonomisation de la part des femmes.

Tous ces éléments participent de ce que l’on peut nommer une « politique des corps en migration », dont je propose d’éclairer certains aspects à partir de fragments d’enquêtes menées au sud de l’Europe : une enquête menée au début des années 2000 sur les commerçantes à la valise tunisiennes circulant de part et d’autre de la Méditerranée 2 ; une enquête menée auprès des femmes africaines qui ont traversé la Méditerranée de façon irrégulière de 2009 à 2019 3 ; une enquête effectuée en 2013 et 2016 auprès de travailleuses domestiques philippines et sri-lankaises employées de maison à Chypre. Bien que singuliers, ces exemples de migrations féminines font écho à des situations migratoires que l’on retrouve dans de nombreuses régions du monde. En ce sens, les formes de migration que je vais présenter fonctionnent comme des figures archétypales d’une « politique des corps en migration ».

migrant women. For example, the bodies of migrant women are often sexualised, ethnicised and racialised, and are subject to naturalising prejudices. Lastly, the bodies of migrant women are the place of projects: from this perspective, migration is undoubtably an ordeal of the body, but it can also lead to forms of resistance, which include a physical dimension. The body can then become an escape, a place of healing, pleasure, self-care, mobilisation. In short, it is a body-resource used for women’s empowerment strategies.

All these elements are part of what can be called a “migratory body policy”, some aspects of which I offer to shed light on based on fragments of surveys conducted in Southern Europe: a survey conducted in the early 2000s on Tunisian suitcase traders circulating on both sides of the Mediterranean2 ; a survey conducted on African women who clandestinely crossed the Mediterranean from 2009 to 2019 3 ; a survey conducted in 2013 and 2016 on Filipino and Sri Lankan domestic workers in Cyprus. Although unique, these examples of women’s migration echo migration situations found in many parts of the world. In this sense, the forms of migration that I will present function as archetypal figures of a ‘migratory body policy’.

Les circulantes transnationales :

using the body

négocier par le corps les conditions du passage

J’ai entrepris, au début des années 2000, un travail sur les femmes tunisiennes qui pratiquaient le commerce à la valise de part et d’autre de la Méditerranée. Munies d’un titre de séjour ou d’un visa, ces femmes empruntaient chaque semaine la route maritime de Tunis à Naples pour aller s’approvisionner en lingerie, linge de maison, chaussures et vêtements, qu’elles revendaient ensuite dans les souks, les boutiques et les espaces domestiques tunisiens.

Cette pratique transfrontalière régulière, entre migration et circulation, s’appuyait sur des techniques de mobilité qui mettaient fortement en jeu le corps des femmes. Pour traverser, les circulantes devaient en effet contourner toutes sortes d’obstacles, négocier constamment avec les autorités, et inventer des

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 36

Transnational circulating women: negotiating border-crossing conditions In the early 2000s, I undertook work on Tunisian women who worked as suitcase traders on both sides of the Mediterranean. Equipped with a residence permit or a visa, these women travelled by boat from Tunis to Naples every week to buy lingerie, linen, shoes and clothes that they then sold in Tunisian souks, shops and homes. This regular cross-border practice, between migration and circulation, was based on mobility techniques that strongly involved women’s bodies. To cross the border, the women had to bypass all sorts of obstacles, constantly negotiate with the authorities and invent clothing tactics. For example, these women used to wear layers of bras and hide all sorts of fabrics under their clothes when going through customs. Some covered their heads to give themselves a pious look that, they said, intimidated customs officers. These circulating traders often

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

tactiques vestimentaires. Ces femmes avaient par exemple l’habitude, au moment du passage à la douane, d’accumuler les couches de soutien-gorge et de cacher toutes sortes de textiles sous leurs vêtements. Certaines se couvraient la tête pour se donner une allure pieuse qui, disaient-elles, intimidait les douaniers. Ces commerçantes circulantes voyageaient souvent en groupe, soudées, en « grappe de copines » : cette stratégie de passage – ce « corps collectif » – leur permettait de se prémunir d’éventuelles agressions et, surtout, de minimiser le coût d’un passage. Si l’une se faisait attraper et devait laisser sa cargaison aux douaniers, on se cotisait pour lui rembourser ses pertes.

Le cas des commerçantes tunisiennes n’est nullement anecdotique. Partout dans le monde, de nombreuses travailleuses et commerçantes informelles tirent profit des différentiels frontaliers pour développer une activité économique autonome. On retrouve ainsi ce type de pratique et de tactiques corporelles de passage et de minimisation du risque dans de nombreuses zones frontalières : c’est le cas des « femmes-mules » marocaines qui, chaque jour, se rendent dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla 4 , des femmes du Paraguay qui commercent avec le Brésil dans le cadre du sacoleiro circuit, des nana-benz africaines parcourant toute l’Afrique de l’Ouest pour commercer des pagnes, des femmes birmanes qui traversent régulièrement la frontière avec la Thaïlande pour acheter et revendre toutes sortes de biens : ces dernières ont, par exemple, coutume de s’habiller « à la thaïlandaise » pour passer inaperçues des gardes-frontière 5 . Le corps, pour ces femmes, est un outil du passage des frontières : à travers des technologies vestimentaires et de présentation de soi, elles parviennent à négocier – même si toutes n’y parviennent pas – les conditions de leur passage.

Dans la frontière, une politique des corps qui résistent Depuis une dizaine d’années, je mène des enquêtes à Malte et en Italie auprès de femmes africaines hébergées dans des centres d’accueil temporaires.

Ces femmes, quelles que soient leurs motivations au départ, ont pour point commun d’avoir traversé la mer Méditerranée au péril de leur vie. Plutôt que de traverser les frontières, on peut dire qu’elles vivent « dans la frontière » : la puissance du dispositif frontalier de contrôle et de filtrage – du fait de la dilatation

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 37

37

travelled in groups, united in a “bundle of friends”: this border-crossing strategy – this “collective body” – allowed them to protect themselves from potential assaults and particularly to minimise the cost of crossing. If one were caught and had to leave her cargo with the customs officers, they would contribute to reimburse her losses.

The case of Tunisian traders is by no means anecdotal. Across the world, many informal female workers and traders take advantage of border differentials in order to develop an autonomous economic activity. This type of practice and bodily border-crossing tactics and risk minimisation can be found in many border zones. This is the case for the Moroccan “female drug mules” who travel to the Spanish enclaves of Ceuta and Melilla every day4 , the women from Paraguay who trade with Brazil as part of the Sacoleiro Circuit, the Nana Benz African women travelling all over West Africa to trade loincloths, the Burmese women who regularly cross the border with Thailand to buy and resell all sorts of goods: the latter have, for example, the habit of dressing “like Thai people” to go unnoticed by the border guards 5 . For these women, the body is a tool for crossing the border: through clothing and self-presentation techniques, they manage to negotiate – even if not all succeed – the conditions of their crossing.

“In” the border, a politics of resisting bodies For a decade, I have been conducting surveys in Malta and Italy on African women housed in temporary reception centres. These women, regardless of their initial motives, have one thing in common: they have risked their lives crossing the Mediterranean Sea. Rather than crossing borders, they can be said to live “in” the border: the power of the border control and screening system – as a result of the expansion of European migration policies, both inside and outside the Schengen Area6 – has an impact on their daily lives, sometimes for many years. They can also be considered as survivors, since, during the journey, they risked their lives and came close to death7.

All the maritime migrants encountered in Malta and Italy have experienced torture and/or sexual violence during their journey. Thus, they have all experienced migration as an intense ordeal of the body, which is expressed in a tension between

10/06/21 12:19

38

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

des politiques migratoires européennes, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’espace Schengen 6 – impacte leur vie au quotidien, parfois durant de longues années. On peut également les considérer comme des survivantes, puisqu’elles ont, sur les routes, risqué leur vie et côtoyé la mort de près7.

L’ensemble des migrantes maritimes rencontrées à Malte et en Italie ont subi des tortures et/ou des violences sexuelles en route. Ainsi, toutes ont vécu la migration comme une intense épreuve du corps, qui s’exprime dans une tension entre immobilisation et mise en mobilité. Il existe des moments-clefs de ce vécu corporel : les violences subies au contact des agents de la migration (qu’ils soient soldats, passeurs, employeurs ou gardes-frontières) ; le passage par les centres de détention libyens ; la traversée de la Méditerranée, caractérisée par la peur et l’angoisse, la soif et la fatigue, et parfois la mort des proches ; l’arrivée en Europe, marquée par l’examen du corps (screening médical, prise des empreintes) et parfois, à nouveau, l’enfermement ; le renvoi au premier pays d’entrée européen dans le cadre des protocoles liés à la Convention de Dublin, ou encore le rapatriement.

Ainsi, le corps des femmes est violenté et affecté par la maladie et l’épuisement, ballotté au gré des politiques migratoires et de leur application. Mais il peut également donner vie : des enfants naissent dans le désert, en mer, à l’arrivée en Europe. Être enceinte, avoir des enfants, peut représenter pour certaines femmes une façon de se réapproprier son propre corps. Même quand ces enfants résultent d’une violence, ils sont parfois vécus comme une richesse. Donner la vie en Europe ou sur la route de l’Europe, c’est pour ces femmes déjà opérer une forme de re-territorialisation, poser des ancrages.

Pour d’autres, c’est l’inverse : la contraception, l’abstinence ou l’avortement les aident à garder le contrôle de leur trajectoire. Dans tous les cas, la question de la grossesse et de sa gestion – qui prend la décision de poursuivre une grossesse ? Avec quelles conséquences et quel suivi ? Quel accès à l’avor tement ? – met en évidence l’impor tance cruciale de l’accès à la santé sexuelle et reproductive pour les femmes, malheureusement fort lacunaire pour celles qui arrivent enceintes en Europe du Sud8 .

Elle montre que cette question renferme des enjeux politiques qui vont bien au-delà de la sphère familiale, au cœur duquel on trouve l’usage fait par les femmes – et par celles et ceux qui les entourent – de leurs corps.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 38

immobilisation and mobility. There are key moments in this physical experience: the violence experienced upon contact with migration agents (whether soldiers, smugglers, employers or border guards); passing through Libyan detention centres; crossing the Mediterranean, characterised by fear and anxiety, thirst and fatigue, and sometimes the death of relatives; arrival in Europe, marked by the examination of their bodies (medical screening, fingerprinting) and sometimes, once again, confinement; the return to the first European country they entered, under the protocols linked to the Dublin Convention, or repatriation.

Thus, women’s bodies are violated and affected by illness and exhaustion, tossed around by migration policies and their implementation. But they can also give life: children are born in the desert, at sea and on arrival in Europe. For some women, being pregnant and having children can be a way of reclaiming their own bodies. Even when these children are the result of violence, they are sometimes seen as an asset. For these women, giving birth in Europe or on the journey to Europe is already a form of re-territorialisation, of establishing roots. For others, it is the opposite: contraception, abstinence or abortion helps them to keep control of their trajectory. In all cases, the question of pregnancy and its management – who makes the decision to continue a pregnancy? With what consequences and what monitoring? What access to abortion? – highlights the crucial importance of access to sexual and reproductive healthcare for women, which is unfortunately highly inadequate in Southern Europe 8 . It shows that this question includes political issues that go far beyond the family sphere, at the heart of which is the use made by women – and those around them – of their bodies.

On arrival in Europe, migrant women find themselves caught in the limbo of migration and asylum policies that place them in limbo-like or illegal situations that sometimes last months, even years. In these forced and difficult situations, they implement body techniques every day which allow them to resist the forms of subjugation to which they are exposed: these are, of course, routines – dietary or religious – or body care through aesthetic and clothing techniques. For migrant women who have Internet access, the use of self-portraits (selfies) can be a tool of resistance, by constructing a positive self-image. But in some

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

À leur arrivée en Europe, les femmes migrantes se retrouvent prises dans les limbes de politiques migratoires et d’asile qui les mettent dans des situations d’attente ou d’irrégularité qui se prolongent parfois durant des mois, voire des années. Dans ces situations contraintes et difficiles, elles mettent en œuvre, au quotidien, des techniques du corps leur permettant de résister aux formes d’assujettissement dont elles sont l’objet : ce sont bien sûr les routines – alimentaires ou religieuses – ou les soins du corps prodigués par le biais de techniques esthétiques et vestimentaires. Pour les migrantes qui ont accès à Internet, l’usage de l’autoportrait (selfie) peut être un outil de résistance, par la construction d’une image positive de soi. Mais, dans certains lieux, la capacité à produire et à faire circuler une image de soi se heurte à des entraves importantes, comme l’impossibilité d’avoir un téléphone avec appareil photographique ou d’accéder à une connexion à Internet. Cette privation est vécue comme une souffrance majeure.

Les situations qui viennent d’être décrites ne sont pas propres aux femmes africaines qui ont traversé la Méditerranée. On retrouve ces épreuves du corps en de nombreuses régions : là où les trajectoires migratoires subissent la criminalisation des migrations et une gestion de plus en plus sécuritaire de l’asile ; là où les politiques d’externalisation du contrôle migratoires rendent les traversées de plus en plus longues et douloureuses 9 . C’est le cas, par exemple, des migrations féminines centraméricaines qui traversent la longue frontière allant de l’Amérique centrale aux États-Unis10 .

Le « corps-relation » des travailleuses domestiques migrantes Je travaille depuis quelques années sur les expériences de la domesticité en Europe du Sud, et plus particulièrement dans la République de Chypre, un petit État insulaire entré en 2004 dans l’Union européenne. L’économie chypriote est fort dépendante de la main-d’œuvre migrante, si bien que le pays a le taux d’étrangers le plus élevé de l’Union européenne, avec plus de 20 % de présence étrangère sur la population totale du pays 11 . Le secteur du travail domestique, en particulier, attire de nombreuses migrantes originaires d’Asie qui viennent travailler auprès des familles chypriotes. À Chypre, la régulation des visas pour travail domestique est extrêmement contraignante et fait que l’île s’apparente davantage

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 39

39

places, the ability to produce and circulate an image of oneself is significantly hampered by the impossibility of having a phone with a camera or access to an Internet connection. This deprivation is experienced as a major suffering.

The situations that have just been described are not exclusive to African women who have crossed the Mediterranean. These ordeals of the body can be found in many areas: where migration trajectories are subject to the criminalisation of migration and increasingly secure asylum management, and where policies of outsourcing migration control make crossings increasingly long and distressing9 . This is the case, for example, with the migration of Central American women crossing the long border from Central America to the United States10 .

The “body-relationship” of migrant domestic workers I have been working for some years on the experiences of domesticity in Southern Europe, and more particularly in the Republic of Cyprus, a small island state that joined the European Union in 2004. The Cypriot economy is highly dependent on migrant labour, so much so that the country has the highest number of foreigners in the European Union, with more than 20% of the country’s total population being foreign 11 . In particular, the domestic work sector attracts many migrant women from Asia who come to work with Cypriot families. In Cyprus, visa regulation for domestic work is extremely restrictive and makes the island more like Middle Eastern migration systems than those of other European countries (short-term residence permits, residence permits that are difficult to renew, prohibition of family reunification, total dependence on employers).

Domestic workers are effectively at the mercy of the families who employ them, which encourages abuse and violence in the home. Contracts state that female domestic workers must have their own bedroom: but their daily lives are in fact characterised by a lack of privacy. Their bedroom – when they have one – is often considered a communal area and visits from the families who employ them (children, housewives, husbands) are frequent, sometimes intrusive and even violent. As for the families who employ them, there is also a

10/06/21 12:19

40

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

aux systèmes migratoires moyen-orientaux qu’à celui d’autres pays européens (titres de séjour de court terme et difficilement renouvelables, interdiction du regroupement familial, dépendance totale vis-à-vis de l’employeur). Les travailleuses domestiques sont, de fait, à la merci des familles qui les emploient, ce qui encourage les abus et les violences dans l’espace domestique.

Les contrats stipulent que les femmes domestiques doivent disposer d’une chambre autonome : mais leur vie quotidienne se caractérise de fait par l’absence d’intimité. Leur chambre – quand elles en ont une – est souvent considérée comme un espace commun, et les visites des familles qui les emploient (enfants, maîtresses de maison, époux) y sont fréquentes, parfois intrusives, voire violentes. Il y a également, du côté des familles qui les emploient, une volonté de mise à distance des corps de ces femmes : la présence corporelle des employées domestiques doit se faire la plus discrète et effacée, malgré leur présence à temps plein dans l’espace du foyer. Les employeur.e.s recommanderont ainsi à la travailleuse domestique de ne pas cuisiner des aliments différents de ceux qu’ils/elles utilisent (de peur d’être incommodés par les odeurs), de se retrancher dans leur chambre à certains moments de la journée et de la semaine, de se faire petites et silencieuses au quotidien. Cette volonté de mise à distance et d’effacement de la présence des femmes – qui parfois s’accompagne de stéréotypes racisants et ethnicisants – contraste avec leur rôle quotidien : le travail domestique, en effet, comporte une dimension corporelle et relationnelle intense. Le corps de ces travailleuses peut ainsi être décrit et envisagé comme un « corps-relation » – dans le prolongement des travaux sur le care : le plus souvent, les emplois dont il est question sont liés au fait de s’occuper de. Le corps de ces femmes est alors un corps qui se penche, qui embrasse et qui porte, qui prend soin et qui supporte, qui est constamment avec (les enfants, les personnes âgées ou malades, les clients, etc.). On retrouve d’ailleurs ce corps-en-relation dans les représentations médiatiques ou publicitaires des travailleuses domestiques : dans les brochures d’agences intermédiaires par exemple, les travailleuses domestiques sont constamment mises en scène en compagnie de ceux et celles dont elles prennent soin.

Les travailleuses domestiques tentent parfois de se conformer à cette image, en s’appropriant ces ambivalences. Elles adoptent une série de postures

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 40

desire to keep a distance from these women’s bodies: the physical presence of domestic workers must be as discreet and unobtrusive as possible, despite their full-time presence in the home.

Employers will therefore recommend that the domestic worker not cook different foods from those they are used to (for fear of being bothered by the smells), that she hide in her bedroom at certain times of the day and week and that she make herself small and silent every day. This desire to distance and erase the presence of women – which is sometimes accompanied by racialising and ethnicising stereotypes – is opposed to their daily role: domestic work, in fact, includes an intense physical and relational dimension. The bodies of these workers can thus be described and envisaged as a ‘body-relationship’ – in line with care work: most often, the jobs in question are linked to caring. These women’s bodies are therefore bodies that bend over, kiss and carry, that care for and support and that are constantly in the presence of their charges (children, the elderly or sick, clients, etc.). This body-relationship is also found in media or advertising representations of domestic workers. For example, in the brochures of intermediate agencies, domestic workers are constantly shown in the company of those for whom they are caring.

Domestic workers sometimes attempt to conform to this image by appropriating these ambivalences. They adopt a series of stereotypeconfirming postures that aim to show their deference and care for others, and, at the same time, they make themselves invisible, erasing all traces of their presence in the home.

To confront the lack of privacy that characterises their home life, domestic workers are setting up new spaces just for them, outside the house. In Cyprus, like in many cities worldwide, at certain times of the week (generally Sundays) public spaces are appropriated by migrant women who exercise forms of discrete urbanity. Such situations are described in many places: ordinary urbanities of domestic workers in Singapore 12 , Naples13 , Lebanon14 and Jordan15 . A lot of these spaces are exclusively for women. Single-sex spaces are a way for women to keep their distance from the hierarchical situations they frequently face, and to reverse – or suspend – conventional power structures, by becoming the majority.

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

confirmant les stéréotypes, visant à témoigner de leur déférence et de leur attention pour les autres et, en même temps, elles se rendent invisibles, elles effacent leurs traces dans l’espace domestique.

Pour faire face à la privation d’intimité qui caractérise leur vie domestique, les travailleuses domestiques mettent en place de nouveaux espaces d’entre-soi, hors les murs. À Chypre, comme dans de nombreuses villes du monde, les espaces publics sont, en certains moments de la semaine (en général le dimanche), appropriés par les femmes migrantes qui exercent ainsi des formes de citadinité discrète.

De telles situations sont décrites en de nombreux lieux : citadinités ordinaires des travailleuses domestiques à Singapour12 , à Naples 13 , au Liban 14 , en Jordanie 15 . Beaucoup de ces espaces sont des espaces exclusivement féminins. Cette non-mixité est une façon pour les femmes de garder leurs distances par rapport aux situations hiérarchiques auxquelles elles sont habituellement confrontées, et d’inverser – ou de suspendre – les relations de pouvoir habituelles, en devenant majoritaires. À Chypre, les travailleuses domestiques investissent les jardins publics et les églises. Ces lieux deviennent des espaces de rencontre, d’oisiveté, de partage d’un repas, et remplissent ainsi la fonction traditionnellement allouée à l’espace domestique le dimanche, celle de la sociabilité. Dans les églises, les femmes rient, dansent, chantent et prient, bien sûr.

Les prêches font souvent référence à l’hygiène du corps, à la façon dont les travailleuses se doivent de prendre soin d’elles, à travers une alimentation saine, par exemple. Dans les jardins de Nicosie, les femmes se réunissent pour organiser des activités sportives, cuisiner, danser, chanter et simplement s’amuser : matchs de volley-ball, karaokés, danses en tout genre permettent au corps de se libérer ou, du moins, de prendre le large par rappor t aux tensions du quotidien.

Cette prise de possession collective de l’espace public permet aux femmes de se remettre de la dureté de leur vie quotidienne à Chypre. Ces événements constituent donc un moment de transgression, ou du moins de défi aux normes sociales habituelles. Il s’agit de lieux de récupération, de lieux de sécurité ontologique dans lesquels des activités habituellement réservées à la sphère privée peuvent être réalisées beaucoup plus facilement. En tant que tels, ils assument le rôle de l’espace privé traditionnel. Au final, les prérogatives de l’intime (telles que le corps individualisé, libéré) peuvent devenir plus facilement

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 41

41

In Cyprus, domestic workers occupy public gardens and churches. These places are becoming spaces for meeting, idleness and sharing meals and thus fulfil the traditional function allocated to the home on Sundays: that of sociability. In churches, the women laugh, dance, sing and, of course, pray. Sermons often refer to personal care, to the way in which the workers must take care of themselves, such as through a healthy diet. In the gardens of Nicosia, women gather to organise sporting activities, cook, dance, sing and simply have a good time: volleyball matches, karaoke and all types of dancing allow the body to free itself, or at least break away from the tensions of everyday life. Collectively taking over public spaces allows women to recover from their tough daily lives in Cyprus. Therefore, these events constitute a moment of transgression or at least a challenge to the usual social norms. They are places of recuperation, places of ontological security where activities usually reserved for the private sphere can be carried out much more easily. As such, they assume the role of the traditional private space. In the end, the prerogatives of privacy (such as the individualised, liberated body) can become more easily accessible in public spaces than in private ones.

Conclusion The different cases presented here briefly show the great diversity of women’s routes and the role that the body plays in them. They give a place to bodily existence as an essential element of the human experience of migration and its governance, and the need, in sometimes difficult and forced migratory circumstances, to find spaces of privacy and care for the body, to rebuild a positive selfimage, to seek out interstices of privacy and liberation of the body, with the aim of subverting – however occasionally or marginally – power relations. Such an approach to women’s bodies may make it possible to reflect on what I call in my work an ‘autonomy in tension’, in other words, this blurred space/time of the migration process, between vulnerability and insubordination, between constraints and the construction of a better life, which is expressed in ordinary daily lives and trivial activities. This “perspective of autonomy 16” that I, along with other authors, am calling for, makes it possible to refuse the

10/06/21 12:19

42

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

accessibles dans les espaces publics que dans les espaces privés.

Conclusion Les différents cas exposés ici brièvement donnent à voir la grande diversité des parcours féminins et le rôle que le corps y joue. Ils donnent une place à l’existence corporelle comme élément essentiel de l’expérience humaine de la migration et de son gouvernement, et la nécessité, dans des circonstances migratoires parfois difficiles et contraintes, de se chercher des espaces d’intimité et de soin du corps, de se reconstruire une image positive de soi, de se rechercher des interstices d’intimité et de libération du corps, dans le but de subvertir – même ponctuellement, même à la marge – des rapports de pouvoir. Une telle approche du corps des femmes peut permettre de réfléchir à ce que je nomme dans mes travaux une « autonomie en tension », c’est-à-dire cet espace-temps trouble du processus migratoire, entre vulnérabilisation et insoumissions, entre contraintes et construction d’une vie meilleure, qui s’exprime dans l’ordinaire du quotidien et des activités triviales. Ce « point de vue de l’autonomie 16 », que j’appelle de mes vœux avec d’autres auteur.e.s, permet de refuser l’opposition systématique entre les deux figures archétypales de la migration que sont la migrante victime et la migrante-héroïne 17, en montrant combien le corps est, tout à la fois, un site de contrôle et d’assujettissement, et un lieu de conquête et d’acquisition de nouvelles formes de pouvoir. 

systematic opposition between the two archetypal figures of migration, the migrant victim and the migrant heroine 17 , by showing the extent to which the body is both a site of control and subjugation, and a place where new forms of power are conquered and acquired. 

Notes 1. Nancy L. Green, « Quatre âges des études migratoires », in Clio, n° 51, 2020, pp. 158-206 ; Linda Guerry, « De l’invisibilité à la valorisation de l’engagement. Les femmes dans les recherches sur l’immigration en France (1970-2020) », in Hommes et migrations, n° 1331, 2020, pp. 17-23 ; Camille Schmoll, « Migrantes et engagées », in Hommes et migrations, n° 1331, 2020, pp. 9-14.

2. Camille Schmoll, « Pratiques spatiales transnationales et stratégies de mobilité des commerçantes tunisiennes », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1, 2005, pp. 131-154.

3. Camille Schmoll, Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020.

4. Nina Sahraoui, Elsa Tyszler, « Tracing colonial maternalism within the gendered morals of humanitarianism : Experiences of migrant women at the moroccan-spanish border », in Frontiers in Human Dynamics, vol. 3, art. 642326, 2021.

5. Sharon Pickering, « Border policing in the borderlands : Policing politically active women on the thai-burma border », in Sharon Pickering, Women Borders and Violence : Current issues in Violence, Forced migration and Trafficking, New York, Springer, 2011, pp. 39-56 6. Olivier Clochard, « Le contrôle des flux migratoires aux frontières de l’Union européenne s’oriente vers une disposition de plus en plus réticulaire », in Carnets de géographes, vol 1, 2010. URL : http://journals.openedition.org/cdg/1826.

7. Babels (Stefan Le Courant, Carolina Kobelinsky), La mort aux frontières : retrouver, identifier, commémorer, Neuvy-en-Champagne, Le passager clandestin, 2017 ; Anne-Laure Amilhat Szary, « Naître et mourir à la frontière : de la biopolitique au care », in Anne-Laure Amilhat Szary, Gregory Hamez (dir.), Frontières, Paris, Armand Colin, 2020, pp. 188-195.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 42

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

43

8. Chiara Quaglierello, « Salute riproduttiva, genere e migrazioni. Il continuum di violenze nei vissuti di donne e madri “dalla pelle nera” », in Mondi migranti, n° 1, 2019, pp. 195-216.

9. Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Approches critiques des politiques migratoires, Paris, Armand Colin, 2017.

10. Olga Odgers-Ortiz, « The perception of violence in narratives of central american migrants at the border between Mexico and the United States », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 36, n° 1, 2020, pp. 53-73 11. Camille Schmoll, Karen Akoka, Olivier Clochard, Iris Polyzos, « What’s in a street? Exploring suspended cosmopolitanism in Trikoupi, Nicosia », in Catherine Lejeune, Delphine Pages El Karoui, Camille Schmoll, Hélène Thiollet (dir.), Migration, Urbanity and Cosmopolitanism in a Globalized World, New York, Springer/Imiscoe, 2021.

12. Brenda S. A. Yeoh, Shirlena Huang, « Negotiating public space : Strategies and styles of migrant female domestic workers in Singapore », in Urban studies, vol. 35, n° 3, 1998, pp. 583-602.

13. Adelina Miranda, « Trouble des frontières spatiales. Assignation à l’espace domestique et appropriation de l’espace public par les femmes immigrées à Naples », in Anne Clerval, Antoine Fleury, Julien Rebotier, Serge Weber (dir.), Espaces et rapports de domination, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, pp. 231-241.

14. Nadine Cattan, « Trans-territoire. Repenser le lieu par les pratiques spatiales de populations en position de minorité », in L’information géographique, vol. 76, n° 2, 2012, pp. 57-71 ; Amrita Pande, « From “balcony talk” and “practical prayers” to illegal collectives : Migrant domestic workers and meso-level resistances in Lebanon », in Gender & Society, vol. 26, n° 3, 2012, pp. 382‑405.

15. Daphné Caillol, « Diversification des espaces publics et mise en visibilité des femmes domestiques philippines à Amman (Jordanie) », in Migrations Societe, n° 172, 2018, pp. 23-34.

16. Iris Polyzos, « Autonomie et projet migratoire : deux notions abordées à travers les travaux d’Emmanuel Ma Mung », in e-migrinter, n° 15, 2017, URL : https://journals.openedition.org/e-migrinter/822?lang=en ; Sandro Mezzadra, « The gaze of autonomy : Capitalism, migration and social struggles », in Vicki Suire (dir.), The Contested Politics of Mobility : Borderzones and Irregularity, Londres, Routledge, 2011, pp. 141-162.

17. Sirma Bilge, « Beyond subordination vs. resistance : An intersectional approach to the agency of veiled women », in Journal of Intercultural Studies, vol. 31, n° 1, 2010, pp. 9-28.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 43

10/06/21 12:19

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Jenny / Genève

Fuyant la dictature de Pinochet, j’ai obtenu l’asile politique en Suisse. Cette image de mon frère disparu, je la porte tout le temps sur moi. Je lui parle même, car mon frère est quelque part, qu’il soit mort ou vivant. Le deuil n’est jamais fait quand une personne a disparu. Cela ne finit jamais, on est toujours en train de souffrir.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 44

Fleeing the Pinochet dictatorship, I obtained political asylum in Switzerland. This image of my missing brother, I wear it all the time. I even talk to him, because my brother is out there, whether he’s dead or alive. Mourning is never done when a person is missing. It never ends, we are always in pain.

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

45

Femmes migrantes clandestines en Amérique centrale : le corps des femmes comme capital mobilitaire

Clandestine female immigrants in Central America: a woman’s body as mobility capital Catherine Wihtol de Wenden politiste, directrice de recherche CNRS (CERI Sciences Po) political scientist, Research Director CNRS (CERI Sciences Po).

Plonger au cœur de la frontière entre le Mexique et les États-Unis aux côtés des migrants, tel est le sujet de l’enquête d’Argan Aragon dans Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les États-Unis. La migration clandestine expose les femmes beaucoup plus que les hommes à des violences extrêmes. Entre cartels, passeurs et gardes-frontières, elles déploient des stratégies de survie où leur corps, cible de tous les dangers, constitue leur dernière arme.

Diving into the heart of the border between Mexico and the United States alongside the migrants is the subject of a survey by Argan Aragon in Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les États-Unis (Clandestine migration from Central America to the United States). Clandestine migration exposes women to extreme violence much more often than men. Between cartels, smugglers and border guards, they use survival strategies where their bodies, the target of all dangers, is their final weapon.

D

ans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Ulrich Beck écrit : « Les migrants clandestins sont les artistes de la frontière, l’incarnation du brouillage et du mélange des frontières entre les nations, les États, les ordres législatifs et leurs contradictions1 . » Leur art

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 45

I

n Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (What Is Cosmopolitanism?), Ulrich Beck writes, “clandestine migrants are the artists of the border, the embodiment of the blurring and blending of borders between nations, States, legislative orders and their contradictions.1” Their

10/06/21 12:19

46

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

de la frontière consiste à « la contourner, l’utiliser, la poser, la franchir », mails ils peuvent à tout instant « dégringoler du fil où se joue leur numéro d’équilibriste ». Reprenant ce thème comme pour l’illustrer, dans son ouvrage tiré de sa thèse, Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les États-Unis 2 , Argan Aragon a fait une remarquable enquête auprès des migrants d’Amérique centrale qui traversent clandestinement la frontière du Mexique pour se rendre aux États-Unis, en les accompagnant en bus. Il écrit : « Les femmes sont l’échelon ultime sur lequel se concentre la violence dans les espaces d’illégalité de la frontière. » Constituant 20 % des flux migratoires centraméricains vers les États-Unis, « elles utilisent des stratégies différentes de celles des hommes, dans bien des cas par le marché de leur corps ». Pour elles aussi, « la migration est l’unique moyen de réaliser un mieux-être et, à ce prix, elles se confrontent à des violences extrêmes dans un climat où se mêlent Dieu, le sexe, l’argent, la terreur et la mort ». Entre 70 et 80 % d’entre elles sont agressées pendant leur traversée, selon une logique de domination où « le corps des femmes clandestines attire le regard des hommes ».

Leur corps devient une sorte de capital mobilitaire, comme disent les sociologues, constituant à la fois « un handicap et un atout ».

Parti de la crise du café qui a frappé l’Amérique centrale en 1999 du fait du développement de la production de café au Vietnam à l’initiative de la Banque mondiale, ce qui a ruiné les petits producteurs centre américains, Argan Aragon montre que la migration vers « El Norte » est devenue une « addiction » pour échapper à l’endettement et donner un avenir aux enfants. Mais, sans la frontière, tous vivraient, analyse-t-il, dans une migration pendulaire entre le Guatemala et les États-Unis. La difficulté et le coût de la traversée des frontières obligent à une sédentarisation forcée aux États-Unis précédant le retour car plus les coûts d’entrée aux États-Unis sont élevés, plus ils décident d’y rester longtemps.

La migration des femmes survient souvent après celle des hommes, pour les rejoindre, bien qu’il y ait des femmes seules qui décident de partir. Une fois qu’un nombre suffisant de migrants est établi, les femmes commencent à entrer à leur tour dans le processus migratoire. Ainsi, « le degré de féminisation du flux migratoire est un indicateur clé de l’évolution du processus migratoire » (p. 76). Ces migrations centraméricaines se sont produites vingt ans après l’émigration des hommes du Mexique vers les ÉtatsUnis. Certains partent comme migrants de courte

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 46

border art involves “bypassing it, using it, challenging it, crossing it”, but at any moment they can “plummet off the wire where their balancing act is being performed”. Using this theme, so as to illustrate it, in his work taken from his thesis Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les États-Unis (Clandestine migration from Central America to the United States) 2 , Argan Aragon conducted a remarkable survey of Central American migrants who clandestinely cross the Mexican border into the United States, accompanying them by bus. He writes that “women are the ultimate level on which violence in the illegal spaces of the border is concentrated.” Making up 20% of Central American migration flows towards the United States, “they use different strategies from men, in many cases by marketing their bodies.” In addition, for them “migration is the only way to achieve something better, and, at this price, they are faced with extreme violence in a climate where God, sex, money, terror and death combine.” Between 70 and 80% of them are assaulted during their crossing, according to a logic of domination where “the bodies of clandestine women attract the male gaze”. Their body becomes a sort of mobility capital, as sociologists call it, forming both “an impairment and an asset”.

Starting with the coffee crisis that hit Central America in 1999 due to the development of coffee production in Vietnam at the initiative of the World Bank, which ruined the small Central American producers, Argan Aragon shows that migration to “El Norte” has become an “addiction” for escaping debt and giving children a future. But, without the border, he analyses that everyone would live in a pendular migration between Guatemala and the United States. The difficulty and the cost of crossing the borders requires a forced settlement in the United States prior to returning, because the higher the costs of entering the United States, the longer they decide to stay there.

Female migration often occurs after male migration, in order to join them, although there are single women who decide to leave too. Once a sufficient number of migrants has been established, women begin to enter the migration process in turn.

Thus “the degree of feminisation of the migration flow is a key indicator of the evolution of the migration process” (p. 76). These Central American female migrations occur twenty years after Mexican men emigrated to the United States. Some leave as

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

durée, avec des visas H2 B, puis deviennent clandestins.

Quand il en vient au passage de la frontière entre le Guatemala et le Mexique, puis entre le Mexique et les États-Unis, Argan Aragon, qui a suivi ses enquêtés tout au long de leur voyage, note que « le genre détermine l’élaboration des stratégies de passage où chacun doit jouer sur les effets sociaux du paraître ou de ne pas paraître homme ou femme car pour chacun des deux sexes la traversée est une réalité différente tant par l’exposition au danger que par les opportunités de passage » (p. 96). Tous sont non seulement la proie des passeurs et des cartels de la drogue au cours du voyage, mais aussi de la corruption des gardes-frontières entre l’Amérique centrale et le Mexique.

Les témoignages recueillis sont éloquents, pour les femmes. Ainsi, Daisy, une Hondurienne de 17 ans partie en bus avec son frère et un ami son entourage. À la hauteur du poste frontière entre le Guatemala et le Mexique, consciente que des policiers allaient monter dans l’autobus, elle devait pouvoir jouer un rôle qui lui permettrait de séduire un passager pour le convertir en son protecteur. Ses vêtements – minijupe et décolleté – avaient été des artifices très efficaces grâce auxquels, dès sa montée à bord du bus, elle a pu choisir un passager, « a commencé à flirter avec son voisin de banquette et s’était nouée à son cou, se lançant dans une étreinte amoureuse aussi surprenante que subite. Quand des agents de police ont abordé l’autobus, comme elle était en peine étreinte amoureuse avec son voisin, les policiers n’ont demandé des papiers qu’au jeune homme, pas à la jeune fille, lui permettant d’arriver jusqu’à la frontière. Son frère et son ami ont été interpellés par la police » (p. 120).

Parfois le parcours peut mener à la prostitution.

Ainsi, Rosandy, Hondurienne de 26 ans : « Quand elle s’est retrouvée débarquée des États-Unis vers le Honduras, sans argent, sans famille, seule, à la sortie de l’aéroport, en plein désespoir, est apparu quelqu’un qui lui dit : Tu veux repartir ? J’ai une compagnie, je peux te ramener » (p. 106). Ce monsieur guettait les jolies femmes débarquées du Boeing des expulsés pour les recruter en tant que danseuses dans un cabaret VIP. Elle a accepté (p. 121).

D’autres décident de « faire traverser la frontière à leur corps », usant de capital mobilitaire à défaut de capital social, et choisissent « un mari de protection » ou « un fiancé du voyage », selon leur expression, pour minimiser les risques d’agression sexuelle. Ainsi Erlinda, 31 ans : « Avant de partir je me suis fait faire

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 47

47

short-term migrants, with H-2B visas, then become clandestine.

When it came to crossing the border between Guatemala and Mexico and then Mexico and the United States, Argan Aragon, who followed his respondents for the whole of their journeys, noted that “gender determines the development of strategies for crossing the border, where each person has to gamble on the social impacts of whether or not to appear as a man or a woman, because, for each of the two sexes, the crossing is a different reality, both in terms of exposure to danger and opportunities for crossing.” (p. 96). They are all not only the prey of smugglers and drug cartels during the journey, but also of the corruption of border guards between Central America and Mexico.

The accounts gathered speak for themselves, for the women. For example, Daisy, a 17-year-old Honduran, went by bus with her brother and a friend. At the border crossing between Guatemala and Mexico, knowing that police officers were going to board the bus, she had to be able to play a role that would allow her to seduce a passenger and turn him into her protector. Her outfit – a miniskirt and cleavage – had been very effective; thanks to these, as soon as she boarded the bus, she was able to choose a passenger, “started flirting with the person next to her and wrapped herself around his neck, launching into a loving embrace that was as surprising as it was sudden. Since she was clearly in a loving embrace with the person next to her, when the police officers boarded the bus, they only asked the young man for his documents and not the young girl, allowing her to arrive at the border. Her brother and her friend were intercepted by the police.” (p. 120).

Sometimes the journey can lead to prostitution. One example is Rosandy, a 26-year-old Honduran: “when she landed in Honduras from the United States, alone and desperate at the airport exit with no money and no family, someone appeared and said, ‘Do you want to go back? I have a company, I can take you” (p. 106). This gentleman was on the lookout for pretty women disembarking from the Boeing after being deported, to recruit them as dancers in a VIP cabaret show. She accepted (p. 121).

Others decide to “make their bodies cross the border”, using mobility capital as a default for social capital and choosing, in their own words, “a

10/06/21 12:19

48

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

la piqûre qui empêche d’avoir un enfant pendant un temps. » Pendant le voyage, elle a rencontré un Salvadorien qui lui a proposé de partir avec elle et qui allait devenir « plus ou moins comme un petit ami », ce qui lui permettait d’être moins exposée aux agressions des autres hommes. « Erlinda consentait à une relation amoureuse en échange d’expérience migratoire et de protection. Mais à la fin du voyage il a pris la fuite face à un groupe de migrants qui a fait subir à Erlinda un viol collectif. Elle n’a pas opposé de résistance pour éviter les coups. Puis elle a rencontré un autre Salvadorien qui comptait traverser la rivière et allait l’aider à entrer aux États-Unis » (p. 124). Argan Aragon ajoute que « ce partage de capital de mobilité n’a jamais été gratuit : les hommes qui la faisaient bénéficier de la maîtrise de l’espace considéraient, en échange, avoir le droit de prendre son corps de femme, et c’est aussi ce qui s’est passé dans les solitudes du Texas » (p. 132).

Certaines deviennent esclaves sexuelles des cartels de la drogue qui recrutent parmi les sans-papiers interceptés sur la route vers les États-Unis : « Ils avaient aussi une Hondurienne comme esclave. Qui sait depuis combien de temps elle était avec eux, cellelà ? Elle ne pleurait même plus » (p. 126).

Le parcours s’accompagne aussi d’efforts physiques très durs pendant la traversée. Suleima, 26 ans, dès qu’elle a été libérée des délinquants, après avoir été emprisonnée par les passeurs, « a puisé en elle-même les ressources d’endurance physique nécessaires pour traverser le désert » (p. 139).

La frontière entre les États-Unis et le Mexique s’étale sur 3 169 km avec 270 lieux de passages terrestres réguliers, auxquels il faut ajouter la traversée du Rio Grande qui sépare les deux pays, soit plus d’un million de passages légaux par jour, souvent du fait des travailleurs frontaliers mexicains aux ÉtatsUnis. Passeurs et clandestins tentent de se fondre dans cette marée humaine. Beaucoup de femmes prient Dieu au long de leur voyage, font allusion au miracle de leur traversée et comparent leur parcours à la passion du Christ ou à leur vie sauve. Une femme raconte : « Quand j’ai touché le sol américain, j’ai dit Merci Seigneur. Mon rêve s’est réalisé. Et soudain j’ai entendu l’agent de la Migra. Il m’a menottée. Je lui ai dit : Officier, je te demande une dernière faveur. Sors ton pistolet et tue-moi ici, parce que je suis un fantôme errant… Fasse que mes enfants, là-bas au Honduras puissent dire : Ma mère est morte en territoire américain. L’officier est resté à me regarder, et puis il m’a

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 48

protection husband” or “a journey fiancé” to minimise the risks of sexual assault. An example is Erlinda, aged 31: “before leaving I had the injection to prevent me from having a child for a while.”

During the journey, she met a Salvadoran who offered to go with her and who was to become “more or less a boyfriend”, which meant she was less exposed to assault from other men. “Erlinda agreed to a romantic relationship in exchange for migration experience and protection. But at the end of the journey, he fled from a group of migrants who gang raped Erlinda. She did not resist the beating.

Then she met another Salvadoran who was planning to cross the river and was going to help her enter the United States” (p. 124). Argan Aragon adds that “this sharing of mobility capital was never free: the men who gave her the benefit of control over space, considered, in exchange, that they had the right to take her female body, and this is also what happened in the solitudes of Texas” (p. 132).

Some women become sex slaves in drug cartels who recruit undocumented migrants who were intercepted on the way to the United States: “They also had a Honduran woman as a slave. Who knows how long she had been with them? She didn’t even cry anymore” (p. 126).

The journey is also very physically demanding during the crossing. Suleima, aged 26, “drew on her own resources of physical endurance needed to cross the desert” as soon as she had been released from the criminals, after being imprisoned by the smugglers (p. 139).

The border between the United States and Mexico extends 3,169 kilometres with 270 regular land crossing points, in addition to the crossing of the Rio Grande that separates the two countries.

That is more than one million legal crossings per day, often by Mexican border workers in the United States. Smugglers and clandestine migrants tend to blend into this sea of people. Lots of women pray to God throughout their journey, alluding to the miracle of their crossing and comparing their journey with the passion of Christ or their saved life.

One woman says, “when I reached American soil, I thanked the Lord. My dream came true. And suddenly I heard the Migra officer. He handcuffed me. I told him: Officer, I am asking for one last favour. Get your gun and shoot me here, because I am a wandering ghost… so that my children, out there in Honduras can say: my mother died in America. The officer kept watching me, and then he

10/06/21 12:19

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

enlevé les menottes et il m’a dit : Femme, je ne t’ai pas vue, va-t’en. Et je vous appelle depuis Chicago » (p. 221).

L’ouvrage d’Argan Aragon, que j’ai préfacé suite au jury de thèse, en dit long sur la traversée du Mexique, qui peut être comparé à la Libye comme pays de transit où se jouent les vies des migrants sans papiers. La frontière est omniprésente, par ce qu’elle représente de violation de droits de l’homme, d’argent pour les passeurs, d’interceptions par les cartels de la drogue et aussi quant au sort des femmes et des morts. Mais elle représente aussi l’espoir, contre lequel aucune politique sécuritaire ne pourra lutter. 

49

removed my handcuffs and told me: Ma’am I did not see you, go. And I’ll call you from Chicago”. (p. 221).

Argan Aragon’s work, which I prefaced following his thesis defence, says a lot about the crossing from Mexico, which can be compared with Libya as a transit country where the lives of undocumented migrants are at stake. The border is omnipresent, because it represents a violation of human rights, money for smugglers, interceptions by drug cartels and the fate of women and the dead.

But it also represents hope, against which no security policy can fight. 

Notes 1. Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2006, p. 200.

2. Argan Aragon, Migrations clandestines d’Amérique centrale vers les États-Unis, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 49

10/06/21 12:19

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Marta / Genève

J’ai quitté l’Argentine pour obtenir l’asile en Suisse après une arrestation de quelques jours par la police politique argentine. Ma sœur, mon frère et ma belle-sœur ont été arrêtés et ne sont jamais revenus. En Suisse, la reconstruction a été longue et difficile. C’est mon engagement pour lutter contre les disparitions dans le monde qui m’a permis de me redresser, de retrouver la lumière.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 50

I left Argentina to obtain asylum in Switzerland after a few days’ arrest by the Argentinian political police. My sister, brother and sister-in-law were arrested and never returned. In Switzerland, reconstruction was long and difficult. It is my commitment to fight against the disappearances in the world that allowed me to stand up, to find the light.

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

51

Corps souffrants, corps revendiquant Trois figures de femmes chinoises – migrantes ou descendantes – en France

Suffering bodies, demanding bodies Three groups of Chinese – migrant or descendant – women in France

Simeng Wang, sociologue, chargée de recherche CNRS / Sociologist, CNRS Researcher

Les souffrances corporelles et psychiques se trouvent au cœur des traumatismes de la migration clandestine, des difficultés à vivre pour des jeunes migrants en transition vers l’âge adulte dans le pays d’accueil, et des violences subies du harcèlement sexuel ou du racisme. Des femmes migrantes prennent soin de leur corps souffrant et résistent aux violences qui leur sont faites, à travers des démarches des plus individualisées (de recours aux soins) jusqu’aux plus collectives (de revendications). Une réflexion à partir des enquêtes menées auprès de femmes chinoises de profils et de générations variés en Île-de-France révèle cette articulation entre le corps comme objet de soin et levier de revendications politiques.

Physical and psychological suffering are at the heart of the trauma of clandestine migration, difficulties of life as young migrants transitioning to adulthood in the host country and the violence experienced through sexual harassment or racism. Migrant women are taking care of their suffering bodies and resisting the violence done to them, from the most individualised of approaches (use of healthcare) to the most collective (making demands). A reflection from surveys of Chinese women of different profiles and generations in Île-de-France reveals this link between the body as an object of healthcare and a lever for political demands.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 51

10/06/21 12:20

52

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

P

ar quelles médiations sociales la migration agit-elle sur les corps et la santé mentale des migrants ? À l’inverse, comment le phénomène migratoire est-il également influencé par ces corps étrangers en souffrance ? Dans le chapitre intitulé « La maladie, la souffrance et le corps », Abdelmalek Sayad recourt à la métaphore du corps biologique pour décrire les maux du corps social1 . Croiser « migration », « corps » et « souffrance » offre des perspectives heuristiques pour articuler les différentes échelles analytiques, allant de la plus intime, individuelle et microsociale (« rapport au soi », « relation corps-esprit »), à la plus macrosociale (« nature sociale des souffrances », « contextes sociaux dans lesquels les souffrances sont produites ») 2 .

Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), parmi les immigrés arrivés en 2018, les femmes sont majoritaires (51 %), en particulier parmi ceux originaires de Chine (67 %) 3 . Par ailleurs, les statistiques de l’Insee sur l’immigration pour 2012 montrent que le niveau d’éducation des immigrants en provenance de la Chine est relativement élevé : 61 % d’entre eux étant titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur, 25 % d’un diplôme d’études « Baccalauréat ou équivalent » et 3 % d’un diplôme d’études « Brevet des collèges, CAP ou BEP ».

La même année, la proportion d’immigrants titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur n’était que de 39 %, quelle que soit leur nationalité 4 . En effet, depuis les années 2000, l’immigration chinoise en France, en plus de sa féminisation, est également marquée par une arrivée massive d’étudiants et de migrants hautement qualifiés 5 .

Avec ces dernières tendances de l’immigration chinoise en France, nous proposons ici quelques réflexions sur le nexus entre « migration » et « corps et souffrances » des femmes chinoises, au travers de trois figures de corps féminins issues de différents milieux sociaux et de générations migratoires. Ces réflexions s’appuient principalement sur une enquête ethnographique menée entre 2010 et 2014 en région parisienne, auprès de migrant.e.s chinois.es de profils variés et de leurs descendant.e.s, sur la sociogenèse de leurs souffrances psychiques, ainsi que leurs recours aux soins en santé mentale. Ces réflexions sont également nourries par différentes enquêtes empiriques, toujours auprès de la même population, dont la plus récente porte sur les expériences quotidiennes, les luttes raciales et les citoyennetés transnationales de l’immigration chinoise en France

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 52

H

ow does migration affect the bodies and mental health of migrants? In contrast, how is the migration phenomenon also influenced by these suffering foreign bodies? In the chapter titled La maladie, la souffrance et le corps (Illness, suffering and the body), Abdelmalek Sayad uses the metaphor of the biological body to describe the ills of the social body 1 . Linking “migration”, “body” and “suffering” offers heuristic perspectives to articulate the different analytical levels, from the most intimate, individual and microsocial (“relationship to the self”, “body-mind relationship”) to the most macrosocial (“social nature of suffering”, “social contexts in which suffering occurs”) 2 .

According to the National Institute of Statistics and Economic Studies (INSEE), of the immigrants who arrived in 2018, the majority were women (51%), particularly those from China (67%) 3 . In addition, INSEE statistics on immigration in 2012 show that the level of education of immigrants from China is relatively high, with 61% having a higher education degree, 25% a “Baccalauréat or equivalent” qualification and 3% a “Brevet des collèges, CAP or BEP” (BTEC equivalent) secondary school qualification. That same year, the number of immigrants with a higher education degree was only 39%, regardless of their nationality4 . In fact, since the 2000s, Chinese immigration in France, in addition to its feminisation, has also been marked by a massive influx of highly qualified students and migrants 5 .

With these latest trends in Chinese immigration in France, we propose here some reflections on the nexus between “migration” and “body and suffering” of Chinese women, through three groups of female bodies from different social backgrounds and migratory generations. These reflections are mainly based on an ethnographic survey carried out between 2010 and 2014, in and around Paris, of Chinese migrants of different profiles and their descendants on the sociogenesis of their psychological suffering and their use of mental healthcare. These reflections are also informed by successive empirical surveys of the same population, the most recent of which relates to daily experiences, racial struggles and transnational citizenships of Chinese immigration in France during the Covid-19 pandemic (MigraChiCovid Project) 6 .

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

au temps de la pandémie de Covid-19 (Projet MigraChiCovid) 6 .

Corps qui souffrent : ce que la migration fait aux femmes et leurs recours aux soins Au travers de récits des migrant.e.s chinois.e.s venu.e.s en France par les réseaux de passeurs, si le trajet du voyage clandestin est source d’insécurité et de traumatisme pour l’ensemble des migrant.e.s, l’âge et le genre de la personne migrante peuvent les confronter à une autre forme d’insécurité et de violence, celle de nature sexuelle que le(s) passeur(s) – métier extrêmement masculinisé – exerce(nt) sur les migrant.e.s. Ces violences physiques et verbales touchent majoritairement les femmes et les adolescentes. L’âge est ainsi un élément crucial pour les jeunes filles désirant venir en France par les réseaux de passeurs : par crainte des abus sexuels, les parents chinois rencontrés sur le terrain – issus de milieux populaires et souvent originaires des régions de Wenzhou et de Fujian – évitent qu’elles aient déjà atteint l’âge de la puberté. Quant aux femmes adultes, incluant celles mariées et celles accompagnées de leur mari au cours du voyage migratoire, elles ne sont pas épargnées par les harcèlements sexuels et les viols7.

Au travers de ces vécus de voyages clandestins de migration marqués par les violences, la grande précarité et l’insécurité peuvent déclencher chez l’individu des formes du traumatisme et d’autres troubles mentaux, le conduisant à une prise en charge – volontaire ou d’office – en psychiatrie. Sur notre terrain, les recours aux soins en santé mentale de mineur.e.s ayant connu des voyages clandestins sont souvent facilités par les professionnels de « première ligne » (médecins et psychologues scolaires, médecins traitants, pédiatres, etc.). La prise en charge de l’enfant (fille ou garçon) aux services de santé mentale (CMPP, HDJ, HP, etc.) contribue à une familiarisation des parents – notamment des mères – avec les services et les dispositifs français de soin en santé mentale. Au fil des consultations familiales (avec présence des parents ou d’un parent) proposées à l’enfant, plusieurs mères chinoises, venues en France clandestinement ou pas, se voient proposer d’être suivies elles-mêmes en psychiatrie, dans les services pour adultes, au sujet de leurs souffrances psychiques.

Chez une autre figure de migrantes chinoises, plus qualifiée et immigrée en France pour motif d’études supérieures, les souffrances corporelles et psychiques se manifestent plus majoritairement par

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 53

53

Bodies that suffer: what migration does to women and their use of healthcare Through accounts of Chinese migrants who have come to France via smuggling networks, while the clandestine journey is a source of insecurity and trauma for all migrants, the age and gender of the migrant person may be a source of another type of insecurity and violence, that of a sexual nature that the smuggler(s) – an extremely masculinised role – exert(s) on migrants. This physical and verbal violence mostly affects women and teenagers. Age is therefore a crucial aspect for young girls wanting to come to France via smuggling networks: for fear of sexual abuse, the Chinese parents we met in the field – from working-class backgrounds and often from the regions of Wenzhou and Fujian – do not want them to reach puberty. As for adult women, including those who are married and those accompanied by their husband during the migratory journey, they are not exempt from sexual harassment and rape 7.

Through these experiences of clandestine migration journeys marked by violence, great precariousness and insecurity can trigger forms of trauma and other mental health problems in the individual, leading them to voluntary or involuntary psychiatric treatment. In France, the use of mental healthcare for minors who have experienced clandestine journeys is often facilitated by “frontline” professionals (school doctors and psychologists, GPs, paediatricians, etc.). Treating a child (girl or boy) in mental health services (community, day-patient, in-patient, etc.) contributes to the familiarisation of parents – particularly mothers – with French mental healthcare services and facilities. During family consultations (with the parents or a parent present) offered to the child, several Chinese mothers, whether they have come to France illegally or not, are offered a psychiatric assessment themselves, in the adult services, in relation to their psychological suffering.

In another group of Chinese migrants who are more qualified and immigrated to France for higher education, physical and psychological suffering mainly manifests in anxiety and depression. They rely more on the private sector and visit the offices of psychotherapists, psychologists, psychoanalysts or psychiatrists. A lot of them are an only child who grew up in China in a social environment marked by

10/06/21 12:20

54

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

l’anxiété et la dépression. Elles recourent davantage au secteur privé et se rendent aux cabinets de psychothérapeutes, de psychologues, de psychanalystes ou de psychiatres. Enfants uniques pour beaucoup, elles ont grandi en Chine dans un environnement social marqué par une attention constante et l’aide de leurs parents. Avant l’émigration de la Chine, même si elles ne vivaient pas dans la même ville que leurs parents, elles maintenaient des liens relativement forts avec ces derniers. Épargnées par les tâches domestiques et les démarches administratives en Chine, ces migrantes ayant entre 20 et 30 ans se retrouvent toutes seules sur le sol français face au quotidien d’une vie adulte : gérer de A à Z logement, compte bancaire, carte de séjour, cuisine, études, etc., et apprendre à être autonome. Certaines enquêtées avouent « n’avoir jamais imaginé une vie si dure à l’étranger ». D’autres ne parviennent pas à jongler entre l’autonomisation dans la vie quotidienne et la poursuite des études supérieures. Le fait de ne pas être mentalement « préparées » pour faire face au monde seules – sans parents – en contexte migratoire, accentué par la solitude de la vie étudiante étrangère, déclenche ainsi chez ces jeunes femmes un sentiment d’échec et une dévalorisation de soi, suivis par des doutes et des angoisses vis-à-vis de l’avenir.

Une psychologue d’orientation psychanalytique, de nationalité chinoise et immigrée en France il y a une dizaine d’années pour ses études supérieures, associe les pathologies anxieuses et dépressives de ses clientes à l’anxiété infantile chez un bébé, causée par la séparation de sa mère. Elle souligne l’effet catalyseur de la migration internationale dans l’émergence des difficultés psychologiques auxquelles tout jeune individu en transition vers l’âge adulte peut être confronté. Parmi sa clientèle chinoise, les jeunes femmes sont largement majoritaires, comparées aux hommes. La principale raison est l’éducation genrée qu’ils et elles ont reçue en Chine : les images sociales encore largement répandues d’« homme fort », d’« homme qui ne se plaint pas » et d’« homme qui ne doit pas être émotionnel » inhibent grandement la verbalisation des souf frances psychiques des hommes chinois , même dans un contex te migratoire.

Bien que les femmes chinoises semblent être plus enclines à verbaliser et à confier leurs difficultés, elles recourent néanmoins tardivement aux soins en santé mentale par rapport aux autres clientèles d’origine non chinoise. Ce constat de retard dans les

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 54

constant attention and support from their parents.

Before emigrating from China, even if they did not live in the same city as their parents, they maintained relatively strong ties with them. Spared domestic duties and administrative tasks in China, these female migrants, aged between 20 and 30, find themselves alone on French soil, faced with the daily routine of adult life: managing accommodation, bank accounts, residency permits, cooking, studies, etc. from A to Z, and learning to be independent. Some respondents admit to “having never imagined such a hard life abroad”. Others are unable to juggle the independence of daily life and continuing with higher education. The fact that they are not mentally “prepared” to face the world alone – without parents – in a migratory context, accentuated by the loneliness of international student life, therefore triggers a feeling of failure and a devaluation in these young women, followed by doubts and anxious thoughts about the future.

A psychoanalytically orientated psychologist of Chinese nationality who immigrated to France a decade ago for higher education associates the anxious and depressive pathologies of her clients in this group with the infantile anxiety of a baby, caused by separation from its mother. She asserts the catalytic effect of international migration in the emergence of psychological difficulties that any young individuals transitioning to adulthood may face. Among her Chinese clients, the vast majority are women, with men typically avoiding treatment owing to the rigidly gendered upbringing of both sexes in China, in particular the still widespread social image of the “strong man”, the “man who doesn’t complain” and the “man who mustn’t be emotional” largely inhibiting the verbalisation of Chinese men’s psychological suffering, even in a migratory context.

Although Chinese women seem to be more inclined to verbalise and share their difficulties, they nevertheless use mental healthcare later than other non-Chinese clients. Furthermore, this finding of being late to use mental healthcare and support is widely shared by all health workers met in the ethnographic field – regardless of their ethnic origin, the language of the consultation and the place of practice. In the vast majority of cases, the first use of healthcare by the Chinese patients interviewed is the result of somatisation of psychological suffering or mental disorders, in other words, a physical expression of mental health

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

recours aux soins et aux aides en santé mentale est, par ailleurs, largement partagé par l’ensemble des professionnels de santé – quels que soient leur origine ethnique, la langue de consultation et le lieu d’exercice – rencontrés sur le terrain ethnographique.

Les premiers recours aux soins des patient.e.s chinois. es interviewé.e.s résultent, dans la grande majorité des cas, d’une somatisation des souf frances psychiques ou des troubles mentaux, autrement dit d’une expression corporelle de problèmes d’ordre mental. C’est en effet souvent suite aux difficultés respiratoires, aux douleurs localisées (gastriques, cardiaques…), aux troubles du sommeil, etc., que les patient.e.s pensent à consulter un.e professionnel.le en santé mentale. Dans d’autres cas, il faut attendre un passage à l’acte (automutilation, suicide, certains niveaux de comportement déviant commis dans l’espace public) pour que la personne chinoise soit prise en charge d’office 8 . Comment expliquer ces retards dans les recours aux soins de migrant.e.s chinois.e.s ?

Outre les barrières linguistiques et la méconnaissance du système de soin français, la stigmatisation des troubles mentaux demeurant encore forte dans la société chinoise, la honte et la peur d’être stigmatisé.e, ainsi que la négligence de la santé mentale comme « sujet social » sont autant de raisons qui freinent les recours aux soins de la population chinoise en France.

Corps qui revendiquent : luttes contre le harcèlement sexuel et le racisme anti-asiatique Si les précédentes initiatives pour faire face aux corps souffrants sont individualisées, nous analyserons ci-après une autre figure de corps des femmes chinoises en souffrance, qui débouche sur des revendications collectives, en vue de plus de protection et d’un traitement égalitaire, visant à lutter contre le harcèlement sexuel et/ou le racisme anti-asiatique.

Dans un premier temps, examinons le cas de femmes chinoises en situation de précarité et de travailleuses du sexe chinoises. En 2014, une association, Les roses d’acier, composée principalement par ces dernières, est créée, avec pour objectif de lutter contre les violences et les discriminations faites aux femmes précaires, et de défendre les droits fondamentaux des travailleuses du sexe 9. Cette association collabore avec le programme Lotus bus mis en place en 2004 par l’ONG Médecins du Monde visant la promotion de la santé et des droits des travailleuses

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 55

55

problems. In fact, it is often after breathing difficulties, localised (gastric, cardiac, etc.) pain, sleep problems, etc., that patients think about consulting a mental health professional. In other cases, the Chinese person must wait for an incident (self-harming, suicide, certain levels of deviant behaviour committed in public) to occur before being forced into treatment 8 . How can these delays in the use of healthcare by Chinese migrants be explained? In addition to language barriers and lack of understanding of the French healthcare system, the stigma attached to mental disorders that remains significant in Chinese society, the shame and fear of being stigmatised and the neglect of mental health as a “social issue” are some reasons that impede the use of healthcare by the Chinese population in France.

Bodies that demand: struggles against sexual harassment and anti-Asian racism While the previous initiatives to deal with suffering bodies are individualised, we will analyse below another group of suffering bodies of Chinese women, which leads to collective demands for more protection and equal treatment with the aim of fighting against sexual harassment and/or antiAsian racism.

Firstly, let us examine the case of Chinese women in precarious situations and Chinese sex workers. In 2014, an association, Les Roses d’Acier (The Steel Roses), mainly made up of the latter, was created with the objective of fighting violence and discrimination towards precarious women and to defend the fundamental rights of female sex workers9 . This association works with the Lotus Bus programme created in 2004 by the NGO Doctors of the World to promote the health and rights of Chinese sex workers in Paris. According to the Lotus Bus coordinator, “Les Roses d’Acier and Doctors of the World really compliment each other: we deal with the treatment and Les Roses d’Acier deal with the prevention of violence 10”. In fact, the Lotus Bus programme offers free HIV and hepatitis screening to Chinese female sex workers and strives to facilitate their access to sexual and reproductive healthcare, and more recently also to mental healthcare by establishing a psychologist’s office offering consultations to victims of violence and people experiencing anxiety. After a decade of intervention, Chinese female sex workers are aware

10/06/21 12:20

56

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

du sexe chinoises à Paris. Selon la coordinatrice du Lotus bus : « Les roses d’acier et Médecins du monde se complètent bien : nous nous occupons de la prise en charge et Les roses d’acier de la prévention des violences 10 . » En effet, le programme Lotus bus propose des dépistages gratuits du VIH et d’hépatites aux travailleuses du sexe chinoises et s’efforce de faciliter leur accès aux soins en santé sexuelle et reproductive, et plus récemment, également en santé mentale, à travers la mise en place d’une permanence psy offrant des consultations aux victimes de violences et aux personnes souffrant d’angoisses. Au bout d’une dizaine d’années d’intervention, les droits à l’Aide médicale d’État (AME) et aux services de soin gratuits sont connus par les femmes chinoises travailleuses de sexe. Au-delà de cette population chinoise, Médecins du Monde œuvre également auprès d’un plus large public de travailleur(euse)s du sexe, quelles que soient leur nationalité et leur origine ethnique, pour lutter contre les violences subies dans le cadre de leur activité, à travers le programme Jasmine 11 .

Une autre forme de revendications collectives, à l’initiative principale des descendantes de migrants chinois cette fois-ci, dénonce la racisation des corps féminins asiatiques, et plus largement, le racisme anti-asiatique. Citons entre autres les militant·e·s asioféministes de Sororasie – un collectif « luttant contre le racisme et pour une meilleure représentation des femmes asiatiques dans nos sociétés » – qui font appel à un féminisme intersectionnel, décolonial et solidaire qui situe l’injustice anti-asiatique au sein de la société patriarcale, blanche, capitaliste et hétéro-normative 12 . Depuis la pandémie de la Covid-19, face aux discours et aux actes racistes envers les populations d’origine chinoise et, plus largement, d’origine asiatique, en France comme ailleurs dans le monde, les collectifs de lutte contre le racisme, les discriminations et les préjugés fondés sur la race et le sexe se sont multipliés13 et mènent plus activement leurs actions14 . Les réseaux sociaux et les médias sont devenus les caisses de résonance des représentations sexistes et racialisantes des femmes chinoises/ asiatiques. Dans le même temps, ils sont également devenus des outils et des espaces de lutte antiraciste et antisexiste et de représentation de soi, appropriés par ces femmes elles-mêmes, pour exprimer leurs souffrances psychiques et corporelles et pour dénoncer les traitements différenciés.

En guise de conclusion, à travers ces trois figures de corps de femmes chinoises en France issues de différents milieux sociaux et de générations

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 56

of their rights to State Medical Aid (AME) and free healthcare services. Beyond this Chinese population, Doctors of the World also works with a larger audience of male and female sex workers, regardless of their nationality and ethnic origin, to combat the violence they experience in their work through the Jasmine programme 11 .

Another form of collective demand, this time mainly initiated by female descendants of Chinese migrants, denounces the racialisation of Asian women’s bodies and more broadly anti-Asian racism. These include the Asian feminist activists of Sororasie – a collective “fighting against racism and for a better representation of Asian women in our societies” – who appeal to a type of intersectional, decolonial and solidarity feminism, which situates anti-Asian injustice within patriarchal, white, capitalist and heteronormative society 12 . Since the Covid-19 pandemic, in the face of racist speeches and acts towards populations of Chinese origin and more broadly of Asian origin, in France as well as worldwide, collectives fighting against racism, discrimination and prejudice based on race and gender have multiplied13 and are being more proactive 14 . Social networks and the media have become sounding boards of sexist and racialising representations of Chinese/Asian women. At the same time, they have also become tools and spaces for anti-racist and anti-sexist struggles and self-representation, appropriated by these women themselves to express their psychological and physical suffering and to denounce differentiated treatment.

In conclusion, through these three groups of Chinese women’s bodies in France from different social backgrounds and migratory generations, we can see the extent to which the body is both an intimate and intensely political place. The body and the suffering it carries not only embody the life history of each individual, at one time or another affected by migration, but also reveal the social representations and the social and racial inequalities that surround it, in both Chinese and French society. While this physical and psychological suffering is not unique to Chinese female migrants, they are significantly more likely to experience such violence, aggression and racial prejudice than their male counterparts. From the most individualised of approaches (use of healthcare) to the most collective (making demands), these Chinese women, each in their own way, are breaking the silence,

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

migratoires, nous voyons dans quelle mesure le corps est un lieu à la fois intime et intensément politique.

Le corps et les souffrances dont il se charge incarnent non seulement l’histoire de vie de chaque individu, à un moment ou à un autre, saisi par la migration, mais révèlent également les représentations sociales et les inégalités sociales et raciales qui l’entourent, tant dans la société chinoise que française. Si ces souffrances corporelles et psychiques ne sont pas l’apanage des migrantes chinoises, la probabilité qu’elles subissent de tels violences, agressions et préjugés racistes est nettement plus élevée que chez leurs homologues masculins. Allant des démarches des plus individualisées (de recours aux soins) aux plus collectives (de revendications), ces femmes chinoises, chacune à sa façon, brisent leur silence, prennent soin de leur corps souffrant et résistent aux violences qui leur sont faites. À ce titre, s’intéresser aux corps et aux souffrances en migration invite à renouveler les regards sur la subjectivation du migrant et de la migrante dans une perspective appréhendant de manière inséparable « corps et esprit ». 

57

taking care of their suffering bodies and resisting violence done to them. In this regard, an interest in bodies and suffering in migration invites us to renew our opinions on the subjectification of male and female migrants from the perspective of an inseparable “body-mind”. 

Notes 1. Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, chapitre 9, « La maladie, la souffrance et le corps », pp. 255-303.

2. Simeng Wang, Illusions et souffrances. Les migrants chinois à Paris, Paris, éd. rue d’Ulm, 2017.

3. Source : « Quel est le profil des immigrés arrivés récemment en France ? ». URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212#ensix-questions.

4. URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281393#titre-bloc-10 (figure 5).

5. Simeng Wang, « Highly skilled Chinese immigrants in France : Career choices, marriage behavior and political participation », in Yue Liu, Simeng Wang (dir.), Chinese Immigrants in Europe: Image, Identity and Social Participation, Berlin/Boston, Walter de Gruyter GmbH, 2020, pp. 75-100.

6. Voir la présentation du projet MigraChiCovid (ANR-20-COVI-0046-01). URL : https://www.migrations-asiatiques-en-france.cnrs.fr/ projet-migrachicovid/resume-scientifique-du-projet-migrachicovid.

7. Simeng Wang, 2017, op. cit.

8. Ibid.

9. URL : https://co-citoyens.fr/fr/projects/64-les-roses-d-acier-luttent-contre-les-violences-faites-aux-femmes.

10. URL : https://www.streetpress.com/sujet/1601294663-chinoises-prostitution-paris-organisent-auto-defense.

11. URL : https://projet-jasmine.org/.

12. URL : https://www.madmoizelle.com/nous-femmes-et-minorites-de-genre-asiatiques-subissons-le-racisme-au-quotidien-1115703.

13. Simeng Wang, Xiabing Chen, Yong Li, Chloé Luu, Ran Yan, Francesco Madrisotti, « “I’m more afraid of racism than of the virus !” : Racism awareness and resistance among Chinese migrants and their descendants in France during the Covid-19 pandemic », in European Societies, vol. 23, n° S1, 2020, pp. S721-S742.

14. Citons, entre autres, le collectif PAAF (Collectif Pan AsiA Féministe intersectionnel, constellaire, antiraciste et décolonial) et le collectif Fémin/Asie (httpw://feminasie.fr/).

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 57

10/06/21 12:20

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Sandra / Genève

Je suis née en Angola où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 18 mois, nous sommes ensuite rentrés au Portugal à cause de la guerre. Je suis venue à Genève en 2017 avec les enfants pour rejoindre mon mari. Je m’y suis retrouvée très isolée, sans pouvoir travailler, sans personne avec qui parler.

Seule à la maison, j’ai passé des heures à regarder à travers mes fenêtres, y regarder les gens, le paysage, cela me réchauffait le cœur.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 58

I was born in Angola where I lived until I was 18 months old, then we returned to Portugal because of the war. I came to Geneva in 2017 with the children to join my husband. I found myself there very isolated, unable to work, no one to talk to. Alone at home, I spent hours looking through my windows, looking at the people, the scenery, it warmed my heart.

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

59

Violences de genre et santé sexuelle chez les femmes migrantes précaires Quelques enseignements de l’enquête DSAFHIR

Gender-based violence and sexual health among precarious migrant women Some insights from the DSAFHIR survey

Armelle Andro, chercheure en démographie, Centre de recherche de l’Institut de démographie de Paris (Cridup), et fellow de l’Institut Convergences Migrations. researcher in demography, Research Centre of the Demography Institute of Paris-1 (CRIDUP) and Fellow of the Convergences Migrations Institute.

Les femmes migrantes en situation de précarité administrative cumulent des violences physiques et symboliques à toutes les étapes de leur parcours migratoire. Les résultats de l’enquête DSAFHIR révèlent que leur état de santé est fortement dégradé à leur arrivée en France, comparé aux femmes françaises du même âge, et requiert une prise en charge sanitaire qui excède les seuls dispositifs de mise à l’abri.

Migrant women experiencing administrative precariousness accumulate physical and symbolic violence at all stages of their migration route. The results of the DSAFHIR survey reveal that their state of health is much worse on arrival in France compared with French women of the same age and requires healthcare that exceeds sheltering arrangements alone.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 59

10/06/21 12:20

60

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

L

a féminisation des migrations internationales a mis à l’agenda la centralité des violences de genre dans les parcours migratoires contemporains. La prise en charge de ces problématiques trouve généralement à se formaliser dans une approche globale de la santé sexuelle et reproductive. C’est tout particulièrement le cas depuis la crise de 2014-2015 qui a vu augmenter la présence sur le territoire européen d’exilé.es qui, après avoir fui des zones d’instabilité et de conflits et avoir souvent parcouru des routes migratoires dangereuses, sont maintenus dans des situations extrêmement précaires par des politiques migratoires européennes qui les criminalisent. Les migrations forcées, les trajets migratoires de plus en plus longs et dangereux, les mauvaises conditions d’accueil dans le pays de destination, l’instabilité administrative généralisée et les vulnérabilités socio-économique et résidentielle qui en découlent augmentent à la fois le nombre de femmes migrantes en situation de grande précarité et leurs risques d’être exposées à des violences structurelles, institutionnelles et interpersonnelles. Depuis plusieurs années, on sait que les femmes sont particulièrement exposées aux violences de genre au cours de la migration, mais ces expériences et leurs conséquences sont encore trop peu étudiées1 . Dans les pays d’arrivée, les difficultés sociales et économiques que ces femmes rencontrent relèguent trop souvent au second plan leurs besoins en matière de santé sexuelle et reproductive. Ces femmes sont à nouveau confrontées à une vulnérabilité importante aux violences, sexuelles en général et conjugales en particulier : leurs situations d’isolement, de dépendance administrative et financière vis-à-vis de leur partenaire les soumettent à des risques de violences conjugales élevés et elles ont moins souvent recours aux protections légales. Elles sont de plus rarement prises en charge sur le plan médico-psycho-social alors que ces expériences ont un impact négatif avéré sur leur état de santé 2 .

Un enjeu de santé public au niveau européen Les recherches en santé publique et en sciences sociales sur la situation des femmes réfugiées et migrantes en Europe ont montré que les femmes concernées ont généralement un moins bon accès aux services de santé sexuelle et reproductive du fait de barrières légales et financières, et de difficultés de communication. Malgré la proclamation théorique

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 60

T

he feminisation of international migration has put the centrality of gender-based violence in contemporary migration routes on the agenda. The management of these issues is generally formalised in a global approach to sexual and reproductive health. In particular, this has been the case since the 20142015 crisis, which saw an increase in the presence of exiles in Europe who, having fled areas of instability and conflict and having often travelled along dangerous migration routes, are kept in extremely precarious situations by European migration policies that criminalise them. Forced migration, longer and more dangerous migration journeys, poor reception conditions in the country of destination, widespread administrative instability and the resulting socio-economic and residential vulnerabilities increase both the number of migrant women in highly precarious situations and their risk of being exposed to structural, institutional and interpersonal violence. It has been known for several years that women are particularly exposed to gender-based violence during migration, but these experiences and their consequences are poorly studied1 . In the countries of arrival, the social and economic difficulties that these women face all too often overshadow their sexual and reproductive health needs. These women are once again confronted with a significant level of vulnerability to violence, sexual violence in general and domestic violence in particular: their situations of isolation and administrative and financial dependence on their partners puts them at greater risk of domestic violence and they use legal protection less.

Furthermore, they are rarely given medical, psychological and social treatment, even though these experiences have a proven negative impact on their health.2

A European public health issue Research in public health and social science on the situation of refugee and migrant women in Europe has shown that these women generally have poorer access to sexual and reproductive health services because of legal and financial obstacles and communication difficulties. Despite the theoretical proclamation of equal access to sexual and reproductive rights in Europe, for several years research has shown a higher prevalence of mental health problems (depression, anxiety,

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

de l’égalité à l’accès aux droits sexuels et reproductifs en Europe, les recherches ont démontré depuis plusieurs années une prévalence plus importante de problèmes de santé mentale (dépression, anxiété, syndrome post-traumatique), une plus grande fréquence des infections sexuellement transmissibles et des frottis anormaux, un recours tardif au dépistage du VIH. Pendant la grossesse, on constate une exposition plus importante aux violences spécifiques, un recours à l’avortement plus élevé qu’en population générale dans les pays où les recherches ont été menées, une moindre participation au dépistage des lésions précancéreuses du col utérin, et enfin il y a une utilisation moindre des méthodes de contraception 3 . La mortalité et la morbidité périnatale sont aussi plus importantes chez les femmes migrantes 4 .

Par ailleurs, les conditions d’accueil dans les services de santé jouent un rôle important dans l’accentuation des inégalités sociales conduisant à un risque médical accru, et donc dans les mécanismes de ces inégalités 5 .

Une situation particulièrement délétère en France Dans le contexte français, et en Île-de-France en particulier, le durcissement des conditions et la saturation des dispositifs d’accueil et d’accompagnement des exilé.es renforcent ces mécanismes en laissant à la rue depuis plusieurs années de plus en plus de femmes migrantes, quels que soient leur âge et la conf iguration familiale dans laquelle elles se trouvent 6 . Face à cette situation, la « mise à l’abri » dans des hôtels dégradés du parc privé est devenue une forme d’hébergement très répandue pour les femmes et les familles migrantes marginalisées, systématisant une forme particulièrement précaire et instable d’hébergement d’urgence 7. Cette situation a un effet très délétère sur la santé et renforce leurs difficultés d’accès aux soins 8 . Quelles que soient leurs origines sociales, très diverses, et leurs trajectoires migratoires, les femmes migrantes hébergées à l’hôtel cumulent de fait des facteurs de vulnérabilité très importants et des expériences répétées d’exposition à toutes les formes de violences.

Or la plupart des études récentes sur la santé sexuelle des femmes migrantes et leurs expériences des violences ont été menées soit auprès de populations vivant en ménage ordinaire (Trajectoire et origine), soit au sein de services de santé (ExH, ANRSParcours), et généralement en français. Elles ne

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 61

61

post-traumatic stress disorder), a higher frequency of sexually transmitted infections, abnormal smear test results and a late use of HIV screening. During pregnancy, there is a greater exposure to specific types of violence, a higher use of abortion services compared with the general population of countries where the research was carried out, a lower participation in cervical screening for pre-cancerous lesions and lastly a lower use of contraceptive methods3 . Perinatal mortality and morbidity are also greater among migrant women4 . In addition, reception conditions in healthcare services play a significant role in accentuating social inequalities, resulting in increased medical risk and thus in the mechanisms of these inequalities5 .

A particularly harmful situation in France In France, and particularly in Île-de-France, the tightening of conditions and the capacity of reception and support facilities for exiles reinforce these mechanisms by leaving more and more migrant women on the street for several years, regardless of their age and the family configuration in which they find themselves6 . In view of this situation, “sheltering” in run-down private hotels has become a very widespread form of housing for marginalised migrant women and families, systematising a particularly precarious and unstable form of emergency housing7. This situation has a very harmful effect on health and reinforces their difficulties accessing healthcare 8 . Regardless of their very diverse social origins and migratory trajectories, migrant women living in hotels have a large number of vulnerability factors and repeated exposure to all forms of violence.

Yet most of the recent studies on the sexual health of migrant women and their experiences of violence have been carried out on populations living in ordinary households (Trajectoire et Origine), or within healthcare services (ExH, ANRS-Parcours) and generally in French. Therefore, they do not reflect the situation of the most marginalised migrant women. Following on from the ENFAMS survey and questioning them about where they live in their mother tongue, the DSAFHIR survey (Rights, Health and Access to Healthcare for Housed Immigrant and Refugee Women in Île-de-France) 9 , conducted in 2017-2018, provided access to a sample of migrant women who are generally invisible in large national surveys. This study made it possible to estimate, on

10/06/21 12:20

62

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

permettent donc pas de rendre compte de la situation des femmes migrantes les plus marginalisées. En prenant la suite de l’enquête ENFAMS et en allant les interroger sur leur lieu de vie et dans leur langue maternelle, l’enquête DSAFHIR (Droits, santé et accès aux soins des femmes hébergées immigrées et réfugiées en Île-de-France) 9, menée en 2017-2018, a permis d’accéder à un échantillon de femmes migrantes généralement invisibles dans les grandes enquêtes nationales. Cette étude permet d’estimer, sur des expériences migratoires récentes, une prévalence des différentes formes de violences vécues, notamment les violences sexuelles, en les situant dans la temporalité des parcours migratoires, et de formuler des préconisations en termes de dépistage pour les professionnels du soin qui les prennent en charge.

Le cumul des violences à toutes les étapes du parcours migratoire Les trois quarts des femmes hébergées en 2017 à l’hôtel et enquêtées dans cette étude déclarent avoir subi au moins une violence grave au cours de leur vie alors même qu’elles sont relativement jeunes.

Pour certaines d’entre elles, c’est au cours du trajet migratoire que les violences ont été les plus graves, comme l’ont montré d’autres études menées notamment auprès de femmes ayant traversé la Méditerranée 10 . Mais, plus largement, ces violences sont au cœur de l’ensemble du processus migratoire qui conduit ces femmes aux situations de grande marginalisation. Ce sont souvent les violences de genre vécues dans le pays d’origine qui poussent ses femmes à prendre la route, quels qu’en soient le risque et les conditions. Ces situations de fuite les mènent sur des trajectoires migratoires longues et dangereuses : les femmes qui ont eu des trajets migratoires longs et difficiles, quel que soit leur pays d’origine, ont massivement subi des violences graves avant leur départ11 . Ce cumul des violences ne s’arrête malheureusement pas ni après l’arrivée en Europe, ni après l’arrivée en France, puisque près d’une femme sur deux rencontrée dans cette étude a vécu au moins une forme de violence grave depuis son arrivée sur le territoire métropolitain. Et ce sont bien celles qui sont dans la plus forte précarité administrative qui ont subi des violences graves à un moment où un autre de leur vie. Sachant que les violences sexuelles sont généralement sous-déclarées dans les enquêtes en face-à-face 12 , les niveaux de violence déclarés dans cette enquête sont particulièrement alarmants,

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 62

the basis of recent migratory experiences, a prevalence of the various forms of experienced violence, particularly sexual violence, by situating them in the temporality of migration routes and to formulate recommendations in terms of screening for the healthcare professionals who treat them.

The accumulation of violence at all stages of the migration route Three quarters of the women who were housed in hotels in 2017 and who were surveyed in this study reported that they had experienced serious violence at least once in their life, even though they are relatively young. For some of them, the most serious violence occurred during the migration journey, as shown in other studies on women who have crossed the Mediterranean10 . But more broadly, this violence is at the heart of the whole migration process that leads these women to situations of great marginalisation. It is often gender-based violence experienced in the country of origin that pushes these women to migrate, regardless of the risk and conditions. Escaping this leads them to long and dangerous migratory trajectories: the women who have had long and difficult migration journeys, regardless of their country of origin, have overwhelmingly experienced serious violence before their departure 11 . Unfortunately, this accumulation of violence does not stop after arrival in Europe or France, as nearly one in two of the women interviewed in this study have experienced at least one form of serious violence since arriving in metropolitan France. And it is indeed those who are in the most precarious administrative situation who are also those who have experienced serious violence at one time or another in their lives. Given that sexual violence is generally under-reported in face-to-face surveys12 , the levels of violence reported in this survey are particularly alarming, since almost a third of the women interviewed report having experienced an assault or forced sex.

Health doubly affected by past experiences and the current situation For most of these women, these migration routes are the cause of a deterioration in their physical and mental health upon arrival in the host country. The consequences of the violence experienced deteriorate the physical and

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

puisque près du tiers de femmes enquêtées déclarent avoir subi une agression ou un rapport sexuel forcé.

Une santé doublement affectée par les expériences passées et la situation actuelle Ces parcours migratoires sont à l’origine, chez une majorité de ces femmes, d’un état de santé physique et mentale dégradé dès l’arrivée dans le pays d’accueil. Les séquelles liées aux violences vécues détériorent la santé physique et psychique de ces femmes migrantes et elles sont renforcées par la précarisation produite par l’instabilité de leur situation administrative. L’étude DSAFHIR montre ainsi que ces femmes ont une santé beaucoup plus mauvaise que les femmes du même âge en population générale et qu’elles souffrent plus de maladies chroniques13 , et que les dysménorrhées sont plus importantes dans cette population14 . Le cadre théorique traditionnel du « migrant en bonne santé » à l’arrivée en Europe, et dont la santé se détériore avec le temps, s’avère particulièrement inadapté pour ces femmes puisqu’on observe plutôt la dynamique inverse : leur état de santé semble s’améliorer avec le temps et la stabilisation administrative. On voit aussi dans cette étude que la santé périnatale et la prise en charge de la grossesse et de l’accouchement sont souvent les portes d’entrée pour l’accès aux droits et à la couverture médicale.

Mais en dehors du contexte spécifique de santé périnatale et alors que leurs besoins de soins de santé sont importants, elles peinent à accéder à l’exercice réel de leurs droits : les soins de santé sont longtemps restés, en France, un domaine relativement préservé malgré le durcissement des politiques migratoires, mais le droit à la santé s’est également peu à peu restreint pour les personnes sans titre de séjour suite aux différentes réformes de l’accès à l’Aide médicale d’État (AME) 15 qui ont accumulé les barrières à l’accès à l’hôpital, mais aussi aux soins primaires, à la protection maternelle et infantile (PMI) et aux services compétents en matière de santé sexuelle et reproductive. Si l’on a longtemps expliqué les inégalités de santé à partir des caractéristiques des populations concernées et des déterminants sociaux liés à la migration (les caractéristiques avant le départ, l’effet de la migration, les conditions de vie à l’arrivée, etc.), la réalité des discriminations systémiques et des biais implicites dans la prise en charge et le suivi de ces femmes est aussi une réalité sensible

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 63

63

psychological health of these migrant women and are reinforced by the precariousness produced by the instability of their administrative situation. The DSAFHIR study shows that the health of these women is much worse than that of women of the same age in the general population, that they suffer more from chronic disease 13 , and that dysmenorrhoea is more significant in this population14 . The traditional theoretical framework of the “healthy migrant” on arrival in Europe and whose health deteriorates over time proves to be particularly unsuitable for these women, since the opposite dynamic is observed: their health seems to improve over time and with administrative stabilisation. This study also shows that perinatal health and care during pregnancy and childbirth are often the gateway to accessing rights and medical coverage.

But beyond the specific context of perinatal health and while their healthcare needs are important, they struggle to access effective enjoyment of their rights. Healthcare in France has long been a relatively protected area, despite the tightening of migration policies, but the right to healthcare has also been gradually restricted for migrants without residency permits following the various reforms of access to State Medical Aid (AME) 15 . This has increased obstacles to accessing hospitals, but also primary care, maternal and child protection (PMI) and sexual and reproductive health services. While health inequalities have long been explained in terms of the characteristics of the populations concerned and social determinants linked to migration (characteristics prior to departure, effect of migration, living conditions on arrival, etc.), the reality of systemic discrimination and implicit bias in the treatment and follow-up of these women is also a sensitive issue in this study.

It is becoming increasingly apparent that the healthcare systems themselves can be viewed as a social determinant of health, which interact with migrant status to perpetuate inequalities in accessing healthcare. This view is also promulgated by the World Health Organization, “the healthcare system is itself a social determinant of health, which influences and is influenced by other social determinants16 .” In relation to reproductive health, this study shows that the rate of effective contraception use is below that observed in the general population17, that perinatal care may be inadequate, as has already been shown in other

10/06/21 12:20

64

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

dans cette étude. De plus en plus, il apparaît que les systèmes de soins de santé eux-mêmes peuvent être considérés comme un déterminant social de la santé, qui interagissent avec le statut de migrant pour perpétuer les inégalités dans l’accès aux soins de santé. Ce point de vue est également affirmé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « Le système de santé est lui-même un déterminant social de la santé, qui influence et est influencé par d’autres déterminants sociaux16 . » En ce qui concerne la santé reproductive, on constate dans cette étude que le taux d’utilisation de contraception efficace est en deçà de celui observé en population générale 17, que les suivis périnataux peuvent être inadéquats, comme ça a déjà été montré dans d’autres études18 , et que les dépistages sont moins efficaces qu’en population générale 19 .

Perspectives en termes de santé publique L’ampleur et le cumul des violences vécues par les femmes migrantes en situation de précarité administrative doivent être reconnus et ce constat doit conduire les professionnels de santé et du travail social qui les reçoivent à avoir des prises en charge adaptées. Les questions sur les violences vécues au cours de la migration, mais aussi avant le départ et depuis l’arrivée en France doivent être intégrées à l’anamnèse de toute consultation médicale auprès de ces femmes afin de les dépister20 , au même titre que les autres facteurs agissant négativement sur la santé. Plus largement, la simple mise à l’abri n’est pas une politique à la hauteur des droits des femmes concernées et des engagements pris par l’État dans les traités internationaux et européens. Ces femmes, rendues invisibles par ces dispositifs d’hébergement qui sont aussi des formes de relégation, doivent être reconnues et accompagnées vers un réel accès à leurs droits, à un titre de séjour, à une couverture santé, et à des dispositifs de prise en charge et de protection contre les violences. Depuis 2015, grâce au développement d’interventions de santé de type « allez-vers », d’une part, et de centres de santé dédiés, d’autre part, partout en France, sous l’impulsion des associations intervenant auprès de ces femmes, se sont développées des prises en charge adaptées qui ont limité les renoncements aux soins et une trop grande détérioration de l’état de santé de ses femmes. Mais au-delà de la gestion de cette urgence sanitaire, c’est à un travail politique sur l’accès aux droits qu’il faut donc continuer à s’atteler. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 64

studies18 , and that screening is less effective than in the general population19 .

Public health perspectives The extent and accumulation of violence experienced by migrant women in situations of administrative precariousness must be recognised and this observation must result in the health and social care professionals who treat them providing appropriate care. Questions about the violence experienced during migration, but also before departure and since arrival in France, must be included in the anamnesis of any medical consultation with these women in order to detect them20 , in the same way as other factors that have a negative impact on health. More broadly, mere sheltering is not a policy that is in line with the rights of the women concerned and the commitments made by the State in international and European treaties. These women, who are made invisible by these housing arrangements that are also forms of relegation, must be recognised and supported in properly accessing their rights to a residency permit, to healthcare coverage, to treatment and to protection against violence. Since 2015, thanks to the development of “outreach” healthcare interventions on the one hand and dedicated healthcare centres on the other, across France, under the impetus of associations working with these women, appropriate treatment has been developed which has limited the number of people who are not receiving treatment and the excessive deterioration in the health of these women. But beyond the management of this health emergency, it is policy work on access to rights that must therefore continue. 

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

65

Notes 1. Mariana Gonçalves, Marlene Matos, « Prevalence of violence against immigrant women: A systematic review of the literature », in Journal of Family Violence, n° 31, 2016, pp. 697-710.

2. Mary Ellsberg, Diana J. Arango, Matthew Morton, Floriza Gennari, Sveinung Kiplesund, Manuel Contreras, Charlotte Watts, « Prevention of violence against women and girls : What does the evidence say? », in The Lancet, vol. 385, n° 9977, 2015, pp. 1555‑1566.

3. Ines Keygnaert, Aurore Guieu, Gorik Ooms, Nicole Vettenburg, Marleen Temmerman, Kristein Roelens, « Sexual and reproductive health of migrants: Does the EU care? », Health Policy, vol. 114, n° 2-3, 2014, pp. 215-225.

4. Thomas van den Akker, Jos van Roosmalen, « Maternal mortality and severe morbidity in a migration perspective », in Best Practice and Research Clinical Obstetrics and Gynaecology, n° 32, 2016, pp. 26-38.

5. Elie Azria, « Biais implicites et soins différenciés dans l’étude des inégalités sociales de santé entre migrants et non-migrants. Entre piège épistémologique et hypothèse fertile », in Revue française d’éthique appliquée, n° 8, 2019, pp. 8-11 ; Frankie Fair, Liselotte Raben, Helen Watson, Victoria Vivilaki, Maria van den Muijsenbergh, Hora Soltani, « Migrant women’s experiences of pregnancy, childbirth and maternity care in European countries : A systematic review », in Plos One, vol. 15, n° 2, 2020.

6. Mireille Eberhard, Emmanuelle Guyavarch, Erwan Le Méner, « Structure familiale et hébergement d’urgence au 115 de Paris », in Revue des politiques sociales et familiales, n° 123, 2016, pp. 123-129.

7. Emmanuelle Guyavarch, Elsa Garcin, « Publics hébergés par le 115 de Paris : une forte progression des familles », in Informations sociales, n° 182, 2014, pp. 142-149.

8. Cécile Vuillermoz, Stéphanie Vandentorren, Ruben Brondeel, Pierre Chauvin, « Unmet healthcare needs in homeless women with children in the Greater Paris area in France », in Plos One, vol. 12, n° 9, 2017.

9. L’enquête DSAFHIR, portée par l’Observatoire du Samu social et l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, a été coordonnée par Armelle Andro, Mireille Eberhard et Maud Gelly. Ont participé à l’équipe de recherche : Lorraine Poncet, Marion Fleury, Danielle Hassoun, Veronica Noseda, Françoise Riou, Claire Scodellaro et Alfred Spira. Réalisée en 2017-2018, l’enquête a été menée auprès d’un échantillon de femmes migrantes mises à l’abri à l’hôtel en Île-de-France, interrogées sur leur lieu de résidence (n = 469 à l’inclusion). Les questionnaires ont été réalisés en 10 langues différentes. Ils ont permis de recueillir des informations sur les caractéristiques socio-démographiques de ces femmes, leur trajectoire migratoire et résidentielle, leur vie sexuelle et reproductive, leur santé et leurs expériences de violence.

10. Camille Schmoll, Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020.

11. Armelle Andro, Claire Scodellaro, Mireille Eberhard, Maud Gelly, L’équipe Dsafhir, « Parcours migratoire, violences déclarées et santé perçue des femmes migrantes hébergées en hôtel en Île-de-France. Enquête Dsafhir », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 17-18, 2019, pp. 334-341.

12. Alice Debauche, Amandine Lebugle, Elizabeth Brown, Tania Lejbowicz, Magali Mazuy, Amélie Charruault, Justine Dupuis, Sylvie Cromer, Christelle Hamel, « Présentation de l’enquête Virage et premiers résultats sur les violences sexuelles », Document de travail, n° 229, Paris, Ined, 2017.

13. Observatoire du Samu social de Paris, DSAFHIR : droits, santé et accès aux soins des femmes hébergées, isolées, réfugiées. Rapport final, 2020, Paris, Observatoire du Samu social de Paris. URL : https://www.samusocial.paris/sites/default/files/2020-05/ RAPPORT%20DEF%20JANVIER%202020%20DSAFHIR%20Rapport_sans_annexes_2020_01_21_0.pdf.

14. Lorraine Poncet, Claire Scodellaro, Virginie Ringa, François Margueritte, Armelle Andro, « Dysménorrhée et expérience migratoire : caractéristiques associées à la dysménorrhée dans un échantillon de femmes migrantes hébergées à l’hôtel en Île-de-France », in Douleur et analgésie, vol. 33, n° 2, 2020, pp. 65-74.

15. Caroline Izambert, « An access to the healthcare marked by humanitarianism ? The ambiguities of the illegal immigrants’ access to healthcare in France », in Communications, vol. 104, n° 1, 2019, pp. 95-106.

16. OMS, Rapport sur la santé des réfugiés et des migrants dans la Région européenne de l’OMS. Pas de santé publique sans santé des réfugiés et des migrants, Genève, OMS, 2018.

17. Observatoire du Samu Social de Paris, op. cit.

18. Lorraine Poncet, Santé sexuelle et reproductive des femmes migrantes sans logement hébergées à l’hôtel en Île-de-France, Thèse de doctorat, Gif-sur-Yvette, Université Paris-Saclay, 2021.

19. Lorraine Poncet, Henri Panjo, Virginie Ringa, Armelle Andro, « Do vulnerable groups access prevention services ? Cervical cancer screening and HIV testing among homeless migrant women in the Paris metropolitan area », in Plos One, 2021 [en révision].

20. Gilles Lazimi, Emmanuelle Piet, Marie-France Casalis, « Violences faites aux femmes en France et rôle des professionnels de santé, tableaux cliniques, études de repérage systématique », in Les cahiers de santé publique et de protection sociale, Pantin, Fondation Gabriel Péri, 2011, pp. 9-18.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 65

10/06/21 12:20

66

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

Migration des femmes haïtiennes en Guadeloupe et VIH

Migration of Haitian women to Guadeloupe and HIV Dolorès Pourette, anthropologue de la santé à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre du CEPED (IRD, Université Paris Descartes, INSERM) / Health anthropologist at IRD and member of CEPED (IRD, Université Paris Descartes, INSERM) La Guadeloupe fait partie des départements français qui concentrent le plus grand nombre de personnes vivant avec le VIH. Parmi elles, une part importante est composée de femmes étrangères, principalement originaires d’Haïti. « La maladie, si elle ne constitue pas un motif initial de migration, devient un élément important du parcours migratoire de ces femmes, puisque leur survie dépend de leur maintien sur le territoire français (1). La principale dimension évoquée par les femmes haïtiennes au cours des entretiens est la crainte que leur maladie soit connue de leurs proches, de la « communauté » haïtienne et de la population locale. La peur de l’humiliation et de réactions négatives conduit les femmes à taire leur infection et à tout faire pour qu’elle ne soit connue que des soignants et, éventuellement, des membres d’une association de soutien aux personnes vivant avec le VIH. La crainte du jugement d’autrui et de la dévalorisation mène certaines femmes à volontairement s’isoler. » Note 1. En Haïti, pays de la région le plus touché par l’épidémie de VIH/sida, à peine 10 % de l’ensemble des malades sont traités. Sur 1 000 femmes enceintes, 30 sont séropositives contre 5 en Guadeloupe et 2 sur l’ensemble du territoire français (Bardinet, 2009). 

Guadeloupe is one of the French departments with the largest number of people living with HIV. Among them, a significant proportion are foreign women, mainly from Haiti.

“The disease, although not an initial reason for migration, becomes an important element in the migratory journey of these women, since their survival depends on remaining on French territory (1). The main dimension mentioned by the Haitian women during the interviews is the fear that their illness will be known by their relatives, the Haitian «community» and the local population. Fear of humiliation and negative reactions leads women to keep their infection quiet and to do everything possible to ensure that it is known only to health care providers and, possibly, to members of an association that supports people living with HIV. Fear of judgment and devaluation leads some women to voluntarily isolate themselves.”

Note 1. In Haiti, the country most affected by the HIV/AIDS epidemic in the region, barely 10% of all patients are treated. Out of 1,000 pregnant women, 30 are HIV-positive, compared to 5 in Guadeloupe and 2 in the whole of France (Bardinet, 2009). 

Source : Pourette Dolorès, « Trajectoires reproductives et significations de la maternité chez des femmes vivant avec le VIH en Guadeloupe et en Martinique », Sciences Sociales et Santé, 2011, Volume 29, Numéro 2, PP 99.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 66

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

67

Jeunes travailleuses domestiques en Afrique de l’Ouest : des migrantes si (in)visibles

Young domestic workers in West Africa: Migrant women so (in)visible Mélanie Jacquemin, Institut de recherche pour le développement (IRD), laboratoire Population Environnement Développement, Aix-Marseille Université.

« Moi je sais ce que je suis venue chercher, donc j’ai attrapé mon cœur pour travailler. » Marie, travailleuse domestique migrante pendant 6 ans (15-21 ans), Abidjan.

“I know what I came for, so I grabbed my heart to work.”

Marie, migrant domestic worker for 6 years (15-21 years), Abidjan.

Les petites bonnes, filles domestiques, petites nièces, filles de ménage (Côte d’Ivoire), mbindaan (Sénégal), vidomegon (Bénin), « 52 » (Mali) etc., âgées le plus souvent de 12 à 19 ans, fournissent une part massive de la main-d’œuvre domestique dans les ménages urbains d’Afrique de l’Ouest. Leur sur-représentation démographique dans des capitales économiques comme Abidjan ou Bamako le confirme : la plupart d’entre elles sont des migrantes, venues des campagnes ou de petites villes du pays, parfois d’un pays transfrontalier. L’importance de ces jeunes travailleuses migrantes est considérable, pourtant elles sont encore peu prises en compte par les études sur les migrations.

En Afrique comme partout ailleurs, la condition de domestique cumule potentiellement toutes les violences : sociale, structurelle, symbolique, verbale, physique, sexuelle… Pour autant, la situation migratoire des filles domestiques ne peut en soi être considérée comme un cumul négatif supplémentaire.

En Afrique de l’Ouest, où ces migrations dans l’enfance et l’adolescence constituent plus la norme que l’exception, les recherches socio-anthropologiques centrées sur le vécu et le point de vue des filles domestiques imposent de nuancer le paradigme de leur vulnérabilité. Malgré les difficultés, les risques, les inégalités, l’expérience migratoire urbaine est racontée par nombre d’entre elles comme support de construction de l’autonomie et d’un bon statut familial et social. Autres apprentissages, autres codes vestimentaires et corporels, autres manières de parler, de se nourrir, de commercer, autres réseaux et modes de socialisation, accès à l’argent : elles naviguent au quotidien entre contraintes et opportunités pour soutenir leurs aspirations vers un avenir meilleur. 

Little maids, domestic girls, little nieces, girls of the household (Côte d’Ivoire), mbindaan (Senegal), vidomegon (Benin), ‘52’ (Mali) etc., mostly aged between 12 and 19, provide a massive share of the domestic labour force in urban households in West Africa. Their demographic over-representation in economic capitals such as Abidjan or Bamako confirms this: most of them are migrants, coming from the countryside or from small towns in the country, sometimes from a cross-border country.

The importance of these young female migrant workers is considerable, yet they are still little taken into account by migration studies.

In Africa, as elsewhere, the condition of domestic worker potentially accumulates all kinds of violence: social, structural, symbolic, verbal, physical, sexual, etc. However, the migratory situation of girl domestic workers cannot in itself be considered as an additional negative accumulation. In West Africa, where such migration during childhood and adolescence is the norm rather than the exception, socio-anthropological research focusing on the experiences and perspectives of girl domestic workers requires that the paradigm of their vulnerability be qualified. Despite the difficulties, risks and inequalities, the urban migration experience is described by many of them as a means of building autonomy and a good family and social status. Other learning, other dress and body codes, other ways of speaking, eating, trading, other networks and modes of socialisation, access to money: they navigate daily between constraints and opportunities to support their aspirations towards a better future.

Sources : Dorte Thorsen, Mélanie Jacquemin, « Temporalités, savoir-faire et modes d’action des enfants travailleurs migrants au sein de la parenté élargie en Afrique de l’Ouest », in Canadian Journal of African Studies / Revue canadienne des études africaines, vol. 49, n° 2, 2015, pp. 285-299.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 67

10/06/21 12:20

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Christine / Genève

Je suis née en Algérie et y ai passé une partie de mon enfance même si j’en garde peu de souvenirs. Après le décès de ma mère, rangeant sa maison, j’ai retrouvé cette couverture qui recouvrait mon lit d’enfant en Algérie.

C’est en la ressortant et en la touchant que j’ai pu pleurer et faire mon deuil. Elle est un témoin silencieux de nos vies.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 68

I was born in Algeria and spent part of my childhood there even though I have few memories. After my mother died, tidying up her house, I found this blanket that covered my crib in Algeria. It was by pulling her out and touching her that I was able to cry and mourn. She is a silent witness to our lives.

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

69

La co-construction des normes de puériculture en France L’apport non reconnu des femmes immigrées de l’Afrique subsaharienne

The co-construction of childcare in France The unrecognised contribution of immigrant women from sub-Saharan Africa

Priscille Sauvegrain, sociologue, chercheure associée à l’équipe EPOPé de recherche en épidémiologie obstétricale et pédiatrique, Université de Paris-Cress-Inserm, UMR1153, et sage-femme, département médico-universitaire Origyne, maternité de l’AP-HP Pitié-Salpêtrière.

Sociologist, associate researcher with the EPOPé research team in obstetric and paediatric epidemiology, University of Paris- CRESS-Inserm UMR1153. Midwife, Origyne University Medical Department, APHP PitiéSalpêtrière

De l’allaitement aux pratiques de massage ou de portage, les femmes immigrées d’Afrique subsaharienne participent en France à la co-construction des normes de puériculture.

Bénéficiant d’une vision positive des soignants, ces femmes se trouvent confrontées au stéréotype de la mère africaine perçue comme plus maternelle. Ceci n’est sans doute pas sans conséquence sur leur parcours social puisqu’elles sont assignées au travail domestique du soin aux enfants et aux personnes âgées de leur société d’accueil.

From breastfeeding to massage or babywearing, immigrant women from sub-Saharan Africa participate in France in the co-construction of childcare standards. Benefiting from a positive view of caregivers, these women find themselves confronted with the stereotype of the African mother perceived as more maternal. This is undoubtedly not without consequences on their social course since they are assigned to domestic work, caring for children and the elderly in their host society.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 69

10/06/21 12:20

70

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

L

es apports des femmes immigrées, et plus particulièrement de celles nées en Afrique subsaharienne, à la puériculture française sont conséquents mais peu reconnus. Des recherches menées depuis plus de 10 ans dans les maternités franciliennes sur les représentations des soignants à l’égard des femmes perçues comme « Africaines », leur santé maternelle et périnatale, et la qualité des soins qui leur sont dispensés, couplées à une expérience clinique de 20 ans en tant que sage-femme dans divers contextes nationaux et internationaux me permettent de mieux connaître cet apport. Les verbatims présentés ici sont principalement issus d’une recherche doctorale en sociologie des relations interethniques1 .

La présence des femmes africaines dans les maternités et la co-construction des normes de puériculture En 2018 en France, 24 % des naissances vivantes étaient issues de femmes nées à l’étranger, parmi lesquelles 42 120 femmes (soit 5,8 % de l’ensemble) nées dans l’un des pays de l’Afrique subsaharienne 2 .

Ces chiffres sont en constante augmentation depuis les politiques de regroupement familial des années 1970, avec des proportions en termes de patientèle des maternités qui varient selon les territoires. Ces femmes et leurs conjoint.e.s participent donc de facto en certains endroits à la co-construction des normes de puériculture. Peu de chiffres sont disponibles quant à leurs pratiques de puériculture, qui sont d’ailleurs elles-mêmes pluri-formes selon les pays, les régions, mais aussi selon les milieux socio-économiques et les familles. Mais, en plaçant la focale sur certaines des composantes des soins aux tout-petits, comme le type d’allaitement du nouveau-né, les différentes enquêtes françaises montrent des taux d’allaitement maternels, à l’initiation comme pour la durée, bien supérieurs pour leur groupe que pour les autres, soit toujours supérieurs à 85 % 3 , quand l’Enquête nationale périnatale de 2016 rapporte un taux de 68 % d’initiation pour l’ensemble de la population.

Les autres pratiques ne sont ni chiffrées, ni quantifiables, mais les femmes immigrées d’Afrique subsaharienne ont massivement participé à l’allongement de la durée de l’allaitement maternel, à la généralisation des pratiques de massage 4 , au développement des techniques de portage sur le dos ou en écharpes, et au couchage du tout-petit dans la

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 70

T

he contributions of immigrant women, and more particularly of those born in sub-Saharan Africa, to French childcare are consequent and little known. Research carried out for more than 10 years on Paris’s maternity wards into caregivers’ representations of women perceived as “African”, their maternal and perinatal health and the quality of care they receive, coupled with 20 years of clinical experience as a midwife in various national and international contexts, allows me to establish that this contribution is significant but hardly recognised. The verbatim accounts presented here are mainly from my doctoral research on the sociology of inter-ethnic relations which, for its qualitative part, was based on phases of participant observation and 54 semi-structured interviews with caregivers from all professions working on various maternity wards in Île-de-France. When faced with more recent studies, these results remain valid and are connected to the current gendered and racialised, unequal social order in France.

The presence of African women on maternity wards and the co-construction of childcare standards In France in 2018, 24% of live births were to foreign-born women, of which 42,120 women (or 5.8% of the total) were born in a sub-Saharan African country (INSEE, 2018). These figures have been steadily increasing since the family reunification policies of the 1970s, with maternity patient numbers varying depending on the area.

Therefore, in some places, they and their partners are participating de facto in the co-construction of childcare standards. Few figures are available on their childcare practices, which are themselves multifaceted depending on the country, region, socio-economic background or family to which they belong. But by focusing on some of the components of infant care, such as bottle-feeding or breastfeeding new-born babies, the various French surveys show much higher rates of breastfeeding, both at initiation and duration, for their group than for the others, i.e. always above 85% (Wagner, Kersuzan et al. 2019), while the 2016 National Perinatal Survey reported a rate of 68% at initiation for the whole population.

Other practices are neither quantified nor quantifiable, but immigrant women from

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

chambre parentale 5 . Cette dernière habitude, jugée peu moderne jusqu’à récemment, fait maintenant partie des recommandations de l’OMS en vue de réduire les risques de mort inopinée du nourrisson.

Ma recherche doctorale avait montré la construction d’une figure idéale-typique de la « mère africaine » dans les services de suites de couches, également retrouvée sur d’autres terrains de recherche 6 . Elle met en jeu tout à la fois une certaine fascination des soignants vis-à-vis de leur aisance à s’occuper de leurs nouveau-nés, une grande confiance en leur capabilité maternelle, mais aussi un soulagement de pouvoir moins s’en occuper en cas de charges de travail dense sous le prétexte « qu’elles savent faire ». Au total, le regard positif que portent sur elles les soignants des maternités les conforte dans leurs savoirs : « – Je trouve qu’elles ont une aisance dans la manipulation du bébé et qu’il faut les soutenir dans ce qu’elles savent faire et ne pas insister pour les faire tout changer.

– Et il y a une place pour ça ?

– Ben moi je trouve qu’à les observer, on apprend plein de choses. » (Aude, puéricultrice, 35 années d’expérience, 2009).

En revanche, tous les soins du corps de l’accouchée – massage, protection contre le froid et les courants d’air et alimentation enrichie notamment – ne sont pas investis par les soignants des maternités, puisqu’ils ne renvoient pas à leur mission de service publique qui est d’assurer la santé biomédicale de la mère comme de son nouveau-né et d’inculquer aux parents tout un ensemble de notions pour pouvoir prendre soin du bébé.

De la co-construction à la revendication politique ?

Quels enjeux donc pour ces femmes d’en venir à importer leurs normes de puériculture, plutôt que de s’emparer de celle des majoritaires ? Force est de constater qu’une forme de « retour à la nature » est prônée à l’heure actuelle à différentes étapes de la trajectoire de maternité, et ces nouvelles pratiques sociales, hautement codifiées, ne sont pas sans soulever un certain nombre de questions féministes.

Puisqu’elles ne pourront pas être traitées ici, restons sous l’angle de l’apport des femmes subsahariennes à la puériculture française et analysons-les dans une perspective intersectionnelle.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 71

71

sub-Saharan Africa have massively participated in extending the duration of breastfeeding, in the generalisation of massage practices*, in the development of carrying techniques on backs or in slings, and in putting infants to sleep in their parents’ bedroom (Sauvegrain 2013). The latter habit, which until recently was not considered modern, is now part of the WHO’s recommendations to reduce the risk of sudden infant death.

My doctoral research had shown the construction of an ideal type of “African mother” on maternity wards, and this is also found in other areas of research (Nacu 2011). It involves a certain fascination from caregivers with their ability to care for their new-born babies, a great confidence in their maternal capability but also relief at being able to care for them less in the event of heavy workloads, under the pretext of “they know what to do”. All in all, the positive regard in which they are viewed by caregivers on maternity wards strengthens their knowledge: “I find that they are very good at handling the baby and that you need to support them in what they can do and not insist on making them change everything. And is there a place for that? Well, I believe that by watching them, we learn a lot.”

(Aude, paediatric nurse, 35 years of experience, 2009).

On the other hand, all the physical care of the mother’s body: massage, protection from the cold and draughts, and an enriched diet in particular, are not provided by caregivers on maternity wards, since they do not relate to their public service mission, which is to ensure the biomedical health of the mother and her new-born baby, and to teach parents about a wide range of parenting concepts so that they can care for the baby.

From co-construction to political demand?

Therefore, what are the challenges for these women in importing their own childcare standards, rather than taking over those of the majority? It is important to note that a form of “return to nature” is currently being advocated at various stages of the maternal trajectory, and these new, highly standardised social practices raise a number of

** In addition to the work of Fredérick Leboyer based on observations of Indian women.

10/06/21 12:20

72

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

La notion de valeur sociale attribuée 7, découlant de la notion de social loss 8 , a fourni un cadre d’analyse d’une partie des données issues de la recherche : les femmes perçues comme Africaines étaient considérées comme des patientes idéales pour la période de suites de couches, compétentes et autonomes, alors même que les femmes issues des mêmes milieux populaires encourent plutôt le risque d’être considérées comme de « mauvaises mères 9 ». Ainsi, la catégorisation ethno-racialisante vient quelque peu faire oublier leur appartenance sociale 10 et leur confère de meilleures marges de négociation des soins. « Tout marche avec elles. Je peux avoir des biberons ? Mais tu allaites ! Mais, en même temps, je sais que même en donnant des biberons ça va marcher. Je n’ai jamais eu de problèmes d’allaitement avec une Africaine. » (Agathe, sage-femme, 10 années d’expérience, 2009).

En articulant les concepts issus de la sociologie interactionniste à la théorie de la structuration d’Antony Giddens11 , les rapports sociaux de classe, de race et de genre sont dévoilés et permettent, au-delà de la stéréotypie positive en cours dans les maternités, d’établir un continuum entre l’image idéale-typique de la mère africaine et l’injonction qui leur est faite sur le marché du travail français de s’occuper des enfants et des personnes âgées. L’analyse du glissement du travail domestique des femmes au sein des familles vers les femmes des classes sociales les moins favorisées, construites comme plus maternelles, avait déjà cours à l’ère des nourrices en France 12 . Et ce glissement vers les femmes issues des migrations internationales est bien établi par les travaux qui portent sur les chaînes globales du care 13 .

Or être employée dans ce segment du marché du travail correspond, pour la majorité des femmes rencontrées lors d’une recherche menée en 2016, à une trajectoire sociale descendante 14 . Les migrantes acceptent cette seconde mobilité si la nouvelle rémunération est plus forte que celle perçue dans le pays de départ, leur permettant alors de vivre mieux, voire d’être pourvoyeuses pour leur famille restée au pays.

L’enjeu est grand pour ces femmes à double titre : elles inversent l’ordre genré et celles d’entre elles qui ont laissé des enfants dans leur pays ne peuvent se soustraire à cette responsabilité : « C’est une pression qui se met sur toi comme le service militaire. » (Madame N., 2016). Le déclassement professionnel pèse lourdement sur l’épanouissement personnel de ces femmes : « Tout ceci est difficile quand tu es une femme qui pense. » (Madame T., 2016, ex-enseignante).

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 72

feminist questions. Since they cannot be dealt with here, let us remain in the context of the contribution of sub-Saharan women to French childcare and analyse them from an intersectional perspective.

The notion of attributed social value (Cognet and Sauvegrain 2013), deriving from the notion of Social Loss (Glaser and Strauss 1964), provided a framework for analysing part of the data from the research: women perceived as African were viewed as ideal post-natal patients, as competent and autonomous, whereas women from the same working-class backgrounds are more likely to be viewed as “bad mothers” (Cardi 2007, PinelJacquemin, Koliouli et al. 2018). Thus, the ethno-racialising categorisation somewhat overshadows their social belonging (Sauvegrain 2013) and this gives them better margins for negotiating care. “Everything works with them. Can I use bottles? But you”re breastfeeding! But, at the same time, I know that bottle-feeding will still work.

I have never had any problems with breastfeeding with an African woman.’ (Agathe, midwife, 10 years of experience, 2009).

By articulating concepts from interactionist sociology with Antony Giddens’s theory of structuration (Giddens 1987), the social relations of class, race and gender are revealed and make it possible, beyond the positive stereotyping in maternity wards, to establish a continuum between the ideal type of African mother and the mandate they are given in the French labour market to look after children and the elderly. Analysis of the shift in women’s domestic work within families towards women from less privileged social classes, who were seen as more maternal, was already occurring during the era of wet nurses in France (Dorlin 2006).

And this shift towards women from international migration is well established by work on global chains of care (Hochschild 2002, Ibos 2009). Yet, for the majority of women encountered during research conducted in 2016, being employed in this sector of the labour market corresponds to a downward social trajectory (Sauvegrain, Azria et al. 2017).

Migrant women accept this second mobility if their new salary is higher than the one perceived in the country of departure, allowing them to live better or even provide for their families at home. The stakes are high for these women for two reasons: they are reversing the gender order and those of them who have left children in their country cannot avoid this responsibility: “It is a pressure that is put on you

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

Cependant, pour certaines, tombées en servitude, garder des enfants de manière régulière et déclarée devient une perspective positive, voire enviable.

Des évolutions en demi-teinte, voire en teintes sombres À l’aune du mouvement actuel de populations, d’une ampleur inédite, qui abîme les corps de trop nombreuses femmes en les entachant de violences physiques, morales et sexuelles, certaines échouent sur leur lit de maternité à bout de souffle, de courage, de tout. Elles en sortiront pour un avenir sombre, de plus en plus nombreuses avec des perspectives de vie dans des hébergements instables, voire à la rue 15 , même si une grossesse menée à terme leur permet souvent un meilleur accès aux soins et un meilleur accompagnement 16 . Elles apprécient les prises en charge dans nos maternités et elles le disent. Elles s’y sentent en sécurité puisqu’elles n’ont pas peur d’y décéder en accouchant, les trouvent propres, apprécient leur gratuité et le haut niveau de formation des soignants. Nous sommes nombreux.ses à essayer de créer pour elles une parenthèse enchantée, content.e.s qu’elles l’apprécient quand d’autres nous enseignent que nous avons des marges de progression si importantes encore à franchir. Cependant, la représentation des femmes minoritaires est très faible dans les associations d’usagères de la périnatalité en France, limitant largement l’accès des soignants comme des agences de santé à leurs points de vue. Quelle co-construction des normes de puériculture avec elles ? Leur figure de mère idéale s’en trouve en délitement 17. Il n’en reste pas moins possible de louer la résilience de certaines d’entre elles, et leur courage à élever un ou plusieurs enfants dans des situations d’une complexité inimaginable.

Conclusion Cet article se limite ici aux femmes nées dans l’un des pays de l’Afrique subsaharienne, puisque c’est sur elles que mes recherches ont portées. Bien d’autres femmes, immigrées et non immigrées, ont et continuent de participer à cette co-construction des normes de puériculture dans le sens décrit ici, et forcément résumé par la contrainte d’un article court, qu’elles s’en trouvent ici mises à l’honneur. Et que celles et ceux qui préfèrent s’occuper de leur tout-petit autrement s’en sentent affranchis. De mon point de vue de chercheure en santé publique et de

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 73

73

like military service” (Mrs. N., 2016). Professional downgrading weighs heavily on the personal development of these women; “All this is difficult when you are a woman who thinks” (Mrs. T., 2016).

Partial developments, but still a long way to go With regard to the current population movement of an unprecedented scale, which is damaging the bodies of too many women by tainting them with physical, psychological and sexual violence, some end up on their maternity beds out of breath, out of courage, out of everything. They will leave for a bleak future, more and more of them with prospects of living in unstable housing or even on the streets (Gasquet-Blanchard 2020), even though a full-term pregnancy often allows them better access to healthcare and the possibility of better support (Virole 2020). They appreciate the treatment on our maternity wards, and they say so. They feel safe there since they are not afraid of dying during childbirth, they find them clean, they appreciate not having to pay, as well as the high level of training provided to caregivers. Many of us try to create a safe haven for them; we are happy that they appreciate it when others teach us that we still have so much room for improvement. However, the representation of minority women in perinatal user associations in France is very low, largely limiting the access of caregivers and agencies to their views.

What is co-construction of childcare standards without them? Their ideal mother figure is disintegrating (Quaragliello et Sauvegrain, article under review). Nevertheless, it is possible to praise the resilience of some, and their courage in raising one or more children in situations of imaginable complexity.

Conclusion This article is limited to women born in sub-Saharan African countries, since this is the focus of my research. Many other immigrant and non-immigrant women have and continue to participate in this co-construction of childcare standards described here and, given the inevitable constrictions of a short article, let this be their honourable mention here. And may those who prefer to take care of their infant in a different way feel free to do so. From my perspective as a public health researcher and

10/06/21 12:20

74

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

sage-femme clinicienne, les femmes immigrées de l’Afrique subsaharienne ont encore au moins deux points sur lesquels faire progresser notre puériculture. L’allaitement mixte tout d’abord, avec lequel nous sommes résolument fâchés en France. Or celles qui, nées dans l’un des pays de l’Afrique subsaharienne, sont le plus souvent persuadées qu’il n’y a pas d’autres manières d’allaiter l’enfant les premiers jours les allaitent ensuite aussi longtemps que désiré. De plus, « en Afrique, quand tu accouches tu es une princesse », et elles sont encore nombreuses à bénéficier de l’aide de leur entourage pour la période dite des 40 jours, ce qui est, de mon intime conviction, un levier pour la prévention de la dépression post-partum. 

clinical midwife, immigrant women from sub-Saharan Africa still have at least two ways to advance our childcare. Firstly, mixed bottle-feeding and breastfeeding, with which we are resolutely at odds in France. Yet those who were born in a sub-Saharan African country and who are convinced that there is no other way to breastfeed their child in the first few days, then breastfeed for as long as they want. Moreover, ‘In Africa, when you give birth, you are a princess,’ and many women still receive help from their family and friends during the so-called 40-day period, which I believe is a lever for preventing postpartum depression. 

Notes 1. Pour sa partie qualitative, la recherche doctorale était basée sur des phases d’observation participante et 54 entretiens semidirectifs conduits auprès de soignants de toutes professions exerçant dans différentes maternités d’Île-de-France. Confrontés à des études plus récentes, ces résultats restent d’actualité et sont mis en relation avec l’ordre social, genré et racialisé, inégalitaire qui est en cours dans notre pays.

2. Insee, « T61BIS : Nés vivants selon le pays de naissance détaillé des parents et leur situation matrimoniale », Insee, 2018. URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4190314?sommaire=4190525.

3. Sandra Wagner, Claire Kersuzan, Séverine Gojard, Christine Tichit, Sophie Nicklaus, Xavier Thierry, Marie Aline Charles, Sandrine Lioret, Blandine de Lauzon-Guillain, « Breastfeeding initiation and duration in France : The importance of intergenerational and previous maternal breastfeeding experiences – results from the nationwide ELFE study », in Midwifery, n° 69, 2019, pp. 67-75.

4. En plus des travaux de Fredérick Leboyer basés sur des observations de femmes indiennes.

5. Priscille Sauvegrain, « Des “femmes africaines” à la “mère africaine”, en maternité », in Migrations Santé, n° 146-147, 2013, pp. 81-100 ; Priscille Sauvegrain, « La mère “africaine” en suites de couches, analyse d’une figure sociale », in La revue sage-femme, vol. 12, n° 5, 2013, pp. 191-195.

6. Alexandra Nacu, « À quoi sert le culturalisme ? Pratiques médicales et catégorisations des femmes “migrantes” dans trois maternités franciliennes », in Sociologie du travail, vol. 53, n° 1, 2011, pp. 109-130.

7. Marguerite Cognet, Priscille Sauvegrain, « Les soignants face aux migrants : représentations et pratiques cliniques », in Migrations Santé, n° 146-147, 2013, pp. 9-16.

8. Barney G. Glaser, Anselm L. Strauss, « The social loss of dying patients », in The American Journal of Nursing, vol. 64, n° 6, 1964, pp. 119-121.

9. Coline Cardi, « La “mauvaise mère” : figure féminine du danger », in Mouvements, n° 49, 2007, pp. 27-37 ; Stéphanie PinelJacquemin, Flora Koliouli, Michelle Kelly-Irving, « Devenir et être parent en situation de précarité », in Bulletin de psychologie, n° 554, 2018, pp. 593-607.

10. Priscille Sauvegrain, « La mère “africaine” en suites de couches, analyse d’une figure sociale », op. cit.

11. Anthony Giddens, La constitution de la société, Paris, PUF, 1987.

12. Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2006.

13. Caroline Ibos, Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères : une enquête, Paris, Flammarion, 2012 ; Arlie Hochschild, « Love and gold », in Barbara Ehrenreich, Arlie Hochschild (dir.), Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New Economy, New York, Metropolitan Press, 2002, pp. 15-30.

14. Caroline Ibos, op. cit. ; Arlie Hochschild, op. cit.

15. Clélia Gasquet-Blanchard, « Solipam et la prise en charge des femmes enceintes dans la rue », in Actualité et dossier en santé publique, n° 111, 2020, pp. 28-29.

16. Louise Virole, « Dispositifs dédiés, effets ambivalents. La prise en charge spécifique des femmes enceintes primo-arrivantes dans le champ périnatal en France », in Émulations, n° 35-36, 2020, pp. 139-151.

17. Quaragliello et Priscille Sauvegrain, « Les soins différenciés en périnatalité », Anthropologie et santé, à paraître.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 74

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

75

Mayotte, une destination de choix pour accoucher et obtenir des droits

Mayotte, a destination of choice for giving birth and obtaining rights Georgeta Stoica, maître de conférences en anthropologie, Centre universitaire de formation et de recherche (CUFR) de Mayotte.

Lecturer in anthropology, University Center for Training and Research (CUFR) of Mayotte.

Mayotte représente la plus grande maternité française puisqu’en moyenne y naissent chaque jour une trentaine d’enfants. L’Insee indique que plus de la moitié des nouveaux nés a un parent comorien. Des enfants nés d’une migration de « maternité », le plus souvent, clandestine, choisie par de nombreuses femmes en provenance des autres îles de l’archipel des Comores.

Ces futures mères viennent accoucher à Mayotte dans l’espoir de bénéficier de meilleures conditions d’accouchement et d’obtenir la nationalité française pour leur enfant, en risquant parfois leur propre vie quand elles migrent via des kwassa-kwassa, des barques de passeurs.

Entrées de manière illégale sur le territoire, ces femmes arrivent le plus souvent au tout dernier moment à la maternité, dans un parcours de soin d’urgence, quand elles sont sur le point d’accoucher. Pour elles, le suivi de grossesse tel qu’on le connaît en France n’existe pas. Certains nouveaux nés sont enregistrés à la mairie avec les papiers d’une autre « maman » que la mère naturelle, ou contre paiement, par des Français ou des personnes en situation régulière qui n’ont parfois aucun lien de parenté avec l’enfant ; plaçant de fait la mère et l’enfant dans une situation d’illégalité qu’ont du mal à contrôler les autorités du territoire. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 75

Mayotte is France’s largest maternity hospital, with an average of 30 children born there every day.

Insee indicates that more than half of the newborns have a Comorian parent. These children are born of a «maternity» migration, most often clandestine, chosen by many women from other islands of the Comoros archipelago. These future mothers come to give birth in Mayotte in the hope of benefiting from better delivery conditions and obtaining French nationality for their child, sometimes risking their own lives when they migrate via kwassa-kwassa, smugglers’ boats.

Entering the country illegally, these women often arrive at the maternity hospital at the very last moment, in an emergency care program, when they are about to give birth. For them, pregnancy monitoring as it is known in France does not exist.

Some newborns are registered at the town hall with the papers of a «mother» other than the natural mother, or in exchange for payment, by French citizens or legal immigrants who sometimes have no family ties with the child, placing the mother and the child in an illegal situation that the authorities have difficulty controlling. 

10/06/21 12:20

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Sophia / Marseille

J’ai quitté le Portugal pour venir rejoindre mon mari qui déjà travaillait ici. J’aimais beaucoup vivre au Portugal et ce que j’aimais par-dessus tout, c’était les longues promenades que j’effectuais en hiver comme en été sur ma plage de Fonte da Telha. J’ai toujours cette Saudade qui est au fond de moi, le mal du pays.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 76

I left Portugal to join my husband who was already working here. I really enjoyed living in Portugal and what I loved most of all were the long walks I took in winter and summer on my beach in Fonte da Telha. I still have that Saudade deep inside me, homesickness.

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

77

Migrations et luttes des femmes en France (1970-2020)

Migration and women’s struggles in France (1970-2020) Linda Guerry, historienne, chercheuse associée au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra), UMR 5190, et fellow de l’Institut Convergences Migrations. historian, research associate at the Rhône-Alpes Historical Research Laboratory (LARHRA), UMR 5190 and fellow of the Convergences Migrations Institute.

Associé à la maternité, à la violence ou aux discriminations, le corps des femmes immigrées constitue, depuis un demi-siècle, un enjeu à la fois politique, culturel et symbolique. L’histoire des mobilisations de femmes immigrées et descendantes d’immigrés autour des corps représentés, mobilisés et revendiqués est traversée par des enjeux d’articulation de dominations et la réappropriation de soi.

Associated with motherhood, violence or discrimination, bodies of immigrant women have been a political, cultural and symbolic issue for half a century. The history of mobilisation of immigrant women and female descendants of immigrants concerning represented, mobilised and claimed bodies is marked by issues of articulation of dominations and re-appropriation of the self.

L

a représentation de la femme immigrée comme mère réduite à son corps reproductif, même si elle n’est pas nouvelle, devient centrale à partir du milieu des années 1970.

En juillet 1974, la fermeture des frontières françaises aux « travailleurs immigrés » est présentée publiquement comme un tournant pour préparer deux décisions politiques successives : d’abord une « nouvelle politique maîtrisée » justifiée par une situation économique difficile, ensuite une politique de regroupement familial envisagée sous l’angle de « l’intégration ». Ce « tournant » politique, relativisé

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 77

R

epresentation of the immigrant woman as a mother reduced to her reproductive body, although not new, became central from the mid-1970s. In July 1974, the closure of French borders to “immigrant workers” was publicly presented as a turning point in preparation for two successive policy decisions: firstly, a “new controlled policy” justified by a difficult economic situation, and secondly, a policy of family reunification considered in the context of “integration”. This political “turning point”, although

10/06/21 12:20

78

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

dans les faits 1 , marque une visibilité accrue des femmes immigrées « en famille ».

relativised in practice 1 , marked an increased visibility of immigrant women “in families”.

Corps maternels

Maternal bodies

Dans un moment où l’opposition paradigmatique entre tradition et modernité influence la recherche sur l’immigration, la figure de la femme immigrée comme corps maternel est également confortée par son ancrage au sein d’une culture définie comme traditionnelle. Lorsqu’elles sortent du foyer, les mères sont parfois représentées comme actives dans « l’intégration », en tant que « médiatrices », fonction traditionnellement liée au rôle maternel. Les organisations militantes des années 1968 qui envisagent les « travailleurs immigrés » au masculin cantonnent également leurs épouses dans le rôle de mères au foyer.

Les femmes participent pourtant au développement d’associations dans les quartiers populaires, dont la création est facilitée par la loi du 9 octobre 1981 2 . Alors que des crimes racistes se multiplient depuis les années 1970 et que les violences policières touchent particulièrement les jeunes dans les quartiers populaires enclavés et touchés par le chômage, la Marche pour l’égalité et contre le racisme (15 octobre-13 décembre 1983) voit l’émergence des enfants d’immigrés postcoloniaux dans l’espace public 3 . De nombreuses jeunes femmes y prennent part et créent des associations 4 mais sont peu visibles, tandis que des femmes se mobilisent en tant que mères, reprenant cette fonction maternelle assignée, pour dénoncer les meurtres racistes.

Les « Folles de la place Vendôme », en référence à la mobilisation argentine des femmes de la place de Mai, se réunissent le 21 mars 1984 pour dénoncer l’impunité des crimes racistes et demandent à rencontrer le garde des Sceaux Robert Badinter5 .

Dans un documentaire de l’agence de presse IM’média 6 consacré aux « folles » de la place Vendôme, membres de l’Association nationale des familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires, des femmes témoignent, en tant que mères de famille dont le fils a été tué, de leur peur et de leur colère face à l’impunité de ces meurtres. Ces mères interviennent publiquement à diverses occasions dans plusieurs villes (Forum justice et réunions publiques) pour appeler à l’union des mères. Dans une interview, l’une d’elles affirme : « Mon fils a été tué dans un guet-apens parce qu’il n’était pas comme les autres7 . »

At a time when paradigmatic opposition between tradition and modernity is influencing research on immigration, the figure of the immigrant woman as a maternal body is also reinforced by her anchorage within a traditionally defined culture. When they leave home, mothers are sometimes portrayed as active in “integration”, as “mediators” – a function traditionally linked to the maternal role. Activist organisations in 1968 that considered “immigrant workers” as men also confined their wives to the role of housewives.

However, women participated in the development of associations in working-class areas, the creation of which was facilitated by the law of 9 October 19812 . While racist crimes have been increasing since the 1970s and police violence has particularly affected young people in working-class areas who are surrounded by and experiencing unemployment, the March for Equality and Against Racism (15 October – 13 December 1983) saw the emergence of children of postcolonial immigrants in public 3 . Many young women took part and created associations4 but were not very visible, while some women mobilised as mothers, resuming this assigned maternal function, to denounce the racist murders. The “Madwomen of the Place Vendôme”, with reference to the Argentine mobilisation of the women of the Plaza de Mayo, met on 21 March 1984 to denounce the impunity of racist crimes and demanded to meet the Minister of Justice, Robert Badinter 5 . In a documentary by the press agency IM’média6 about the “madwomen” of the Place Vendôme, members of the National Association of Families of Victims of Racist or Security Crimes, women, mothers whose sons have been killed, expressed their fear and anger at the impunity of these murders. These mothers intervened publicly on various occasions in several cities (Justice Forum and public meetings) to call for mothers to unite. In an interview, one of them said: “My son was killed in an ambush because he was not like the others 7.”

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 78

Oppressed and abused bodies It is necessary to go back to the 1970s to find the first groups and collectives of immigrant

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

Corps opprimés et violentés Il faut remonter aux années 1970 pour trouver les premiers groupes et collectifs de femmes immigrées, composés d’exilées politiques, d’étudiantes, d’intellectuelles et de militantes de gauche d’origines diverses 8 . En 1976, la Coordination des femmes noires est créée et regroupe des étudiantes, des travailleuses et des chômeuses antillaises, africaines et afro-américaines qui se retrouvent dans un groupe autonome autour d’une expérience commune liée à une identité de couleur9. La Coordination milite contre les violences subies par les femmes noires – sexuelles (excision, stérilisation forcée), racistes, économiques, politiques –, mais aussi contre l’exotisation de leur corps. Traversée par des questionnements liés à l’articulation des luttes, cette coordination se scinde en 1978 et disparaît au début des années 1980. D’autres mouvements prendront la suite.

Dès la fin des années 1970, des groupes comprenant des femmes blanches et noires, dont certaines issues de la Coordination des femmes noires, centrent leurs activités sur les mutilations génitales féminines – Commission, puis Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles (GAMS), créés respectivement en 1979 puis 1982 –, cause qui est abordée dans les organisations internationales dès 1958. Au sein de ces mobilisations, des tensions émergent concernant les représentations de femmes africaines victimes de traditions tendant à invisibiliser leurs résistances dans les pays concernés10 .

Corps discriminés La lutte contre le racisme devient centrale dans les mobilisations de la jeunesse des banlieues, comme la Marche de 1983 qui produit un « véritable consensus national antiraciste » malgré de « profondes ambiguïtés politiques et sociales 11 ». Dans la dynamique associative du début des années 1980, de multiples associations ou collectifs de femmes des quartiers populaires font réémerger la question de l’articulation des luttes. Par exemple, le collectif lyonnais Zaâma d’Banlieue (1979-1984) soulève des problématiques qui touchent les jeunes femmes, au sein du cercle familial mais aussi dans l’ensemble de la société, articulant ces deux formes de domination 12 . En 1990, l’association les Nanas-Beurs, créée en 1985, souligne qu’elle a pour objectif de se battre « pour l’égalité des droits à tous les niveaux » : « l’égalité entre les sexes et l’égalité réelle entre Français et

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 79

79

women, made up of political exiles, students, intellectuals and left-wing activists of various origins8 . In 1976, the Coordination of Black Women was established, bringing together Caribbean, African and Afro-American students, workers and unemployed women who met in an autonomous group based on a common experience linked to a colour identity 9. The Coordination campaigned against violence experienced by black women (sexual (FGM, forced sterilisation), racist, economic, political), but also against the exoticisation of their bodies. This coordination, marked by questions on the articulation of struggles, split in 1978 and collapsed in the early 1980s. Other movements followed.

From the end of the 1970s, groups of white and black women, including some from the Coordination of Black Women, focused their activities on female genital mutilation (Committee, then Group for the Abolition of Genital Mutilation – GAMS – created in 1979 and 1982 respectively), a cause that has been addressed in international organisations since 1958.

Within these mobilisations, tensions emerged concerning the representations of African women as victims of traditions that tend to make their resistance invisible in the countries concerned10 .

Discriminated bodies The fight against racism became central to the mobilisation of young people from the banlieues, such as the 1983 March that produced a “genuine national anti-racist consensus” despite “deep political and social ambiguities11”. In the associative dynamic of the early 1980s, numerous associations or collectives of women from working-class areas re-emerged with the issue of the articulation of struggles. For example, the Lyonnais collective Zaâma d’Banlieue (1979-1984) raised issues affecting young women, both within the family circle and throughout society, linking these two forms of domination 12 . In 1990, the Nanas-Beurs association, created in 1985, emphasised that its aim was to fight “for equal rights at all levels”: “gender equality and real equality between French people and immigrants”, highlighting the “different forms of discrimination: sexism and racism”13 . The issue of racism was in fact updated in the 1990s with that of “discrimination”, a category originating in the legal sphere and mobilised in many spheres of French

10/06/21 12:20

80

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

immigrés », soulignant les « différentes discriminations : celles du sexisme et du racisme 13 ». La question du racisme est en effet réactualisée dans les années 1990 avec celle de la « discrimination », catégorie issue de la sphère juridique et mobilisée dans de multiples sphères de la société française. Dans un contexte de politisation des questions sexuelles (parité, pacte civil de solidarité), les discriminations « raciales » – dites aussi « ethniques » – sont à l’ordre du jour14 .

Au même moment, le discours dominant sur les femmes immigrées (ou descendantes d’immigrés) qui seraient victimes de leurs cultures d’origine suscite des tensions au sujet de l’articulation des luttes15 . Des militant.e.s et sociologues féministes et antiracistes avancent que la question du droit des femmes peut être instrumentalisée à des fins racistes Au croisement de la question de l’immigration et de la religion, les différentes affaires du voile depuis 1989, qui aboutissent à l’adoption de la loi du 15 mars 2004, puis la polémique sur la burqa, qui conduit à la loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public, divisent. Par exemple, l’association Ni putes, ni soumises, créée en 2003, et le Collectif féministe des Indigènes de la République, formé en 2006, s’opposent dans leurs démarches, mais ils ouvrent également une période de réflexion sur l’articulation des rapports de domination qui fait bouger les lignes16 .

« Mon corps m’appartient » À l’encontre d’une approche centrée sur la laïcité, la question du voile est interrogée sous l’angle de la discrimination et du contrôle du corps des femmes17. À ce sujet, la journaliste Rokhaya Diallo reprend, dans un article publié en 2018, le slogan féministe des années 1970 « Mon corps m’appartient » et souligne sa pertinence dans le contexte français où le fait de porter un voile conduit à des pratiques discriminatoires. Elle regrette que la question du voile soit isolée d’une réflexion plus globale sur les pratiques normatives corporelles et affirme : « Lutter afin qu’aucune femme ne soit contrainte de se voiler ou de se dévoiler, c’est la philosophie qui devrait animer toutes et tous les féministes18 . » Depuis les années 2010, des féministes musulmanes et des afroféministes, souvent descendantes d’immigrés (du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou des Caraïbes), se revendiquent « intersectionnelles », intégrant dans leur militantisme le concept d’intersectionnalité développé aux États-Unis dans les

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 80

society. In a context of politicising gender issues (parity, Civil Solidarity Pact), “racial” – also called “ethnic” – discrimination is on the agenda 14 . At the same time, the dominant discourse on immigrant women (or female descendants of immigrants) as victims of their cultures of origin raised tensions about the articulation of struggles15 . Feminist and anti-racist activists and sociologists argued that the issue of women’s rights could be used for racist purposes. At the crossroads of the issue of immigration and religion, various cases of the veil since 1989, which led to the adoption of the law of 15 March 2004, then the controversy over the burqa, which led to the law of 11 October 2010 on the concealment of the face in public, have been divisive. For example, the Ni Putes, Ni Soumises association, created in 2003, and the Collectif féministe des indigènes de la République, formed in 2006, have different approaches, but they are also opening up a period of reflection on the articulation of relations of domination, which is creating change 16 .

“My body belongs to me” Contrary to an approach centred on secularism, the issue of the veil is questioned from the perspective of discrimination and control of women’s bodies17.

In this regard, journalist Rokhaya Diallo, in an article published in 2018, reuses the 1970s feminist slogan “My body belongs to me” and highlights its relevance in the French context where wearing a veil leads to discriminatory practices. She regrets that the issue of the veil is isolated from a more global reflection on bodily normative practices and says: “Fighting so that no woman is forced to veil or unveil herself is the philosophy that should inspire all feminists18”.

Since the 2010s, Muslim feminists and Afrofeminists, often female descendants of immigrants (from the Maghreb, sub-Saharan Africa or the Caribbean), have claimed to be “intersectional”, integrating into their activism the concept of intersectionality developed in the United States in the 1980s and worked on by French research since the 2000s19 . The activists of this new generation denounce the racialisation of which they are victims because of their phenotype, their surname or their supposed religion and consider the issue of the female body a central element of their political positioning and their

10/06/21 12:20

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

années 1980 et travaillé par la recherche française depuis les années 2000 19 . Les militantes de cette nouvelle génération dénoncent la racisation dont elles sont victimes en raison de leur phénotype, de leur patronyme ou de leur religion supposée, et font de la question du corps féminin un élément central de leur positionnement politique et de leurs actions20 , qu’il s’agisse du corps représenté et imaginé, du corps vécu ou du corps revendiqué. 

81

actions 20 , whether it be the represented and imagined body, the lived body or the claimed body. 

Notes 1. Sylvain Laurens, « “1974” et la fermeture des frontières. Analyse critique d’une décision érigée en turning-point », in Politix, n° 82, 2008, pp. 69-94.

2. Cette loi met fin à la restriction pour les étrangers de la liberté d’association adoptée par un décret-loi en 1939. Étaient réputées étrangères, les associations dont un quart des membres était étranger.

3. Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, éd. Amsterdam, 2013.

4. Corinne Mélis, « Nanas-Beurs, Voix d’Elles-Rebelles et Voix de Femmes. Des associations au carrefour des droits des femmes et d’une redéfinition de la citoyenneté », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 19, n° 1, 2003, pp. 81-100.

5. Mogniss H. Abdallah, « Les mères de la place Vendôme (1982-1986) », in Plein droit, n° 72, 2007, pp. 33-39.

6. Agence spécialisée sur les questions d’immigration, de cultures urbaines et les mouvements sociaux co-fondée en 1983 par l’écrivain, réalisateur et producteur Mogniss H. Abdallah. Voir sur cette agence : « IM’média, l’immigration par elle-même. Entretien avec Mogniss H. Abdallah », in Vacarme, n° 17, 2001, pp. 30-36.

7. Agence IM’média, « Les “Folles” de la place Vendôme », 10 mn, 1985. URL : https://www.youtube.com/watch?v=yPUpxKPRtEI. 8. Claudie Lesselier, « Mouvements de femmes de l’immigration en France dans les années 1970 », in Migrance, n° 42, 2013, pp. 13-28.

9. Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérerez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020, p. 330-333.

10. Armelle Andro, Marie Lesclingand, « Les mutilations génitales féminines. État des lieux et des connaissances », in Population, vol. 71, n° 2, 2016, pp. 224-311.

11. Abdellali Hajjat, « La Marche pour l’égalité et contre le racisme », in Michel Pigenet, Danielle Tartakowsky (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014, pp. 671-680.

12. Foued Nasri, « Zaâma d’Banlieue (1919-1984) : les pérégrinations d’un collectif féminin au sein des luttes de l’immigration » in Sophie Béroud, Boris Gobille, Abdellali Hajjat et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Engagements, rébellions et genre dans les quartiers populaires en Europe (1968-2005), Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2011, p. 65-78.

13. Collection Génériques, Carnets des Nanas Beurs, n° 1, été 1990, p. 5. URL : http://odysseo.generiques.org/medias/customer_28/ pdf/FRGNQ_P0244_1990_001.pdf.

14. Éric Fassin, « Questions sexuelles, questions raciales. Parallèles, tensions et articulations », in Didier Fassin, Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006, pp. 230-248.

15. « Entretien avec Nacira Guénif-Souilamas », in Christelle Taraud, Les féminismes en questions. Éléments pour une cartographie, Paris, éd. Amsterdam, 2005, pp. 123-148.

16. Marie-Carmen Garcia, « Des féminismes aux prises avec l’“intersectionnalité” : le mouvement Ni putes ni soumises et le Collectif féministe du Mouvement des indigènes de la République », in Les cahiers du genre, n° 52, 2012, p. 145-165.

17. Joan W. Scott, La politique du voile, Paris, éd. Amsterdam, 2017 (traduction d’une première version publiée en anglais en 2007).

18. Rokhaya Diallo, « Le voile n’est pas incompatible avec le féminisme », in Slate, 13 mars 2018.

19. Bibia Pavard et al., op. cit., pp. 414-417 et 436-445.

20. Silyane Larcher, « “Nos vies sont politiques !” L’afroféminisme en France ou la riposte des petites-filles de l’Empire », in Participations, n° 19, 2017, pp. 97-127.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 81

10/06/21 12:20

© Bruno Boudjelal / Agence VU’

Khatoun / Annecy

Je suis kurde et j’habitais en Syrie. La vie ici peut aussi être très difficile, donc quand cela ne va pas je vais voir mon meilleur ami. C’est un rocher au bord du lac et chaque fois que je suis triste, je vais m’y assoir et je reste ainsi des heures à contempler le paysage. Il me réconforte, me réchauffe le cœur, me donne sa force, mais c’est un secret, personne autour de moi ne connaît son existence.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 82

I am Kurdish and I lived in Syria. Life here can also be very difficult, so when things go wrong I go to see my best friend. It’s a rock by the lake and whenever I’m sad I’ll sit there and stay for hours gazing at the scenery. It comforts me, warms my heart, gives me his strength, but it’s a secret, no one around me knows of his existence.

10/06/21 12:21

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

83

L’engagement des femmes issues de l’immigration dans la lutte contre les mutilations sexuelles féminines depuis le début du XXIe siècle en France

The involvement of immigrant women in the fight against female genital mutilation since the start of the 21st century in France Fatoumata Sylla, doctorante en santé publique, Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (U1018), Inserm, et fellow de l’Institut Convergences Migrations et Armelle Andro, chercheure en démographie, Centre de recherche de l’Institut de démographie de Paris (Cridup), et fellow de l’Institut Convergences Migrations1.

Fatoumata Sylla, PhD student in public health, Centre for Research in Epidemiology and Population Health (U1018), INSERM, Fellow of the Convergences Migrations Institute and Armelle Andro, researcher in demography, Research Centre of the Institute of Demography of Paris-1 (CRIDUP) and Fellow of the Convergences Migrations Institute.1

Longtemps essentialisées par des représentations stéréotypées dans les espaces publics, les femmes issues de l’immigration paraissaient invisibles au sein de la mobilisation contre les mutilations sexuelles féminines (MSF) en France. Pourtant, depuis des décennies, elles multiplient des actions de prévention au sein d’associations qui prennent en compte la spécificité de l’expérience migratoire dans la promotion des droits et de la santé des femmes et des filles.

Immigrant women, long essentialised by stereotypes in public, appear invisible in the mobilisation against female genital mutilation (FGM) in France. However, for decades they have increased preventative measures within associations that take the specificity of the migration experience into account when promoting the rights and health of women and girls.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 83

10/06/21 12:21

84

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

L

es mutilations sexuelles féminines (MSF), historiquement analysées comme des rites de passage, des procédés de féminisation du corps et des marqueurs sociaux visant à préserver la chasteté d’une jeune fille ou d’une femme 2 , ont des effets extrêmement délétères sur la santé physique et mentale des filles et des femmes concernées 3 . En 2012, les Nations Unies ont adopté une résolution visant à une interdiction universelle des MSF et à leur éradication. Du fait de l’ancienneté des flux migratoires en provenance d’Afrique, la France a été, dès la fin des années 1970, l’un des premiers pays européens confronté à la réalité des MSF. Dès 1978, l’anthropologue et la philosophe sénégalaise Awa Thiam 4 a été la première à entreprendre une analyse sociologique des oppressions de genre, de classe et de race subies par les femmes africaines 5 . En donnant, pour la première fois, la parole aux femmes concernées, cette étude a levé le voile sur la manière dont les MSF impactent la vie des femmes en tenant compte de la complexité des dynamiques sociales qui les encadrent. La problématique des MSF est toujours d’actualité dans le monde avec plus de 200 millions de jeunes filles et de femmes concernées dans les régions où la pratique est prévalente, mais également dans les pays occidentaux d’immigration 6 . On estime le nombre de femmes adultes résidant en France avec une MSF à environ 125 000 7 . L’enjeu des mobilisations associatives demeure crucial dans un contexte de féminisation des migrations, et donc de hausse du nombre de femmes concernées et de filles menacées en cas de voyage dans les pays d’origine 8 . Outre la répartition inégale des femmes ayant une MSF et vivant sur le territoire français, le profil socio-démographique de cette population a évolué au cours des dernières décennies. Alors que la majorité des femmes concernées restent originaires d’Afrique subsaharienne francophone, la diversification récente des flux migratoires initiée par la crise migratoire des années 2010 a entraîné une hétérogénéisation des pays d’origine de cette population, provenant davantage du Soudan, de la Corne de l’Afrique ou de l’Afrique centrale 9 . Ces femmes présentent potentiellement une typologie variée de MSF, ainsi que d’autres problématiques liées à leur situation de migration plus souvent subie.

Dans un contexte où a longtemps dominé un discours féministe occidental ethnocentriste, les méthodes employées dans la mobilisation contre les MSF ont été mises en question par un courant contemporain de féministes antiracistes 10 qui,

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 84

F

emale genital mutilation (FGM), historically viewed as a rite of passage, a method of feminising the body and a social marker to preserve the chastity of a young girl or a woman2 , has extremely harmful effects on the physical and mental health of these women3 . In 2012, the United Nations adopted a resolution aiming to universally ban and eradicate FGM. Due to long history of migrant flows from Africa, since the end of the 1970s France has been one of the first European countries to be faced with the reality of FGM. Since 1978, the Senegalese anthropologist and philosopher Awa Thiam4 has been the first to undertake a sociological analysis of gender, class and race oppression experienced by African women 5 . Giving these women a voice for the first time, this study has lifted the veil on the way in which FGM affects the lives of women, taking into account the complexity of the social dynamics surrounding them. The issue of FGM is still present worldwide, with more than 200 million young girls and women affected by FGM living in regions where the practice is prevalent, but also in Western immigration countries6 . The number of adult women living with FGM in France is estimated to be approximately 125,000 7. The importance of associative mobilisations remains crucial in a context of feminisation of migration and therefore an increase in the number of women affected by FGM and girls threatened with it when travelling to their countries of origin8 . Besides the unequal distribution of women living with FGM in France, the socio-demographic profile of this population has evolved over recent decades. While most of these women still come from French-speaking sub-Saharan Africa, the recent diversification of migration flows initiated by the migrant crisis of the 2010s has led to a heterogenisation of the countries of origin of this population coming more from Sudan, the Horn of Africa or Central Africa9 . These women potentially present with a varied typology of FGM, in addition to other issues related to their often-imposed migration situation.

In a context that has been long dominated by ethnocentric Western feminist discourse, the methods used in mobilisation against FGM have been questioned by a contemporary movement of anti-racist feminists10 who, following in Thiam’s footsteps, criticise the marginalisation of women living with FGM in fight against it, who are too often viewed as a passive, immutable and homogeneous

10/06/21 12:21

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

s’inscrivant dans la filiation de Thiam, critiquent la marginalisation des concernées dans la lutte contre les MSF, trop souvent considérées comme un groupe passif, immuable et homogène, et insistent sur la nécessité d’inclure leurs points de vue au sein des mobilisations associatives11 . Alors que cette lutte à l’échelle nationale et internationale est devenue l’une des priorités du gouvernement français12 , l’implication de femmes issues de l’immigration au sein des mobilisations associatives reste peu mise en lumière, tant dans la littérature scientifique que dans les espaces publics. En 2015, Amandine Gay soulignait la nécessité de changer le discours sur les MSF en France et dénonçait les stéréotypes associés aux femmes concernées en constatant leur assignation systématique à des rôles de victimes13 . Bien que les premières mobilisations associatives de lutte contre les MSF en France aient été initiées dans les années 1980 en partie par des membres de la Coordination des femmes noires et d’autres femmes d’origine africaine, peu de femmes issues de l’immigration sont représentées dans les associations historiques. Une enquête par entretiens menée auprès de huit représentantes d’associations engagées dans la lutte contre les MSF montre cependant une diversification de la représentation des femmes concernées dans le monde associatif14 . Les associations enquêtées à travers ce panel de femmes ont été fondées récemment même si l’association la plus ancienne existe depuis 1982. Elles sont présentes sur l’ensemble du territoire alors que, jusqu’à la fin du XXe siècle, la mobilisation contre les MSF a été centrée sur l’Île-de-France.

Un contexte français en pleine évolution Initialement, la lutte contre les MSF en France s’est focalisée sur la dénonciation de la violence de la pratique et sur sa pénalisation. Elle a conduit à la condamnation de parents et de personnes associées à ces actes, ainsi qu’au développement d’une politique de prévention et de dissuasion très ciblée sur les familles. L’ensemble de ces mesures a mis un coup d’arrêt à cette pratique en France. Cependant, cette approche très systématique n’a pas permis d’aborder l’ensemble de la problématique des MSF sur le long terme. Cette approche globale et essentialiste ne prend pas réellement en compte l’hétérogénéité des profils des femmes et des jeunes filles concernées.

Peu de distinction est faite entre les différentes expér ien ce s mig r a t oir e s e t g én ér a t ionn e lle s :

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 85

85

group and insist on the need to include their perspectives in associative mobilisations11 . While this national and international fight has become one of the priorities of the French government12 , the implication of immigrant women in associative mobilisations remains poorly documented in both scientific literature and in public. In 2015, Amandine Gay emphasised the need to change the discourse on FGM in France and denounced the stereotypes associated with these women, by noting their systematic assignment to the role of victims13 .

Although the first associative mobilisations in the fight against FGM in France were initiated in the 1980s partly by members of the Coordination of Black Women and other women of African origin, few immigrant women are represented in historical associations. However, an interview survey of eight female representatives of organisations involved in the fight against FGM shows a diversification of the representation of women affected by FGM in the world of not-for-profit organisations14 . The associations surveyed through this panel of women have been founded recently, although the oldest association has existed since 1982. They are present throughout France although, until the end of the 20th century, mobilisation against FGM was centred in Île-de-France.

An evolving French context Initially, the fight against FGM in France focused on denouncing the violence of the practice and criminalising it. It has resulted in the conviction of parents and individuals associated with these acts, in addition to the development of a policy of prevention and deterrence that strongly targets families. All of these measures have brought an end to this practice in France. However, this highly systematic approach is not sufficient to address the whole issue of FGM in the long term. This comprehensive and essentialist approach does not really consider the heterogeneity of women and young girls affected by FGM. Little distinction is made between different migratory and generational experiences: new arrivals, immigrants, those born or raised in France, and first, second or even third generations.

Several recent groups contacted in this study were created on the initiative of immigrant women in response to the lack of specialised facilities for treating this population in some departments. This

10/06/21 12:21

86

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

primo-arrivantes, immigrées, nées ou ayant grandi en France, et première, deuxième ou même troisième générations.

Plusieurs associations récentes, sollicitées dans cette étude, ont été créées à l’initiative de femmes issues de l’immigration en réponse à l’absence de structures spécialisées dans la prise en charge de cette population dans certains départements. Cette inégalité territoriale d’accès à des structures médico-sociales dédiées aux MSF contraint certaines femmes à se déplacer dans des villes éloignées de leur lieu de résidence afin de bénéficier de services adaptés. Dans le paysage sanitaire et social, ces associations sont perçues comme des lieux de « référence » offrant un espace de discussion et de prise en charge vis-à-vis d’une pratique taboue au sein des familles, interdite et sanctionnée dans la société d’installation.

Des associations telles que Djamma-Djigui15 ou Les orchidées rouges16 organisent des groupes de parole et des ateliers d’écriture qui s’insèrent dans une démarche thérapeutique de reconstruction psychologique. L’association Excision, parlons-en !17 a mis en place un tchat en ligne pour permettre aux adolescentes de dialoguer avec des professionnels.

L’implication de plus en plus importante de femmes concernées dans le secteur associatif permet peu à peu de diversifier les mesures de prévention et de développer des stratégies d’accompagnement adaptées à chaque profil de femmes.

Une reconnaissance institutionnelle faible Alors que les associations apparaissent de plus en plus comme les interlocutrices incontournables faisant le lien entre la population concernée par les MSF et les acteurs des structures sociales, judiciaires et sanitaires, de nombreuses associations souffrent d’un manque de reconnaissance institutionnelle. Le dernier plan national de lutte contre les MSF, élaboré en 2019 dans le but de développer la prévention des MSF et la prise en charge des femmes concernées18 , a ainsi à nouveau exclusivement ciblé les grandes associations historiques. Plusieurs enquêtées ont fait part d’un sentiment de marginalisation. Le paradoxe de l’invisibilité de certaines mobilisations associatives de femmes migrantes dans la lutte contre les MSF pourrait s’expliquer par une lecture à la fois culturaliste et universaliste de leur place sociale et de leur objet d’action. Considérant les MSF comme une problématique touchant les diasporas africaines et non l’ensemble de la population française, leur

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 86

territorial inequality in accessing medico-social facilities dedicated to FGM forces some women to travel to cities far from their place of residence to benefit from appropriate services. In the health and social landscape, these associations are perceived as places of “reference” offering a space for discussion and treatment concerning a practice that is taboo within families and prohibited and sanctioned in the society in which it is established.

Some associations such as Djamma-Djigui15 and Les orchidées rouges16 (The Red Orchids) organise discussion groups and writing workshops that form part of a therapeutic approach to psychological recovery. The association Excision Parlons-En17 (Let’s Talk about FGM) created an online chat to allow teenage girls to talk to professionals. The increasingly important involvement of women affected by FGM in groups such as these gradually makes it possible to diversify preventative measures and to develop support strategies that are adapted to each woman.

Weak institutional recognition While associations increasingly appear to be key interlocutors linking the population affected by FGM with the relevant social, legal and health facilities, many of them are experiencing a lack of institutional recognition. The latest national plan in the fight against FGM, which was developed in 2019 with the objective of developing the prevention of FGM and the treatment of women affected by it18 , has once again exclusively targeted the large historical not-for-profit organisations. Several respondents shared a feeling of marginalisation.

The paradox of the invisibility of some associative mobilisations of migrant women in the fight against FGM may be explained by both a culturalist and universalist interpretation of their social position and their purpose. By considering FGM as an issue that affects African diasporas rather than the whole of the French population, their legitimacy is often limited, whereas these groups have more holistic modes of intervention and, beyond the fight against FGM, are part of community-based approaches.

Engaging in social and cultural development All associations are also examples of their desire to improve the living conditions of women.

10/06/21 12:21

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

légitimité serait souvent limitée, alors que ces associations ont des modes d’intervention plus holistique et s’inscrivent, au-delà de la lutte contre les MSF, dans des approches communautaires.

S’engager dans le développement social et culturel L’ensemble des associations sont également exemplaires dans leur volonté d’améliorer les conditions de vie des femmes. Les associations Djamma-Djigui et Les orchidées rouges se singularisent par une prise en charge holistique des femmes ayant une MSF et des femmes ayant subi d’autres types de violences, telles que les mariages forcés, les violences conjugales, les violences économiques ou politiques. Cette prise en charge pluridisciplinaire veille à s’assurer que cette démarche soit un parcours co-construit d’empowerment des femmes concernées avec l’ensemble des professionnels impliqués. D’autres ac tions complémentaires, émanant d’associations telles qu’Espoir et combats de femmes 19 ou l’Association Chance et protection pour toutes (ACPPT) 20 , visent à favoriser l’insertion sociale et économique des femmes primo-arrivantes par un accompagnement dans leurs démarches médico-administratives. Les campagnes de prévention ciblent également le public des enfants et des adolescentes qui peuvent être menacés de MSF lors de séjours dans les pays d’origine des parents, particulièrement pendant les vacances scolaires. En France, on estime que trois jeunes filles sur dix dont les parents sont issus d’un pays à risque peuvent subir une MSF 21 . En l’absence de communication autour des MSF au sein des familles, de nombreuses jeunes filles ignorent l’existence de cette pratique et du risque auquel elles peuvent être exposées 22 . Cette loi du silence se répercute largement à tous les niveaux institutionnels de la société d’accueil, où les professionnels des milieux socio-éducatifs se retrouvent en difficulté pour aborder ce sujet tabou.

Selon cinq représentantes d’associations enquêtées, le sujet des MSF devrait rentrer dans le cadre d’une démarche globale d’éducation à la sexualité, dans celui de la promotion de l’égalité entre les filles et les garçons et dans le cadre de la protection de l’enfance en danger. En 2015, l’ACPPT a initié une pétition (réunissant plus de 100 000 signatures) demandant que toutes les formes de violences auxquelles pourraient être exposées les jeunes filles,

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 87

87

Djamma-Djigui and Les orchidées rouges (The Red Orchids) are unique in their holistic treatment of women living with FGM and women who have experienced other types of violence, such as forced marriage, domestic violence and economic or political violence. This multidisciplinary treatment works to ensure that this approach is a co-constructed empowerment programme for women affected by FGM with all the professionals involved. Other complementary actions by organisations such as Espoir et combats de femmes19 (Women’s Hopes and Struggles) and the Association Chance et protection pour toutes (Chance and Protection for All Association, ACPPT) 20 aim to promote the social and economic integration of newly arrived women by providing support in their medical and administrative procedures. Prevention campaigns also target children and teenage girls who may be threatened with FGM when visiting their parents’ countries of origin, particularly during the school holidays. In France, it is estimated that three out of ten young girls whose parents come from a high-risk country may undergo FGM 21 . In the absence of communication about FGM within families, many young girls are unaware of the existence of this practice and the risk to which they may be exposed 22 . This culture of silence has broader repercussions at all institutional levels of the host society where socio-educational professionals find it difficult to address this taboo subject.

According to five female representatives of the associations surveyed, the subject of FGM should be part of a comprehensive approach to education on sexuality, including the promotion of equality between girls and boys and the protection of children at risk. In 2015, ACPPT launched a petition (achieving more than 100,000 signatures) demanding that all forms of violence to which young girls could be exposed, including FGM, be included in school curricula. To address this lack of information and communication, some associations actively carry out awareness campaigns in schools and on social media. Using a pedagogical approach, the association Projet Ubuntu 23 (The Ubuntu Project) leads an information and awareness campaign that provides teenagers and school professionals with resources for understanding FGM.

10/06/21 12:21

88

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

dont les MSF, soient incluses dans les programmes scolaires. Afin de pallier ces informations lacunaires et ce manque de communication, certaines associations mènent ac tivement des campagnes de sensibilisation en milieux scolaires et sur les réseaux sociaux. Dans une approche pédagogique, l’association Projet Ubuntu23 mène une démarche d’information et de sensibilisation en mettant à disposition du public adolescent et des professionnels des milieux scolaires des outils pour comprendre les MSF.

Les diasporas au cœur de la lutte pour l’abandon des pratiques En situation de migration, la pratique des MSF se trouve déconnectée des cadres culturels et sociaux dans lesquels elle trouvait ses fondements et ses significations. Dans les pays d’origine, les MSF sont une norme sociale alors que, dans le pays d’installation, elles sont au contraire perçues comme un signe de déviance sociale et appréhendées comme des délits. Pour autant, plusieurs études sur la prévalence des MSF en Europe et en Amérique du Nord montrent que la perception culturelle de certaines populations migrantes concernant les MSF perdure dans le pays d’accueil 24 et, pour certaines familles, la perpétuation de cette tradition peut constituer un moyen de maintenir à la fois une identité et une appartenance au groupe familial dans le pays d’origine. Dans ce contexte, des associations telles que Djamma-Djigui et Equipop interviennent au sein des familles et des communautés et tentent de les sensibiliser à l’abandon de cette pratique en impliquant des médiatrices issues de l’immigration. La clé de cette approche est l’écoute des justifications des communautés pour la perpétuation des MSF et la déconstruction des discours en fonction de chaque contexte.

Les diasporas, élément central dans le développement économique et social des pays d’origine, font avancer les sensibilisations contre la pratique des MSF. Véritables actrices décisionnelles dans leurs pays d’origine, elles peuvent être des relais de messages de prévention. Cette notion de relais est devenue l’une des clés d’action d’associations telles que Equipop, Djamma-Djigui ou l’ACPPT pour faciliter les interventions sur le terrain dans des pays d’Afrique de l’Ouest. La dynamique peut parfois être inverse, certaines personnes vivant dans les pays à risque évoluant plus rapidement sur la prévention et la lutte contre des MSF que des personnes immigrées dans les pays occidentaux, grâce à des actions de

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 88

Diasporas at the heart of the fight to abandon practices In migration, the practice of FGM is disconnected from the cultural and social frameworks in which it has its foundations and meanings. In countries of origin, FGM is a social norm whereas, in the country of residence, it is perceived as a sign of social deviance and viewed as a crime. Nevertheless, many studies on the prevalence of FGM in Europe and North America show that the cultural perception of some migrant populations regarding FGM persists in the host country 24 and for some families, the perpetuation of this tradition can be a means of maintaining both identity and belonging to the family group in the country of origin. In this context, associations such as Djamma-Djigui and Equipop intervene in families and communities and attempt to make them aware of the need to abandon this practice by involving female immigrant mediators.

The key to this approach is listening to community justifications for the perpetuation of FGM and deconstructing the discourses according to each context.

Diasporas, central to the economic and social development of countries of origin, are advancing awareness against the practice of FGM. As true decision-makers in their countries of origin, diasporas can relay prevention messages. This notion of relay has become one of the key actions of organisations such as Equipop, Djamma-Djigui and ACPPT to facilitate on-site interventions in West African countries. The dynamic can sometimes be the other way around, with some people living in high-risk countries moving more quickly on prevention and the fight against FGM than immigrants in Western countries, thanks to more advanced local awareness campaigns by civil society and international NGOs. Strengthening bridges between countries of origin and diasporas makes it possible to fill gaps in the dissemination of information.

The emergence of a new approach For several years, public discourse on FGM has often contributed paradoxically to reinforcing a stereotypical and stigmatising view of the women affected by FGM and more generally of all populations from sub-Saharan Africa. Most of these social representations tend to consider that female

10/06/21 12:21

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

sensibilisation de la société civile et des ONG internationales plus avancées à l’échelle locale. Renforcer les ponts entre les pays d’origine et les diasporas permettrait de combler les lacunes en matière de diffusion d’information.

L’émergence d’une nouvelle approche Depuis plusieurs années, le discours public sur les MSF a souvent contribué paradoxalement à renforcer une vision stéréotypée et stigmatisante des femmes concernées, et plus généralement de l’ensemble des populations originaires d’Afrique subsaharienne. Ces représentations sociales majoritaires tendent à considérer que les femmes victimes de MSF ont subi une atteinte criminelle à leur intégrité physique et qu’elles sont, de ce fait, dépossédées d’une partie des attributs qui leur confèrent leur statut de femme 25 . Leur socialisation et la confrontation aux normes de la société d’installation conduisent certaines d’entre elles à remettre en question les fondements de leur identité sexuelle et culturelle 26 .

En adoptant un discours valorisant l’image de ces femmes et leurs cultures plutôt qu’un discours d’accusation, certaines associations parviennent à ne pas braquer les communautés et à les faire adhérer à l’idée que « rejeter la pratique des MSF n’implique pas de rejeter sa famille ou sa culture ». En rendant compte de la diversité des profils des femmes concernées, les représentantes de ces associations diffusent de nouveaux messages insistant sur le fait que les MSF ne sont pas une fatalité, ni une problématique uniquement africaine ou noire.

Des résultats encore difficiles à quantifier En l’absence d’études, les résultats des campagnes de sensibilisation et de prévention des MSF à l’échelle des communautés en France sont difficiles à évaluer.

Ces associations contribuent à créer un dialogue constructif au sein des communautés immigrées et à faire évoluer les mentalités les plus conservatrices.

Elles ont permis de sensibiliser les jeunes filles à risque, les parents, et tout particulièrement les hommes qui ne se sentent pas concernés par une problématique considérée comme « une affaire de femmes ». La prise en charge et l’orientation vers des structures adaptées ont également permis d’accompagner de nombreuses femmes vulnérables sur le long terme dans leur reconstruction physique et

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 89

89

victims of FGM have suffered a criminal attack on their physical integrity and are thus deprived of some of their attributes that give them their status as women25 . Their socialisation and confrontation with the norms of the society of residence lead some of them to question the foundations of their sexual and cultural identity 26 .

By adopting a discourse that values the image of these women and their cultures rather than an accusatory discourse, some groups manage to avoid alienating communities and make them adhere to the idea that “rejecting FGM does not mean that you are rejecting your family or your culture”. By reflecting the diversity of women affected by FGM, representatives of these associations are spreading new messages that insist on the fact that FGM is not an inevitability or a uniquely African or black issue.

Some results are still difficult to quantify In the absence of studies, the results of FGM awareness and prevention campaigns at the community level in France are difficult to assess.

These associations are helping to create a constructive dialogue within immigrant communities and change even the most conservative attitudes. They have helped to raise awareness among young girls at risk, parents and especially among men who do not feel concerned by a matter that is considered a “women’s issue”.

Treatment and signposting to appropriate facilities has also helped to support many vulnerable women in the long term with their physical and mental recovery as well as in their administrative, legal and professional procedures.

Although the treatment of FGM in public continues to be part of a universalist discourse that often contributes to denying the diversity, legitimacy and agency of these women in the French voluntary sector, new activists are playing a pivotal role in the fight against FGM between diasporas and the countries of origin. They embody a new form of feminist engagement that includes the fight against gender-based violence, the emancipation of women and equality between women and men, which successfully reconciles two contradictory normative systems that have long divided the fight against FGM. In the current context, where social inequalities are growing, the associations and diasporas involved need more resources and participation in public debates to intensify efforts

10/06/21 12:21

90

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

mentale, ainsi que dans leurs démarches administratives, juridiques et professionnelles.

Bien que le traitement des MSF dans les espaces publics continue à s’inscrire dans un discours universaliste contribuant souvent à nier la diversité, la légitimité et l’agentivité de ces femmes dans le paysage associatif français, de nouvelles militantes exercent un rôle pivot dans la lutte contre les MSF entre les diasporas et les pays d’origine. Elles incarnent une nouvelle forme d’engagement féministe englobant la lutte contre les violences sexistes, l’émancipation des femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes qui réussit à concilier deux systèmes normatifs contradictoires qui ont longtemps clivé la lutte contre les MSF. Dans le contexte actuel, où les inégalités sociales se creusent, les associations et les diasporas impliquées ont besoin davantage de moyens et de participation dans les débats publics en vue d’intensifier les efforts de lutte contre les MSF et d’améliorer la prise en charge des jeunes filles et des femmes concernées. 

in the fight against FGM and improve the treatment of young girls and women affected by it. 

Notes Ce texte est la synthèse d’un article précédemment publié. Voir Fatoumata Sylla, Armelle Andro, « La lutte contre les mutilations sexuelles féminines en France. L’engagement des femmes issues de l’immigration au cours de la dernière décennie », in Hommes & Migrations, n° 1331, 2020, pp. 57-65.

This text is a summary of a previously published article. See “La lutte contre les mutilations sexuelles féminines en France. L’engagement des femmes issues de l’immigration au cours de la dernière décennie’, In Hommes & Migrations, no. 1331, 2020, pp. 57-65.

1. Sylvie Fainzang, « Circoncision, excision et rapports de domination », in Anthropologie et sociétés, vol. 9, n° 1, 1985, pp. 117-127 ; Unicef, Centre de recherche Innocenti, La dynamique du changement social. Vers l’abandon de l’excision/mutilation génitale féminine dans cinq pays africains, Florence, Unicef, Centre de recherche Innocenti, 2010.

2. Organisation mondiale de la santé, « Les mutilations sexuelles féminines. Déclaration commune OMS/Unicef/FNUAP », Genève, OMS, 1997.

3. Awa Thiam est une écrivaine, anthropologue, philosophe et personnalité politique féministe sénégalaise. Elle devient en 1982 la présidente fondatrice de la Commission pour l’abolition des mutilations sexuelles (CAMS).

4. Awa Thiam, La parole aux négresses, Paris, Denoël, 1978.

5. Unicef, « Female genital mutilation/cutting: A global concern. UNICEF’s Data Work on FGM/C », Unicef, 2016.

6. Marie Lesclingand, Armelle Andro, Théo Lombart, « Estimation du nombre de femmes adultes ayant subi une mutilation génitale féminine vivant en France », in Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 21, 2019, pp. 392-399.

7. Cris Beauchemin, Catherine Borrel, Corinne Régnard, « Les immigrés en France : en majorité des femmes », in Population & sociétés, n° 502, 2013, pp. 1-4.

8. François Héran, « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », in Population & sociétés, n° 558, 2018, pp. 1-4.

9. Chandra Talpade Mohanty, Feminism without Borders: Decolonizing Theory, Practicing Solidarity, Durham, Duke University Press, 2003.

10. Chandra Talpade Mohanty, « Feminist encounters: Locating the politics of experience », in Linda Nicholson, Steeve Seldman (dir.), Social Postmodernism: Beyond Identity Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, pp. 68-86.

11. Benoît Granier, secrétariat d’État chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, « Éradiquer les mutilations sexuelles féminines », Paris, Matignon, 2019.

12. Amandine Gay, « Le discours sur l’excision doit changer », in Slate, 6 février 2015.

13. Les femmes interrogées sont originaires de Guinée, du Mali, du Sénégal et de Côte d’Ivoire. Certaines sont nées ou ont grandi en France, tandis que d’autres ont migré à l’âge adulte. Elles sont âgées de 22 ans à 44 ans et résident en Île-de-France, Centre-Val-deLoire, Pays de la Loire et Provence-Alpes-Côte d’Azur.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 90

10/06/21 12:21

FEMMes & migrations HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

91

14. Djamma-Djigui est un réseau d’entraide entre femmes et mères, sans distinction d’âge, d’origines ou de convictions, avec dix pôles d’actions.

15. Les orchidées rouges est la première association de lutte contre l’excision, le mariage précoce ainsi que le mariage forcé à Bordeaux et en Nouvelle-Aquitaine.

16. L’association Excision, parlons-en ! a pour objet de contribuer à fédérer des associations ou autres personnes morales, ainsi que des personnes physiques sur la thématique de l’excision en France ou dans le monde.

17. Benoît Granier, op. cit.

18. L’association Espoirs et combats de femmes lutte contre les mutilations génitales féminines et le mariage forcé, ainsi que contre toute violence faite aux femmes.

19. L’Association chance et protection pour toutes (ACPPT) vise à informer et à sensibiliser afin de mettre fin à toutes les formes de violences faites aux femmes et aux filles en France et en République de Guinée.

20. Armelle Andro, Marie Lesclingand, Dolorès Pourette, « Excision et cheminement vers la réparation : une prise en charge chirurgicale entre expérience personnelle et dynamiques familiales », in Sociétés contemporaines, n° 77, 2010, pp. 139-161.

21. Ibid.

22. L’association Projet Ubuntu a pour but de sensibiliser sur différentes thématiques, à l’interculturalité, à la pratique de l’excision et aux droits des femmes de disposer de leur corps.

23. Sara Johnsdotter, Birgitta Essén, « Sexual health among young Somali women in Sweden: Living with conflicting culturally determined sexual ideologies », in Advancing Knowledge on Psycho-Sexual Effects of FGM/C: Assessing the Evidence, Alexandrie, Égypte, 10-12 octobre 2004, pp. 10-12.

24. Frédérique Giraud, « Christine Bellas Cabane, La coupure. L’excision ou les identités douloureuses », in Lectures. Les livres, 2008.

25. Armelle Andro, Marie Lesclingand, Dolorès Pourette, op. cit.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 91

10/06/21 12:21

92

le point sur | Corps féminins à l’épreuve des migrations

De quoi Internet est-il le lieu ?

What is the Internet for?

Camille Schmoll, géographe, maîtresse de conférences HDR à l'université de Paris et membre de l'Institut Universitaire de France et de l'UMR Géographie-Cités geographer, HDR Lecturer at the University of Paris and member of the Institut Universitaire de France and the UMR Géographie-Cités Que reste-t-il aux migrantes quand les lieux de l’intimité se restreignent ? Quel peut être le rôle d’Internet dans l’entretien d’une sécurité affective et spirituelle, dans la construction d’identités et de subjectivités collectives en situation de difficulté ou de précarité ?

Peut-il remplacer l’espace matériel ? À observer les réseaux sociaux et plateformes de communication dont les migrantes sont des usagères régulières, on peut considérer qu’ils constituent « un champ d’exercice privilégié de la vie intérieur », une vie intérieure qui est rendue plus au moins visible selon le degré de publicité qu’on donne à son image, et qui se mêle à un récit, souvent polyvocal, de l’expérience migratoire, incluant des pairs mais aussi celles et ceux qui sont restés au pays d’origine, et permettant d’atteindre d’autres personnes.

Ces lieux à l’articulation des affects, du politique et de la technologie constituent l’espace d’Internet en ressources émotionnelle, en expérience affective d’autant plus importante dans des contextes d’immobilisation et de mise au ban. Internet est le lieu de déploiement de nombreux sentiments et émotions, de l’amour à la colère, du dévouement à la piété, du rire au désespoir. Les messages adressés sur le Web, notamment les déclarations d’amour et de tendresse, constituent une façon privilégiée de maintenir un lien mis à l’épreuve par la distance. Il en va ainsi des nombreuses marques d’affection que les migrantes adressent à leur mère, leur compagnon, leurs frères et sœurs, leurs amies. Le caractère semi-public de ces messages génère également une forme de sécurité, au sens où il réassure les migrantes, réaffirme un rôle que l’absence et la distance pourraient amoindrir, celui de fille, de sœur, de mère ou de compagne, etc.

De ce point de vue, il s’agit bien d’une identité de genre performée en ligne. […]

En réalité, Internet fait plutôt figure de lieu de « suspension de la souffrance ». Il s’agit là de mettre en ligne (et en scène) une image (re)valorisante de soi.

De ce point de vue, on aurait tort d’en conclure au caractère apolitique des images postées, simplement elles jouent un rôle de reconstitution ou de construction d’une image autre que la migration. 

What is left for migrant women when private spaces are restricted? What role can the Internet play in maintaining emotional and spiritual security, in constructing collective identities and subjective experiences in difficult or precarious situations? Can physical space be replaced? Looking at the social networks and communication platforms that migrants regularly use, one may consider that they constitute ‘a privileged scope of practice of the inner life’, an inner life that is made more or less visible according to the degree of publicity one gives to one’s image, and which is mixed with an often polyvocal narrative of the migratory experience, including peers but also those men and women who have remained in their country of origin, and making it possible to reach other people.

These places at the articulation of emotions, politics and technology constitute the Internet space as emotional resources and an emotional experience which is increasingly important in contexts of detention and ostracism. The Internet is the place where many feelings and emotions are displayed, from love to anger, from devotion to piety, from laughter to despair. Messages sent on the Web, especially declarations of love and affection, are a privileged way of maintaining a tie that is tested by distance. This is the case with the many displays of affection that migrant women send to their mothers, partners, siblings and friends. The semi-public nature of these messages also generates a form of security, in the sense that it reassures migrant women and reaffirms a role, such as that of a daughter, sister, mother or partner, etc., that may be weakened by absence and distance.

From this perspective, it is a gender identity performed online. [...]

In reality, the Internet is in fact a place of ‘suspending suffering’, where one puts on an enhanced or favourable image of oneself online (and on stage). From this perspective, one would be wrong to conclude that the images posted are apolitical: they simply play a role in reconstituting or constructing an image other than migration. 

Camille Schmoll, Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020, pp. 178-179.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 92

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

93

au M usée

Portfolio Les collections du Musée au féminin

Museum's collections on women

. . 94

Identités imparfaites

Imperfect identities

. . . . . . . . . . . 135

Entretien avec Ghazel réalisé par Isabelle Renard

Interview with Ghazel by Isabelle Renard.

AWARE. Pour une histoire de l’art inclusive

. . . . . . . . . . . . . . 132

AWARE. For an inclusive art history

La littérature, le point de vue de l’émancipation des femmes

Literature: the perspective of women’s emancipation

. . . . . . 140

Mustapha Harzoune

Crédits du portfolio, avec nos remerciements aux artistes p. 95, © EPPPD-MNHI-Photo Lorenzö. p. 97, © EPPPD-MNHI. p. 99, © EPPPD-MNHI. p. 101, © EPPPD-MNHI, © Kasimir Zgorecki, © Adagp, Paris, 2021. p. 103, © EPPPD-MNHI, © IZIS. p. 105, © EPPPD-MNHI, © Jean Pottier. Courtesy de l’artiste. p. 107, 119, © EPPPD-MNHI, © Yves Jeanmougin.

Courtesy de l’artiste.

p. 109, 115, © EPPPD-MNHI, © Gérald Bloncourt.

Courtesy de l’artiste. p. 111, © EPPPD-MNHI, © Janine Niepce. Courtesy de l’artiste p. 113, © EPPPD-MNHI, © Jean-Philippe Charbonnier/ Rapho. p. 117, © EPPPD-MNHI, © Martine Franck/Magnum Photos. p. 121, © EPPPD-MNHI, © Ad Van Denderen/Agence VU’.

p. 123, © EPPPD-MNHI, © Giulia Andreani. Courtesy de l’artiste et de Galerie Max Hetzler Paris/Berlin/ Londres. p. 125, © EPPPD-MNHI, © Ghazel, © Adagp, Paris, 2021. p. 127, © EPPPD-MNHI, © Kimsooja. Courtesy du MAC/ VAL et de Kimsooja Studio, © Adagp, Paris, 2021 p. 129, © EPPPD-MNHI, © Maureen Ragoucy. Courtesy de l’artiste, © Adagp, Paris, 2021. p. 131, © EPPPD-MNHI, © Zineb Sedira. Tate, London, 2021, © Adagp, Paris, 2021.

Les textes du portfolio des pages 100, 102, 104, 106, 108, 110, 112, 114, 116, 118, 120, sont issus du portfolio du N°1331 de la revue Hommes et Migrations, Femmes engagées, octobre-décembre 2020 et traduits en anglais. Les auteures sont remerciées pour leur autorisation.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 93

10/06/21 12:21

94

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Costume de Dorothée Bick-Dulberger

Costume of Dorothée Bick-Dulberger

C

Dernier quart du xixe siècle (Roumanie) / Final quarter xixe siècle (Romania) Textile brodé / Embroidered textile 126 cm x 180 cm (hors tout / total) Don de Christine H. / Donated by Christine H. Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2009.61.1

e costume traditionnel roumain a été donné au Musée par l’arrière-petite-fille de Dorothée Bick, née à Odessa (actuelle Ukraine) en 1865. Après son mariage avec Paul Dulberger, diamantaire, originaire de Jassy en Roumanie, Dorothée s’installe dans cette ville et donne naissance à une petite Zéphirine. En 1886, la famille s’exile en France, fuyant probablement le climat antisémite autour d’eux. Dorothée Bick-Dulberger a emporté ce costume dans ses bagages, c’est pourquoi il a été choisi par Christine H., la donatrice : « Ce costume a toujours été chez nous dans une malle, où j’adorais fouiller quand j’étais petite. J’ai gardé ce costume et quelques objets d’un temps disparu, au moment où mon frère et moi nous avons dû vider l’appartement de nos parents. À la maison, on me disait toujours : “C’est le costume de Roumaine de ton arrière-grandmère.” À mon avis, elle ne portait pas ce costume traditionnel, du moins une fois arrivée à Paris. Déjà, d’après les photographies prises à Odessa, on peut s’apercevoir qu’elle s’habillait de manière moderne.

Pourquoi a-t-elle alors emporté ce costume ? Par attachement ? En souvenir de son pays natal perdu ?

Je ne peux que me perdre en conjectures. Mais peutêtre Robert Badinter dans son livre Idiss nous met-il sur la voie en nous disant que les juifs du Yiddishland abandonnaient volontiers les tenues ancestrales par désir de revanche sociale ou volonté d’intégration, mais qu’ils conservaient par piété les costumes traditionnels. » (­Christine H., 2020).

–

This traditional Romanian costume was donated to the Museum by the greatgranddaughter of Dorothée Bick, born at Odessa (modern Ukraine) in 1865. After her marriage to Paul Dulberger, a diamond merchant from Jassy, Romania, Dorothy moved to that city and gave birth to a daughter, Zéphirine. In 1886, the family goes into exile in France, likely fleeing the climate of antisemitism around them. Dorothée BickDulberger brought this costume in her luggage, which is why it was chosen by the donor, Christine H.: ”This costume was always kept in a trunk in our home, through which I loved to rummage when I was small. I kept this costume, and a few other objects from that bygone time, when my brother and I had to clean out our parents’ apartment. In that house they would always say to me: ‘This is your great-grandmother’s Romanian outfit.’ In my opinion, she never wore this traditional costume, at least once she arrived in Paris. Already, from the photos taken in Odessa, you can see that she was dressing in a modern way. So why did she bring this costume? Out of attachment? As a reminder of her lost native land? I can only lose myself in conjecture. But perhaps Robert Badinter points the way in his book Idiss, telling us that the Jews of Yiddishland abandoned ancestral styles out of a desire for social revolt, or a will to integrate, but that they kept their traditional costumes out of piety.”

(Christine H., 2020) Elisabeth Jolys-Shimells Conservatrice du patrimoine en charge de la collection « société », cheffe du département des collections du MNHI Cultural conservator in charge of the “Society” collection, head of the MNHI collections department

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 94

10/06/2021 10:29

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 95

95

10/06/2021 10:30

96

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Portrait de Marie Vassilief

Portrait of Marie Vassilief

Entre 1925 et 1939 / Between 1925 and 1939 Tirage sur papier argentique / Print on silver paper 18 cm x 24 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2008.31.1

Marie Vassilieff

Née à Smolensk (Russie) en 1884. Morte à Nogent-sur-Marne en 1957 Born in Smolensk (Russia) in 1884. Died in Nogent-sur-Marne in 1957

M

arie Vassilieff étudie la médecine et l’art à Saint-Pétersbourg et, en 1905, grâce à une bourse de voyage donnée par la tsarine Alexandra Feodorovna, elle séjourne à Paris où elle s’installe définitivement en 1907. Bien que correspondante pour des journaux russes, elle poursuit sa formation artistique auprès d’Henri Matisse. Elle participe à l’Académie russe de 1910 à 1912, puis crée sa propre académie à Montparnasse, qui devient un lieu incontournable où se côtoient Pablo Picasso, Henri Matisse, Erik Satie, Chaïm Soutine… Lors de la Grande Guerre, devenue ambulancière à la Croix-Rouge française, elle transforme son atelier où elle enseigne le cubisme en cantine pour les immigrés et les artistes. La femme moderne est-elle avant tout une image ?

Sous la lumière vive d’un projecteur, Marie Vassilieff est photographiée en pied dans un intérieur dénudé dont seuls le rideau de fond et le plancher sont visibles. Sa silhouette est longiligne. Comme dans sa Poupée-autoportrait de 1929, elle lève les bras au-dessus de sa tête, attitude excentrique rappelant celle de divinités primitives et néanmoins appréciée par l’artiste. L’originalité de sa gestuelle témoigne de son intérêt pour le mouvement du corps et sa mise en scène.

Extrait de : Magdalena Ruis Marmolejo, « Marie Vassilieff, une figure de Montparnasse », in Histoire par l’image, 2016 [en ligne].

–

Marie Vassilieff studied medicine and art at Saint Petersburg. In 1905, thanks to a travel scholarship granted by the tsarina Alexandra Feodorovna, she relocated to Paris, where she moved permanently in 1907. While working as a correspondent for Russian newspapers, she pursued artistic studies under Henri Matisse.

She attended the Russian Academy from 1910 to 1912, then established her own academy at Montparnasse, which become an unmissable location where the likes of Pablo Picasso, Henri Matisse, Erik Satie and Chaïm Soutine rubbed shoulders. During the Great War, having become an ambulance paramedic with the French Red Cross, she transformed the studio where she taught cubism into a canteen for immigrants and artists.

Was the modern woman above all just an image?

Under a bright spotlight, Marie Vassilieff is photographed standing against a bare interior of which only a backdrop curtain and floorboards are visible. Her silhouette is slender. As in her Poupéeautoportrait (Doll self-portrait) of 1929, her arms are raised above her head, an eccentric pose that recalls that of a primitive deity, yet one the artist was fond of. The originality of her body language is testament to her interest in the movement of the body and its dramatic potential.

Extract from: Magdalena Ruis Marmolejo, “Marie Vassilieff, a figure of Montparnasse”, in Histoire par l’image, 2016 [online].

Magdalena Ruis Marmolejo Conservatrice du patrimoine Cheffe de projet d’exposition au Muséum national d’histoire naturelle Cultural conservator. Exhibition project leader at the Muséum national d’histoire naturelle

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 96

10/06/2021 10:30

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 97

97

10/06/2021 10:30

98

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Joséphine Baker. « La Vénus noire »

Joséphine Baker. “The Black Venus”

Carte postale / Postcard Procédé photomécanique / Photomechanical process 9 cm x 14 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2012.66.1

S

e tenant dans l’embrasure de rideaux, de face, le regard en coin, vêtue d’un voile d’étoffe transparent qui laisse deviner sa silhouette et montre plus qu’il ne cache, Joséphine Baker joue de l’image de « Vénus noire » qui lui est assignée.

Dans la Revue nègre en 1924, sur les planches des théâtres et music-halls, Joséphine Baker incarne l’image de la « Vénus noire », au corps dénudé et athlétique, empreint d’exotisme sauvage et d’érotisme, stéréotype qui s’est peu à peu construit dans le regard occidental, à l’aune des exhibitions anthropologiques et du spectacle de l’altérité.

Femme aux multiples facettes, tour à tour chanteuse, danseuse, meneuse de revue, actrice, résistante, Joséphine Baker, née aux États-Unis en 1906, devient dans la France de l’entre-deuxguerres une icône de la modernité. Son image est produite et reproduite partout, comme en témoigne notre carte postale, modeste support d’une diffusion massive des images. Figure complexe et fascinante, Joséphine Baker façonne son propre personnage, libre et émancipé, en se jouant avec humour et ironie des fantasmes et des stéréotypes qu’elle cristallisa.

–

Standing in a curtained doorway, eyes towards the corner, in a transparent robe that hints at her figure and reveals more than it hides, Joséphine Baker plays her assigned role as the “Black Venus”.

In the Negro Revue of 1924, upon the boards of theatres and music halls, Joséphine Baker embodied the image of the “Black Venus” – her body bare and athletic, suffused with wild exoticism and eroticism, a stereotype which had been constructed little by little in the Western imagination through anthropological exhibitions and the spectacle of otherness.

A woman of many facets, by turns a singer, dancer, revue leader, actor, and resistance fighter, Joséphine Baker, born in the United States in 1906, became an icon of modernity in inter-war France. Her image was produced and reproduced everywhere, as this postcard attests – a modest medium that facilitated a massive diffusion of images. A complex and fascinating figure, Joséphine Baker forged her own persona, free and emancipated, by playing on the fantasies and stereotypes she presented with humour and irony. Émilie Gandon Conservatrice du patrimoine en charge de la collection « Histoire » et de l’exposition permanente au MNHI Cultural conservator in charge of the “History” collection and the MNHI permanent exhibition

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 98

10/06/2021 10:31

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 99

99

10/06/2021 10:31

100

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Intérieur d’un salon de coiffure

Interior of a Hair Salon

Entre 1930 et 1939 / Between 1930 and 1939 Épreuve gélatino-argentique / Gelatin silver print 30 cm x 40 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2008.48.1

Kasimir Zgorecki

Né en Pologne en 1904. Mort à Lille en 1980 Born in Poland in 1904. Died in Lille in 1980

Se refaire une beauté To remake one’s beauty

S

e refaire une beauté, c’est comme se refaire une vie. On change la couleur de ses cheveux, on les raccourcit pour être moderne, on demande au coiffeur des crans ou des frisettes comme sur la photo du modèle. C’est à elle qu’il faut ressembler.

Le modèle, c’est l’intégration. Le coiffeur scrute les chevelures, il les palpe, il décide. L’avenir, en quelque sorte, est entre ses doigts et ceux des expertes qui l’entourent. Leur regard est grave, aussi sérieux que celui des clientes sagement assises en attendant le verdict : on coupe, on teint, on fait des boucles, on vous rendra belles pour que dans la rue vous portiez la tête haute.

Dimanche, les plus âgées sortiront sans la blouse qu’elles portent à l’usine ou derrière le comptoir de la boutique.

Parties de leur Pologne natale, elles ont eu de la chance d’avoir trouvé à travailler dès leur arrivée dans le pays nouveau. Les débuts ont été difficiles, ça va mieux maintenant. Les revenus restent modestes mais on peut se payer de petits luxes et offrir une séance de coiffure aux jeunes filles dont l’avenir est ici.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 100

–

To be remade as a beauty is like remaking one’s life. You change the colour of your hair, cut it short in the modern way, ask the hairdresser for waves or curls like the model in the photo.

It’s her you need to look like. The model represents integration. The hairdresser inspects the hair, feels with his fingers, decides. The future, in a way, is in his hands and in the hands of the experts around him. Their expressions are grave, as serious as those of the customers patiently awaiting the verdict: we shall cut, we shall colour, we shall make ringlets, we shall make you beautiful so you may hold your heads high in the street. On Sundays, the older ones go out, without the blouse they wear in the factory or behind the counter of the boutique.

Having left their native Poland, they have been lucky enough to find work upon arriving in this new country. It was difficult at the start, but things are better now. Their future is here, and though their income is still modest, these young women can afford small luxuries like a session at the salon.

Sophie Bessis Historienne et essayiste Historian and essayist

10/06/2021 10:31

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 101

101

10/06/2021 10:31

102

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Réfugiés, France Refugees, France

Vers 1945 / c. 1945 Épreuve gélatino-argentique / Gelatin silver print 24 cm x 26 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2010.019.001

Izis (dit / aka), Israël Bidermanas

Né à Marijampole (Lituanie) en 1911. Mort à Paris en 1980 Born in Marijampolé (Lithuania) in 1911. Died in Paris in 1980

Et qu’a-t-on dans la tête quand on est épuisé ?

What goes through your head when you’re exhausted?

«

Ê

tre déraciné, c’est n’avoir pas de place dans le monde », a écrit Hannah Arendt, qui s’y connaissait en exils.

Mais qu’est-ce qu’avoir une place dans ce monde ? Une place est-elle une maison, un travail, un lieu où vivre et où aimer, un sentiment d’utilité ou d’appartenance ?

Et qu’a-t-on dans la tête quand on est épuisé, jeté dans la salle d’attente d’une gare improbable d’une ville où l’on n’a jamais mis les pieds, où l’on ne sait pas lire les écriteaux qui informent dans une langue étrangère ? On dort d’abord, sans penser à rien. Le voyage a été long. Pour le bébé, c’est facile, il a l’habitude et les parents ont tout abandonné sauf la poussette. Le garçonnet, lui, doit faire comme les grands, il s’assoupit sur la banquette rendue moins dure par la veste pliée en boule sur laquelle repose sa tête. Les femmes n’en peuvent plus, tandis que l’homme tente de garder la tête droite en sommeillant. Au petit matin, quand la lumière pâle filtrera par la porte vitrée, tous se réveilleront en hâte, craignant qu’un fonctionnaire ne les chasse. Où vont-ils aller dans cette aube inconnue, encombrés de leurs ballots ? Ils ne savent pas.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 102

–

“To be uprooted is to have no place in the world”, wrote Hannah Arendt, who knew a thing or two about exiled people. But what does it mean to have a place in the world? Is a place a house, a job, somewhere to live or to love, a feeling of usefulness or belonging? And what goes through your head when you are exhausted, left in the waiting room of an unwelcoming station, in a city where you haver never before set foot, where you cannot read the language on the signs? At first you sleep, thinking of nothing. The voyage was long. For the baby it is easy – he is used to it, and the parents left behind everything except the pram. The little boy must do as the adults, dozing on the bench, made softer by the rolled-up shirt under his head. The women can sleep no more, while the man attempts to do so with his head upright. At dawn, when the pale light filters through the glass door, they all wake suddenly, fearing an officer come to chase them away. Where will they go to in this unknown dawn, weighed down by their luggage? They do not know.

Sophie Bessis Historienne et essayiste Historian and essayist

10/06/2021 10:31

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 103

103

10/06/2021 10:31

104

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Bidonville de Nanterre

Nanterre Slum

1959 Tirage argentique sur papier baryté / Silver print on baryta paper 30 cm x 30 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2006.232.1

Jean Pottier

Né à Courbevoie en 1932. Vite et travaille à Nanterre Born in Courbevoie in 1932. Lives and works in Nanterre

Une entrée triomphale au patrimoine de l’humanité

A triumphant entry into human heritage

G

râce au couscous les pays du Maghreb occupent un place de choix dans cet héritage une place de choix. Au-delà de l’actualité, la photo de Jean Pottier, prise il y a quelques décennies, nous plonge dans l’émotion de cette gestuelle ancestrale transmise de génération en génération. La femme s’affaire devant le couscoussier qui trône au milieu de cette pièce exiguë où s’entassent des objets hétéroclites : casseroles, vêtements, chaussures, réchaud et même un vélo. La vétusté du lieu n’empêche pas le couple d’arborer le sourire.

L’homme en retrait, le regard brillant, se délecte des parfums de la marmite. Il se souvient de son enfance, du goût inégalé du couscous de sa mère, des repas de fête. En exil, le couscous offre un réconfort face à l’adversité, en témoigne cette photo où la misère blesse le regard mais la femme, faisant fi de ce qui l’entoure. Elle redessine un autre univers, ouvre un imaginaire tout en restant ancrée dans sa culture. Gardienne de la tradition et mère nourricière, elle est aussi, à l’instar de ses consœurs, ouverte au changement et à l’émancipation.

–

Thanks to couscous, the countries of the Maghreb occupy a special place in that heritage. Beyond the immediate scene it portrays, this photo, taken by Jean Pottier decades ago, plunges us into the emotion of this ancestral practice transmitted from generation to generation.

The woman busies herself before the couscoussier that dominates the centre of the cramped room with its jumble of objects: casseroles, clothing, shoes, a portable stove and even a bicycle. The dilapidated room is not enough to stop the couple from smiling. The man in the background, face beaming, delights in the smell from the cooking pot.

He remembers his childhood, the unparalleled taste of his mother’s couscous, the holiday feasts.

In exile, couscous is a comfort in the face of adversity, as this photo shows us – poverty touches the woman’s features, yet she defies her surroundings. She is designing a new universe, opening an imaginary world while remaining anchored in her culture. Keeper of tradition and nurturing mother, like her sisters she is also open to change, and to emancipation.

Halima Hamdane Écrivaine et conteuse Writer and storyteller

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 104

10/06/2021 10:31

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 105

105

10/06/2021 10:32

106

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Famille monoparentale algérienne. Bidonville de L’Estaque

Single-parent Algerian family. L’Estaque Slum

Tirage argentique sur papier baryté / Silver print on baryta paper 30 cm x 24 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2006.214.1

Yves Jeanmougin

Né à Casablanca en 1944. Vit et travaille à Marseille Born in Casablance in 1944. Lives and works in Marseille

La corvée de la lessive The chore of washing

L

a vie quotidienne des femmes immigrées à Marseille est rythmée par des tâches ménagères, par le corps-à-corps avec le linge mouillé et son nettoyage dans des conditions de vie difficiles, habitat insalubre et précaire du bidonville. Malgré l’émigration, la lessive demeure une affaire de femmes. Une corvée interminable, faire la lessive à la main et à l’eau froide, essorer des kilos de linges, des draps, des couvertures. Un travail épuisant. Le lave-linge aura mis longtemps à s’introduire dans la vie des familles immigrées.

Il va leur permettre de gagner du temps. Et ce temps ainsi gagné, elles vont pouvoir le consacrer à l’éducation et aux soins des enfants.

L’histoire domestique des femmes immigrées reste du domaine des mémoires. Elle nous éclaire sur la vie de ces femmes, témoigne du fait qu’elles ont toujours travaillé, précise que ce travail fut souvent invisible et dans l’ombre. Elles ont passé plusieurs années en France dans des conditions d’hygiène et d’insalubrité indignes, dans un no man’s land marqué par la stigmatisation, l’exclusion spatiale et sociale. Cette histoire privée des bidonvilles doit être poursuivie et cette photographie en constitue une trace précieuse.

Aujourd’hui, au nord de Paris, les campements de migrants deviennent des bidonvilles où les femmes sont les premières victimes.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 106

–

The daily life of immigrant women in Marseille followed the rhythm of domestic tasks – the bodily struggle to move the wet laundry, to get it clean despite the difficult conditions, the unsanitary, precarious accommodation of the slum. Despite emigrating, the washing remained a woman’s duty. An interminable chore, washing by hand in cold water, wringing out kilos of clothes, sheets and blankets. An exhausting task. It was to be a long time before the washing machine would enter the life of immigrant families, saving them time which could then be devoted to the education and care of their children.

The domestic history of migrant women remains a matter of memory. It shines a light on the life of these women, attesting that they always worked, but that their work was often invisible, taking place in the shadows. They spent years in France living in unhygienic and unhealthy conditions, in a no man’s land marked by stigmatisation and spatial and social exclusion. This private history of the slums needs to be explored, and this photograph is a precious record.

Today, in northern Paris, migrant camps have become slums and women are the first victims.

Hakima Mounir Maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Est Créteil Senior Lecturer in Sociology, Université Paris-Est Créteil

10/06/2021 10:32

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 107

107

10/06/2021 10:32

108

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Famille d’immigrées portugaises dans un bidonville de la région parisienne

Portuguese immigrant family in a Paris region slum

1965 Tirage argentique sur papier baryté / Silver print on baryta paper 40 cm x 30 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2006.292.1

Gérald Bloncourt

Né à Haïti en 1926. Mort à Paris en 2018 Born in Haïti in 1926. Died in Paris in 2018

Ne rien céder Don’t give up

L

e ciel, cet écran blanc, dont on aperçoit qu’une parcelle, sèche le linge en toute quiétude. Dansant de-ci de-là à l’appel de la brise, ces habits et ces draps sentent la fraîcheur, la propreté, ils défient le trou béant de la bassine qui semble accuser le piètre accès à l’eau. De même, l’élégant ajustement de la fillette en robe plissée et en chaussettes immaculées balaie la sensation d’abandon qui suinte de la maison en bidons. La fillette est la seule à fixer l’objectif. Mais son regard fait étrangement écho à celui de la jeune fille (sa sœur ?) et de la jeune femme (sa mère ?) à ses côtés. Mêmes yeux, même regard, même interrogation, que l’on retrouve, de manière moins tranchante, dans le regard de la femme plus âgée. Les deux autres, en arrière-plan, ont les yeux baissés. De l’homme, on ne voit que le chapeau, qui tout comme le foulard de la femme plus âgée nous signifie son origine paysanne.

En regardant la jeune femme à la montre, bras et jambes croisées, preuve d’une fière volonté, je me dis qu’elle est peut-être, comme ces milliers de femmes invisibles dans l’histoire des migrations, à l’initiative de la grande aventure : fuir la guerre coloniale, la dictature ou la misère ; tourner le dos à tous ces maux qui s’accommodent si bien ensemble ; partir ailleurs dans l’espoir de construire une vie meilleure.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 108

–

The sky, a blank screen of which only a sliver can be seen, peacefully dries the laundry.

Dancing here and there upon the breeze, the clothes and sheets carry the smell of freshness, cleanliness, defying the yawning mouth of the basin with its implication of poor access to water. The little girl is the only one facing the camera, but her face is oddly mirrored by those of the young girl (her sister?) and the young woman (her mother?) at her sides. The same eyes, the same expression, the same questioning air that can be seen, albeit less trenchant, in the face of the older woman.

The two others, in the background, have their eyes lowered. Of the man, the only one amongst the group, we see only the hat, which like the older woman’s scarf is a sign of his peasant origins.

Looking at the young woman with the watch, her arms and legs crossed, her fierce will apparent, I imagine she is perhaps, like thousands of invisible women throughout the history of migration, at the beginning of a great adventure: fleeing colonial war, dictatorship or poverty, turning her back on these evils which so often occur together, leaving for somewhere else in the hope of building a better life.

Chahla Chafiq Écrivaine et sociologue Writer and sociologist

10/06/2021 10:32

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 109

109

10/06/2021 10:32

110

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Cours de français

French classes

Reportage pour le Centre d’éducation civique des Africaines à Paris Report for the African Women’s Civic Education Centre in Paris

1965-1966 Tirage sur papier argentique / Print on silver paper 30 cm x 40 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2006.170.5

Janine Niepce

Née à Meudon en 1921. Morte à Paris en 2007 Born in Meudon in 1921. Died in Paris in 2007

Ce regard. Intense. Insatiable. Intemporel That look: Intense. Insatiable. Timeless

À

la main de la dame élégante, une bague brille, mais moins que ses yeux. Des yeux de petite fille. La joie brute de la nouveauté, de l’émerveillement. Ce qu’elle regarde, ce qu’elle écoute a plus d’importance que tout au monde. C’est un appel.

La femme aux yeux de petite fille émerveillée va se lever, s’élever. Quitter la pesanteur du quotidien, des obligations envers les autres, de son temps indéfiniment aliéné. Elle n’est déjà plus là, indifférente à ce qui l’entoure. Elle a déjà des ailes. Un léger frisson parcourt son dos. Elle s’abstrait.

Elle est toute à ce rendez-vous avec elle-même.

Ce qu’elle regarde, ce qu’elle écoute, ce n’est pas une matière, un contenu, des savoirs, une tâche, des exercices. La dame élégante est face à ellemême. Ce qu’elle regarde, ce qu’elle écoute, c’est une petite mélodie qui lui dit : « Tu sais. Tu peux. » Ses yeux brillent de l’écho de cette petite mélodie – sa propre voix. Elle découvre face à elle un miroir et y contemple sa propre assurance. Elle n’est pas étonnée, ni béate. Elle se voit, dans sa dignité tranquille de personne. Elle se regarde se voir avec lucidité, se reconnaître.

–

On an elegant lady’s hand, a ring shines, but not as brightly as her eyes. The eyes of a young girl. The pure joy of newness, of wonder. What she is looking at, what she is listening to, is the most important thing in the world. It calls to her.

This woman, her young girl’s eyes full of wonder, is going to rise, to lift herself up. She is going to leave behind the burdens of everyday life, the obligations to others, the state of unending alienation. Already she is elsewhere, indifferent to her surroundings. Already, she has grown wings.

A gentle shiver passes down her back. She has detached herself. She is meeting with herself, alone.

What she is looking at, what she is listening to, is not subject matter, or content, or knowledge or exercises. The elegant lady is facing herself.

What she is looking at, what she is listening to, is a little melody which sings: “You know. You can.” Her eyes shine, reflecting that little melody – her own voice. She welcomes the mirror before her. In it she sees her self-assurance. She is not surprised, nor awestruck. She sees herself in her quiet dignity.

She sees herself clearly, and finds that she recognises herself.

Kenza Sefrioui Journaliste, critique littéraire, créatrice de la maison d’édition En toutes lettres Journalist, literary critic, Founder of the publishing house En toutes lettres

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 110

10/06/2021 10:32

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 111

111

10/06/2021 10:32

112

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Vie quotidienne d’une bonne espagnole à Paris

Daily life of a Spanish maid in Paris

1962 Épreuve gélatino-argentique sur papier d’après un négatif Gelatin silver print on paper, from negative

36 cm x 24 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2007.62.2

Jean-Philippe Charbonnier

Né à Paris en 1921. Mort à Grasse en 2004 Born in Paris in 1921. Died in Grasse in 2004

« Heureusement qu’il y a le dancing » “Good thing there’s dancing”

C

elle avec la jupe à fleurs s’appelle Rosa.

Elle est joyeuse, bavarde, pleine d’espoir.

Obsédée toutefois, par l’attente. Depuis des mois, elle ne fait que ça, attendre.

Des nouvelles de Pablo, son amoureux.

De la famille, du pays. Des grèves qui secouent l’Espagne en ce printemps 1962. Celle de gauche est Luisa. Je l’imagine veuve et hantée. Par la mort, par les atrocités qu’elle a vues, qui ont fracassé sa vie et dont elle ne parle jamais. Ce dimanchelà, elles sont contentes d’être de sortie. Rosa lâche un soupir et dit : « Elle est gentille la patronne, regarde la jupe qu’elle m’a donnée. Elle me donne toujours des affaires qu’elle a très peu mises. » Luisa, soudain, s’énerve. Elle répond que non, ce n’est pas de la gentillesse. Que les riches aiment jouer à ce jeu, que ça leur rappelle leur condition de riche. Qu’ils aiment se regarder dans ce miroir grossissant. Que c’est le jeu du valet et du maître, que c’est donnant-donnant : « S’occuper de leur chien qui mange mieux que nous, c’est déjà suffisamment humiliant, tu ne vas pas en plus te sentir reconnaissante pour une jupe ou une vieille paire de pompes ! » Puis, elles dansent encore un peu, terminent ensuite leurs verres et se lèvent.

Juste avant de payer et de partir, Luisa murmure : « Heureusement qu’il y a le dancing. Sinon ça serait trop triste, les dimanches. »

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 112

–

The one in the floral skirt is named Rosa.

She is joyful, chatty, full of hope. Forever fixated on waiting. For months, all she has done is wait. For news from Pablo, her sweetheart. For news of her family, her country. Of the strikes that have rocked Spain during the spring of 1962. The one on the left is Luisa. I imagine her to be widowed and haunted. Haunted by death, by the atrocities she has seen, atrocities which shattered her life and of which she never speaks. On this particular Sunday, they are happy to have gone out. Rosa lets out a sigh and says: “The lady of the house is kind look at this skirt she gave me. She’s always giving me things she’s barely worn.” Luisa suddenly gets angry.

No, she says, this is not kindness. The rich like to play this game because it reminds them of their wealth. They like to look at themselves in this mirror because it inflates them, reassures them.

It is the game of master and servant, of give and take. “It’s humiliating enough to look after a dog that eats better than we do. On top of that you can’t feel grateful for a skirt or an old pair of pumps!”

Their drinks and get up to leave. On the way out, just before paying, Luisa murmurs, “Good thing there’s dancing. Sundays would be too sad otherwise.”

Sedef Ecer Écrivaine dramaturge Writer and dramatist

10/06/2021 10:32

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 113

113

10/06/2021 10:33

114

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Ouvrières de l’usine Phildar de Roubaix

Workers of the Phildar factory in Roubaix

1966 Tirage fine Art / Fine Art Print 30 cm x 40 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2007.28.1

Gérald Bloncourt

Né à Haïti en 1926. Mort à Paris en 2018 Born in Haïti in 1926. Died in Paris in 2018

Des ouvrières. Debout Workers. Standing

P

hildar, c’est la première enseigne du fameux groupe Auchan. Dans les usines, sur les lignes de production, la lutte des classes, à cette époque, est une réalité physique, spatiale. Les ouvrières, la cheffe de ligne, le contremaître, et là-haut, dans les bureaux, les cols blancs. Ce sont les sonneries, le matin, midi, soir, qui signalent les roulements entre les équipes, les pauses. Ce sont les autorisations pour aller aux toilettes, à son casier. Ce sont aussi les mêmes gestes, répétitifs, durant les huit heures de présence sur la ligne. Les douleurs, les troubles musculosquelettiques, les brimades aussi. Être une femme, à l’usine ? Certes, les choses avançaient, mais quelle lutte !

Ont-elles laissé émerger, dans des discussions de couloirs, à la pause de midi, ou devant l’usine, le matin, à l’embauche, des questionnements sur leur vie, tiraillée par un quotidien pétri d’injonctions, ont-elles parlé de leurs enfants, de leur famille, de cette violence conjugale, si courante, hier comme aujourd’hui ? Avaient-elles, dès lors, ces femmes, conscience d’être un collectif ? Ont-elles réalisé à quel point leur trajectoire allait construire une révolution dans les familles, dans le travail, dans nos sociétés ? Se savaient-elles si puissantes dans leur sororité ?

–

Phildar was the first brand of the famous Auchan group. In the factories and production lines of this era, class struggle was a physical, spatial reality. It was in the arrangement of the workers, the line manager, the supervisor, and above in the offices, the white-collar employees.

It was in the bells, morning, noon and evening, that signalled the changeover of teams, the break times.

It was in asking permission to go to the toilet, to one’s locker. It was in the repetition of the same movements throughout an eight-hour shift on the line. The pains, the musculoskeletal problems, and the bullying as well. To be a woman in the factory? Things were progressing, certainly, but what a struggle!

Did they let slip, in their conversations in the hallway, or during the midday break, or out front of the factory in the morning, or during hiring, questions about their life? Worn down by a daily existence full of restrictions, did they talk about their children, their families, about the domestic violence that was so common, then as now?

In so doing, were these women aware that they were a collective? Did they realise that the trajectory they were on was to lead to a revolution within the family, in the workplace, in society?

Did they know the power of their sisterhood?

Nora Hamadi Journaliste à Arte Journalist at ARTE TV

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 114

10/06/2021 10:33

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 115

115

10/06/2021 10:33

116

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Logement de Harkis

Harki dwelling

La Roque-d’Anthéron, France 1975 Tirage moderne / Modern printing 51,5 cm x 39,5 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2006.174.1

Martine Franck

Née à Anvers en 1938. Morte à Paris en 2012 Born in Anvers in 1938. Died in Paris in 2012

L

es Harkis sont eux aussi des rapatriés.

Ceux dont ni la France, ni l’Algérie ne voulaient plus. Engagés pour la France, convaincus que « l’Algérie de Dunkerque à Tamanrasset » était leur passeport pour la sécurité, pour leur survie, la trahison fut double… Après l’indépendance, les appels aux massacres se multiplient. Torturés, ébouillantés, crucifiés, écartelés… Hommes, femmes, enfants, familles entières… À ce jour, aucun bilan précis n’existe. Entre 10 000 et 150 000 auraient trouvé la mort. Mais à quoi bon compter quand vous ne comptez plus ? Pierre Messmer, alors ministre français des Armées, tente d’empêcher tout rapatriement. Pourtant, ils seront des dizaines de milliers à gagner la France. Rivesaltes, la Rye, Saint-Maurice-l’Ardoise et Bias, les camps de transit et de reclassement des Harkis sont loin d’être cet espace de sécurité, cette terre d’accueil promise. Froid, boue, faim, insalubrité, promiscuité, déracinement et désespoir… Tout n’est que relégation et invisibilisation. Spatiale. Sociale.

Certaines familles sont dispersées d’un camp à l’autre. Les femmes, enfermées dedans, et exclues du dehors… Il n’y a aucune place. Dans le camp.

Hors du camp. C’est au mitan des années 1970 que ces camps finiront par être fermés et leurs habitants relogés. Mais les blessures restent, se transmettent, dans une mémoire traumatique.

Aujourd’hui leurs enfants et petits-enfants réclament justice.

–

Harkis were also repatriates that both France and Algeria no longer wanted. Siding with France, convinced that “Algeria from Dunkirk to Tamanrasset” was their ticket to safety and survival, they faced a double betrayal. After independence, incitements to massacre were widespread. Tortured, boiled alive, crucified, torn limb from limb…men, women, children, whole families. To this day, no precise counting exists, but between 10.000 and 150.000 are thought to have met their deaths.

But what is the point of counting, when you no longer count? Pierre Messmer, then French Minister of Armed Forces, tried to prevent any repatriation. Nevertheless, tens of thousands would reach France. The transit and reclassification camps at Rivesaltes, la Rye, Saint-Maurice-l’Ardoise and Bias were far from being the place of safety, the welcoming country that had been promised.

Cold, mud, hunger, poor hygiene, promiscuity, upheaval and despair…a world of displacement and invisibility, both spatial and social. Some families were split up and sent to different camps. For women, trapped inside and excluded outside, there was no place to be. Neither in the camp, nor outside.

In the mid-1970s, the camps were finally closed and their inhabitants re-housed. But the scars remained, traumatic memories that would be transmitted.

Today, their children and grandchildren demand justice.

Nora Hamadi Journaliste à Arte Journalist at ARTE TV

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 116

10/06/2021 10:33

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 117

117

10/06/2021 10:33

118

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Algérien kabyle, mariage

Algerian Kabyle wedding

L’Estaque 1981

Tirage argentique sur papier baryté / Silver print on baryta paper 30 cm x 40 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2006.192.1

Yves Jeanmougin

Né à Casablanca en 1944. Vit et travaille à Marseille Born in Casablanca in 1944. Lives and works in Marseille

C’

est souvent la flûte qui lance les festivités. Puis le bendil et le tambour suivent. Des hommes souvent, en burnous, impassible, statique, vont peu à peu emmener l’assistance vers une véritable transe. L’Orchestre traditionnel kabyle qui enflamme les villages sur les crêtes des montagnes de Kabylie, en Algérie. Les femmes d’abord. Foulard savamment noué sur le postérieur. Dans un geste d’une rare technique, les pieds commencent à égrener des petits pas. Petits pas. Petits pas. Pourtant, rien ne bouge, sauf les fesses, prises soudainement d’une forme de folie à peine contenue par les robes chatoyantes. Bras légèrement en l’air, visage sérieux, mais youyous terriblement puissants. Chaque été, dans les cours, les garages des maisons où se tiennent les mariages, c’est la même scène qui se répète.

L’exil n’a rien terni de ces festivités. Dans des appartements de cités HLM, dans des pavillons de banlieues et de villes moyennes, où ces familles, poussées par la misère souvent, ont élu domicile, aux abords d’une usine ou de grands complexes industriels ou miniers, la fête continue. Exiguë mais ô combien nécessaire pour ces déracinés, qui, l’espace d’une après-midi, d’une soirée, se laissent envahir par cette tradition. Une affirmation d’un droit à la fête, à l’expression de leur identité arrachée, au sein d’une nation qui les invisibilise.

–

It’s often the flute that kicks off the festivities.

Then the bendir and tambour follow.

They are often played by men in burnous, impassive and motionless, who lead the audience, little by little, into a veritable trance. A traditional Kabyle orchestra, the kind that lights up the villages that perch atop Algeria’s Kabylia mountains.

The women go first, scarves knotted deftly around the posterior. With remarkable precision of movement, the feet begin a series of small, continuous steps. Little steps, little steps. Still nothing moves except the buttocks, taken over by a sort of frenzy barely contained by the shimmering dresses. Arms raised gently, faces serious, they ululate with shocking power. Every summer, in the courtyards, garages and houses where weddings are held, the same scene plays out.

Exile has done nothing to dampen these festivities.

In the apartments of the HLM government highrises, in the houses of the suburbs and towns where these families, driven often by poverty, have chosen to live, on the grounds of factories or industrial complexes, the party continues. Cramped, yet oh so necessary for these uprooted people who, for an afternoon or an evening, give themselves over to tradition. An affirmation of the right to celebrate, to express their stolen identity, in a country that makes them invisible.

Nora Hamadi Journaliste à Arte Journalist at ARTE TV

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 118

10/06/2021 10:33

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 119

119

10/06/2021 10:33

120

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Punta Paloma, Espagne, Spain, 2001

Go No Go, Les frontières de l’Europe / The Frontiers of Europe 1988-2002 Épreuve gélatino-argentique / Gelatin silver print 68 cm x 88 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2009.46.7

Ad Van Denderen

Né à Zeist (Pays-Bas) en 1943. Vit et travaille à Amsterdam Born in Zeist (Netherlands) in 1943. Lives and works in Amsterdam

D

urant quatorze ans, Ad van Denderen photographie les frontières de l’espace Schengen, s’engageant auprès de ceux qui tentent l’émigration vers l’Europe.

Marcher des jours pour traverser la frontière albanaise et rejoindre Athènes, débarquer illégalement sur les côtes espagnoles à Tarifa ou à Punta Paloma, chercher à travailler, survivre clandestinement et surtout attendre dans les rues, les pensions, les camps de réfugiés, avant d’emprunter à nouveau le chemin vers la dignité. Autant d’étapes enregistrées par le photographe.

Par la distance du noir et blanc et un cadrage sensible, Ad van Denderen touche au plus intime de l’être. À quoi songe cette femme au regard perdu, qui boutonne délicatement une chemise immaculée ? Au périple qui a été le sien ? À cet ailleurs qui l’attend ? À la vie qui continue, avec ses espoirs et ses promesses.

Au fil des images s’ébauchent les quotidiens et les destins, suspendus dans l’attente et la clandestinité : « J’ai essayé de capter un tant soit peu cette société de l’ombre dans laquelle des gens font tout ce qu’ils peuvent pour survivre, et où la honte, la fierté et la dignité jouent un rôle essentiel. Je voulais donner un visage à ceux qui autrement seraient restés anonymes1. » 1.Ad van Denderen, « Asylum seekers », traduit par Isabelle Renard. Texte paru dans le catalogue de l’exposition « J’ai deux amours ». La collection d’art contemporain du Musée, Paris, éd.

CNHI-Montag, 2011, pp 58-59.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 120

–

Over the course of fourteen years, Ad van Denderen photographed the borders of the Schengen Area, engaging with people attempting to emigrate to Europe. Walking for days to cross the Albanian border and reach Athens, disembarking illegally on the Spanish coast at Tarifa or Punta Paloma, looking for work, surviving in secret, and above all, waiting, in the streets, the hostels, and the refugee camps, before setting out again on the path toward dignity.

Through the abstraction of black and white and deft use of framing, Ad van Denderen touches the most intimate parts of human experience. What is this woman thinking of, her expression absent as she delicately buttons an immaculate shirt? The journey she has taken? The new place that awaits her?

The life that continues on, with its hopes and promises.

Through these images, daily lives and destinies are sketched out, suspended in anticipation and secrecy: “I tried to capture, at least in some small part, this society that exists in the shadows, in which people do everything they can to survive, and where shame, pride and dignity all play an essential role. I wanted to give a face to those who would otherwise remain anonymous1.”

Isabelle Renard Cheffe du service des collections et des expositions du MNHI Head of MNHI collections and exhibitions service

10/06/2021 10:34

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 121

121

10/06/2021 10:34

122

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

2m26s/4m44s (Il Cammino)

2017 Aquarelle sur papier / Watercolour on paper 36 cm x 51 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2018.1.6

Giulia Andreani

Née à Venise en 1985. Vit et travaille à Paris Born in Venice in 1985. Lives and works in Paris

N

ée en 1985 à Venise et pensionnaire de la Villa Médicis en 2017-2018, Giulia Andreani vit et travaille en France depuis plus de dix ans. Il Cammino (le chemin, la voie) a été réalisé dans le cadre d’une commande pour l’exposition Ciao Italia ! qui s’est tenue au Musée national de l’histoire de l’immigration en 2017. Elle a pour cela réalisé une série d’œuvres transposant des images d’archives en peintures d’histoire. Sa démarche vise à redonner des corps et des visages à l’histoire des migrations italiennes. Son utilisation systématique de nuances de gris crée le trouble entre peinture et photographie, rend les figures fantomatiques, et force la confrontation avec les regards des Italiens et Italiennes en exil. L’artiste rend visibles des visages anonymes qui apparaissent, pour la première fois, dans une histoire collective dont les corps ont été effacés. Giulia Andreani est également attachée à mettre en avant le rôle, la place, et les vécus des femmes. Cela se traduit notamment dans cette peinture qui met en lumière un destin de femme sur les routes de l’exil en Italie, pendant la Première Guerre mondiale.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 122

–

Born at Venice in 1985 and a resident of the Villa Medici from 2017-2018, Giulia Andreani has lived and worked in France for over ten years.

Il Cammino (the path, the road) was created as part of a commission for the Ciao Italia! exhibition hosted by the Musée national de l’histoire de l’immigration in 2017. The artist created a series of works rendering archival images as historical paintings.

Her approach aims to attach bodies and faces to the history of Italian migration. Her systematic use of shades of grey blurs the line between painting and photography, giving the figures a ghostly quality, forcing a confrontation with the eyes of Italians in exile.

The artist grants visibility to anonymous faces, appearing for the first time in a collective history from which their bodies have been erased. Giulia Andreani is also committed to highlighting the role, place and experiences of women. This is reflected in particular in this painting, which highlights the fate of women on the road to exile in Italy during the First World War. AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions

10/06/2021 10:34

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 123

123

10/06/2021 10:34

124

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Urgent

1997-2007 Affiches / Posters 162,5 cm x 100 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2007.40.3, Inv. 2007.40.4, Inv. 2007.40.5, Inv. 2007.40.36

Ghazel

Née en Iran en 1966. Vit et Travaille à Paris Born in Iran in 1966. Lives and works in Paris

N

ée en Iran en 1966, Ghazel commence à étudier en France en 1986. Elle reçoit une lettre d’expulsion suite à sa demande de titre de séjour en 1997.

C’est alors qu’elle entreprend le projet Urgent, qui s’articule autour de sa recherche d’un mariage blanc comme solution ultime à la sortie de la clandestinité. L’œuvre se compose d’une série d’affiches utilisant des mots clefs, des photos et des sigles (tels que SPF pour Sans Papiers Fixes).

Les premières affiches (1997-2002) précisent les caractéristiques du mari recherché, tandis que les dernières (2002-2007) visent à proposer un mariage blanc avec l’artiste, nouvellement régularisée. Si Ghazel ne mentionne aucune caractéristique physique attendue pour l’homme qu’elle cherche à épouser, tant que ce dernier dispose de papiers, elle dévoile en revanche certaines de ses caractéristiques physiques dans sa propre offre de mariage blanc : visage partiellement ou entièrement dévoilé, silhouette, origine moyenne-orientale… Alors que le corps de l’homme ne compte pas dans ce processus, celui de la femme est quant à lui mis en avant.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 124

–

Born in Iran in 1966, Ghazel began studying in France in 1986. She received a letter of deportation in response to her request for a residency permit in 1997. It was then that she undertook the project Urgent, based on her search for a sham marriage as the ultimate solution to her undocumented status. The work comprises a series of posters using keywords, photos and acronyms (such as SPF for Sans Papiers Fixes No Permanent Papers). The first set of posters (1997-2002) specify the qualities sought in a husband, while the second set (2002-2007), produced after her status was regularised, offer the artist in marriage to another in need.

While Ghazel does not mention any physical characteristics of the man she desires to marry, provided they have their papers, she does disclose some of her own physical attributes in offering herself in return: her face, partially or entirely uncovered, her figure, her middle eastern origin… while the man’s body is not important in this process, the woman’s is emphasised.

AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions

10/06/2021 10:34

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 125

125

10/06/2021 10:34

126

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Bottari Truck – Migrateurs

Migrants

2007-2009 Duraclear dans un caisson lumineux / Duraclear in lightbox 125 cm x 188,5 cm x 16,5 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2009.42.1

Kimsooja

Née en Corée du Sud en 1957. Vit et travaille à Paris et New York et Séoul Born in South Korea in 1957. Lives and works in Paris, New York and Seoul

N

ée en 1957 en Corée du Sud, Kimsooja travaille aujourd’hui entre Paris, New York et Séoul. Peintre, sculptrice et vidéaste, elle donne un rôle majeur au tissu dans ses créations. Elle réalise notamment des bottari, tissus traditionnels coréens utilisés pour le transport d’objets personnels, renvoyant de fait aux notions de nomadisme et d’errance. Bottari Truck est une performance réalisée dans le cadre d’une résidence au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, lors de laquelle elle traverse Paris juchée sur un pick-up rempli de bottari réalisés à partir de tissus récoltés auprès d’Emmaüs. Lors de cette performance, les étoffes hétéroclites évoquent les corps invisibilisés des personnes migrantes, leurs parcours et origines multiples. L’artiste transporte ces corps en creux dans des lieux symboliques de la lutte des sans-papiers : l’Église Saint-Bernard, la place de la Bastille, la place de la République. Le trajet du véhicule transportant un amoncellement de balluchons évoque également le ballotage des corps anonymes, oubliés et maltraités au cours du processus migratoire.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 126

–

Born in South Korea in 1957, Kimsooja today works between Paris, New York and Seoul.

A painter, sculptor and videographer, her creations place a particular emphasis on fabric. She is known for her bottari, traditional Korean cloths used to transport personal items, alluding to ideas of nomadism and wandering. Bottari Truck is a performance created as part of a residency at the Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, during which the artist crossed Paris perched atop a pick-up truck filled with bottari made from fabrics collected from the charity Emmaüs. In this performance, the diversity of the fabrics reflects the invisible bodies of migrant people, with their many paths and origins. The artist transported these hollow bodies to symbolic locations in the struggle of undocumented people: the Église Saint-Bernard, the place de la Bastille, the place de la République.

The journey of the vehicle with its pile of bundles also evokes the transportation of anonymous bodies, forgotten and mistreated during the process of migration.

AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions

10/06/2021 10:34

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 127

127

10/06/2021 10:35

128

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

« Barça mba barzakh ? »

2008-2009 Installation – 2 livrets imprimés sur papier, une projection de 3 diapositives avec dispositif sonore Installation – 2 booklets printed on paper, projection of 3 slides with audio accompaniment

12 cm x 21 cm (livrets / booklets), 8’20 minutes (dispositif sonore / audio accompaniment) Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2010.9.1.4

Maureen Ragoucy

Née à Paris en 1984. Vit et travaille à Lille Born in Paris in 1984. Lives and works in Lille

N

ée en 1984 à Paris, Maureen Ragoucy est diplômée de l’École européenne supérieure d’Art de Bretagne. Elle adopte une démarche à mi-chemin entre art et anthropologie, liant installations, photographies, vidéos et entretiens. Ses projets traitent de la mémoire et font dialoguer images et récits individuels. « Barça mba barzakh ? » (« Barcelone ou la mort »), s’inscrit dans une volonté de sauvegarde du patrimoine oral des récits individuels. Il naît à la suite d’entretiens réalisés avec des citoyens maliens et sénégalais au cours desquels elle pose deux questions : « Qui êtes-vous ? » et « Quel est votre rêve ? ». Rejoindre l’Europe est alors la réponse la plus commune.

Maureen Ragoucy réalise ensuite deux livrets composés de cartes, photographies et entretiens.

L’un retrace un parcours d’exil, l’autre se compose de photographies d’objets échoués sur une plage.

Les corps des personnes migrantes ne sont pas visibles, bien que l’on puisse suivre la cartographie de leurs parcours migratoires. La seule trace de leur existence physique demeure leurs possessions, échouées sur le sable.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 128

–

Born at Paris 1984, Maureen Ragoucy is a graduate of the École européenne supérieure d’Art de Bretagne. She employs a hybrid approach between art and anthropology, combining installations, photographs, videos and interviews.

Her projects deal with memory and create a connection between images and individual stories. « Barça mba barzakh ? » (“Barcelona or death”), reflects a desire to safeguard the oral heritage of individual stories. It was born out of a series of interviews conducted with Malian and Senegalese citizens, in which the artist asked two questions: “Who are you?” and “What is your dream?”. Reaching Europe was the most common answer. Maureen Ragoucy subsequently released two booklets containing maps, photographs and interviews.

One traces the route of exile, while the other is comprised of photographs of objects left on a beach.

The bodies of migrant people are not visible, though we can follow the map of their journey of migration.

The only traces of their physical existence are their possessions, washed up on the sand.

AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions

10/06/2021 10:35

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 129

129

10/06/2021 10:35

130

AU MUSÉE | PORTFOLIO

Les collections du Musée au féminin

Museum’s collections on women

Mother Tongue

2002 Installation de 3 vidéos de 25 minutes chacune Installation, 3 x 25-minute videos

15,5 cm x 9,3 cm x 2,5 cm Musée national de l’histoire de l’immigration Inv. 2005.1.1

Zineb Sedira

Née à Gennevilliers en 1963. Vit et travaille à Londres Born in Gennevilliers in 1963. Lives and works in London

N

ée à Gennevilliers en 1963 d’une famille d’immigré·e·s algérien·ne·s, Zineb Sedira part faire ses études d’art à Londres, où elle vit toujours. Cette œuvre s’inscrit pleinement dans les thématiques de son travail, lequel questionne l’identité, la mémoire, les migrations, et explore les intersections de son identité en tant que franco-algérienne résidant en Angleterre.

Sous la forme d’un triptyque vidéo, l’artiste met en scène la filiation matrilinéaire et la transmission orale de la mémoire familiale sous la forme de dialogues en arabe, français et anglais. Zineb Sedira souligne ici le fait que l’oralité permet de transmettre les identités culturelles d’une génération à l’autre. A contrario, l’échec de communication entre la grand-mère arabophone et la petite-fille anglophone pointe une altération du processus de transmission de la culture familiale provoquée par les mouvements migratoires. Si les corps se ressemblent, la distance linguistique entre en contradiction avec I’apparente proximité des trois femmes. La langue maternelle est ici celle du pays d’accueil, et non celle de la mère.

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 130

–

Born at Gennevilliers in 1963 to a family of Algerian immigrants, Zineb Sedira left to study art in London in, where she still lives.

This work strongly embodies the key themes of her practice, which interrogates identity, memory, and migration, and explores the intersections of her identity as a French-Algerian person living in England.

In the form of a video triptych, the artist depicts a line of maternal descent and the oral transmission of family memory in the form of dialogues in Arabic, French and English. Zineb Sedira highlights the fact that oral communication allows cultural identity to be transmitted from one generation to the other.

On the other hand, the failure of communication between the Arabic-speaking grandmother and English-speaking granddaughter points to a change in the process of cultural transmission through family caused by the movements of migration.

Here the mother tongue is the language of the new country, not the language of the mother.

AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions

10/06/2021 10:35

FEMMES & MIGRATIONS HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

H_M_Portfolio_Bilingue.indd 131

131

10/06/2021 10:35

132

au musée | Les collections du Musée au féminin

AWARE. Pour une histoire de l’art inclusive

AWARE. For an inclusive art history Écrire une nouvelle histoire de l’art mondial au XXe siècle en accordant leur place légitime aux artistes femmes, tel est l’objectif de l’association AWARE.

The objective of the AWARE association is to write a new history of world art in the 20th century by giving women artists their rightful place.

A

WARE: Archives of Women Artists, Research and Exhibitions est né du constat des inégalités de genre dans l’histoire de l’art et dans les musées.

C’est pour répondre à cette urgence que Camille Morineau co-fonde l’association en 2014. Son objectif est de créer un outil qui servirait à la fois aux professionnel·le·s des arts, mais aussi à un large public, afin d’ouvrir les champs de connaissance, permettre une réécriture inclusive des histoires de l’art et donner leurs places aux artistes femmes.

Les actions principales de l’organisme visent à la création, à la diffusion et à l’indexation de l’information sur les artistes femmes du XXe siècle grâce à des partenariats avec des musées, des universités et des centres de recherche. Pour ce faire, AWARE organise des événements à rayonnement national ou international tels que des colloques, des journées d’études, des remises de prix, des visites spécialisées… À cela s’ajoute le fait que l’association réalise un important travail de collecte et de création de sources à travers la constitution d’un centre de documentation, l’édition d’actes de colloques et l’enrichissement quotidien d’un site internet entièrement dédié aux artistes femmes du XXe siècle. On y retrouve un dictionnaire en ligne réunissant plus de 700 notices

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 132

A

WARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions) came about from the observation of gender inequalities in art history and museums. Camille Morineau co-founded the association in 2014 to respond to this emergency. Its objective is to create a resource that would serve both arts professionals and the general public, in order to open up fields of knowledge, allow an inclusive rewriting of art history and give women artists their place.

The main activities of the organisation are creating, circulating and indexing information on 20th century women artists through partnerships with museums, universities and research centres.

To this end, AWARE organises national and international events such as conferences, study days, awards ceremonies, specialised tours, etc.

In addition, the association carries out important work in collecting and creating sources through establishing a documentation centre, publishing conference proceedings and, every day, updating a website entirely dedicated to women artists of the 20th century. It includes an online dictionary with more than 700 biographical notes on women artists, cartoons for younger people, podcasts, reports on university research, themed online tours linked to school programmes, etc.

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

133

▶▶Malala Andrialavidrazana, Figures 1816, Der Südliche Gestirnte Himmel vs Planiglob der Antipoden, 2015, épreuve pigmentaire, 120 x 120 cm. © Courtesy de l’Artiste & Galerie Dominique Fiat. © Malala Andrialavidrazana. © Photo Rag Ultra Smooth. ▶▶Malala Andrialavidrazana, Figures 1816, Der Südliche Gestirnte Himmel vs Planiglob der Antipoden, 2015, pigment print. © Courtesy of the artist and Galerie Dominique Fiat. © Malala Andrialavidrazana. © Photo Rag Ultra Smooth.

biographiques d’artistes femmes, des dessins animés à destination des plus jeunes, des podcasts, des comptes-rendus de recherches universitaires, des parcours thématiques en ligne en lien avec les programmes scolaires, etc.

Vers une histoire mondiale des artistes femmes Après un fort ancrage en France, AWARE a renforcé son action à l’international dont l’ambition scientifique première est de contribuer

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 133

En route to a global history of women artists After gaining a strong foothold in France, AWARE is broadening its scope internationally; its first scientific objective is to contribute to better geographical inclusivity of the history of 20th century women artists. In fact, if the careers of women artists have been invisible in France, England or the United States, what about Vietnamese, Congolese or Chilean artists? Their history, which is more complex to write about

10/06/21 12:21

134

au musée | Les collections du Musée au féminin

à une meilleure inclusivité géographique de l’histoire des artistes femmes du XXe siècle. En effet, si les carrières des artistes femmes ont été invisibilisées en France, en Angleterre ou aux États-Unis, qu’en est-il des artistes vietnamiennes, congolaises ou chiliennes ? Leur histoire est d’autant plus complexe à écrire que celle de leurs homologues masculins, pourtant davantage visibles, est déjà mal connue.

AWARE répond à cette invisibilisation par la création d’un réseau académique transnational, TEAM: Teaching, E-learning, Agency, Mentoring.

L’objectif de TEAM est d’enrichir le site d’AWARE en priorité sur les zones géographiques encore sous-représentées à ce jour et de soutenir la formation d’une nouvelle génération d’historien·ne·s de l’art formé·e·s aux problématiques de genre et à la place des artistes femmes, de l’Argentine à la Chine en passant par l’Afrique du Sud et la Turquie. AWARE participe également à la réécriture d’une histoire de l’art inclusive et égalitaire par l’organisation d’événements thématiques ciblés. C’est par exemple le cas du colloque RECLAIM : Récits d’artistes femmes africaines organisé dans le cadre d’un partenariat avec la Saison Africa2020, une manifestation panafricaine et pluridisciplinaire.

Réunissant des chercheur·se·s d’horizons variés, ce colloque a pour objectif de mettre en avant la recherche consacrée aux artistes femmes africaines et d’intégrer celles-ci aux récits fondateurs de l’histoire de l’art.

Enfin, AWARE s’est associée au Forum Génération Égalité pour imaginer une exposition grand public sur l’histoire des artistes femmes dans le monde. Itinérante et multilingue, cette exposition a vocation à être enrichie à chaque étape par les pays hôtes et être ainsi le support d’une réécriture collective pour une histoire de l’art inclusive qui dépasse les frontières. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 134

than that of their more visible male counterparts, is still unclear.

AWARE has responded to this invisibility by creating a transnational academic network, TEAM: Teaching, E-learning, Agency, Mentoring. TEAM’s objective is to update the AWARE website by focusing on geographical areas that are still under-represented and to support the training of a new generation of art historians trained in gender issues and the place of women artists, from Argentina to China, South Africa and Turkey. AWARE also participates in the rewriting of inclusive and egalitarian art history by organising targeted themed events. For example, this is the case with the RECLAIM (Narratives of African Women Artists)) conference, organised in partnership with Africa2020 Season, a Pan-African and multidisciplinary event. Bringing together researchers from a variety of backgrounds, this conference aims to highlight research on African women artists and integrate them into the founding narratives of art history.

Lastly, AWARE has partnered with the Generation Equality Forum to create an exhibition for the general public on the history of women artists across the world. This travelling and multilingual exhibition is intended to be updated at each stage by the host countries and thus to be the cornerstone for a collective rewriting of an inclusive art history that transcends borders. 

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

135

Identités imparfaites

Imperfect identities Entretien avec / Interview with Ghazel, réalisé par Isabelle Renard, cheffe du service des collections et des expositions1

by Isabelle Renard, head of the collections and exhibitions service1

Née à Téhéran en 1966, Ghazel quitte l’Iran en 1986 pour venir étudier en France. « Nomade hybride » comme elle s’est longtemps qualifiée, elle se considère davantage aujourd’hui comme une artiste en « transit permanent ». Son œuvre examine les questions de déracinement, d’appartenance et d’hybridité. Les notions de migrations contemporaines, de circulations, mais aussi la guerre et ses effets irriguent sa démarche. En « suspension entre deux mondes », chacun « tenant lieu de référence et de maison », Ghazel explore son identité multiple tout en réinventant son univers. « Je suis une “étrangère” dans ces deux mondes – l’Occident et l’Iran – et c’est mon monde à moi que je révèle. »2. Ghazel a participé à de nombreuses manifestations internationales telles que la 50e Biennale de Venise (2003), la 8e Biennale de La Havane (2003), la 3e Biennale de Tirana (2005), la 7e Biennale de Sharjah (2005), la 15e Biennale de Sydney (2006), la 14e Biennale Donna à Ferrare (2010) et la 13e Biennale de La Havane (2019). Son travail est présent dans de nombreuses collections publiques : Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris (France), Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok), Vienne (Autriche), Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI), Paris (France). En 2018, elle est nommée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par le ministère de la Culture français. Ghazel choisit le Musée national de l’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, pour recevoir sa décoration.

Born in Tehran in 1966, Ghazel left Iran in 1986 to come and study in France. A “hybrid nomad” as she has long called herself, she now sees herself more as an artist in “permanent transit”.

Her work examines the issues of uprooting, belonging and hybridity. Notions of contemporary migration and movements, but also war and its effects, inspire her approach. In “suspension between two worlds” each “taking the place of reference and home”, Ghazel explores her multiple identities while reinventing her world. “I am a ‘foreigner’ in these two worlds – the West and Iran – and it is my own world that I reveal”2. Ghazel has participated in many international events such as the 50th Venice Biennial, the 8th Havana Biennial (2003), the 3rd Tirana Biennial (2005), the 7th Sharjah Biennial (2005), the 15th Sydney Biennial (2006), the 14th Donna Biennial in Ferrara (2010) and the 13th Havana Biennial (2019). Her work is on display in many public collections: the Musée National d’Art Moderne, the Centre Pompidou, Paris (France), the Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok), Vienna (Austria), the National Museum of History of Immigration (MNHI), Paris (France). In 2018, she was nominated Chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres by the French Ministry of Culture. Ghazel chose the National Museum of History of Immigration, Palais de la Porte Dorée, to receive her award.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 135

10/06/21 12:21

136

au musée | Les collections du Musée au féminin

I.

I.

G. : Cette série est née en 1997, presque en même temps que les affiches. En fait, dès 1995, j’avais commencé des projets d’art dans des zones d’éducation prioritaire (ZEP) à Montpellier. Je faisais ces ateliers avec l’intention de faire de l’art-thérapie. Ensuite, j’ai beaucoup travaillé avec des associations de banlieues, avec de jeunes migrants. Par ailleurs, je rentrais à peu près deux fois par an en Iran et, en janvier 1997, j’ai travaillé pendant un mois dans une maison de correction pour enfants délinquants. C’était vraiment un défi pour moi. Très vite, j’ai compris que ce qui me reliait à ces jeunes, c’était l’humour. Lorsqu’ils m’insultaient, je les insultais aussi et puis, moi, j’étais là avec mes bottes militaires , et ça, ils adoraient. On s’entendait bien et ils aimaient mes ateliers. Après cette expérience et suite à une année très nomade entre l’Iran et plusieurs villes européennes, je me suis rendu compte que mon humour manquait dans mon travail.

Puis, au cours d’une résidence d’artiste près de Leipzig, j’ai commencé à écrire beaucoup et j’ai tout de suite pensé que la vidéo serait la forme plastique de ce travail d’écriture. La première scène de la série Me, c’est la Vénus de Botticelli (où je sors de l’eau et où il est inscrit : « Chaque femme rêve d’être une vénus de Botticelli »). Mon travail est très influencé par mes études de cinéma (le cinéma muet, L’image-temps, L’image-mouvement de Gilles Deleuze ), mais aussi par le documentaire et le reportage que l’on a beaucoup étudiés à l’université. Je jouais avec une image banale, utilisais le caméscope de tout le monde pour souligner l’idée que tout le monde pouvait tout documenter : les fêtes

G.: This series began in 1997, almost at the same time as the posters. In fact I had started art projects in priority education zones (ZEP) in Montpellier as early as 1995. I did these workshops with the intention of doing art therapy. Next, I worked a lot with associations in the banlieues, with young migrants. In addition, I returned to Iran approximately twice a year and in January 1997, I spent a month working in a youth detention centre for child offenders. It was a real challenge for me. Very quickly, I understood that what linked me to these young people was humour. When they insulted me, I insulted them back and then there I was with my military boots on, and they loved that. We got on well and they enjoyed my workshops. After this experience and following a very nomadic year between Iran and several European cities, I realised that my humour was missing from my work.

Then, during an artist residency near Leipzig, I started writing a lot and immediately thought that video would be the plastic form of this writing work. The first scene in the Me series is Botticelli’s Venus (when I get out of the water and it says: “every woman dreams of being Botticelli’s Venus”). My work is highly influenced by my film studies (silent cinema, The Time-Image, The Movement-Image by Gilles Deleuze, etc.), but also by documentary and reportage, which were a significant part of my university course. I played with a banal image, using a normal camcorder to emphasise the idea that anyone could document everything: family celebrations, birthdays, weddings etc., and, in the form – with the texts and the sequence of scenes – I juggled between documentary and fiction. I was criticised for this

by Iranians, who only interpreted my films as a

R. : Dans Me 2003-2008, une série d’autoportraits vidéo tragico-burlesques acquise par le MNHI en 2007, tu te filmes dans de courtes séquences toujours vêtue d’un tchador. Représentation métonymique de la femme iranienne, le tchador devient progressivement un principe graphique liant les différentes saynètes entre elles. Peux-tu nous parler de la genèse de cette œuvre et de ce qu’elle représente dans ton parcours ?

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 136

R.: In Me 2003-2008, a series of tragicburlesque video self-portraits acquired by the MNHI in 2007, you film yourself in short sequences, always wearing a chador. As a metonymic representation of the Iranian woman, the chador gradually becomes a graphic principle linking the different sketches together. Can you tell us about the origins of this work and what it represents in your career?

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

137

▶▶Still Lives, exposition de l'artiste à / the artist's exhibition at Azad Art Gallery, Téhéran, février 2021. © Photo Saeid Ramezanyian.

de famille, les anniversaires, les mariages Et, dans la forme – avec les textes et les enchaînements des scènes ­– , je jonglais entre le documentaire et la fiction. Ce que m’ont reproché les Iraniens d’ailleurs, qui avaient une seule lecture documentaire de mes films. Même Abbas Kiarostami3 me disait que cela n’était pas un film, qu’il fallait qu’il y ait une meilleure image.

Il ne comprenait pas que c’était précisément cette image « sale » qui m’intéressait. En même temps, ces fictions sont aussi des documentaires car elles montrent où et comment je vivais à New York, Montpellier, Téhéran et les autres villes

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 137

documentary. Even Abbas Kiarostami3 told me that this was not a film, since the picture quality was so low. He didn’t understand that it was precisely this ”dirty” image that interested me. At the same time, these fictions are also documentaries because they show where and how I lived in New York, Montpellier, Tehran and other cities.

I.R.: In these films, through comic, repetitive and sometimes desperate gestures, you explore your multiple identity, your “other me” or rather your other “mes”? Your hybridity?

G.: Yes, it really is a mixture of all my cultures, of all my imperfect identities. The English

10/06/21 12:21

138

au musée | Les collections du Musée au féminin

I. R. : Dans ces films, à travers des gestes comiques, répétitifs, parfois désespérés, tu explores ton identité multiple, ton « autre moi » ou plutôt tes autres « moi » ? Ton hybridité ?

G. : Oui, c’est vraiment un mélange de toutes mes cultures, de toutes mes identités imparfaites. La langue anglaise est vitale pour moi : j’ai commencé écrire en anglais car j’étais dans une école internationale. Alors que ma langue maternelle, c’est le persan. Et si j’écris mieux en anglais, les calculs, en revanche, se font toujours en persan ! Puis le français est devenu très important lui aussi. Je lis en français tous les textes fondamentaux en philosophie, sociologie Les trois langues constituent mes trois identités. En Iran, les gens sont choqués lorsqu’une autre identité prend le dessus. Car lorsque je parle une autre langue, j’ai une autre attitude. Oui, en fait je suis toujours en transit.

Ici et là-bas. Enfin, le titre de cette série renvoie aux titres génériques que j’ai toujours utilisés dans mon travail. Dans Me, il fallait que l’on comprenne qu’il s’agissait de moi. C’est là où j’ai commencé à écrire mon nom avec un « e », Ghazel. D’ailleurs, lors mon exposition personnelle à Nîmes en 1994, le directeur du Frac m’a avoué qu’il pensait que Ghazal Radpay était un homme. Par ailleurs, on ne peut échapper au fait d’être « nous ». On est tout le temps lié à la famille et à l’histoire de la famille. C’est le contraire de l’Occident où l’on peut être « moi ».

En Iran, nous sommes toujours « nous ». J’ai coupé le nom de famille, donc le « nous », et je suis devenue « moi ».

I. R. : Oui, et l’on comprend très bien que Me sont des autoportraits

G. : Des Iraniens m’ont reproché ces films qu’ils ne considéraient pas comme mes autoportraits, mais comme des documentaires sur des femmes iraniennes puisque, justement, nous sommes toujours « nous » là-bas. En réalité, pour moi, ces films sont un hommage à ma grand-mère maternelle et à la femme qui m’a élevée. Ma grand-mère faisait partie de cette génération de femmes qui a dû enlever le tchador lorsque

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 138

language is vital for me: I started writing in English because I went to an international school, whereas my mother tongue is Persian.

And while I write better in English, on the other hand I always do calculations in Persian! Then French also became very important. I read all the fundamental philosophy and sociology texts in French. The three languages make up my three identities. In Iran, people are shocked when another identity takes over. Because when I speak another language, I have another attitude. Yes, in fact I am always in transit. Here and there. Finally, the title of this series refers to the generic titles I have always used in my work.

In Me, it had to be understood that it was about me. That is when I started to spell my name with an “e”, Ghazel. In addition, during my solo exhibition in Nîmes in 1994, the director of the Frac admitted to me that he thought Ghazal Radpay was a man. In addition, we cannot escape being “us”. We are always linked to the family and family history. This is the opposite of the West, where we can be “me”. In Iran, we have always been “us” I removed the family name, the “us”, and I became “me”.

I.R.: Yes, and it’s very clear that Me are selfportraits…

G.: Iranians have criticised me for these films, which they do not consider to be my self-portraits, but documentaries about Iranian women, since we are still “us” there. In reality, for me, these films are a tribute to my maternal grandmother and the woman who raised me. My grandmother was part of the generation of women who had to remove the chador when Reza Shah came to power. My generation, on the other hand, experienced the opposite. The veil was imposed on us when I was 15. In my films, I didn’t want to use the veil, which only represents the Islamic revolution. I wanted to use the chador, as this is a timeless icon of Iran (like the Kimono in Japan) and symbolises the veil, which is a part of my life and my reality.

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

Réza Chàh est arrivé au pouvoir. Ma génération, en revanche, a vécu l’inverse. On nous a imposé le voile quand j’avais 15 ans. Dans mes films, je ne voulais pas utiliser le voile qui représente uniquement la révolution islamique. Je voulais utiliser le chador qui st une icône intemporelle d’Iran (c’est comme le Kimono au Japon) et qui, symbolise le voile qui est une partie de ma vie et de ma réalité.

I. R. : Artiste, femme, engagée ces trois mots te qualifient-ils ? Te considères-tu comme une artiste engagée, ou du moins concernée par les mouvements du monde ?

G. : C’est un honneur de me dire que je suis une artiste engagée. D’ailleurs, l’art contemporain reste enfermé dans une bulle et m’ennuie. Au MNHI – et je pense notamment aux affiches Urgent –, les visiteurs qui ne vont pas chercher de l’art tombent dessus. Je pense que l’art doit sortir des galeries, des musées et aller dans le domaine public, sur Instagram Mais, lorsque j’ai réalisé Urgent, je n’ai pas forcément pensé être engagée. J’ai réagi tout naturellement et instinctivement. En 1995, j’ai décidé qu’en tant qu’artiste je ne pouvais pas juste faire de l’art pour un espace blanc, mais que je devais faire un travail social avec mon art. Dès ma première intervention en milieu scolaire, j’ai compris que je ne voulais pas enseigner de l’art, mais transmettre aux élèves la capacité de s’exprimer à travers l’art. 

139

I.R.: Artist, woman, activist… do these three words describe you? Do you consider yourself as a committed artist, or at least concerned by the movements of the world?

G.: It is an honour to be told that I’m an activist artist. Besides, contemporary art remains trapped in a bubble and I’m bored. At the MNHI – and I am thinking in particular of the Wanted posters – visitors who aren’t looking for art come across it. I think that art has to leave galleries and museums and enter the public domain, on Instagram. But when I made Wanted, I didn’t necessarily think I’d become so socially engaged. I reacted naturally and instinctively. In 1995, I decided that as an artist I couldn’t just make art for a white space, but that I had to do social work with my art. Since my first time entering a school, I realised that I didn’t want to teach art, but instead give the students the ability to express themselves through art. 

Notes 1. Extrait de l’entretien de Ghazel réalisé par Isabelle Renard et publié dans le revue Hommes et Migrations, N°1331 (octobredécembre 2020), Femmes engagées, « Ghazel, identités imparfaites », pp 161-170.

2. Ghazel, « Moi », in Michket Krifa (dir.), Regards persans : Iran, une révolution photographique. Cat. Expo., Paris, Fondation Electricité de France Espace Electra, 20 juin-31 août 2001, Paris, Paris musées, p. 58.

3. Abbas Kiarostami (1940-2016), réalisateur et scénariste iranien.

1. Extract from the interview with Ghazel conducted by Isabelle Renard and published in the magazine Hommes et Migrations, No. 1331 (October-December 2020), Femmes engagées, “Ghazel, identités imparfaites”, pp 161-170.

2. Ghazel, ‘Moi’, in Michket Krifa (ed.), Regards persans : Iran, une révolution photographique. Cat. Expo, Paris, Fondation Electricité de France Espace Electra, 20 June-31 August 2001, Paris, Paris museums, p. 58.

3. Abbas Kiarostami (1940-2016), Iranian director and screenwriter.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 139

10/06/21 12:21

140

au musée | Les collections du Musée au féminin

La littérature, le point de vue de l’émancipation des femmes

Literature: the perspective of women’s emancipation Mustapha Harzoune, journaliste littéraire / literary journalist.

La représentation littéraire du corps féminin associé à l’immigration ou à l’islam se joue des stéréotypes et des assignations de tout ordre. Dans la diversité des mises en scène de destins de femmes, se dégagent de multiples trajectoires d’émancipation. Des quêtes individuelles qui se rejoignent dans le chœur des combats collectifs pour la liberté des femmes.

Literary representation of the female body associated with immigration or Islam plays on all kinds of stereotypes and attributions. With diverse staging of women’s destinies, multiple trajectories of emancipation emerge: individual quests that join the chorus of collective struggles for women’s liberation.

D

ans le bric-à-brac médiatico-politique où la pensée devient binaire – céder aux « généralisations des xénophobes » ou se « compromettre » avec des islamistes1 – seule la littérature se refuse aux guéguerres de tranchées pour ne s’intéresser qu’à l’émancipation des corps, des femmes. Elle n’enferme les individus ni dans des appartenances fantasmées, ni dans des approches moralisatrices et hors sol. « La sexuation du monde participe à la fabrique de l’histoire. […] En faire une question morale, c’est maintenir les sexes hors du temps, hors de l’histoire » disait Geneviève Fraisse. Et d’ajouter « dans cette tension entre débat de fond et refoulement du sexe se joue l’histoire de l’émancipation2 ».

Le rapport entre hommes et femmes serait d’abord une question politique et d’histoire3.

Pas d’exégèse, coranique ou sociologisante.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 140

I

n the media-political bric-a-brac where thinking becomes binary – to give in to the “generalisations of xenophobes” or “compromising” with Islamists1 – only literature refuses to fight in the trenches, and is only interested in the emancipation of bodies, of women. It does not confine individuals to fantasised affiliations or to moralising and off-the-wall approaches. “The sexuation of the world participates in the making of history. (...) To make it a moral issue is to keep the sexes outside time, outside history,” aid Geneviève Fraisse. She adds, “the history of emancipation is played out in this tension between substantive discussion and the repression of sex2.”

The relationship between men and women is primarily a political and historical issue3, with

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

L’acte de dire la domination masculine et de s’engager sur le chemin « plus fécond4 » de l’émancipation des femmes est celui de la littérature. Personnages et situations traduisent la diversité, la complexité de la vie : le voile n’est pas l’antichambre du salafisme ni même le burkini – à croire le dernier Faïza Guène5 – ; la liberté des corps – des émotions et leur expression ! – ne revient pas à se vautrer dans le moule d’un modernisme sans repères ni histoire. Ce qui domine ? La quête de liberté, de l’égalité et l’émancipation. Le refus de la domination masculine – jusqu’à occire l’oppresseur chez Maïssa Bey6 –, et un regard critique sur le foutoir des approximations, des idéologies, des confusions, des assignations, et autres belles âmes qui s’en viennent pleurer sur le malheur des femmes dites « musulmanes », dites « arabes », etc.

Un/e quête/désir de la liberté du corps féminin Avec la féminisation de l’immigration, le corps féminin est devenu un enjeu dans l’espace public (visibilité/invisibilité) et le mystère des espaces privés – avec quelques monomanies à la clef (réclusion, domination, enfermement, matrones domestiques, sœurs soumises, polygamie, mariages forcés, violences conjugales, virginité…). Corps caché, corps soumis, corps fantasmé, corps voilé. Espace de l’interdit, des frustrations et de la fermeture. Avec son lot de fantasmes et de désirs emprisonnés dans le « traquenard orientaliste7 ».

Mais la chronique romanesque donne aussi à voir des corps émancipés ou qui aspirent à l’être qui, retrouvant leurs fonctions vitales, brisent les tabous en revendiquant leur part d’oxygène, de mouvement, de marche libre (Assia Djebar) et de soleil. C’est ici, pas ailleurs, dans cette liberté du corps féminin, que se trouve l’épicentre du devenir collectif (voir la réception, en 1957, de La Soif d’Assia Djebar, l’œuvre de Driss Chraïbi ou Maïssa Bey qui interroge : « Comment toute une société peut-elle fonctionner

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 141

141

no exegesis, be that Koranic or sociological. The act of speaking out against male domination and embarking on the “more fruitful4” path of women’s emancipation is borne out in literature.

Characters and situations reflect the diversity and complexity of life: the veil is not the antechamber of Salafism, and nor indeed is the burkini – if we are to believe the latest book by Faïza Guène5; the freedom of bodies (of emotions and their expression!) does not mean wallowing in the mould of a modernism without reference points or history. What dominates?

The quest for freedom, equality and emancipation. The refusal of male domination – to the point of slaying the oppressor in Maïssa Bey’s book6 – AND a critical look at the mess of approximations, ideologies, confusions, attributions, and other beautiful souls who come to cry over the misfortune of so-called “Muslim” women, so-called “Arab” women, etc.

A quest/desire for the freedom of the female body With the feminisation of immigration, the female body has become an issue in the public domain (visibility/invisibility) and the mystery of private spaces – with some monomanias in the mix (imprisonment, domination, confinement, domestic matrons, submissive sisters, polygamy, forced marriage, domestic violence, virginity, etc.). Hidden body, submissive body, fantasised body, veiled body. A space of the prohibited, frustrations and closure, with its share of fantasies and desires imprisoned in the ‘Orientalist trap7’.

But novelistic accounts also show emancipated or aspiring bodies that, by recovering their vital functions, are breaking taboos by claiming their share of oxygen, movement, free walking (Assia Djebar) and sunshine. It is here, not elsewhere, in this freedom of the female body, that the epicentre of our collective future is found (see the response in 1957 to La Soif by Assia Djebar and the works of Driss Chraïbi or Maïssa Bey, who questions, “how can a whole society

10/06/21 12:21

142

au musée | Les collections du Musée au féminin

et s’organiser en faisant totalement l’impasse sur un sentiment aussi essentiel, aussi beau que l’amour8 ? »). La littérature établit un lien entre le corps d’une femme, son émancipation individuelle et le devenir collectif : une question effectivement historique et politique.

C’est donc par la grande porte de l’Histoire que les femmes entrent dans la chronique littéraire.

Par la très grande porte même : la porte des corps en exil ! Ceux qu’on enferme dans une « origine », une « immigration » fabulée, indistincte et souvent fictive… Ils sont alors déchiquetés par un trop-plein d’histoire, par les shrapnells des mémoires et des imaginaires.

Avec l’imam, le législateur, le père et/ou la mère, les chambres à coucher se remplissent des fantômes de l’orientalisme, de la colonisation, de l’esclavage ou de la guerre d’Algérie et leurs cortèges de craintes, de peurs, de fantasmes…

C’est sur ce vaste champ de bataille que se joue l’émancipation des femmes. De ces femmes.

Le corpus littéraire grouille de sensibilités et de vies. Ici une mère, préoccupée du qu’en-dirat-on, fait du sexe féminin la marque de l’honneur9. Là, une fille d’immigrés turcs décide, pour échapper à la pression familiale et communautaire, de se réfugier dans le mariage… avec un Français10. Chez Abdelkader Raïlane11, Sema Kiliçkaya12 ou Kaoutar Harchi13, les femmes partent ou rompent. Sema Kiliçkaya raconte le désir au féminin, les désillusions et les ruptures par la transgression, la séparation ou… le suicide : « Maman a été de ces folles inoffensives, sans haine, qui n’ont rien tué d’autres qu’ellesmêmes14. » Ici s’esquisse ce lien entre liberté des femmes et ruine des enfermements communautaires et religieux.

Dans L’Odeur des planches de Samira Sedira, le corps d’une mère, « s’ennuie », s’assèche, ignore jusqu’aux frissons du cœur : « C’est vrai ce qu’on dit… ? qu’on a le cœur qui bat plus fort…15 ? » Et chez Maïssa Bey, le personnage se demande : « Quelle sensation doit-on éprouver quand celui que l’on aime répond à notre amour16 ? »

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 142

function and organise itself by completely ignoring a feeling as essential and as beautiful as love?”8). Literature establishes a link between the body of a woman, her individual emancipation and the collective future, as a truly historical and political issue.

Therefore, it is through the great door of History that women enter the literary realm. Through the very front door: the door of bodies in exile!

Those who are confined to an “origin”; a fabricated, indistinct and often fictional notion of “immigration”. They are then torn apart by too much history, by the shrapnel of memories and imaginations. With the imam, the legislator, the father and/or the mother, bedrooms are filled with the ghosts of Orientalism, colonisation, slavery or the Algerian war and their processions of fears, worries and fantasies. It is on this vast battlefield that the emancipation of women – of these women – is played out.

The literary corpus is crawling with sensibilities and lives. Here a mother, concerned about what people might say, makes the female sex the mark of honour9. There a daughter of Turkish immigrants decides, in order to escape family and community pressure, to take refuge in marrying… a Frenchman10. In books by Abdelkader Raïlane11, Sema Kiliçkaya12 or Kaoutar Harchi13, women leave or break up. Sema Kiliçkaya recounts female desire, disillusionment and break-ups through transgression, separation or... suicide: “mum was one of those harmless madwomen, without hatred, who killed nothing but themselves14”. This link between women’s freedom and the ruin of community and religious confinement is emerging here.

In L’Odeur des planches (The Smell of the Stage) by Samira Sedira, the body of a mother “is bored”, dries out and ignores the shivers of the heart: “Is it true what they say...? That your heart beats faster...?15” And in Maïssa Bey’s book, the character wondered, “How should we feel when the one we love responds to our love?16”

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

Espace des rencontres et des amours encombrées La littérature raconte les rencontres, les relations sexuelles ou amoureuses – subies, volontaires, contraintes, fantasmées, instrumentalisées. Le commerce amoureux est encombré d’ambiguïtés, de représentations, d’arrière-pensées : le tourisme est sexuel, le mariage est utilitaire et le regard du migrant empreint d’une « forme de perversité17 ».

Dans Ciel de lune18, le narrateur s’éprend de Dalila, séduisante marocaine qui aspire à changer d’air. Malgré les soupçons de l’administration, les noces seront célébrées. Aux « perversités » des mémoires et de l’histoire, s’ajoute ici celle du législateur : ce ne sont pas les candidates à l’émigration qu’il faut blâmer, mais les tripatouillages de la loi, les gendarmes-cerbères, renifleurs de chambres à coucher. Alexis Jenni pointe, lui, l’entrave des voiles-barrières : « Que nous reste-t-il, si nous ne pouvons nous désirer, au moins du regard ? La violence19 ? » Fabienne Kanor20 scrute aussi ces amours encombrées. Marème, une jeune sénégalaise, convole avec un riche italien, quand Biram, immigré clandestin, pose sur la blanche Hélène un regard bien lourd : « Une méchanceté spéciale […] une cruauté exotique puisqu’elle germait uniquement dans la cervelle des garçons comme Biram, chaque fois qu’ils se figuraient d’avoir affaire à une vieille salope21. » Hélène, elle, porte sur ses frêles épaules le poids de l’esclavage et du colonialisme réunis. Quand l’émancipation des corps – de tous les corps – exige de se libérer du fardeau qui pèse sur les âmes.

Dans l’espace du roman, « le bal des gamètes » ne cède ni aux généralisations, ni aux confusions et aux assignations. Le métissage s’y généralise ; les zones d’ombre et de lumière avec : un piednoir et une immigrée portugaise chez Brigitte Giraud22 ; une Mauricienne et un Bordelais chez Nathacha Appanah23 ; un « Boche » et une Française chez Nadia Salmi24. Et leur petite fille doit aussi faire avec un père… marocain. De quoi être « épuisée » par ces origines. Chez Véronique

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 143

143

Space for encounters and crowded love Literature recounts encounters: unwanted, willing, forced, fantasised and instrumentalised sexual or romantic relationships. The business of love is crowded with ambiguities, representations and ulterior motives: tourism is sexual, marriage is utilitarian and the migrant’s gaze is marked by a “form of perversity17”.

In Ciel de lune18 (Moonlit Sky), the narrator falls in love with Dalila, an attractive Moroccan woman who yearns for a change of scenery.

Despite the suspicions of the administration, their wedding goes ahead. As well as memory and history, another “perversity” can be added – that of the legislator. It is not the emigration candidates who should be blamed, but rather meddling by the law, officialdom and bedroom police. Alexis Jenni points out the obstruction of barrier veils: “What is left if we cannot desire each other, at least with our gaze? Violence?19” Fabienne Kanor20 also examines these crowded loves. Marème, a young Senegalese woman, marries a rich Italian man, while Biram, a clandestine immigrant, gives the white Hélène a heavy look: “a special kind of wickedness [...] an exotic kind of cruelty, since it only grew in the brains of boys like Biram, whenever they thought they were dealing with an old bitch21”.

Hélène carries the combined weight of slavery and colonialism on her frail shoulders. The emancipation of bodies – of all bodies – requires freeing oneself from the burden that weighs on souls.

In novels, “the gamete ball” does not give in to generalisations, confusions or attributions.

Miscegenation is becoming more common; areas of shadow and light with: a Pied-Noir and a Portuguese immigrant in Brigitte Giraud’s book22; a Mauritian and a Bordelais in Nathacha Appanah’s book23; a “Boche” and a French woman in Nadia Salmi’s book24. And their little girl also has to deal with a father who is…

Moroccan. They are ‘exhausted’ by their origins.

In Véronique Ahyi-Hoesle’s book25, the mother is French and the father is Togolese. Even in Sabri

10/06/21 12:21

144

au musée | Les collections du Musée au féminin

Ahyi-Hoesle25, la mère est Française et le père Togolais. Même chez Sabri Louatah26, le mariage est « mixte » : deux Français mais l’un est Kabyle quand l’épouse est arabophone… Autant de « sang impur27 » qui abreuve d’« amour » et de « tolérance » les « sillons » du pays, dixit Nadia Salmi. Mais que d’épreuves souvent.

Des corps entremêlés bouleversent l’ordre familial et sociétal

Louatah’s book26, the marriage is “mixed”: two Frenchmen, but one is Kabyle, while the wife is Arabic-speaking... So much “impure blood27” that waters the “furrows” of the country with “love” and “tolerance”, says Nadia Salmi. But what a lot of hardship.

Intertwined bodies disrupt familial and societal order

Le lecteur rencontre donc le désir qui naît avec l’Autre, l’étranger. Désir subversif, source de doute, de déconvenue ou de découvertes, d’impasses ou d’horizons. D’aveuglements, de reculades, de crispations. Des corps entremêlés bouleversent l’ordre familial et sociétal. Comme chez Tassadit Imache28, Yahia Belaskri29, Nouredine Saadi30 ou Anouar Benmalek31. Bien après Mouloud Feraoun ou Assia Djebar, les « je » sont inséparables du « nous ». Des cœurs lents se referme sur l’arrivée d’une « jolie petite métisse qui va reprendre, vaillante, la chaîne des peines et des vexations » mais ce sera aussi celle par qui « la grâce et la couleur sont entrées officiellement dans la famille ». L’amour transfrontière reconfigure les espaces, accélère la marche du temps, modifie les visages, émancipe des tribus. Le monde sera métis ou ne sera pas32. Métis ou simplement humain.

Therefore, the reader encounters desire that is created with the Other, the foreigner. It is a subversive desire, a source of doubt, disappointment or discovery, of dead ends or horizons. Of blindness, setbacks, tensions. Intertwined bodies disrupt familial and societal order. For example, books by Tassadit Imache28, Yahia Belaskri29, Nouredine Saadi30 or Anouar Benmalek31. Long after Mouloud Feraoun or Assia Djebar, the “I” is inseparable from the “we”. Des cœurs lents (Slow Hearts) closes on the arrival of a “pretty little mixed-race girl who will valiantly resume the chain of sorrows and vexations,” but it will also be her through whom “grace and colour have officially entered the family”. Transboundary love reconfigures spaces, accelerates the march of time, changes faces and emancipates tribes. The world will be mixed-race or it will not be32. Mixed-race or simply human.

Éviter l’exotisme mercantile

Avoiding mercantile exoticism

Mais il y a un piège. La figure du courage, louée ad nauseam sur fond de lieux communs, n’est peut-être qu’une forme d’exotisme mercantile que résume Aziz Chouaki : « Comme je ne chante pas les louanges de la femme musulmane opprimée par les islamistes, je ne suis pas à la mode en France33. » Exotisme et autocélébration ; Abdellah Taïa apostrophe : « Tu parles comme tous ces Occidentaux bien-pensants, maintenant. Pour se réconforter, se prouver que ce sont eux qui ont raison, ils cherchent ailleurs des exemples de ceux qui, selon eux, manquent de liberté… Les femmes arabes, par exemple34. » Hanan el-Cheikh fait dire à son personnage de prostituée

But there is a trap. The figure of courage, praised ad nauseam against a backdrop of shared spaces, is perhaps no more than a form of mercantile exoticism that Aziz Chouaki summarises: “Since I do not sing the praises of Muslim women oppressed by Islamists, I am not fashionable in France33.” Exoticism and self-celebration; Abdellah Taïa apostrophises: “You speak like all these self-righteous Westerners now. In order to comfort themselves, to prove to themselves that they are the ones who are right, they look elsewhere for examples of those who, in their opinion, lack freedom... Arab women, for example34.” Hanan el Cheikh makes her

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 144

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

londonienne : « Je suis un être humain avant d’être une femme arabe35. » Dans Nulle autre voix, une femme a tué son mari.

Point ici de « ces ingrédients qui font aujourd’hui le succès d’un livre : femme battue, harcèlement moral, et plus largement condition de la femme.

Sans oublier quelques scènes de sexe36 ». Ce « féminisme » se refuse au voyeurisme et à « la pitié37 ».

Cette femme « maricide » pèse son poids de poudre : « Oui, c’est vrai. J’ai commis cet acte de sang-froid. En toute lucidité. C’est à ce moment-là qu’est apparu le sens exact du mot “libération”38. » Libérée des mots, « Fidélité. Dévouement. Sacrifice. Exemple. Courage39 ». Libérée, urbi et orbi, autrement dit : là-bas et ici !

Car la littérature tend à installer le corps féminin à part entière dans le commun de l’humanité.

Les corps des femmes – et des hommes – revendiquent l’espace de l’indifférencié. Que cessent les exils ! Sabri Louatah, décrypte cette réalité socio-culturelle, nouvelle certes, mais française40. Chez lui, ces immigrés et boutures d’immigrés sont des Français qui traduisent des réalités, des corps, des émotions français.

Faïza Guène ne laisse au lecteur qu’une mention de la généalogie de Zouzou : « Mon père n’est pas arabe […] tout ce qu’il y a de plus français41. » Et si les rapports hommes-femmes sont peu reluisants, il ne faut pas y voir la main du patriarcat version barbus et kamis ou d’un machisme à la papa : ici c’est le commun des amours et des amourettes : divorces, besoin d’être aimée et des femmes qui assument. Cela a un prix : le déni, la culpabilité, la dépression.

L’espoir aussi de tout recommencer.

Chez Samira El Ayachi, son héroïne se débat, abandonnée par son géniteur de compagnon.

Et de s’interroger sur le statut de mère « autonome42 ». Et de bousculer les clichés gonflés à la « testostérone43 » : « Dans ta tête c’est clair.

Dans le corps des jours, c’est autre chose. Tu luttes contre toi-même. La tentation est grande de te laisser couler dans le flux du jour. Il y a des costumes tout prêts et des étiquettes prédécoupées. La mère

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 145

145

character, a London prostitute, say: “I am a human being before I am an Arab woman35”.

In Nulle autre voix (No Other Voice), a woman killed her husband. There are none of “these ingredients that make a book successful today: battered women, moral harassment, and more broadly the condition of women. Not to mention a few sex scenes.36”. This “feminism” refuses voyeurism and “pity37”. This “mariticidal” woman is candid about her actions. “Yes, it is true. I committed this cold-blooded act. In full sanity. It was at that moment when the exact meaning of the word ‘liberation’ became clear38.”

Liberated from the words, “Loyalty. Devotion.

Sacrifice. Example. Bravery39”. Liberated urbi et orbi, or in other words: there and here!

For literature tends to install the female body in its own right in the commonplace of humanity.

Women’s – and men’s – bodies claim the space of the undifferentiated. Let the exiles cease!

Sabri Louatah decrypts this socio-cultural reality, which is certainly new, but French40. For him, these immigrants and seedlings of immigrants are French people who reflect French realities, bodies and emotions. Faïza Guène leaves the reader with only one mention of Zouzou’s genealogy: “my father is not an Arab [...] he is all French41.”

And if relationships between men and women are not very glamourous, it is not the result of the bearded and salwar kameez-clad version of the patriarchy or of a dad-style machismo. This is the confluence of love and romance: divorces, the need to be loved and women who take responsibility. This comes at a price: denial, guilt, depression. The hope of starting over.

In Samira El Ayachi’s book, her heroine is abandoned by her male partner and struggles, questioning the status of the “autonomous42” mother. And upending the clichés inflated with “testosterone43”: “In your head it is clear. In the body of days, it is something else. You fight against yourself. The temptation to let yourself sink into the flow of the day is great. There are ready-made costumes and pre-cut labels. The

10/06/21 12:21

146

au musée | Les collections du Musée au féminin

bonne. La mère dévouée. La mère courage. La mère courge. Les autres c’est entendu. Toutes des égoïstes ou des salopes44. » Longtemps invisible et même « invisibilisé », y compris dans les sciences sociales45, le corps retrouve tous ses états dans l’espace du roman.

Les textes, plus que les écrans, offrent un miroir idéal, subtil, riche. Un miroir d’émancipation. 

good mother. The devoted mother. The brave mother. The idiot mother. The rest is understood. All selfish or bitches44.”

The body, long invisible and even “invisibilised”, including in the social sciences45, finds all its states in the novel. Texts, more than screens, offer an ideal, subtle and rich reflection. A reflection of emancipation. 

Notes 1. Sérénade Chakik, Huffingtonpost.fr, 22 janvier 2016.

2. Bondy blog, 25 mars 2016.

3. Voir la réédition de Mansour Fahmy, La condition de la femme en islam, Paris, Allia, 2021.

4. Geneviève Fraisse, Bondy blog, 25 mars 2016.

5. Faïza Guène, La discrétion, Paris, Plon, 2020.

6. Maïssa Bey, Nulle autre voix, La Tour-d’Aigue, éd. de l’Aube, 2018.

7. Maryam Madjidi, Marx et la poupée, Paris, Le nouvel Attila, 2016.

8. Maïssa Bey, Bleu blanc vert, La Tour-d’Aigue, éd. de l’Aube, 2006.

9. Faïza Guène, Un homme, ça ne pleure pas, Paris, Fayard, 2014.

10. Dora Djann, Ouverture à la française, Paris, éd. Emmanuelle Collas, 2019.

11. Abdelkader Raïlane, Chez nous ça s’fait pas !, Le Puy-en-Vellay, éd. Jeanne d’Arc, 2016.

12. Sema Kiliçkaya, La langue de personne, Paris, éd. Emmanuelle Collas, 2018.

13. Kaoutar Harchi, À l’origine notre père obscur, Arles, Actes Sud 2014.

14. Sema Kiliçkaya, Le royaume sans racines, Rueil-Malmaison, In Octavo, 2013.

15. Samira Sedira, L’Odeur des planches, Rodez, éd. du Rouergue, 2013.

16. Maïssa Bey, Nulle autre voix, op.cit.

17. Fabienne Kanor, Faire l’aventure, Paris, JC Lattès, 2014, p. 152.

18. Saïd Mohamed, Ciel de lune, Paris, L’Arganier, 2007.

19. Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Paris, Gallimard, 2011, p. 235.

20. Fabienne Kanor, Faire l’aventure, op.cit.

21. Ibid.

22. Brigitte Giraud, Nous serons des héros, Paris, Stock, 2015.

23. Nathacha Appanah, En attendant demain, Paris, Gallimard, 2015.

24. Nadia Salmi, Des étoiles sombres dans le ciel, Paris, Oh ! éd., 2011.

25. Véronique Ahyi-Hoesle, Ayélé, fille de l’ombre, Nice, Bénévent, 2010.

26. Sabri Louatah, Les Sauvages, Paris, Flammarion, 2012.

27. Hugo Hamilton, Sang impur, Paris, Phébus, 2004.

28. Tassadit Imache, Des cœurs lents, Marseille, Agone, 2017.

29. Yahia Belaskri, Les Fils du Jour, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2014.

30. Nouredine Saadi, La Maison de lumière, Paris, Albin Michel, 2000.

31. Anouar Benmalek, Les Amants désunis, Paris, Calmann-Lévy, 1998.

32. Lire Henri Lopes, Une enfant de Poto-Poto, Paris, Gallimard, 2012.

33. Le Monde, 25 septembre 2018.

34. Abdellah Taïa, Un pays pour mourir, Paris, Seuil, 2015.

35. Hanan el-Cheikh, Londres mon amour, Arles, Actes Sud, 2002.

36. Maïssa Bey, Nulle autre voix, op.cit.

37. Ibid.

38. Ibid.

39. Ibid.

40. Sabri Louatah, Les Sauvages, op. cit. ; Sabri Louatah, 404, Paris, Flammarion, 2019.

41. Faïza Guène, Millénium blues, Fayard, 2018.

42. Samira El Ayachi, Les femmes sont occupées, La Tour-d’Aigue, éd. de l’Aube, 2019.

43. Ibid.

44. Ibid.

45. Mirjana Morokvasic, « Femmes et genre dans l’étude des migrations : un regard rétrospectif », in Les cahiers du Cedref, n° 16, 2008, pp. 33-56 ; Mirjana Morokvasic (dir.), « Femmes et migrations », in Hommes & Migrations, n° 1311, 2015.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 146

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

147

champs a u M u slibres ée

« La femme est au cœur de notre projet associatif »

. . . . . . . . 148

“Women are at the heart of our association’s project”

“Trauma-informed karate sessions”

Interview with Sabine Salmon, by Marie Poinsot.

Interview with Bernadette Rwegera, by Marie Poinsot.

. . . 152

From the House for Women in Saint-Denis to the Re#start Collective

L’institut régional Les Orchidées rouges

« Notre ambition est de changer les regards sur les femmes »

“Our ambition is to change the way women are viewed”

. . . . . . . 167

Entretien avec Clarence Edgard-Rosa, réalisé par Marie Poinsot.

Ghada Hatem

158

The regional institute Les Orchidées rouges (The Red Orchids)

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 147

. . . . . . . . . . . . 163

Entretien avec Sabine Salmon, réalisé par Marie Poinsot

Entretien avec Bernadette Rwegera, réalisé par Marie Poinsot.

De la Maison des femmes de Saint-Denis au Collectif Re#start

« Des séances de karaté adaptées aux traumatismes »

Interview with Clarence Edgard-Rosa, by Marie Poinsot.

10/06/21 12:21

148

champs libres | Initiatives

« La femme est au cœur de notre projet associatif »

“Women are at the heart of our association’s project” Entretien avec Bernadette Rwegera, directrice et fondatrice de l’association Ikambere (« La maison accueillante » en kinyarwanda) Saint-Denis, réalisé par Marie Poinsot.

Interview with Bernadette Rwegera, Director and Founder of the Ikambere association (‘the welcoming house’ in Kinyarwanda), Saint-Denis, by Marie Poinsot.

F

F

Bernadette Rwegera : Le corps des femmes vivant avec le VIH doit être pris en compte dans la mesure où il est confronté à une maladie mortelle et sexuellement transmissible. La découverte de la maladie renvoie ces femmes à une image dégradée d’elles-mêmes , teintée de honte. Alors que leur corps devrait porter la vie à travers la maternité, si elles sont enceintes, elles redoutent de contaminer l’enfant malgré le fait qu’en France la chance d’être bien suivies et l’absence de risque de contamination des enfants sont très importantes. Le VIH laisse des traces sur le corps, entre l’amaigrissement et la prise de poids, ou avec de lipoatrophie faciale qu’elles redoutent… À la honte se joint la peur de la mort, mais aussi des discriminations, de l’exclusion, le regard des autres.

C’est toute leur vie qui change ! La plupart des femmes accueillies sont originaires d’Afrique

Bernadette Rwegera: The bodies of women living with HIV must be considered since they face a deadly sexually transmitted disease. The discovery of the disease sends these women back to having a negative image of themselves, tinged with shame.

While their bodies should carry life through motherhood, if they are pregnant, they fear contaminating the child even though in France the chances of being well looked after and the lack of risk of contaminating children is very high. HIV leaves traces on the body, swinging from weight loss to weight gain, or they may fear other side effect such as facial lipoatrophy etc. Shame is joined by the fear of death, but also of discrimination, exclusion and the gaze of others.

Their whole lives change! Most of the women we care for come from sub-Saharan Africa, which is a source of discrimination in addition to the stigma still attached to HIV. At Ikambere, we offer a space for women living with HIV to share

emmes & Migrations : Pourquoi la prise en compte du corps féminin dans l’accueil et l’accompagnement des femmes migrantes marquées par une maladie (VIH, Covid 19 ou autres) est-elle importante ? Quels sont les enjeux du corps qui permettent de combattre la maladie et les situations sociales précaires qui vont souvent de pair ?

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 148

emmes & Migrations: Why is it important to consider the female body when caring for and supporting migrant women affected by an illness (HIV, Covid-19 or others)? What are the body’s challenges in combating illness and precarious social situations that often go hand in hand?

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

149

subsaharienne, ce qui reprétheir suffering related to the sente une source de impact of the disease on their discrimination venant s’ajouter bodies and the discrimination à la stigmatisation encore liée they experience. au VIH. Au sein d’Ikambere, For years, and before the nous offrons un espace de arrival of treatment, associaparole aux femmes vivant avec tions that supported these sick le VIH dans lequel elles peuvent women suggested that they partager leurs souffrances liées live positively by developing aux impacts de la maladie sur inner strength and shaking leur corps et aux discriminaaway the feeling of death that tions qu’elles subissent. deteriorates their self-esteem.

Pendant des années, et avant It was important that they did l’arrivée des traitements, les not let themselves go and let associations qui accompathe disease gain ground. With gnaient ces femmes malades ▶▶Soin du visage. Atelier de today’s treatments, this same leur proposaient de vivre posi- socio-esthétique / Facial care. survival requirement remains tivement en développant une Workshop socio-aesthetic, essential. We always advise 2019. © Photo Milena Berndt. force intérieure et en chassant them to eat well and care for le sentiment de mort qui dététheir bodies in order to stay riore l’estime de soi. Il ne fallait surtout pas healthy. They must also get into the habit of qu’elles se laissent aller et que la maladie gagne dressing nicely and putting on make-up to look du terrain. Avec les traitements aujourd’hui, their best. In addition, the precariousness in cette même exigence de survie demeure essen- which a lot of these women live accentuates the tielle. Nous leur conseillons toujours de bien effects of the disease. Associations must manger et de soigner leur corps pour rester en therefore fight against the social difficulties forme. Il faut aussi qu’elles prennent l’habitude inherent in precariousness to help them to de bien s’habiller et de se maquiller pour better deal with the disease. montrer la meilleure apparence d’elles-mêmes.

F&M: Do upbringing, the migratory experience Par ailleurs, la précarité dans laquelle beaucoup and the stereotypes to which they are subjected de ces femmes vivent accentue les effets de la in French society induce these women’s negative maladie. Les associations doivent donc lutter representations of their bodies? contre les difficultés sociales inhérentes à la B.R.: In Africa, women do not have a negative précarité pour les aider à mieux affronter la representation of their bodies because of their maladie. upbringing – it is rather the opposite! Most of F&M : L’éducation, l’expérience migratoire et les stéréotypes dont elles sont les cibles dans la société française induisent-elles, chez ces femmes, des représentations négatives de leur corps ?

B. R. : En Afrique, les femmes n’ont pas à travers leur éducation une représentation négative de leur corps, c’est plutôt le contraire ! La plupart ont été éduquées dans des familles ou des communautés où elles sont fières d’être des femmes. En revanche, la découverte de la

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 149

them have been brought up in families or communities where they are proud to be women.

However, the discovery of the disease changes the representations of their bodies. In their heads, they have the images that were conveyed about HIV-infected bodies before the arrival of treatments and this traumatises them. Migratory experiences, with their trail of all kinds of difficulties, can lead these women to have a negative image of their bodies. Similarly, their

10/06/21 12:21

150

champs libres | Initiatives

▶▶

Soin des mains.

Atelier de socio-esthétique / Hand care. Socio-aesthetic workshop, 2019. © Photo Milena Berndt.

maladie change les représentations de leur corps. Elles ont en tête les images qui ont été véhiculées sur les corps contaminés par le VIH avant l’arrivée des traitements et qui les traumatisent. Les expériences migratoires, avec leur cortège de difficultés de tout ordre, peuvent amener ces femmes à avoir une image négative de leur corps. De même, leur présence dans la société française, leur couleur de peau, leur habillement différent, leur façon de s’exprimer, leurs accents et leurs intonations sont les cibles de stéréotypes qui affectent fortement leurs rapports sociaux.

F&M : Quelles activités sont les plus efficaces pour restaurer leur corps et l’estime de soi ? Ces actions sont-elles fréquentes dans les associations d’accueil des femmes en difficulté sanitaire et sociale ?

B. R. : La femme est au cœur de notre projet associatif. Les activités les plus performantes pour restaurer l’estime de soi et le bien-être du corps doivent toucher à la fois la santé, la situation sociale et l’insertion professionnelle de ces femmes. La première action de l’association Ikambere est de rendre les femmes autonomes par l’accès au travail et à un logement dont elles assu,ment le loyer. Il faut qu’elles puissent subvenir à tous leurs besoins. Nos actions

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 150

presence in French society, their skin colour, their different clothing, their way of expressing themselves, their accents and intonations are the targets of stereotypes that strongly affect their social relationships.

F&M: What activities are the most effective at restoring their bodies and self-esteem? Are these actions common in associations for women experiencing health and social difficulties?

B.R.: Women are at the heart of our association’s project. The most effective activities for restoring self-esteem and physical well-being must relate to the health, social situation and professional integration of these women. The first course of action at the Ikambere association is to make women autonomous by giving them access to work and housing for which they pay rent. They must be able to meet all their needs. Our actions also focus on monitoring their health by sharing information on treatments. We invite doctors to come and provide advice at the association’s premises. Sporting activities are also offered in an appropriate hall, as well as dance classes and swimming lessons.

We offer socio-aesthetic activities and physical treatment. We also organise trips out and games that allow them to bond with one another. The association receives grants from

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

151

portent aussi sur le suivi de leur santé par la diffusion des informations sur les traitements.

Nous invitons des médecins à venir les conseiller dans les locaux de l’association. Des activités sportives leur sont aussi proposées dans une salle appropriée, des cours de danse, des cours de piscine également. Nous proposons des activités de socio-esthétique et des soins du corps. Nous organisons aussi des sorties, des jeux qui leur permettent de créer des liens ▶▶Soin du corps. Atelier de socio-esthétique / Body care. Socio-aesthetic entre elles. Pour cela, l’associa- workshop, 2019. © Photo Milena Berndt tion reçoit des subventions de l’État et de fondations privées.

Enfin, l’association les aide à se construire un the government and private foundations for réseau social pour bénéficier d’un environne- this. Lastly, the association helps them to build a social network to benefit from a caring ment bienveillant.

Notre maison Ikambere se distingue par le fait environment. qu’elle propose une prise en charge globale, un Our Ikambere house is distinguished by the fact accompagnement holistique qui tend à répondre that it offers comprehensive care and a holistic à tous les besoins essentiels des femmes. Nous approach that aims to meet all the essential avons par exemple des appartements pour needs of women. For example, we have flats for accueillir les femmes sans logement, des projets homeless women, specific projects for elderly spécifiques pour les femmes âgées ou encore women or parenting projects. Each woman who autour de la parentalité. Chaque femme qui comes to see us must be able to build a career vient nous voir doit pouvoir construire un projet plan adapted to her skills. She must use her professionnel adapté à ses compétences. Par attitude to help us to support her. In the future, son attitude, elle doit nous aider à l’accompa- we intend to open a house in Ivry-sur-Seine and gner. À l’avenir, nous allons ouvrir une maison care for women with chronic diseases such as à Ivry-sur-Seine, et nous occuper des femmes diabetes, hypertension or obesity. In a pretty touchées par des maladies chroniques comme town in the Paris region, Nesles-la Vallée (95), le diabète, l’hypertension ou l’obésité. Dans une we are due to open a house in a very green and jolie ville de la région parisienne, à Nesles-la relaxing environment that aims to offer Vallée (95), nous allons ouvrir une maison dans respite.  un environnement très vert et reposant qui visant à proposer des temps de répit. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 151

10/06/21 12:21

152

champs libres | Initiatives

De la Maison des femmes de Saint-Denis au Collectif Re#start

From the House for Women in Saint-Denis to the Re#start Collective Ghada Hatem, fondatrice et médecin-cheffe de la Maison des femmes / founder and head doctor of the House for Women.

Les femmes victimes de violences physiques et/ou sexuelles trouvent à la Maison des femmes de Saint-Denis, créée en juillet 2016, des dispositifs d’aide multiples pour répondre aux différents aspects des traumatismes subis. Regroupant soin aux victimes, assistance judiciaire et dispositifs de formation et de prévention, ce modèle de prise en charge pluridisciplinaire de proximité inspire d’autres structures.

At the House for Women in Saint-Denis, set up in July 2016, female victims of physical and/or sexual violence have access to numerous support systems to address the various aspects of the trauma they have experienced. Combining care for victims, legal aid, training and prevention, this model of local multidisciplinary treatment is inspiring other facilities.

L

es violences faites aux femmes ne connaissent aucune frontière. Elles sont partout où quelqu’un, en général un homme, peut se prévaloir d’une quelconque domination ou emprise sur une femme. Ce constat s’étend également aux enfants, victimes directes ou indirectes longtemps ignorées. Ces violences sont dévastatrices pour la santé physique et mentale des individus, provoquent des pathologies aiguës et chroniques parfois mortelles, et s’accompagnent d’une perte d’autonomie et d’estime de soi. L’impact des violences sur la santé a malheureusement longtemps été absent de la formation des soignants, et ce n’est que récemment que des recommandations de bonnes

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 152

V

iolence towards women knows no boundaries. It is wherever someone, generally a man, can claim some kind of dominance or control over a woman. This also applies to children, who have long been ignored as direct or indirect victims as well. This violence is devastating for the physical and mental health of the individuals, causing acute and chronic, sometimes deadly, diseases, and is accompanied by a loss of autonomy and self-esteem. Unfortunately, the impact of violence on health has long been absent from the training of caregivers, and it is only recently that good-practice recommendations have been developed to facilitate treatment.

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

153

▶▶La maison des femmes de Saint-Denis / The House for Women in Saint-Denis © Photo Louise Oligny.

pratiques ont été élaborées pour en faciliter la prise en charge.

Dans notre pays, en 2019, on estimait à 213 000 le nombre de femmes victimes de violences physiques et/ou sexuelles commises par leur conjoint ou ex-conjoint. 146 femmes étaient tuées par leur partenaire ou ex-partenaire ; 40 % des cas de violences conjugales débutent lors de la première grossesse ; un enfant meurt tous les 5 jours sous les coups de ses parents et un enfant sur 5 est victime de violences sexuelles.

La Maison des femmes de Saint-Denis, créée en juillet 2016, se veut une réponse pragmatique à ce fléau. Unité de soins du Centre hospitalier de Saint-Denis, elle accueille 50 à 80 femmes par jour dont plus de la moitié sont issues de l’immigration. Nous leur proposons un parcours de soins personnalisé, un accompagnement global, dans un lieu vivant, chaleureux et

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 153

In France, it has been estimated that in 2019, 213,000 women were victims of physical and/or sexual violence committed by their partner or ex-partner. 146 women were killed by their partner or ex-partner; 40% of cases of domestic violence begin during a woman’s first pregnancy; one child dies every 5 days at the hands of their parents and one child in 5 is a victim of sexual violence.

The House for Women in Saint-Denis, established in July 2016, is a pragmatic response to this scourge. The care unit at the Saint-Denis Hospital Centre, welcomes 50 to 80 women per day, more than half of whom are immigrants.

Our unique treatment model includes a personalised care pathway and comprehensive support in a lively, warm and safe environment.

The House for Women is in fact the only one of its kind that operates simultaneously in all three areas of care, prevention and training.

10/06/21 12:21

154

champs libres | Initiatives

sécurisant. Un modèle de prise en charge unique. La Maison des femmes est en effet la seule à œuvrer simultanément dans les trois domaines du soin, de la prévention et de la formation.

Soins des traumatismes, prévention et procédure judiciaire Trois unités offrent chacune un parcours de soins spécifique : une unité Planification familiale, où l’on traite les questions de contraception et d’IVG, avec un accueil dédié aux adolescents ; une unité Mutilations sexuelles, où l’on prend en charge les femmes excisées – et elles sont nombreuses dans le département de la SeineSaint-Denis où nous sommes implantés et où la migration est extrêmement importante ; et une unité Violences, conjugales, intrafamiliales, sexuelles et sexistes.

Les derniers chiffres de l’excision estiment à 120 000 le nombre de femmes mutilées vivant en France alors que ce chiffre était de 60 000 il y a quelques années. Cette augmentation est liée à une meilleure évaluation mais aussi à l’arrivée plus importante de femmes originaires d’Afrique subsaharienne sur notre territoire.

Une part importante est accordée à la prise en charge du psycho-traumatisme grâce à une équipe de psychologues et de psychiatres dédiés.

Les femmes issues de parcours migratoires cumulent en général toutes les violences, de l’excision à la rue en passant par le mariage forcé, le viol conjugal, la prison et les viols dans les centres d’accueil ou la perte d’un proche en Méditerranée.

Des consultations de kinésithérapie, d’ostéopathie et de Shiatsu complètent la prise en charge corporelle.

Véritable offre complémentaire aux soins, des ateliers d’amélioration de l’estime de soi permettent aux femmes d’être accompagnées dans une pratique artistique ou corporelle (karaté, danse orientale, théâtre, fabrication de bijoux et dessin, beauté, jardinage, percussions, …), et visent à les aider à retrouver l’estime

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 154

Trauma care, prevention and legal proceedings Each of the three units offers a specific care pathway: a Family Planning Unit, which treats issues concerning contraception and abortion, with a dedicated reception for teenagers; a Genital Mutilation Unit, where victims of FGM are treated – of whom there are many in the Seine-Saint-Denis department where we are located and where migration numbers are extremely high; and a Domestic, Intra-Family, Sexual and Gender-Based Violence Unit.

The latest figures on FGM estimate that there are 120,000 victims of FGM living in France, whereas this figure was 60,000 a few years ago.

This increase is linked to better assessment but also to the increased arrival of women from sub-Saharan Africa in France.

A significant part is devoted to the treatment of psychological trauma, assisted by a team of dedicated psychologists and psychiatrists.

Women from migratory routes generally experience all types of violence, from FGM to street violence, forced marriage, marital rape, prison and rape in shelters or the loss of a loved one in the Mediterranean.

Physiotherapy, osteopathy and Shiatsu consultations are all included in the physical treatment.

As a true complementary offer to treatment, workshops for improving self-esteem allow women to be supported in artistic or physical endeavours (karate, belly dance, drama, jewellery-making, drawing, beauty, gardening, percussion, etc.) and aim to help them to find their self-esteem again, to reconcile with their bodies and to strengthen their psycho-social skills.

The impact of these workshops on patients is significant and ‘visible to the naked eye’. Curled up and humiliated when they enter the facility for the first time, we regularly find them proud and holding their heads high at the end of a few weeks of treatment. They sometimes admit finding it difficult to recognise themselves and

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

155

▶▶Une reconstruction de clitoris au bloc opératoire de l'Hôpital Delafontaine, par les docteures Ghada Hatem et Tiphaine du Foucher / A reconstruction of clitoris in the operating room Delafontaine Hospital, by doctors Ghada Hatem and Tiphaine du Foucher. © Photo Louise Oligny.

d’elles-mêmes, à se réconcilier avec leur corps et à renforcer leurs compétences psycho-sociales.

L’impact des ateliers sur les patientes est majeur, « visible à l’œil nu ». Recroquevillées et humiliées quand elles passent la porte de la structure pour la première fois, nous les retrouvons régulièrement fières et la tête haute au bout de quelques semaines de prise en charge.

Elles avouent parfois avoir du mal à se reconnaître, et font preuve d’un attachement particulier à leur atelier, à leurs animatrices et aux autres participantes. Ces ateliers leur permettent également de lutter contre l’isolement qu’elles ont pour la plupart beaucoup de mal à supporter. L’interruption des ateliers du fait du confinement est d’ailleurs très mal vécue par les patientes qui se trouvent renvoyées à leur solitude.

Les groupes de parole font également partie intégrante du processus de soins, autour de l’excision, des violences sexuelles, des violences conjugales et de l’inceste. Partager les récits et les expériences de chacune leur permet de comprendre qu’elles sont toutes victimes du même système et atténue leur sentiment de honte et de culpabilité.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 155

show a particular attachment to their workshop, their facilitators and the other participants.

These workshops also allow them to combat the sense of isolation that most of them find difficult to manage. The interruption of the workshops because of lockdown has also been very difficult for the patients, who find themselves being sent back to their solitude.

Support groups for FGM, sexual violence, domestic violence and incest are also an integral part of the care process. Sharing stories and experiences helps them to understand that they are all victims of the same system and to reduce their feelings of shame and guilt.

Prevention and training are also a priority for the House for Women. In order to raise awareness of notions of equality, respect and consent among young people, the team works in middle and secondary schools to hold education sessions on sexual and emotional health. A 48-hour practical training course for all those working in the field of violence also occurs bi-annually, with their goal being to enable people to organise treatment for violence in their own area and inspire the creation of new Houses for Women.

Another unique feature of this coordinated pathway is that, thanks to a partnership with

10/06/21 12:21

156

champs libres | Initiatives

▶▶Consultation de Mathilde Delespine, responsable de l'Unité Violences / Consultation of Mathilde Delespine, responsible for the Violence Unit. © Photo Louise Oligny.

La prévention et la formation sont également des missions prioritaires pour la Maison des femmes. Pour sensibiliser les jeunes aux notions d’égalité, de respect et de consentement, l’équipe intervient dans les lycées et les collèges au travers de séances d’éducation à la santé sexuelle et affective. Une formation pratique de 48 heures, destinée à l’ensemble des intervenants dans le domaine des violences, est par ailleurs dispensée deux fois par an. L’objectif : permettre aux acteurs d’organiser la prise en charge des violences sur leur propre territoire et inspirer la création de nouvelles Maisons des femmes.

Autre singularité dans ce parcours coordonné : grâce à un partenariat avec le ministère de l’Intérieur, les victimes peuvent, depuis mai 2018, déposer plainte à la Maison des femmes où des policiers volontaires et formés tiennent une permanence hebdomadaire. La confiance que les patientes accordent à la Maison des femmes les encourage à y porter plainte, alors qu’elles seraient réticentes à le faire dans un commissariat par crainte d’y être mal reçues ou que leur parole soit mise en doute. Ce dispositif vise à augmenter le taux de plaintes en cas de violences sexuelles ou sexistes, qui n’est encore que d’environ 10 % dans les statistiques nationales.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 156

the Ministry of the Interior, since May 2018, victims have been able to give a police statement at the House for Women, where trained volunteer police officers hold weekly sessions.

The trust that the patients have in the House for Women encourages them to give a statement there, whereas they would be reluctant to do so in a police station for fear of being badly received or not being believed. The aim is to increase the rate of cases of sexual or genderbased violence being reported, which is still only approximately 10% in national statistics.

The House for Women: a model that’s spreading The House for Women model has a proven track record, with many professionals (doctors, midwives, local councillors, prosecutors, etc.) calling on its team to help them to set up similar facilities in their area. For example, 320 rue Haute opened in September 2017 in Brussels, Maison d’Ella in February 2018 in Bordeaux and Maison de soie in November 2020 in Brive-la Gaillarde.

The Re#start collective, Care/Share, that began on 10 March 2021, currently has ten facilities, either operational or in the making, that are based on the Saint-Denis House model. With

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

La maison des femmes : un modèle qui essaime Le modèle de la Maison des femmes a fait la preuve de son efficacité et de nombreux professionnels (médecins, sages-femmes, élus locaux, procureurs…) sollicitent son équipe pour les aider à implanter des structures similaires sur leur territoire. Ainsi, le 320, rue Haute a ouvert en septembre 2017 à Bruxelles, la Maison d’Ella en février 2018 à Bordeaux et la Maison de soie en novembre 2020 à Brive-la-Gaillarde.

Le collectif Re#start, Soigner / Partager, qui a vu le jour le 10 mars 2021, regroupe à ce jour dix structures, opérationnelles ou en devenir, qui se sont organisées sur le modèle de la Maison de Saint-Denis. Avec pour marraine Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, et pour parrain François-Henri Pinault, président-directeur général de Kering, président de la Fondation Kering et soutien de la première heure de la Maison des femmes, Re#start identifie les porteurs de projets et met à leur disposition une « boîte à outils » issue des savoirs, des essais et des erreurs de l’équipe de Saint-Denis. Grâce à un collectif de fondations et d’entreprises privées, cet accompagnement inclut un soutien financier indispensable pour impulser la création. Re#start permet ainsi de mutualiser les compétences et les connaissances en partageant les bonnes pratiques, de partager les données pour entreprendre des études d’impact, d’élaborer des propositions concrètes et de mener des actions de plaidoyer à destination des pouvoirs publics.

Et, bien sûr, d’offrir à toutes les patientes une prise en charge pluridisciplinaire de proximité adaptée à leurs besoins. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 157

157

Élisabeth Moreno, Minister Delegate to the Prime Minister responsible for Equality between Women and Men, Diversity and Equal Opportunities, as patron, and François-Henri Pinault, President and CEO of Kering, President of the Kering Foundation and early supporter of the House for Women, as a sponsor, Re#start identifies project leaders and provides them with a ‘toolbox’ based on the knowledge, trials and errors of the Saint-Denis team. Thanks to a collective of foundations and private companies, this assistance includes financial support that is essential to get these projects off the ground.

Re#start also makes it possible to pool skills and knowledge by sharing good practices, to share data to undertake impact assessments, to develop concrete proposals and to carry out advocacy with governments. And of course, to offer all patients a local multidisciplinary treatment service that fits their needs. 

10/06/21 12:21

158

champs libres | Initiatives

L’institut régional Les Orchidées rouges Un centre d’accueil pour les femmes victimes de violences à Bordeaux

The regional institute Les Orchidées rouges (The Red Orchids) A shelter for female victims of violence in Bordeaux Fondée en 2017 par Kakpotia Marie-Claire Moraldo, l’association Les Orchidées rouges œuvre, en France et en Afrique, pour l’éradication des mutilations sexuelles féminines, du mariage forcé et de toutes les violences faites aux femmes et aux jeunes filles. En matière de prévention, elle sensibilise et forme le grand public et les professionnels. En NouvelleAquitaine, l’association, accompagne les femmes et les jeunes filles victimes d’excision, de mariage forcé et de d’autres types de violences. Avec une équipe de 25 professionnels, elle les accompagne dans leur reconstruction de façon holistique.

Founded in 2017 by Kakpotia Marie-Claire Moraldo, the association Les Orchidées rouges works in France and Africa to eradicate female genital mutilation (FGM), forced marriage and all violence against women and young girls. In terms of prevention, it raises awareness and trains the general public and professionals. In Nouvelle-Aquitaine, the association supports women and young girls who are victims of FGM, forced marriage and other types of violence.

With a team of 25 professionals, it supports them holistically in their recovery.

D

irectrice générale de l’association, Kakpotia Marie-Claire Moraldo, originaire de Côte d’Ivoire, a elle-même subi une excision à l’âge de 9 ans. Elle passera ensuite par un processus de reconstruction physique qui va lui procurer un bien-être incommensurable. C’est ainsi qu’elle va décider de créer une association à Bordeaux en Gironde, où il n’existait alors aucune structure sur toute la Région Nouvelle-Aquitaine.

Son but, lutter contre l’excision et toutes les violences, et soutenir les femmes et les enfants

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 158

T

he Executive Director of the association, Kakpotia Marie-Claire Moraldo, from Côte d’Ivoire, underwent FGM herself at the age of 9. She then went through a process of physical recovery that improved her well-being immeasurably. This is how she decided to create an association in Bordeaux in the Gironde, where there was no facility in the whole of the Nouvelle-Aquitaine region.

Its aim is to fight against FGM and all forms of violence, and to support women and

10/06/21 12:21

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

159

▶▶Les Orchidees Rouges, lecture théâtrale / The Red Orchids, theatrical reading. © Photo Lea Tardat.

dans leur parcours de reconstruction. En effet, Kakpotia Marie-Claire Moraldo a souhaité, grâce à son association, partager ce bien-être avec d’autres femmes lorsqu’elle s’est aperçue qu’il n’existait pas de structure de prise en charge des femmes victimes d’excision sur ce territoire.

Un centre d’accueil à Bordeaux En septembre 2020, l’association Les Orchidées rouges a ouvert le premier centre régional pluridisciplinaire de France spécialisé dans l’accompagnement des filles et des femmes victimes d’excision et de mariage forcé. Appuyé par une équipe précieuse de psychologues, de gynécologues, de chirurgiens, de médecins généralistes, d’infirmières, de sexologues, de juristes, d’avocats, de travailleurs sociaux, de professionnels du bien-être et de l’estime de soi, ce centre se veut être leur refuge pour les accompagner dans leur reconstruction psychologique, physique, la réappropriation de leur corps et de leur sexualité, et le développement de leur pouvoir d’agir à travers leur (ré)insertion sociale et professionnelle. Les 176 femmes suivies depuis l’ouverture de l’institut intègrent un protocole de soin personnalisé qui comprend une véritable réappropriation du corps. Ce

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 159

children in their recovery process. Through her association, Kakpotia Marie-Claire Moraldo wanted to share this well-being with other women when she realised that there was no treatment facility for female victims of FGM in this area.

A shelter in Bordeaux In September 2020, the association Les Orchidées rouges opened France’s first regional multidisciplinary centre specialising in supporting girls and women who have been victims of FGM and forced marriage. Supported by a valuable team of psychologists, gynaecologists, surgeons, general practitioners, nurses, sexologists, lawyers, solicitors, social workers, and well-being and self-esteem professionals, this centre aims to be their refuge to support them in their psychological and physical recovery, to reclaim their body and their sexuality, and to develop their power to act through their social and professional (re)integration. The 176 women treated since the opening of the institute have integrated a personalised care protocol that includes a genuine reappropriation of the body.

This care programme is constructed in close coordination with each woman.

10/06/21 12:21

160

champs libres | Initiatives

▶▶Les Orchidees Rouges, lecture théâtrale / The Red Orchids, theatrical reading. © Photo Lea Tardat.

parcours de soins est co-construit avec chaque femme.

En tenant compte de tous les aspects de la vie de ses bénéficiaires, cet institut veut également contribuer à leur insertion sociale et professionnelle. En effet, ce centre accompagne des femmes originaires principalement d’Afrique, victimes de plusieurs violences, dont l’excision et le mariage forcé. Certaines ont fui leurs pays à cause des violences et demandent le statut de réfugiées en France pour se protéger ou protéger leurs fillettes, d’autres ont besoin de soutien psychologique et physique pour apprendre à se réapproprier ce corps meurtri.

Grâce à cette équipe pluridisciplinaire complète, les femmes et les enfants accueillis sont pris en charge à tous les niveaux de leur reconstruction.

L’art-thérapie pour aider à se reconstruire Parmi les professionnels de l’institut, Isabelle Kanor prodigue son accompagnement à travers sa discipline, l’art-thérapie. Pour la thérapeute, son approche est moderne : elle s’inscrit sous l’autorité médicale et consiste à utiliser les effets esthétiques de l’art avec l’objectif de révéler ou de stimuler les potentialités des femmes, originaires de Côte d’Ivoire, de Guinée, du

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 160

By taking into account all aspects of the lives of its beneficiaries, the institute also wants to contribute to their social and professional integration. This centre supports women who mainly come from Africa and who have been victims of many types of violence including FGM and forced marriage. Some have fled their countries because of violence and are applying for refugee status in France to protect themselves or their daughters, while others need psychological and physical support to learn to reclaim their damaged bodies. Thanks to this comprehensive multidisciplinary team, these women and children are cared for at all levels of their recovery.

Art therapy to aid recovery Among the professionals at the institute, Isabelle Kanor provides her support through her discipline: art therapy. According to the therapist, her approach is modern: it is registered with the French medical authorities and involves using the aesthetic effects of art with the aim of revealing or boosting the potential of the women who come from Côte d’Ivoire, Guinea, Nigeria or Senegal. “My approach is based on the resources and potential of women. I use art to help them to discover their strength, in order

10/06/21 12:22

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

Nigeria ou encore du Sénégal… « Ma démarche s’appuie sur les ressources et potentialités des femmes. Je me sers de l’art pour qu’elles découvrent leur force, afin de les propulser dans leur vie au quotidien » explique Isabelle Kanor.

Les femmes qui rejoignent l’art-thérapeute sont au préalable prises en charge par les psychologues de l’institut, qui orientent ensuite celles qui pourraient avoir besoin de ce type de thérapie. L’objectif, fixer des objectifs thérapeutiques, par exemple la prise de conscience de son existence, de son corps, afin de devenir autonome. « Je travaille beaucoup dans le partage des productions et nous mettons le corps en mouvement.

L’observation, l’envie, l’élan, l’énergie, comment le corps se met en mouvement pour recevoir quelque chose » poursuit la thérapeute. « J’essaie de les remettre dans une position en tant qu’actrice de leur propre vie » grâce au médium artistique adapté à chacune : ateliers d’écriture, théâtre, danse…

L’appui d’une sexologue pour se réapproprier sa sexualité L’institut compte dans son équipe Solène Sémiramoth, psychothérapeute et sexologue auprès de femmes victimes de violences sexuelles et de mariage forcé, dont certaines ont été contraintes de fuir leur pays, comme le Burkina Faso ou la Mauritanie… « Un parcours d’errance, de violences physiques et de mariage forcé, parfois de prostitution » explique Solène Sémiramoth.

Au préalable, la thérapeute réalise un état des lieux de leur sexualité afin de comprendre les retentissements psychosomatiques dans la sphère sexuelle et comment s’est construite leur sexualité, toujours associée à de la violence. « Puis j’étudie le rapport à l’image corporelle lié aux psychotraumas et aux souffrances du corps.

Le siège des violences est le sexe mutilé » développe la thérapeute. Ces femmes ne disposaient pas en effet de leur corps comme elles le devraient, il est alors essentiel de travailler sur l’image corporelle. Quand on vient toucher à l’intégrité du corps, on touche au schéma corporel,

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 161

161

to propel them in their daily lives,” explains Isabelle Kanor.

The women who take part in art therapy are assessed beforehand by the institute’s psychologists, who then refer those who may need this type of treatment. The aim is to set therapeutic targets, such as becoming aware of their own existence and body in order to become autonomous. “I work a lot with sharing productions and we put the body in motion. Observation, desire, momentum, energy, how the body moves to receive something,” continues the therapist. “I try to put them back into a position of being an actress in their own life” thanks to the artistic medium adapted to each woman: writing workshops, theatre, dance, etc.

The support of a sexologist to reclaim sexuality The institute’s team includes Solène Sémiramoth, a psychotherapist and sexologist for female victims of sexual violence and forced marriage, some of whom have been forced to flee their countries of origin, such as Burkina Faso or Mauritania, “A journey of wandering, physical violence and forced marriage, sometimes prostitution,” explains Solène Sémiramoth.

Beforehand, the therapist assesses their sexuality in order to understand the psychosomatic impacts on the sexual sphere and how their sexuality, which is always associated with violence, is constructed. Then I study the relationship to body image linked to psychological trauma and the suffering of the body. The seat of violence is the mutilated sex,’ says the therapist. These women have been deprived of the body they deserve, so it is essential to work on body image. When you change the integrity of the body, you change the body schema, explains Solène Sémiramoth. “I am not normal” and “I don’t like my body” are some of the phrases spoken during the sexologist’s sessions.

She will then work on all aspects of sexual life, not necessarily with a partner if there is one, but also with themselves. ‘Taking care of their body

10/06/21 12:22

162

champs libres | Initiatives

▶▶

Les Orchidees Rouges, lecture théâtrale / The Red Orchids, theatrical reading. © Photo Lea Tardat.

explique Solène Sémiramoth. « Je ne suis pas normale », « mon corps me déplaît » sont autant de phrases prononcées lors des séances de la sexologue. Celle-ci va alors travailler sur tous les aspects de la vie sexuelle, pas forcément avec un.e partenaire s’il y en a un.e, mais aussi avec elles-mêmes. « Prendre soin de leur corps se résume uniquement à le laver, il n’y a pas de relation bienveillante avec lui » explique Solène Sémiramoth. Le processus de reconstruction est long car les femmes accueillies ont beaucoup souffert.

Ici, on touche à l’intime, il est primordial de prendre le temps, de les accompagner avec beaucoup de douceur afin de restaurer une image bienveillante de leur corps, et de leur sexualité.

Ce travail de réappropriation se fait également à travers la socio-esthétique qui permet de revaloriser l’image que les femmes ont d’ellesmêmes et de leur corps.

Outre les consultations individuelles, l’institut propose également des séances en petits groupes tous les quinze jours, de 4 ou 5 femmes, avec les thérapeutes. L’impulsion du groupe offre une approche différente mais tout aussi intéressante pour déconstruire les croyances.

Un enrichissement de pouvoir se confronter à la douleur d’autres femmes, mais aussi à leur force afin de parvenir à la résilience. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 162

just means washing it, there is no loving relationship with it,’ explains Solène Sémiramoth. The recovery process is long because these women have been through a lot. Intimate aspects are involved here, so it is essential to take the time to support them with lots of kindness, in order to restore a loving image of their body and sexuality.

This work of reappropriation is also carried out through social aesthetics, which help to improve the image that women have of themselves and their bodies.

In addition to individual consultations, the institute also offers small group sessions every two weeks, made up of 4 or 5 women and the therapists. The impetus of the group offers a different but equally interesting approach to deconstructing beliefs. It is empowering to be able to share the pain of other women, but also their strength to achieve resilience. 

10/06/21 12:22

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

163

« Des séances de karaté adaptées aux traumatismes » “Trauma-informed karate sessions” Entretien avec Sabine Salmon, directrice générale de l’association Fight for Dignity, réalisé par Marie Poinsot / Executive Director of the association Fight for Dignity, by Marie Poinsot.

F

F

Sabine Salmon : C’est suite à la rencontre avec le Dr Denis Mukwege, l’homme qui répare les femmes, que Laurence Fischer a créé Fight for Dignity. À la Fondation Panzi, créée par le Docteur Mukwege en République démocratique du Congo, Laurence Fischer, triple championne du monde de karaté, s’est rendu compte que, dans le parcours de soins de ces femmes victimes de violences, rien n’était mis en place pour se réapproprier leur corps. Or ces femmes victimes de viols utilisés comme arme de guerre n’ont plus conscience de leur corps, elles en sont déconnectées. Laurence a donc commencé des séances de karaté adaptées aux traumatismes de ces femmes pour qu’elles puissent prendre conscience de leur corps mais aussi qu’elles retrouvent estime et confiance en elles.

L’activité physique est utilisée comme médiateur thérapeutique.

Sabine Salmon: It was after meeting Dr Denis Mukwege, the man who mends women, that Laurence Fischer founded Fight for Dignity. At the Panzi Foundation, set up by Doctor Mukwege in the Democratic Republic of Congo, Laurence Fischer, three-time world karate champion, realised that there was no provision for female victims of violence to allow them to reclaim their bodies as part of the treatment they received. These women are victims of rape, used as a weapon of war, and become disassociated and disconnected from their bodies.

Laurence therefore started karate sessions informed by the trauma of these women, enabling them to become aware of their bodies while also regaining their self-esteem and self-confidence. Physical activity is used as a therapeutic mediator.

Today, Fight for Dignity has also been offering karate sessions at the House for Women in

emmes & Migrations : Quel est le contexte de la création de Fight for Dignity ? Est-ce un projet émanant d’un collectif de femmes mobilisées contre les violences corporelles faites aux femmes ou contre la précarité et l’insécurité ?

Est-ce plutôt une initiative partie du domaine sportif, pilotée par Laurence Fischer, la fondatrice de l’association ? Elle voulait montrer que le sport peut avoir une portée sociale et culturelle en direction des femmes victimes de violences et qui se sentent à juste titre menacées dans la société française.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 163

emmes & Migrations: What’s the story behind the creation of Fight for Dignity? Is it a project by a collective of women mobilised against physical violence towards women or against precariousness and insecurity? Or is it instead an initiative from the field of sport, led by Laurence Fischer, the founder of the association?

She wanted to show that sport can have a social and cultural impact on women who are victims of violence and who justifiably feel threatened in French society.

10/06/21 12:22

164

champs libres | Initiatives

▶▶Maison des Femmes / Women’s house, 2018. © Photo Géraldine Aresteanu.

▶▶RDC, Mai 2019. © Photo Géraldine Aresteanu.

Aujourd’hui, Fight for Dignity propose aussi des séances de karaté à la Maison des femmes de Saint-Denis depuis 2018 et dans d’autres lieux médicalisés en France. Nous formons chaque enseignante à la méthode Fight for Dignity avec une partie théorique et, bien sûr, une partie pratique avec le karaté.

Le sport a toujours été un formidable vecteur de lien social : durant ces séances, les femmes sont contentes de se retrouver entre elles, d’appartenir à un groupe, de partager une activité avec d’autres femmes qui ont aussi connu des violences.

Saint-Denis since 2018 and in other medical facilities in France. We train each instructor in the Fight for Dignity method with a theoretical part and, of course, a practical part with karate.

Sport has always been a great vehicle for social cohesion: during these sessions, the women are happy to be with one another, to belong to a group and take part in a shared activity with other women who have also experienced violence.

F&M : Pourquoi la lutte sportive, notamment le karaté, a-t-il été perçu comme le vecteur approprié pour « armer » des femmes d’origines nationales et sociales diverses dans un parcours de reconstruction de soi et de revalorisation de ses compétences corporelles ? Quelles sont les qualités dans cette discipline sportive qui facilite ce retour à l’estime de soi ? Votre site met l’accent sur « de la résilience à l’empowerment », pouvez-vous nous expliquer ce que cela veut dire ? L’interdisciplinarité, notamment le lien

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 164

F&M: Why have fighting sports, especially karate, been seen as appropriate for “arming” women from diverse national and social origins in a journey of self-reconstruction and revaluation of their physical skills? What are the qualities of this sport that facilitate this regaining of self-esteem? Your website emphasises “from resilience to empowerment”: can you explain what this means? Is interdisciplinarity, especially the link between sport, health and psychology, an additional asset in your approach?

S.S.: The objective of our karate sessions is not self-defence: the women are not there to learn to defend themselves and strike. The sessions are a part of their treatment and are different from typical karate classes: our clients have never or

10/06/21 12:22

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

165

▶▶RDC, Mai 2019. © Photo Géraldine Aresteanu.

entre sport, santé et psychologie, est-elle un atout supplémentaire dans votre démarche ?

S. S. : L’objectif de nos séances de karaté n’est pas le self-défense : les femmes ne sont pas là pour apprendre à se défendre et à frapper. Les séances s’intègrent dans un parcours de soins et se déroulent différemment par rapport aux cours de karaté habituels : notre public n’a jamais ou presque jamais fait de sport. L’approche doit donc être différente et s’adapter aux traumatismes que le corps a subis. Nous souhaitons avant tout les accompagner sur le chemin de la reconstruction et cela passe notamment par la confiance en soi. Il ne peut pas y avoir d’empowerment s’il n’y a pas d’estime de soi. Les femmes sont contentes quand elles réussissent une technique de karaté ou quand elles se rendent compte qu’elles arrivent à faire un exercice qu’elles trouvaient très difficile au

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 165

almost never done any sport. The approach must therefore be different and informed by the traumas that their bodies have experienced.

Above all, we wish to support them on the road to reconstruction, a significant part of which involves rebuilding self-confidence. There can be no empowerment without self-esteem. The women are happy when they succeed at a karate technique or when they realise that they can do an exercise that they found very difficult at first.

We compliment them, we praise them. It may not seem like much, but for them it is huge. They are not used to being supported. Fight for Dignity is about karate, but also encouragement, mutual support, sisterhood and laughter.

It is central to many aspects of their lives. And that is what we are proud of.

F&M: How did Fight for Dignity find its female clients and how are the activities organised,

10/06/21 12:22

166

champs libres | Initiatives

début. On les complimente, on les félicite. On a l’impression que ce n’est pas grand-chose mais, pour elles, c’est énorme. Elles n’ont pas l’habitude d’être soutenues. Fight for Dignity, c’est du karaté mais aussi des encouragements, de l’entraide, de la sororité, des rires. Cela est central dans plusieurs aspects de leur vie. Et c’est cela dont nous sommes fières.

F&M : Comment Fight for Dignity a pu rencontrer son public de femmes et comment sont organisées les activités, avec quels soutiens institutionnels et quels partenariats, et dans quelles localisations en France ? Vos relations avec des femmes dans le monde sont-elles déjà très développées et quels partenariats internationaux peuvent se nouer pour les enrichir ?

S. S. : Nous avons commencé nos séances de karaté en République démocratique du Congo, puis à la Maison des femmes de Saint-Denis.

Cette année 2021, nous allons pouvoir en proposer à trois structures médicalisées en France pour aider encore plus de jeunes filles et de femmes. Nous avons le soutien du ministère des Sports, ainsi que de la Fédération française de karaté. Des fondations comme L’Oréal, Fondation de France, Fondation des femmes…, nous accompagnent pour mener à bien notre projet.

what institutional support and partnerships are available, and in what locations in France? Are your relationships with women worldwide already well developed and what international partnerships can be developed to enhance them?

S.S.: We started our karate sessions in the Democratic Republic of Congo, then at the House for Women in Saint-Denis. This year, 2021, we will be able to offer them to three medical facilities in France to help even more young girls and women. We have the support of the Ministry of Sport and the French Karate Federation. Foundations such as L’Oréal, Fondation de France, Fondation des femmes, etc., are supporting us to carry out our project.

F&M: Can you tell us about the action research that Fight for Dignity has initiated and the results that have been achieved so far, especially those that surprised the team the most?

S.S.: We launched an action research protocol to measure the benefits and the impact of our method. We are in the second stage and cannot discuss it. The results are expected at the end of 2021.  Fight for Dignity communication contact: Lisa Demorgny communication@fightfordignity.net

F&M : Pouvez-vous nous présenter la rechercheaction que Fight for Dignity a initiée et les résultats qui sont pour le moment obtenus, notamment ceux qui ont le plus surpris l’équipe ?

S. S. : Nous avons lancé un protocole de recherche-action pour mesurer les bienfaits et l’impact de notre méthode. Nous en sommes à la deuxième étape et nous ne pouvons pas communiquer dessus. Les résultats sont attendus à la fin de l’année 2021.  Contact communication Fight for Dignity : Lisa Demorgny communication@fightfordignity.net

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 166

10/06/21 12:22

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

167

« Notre ambition est de changer les regards sur les femmes »

“Our ambition is to change the way women are viewed” Entretien avec Clarence Edgard-Rosa, fondatrice et directrice de la rédaction de la nouvelle revue Gaze, réalisé par Marie Poinsot.

Interview with Clarence Edgard-Rosa, Founder and Editorial Director of the new Gaze magazine, by Marie Poinsot.

F

emmes & Migrations : La volonté d’offrir une lecture féminine du monde est-elle à l’origine de votre revue ? Pourquoi l’exploration d’un « regard féminin » sur la société contemporaine, prenant en compte également la multiplicité géographique, sociale et culturelle des femmes, est-elle devenue nécessaire ?

Clarence Edgard-Rosa : Il y a très peu de femmes aux manettes de médias, et encore trop peu de femmes à qui l’on laisse la place d’exprimer leur regard subjectif et singulier sur le monde. Ces deux constats m’ont incitée à créer un média qui puisse permettre de rétablir un certain équilibre. Nous voulions solliciter d’autres écritures, d’autres autrices ayant d’autres backgrounds, loin d’une vision essentialiste du féminin qui aurait tendance à dire que les femmes ont le même regard sur le monde parce qu’elles sont des femmes. Croiser des écritures qui ne se mêlent pas souvent et jouer la carte de l’hybridation des formes et des regards. Ce qui compte dans cette revue, c’est montrer la multiplicité des regards féminins sur le monde (selon les âges, les expériences, les appartenances sociales des femmes) et la pluralité des points de vue proposés comme des alternatives aux regards dominants. Mais aussi faire cohabiter les écritures conventionnelles avec les écritures plus innovantes.

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 167

F

emmes & Migrations: Is the desire to offer a feminine reading of the world at the heart of your magazine? Why has the exploration of a ‘feminine view’ on contemporary society, also taking into account the geographical, social and cultural multiplicity of women, become necessary?

Clarence Edgard-Rosa: There are very few women at the helm of the media, and still too few women who are given the space to express their subjective and unique view on the world.

These two observations inspired me to create a medium that could help to restore a certain balance. We wanted to use other writing styles and other authors from various backgrounds to counter an essentialist vision of the feminine, which tends to say that women have the same view of the world simply because they are women. We aim to provide a platform for various writing styles that are not often seen together, with a view to hybridising all manner of forms and views. What matters in this magazine is showing the multiplicity of feminine views on the world (according to women’s ages, experiences and social backgrounds) and the plurality of perspectives offered as alternatives to dominant views. But also making conventional writing styles coexist with more innovative styles.

10/06/21 12:22

168

champs libres | Initiatives

Gaze est une revue indépendante et sans publicité, que nous sommes quatre femmes à porter. Notre modèle économique est basé sur le soutien de notre lectorat bien sûr, mais aussi sur notre studio de conseil et de création, à travers lequel on propose notre savoir-faire et notre expertise des questions d’égalité et de regards féminins à des institutions qui veulent s’engager vers plus d’égalité.

F&M : Quelle est la ligne éditoriale choisie afin de stimuler des changements du paradigme dominant et inspirer de nouveaux discours ?

C. E.-R. : Nous nous intéressons à tous les sujets qui témoignent des enjeux culturels, sociaux et intimes de la condition féminine. Dans Gaze, on trouve des portraits, du reportage gonzo, c’est-à-dire incarné et écrit à la première personne, des récits intimes, de la fiction aussi, et beaucoup de photographies. Nous mettons en lumière le travail de trois artistes dans de grands portfolios de 10 pages pour faire découvrir leur travail en grand.

Nos choix éditoriaux vont dans le sens de notre ambition de changer les regards sur les femmes et de valoriser leur perspective. Par exemple, cette écriture systématique à la première personne, peu commune dans le journalisme, permet un récit de l’intime qui soit aussi intime que politique. Nous pensons aussi que les signatures ne devraient pas être interchangeables, et présentons systématiquement celle qui a écrit et celle qui a produit les images, en disant quel lien elle entretient avec son sujet. Ce que l’on veut, c’est fournir aux lecteur·ice·s une porte

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 168

▶▶Revue Gaze, couverture du N°2 (2021), revue semestrielle, bilingue / Magazine Gaze, cover n° 2, bilingual and biannual journal

Gaze is an independent magazine with no advertising, run by four women. Our economic model is based on support from our readership, of course, but also on our consulting and creative studio, through which we offer our knowledge and expertise on issues of equality and feminine views to institutions who want to work towards greater equality.

F&M: What is the editorial line chosen to stimulate changes to the dominant paradigm and inspire new discourses?

C.E.-R.: We are interested in all topics that reflect the cultural, social and intimate issues of the status of women. In Gaze, there are portraits, gonzo journalism (i.e. embodied and written in the first person), intimate stories, fiction too, and lots of photography. We highlight the work of three artists in large, 10-page portfolios to showcase their work on a large scale.

Our editorial choices are in line with our ambition to change views on women and value their perspective. For example, this systematic first-person writing style, which is not very common in journalism, allows for an intimate story that is as personal as it is political. We also think that signatures should not be interchangeable, and systematically display the name of the writer and the photographer, stating the link she has with her topic. What we want is to provide readers with a gateway to the

10/06/21 12:22

femmes & migrations n° HORS-SÉRIE PRINTEMPS 2021

d’entrée sur le monde à travers la grande pluralité des expériences des femmes.

world through the large plurality of women’s experiences.

F&M : En quoi les corps des femmes offrent-ils un levier symbolique pour inverser le regard essentiellement masculin de la société ?

F&M: How do women’s bodies provide a symbolic lever for reversing society’s essentially masculine view?

C. E.-R. : Le corps des femmes est un des sujets centraux qui nous occupe parce que la culture visuelle a toujours privilégié les hommes qui regardent et les femmes qui sont regardées. La troisième vague du féminisme et, plus récemment, le mouvement #MeToo ont mis le corps au centre des questions féministes en questionnant de façon très riche la place du corps des femmes dans la société, le rapport au consentement, les corps féminins dans l’espace public, le rapport au plaisir, à la sexualité, les violences sexistes et sexuelles. Ce sont devenus des questions urgentes à traiter. Le corps et l’intime sont des axes fondamentaux du féminisme aujourd’hui. Mais, dans les pages de Gaze, on souhaite aussi sortir le féminin de la seule corporalité car les femmes ont aussi un discours nécessaire et important à promouvoir sur de nombreux autres sujets. Nous avons d’ailleurs voulu sortir de la représentation des corps dans notre dernier appel à photographie (le travail de la gagnante sera à découvrir dans le numéro 2, parution en juin), où nous nous sommes intéressées à la nature morte.

C.E.-R.: Women’s bodies are one of the central topics that we deal with, because visual culture has always privileged men who view and women who are viewed. The third wave of feminism and, more recently, the #MeToo movement, have put the body at the centre of feminist issues by richly questioning the place of women’s bodies in society, relationships with consent, women’s bodies in the public space, relationships with pleasure, sexuality and gender-based and sexual violence. These have become urgent issues to be addressed. The body and intimacy are fundamental axes of feminism today. But, in the pages of Gaze, we also want to move the feminine away from corporality alone because women also have a necessary and important discourse to promote on many other topics. In addition, we wanted to move away from the representation of bodies in our latest call for photography (the winner’s work will be featured in issue 2, published in June), where we are primarily interested in still life.

F&M : La migration des femmes, telle qu’elle se déploie dans le monde d’aujourd’hui, peut-elle être une source d’inspirations pour un numéro à venir de la revue ? Comment croiser une lecture féminine du corps avec celle du déplacement ?

C. E.-R. : Le déplacement dans l’espace public à lui tout seul est un sujet passionnant et terriblement concernant. Les questions migratoires sont passionnantes également au prisme du genre, du fait par exemple de la double stigmatisation subie par les femmes migrantes ou de la surexposition des femmes migrantes aux violences. 

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 169

169

F&M: Can women’s migration, as it unfolds in today’s world, be a source of inspiration for a future issue of the magazine? How can a feminine reading of the body be combined with that of movement?

C.E.-R.: Movement in the public space alone is a fascinating but terribly concerning subject.

Migration issues are also fascinating from a gender perspective, for example because of the double stigma experienced by migrant women or their overexposure to violence. 

10/06/21 12:22

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 170

10/06/21 12:22

Paru en octobre-décembre 2020

Le rôle des femmes immigrées dans les mouvements sociaux des sociétés où elles vivent en exil émerge comme nouveau domaine de recherches. L’engagement de ces femmes s’affirme sur tous les fronts. Ce numéro analyse la chronologie de leurs mobilisations depuis les années 1970, à la suite d’un travail de politisation des enjeux rattachés à leurs réalités migratoires et montre comment les luttes des jeunes générations font des identités

2020 | N° 1331 | 15 €

Panthéon au féminin. Les immigrées mémorables de la société

e-Cécile Farges

RE La rentrée littéraire au féminin

MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION

multiples le terrain de leur émancipation.

Revue trimestrielle n° 1331 octobre-décembre 2020

Les chanteuses kabyles. Graines de la

Chérifi ■ Le tailleur de Relizane Olivia

soit Sixtine Maylis Adhémar

ine Mbakam à propos de son film Chez

Joséphine Jouannais

BRES

L’engagement au féminin : retour e scientifique de deux chercheures

ancy L. Green et Mirjana Morokvasic

cial » Entretien avec Ana Azaria

ar, la féministe qui ne s’arrêtait pas aux

dée Mougin ■ Bintou Mariam Traoré,

un féminisme africain Thadée Mougin

Mourir les yeux ouverts »

une

représentations des femmes dans le cinéma français postcolonial

) ■ Celles qui chantent (Jafar Panahi,

Karim Moussaoui et Julie Deliquet)

Candidate (Haifaa Al-Mansour)

ment noir (Jean-Pascal Zadi et John

nes (Maïmouna Doucouré) ■ Partir ?

e Mary-Noël Niba) ■ Corps étranger

uloud Mimoun

tapha Harzoune

hommes & migrations n° 1331 octobre-décembre 2020

■ « Notre lutte est intimement liée au

Femmes engagées

S Hors d’atteinte, une maison d’édition femmes engagées Entretien avec

Femmes engagées

ngélique Kidjo François Bensignor

https://www.histoire-immigration.fr/hommes-migrations

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 171

10/06/21 12:22

« Le Forum Génération Égalité rassemblera tous celles et ceux qui souhaitent s’engager concrètement pour changer les choses et faire de la prochaine génération de nos enfants, la véritable génération de l’égalité » Le Président de la République française Emmanuel Macron, lors de l’Assemblée générale des Nations Unies le 1er octobre 2020

LES 26 ANS DE LA CONFÉRENCE DE PÉKIN

LE FORUM GÉNÉRATION ÉGALITÉ

À l’issue de la quatrième Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes organisée en 1995 à Pékin, 189 États ont adopté à l’unanimité la Déclaration et le Programme d’action de Pékin qui constituent aujourd’hui le corpus le plus ambitieux pour la défense internationale de l’égalité entre les femmes et les hommes.

C’est dans ce contexte que le Forum Génération Égalité (Pékin+26), initié par ONU Femmes et co-présidé par la France et le Mexique, se tiendra à Paris du 30 juin au 2 juillet 2021. Après un lancement à Mexico du 29 au 31 mars 2021, des chefs d’État et de gouvernement, des représentants d’organisations internationales, de la société civile, de la jeunesse et du secteur privé se réuniront à Paris pour prendre des engagements concrets qui feront durablement progresser l’égalité entre les femmes et les hommes. Le Forum de Paris est un modèle du multilatéralisme par les actes que le Président de la République Emmanuel Macron a appelé de ses vœux lors de l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2020.

En 2021, si d’importants progrès ont été réalisés, beaucoup reste à accomplir. Nous sommes à un moment charnière alors que la crise de la COVID-19 a aggravé les inégalités femmes-hommes et touché de manière disproportionnée les femmes, en première ligne de la lutte contre la pandémie. Des droits acquis après plusieurs décennies de progrès sont remis en cause.

En partenariat avec la société civile et la jeunesse

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 172



forumgenerationegalite.fr @GenEgaliteFR Forum Génération Égalité

10/06/21 12:22

« Les droits des femmes sont des droits humains et universels.

Parce que c’est notre Génération Égalité, je vous donne rendez‑vous du 30 juin au 2 juillet à Paris pour le rassemblement féministe mondial le plus important depuis 1995 ! » Delphine O, Ambassadrice, Secrétaire générale du Forum Génération Égalité

LES OBJECTIFS Un Plan mondial d’accélération pour l’égalité entre les femmes et les hommes sera lancé lors du Forum de Paris. Il est structuré autour de six coalitions d’action, des partenariats multi-acteurs innovants regroupant des États, des organisations internationales, la société civile et le secteur privé autour d’une thématique prioritaire.

Chaque coalition d’action réunit des champions chargés d’élaborer une feuille de route commune et de veiller à sa mise en œuvre durant les cinq prochaines années. Ils seront accompagnés par des porteurs d’engagements dont les actions seront révélées lors du Forum de Paris.

21 ans après le vote de la résolution 1325 par le Conseil de sécurité des Nations Unies, un nouveau mécanisme de suivi de l’Agenda « Femmes, Paix, Sécurité et Action humanitaire » sera lancé.

6 COALITIONS D’ACTIONS

1

2

3

VIOLENCE BASÉE SUR LE GENRE

JUSTICE ÉCONOMIQUE ET DROITS ÉCONOMIQUES

DROIT À DISPOSER DE SON CORPS, DROITS ET SANTÉ SEXUELS ET REPRODUCTIFS

4

5

6

ACTION FÉMINISTE POUR LA JUSTICE CLIMATIQUE

TECHNOLOGIES ET INNOVATIONS POUR L’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES

MOUVEMENTS ET LEADERSHIP FÉMININISTES

LES GRANDES ÉTAPES VERS LE FORUM DE PARIS AVRIL2020

JUILLET2020

Annonce du report du Forum Génération Égalité

Évènement #notregénérationégalité

SEPTEMBRE 2020

NOVEMBRE 2020

MARS 2021

30JUIN – 2JUILLET

75e Assemblée Générale des Nations Unies

Forum de Paris sur la Paix

Forum de Mexico

Forum de Paris

65e Commission de la condition de la femme

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 173

10/06/21 12:22

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 174

10/06/21 12:22

La revue est disponible à notre siège Établissement public du Palais de la Porte Dorée Musée national de l’histoire de l’immigration Librairie : 293, avenue Daumesnil | 75012 Paris Tél. : 01 53 59 58 63 | Fax : 01 53 59 58 66 info@palais-portedoree.fr | www.histoire-immigration.fr | www.hommes-et-migrations.fr

et dans les librairies suivantes : RÉGIONS : Librairie du Vieux Port, 29 Quai de Belges, 13001 Marseille | Librairie de l’Université, 12 rue de Nazareth, 13100 Aix en Provence | Librairie Privat, 17 rue de la Liberté, 21000 Dijon | Librairie Grangier, 14 rue du Château, 21000 Dijon | Librairie Ombres Blanches, 50 rue Gambetta, 31000 Toulouse | Librairie universitaire - Études Université Le Mirail, 5 allée Antonio Machado, 31000 Toulouse | Librairie La Machine à Lire, 8 place du Parlement, 33000 Bordeaux | Librairie Mollat, 15 rue Vital-Carles, 33080 Bordeaux Cedex | Le Grain des mots, 13 bd du Jeu-de-Paume, 34000 Montpellier |Librairie Scrupule, 26 rue du Fbg-Figuerolles, 34070 Montpellier | Librairie Durance, 4 allée d’Orléans, 44011 Nantes | Librairie Vent d’Ouest, 5 place Bon-Pasteur, 44016 Nantes cedex 1 | Librairie des Temps Modernes, 57 rue Notre-Dame-de-Recouvrance, 45000 Orléans | Librairie Contact, 3 rue Lenepveu, 49100 Angers | Librairie Espace Harmattan, 35 rue Basse, 59000 Lille | Librairie Furet du Nord, 15 place du Général-de-Gaulle, 59800 Lille | Librairie les Volcans d’Auvergne, 80 bd F.‑Mitterrand, 63000 Clermont-Ferrand | Librairie internationale Kléber, 1 rue Francs-Bourgeois, 67000 Strasbourg | Librairie des Facultés, 2-12 rue de Rome, 67000 Strasbourg (Esplanade) | Librairie Au bonheur des Ogres, 4 quai de la Pêcherie, 69001 Lyon | Librairie H. Decitre, 29 Place Bellcourt, 69002 Lyon | Librairie universitaire D. Reaux – Université de Lyon, 5 avenue Mendès-France, 69500 Bron | Librairie Champitre.com, 19 place Bellecourt, 69002 Lyon | Librairie l’Armitière, 5 rue des Basnages, 76000 Rouen | Librairie La Galerne, 170 rue Victor-Hugo, 76600 Le Havre | Libriaire Siloé Sype, 58 rue Joffre, 85004 La Roche sur Yon Cedex PARIS ET RÉGION PARISIENNE : Librairie la Réserve, 81 avenue Jean-Jaurès, 78711 Mantes-la-Jolie | Librairie Les Folies d’Encre, 22 rue Jean-Jaurès, 93200 Saint-Denis | Librairie l’Harmattan, 16 rue des Écoles, 75005 Paris | L’Harmattan-Boutique de l’Homme, 24 rue des Écoles, 75005 Paris | Librairie Compagnie, 58 rue des Écoles, 75005 Paris | Librairie le Point du jour, 58 rue Gay-Lussac, 75005 Paris | Librairie la Procure, 28 bis rue Madame, 75006 Paris | Librairie Tschann, 125 bd Montparnasse, 75006 Paris | Librairie du Monde Libertaire, 145 rue Amelot, 75011 Paris | Librairie Quilombo, 23 rue Voltaire, 75011 Paris | Librairie la Brêche, 27 rue Taine, 75012 Paris | L’Arbre à Lettres, 62 rue du Fbg Saint-Antoine, 75012 Paris | Librairie Jonas, 14 rue de la Maison Blanche, 75013 Paris | Librairie des éditions Byzance, 48 rue du Chevaleret, 75013 Paris | Librairie le Divan, 203 rue de la Convention, 75015 Paris | Librairie de Paris, | 7 place de Clichy, 75017 Paris | Kiosque Belleville, 1 rue de Belleville, 75019 Paris | Librairie l’Atelier, 2 bis rue du Jourdain, 75020 Paris | Librairie de la Documentation française, 29-31 quai-Voltaire, 75340 Paris cedex 07 ÉTRANGER : Librairie Dokumente-Verlag, postfach 13-40, Offenburg, Allemagne | Librairie Fnac, rue Neuve 123/401, 1000 Bruxelles, Belgique | Librairie Tropisme, 11 Galerie des Princes, B-1000 Bruxelles, Belgique | Librairie Filigranes, avenue des Arts 38/39, B-1040 Bruxelles, Belgique | Librairie Pax, 4 place Cockerville, B-4000 Liège, Belgique | Librairie du Boulevard, 34 rue de Carouge, 1205 Genève, Suisse SUR DEMANDES PONCTUELLES : Les 4 Fnac(s) parisiennes (Les Halles en permanence et en fonction des thèmes, St-Lazare, Montparnasse, Place d’Italie), ainsi que Gibert Jeune et Gibert Joseph DIFFUSION POUR LES LIBRAIRES FRANCE ET ÉTRANGER : Pollen/Dif’Po, 81 rue Romain Rolland, 93260 Les Lilas - Tél 01 43 62 08 07 - Fax 01 43 62 07 42 hommes & migrations est publiée par l’établissement public du Palais de la Porte Dorée, Musée national de l’histoire de l’immigration, 293 avenue Daumesnil, 75012 Paris Conception graphique www.4minutes34.com & www.lendroit.com avec le concours de :

Jouve SA, 733, rue Saint Léonard, 53101 Mayenne cedex • Diffusion pour les libraires : DlF’POP, 81 rue Romain Rolland - 93260 Les Lilas (Porte des Lilas) - Tél. : 01 43 62 08 07 - Fax : 01 43 62 07 42 • Les titres, les intertitres et les chapeaux sont de la rédaction. Les opinions émises n’engagent que leurs auteurs. Les manuscrits qui nous sont envoyés ne sont pas retournés.

ISSN 1142-852X - ISBN 978-2-919040-56-8

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 175

10/06/21 12:22

NUMÉROS DISPONIBLES

n° hors-série Corps de femmes en migration n° 1333 L’enfance en exil n° 1332 Ce qui s’oublie et ce qui reste

2020 (15 €)

n° hors-série Poser pour la liberté. Portraits de scientifiques en exil n° 1331 Femmes engagées n° 1330 1973, l’année intense n° 1329 Migration et création littéraire n° 1328 Les réfugiés dans l’impasse

2019 (15 €) n° hors-série Ô blédi ! ô Toulouse ! Présences maghrébines dans la ville rose – 1945-2001 (épuisé) n° 1327 Diversités culturelles dans les capitales européennes depuis 1945 : Paris-Londres-Madrid. n° 1326 Londres et ses migrations – Les affiches Cavaniol entrent au Musée n° 1325 Paris-Londres – L’art de la contestation n° 1324 Religion et discrimination Les parutions antérieures à 2019 sont disponibles uniquement en librairie ou en libre accès sur revues.org/hommes-et-migrations

2018 (15 €)

n° 1323 Persona grata (épuisé) n° 1322 Exposer les migrations n° 1321 Les mots de l’exil dans l’Europe du XIXe siècle n° 1320 Au prisme de la consommation

2017 (15 €) n° 1319 Réfugiés et migrants au Liban n° 1317-1318 L’Europe en mouvement n° 1316 L’Islam en Europe 2016 (15 €) n° 1315 Ondes de choc n° 1314 Migrations chinoises et générations n° 1313 1983 Le tournant médiatique 2015 (15 €) n° 1312 Diasporas iraniennes n° 1311 Femmes & migrations n° 1310 Fashion Mix n° 1309 Le troisième âge des migrants 2014 (12 €)

n° 1308 Les Paris des migrants

001_176_H&M_HS_Printemps.indb 176

n° 1307 L’Afrique qualifiée dans la mondialisation n° 1306 Écrire la migration n° 1305 L’exil chilien en France

2013 (12 €)

n° 1304 Frontières n° 1303 Diasporas marocaines n° 1302 Le Japon, pays d’immigration ? n° 1301 Migrations et mondes ruraux

2012 (10 €) n° 1300 Les nouveaux modèles migratoires en Méditerranée n° 1299 Musulmanes et féministes en Grande-Bretagne n° 1298 Algérie - France, le temps du renouveau n° 1297 Migrations en création n° 1296 Le Mexique dans les migrations internationales n° 1295 Algérie - France, une communauté de destin 2011 (10 €)

n° 1294 L’intégration en débat n° 1293 L’immigration dans les musées : une comparaison internationale n° 1292 Les discriminations au féminin pluriel n° 1291 Diasporas sri lankaises, entre guerre et paix n° 1290 Travailleurs sociaux et migrations : connaître pour mieux intervenir n° 1289 Les frontières du sport. Diversité des contextes depuis l’entre-deux-guerres

2010 (10 €) n° 1288 Langues et migrations n° 1286-87 Les migrations subsahariennes n° 1285 L’appel du pied n° 1284 Migrations et environnement n° 1283 Cuisines et dépendances 2009 (10 €)

n° 1282 Santé et droits des étrangers n° 1281 France – Brésil, sous l’angle des migrations et de l’altérité n° 1280 Les Turcs en France : quels ancrages ? n° 1279 L’Afrique en mouvement n° 1278 Histoires des immigrations.

Panorama régional. Volume II n° 1277 France – Allemagne : Politiques d’immigration et identité nationale

Établissement public du Palais de la Porte Dorée Musée national de l’histoire de l’immigration 293, avenue Daumesnil, 75012 Paris www.hommes-et-migrations.fr karima.dekiouk@palais-portedoree.fr

Nom

Prénom

Organisme

Adresse

Code postal Ville

Pays

Téléphone

E-mail Je m’abonne pour un an (4 numéros) pour la première fois et bénéficie de l’abonnement découverte à 29 € (Offre ­réservée uniquement aux abonnés – particuliers et associations ­résidants en France métropolitaine).

Prochain dossier à paraître en 2021 : Exposer le racisme (sous réserve) (n° 1334 - juillet-septembre 2021).

Je me réabonne (abonné n°.............................. )

I nstitutions, bibliothèques, entreprises : France 58 € Étranger 77 €

articuliers et associations : P France 49 €

Étranger 67 €

Je commande ….….….….…..... numéro(s) (Dossiers parus à partir de 2019, nouveau format) au tarif unitaire de 15 € et j’ajoute 5 € de frais de port par dossier (cochez les numéros commandés sur la liste ci-contre).

Pour l’étranger, compter 2 € supplémentaire de frais de port par numéro.

Je commande ……………....... numéro(s) (Dossiers antérieurs à 2019) au tarif unitaire de 10, 12 ou 15 € et j’ajoute 2 € de frais de port par dossier (cochez les numéros commandés sur la liste ci-contre).

Pour l’étranger, compter 1,50 € supplémentaire de frais de port par numéro.

Montant de la commande

...........................€

Je règle ce montant : par chèque bancaire ci-joint à l’ordre de l’Agent comptable de l’EPPPD par versement sur notre compte à la Recette générale des Finances - 75097 Paris cedex 02 RIB n° 10071 75000 00001005018 61 IBAN : FR76 1007 1750 0000 0010 0501 861 BIC : BDFEFRPPXXX Important : Pour nos abonnés à l’étranger, nous ne pouvons accepter les chèques.

Si l’adresse de la facturation est différente de l’adresse ci-dessus, prière de nous l’indiquer

Date

Signature

✂

2021 (15 €)

10/06/21 12:22

LE RASSEMBLEMENT FÉMINISTE MONDIAL LE PLUS IMPORTANT DEPUIS 1995 90 ÉVÉNEMENTS

500 INTERVENANTS DU MONDE ENTIER

ÉTATS, ORGANISATIONS INTERNATIONALES, SOCIÉTÉ CIVILE, JEUNESSE ET SECTEUR PRIVÉ SE RÉUNIRONT POUR FAIRE PROGRESSER L’ÉGALITÉ FEMMES-HOMMES

Emo de Medeiros, "… Notwithstanding the forces at hand" (Détail). 2018, Collection du MACAAL © MACAAL © Adagp, Paris, 2021

30 JUIN 2 JUILLET 2021  forumgenerationegalite.fr @GenEgaliteFR Forum Génération Égalité

215x270mm_Annonce-Marie-Claire_2021_V4.indd 1

Couv_HetM_HS_P_2021.indd 2

30/04/2021 16:44

10/06/21 11:35

Corps de femmes en migration

femmes & migrations Hors-série printemps 2021

Corps de femmes en migration

Women’s bodies in migration

MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION

Revue Femmes & Migrations | printemps 2021 | Hors-série |

Couv_HetM_HS_P_2021.indd 1

Hors-série printemps 2021

Corps de femmes en migration Women’s bodies in migration

10/06/21 11:35