Gauguin et le protestantisme

Page 1

OTHON PRINTZ

GAUGUIN ET LE PROTESTANTISME

_______________________________________


Othon Printz

GAUGUIN ET LE PROTESTANTISME

Rencontre avec des hommes et

…des femmes


2

A la mémoire du pasteur Samuel Raapoto, premier président tahitien de l’Eglise Evangélique de Polynésie Française A Tetua et John Doom A Marianne et Hira Tevaearai A Maïre et Albert Schneider Ils nous ont appris à aimer la Polynésie, ses paysages, ses habitants, et l’un des enfants adoptifs du fenua, contesté et génial… Paul Gauguin. A Georges Combier, petit-fils du pasteur Vernier, qui a accompagné Gauguin au cours des derniers jours de sa vie. Ses témoignages et les documents mis à notre disposition ont été particulièrement précieux pour ce travail. .


3

Introduction l y a plus d’un demi-siècle, un ethnologue suédois, Bengt Danielsson - l’un des passagers du célèbre voyage du Kon Tiki, ce radeau en papyrus qui, sous la direction de Thor Heyerdahl, relia l’Amérique du Sud à Raroia, un îlot de la Polynésie française - s’est laissé, comme beaucoup d’autres, séduire par la vie et l’œuvre de Gauguin. Dans l’introduction du livre qu’il tira de ses recherches, il nous confie qu’il a failli abandonner la tâche, « le nombre impressionnant d’ouvrages et d’études consacrés à ce grand peintre [lui] faisant croire que tous les faits de son existence, en Océanie comme en France, étaient depuis longtemps recueillis et connus ».1 Que dire aujourd’hui, où d’innombrables expositions et colloques sur Gauguin à travers le monde, ont conduit à une véritable explosion de la littérature se référant à l’artiste2 et l’impossibilité, pour l’amateur que nous sommes, de consulter tout ce qui a été publié à son sujet ! Pourtant, parmi la centaine d’écrits que nous avons pu nous procurer, il nous est apparu qu’un thème n’a guère été abordé d’une façon synthétique. Il s’agit de l’environnement protestant qu’a connu Gauguin et des conséquences éventuelles sur son œuvre. Quelques études remarquables ont montré combien la formation religieuse catholique, reçue par Gauguin dans sa jeunesse, a influencé ses écrits et ses productions picturales. Ainsi Elisabeth Childs écrit : « Les citations de la Bible et les modes de raisonnement reflètent l’éducation reçue au petit séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin, près d’Orléans…C’est une donnée extrêmement importante pour la compréhension de Gauguin : élevé dans la religion catholique, il a continué à appréhender la spiritualité à la lumière des principes de son enfance, alors que son expérience d’adulte l’incitait à les remettre en cause et à les comparer avec d’autres traditions ».3 Le peintre lui-même évoque d’ailleurs cette période de sa vie dans son ouvrage Avant et Après, achevé aux Marquises, d’après ses propres dires « en janvier, février 1903 », c'est-àdire moins de 3 mois avant sa mort, survenue le 8 mai 1903. Ecoutons-le : « A onze ans j'entrai au petit séminaire où je fis des progrès très rapides… Je ne dirai pas comme Henri de 1

Bengt Danielsson, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises. L’édition originale est parue à Stockholm en 1964 et la traduction anglaise à Londres en 1965. La version française, revue et augmentée, a été publiée, en collaboration avec son épouse, Marie-Thérèse Danielsson, à Papeete, par Les Editions du Pacifique, en 1975. A notre avis, l’ouvrage fournit les renseignements les plus complets et les plus fiables sur la vie et l’œuvre de Gauguin en Polynésie. La citation que nous rapportons se trouve en p. 7 de la version française. 2 Le moteur de recherche Google donne 4.260.000 références pour « Gauguin ». Parmi ces références, plusieurs milliers correspondent à des articles ou des ouvrages directement consacrés au peintre !! Une importante recherche bibliographique a été entreprise par Jacques Bayle-Ottenheim : Paul Gauguin - Vers l'île voisine, suivi d'une sélection bibliographique ; Paul Gauguin et les îles, Bibliographie de Bretagne, Haerepo Quimper & Papeete, 2001. L’auteur note 906 références et depuis 2001 bien des textes se sont rajoutés ! 3

Elisabeth C. Childs, L’Esprit moderne et le catholicisme : le peintre écrivain dans les dernières années. Il s’agit d’un article publié in « Gauguin Tahiti : l'atelier des tropiques » [catalogue de l'exposition : Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 30 septembre 2003-19 janvier 2004] / sous la dir. de Claire Frèches-Thory et George T.M. Shackelford. - Paris : Réunion des musées nationaux, 2003, p. 278.


4 Régnier que cette éducation n'entre en rien dans mon développement intellectuel : je crois, au contraire, que cela m'a fait beaucoup de bien.

Fac-similé d’une page manuscrite de Gauguin Collection d’Annie Joly-Segalen4 Contenu de ce courrier : Schuffenecker qui logeait Gauguin a eu des soupçons sur les relations du peintre avec sa femme et l’a mis à la porte. Gauguin s’en défend ; il part pour Copenhague et enverra Monfreid récupérer ses affaires. Par ailleurs, il mentionne sa brouille avec Emile Bernard.

4

Ce manuscrit est accessible, accompagné de quelques commentaires, sur le site Internet de l’Institut national d’histoire de l’art.


5 Quant au reste, je crois que c'est là où j'ai appris dès le jeune âge à haïr l'hypocrisie, les fausses vertus, la délation (Semper tres), à me méfier de tout ce qui était contraire à mes instincts, mon cœur et ma raison. J'appris là aussi un peu de cet esprit d'Escobar 5 qui, ma foi, est une force dans la lutte non négligeable. Je me suis habitué là à me concentrer en moi-même, fixant sans cesse le jeu de mes professeurs, à fabriquer mes joujoux moi-même, mes peines aussi avec toutes les responsabilités qu'elles comportent ».6 Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d’examiner si dans l’engagement social, les écrits et les tableaux de Gauguin, on ne décèle pas aussi quelques traces se rapportant aux rencontres du peintre avec le protestantisme. Si dans nos recherches nous avons essayé de donner une bonne place à l’œuvre picturale du maître, nous avons également, souvent et longuement, cité l’écrivain. On commence seulement à découvrir combien l’artiste a, outre son pinceau, fait travailler sa plume. Malheureusement, les textes qu’il a composés et son importante correspondance restent d’accès difficile. Au décours de ces recherches il nous est également apparu que dans sa quête de « l’éternel féminin », qui tient une si grande place dans sa vie et dans son œuvre, Gauguin a, quasiment toujours - au-delà des rencontres éphémères - porté son choix sur des compagnes protestantes… Voici leurs noms : Mette Sophie Gad, son épouse, qui lui donna cinq enfants et dont, malgré les longues absences, il ne se sépara jamais. Teha’amana, sa bien-aimée compagne, qui illumina ses jours et ses nuits lors du premier séjour à Tahiti. Judith, la jeune fille que le peintre a séduite lors de son retour en France et qui alimenta ses fantasmes, même s’il n’y a jamais eu « passage à l’acte ». Pahura, sa femme du second séjour à Tahiti, dont il eut un garçon, Emile, portant le même prénom que l’aîné de ses enfants de Mette. Tohotaua, enfin, l’élue de son cœur à Atuona aux Marquises, et qui lui inspira, parmi d’autres tableaux, un portrait considéré comme l’un des chef-d’œuvres mondiaux de la peinture. Pour marquer cette proximité avec le protestantisme à travers les femmes, nous avons introduit chaque chapitre de notre essai par la reproduction d’un portrait peint par Gauguin et une brève notice à leur sujet.

5

Le Petit Larousse nous rappelle qu’Escobar y Mendoza (1589-1669) est un jésuite espagnol, fameux casuiste que Pascal attaqua avec vivacité dans les Provinciales. Peu à peu le nom d’Escobar est venu à désigner, en France, n'importe quelle personne qui sait adroitement se fabriquer des règles de moralité en harmonie avec ses propres intérêts 6 Paul Gauguin, Avant et Après, Editions Avant et Après, Taravao, Tahiti, 1989, p 205.


6

Le Christ au jardin des oliviers (autoportrait) 1889, West Palm Beach, Norton Gallery


7

Rencontres protestantes

Chapitre 1

De l’embauche à l’agence de change au premier départ vers Tahiti 1871-1891


8

Mette Gauguin cousant Collection BĂźhrle, Zurich, 1878


9

Mette Sophie Gauguin Gad Pasteur Félix Kuhn : « Paul Gauguin, promettez-vous à Mette Sophie, de l’aimer, de la respecter et de la protéger, de vivre avec elle dans la vérité, de lui demeurer attaché dans les bons et dans les mauvais jours, de lui rester fidèle jusqu’à ce que la mort vous sépare ? Lui promettez-vous d’élever pour la gloire de Dieu les enfants qu’Il vous donnera ? Paul Gauguin : Oui, je te le promets. Liturgie de mariage des époux Paul Gauguin-Mette Gad Gauguin a épousé Mette Sophie Gad, protestante luthérienne danoise, en 1873. Quoique très longtemps séparé, le couple n’a jamais divorcé.


10

1. Gauguin et le protestantisme luthérien de Paris Les premiers contacts institutionnels de Gauguin avec le protestantisme remontent à l’année 1871. Après une vie mouvementée comme jeune marin, il trouve, à l’âge de 23 ans, un emploi auprès de l’agent de change Bertin, ami et collègue de Gustave Arosa, devenu son tuteur au décès de sa mère en 1867. Or, Paul Bertin est issu d’une grande famille de financiers protestants, qui a même un martyre de la cause huguenote dans son ascendance.7 La grande confiance accordée par son employeur au futur grand peintre et les succès rapides de celui-ci en bourse, nous montrent que Gauguin a sans doute vite assimilé quelques principes de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme...8 Ce lien institutionnel se concrétisera le 28 novembre 1873 par le mariage de Paul Gauguin avec Mette Gad à l’Eglise Luthérienne de la Rédemption à Paris.

Fac-similé de l’acte mariage des époux Gauguin-Gad

Cet acte nous montre, qu’à côté de Gustave et François Arosa et du secrétaire du Consulat du Danemark à Paris, c’est Paul Bertin qui fût témoin au mariage religieux. 7

A Auxerre en 1551 : "Le mercredi 23 septembre mil cinq cent cinquante-un, maître Étienne Bertin, prêtre natif de Gien, fut dégradé par monseigneur l'évêque de Béthléem devant le portail de l'église cathédrale d'Auxerre, pour ce qu'il était hérétique et avait épousé une nommée la Dame de l'Annonciade, de Cosne-sur-Loire, qu'il emmena à Genève où il a demeuré longtemps, et, le 28 dudit mois ledit Bertin a été brûlé après avoir été étranglé en la Fènerie, auquel lieu ledit Bertin a confessé avoir épousé ladite Dame de l'Annonciade, nommée Charlotte Pinon, fille de feu maître Jehan Pinon, de Donzy-le-Pré, de laquelle il a eu trois enfants. Dieu veuille avoir son âme ! Amen." Indication fournie par le site Internet : http://perso.orange.fr/pierre.collenot/Issards_eng/epoques/reforme/protest_bourg.htm 8 Le lecteur aura noté que nous faisons allusion à Max Weber (1864-1920), sociologue allemand, qui a écrit « Ethique Protestante et Esprit du Capitalisme » en 1905. Il a essayé d'expliquer le sens profond du passage d'une société traditionnelle à une société moderne. Dans ce cadre, il s'interroge sur les origines du capitalisme, la rationalisation des activités économiques et sociales et la bureaucratie pour constater que le protestantisme est lié à l'esprit du capitalisme. La lecture des lettres de Gauguin montre que durant toute sa vie, l’artiste a entretenu des liens profondément ambigus à l’argent.


11 L’acceptation d’un mariage protestant ne semble guère avoir posé de problème à Paul Gauguin, bien que l’ancien élève du collège catholique devait sans doute connaître les conséquences de sa décision. En effet, en pareil cas, et à l’époque, le droit canonique prévoyait l’excommunication, d’autant plus que le premier enfant du couple Gauguin, Emil, 9 né le 31 août 1874, sera baptisé dans la même paroisse protestante le 8 mai 1875.

Fac-similé de l’acte de baptême d’ Emil Gauguin

Le mariage de Gauguin et le baptême de son fils ont été célébrés par le pasteur Félix Kuhn. Originaire du Pays de Montbéliard, il fut un luthérien d’assez stricte obédience.10 Suivant les pratiques confessionnelles de l’époque, il convoquait les futurs époux et les parents pour un entretien approfondi, avant de procéder au mariage et au baptême. Ces actes, auxquels Gauguin devait se plier, étaient donc plus qu’une simple formalité.11

9

Emil(e) Gauguin est enregistré dans l’acte de baptême avec e alors que son père souhaitait qu’il soit enregistré sans e. Dans Avant et Après, Gauguin relate cette savoureuse histoire : « A la naissance de mon fils, j'allai aussi à la mairie déclarer cette naissance. Lorsque je dictai à l'employé : ‘ un garçon du nom de Émil sans e’, il écrivit : Émile Sanzé. Ce fut un quart d'heure inénarrable pour rétablir l'orthographe. J'étais un farceur qui se moquait des employés, etc... Un peu plus j'aurais eu une contravention. Comme on le voit jamais je n'ai été sérieux, et ne vous offensez pas de mon style badin ». (p.155) 10 Félix Kuhn (1830-1914), pasteur et inspecteur ecclésiastique, a été également un grand connaisseur de Luther dont il a traduit une partie de l’œuvre en français. Il a, par ailleurs, consacré une importante étude au réformateur parue en deux volumes en 1883. 11 Nous voulons exprimer notre reconnaissance à Catherine Dupré, secrétaire de l’Eglise Evangélique Luthérienne de France (EELF), de nous avoir ouvert les archives de la paroisse de la Rédemption et de nous avoir fourni bien des renseignements.


12

Fac-similé de la page de garde d’une Bible d’Ostervald de 1869 et des gravures de la première page, réalisées par Girardet


13 Quelle importance Gauguin lui-même accordait-il à ces cérémonies ? A-t-il simplement suivi le désir de son épouse, née dans une famille protestante danoise très engagée dans l’église luthérienne de son pays ? A-t-il adhéré, à cette époque, au protestantisme ? A-t-il participé avec son épouse à la Sainte Cène ? Rien ne permet de l’affirmer. L’examen de l’acte de baptême d’Emil permet, par contre, de constater que la dimension artistique prenait de l’ampleur dans la petite famille. La marraine, Elisabeth Möller (18501926), est une aquarelliste danoise protestante fort connue et le parrain, Frits Thaulow (18471906), un peintre norvégien, également protestant. Notons encore que la femme de Thaulow n’est autre que la sœur de Mette, l’épouse de Paul. En 1883 Gauguin réalisera d’ailleurs un portrait d’Ingeborg Gad-Thaulow. Par ailleurs, Marie Gauguin, la sœur de Paul, a été également choisie comme marraine, ce qui fait penser, qu’à cette époque, les relations entre les deux n’étaient pas encore aussi tendues qu’elles le seront par la suite. Reste un dernier élément, non dénué d’importance : la liturgie de mariage des églises protestantes prévoit, qu’en conclusion de la cérémonie, le pasteur remette une Bible à l’époux et demande au couple « d’y puiser force et lumière dans les bons et dans les mauvais jours ». Or, sa vie durant, Gauguin a été - quelques rares études consacrées au peintre l’ont évoqué « un lecteur assidu de la Bible, sans doute à travers une traduction de l’Eglise réformée de France ».12 Il n’est pas tout à fait simple de dire quelle version de la Bible Gauguin a utilisée. En effet, le peintre n’est vraiment devenu écrivain qu’à la fin de sa vie, à Tahiti et aux Marquises. Pour essayer d’y parvenir, nous avons examiné l’écrit de l’artiste qui contient le plus de citations bibliques. Il s’agit de L’Esprit moderne et le catholicisme. Nous avons dénombré 108 références dont 31 se rapportent à l’Ancien Testament et 77 au Nouveau Testament.13 Nous avons ensuite comparé les textes cités par Gauguin aux différentes traductions qui avaient cours à la fin du XIXème siècle dans les églises issues de la Réforme. Il nous est apparu que 62 références sont des reproductions littérales de la Bible dite d’Ostervald dans la version révisée de 1869. Le reste des citations est constitué par une transcription approximative du texte des Ecritures, mais toujours proches de la Bible d’Ostervald. Cela ne doit pas nous étonner, Gauguin ayant également recopié, avec beaucoup de liberté, des extraits d’autres ouvrages pour réaliser son essai. Nous savons par ailleurs que c’est l’édition d’Ostervald qui était en usage à l’époque de Gauguin dans les paroisses luthériennes de Paris et qui était remise aux mariés.14 On peut donc conclure, que c’est sans doute là, la Bible dont le peintre s’est servi. La traduction d’Ostervald a connu un grand succès, dès sa parution en 1744. Elle a été rééditée plus de 40 fois entre 1744 et 1899 ! En 1779, a été publiée une traduction accompagnée de gravures illustrant les scènes bibliques. Elles sont l’oeuvre d’un jeune artiste suisse du nom d’Abram Girardet,15 qui n’avait que 15 ans lorsqu'il réalisa ces illustrations exceptionnelles. 12

Philippe Verdier, Un Manuscrit de Gauguin : l’Esprit moderne et le catholicisme. Ce remarquable travail a été, curieusement, publié en français à Cologne, dans la revue allemande Wallraf-Richartz-Jahrbuch, Westdeutsches Jahrbuch für Kunstgeschichte, n° 46, 1985. Il contient, en annexe, le texte, si difficilement accessible, du manuscrit accompagné de nombreuses notes. 13 Voici le détail des références : Ancien Testament : Pentateuque : seul la Genèse est citée (7 fois). Prophètes : Esaïe (5), Ezéchiel (5), Daniel (1), Osée (3), Michée (2), Zacharie (2). Livres sapientiaux : Proverbes (3), Ecclésiaste (3). Nouveau Testament : Evangiles : Matthieu (20), Marc (8), Luc (11), Jean (17). Epîtres : Corinthiens (4), Ephésiens (1), Colossiens (1), Timothée (3), Thessaloniciens (1), Tite (1), Hébreux (2), Epîtres de Pierre (1), enfin, l’Apocalypse est citée 7 fois. 14 Nous remercions le pasteur Albert Greiner, ancien inspecteur ecclésiastique, pour les précieux renseignements qu’il nous a fournis à ce sujet. 15 Girardet, Abram-Louis : Né le 27.5.1772 au Locle, décédé le 31.10.1821 aux Planchettes, protestant. Fils de Samuel, libraire-éditeur, et de Marie-Anne Bourquin. Frère d’Abraham, d'Alexandre et de Charles Samuel. Célibataire. Etudes de peinture,


14 Gauguin ne connaissait sans doute pas toutes les gravures réalisées par Girardet. Mais quelques unes de ces illustrations étaient, très souvent, insérées dans les exemplaires courants des diverses éditions. Il en est ainsi des huit premières consacrées au livre de la Genèse. Etait-ce le cas de l’exemplaire remis par le pasteur Kuhn au couple Gauguin ? Nous nous interrogeons en effet sur une éventuelle influence de deux gravures de Girardet sur certaines peintures de Gauguin. Mais nous reportons cette question à la fin de notre travail, lorsque nous reviendrons sur le contenu de l’ouvrage de Gauguin, rédigé aux îles Marquises au terme de sa vie. En conclusion, si notre hypothèse se vérifie, la Bible reçue par Gauguin des mains du pasteur Kuhn, le jour de son mariage, l’a accompagné tout au long de sa vie.16 Mais, quoiqu’il en soit, la familiarité de Gauguin avec la Bible exprime l’affranchissement du futur grand peintre, du catholicisme de son enfance, et traduit l’émergence d’une liberté d’esprit qui le caractérisera au cours de toute son existence. Cette liberté le conduira en particulier à une lecture très personnelle des Ecritures, caractéristique par excellence du protestantisme. Nous verrons aussi que, lorsqu’à la fin de sa vie, Gauguin critiquera avec virulence le catholicisme, c’est à cause de l’infidélité de celui-ci par rapport au message biblique. Mais cette exigence de liberté l’opposera aussi, très rapidement et définitivement, au caractère étouffant du protestantisme de la famille de sa femme, éprouvé notamment lors de ses deux séjours à Copenhague.

dessin et gravure avec ses frères Abraham et Alexandre. Actif en Suisse, France, Pays-Bas et Allemagne, Girardet pratique aussi la peinture, la miniature, grave cachets et vaisselle plate. En 1804, le début d'une maladie mentale (il finira ses jours interné) est perceptible dans sa planche Les Maximes. Souvent confondu avec ses frères, il signe généralement Ab-Ls G. ou A.L. G. Note de Girardin-Cestone, Dictionnaire Historique de la Suisse Éditions V. Attinger, Neuchâtel, 1934. 16 En 2003, Cathy Marzin-Drévillon a publié un texte très précieux sur les archives de Gauguin conservées à la Société des Etudes Océaniennes à Tahiti : « Arriverai-je à retrouver une trace de ce passé ... », inventaire des archives Paul Gauguin en Polynésie. (Ia orana Gauguin, catalogue de l'exposition organisée par le Musée de Tahiti et des îles du 15 mai au 25 juillet 2003 sous la dir. de Jean-François Rebeyrotte, assisté de Cathy MarzinDrévillon. – Somogy, Paris et Musée de Tahiti et des îles, Punaauia, 2003. L’auteur a bien voulu reprendre son étude dans la perspective qui nous intéresse. Nous la remercions grandement. Voici sa conclusion : « …Pas de mention de la Bible de Gauguin dans les inventaires, en tous cas traitée en tant qu’ouvrage unique…Soit elle n’est plus chez Gauguin lors de l’inventaire (il n’y a aucune raison qu’elle ait disparu), soit elle est traitée le lot n°45 de 25 ouvrages qui sont vendus à Papeete et dont nous ne connaissons pas le détail, uniquement le nom des acquéreur set le montant d’achat (en francs) ».


15

2. Gauguin et le protestantisme danois Entre 1873, date du mariage de Gauguin avec Mette Sophie Gad et 1883, où Gauguin perdit son emploi de boursier chez Paul Bertin, le jeune couple semble avoir vécu en bonne harmonie.

Tableau peu connu de 1882 La famille du peintre dans le jardin de la rue Carcel, Ny Carlsberg glypotek, Copenhague.

Après Emil, (* 31 août 1874) Paul et Mette donnèrent naissance à quatre autres enfants : Aline (*24 décembre 1877), Clovis (*10 mai 1879), Jean-René (*12 avril 1881) et PaulRollon (*6 décembre 1883). Ils n’ont pas été baptisés à l’église de la Rédemption. Nous n’avons pas non plus trouvé trace d’un lien avec une autre paroisse protestante de Paris. Mais, quoi qu’il en soit, le futur grand peintre s’est probablement, durant cette période, accommodé, sans trop de peine, avec le protestantisme de son patron banquier et de son épouse. Durant ces dix années de vie, aisées sur le plan financier, Gauguin a été un peintre amateur qui devint de plus en plus connu. Tous les biographes de l’artiste ont décrit, dans le détail, ses réalisations picturales. Nous ne retiendrons ici qu’un élément : aucune thématique religieuse n’apparaît dans ses premières peintures. Parmi les 27 œuvres antérieures à 1886 inventoriées par Sugana,17 nous avons noté que 8 concernent des tableaux et des portraits se rapportant à la famille du peintre ou à son domicile, 16 représentent des paysages ou des natures mortes aux fleurs et 3 sont consacrées à des scènes de la vie quotidienne. La fin de l’année 1883 et le départ de l’agence Bertin, constituent un drame pour la famille Gauguin. Les experts sont divisés sur les causes de ce départ.

17

G.M. Sugana, Tout l’œuvre peint de Gauguin, Documentation et catalogue raisonné, Flammarion, 1981.


16 Gauguin a-t-il été licencié à cause de la crise financière ? Est-il parti volontairement, profitant, en quelque sorte, des circonstances, pour faire accepter à Mette qu’il se consacrerait désormais, à plein-temps, à la peinture ? Nous avons tendance à opter pour la première hypothèse. En effet, après un bref passage de toute la famille à Rouen, où Gauguin pensait que la vie moins chère qu’à Paris leur permettrait survivre, le souci de fournir aux siens un minimum de confort matériel l’a conduit à accepter de devenir, pour les pays scandinaves, le représentant d’une firme de Roubaix, spécialisée dans la fabrication de bâches imperméabilisées. C’est à cette fin qu’il se rendit à Copenhague, en novembre 1884, pour rejoindre sa famille qui était installée au Danemark depuis juillet. Des difficultés de toutes sortes survinrent rapidement. L’intégration dans la famille de Mette se révéla fort difficile. Le travail de représentant était décevant et l’exposition de ses œuvres à Copenhague18 fut un échec. Gauguin mit ces déconvenues sur le compte de l’esprit protestant, imprégnant, non seulement la famille de sa femme, mais toute la société danoise. Dans une lettre, datée du 25 mai 1885, il écrit à son ami Schuffenecker : « Ici j’ai été sapé en dessous par quelques bigotes protestantes ; on sait que je suis un impie, aussi on voudrait me faire tomber. Les Jésuites sont de la Saint Jean auprès des religieux protestants… ». Excédé par les tensions, Gauguin quittera Copenhague en juin 1885, emmenant avec lui Clovis, son fils, alors âgé de 6 ans. Il nous montre, à travers ce geste, que s’il rompt avec la famille de son épouse, sa propre famille continue à le préoccuper même si, par dépit, il lui arrive d’affirmer le contraire. Ainsi, en février 1886, il écrit à Mette : « Tu as bien tort de croire à de la colère de ma part. Je suis arrivé à un endurcissement et je n'ai plus que du dégoût de tout ce qui s'est passé. Que les enfants m'oublient, cela m'est devenu indifférent… Ne t’inquiète pas du pardon de tes fautes, il y a longtemps que j'ai oublié tout cela ». On notera dans cette missive, une allusion à une conception typiquement protestante de la culpabilité chez Mette, preuve que les questions confessionnelles ont fait débat dans le couple Gauguin. Mais, malgré les difficultés, il terminera sa lettre par : « Mille baisers à vous tous que j'adore »… 19 Pour conclure, nous retiendrons que cette expérience négative du protestantisme marquera profondément l’artiste. A la fin de sa vie, dans une longue tirade, sur les danoises et les danois, dont nous rapportons ces brefs extraits, il écrira : « Je hais les danois…La famille (en lieu et place des œuvres d’art, des portraits de Rembrandt en particulier) préfère le temple où on lit la Bible et où tout vous pétrifie… ». « Tout ce monde là nous arrive sur la scène française comme de lourdes statues…Entre les mains d’un Rodin je commencerais à les aimer. Ibsen les observe avec son œil. Il est bon qu’à notre tour nous les observions aussi, en crainte d’un envahissement protestant ». 20 Il se souviendra néanmoins de deux bons côtés du Danemark : la bonne cuisine de sa belle-mère…21 et la conception danoise des fiançailles qui met un peu de souplesse dans la rigidité du mariage : « …le système des fiançailles a du bon en ce sens que ça n’engage à rien (on change de fiancé comme de chemise) puis cela a toutes les apparences de l’amour, de la liberté et de la morale…Avant le mariage tout est familial, mais après, gare dessous, tout est dissolvant ».

18

L’exposition eut lieu en mai 1885 sous l’égide de la Société des amis danois de l’art. Paul Gauguin, Lettres à sa femme et à ses amis, Grasset, Paris, 1946 20 Avant et Après, pp 107-108 et 182-188. 21 « Moi aussi j’ai observé le Nord et ce que j’y ai trouvé de meilleur ce n’est pas assurément ma belle- mère mais le gibier qu’elle cuisinait admirablement ». Avant et Après, p 108. 19


17

3. L’irruption de la dimension religieuse dans l’œuvre de Gauguin Avec le retour de Gauguin à Paris, accompagné de son enfant Clovis, s’ouvre pour l’artiste une période de difficultés extrêmes. La lettre qu’il adressera à Mette est bien connue : « Clovis est couché sur un petit lit que j’ai loué, et moi sur un matelas avec une couverture de voyage. Nous gelons la nuit, et je n’ai pas un sou pour acheter des couvertures ».22 L’enfant tombera d’ailleurs malade et Paul sera réduit à se faire colleur d’affiches pendant trois semaines, pour gagner « cinq francs » par jour ! Il se séparera de son fils en 1887, le renvoyant à sa mère. Seul à présent, Gauguin est à nouveau saisi par ce qu’il appelle lui-même « la lubie de ces fuites »23. Il part pour quelques mois à Panama et à la Martinique en compagnie du peintre Charles Laval. A son retour en France, deux évènements, apparemment sans lien, marquent la première moitié de l’année 1888. D’une part, Gauguin, qui fête ses 40 ans en juin, tombe follement amoureux de Madeleine Bernard, la sœur du peintre Emile Bernard, âgée de 17 ans. C’est la première révélation du goût de Gauguin pour les très jeunes filles qui l’habitera jusqu’à la fin de ses jours. Ces pulsions, problématiques sur le plan moral, voire juridique, sont fécondes au niveau de son art : le portrait de Madeleine est un chef d’œuvre. Le second évènement est constitué par l’apparition de la dimension religieuse dans l’œuvre de Gauguin. C’est en 1888 qu’il Madeleine Bernard, 1888 Musée de peinture et de sculpture, Grenoble peint la Vision après le sermon ou La lutte de Jacob avec l’ange. Dans une lettre de septembre 1888 adressée à Vincent Van Gogh, Gauguin commentera lui-même ce tableau en ces termes : « Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superficielle. Le tout est très sévère. Pour moi, dans ce tableau, le paysage et la lutte existent seulement dans l’imagination des personnages en prière. Il y a donc contraste entre les personnes naturelles et la lutte ». A Schuffenecker il écrira à ce sujet : « J’ai cette année tout sacrifié, l’exécution, la couleur, pour le style, voulant m’imposer autre chose que ce que je sais faire. C’est je crois une transformation qui n’a pas encore porté ses fruits mais qui les portera ». Pissarro, longtemps considéré par Gauguin comme son maître, n’aimera pas cette toile. Voici ce qu’il en pense : « Je ne reproche pas à Gauguin d’avoir fait un fond vermillon, ni deux guerriers luttant et les paysannes bretonnes au premier plan ; je lui reproche d’avoir chipé cela aux japonais et aux peintres byzantins, je lui reproche de ne pas appliquer sa

22

Lettres à sa femme et à ses amis p. 131. Sur le thème de l’évasion chez Gauguin, voir le chapitre L’Homme de Gaston d’Angelis dans l’ouvrage collectif Gauguin, Hachette 1965, pp. 41 et ss. 23


18 synthèse à notre philosophie moderne qui est absolument sociale, antiautoritaire et antimystique… ».24

La vision après le sermon ou La lutte de Jacob avec l’ange 1888, Edinburgh, National Museum of Scotland

Gauguin aurait voulu faire don de ce chef-d’oeuvre à l’église de Nizon, près de PontAven, mais, au grand désespoir du peintre, le curé refusa l’offre. Le mois suivant, le peintre quitte Pont-Aven pour rejoindre Van Gogh à Arles. La rencontre entre les deux artistes sera courte. En effet, après à peine deux mois de travail commun, leur relation se détériora gravement. Elle se terminera par une dispute célèbre au cours de laquelle Van Gogh menaça Gauguin avec un rasoir. Au cours de cette même nuit Van Gogh se trancha une oreille. Au-delà d’une différence fondamentale de caractère entre les deux hommes, au-delà même de la maladie de Van Gogh, Debora Silverman a essayé de montrer dans un ouvrage fondamental de 512 pages 25 qu’à la racine de leur incompréhension se trouve l’éducation familiale et la formation religieuse reçue par les deux hommes. On sait que Van Gogh a grandi dans un milieu protestant strict et qu’il envisageait de faire des études de théologie. Nous avons vu que Gauguin a été formé dans un séminaire catholique. Nul doute que l’on peut tenter de «lire» leurs productions littéraires et picturales sur cette base.

24

Lettre de Pissarro à son fils Lucien. Cette citation et les deux précédentes sont extraites de G.M. Sugana, Tout l’œuvre peint de Gauguin, Flammarion, 1981, pp. 91-92. 25 Debora Silvermann, Van Gogh and Gauguin, A search of sacred art, Farrar, Straus et Giraux, Los Angelès, 2000.


19 Tout en souscrivant à cette approche sociologique et culturelle, il nous importe de souligner que les deux hommes étaient des lecteurs assidus de la Bible.26 L’interprétation personnelle des Ecritures, telle qu’elle se reflète dans leurs productions littéraires et leurs toiles, est sans doute conditionnée par leurs héritages d’origine. Mais les acquis immédiats jouent aussi leur rôle : Van Gogh vit et peint à Arles dans un environnement catholique alors que Gauguin vient de quitter l’environnement protestant de sa femme. Pour nous, les deux grands artistes ont été, en tant que lecteurs de la Bible, confrontés aux symboles et aux mythes fondamentaux 27 de l’humanité que les Ecritures véhiculent. Cette rencontre inclut certes, mais transcende aussi, leur vécu confessionnel, catholique pour l’un, protestant pour l’autre. Sans avoir épuisé un thème sur lequel « tout » a été dit et écrit, nous retiendrons la formule d’Antonin Artaud : « Gauguin ne pensait qu’à rechercher le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe, alors que Van Gogh pensait qu’il faut déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie ».28 Entre le départ d’Arles, en décembre 1888, où il laissera Vincent Van Gogh de plus en plus malade, et son propre départ pour Tahiti en avril 1891, Gauguin résidera tantôt à Paris chez Schuffenecker, tantôt à Pont Aven à la pension Gloanec, où il est bien connu. Par ailleurs, il effectuera durant cette période deux séjours au Pouldu à la « Buvette de la Plage » tenue par Marie Henry. La situation de Gauguin y est dramatique. Dans un courrier envoyé à Emile Bernard en août 1889 le peintre écrit « …je suis depuis un mois au Pouldu avec de Haan ; c’est pourquoi je suis resté dans un marasme épouvantable de tristesse et dans des travaux qui demandaient un certain temps pour aboutir, j’éprouve le plaisir non d’aller plus loin dans ce que j’ai préparé autrefois, mais de trouver quelque chose de plus…Ce que je désire c’est un coin de moi-même encore inconnu… ». Durant cette expérience dramatique de l’extrême pauvreté, commence à se développer chez Gauguin une sorte d’identification avec les souffrances du Christ. Nul doute que ce vécu s’enracine dans la formation catholique reçue dans son enfance et dispensée en particulier au petit séminaire près d’Orléans. Cette identification prendra toute son ampleur sur le plan artistique en 1889 à travers deux tableaux célèbres : Le Christ au jardin des oliviers 29 et l’Autoportrait au Christ Jaune.

Autoportrait au Christ jaune 1889, Saint-Germain-en-Laye.

26

« …la Bible brûlait ce cerveau de Hollandais » écrira Gauguin dans Avant et Après, p.19. Nous entendons les termes de symbole et mythe au sens que C.G. Jung leur a donné. 28 Antonin Artaut, Van Gogh, le suicidé de la société ». K éditeur, Paris, 1947 29 Tableau reproduit en page 6. 27


20 En cette même année 1889, Gauguin peindra encore deux autres tableaux dont l’inspiration est similaire, à savoir Le Christ Vert et Le Christ Jaune 30. En novembre, la situation spirituelle et financière de Gauguin est encore plus désespérée. Ce long extrait d’une nouvelle lettre à Emile Bernard en constitue le témoignage bouleversant : « Que voulez-vous? Ou la médiocrité à qui tout le monde sourit ou du talent dans la rénovation ; c'est à choisir si l'on a son libre arbitre. Auriez-vous la puissance de choisir que vous choisiriez encore qui fait souffrir. Robe de Nessus qui se colle à vous et dont on ne peut se défaire. Les attaques contre l'originalité sont naturelles de la part de ceux qui n'ont pas le pouvoir de créer et secouer les épaules. A votre âge on a du temps devant soi. Quant à moi, de tous mes efforts de cette année il ne reste que des hurlements de Paris qui viennent ici me décourager, au point que je n'ose plus faire de peinture et que je promène mon vieux corps par la bise du Nord sur les rives du Pouldu ! Machinalement je fais quelques études (si l'on peut appeler étude des coups de pinceau en accord avec l'œil !), mais l'âme est absente et regarde tristement le trou béant qui est devant elle. Trou dans lequel je vois la famille désolée sans soutien paternel, pas un cœur où déverser ma souffrance. Depuis janvier dernier, j'ai vendu pour 945 francs ; à quarante-deux ans, vivre avec cela, acheter couleurs, etc., c'est de quoi troubler dans le travail l'âme la mieux trempée. Non pas que l'on soit privé, mais parce que l'avenir se dessine de haut en baissant. Devant cette impossibilité de vivre (même bassement) je ne sais à quoi me résoudre. Je vais faire des efforts pour obtenir un poste quelconque au Tonkin, là je pourrai peut-être faire en repos un peu d'art à ma guise. Quant à faire de la peinture de commerce même impressionniste : Non. J'entrevois dans tout le fond de moi-même un sens plus élevé, que j'ai tâtonné cette année. Mon Dieu (je me disais), j'ai peut-être tort et ils ont raison, c'est pourquoi j'ai écrit à Schuff de vous demander votre opinion pour me guider un peu au milieu de mon trouble. Je vois que vous avez compris entre les lignes que j'ai touché légèrement quelque chose - me voilà raffermi dans mes opinions et je n'en démordrai pas (en cherchant plus avant). Et cela malgré Degas qui est surtout après Van Gogh l'auteur de toute la débâcle. Il ne trouve pas en effet dans mes toiles ce qu'il voit lui (la mauvaise odeur du modèle). Il sent en nous un mouvement contraire au sien. Ah ! Si j'avais comme Cézanne de quoi entreprendre la lutte, je la ferais certes avec plaisir. Degas se fait vieux et enrage de ne pas avoir trouvé le dernier mot. Nous ne sommes pas seuls à avoir lutté ; vous voyez que Corot, etc., ont eu raison avec le temps. Mais aujourd'hui quelle misère, quelles difficultés. Quant à mo,i je me déclare vaincu...»31 Dans cette désespérance, presque absolue, on perçoit malgré tout un lumignon qui émerge : il s’agit de l’amitié naissante pour Jacob Meyer de Haan. Meyer de Haan, né en Hollande en 1852, est l’un des fils d’une famille juive aisée, fabricants de biscuits. Lui-même a cédé sa part de propriété à ses frères en échange d’une substantielle rente viagère pour pouvoir s’adonner à sa passion : la peinture. Ses premières productions, influencées par Rembrandt, n’eurent guère de succès en Hollande. Blessé par les critiques faites à ses tableaux, il part pour Paris en 1882 où il rencontre Theo Van Gogh. C’est ce dernier qui lui fera connaître Gauguin. La proximité entre Gauguin et Meyer de Haan a été maintes fois décrite. Nous ne retiendrons ici que trois éléments. Tout d’abord, Meyer de Haan, en échange de quelques leçons de peinture, prendra en charge le coût de la pension de Gauguin. Les cours du maître et sa reconnaissance se concrétiseront par la réalisation de plusieurs portraits de l’élève. Le tableau intitulé « Nirvana » en constitue une illustration. L’aide matérielle ainsi apportée, basée sur 30 31

Exposés respectivement à Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts et à Buffalo, Albrigt-Knox Art Gallery Cité par G.M. Sugana, Tout l’œuvre peint de Gauguin p. 7 et 8.


21 l’échange, est directement issue, à notre avis, de l’éthique juive : « S’il n’y a pas de farine il n’y a pas de Thora et s’il n’y a pas de Thora il n’y a pas de farine ».

Nirvana, Portrait de Meyer de Haan, 1889 Wardsworth Atheneum, Hartford, CT, USA

Corollaire de ce soutien matériel, Meyer de Haan exercera une véritable action thérapeutique sur Gauguin en l’introduisant dans un système de pensée, ou mieux une conception du monde, qui trouve ses racines dans la Thora, le Talmud et dans cette mystique juive appelée Kabbale. Cette influence sera profonde et durable. A quelques mois de sa mort Gauguin se souviendra encore de Meyer de Haan et introduira son portrait dans le célèbre et saisissant tableau intitulé Contes barbares. A juste titre, Perruchot, excellent biographe de Gauguin,32 écrit : « Le souvenir des discussions du Pouldu, devant la grosse Bible de Meyer de Haan, est revenu le hanter ». Enfin, certains éléments du décor de l’auberge de Marie Henry, compagne de Jacob Meyer de Haan, constituent incontestablement une illustration des thèmes qui préoccupaient alors les deux artistes. Un examen de deux productions de Gauguin est important pour le sujet qui nous intéresse. Contes barbares, 1902 Museum Folkwang, Essen

32

Henri Perruchot, La vie de Gauguin, Hachette, Paris, 1961.


22

Reconstitution de l’auberge de Marie Henry au Pouldu

33

D’après Jean François Staszak, Gauguin Voyageur, Editions Geo, 2006

33


23

4. La découverte du protestantisme puritain britannique Les deux peintures sur bois, constituant des panneaux sur les portes des deux armoires de l’auberge de Marie Henry, retiennent toute notre attention : l’une représente Meyer de Haan, l’autre est un autoportrait de Gauguin. Jacob Meyer de Haan porte une sorte de kippa qui pourrait traduire son origine juive et ainsi évoquer le lecteur de la Thora, la bible hébraïque, qu’il a été. Le visage, et particulièrement le regard étrange, expriment un état de méditation abyssale empreinte de mystère et d’inquiétude.34 La lampe jette une lumière crue sur une sorte de « nature morte aux sept pommes »35 et sur deux ouvrages : Le paradis perdu de John Milton et le Sartor resartus de Thomas Carlyle. John Milton est un célèbre poète anglais, né à Londres en 1608, décédé dans la même ville en 1674. Le père de Milton était notaire. Egalement organiste dans sa paroisse, il était connu pour son puritanisme intransigeant. Il fut par ailleurs compositeur de cantiques. Meyer de Haan (Sartor Resartus) 1889, New York, Museum of Modern Art

John, le fils, brillant élève, avait particulièrement étudié, outre la littérature anglaise, le latin, le grec, l'hébreu, le français et l'italien. Sa constitution fragile lui valut, de la part des étudiants, le surnom de « lady ». La famille de Milton voulait que leur fils se destine à la prêtrise, mais celui-ci s'y refusa. Tout au long de sa vie, il marquera pourtant un grand intérêt pour le christianisme, mais critiquera avec véhémence le puritanisme « Ce sont les prélats qui m'ont chassé de l'église » écrira-t-il.36 Avant de commencer une carrière consacrée à la littérature, Milton entrepris, en 1638, un long voyage qui le conduisit entre autres, à Paris, Nice, Rome, Florence, Venise et Genève.

34

Ce même regard étrange se retrouve dans le visage de la fillette d’un autre tableau intitulé Nature morte aux fruits, Musée Pouchkine, Moscou. La date apposée, 1888, est discutée par les spécialistes. Voir Paul Gauguin, Editions Cercle d’Art, Paris, 2éme édition, 1991 p. 54 ss. 35 Le chiffre 7 est un chiffre « sacré » dans la tradition juive 36 Voir René Samuel, dans La Grande Encyclopédie, Lamirault et Cie, Paris, publication commencée en 1890, tome 9. Nous nous sommes inspiré de ce texte pour établir la note sur Milton


24 En 1643, Milton épousa Marie Powell, âgée de 17 ans. Il se brouilla très vite avec sa jeune femme et la renvoya à son père. Cette déconvenue le conduira à produire trois livres consacrés à la question du divorce ! Certaines pages firent tellement scandale que les presbytériens voulaient brûler publiquement ces ouvrages.37 Pourtant, après bien des avatars, Milton finit par se réconcilier avec sa femme, mais exigea qu'elle « implorât son pardon à genoux… ». Le couple eut quatre enfants. Après le décès de Marie Powell, Milton épousa, en 1656, Catherine Woodcock dont il eut une fille. Deux ans plus tard la mère et l'enfant moururent. En 1663, il se maria pour la troisième fois. Élisabeth Minshell, « épouse bonne et dévouée » permit à Milton, presque aveugle, d'achever « Le Paradis Perdu », une oeuvre commencée 25 ans plus tôt. Le Paradis perdu est un poème épique qui traite de la vision judéo-chrétienne de l'origine de l'Homme, en évoquant la tentation d’Adam et d’Eve, puis leur expulsion du jardin d’Eden. Lucifer, l’ange déchu, vient d’être vaincu par les armées divines. Avec son armée, il s’apprête à relancer une attaque contre le Ciel lorsqu’il entend parler d’une prophétie : une nouvelle espèce de créatures doit être formée par le Ciel. Il décide alors de partir seul en expédition. Sorti de l’enfer, il s’aventure dans le paradis et trouve le nouveau monde. Après avoir facilement dupé un ange en changeant d’apparence, il s’introduit dans le paradis et découvre Adam et Eve. Dieu l’apprend, mais décide de ne rien faire : il a créé l’homme libre, et lui accordera sa grâce quoi qu’il arrive… si toutefois il respecte la justice divine. Son Fils, trouvant le jugement sévère, supplie son Père de prendre sur lui les péchés de hommes, ce à quoi celui-ci consent. Après quelques doutes, Satan met au point un plan pour nuire à Dieu et à l’Homme : ayant appris que Dieu interdisait aux humains de manger les fruits de l’arbre de science, il essaye, en songe, de tenter Ève. Mais sans le vouloir, il réveille aussi Adam, qui le chasse. Dieu envoie alors un ange pour les mettre en garde, et les informer sur leur ennemi, afin qu’ils n’aient aucune excuse. Plus tard, Satan revient à la charge : il profite du fait qu’Ève se soit éloignée d’Adam pour la récolte, et, prenant la forme d’un serpent, il la tente à nouveau et lui propose le fruit de l’arbre défendu, avec succès. Ève va alors raconter son aventure à Adam, et lui propose d’y goûter lui aussi, ce à quoi celui-ci finit par céder, par amour. Sitôt informé, Dieu envoie son Fils prononcer la sentence : ils seront chassés du paradis et Satan et ses compagnons transformés en serpents. Le Fils, les prenant en pitié, les protège. Malgré cela, Adam voit ce qu’il a perdu et désespère avec Ève. Dieu envoie alors à nouveau un ange pour montrer à Adam l’avenir de sa descendance jusqu’au déluge. Ce dernier, grandement rassuré, se laisse alors conduire par l’ange Michel avec Ève hors du Paradis. L'épée flamboyante tombe derrière eux, et les chérubins y prennent place pour garder le lieu désormais interdit. La première édition du Paradis Perdu paraîtra en 1667. Par ce livre « Milton réalisa, en quelque sorte, l’épopée du puritanisme, dont le constant sujet de méditation est le problème du péché et de la rédemption ».38 Le Paradis Perdu a été traduit pour la première fois en français, entre 1793 et 1800, par Chateaubriand, lors de son exil en Angleterre.39 Truffé de citations bibliques, l’ouvrage a sans doute été, non seulement consulté, mais étudié par Gauguin. En effet, bien des citations se retrouveront dans L’Esprit moderne et le catholicisme, l’ouvrage que Gauguin écrira, nous l’avons vu plus haut, à Tahiti et aux Marquises.

37

Voici les titres de ces livres : Areopagitica, Tetrachordon et Colosterion. René Samuel, opus cité, article sur Milton. 39 Nous avons consulté l’édition suivante : Milton, Le Paradis Perdu, traduit et présenté par Chateaubriand, introduction et notes de Claude Mouchard, Belin, 1990. 38


25 Le second livre du tableau de Gauguin, Sartor resartus, (Le tailleur rafistolé) est un ouvrage de Carlyle. Thomas Carlyle est un philosophe et historien écossais, né en1795 et décédé à Londres en 1881.40 Issu d'une famille de fermiers, relativement aisés, ses parents, très puritains, souhaitaient, comme ceux de John Milton, que leur fils devienne prêtre anglican. Lui aussi, brillant élève, particulièrement doué en mathématiques, il devint très jeune professeur de sciences. N’aimant pas enseigner, il reprit rapidement des études de droit et de théologie. Mais, il les abandonnera tout aussi vite, pour s'adonner entièrement à la littérature, « la seule et militante église des temps modernes ». Il comparera l'écrivain à « un prédicateur prêchant des idées partout et par tous les temps ». En 1826, Carlyle épousa Jane Welsh, une jeune écossaise « connue pour son esprit et sa beauté ». Mais cette union fut loin d'être heureuse. Jane a raconté sa vie avec Thomas, « une vie faite de tribulations et de luttes dues autant à la taciturnité et à l'égoïsme de son époux, qu’aux embarras d'argent ». En 1835, Carlyle confirmera cette pauvreté en avouant que « depuis 23 mois la littérature ne [lui] a pas rapporté un seul penny… ». Carlyle débuta sa carrière littéraire par la publication d'articles consacrés, entre autres, à Montesquieu, Montaigne et Schiller. Mais c'est en lisant « De l'Allemagne », un ouvrage de Mme de Staël, qu’un changement profond s’opéra en lui. Il s'éprend pour la littérature germanique et étudie la langue pour lire les auteurs dans le texte. Sartor resortus, l'ouvrage mentionné sur la peinture de Gauguin, écrit en 1830, ne sera publié qu'en 1838 à Boston. Carlyle présenta le livre comme la traduction d'un ouvrage allemand, publié par un éditeur de la ville de Weisnichtwo (On-ne-sait-où) par un certain professeur Diogène Teufelsdröckh (crotte de diable). L’ouvrage évoque « sous toutes les coutures… » le thème du vêtement. Quelle est l’origine des vêtements ? Comment se sont-ils développés ? Quel est leur devenir ? En fait, ce livre est à la fois une sorte d’autoportrait caricatural et une critique impitoyable de la société anglaise et de son puritanisme. Le christianisme y est présenté comme « un mythe de l'adoration de la douleur ». Il attaque avec virulence l'hypocrisie religieuse de l'Angleterre, en dénonçant « les formules froides et conventionnelles du protestantisme puritain et de ses diverses sectes étroites ». L’ouvrage, au contenu difficile, a été qualifié, peu de temps après sa parution, de « facétie rabelaisienne et mystique, étincelante de talent et d'idées, mais dont l'obscurité burlesque dérouta beaucoup de lecteurs ».41 Gauguin avait-t-il lu Sartor resortus lorsqu’il réalisa son tableau ? Non traduit en 1889, savait-il suffisamment l’anglais42 pour l’apprécier ? Nul doute que le thème développé par le livre et sa forme littéraire auraient pu être parlants pour un homme comme Gauguin. La traduction française de l’ouvrage de Carlyle paraîtra sous forme de fascicules dans le Mercure de France entre 1895 et 1897. Or Gauguin était abonné à cette revue et la faisait livrer en Polynésie. Ceci explique sans doute que nombre de citations bibliques contenues dans Sartor resortus, se retrouvent dans L’Esprit moderne et le catholicisme. Plus encore, le premier titre donné par Gauguin à son ouvrage était formulé ainsi : L’Eglise catholique et les temps modernes ; si ce titre fait penser à Renan,43 il rappelle aussi la militante Eglise des 40

Pour rédiger cette note, nous nous sommes essentiellement basés sur le texte publié par Hector France, également dans La Grande Encyclopédie. 41 Philarète Chasles, Revue des deux Mondes, tome 24, 1840. 42 En septembre 1885, Gauguin a confié Clovis à sa sœur pour pouvoir se rendre en Angleterre où il restera trois semaines. Le motif de ce séjour ne nous est pas connu. 43 Thèse développée par Philippe Verdier, opus cité p. 283.


26 temps modernes dont parle Carlyle. Gauguin connaissait-il la vie de Carlyle et ses autres travaux ? Etait-il au courant de l’intense correspondance44 qu’entretenait le « jeune anglais » avec le « vieux » Goethe ? A plusieurs reprises, Carlyle évoque le travail que lui causa son Sartor Resartus. Dans une lettre du 10 juin 1831, parlant de son ouvrage, il écrit : «… durant ces derniers mois, j'ai été occupé de façon continue, à une œuvre de mon cru : qu'elle devienne un volume et qu'elle semble le moins du monde digne de pareil honneur, et un exemplaire ne manquera point de partir pour Weimar. Hélas! ce n'est, après tout, pas un tableau que je suis en train de peindre, ce n'est que le maniement à moitié insouciant de la brosse, avec de nombreuses couleurs peut-être vaines, sur la toile ; que le résultat soit une belle tache, je n'ose encore m'aventurer à le prédire ». Littérature et peinture sont ici, décidément, très proches ! Plus important encore pour notre propos : Goethe et Carlyle échangent souvent au sujet d’un petit opuscule écrit par le patriarche de Weimar sous le titre de Das Märchen von der grünen Schlange c'est-à-dire Le conte du serpent vert.

Johann Wolfgang von Goethe DAS MÄRCHEN von der grünen Schlange

44

Goethe-Carlyle Correspondance a été rééditée en français par les Editions du Sandre en 2005.


27

5. Gauguin et le serpent vert Sur la base du questionnement précédent, observons à présent le tableau peint sur l’autre porte d’armoire de l’auberge du Pouldu. Le regard de Gauguin traduit l’introspection ; il semble illustrer le mot adressé à Emile Bernard que nous avons cité plus haut : « …ce que je désire, c’est un coin de moimême encore inconnu… ». La tête est couronnée d’une fine auréole. La présence des deux pommes semble signer le lien entre le portrait de Meyer de Haan et celui de Gauguin. Enfin, un serpent, de couleur verte, dont l’artiste tient les deux bouts entre ses mains, se trouve plaqué sur sa poitrine. Le Serpent vert ! Tel est le titre français du célèbre conte, Das Märchen, que Goethe a publié en 1795 et que nous venons d’évoquer. Le serpent vert, écrit dans un allemand magnifique, est une histoire complexe, difficile à résumer. Pour en donner un aperçu, Oswald Wirth,45 l’un des meilleurs commentateurs du récit, l’a divisé en six actes, dont voici l’essentiel : Portrait-Charge de Gauguin 1889, Washington, National Gallery of Art

PREMIÈRE NUIT. Ayant éveillé le Passeur, les Feux Follets se font traverser et paient en pièces d'or, qui sont jetées au Serpent, avide de les avaler. Le reptile, que l'absorption de l'or rend lumineux, rejoint les Feux Follets qui achèvent de le gaver du précieux métal. PREMIÈRE JOURNÉE. Le Serpent phosphorescent explore la crypte sacrée, où les statues royales lui adressent la parole. Apparition du Vieux à la Lampe, qui accomplit sa mission, puis traverse sans résistance l'épaisseur rocheuse de la montagne pour retourner à sa demeure. DEUXIÈME NUIT. Rentré chez lui, le Vieux à la Lampe transmue en onyx le cadavre du chien, puis, par l'effet de la Lampe, redore l'intérieur de son habitation, les murs en ayant été mis à nu par les Feux Follets. DEUXIÈME JOURNÉE. Dès l'aube, la Vieille se met en route pour aller acquitter la dette des Feux Follets. 45

Goethe, Le Serpent Vert, Conte Symbolique, traduit et commenté par Oswald Wirth, « Le Symbolisme » éditeur, Laval, France, 1964. La première édition date de 1935.


28 Débarqué par le Passeur, le Prince s’achemine vers la belle Lilia en compagnie de la Vieille. Ils traversent le Fleuve sur le Serpent faisant office de passerelle. Avec eux, mais invisibles, les Feux Follets gagnent la rive habitée par la belle Lilia, où le Serpent se glisse à son tour. Lorsque le Prince approche, il voit avec dépit sa fiancée prodiguer ses caresses à un affreux animal. Le Prince tombe en syncope et meurt. TROISIÈME NUIT. Jusqu'à minuit, veillée autour du cadavre du Prince, puis transport de celui-ci sur la rive opposée, le Serpent s'étant offert comme pont lumineux à la procession de personnages, tous lumineux eux-mêmes, chacun à sa façon. Sacrifice volontaire du Serpent, dont la vitalité ranime le Prince. Les pierres précieuses en lesquelles s'est décomposé le corps du reptile sont jetées dans le Fleuve. MATIN DU TROISIÈME JOUR. Les rois confèrent au Prince leur triple pouvoir d'action, d'esthétique et d'intelligence. Le nouveau règne s'établit. Lilia est heureuse. Ses suivantes lui ramènent la Vieille rajeunie, qui, pour mille ans, redevient la compagne de l'Homme à la Lampe, promu conseiller du jeune Souverain en compagnie du Passeur transfiguré.

Gauguin a peint son tableau en 1889. Le serpent vert est traduit depuis 1860 46 et les lettres échangées entre Goethe et Carlyle ont été publiées pour la première fois en 1887.47 Il n’est donc pas du tout impossible que Meyer de Haan et Gauguin connaissaient ces écrits. La confirmation de cette hypothèse renforcerait en tous les cas la cohérence formelle entre les deux tableaux. Nous ne l’avons jamais vu formulée.48 Quoiqu’il en soit, le Serpent vert, ce conte philosophique, à connotation ésotérique de Goethe, traduit, sans aucun doute, les préoccupations du moment de Gauguin. Notons que c’est en 1889 que Gauguin a réalisé un beau travail sculpté : Eve, le serpent et autres animaux.49 Mais, à notre avis, l’intérêt porté par l’artiste à l’ésotérisme est resté à l’état de tentation. Cette tentation, qui fut aussi, à travers la Kabbale, celle de Meyer de Haan, a pu être féconde sur le plan de la production artistique, mais Gauguin n’y a jamais totalement cédé. Il a refusé explicitement d’adhérer à la franc-maçonnerie. A notre avis, le peintre était habité par la conviction profonde qu’il existait une contradiction entre sa conception biblique de l’homme et la fuite dans l’ésotérisme. Nous y reviendrons lorsque nous évoquerons la période de la vie de l’artiste, où, dans sa case d’Hiva Oa, il se mettra en quête d’un christianisme pur et primitif. La fine auréole du portrait est pour nous, non pas une expression de sainteté, mais l’affirmation de l’appartenance de Gauguin à un christianisme plus traditionnel.50 « Bénis la mémoire du serpent – nous dit Goethe par la bouche du Vieillard de son conte – tu lui dois la vie ; tes peuples lui doivent le pont par lequel ces rives voisines sont animées et réunies. Ces pierreries nageantes et brillantes, restes de son corps sacrifié, sont les bases de ce pont superbe ; c’est sur elles qu’il s’est bâti de lui-même, et qu’il se maintiendra ». 46

Par Jacques Porchat, Hachette et Cie, Paris 1860. Norton’s correspondance between Goethe and Carlyle, The Atlantic Monthly, vol 59, june 1887 48 Plusieurs auteurs, s’exprimant tous en anglais, ont essayé de comprendre les œuvres, écrites et picturales de Gauguin à partir de son intérêt pour les sciences occultes. Voir p.ex. : - Thomas Buser, Gauguin's Religion Art Journal, Vol. 27, No. 4 (Summer, 1968), pp. 375-380. L’auteur y développe plusieurs arguments en faveur de l’intérêt porté par Gauguin à l’occultisme et à la théosophie. - Ces arguments ont été également repris par Vojtech Jirat-Wasiutynski, Paul Gauguin's "Self-Portrait with Halo and Snake": The Artist as Initiate and Magus Art Journal, Vol. 46, No. 1, Mysticism and Occultism in Modern Art (Spring, 1987), pp. 22-28 - Enfin, depuis 1970, le professeur Ziva-Amishai Maisel, de l’Université de Jérusalem, l’un des grands connaisseurs de Gauguin, a souligné, dans plusieurs travaux, ce lien entre Gauguin et la théosophie. Voir par exemple : Gauguin’s Religious Themes (New York : Garland Publishing, 1985). 47

49

Conservé à Ny Carlsberg Glypotek de Copenhague. C’est à ce niveau que son éducation catholique resurgit. Meyer de Haan se convertira d’ailleurs aussi au catholicisme. 50


29 Pour Gauguin le salut ne vient pas du serpent mais du Christ dont l’auréole est le reflet. Concluons : Dans cette véritable caverne d’Ali Baba artistique qu’était l’auberge de Marie Henry se trouvait également, accroché dans l’entrée au-dessus de la porte de la buvette, un tableau peu connu de Gauguin, peint également en 1889, appelé Adam et Eve ou le paradis perdu. C’est le résumé pictural de la conclusion de l’ouvrage de Milton dont nous avons parlé : « Adam et Eve laissèrent tomber quelques naturelles larmes qu’ils essuyèrent vite. Le monde entier était devant eux, pour y choisir le lieu de leur repos, et la Providence était leur guide. Main en main, à pas incertains et lents, ils prirent à travers Eden leur chemin solitaire ». A l’image de cette métaphore biblique, Gauguin voulait emmener Mette, son épouse, à Tahiti. Devant son refus, c’est avec d’autres Eves qu’il accomplira le restant de son chemin…

Adam et Eve ou le paradis perdu, 1889, Yale, University Art Gallery Seule une photo de l’oeuvre subsiste.


30

Paul Gauguin vers 1892 Autoportrait Extrait du Carnet de Tahiti


31

Rencontres protestantes

Chapitre 2

Premier séjour à Tahiti Juin 1891 – Juin 1893


32

Merahi Metua no Tehamana ( Tehamana a de nombreux parents) Chicago Art Institute, 1893


33

Tehamana - Teura

« Teura 51 fait sa grande toilette. Les cheveux lavés au savon, puis séchés au soleil, et finalement frottés d'huile parfumée ; la robe, un de mes mouchoirs à la main, une fleur à l'oreille, les pieds nus. Elle va au temple, répétant les psaumes qu'elle récitera tout à l’heure… » Paul Gauguin, Noa-Noa Généralement Gauguin fait poser Tehamana, sa vahiné, nue ou en paréo. Ici, il la peint dans sa robe mission, l’habit si typique des femmes protestantes de Polynésie.

51

Dans Noa-Noa, Gaugin donne à Tehamana le prénom de Teura. Sans doute était-ce le second prénom de la jeune femme. Par ailleurs, plusieurs orthographes de ce prénom ont été proposées. Nous nous en tenons à celle que Gauguin fait figurer sur ce tableau.


34

1. La situation politique et religieuse à Tahiti à la fin du XIXe siècle Lorsque Gauguin arrive pour la première fois à Tahiti, le 9 juin 1891, il trouve une île où le protestantisme est largement majoritaire, du moins parmi la population autochtone. La domination confessionnelle était telle, que la notion de « religion nationale » a été évoquée.52 A l'origine, l'évangélisation de Tahiti et des îles environnantes est l'oeuvre de la mission de Londres qui a débuté, très précisément le 5 mars 1797, par l'arrivée d'un bateau missionnaire appelé « Duff ». La portée de cet événement sera considérable : deux siècles plus tard, le jour de l'arrivée de l'Évangile sera déclaré fête officielle en Polynésie française ! L'un des éléments dominants du travail des premiers missionnaires protestants porte sur la traduction de la Bible en tahitien. Cette oeuvre colossale sera achevée en 1838. L'histoire de cette traduction a été remarquablement racontée par Jacques Nicole dans une thèse de doctorat en théologie protestante intitulée « Au pied de l'Ecriture ».53 Nous y découvrons, entre autre, comment les paroles bibliques imprégneront rapidement toute la vie du peuple polynésien. Parmi les techniques de diffusion, Nicole cite les petits bouts d’écorces battus appelés « tapas », sur lesquels se trouvent inscrits des versets bibliques. Voici le récit qu’en donne un ancien missionnaire : « Ces bouts de papier, contenant les textes sacrés, n'étaient pas portés sur le front, comme les phylactères des juifs, ou dans l'ourlet de leurs vêtements, mais gardés soigneusement dans un petit panier. On pouvait voir souvent le possesseur d'un trésor si envié, assis dans l'herbe avec son petit panier, lisant à ses compagnons, installés autour de lui, ces extraits des Saintes Ecritures. Je possède par devers moi un certain nombre d'exemplaires écrits par les indigènes. Eux-mêmes me les avaient apportés pour que je leur donne de plus amples explications ou pour demander quels étaient les passages qui correspondaient à ceux qui leur étaient le plus familier ».54 « La Bible, à Tahiti, précise Nicole, n'est pas seulement lue, étudiée, récitée ou commentée. Elle est aussi fréquemment jouée avec beaucoup de verve et de talent ».55 À l'époque de Gauguin, les tahitiens catholiques étaient largement minoritaires ; par contre, la population métropolitaine est majoritairement d'obédience romaine. L'imprégnation biblique des protestants de Tahiti a posé un problème sérieux aux missionnaires catholiques. Voici les propos tenus par le père Tourvieille, arrivé à Papeete en 1891, la même année que Gauguin. « À Tahiti et dans les îles voisines, des ministres protestants nous ont précédé de près d'un demi-siècle. Tout en infectant ces populations du venin de l'hérésie, ils les ont habitués à ne parler religion que la Bible à la main … » puis, parlant des tahitiens, il ajoute : « il n'est pas rare qu'ils aillent trouver le missionnaire catholique pour lui demander ses lumières. Celui-ci, n'ayant pour toute Bible tahitienne que celle des protestants, est quelquefois bien embarrassé pour donner la réponse adéquate requise en la circonstance… ». Un peu plus tard, le père Tourvieille participera à une traduction « catholique » de la Bible. En exergue de ce travail, il écrira : « … Alors nous aurons notre Bible tahitienne très complète et il fera ainsi tomber des mains de nos néophytes les Bibles protestantes, dont nous-mêmes étions réduits de nous servir »…56 52

Ainsi Frédéric Vernier, Conférences de Beaufort, Texte manuscrit (1908) et aussi Jean-François Zorn, Le grand siècle d’une Mission Protestante, Karthala - Les Bergers et les Mages, Paris 1993, p. 202. 53 Jacques Nicole, Au pied de l’Ecriture, Histoire de la traduction de la Bible en Tahitien, édition Haere po no Tahiti, Papeete 1988 54 Nicole, p. 186 55 Nicole, p. 277 56 Nous avons trouvé les textes du Père Tourvielle sur le site Internet suivant : http://a.tourvieille.free.fr/v3/Histoire/Histoire.htm#Noé


35 Sur le plan politique, l'annexion de Tahiti et de ses dépendances à la France remonte à 1880, soit 11 ans seulement avant l'arrivée de Gauguin. En transformant le statut ancien de protectorat, datant de 1840, en celui de colonie, la France voulait contrer les projets d'annexion de l'Angleterre, qui avait la sympathie de Pomaré V, le roi de Tahiti, et aussi de l'Allemagne, qui commençait à s'intéresser aux îles du Pacifique. Or, l'Angleterre et l'Allemagne, étaient des nations majoritairement protestantes ! Cette situation politico-religieuse a conduit à une « bipolarisation interne de la société tahitienne » : un parti français catholique s'oppose à un parti étranger protestant !57 Pour dépasser ce clivage et pour montrer aux tahitiens qu'on peut être à la fois protestant et français, la France s’appuiera sur la société des Missions de Paris. En 1880, Jauréguiberry sera nommé ministre de la marine et des colonies. Or, le ministre n'était pas seulement protestant, il était aussi un membre influent du comité de la Mission de Paris ! Jauréguiberry demandera à Isidore Chassé, premier commandant-gouverneur à être envoyé aux antipodes, de témoigner beaucoup de sympathie aux pasteurs tahitiens et aux missionnaires protestants. Les mêmes recommandations seront faites au successeur de Chassé, qui n'est autre que Lacascade, le gouverneur qui recevra Gauguin à son arrivée dans l'île. Ajoutons encore que l'imbrication entre religion et politique conduira Charles Viénot, le missionnaire fondateur des écoles protestantes françaises à Tahiti, à devenir vice-président du conseil colonial, une institution de 12 membres appelés à assister le gouverneur de la république française. Or, l'influence de Viénot sera considérable, à tel point que l'on a pu écrire qu'il « mène le gouverneur Lacascade par le bout du nez ! ». Ces préliminaires nous ont paru nécessaires pour comprendre certains aspects du séjour de Gauguin à Tahiti.

57

Cette question est fort bien développée par Jean-François Zorn, opus cité, dans un chapitre intitulé : La Mission de Paris à Tahiti de 1866 à 1913. Un exemple de réintégration des protestants dans la société tahitienne. Pages 209 et ss.


36

2. Gauguin, entre catholiques et protestants Le lendemain de son arrivée à Papeete, Gauguin se présentera au gouverneur Lacascade avec un ordre de mission établi par le ministre français de l'Instruction Publique et des BeauxArts. Il précise que « M. Gauguin, artiste peintre, est chargé d'une mission à Tahiti à effet d'étudier au point de vue de l'art, les coutumes et les paysages de ce pays ». Le premier contact entre le gouverneur et Gauguin semble favorable, du moins aux yeux de ce dernier. « Très bien reçu chez le gouverneur et chez le directeur de l'Intérieur… Ils ne savent pas quoi faire pour me faire plaisir »58 écrit-il à Mette, son épouse, dans la première lettre expédiée de Tahiti. En fait, la sympathie éprouvée par Gauguin est un leurre. Le gouverneur et son entourage sont sur leurs gardes. Ce personnage, curieusement vêtu, portant des cheveux longs, assimilé à un « mahou »59 par les tahitiens, chargé d'une si étonnante « mission officielle », n'est-il pas plutôt un espion qu’un artiste peintre ? Sa mission réelle ne consiste-t-elle pas à vérifier si le gouverneur ne se laissait pas piéger par ce parti protestant dit de l'étranger ? La question a été posée par plusieurs biographes de Gauguin. Aujourd'hui nous savons qu'il n'en a rien été. Le projet de Gauguin est personnel et sans ambiguïté : « Je vais aller à Tahiti et j'espère y finir mon existence. Je juge que mon art, que vous aimez, n'est qu’en germe et j'espère le cultiver là-bas pour moi-même à l'état primitif et sauvage. Il me faut pour cela le calme ». Ce calme, Gauguin le trouvera dans un district de Tahiti appelé Mataiea, situé à une quinzaine de kilomètres de la bruyante capitale Papeete.

Esquisse de la case imaginée par Gauguin à Mataiea Carnet de Tahiti Dans la perspective qui nous intéresse, Mataiea occupe une place particulière parmi les communes de Tahiti : c'est le seul endroit de l'île où, parmi les autochtones, les catholiques sont majoritaires. C'est le seul endroit aussi où existe une école catholique dirigée par des soeurs françaises. Nul doute que cet environnement particulier a 58 59

Cité par Staszak, Gauguin voyageur, Editions Geo, 2006 p. 97 Le « mahou » est une sorte de travesti dont le statut ambivalent d’homme/femme est accepté chez les tahitiens.


37 contribué à la réalisation du célèbre tableau : Iaorana Maria, c'est à dire Je vous salue Marie.

Ia Orana Maria, 1891, New York, Metropolitan Museum.

Selon Gauguin lui-même, il s'agit de la première toile importante peinte depuis son arrivée à Tahiti. Il s'agit aussi, depuis La vision après le sermon de 1888 et les autoportraits de 1889, 60 de la première grande toile à thématique judéo-chrétienne. « En représentant le Christ sous les traits d'un enfant tahitien, Gauguin transmet à ses contemporains un message dépassant les archétypes du catholicisme » écrira Isabelle Cahn. 61 Nous nous permettons d'ajouter que l'artiste va plus loin ; il ébauche une théologie de l'incarnation : si Dieu s'est fait chair à travers un enfant maori, c'est qu'en fait, il a visité la Polynésie en dehors de la venue des missionnaires. Cette problématique, Gauguin la reprendra dans son écrit sur L’Esprit moderne et le catholicisme, évoqué au début de cette étude et dont nous reparlerons.

60 61

Voir pp 6, 18, et 19. Isabelle Cahn, opus cité, p. 56.


38

3. « Tehamana alla au temple… » Établi dans le district, majoritairement catholique de Mataiea, rappelons-le, Gauguin y cherchera, sans succès, une femme. Après une première expérience négative faite avec Titi, qu'il avait «importée» de Papeete, il se propose de faire un tour de l'île. Ce sera dans le district de Faaone, entièrement protestant, qu'on lui proposera celle qui sera son grand amour et son modèle du premier séjour en Polynésie. L'histoire de la rencontre de Gauguin avec Teha’amana est fort connue. Au cours d’un périple autour de l’île, Gauguin fut invité à un repas. « Où va-tu ? » lui demanda une maman tahitienne d’une quarantaine d’années. « Je vais à Hitia’a » répondit Gauguin. « Pour quoi faire ? » continua l’interlocutrice du peintre. Voici comment Gauguin a restitué la suite de l’entretien : « Je ne sais quelle idée me passa par la tête et peut-être, sans le savoir, disais-je le but réel, secret pour moi-même, de mon voyage : - Pour y chercher une femme, répondis-je. - Hitia’a en a beaucoup et des jolies. Tu en veux une ? - Oui. - Si tu veux, je vais t'en donner une. C'est ma fille. - Est-elle jeune ? - Oui. - Est-elle bien portante ? - Oui. - C'est bien. Va me la chercher. La femme sortit. Un quart d’heure après, tandis qu'on apportait pour le repas des maiore, bananes sauvages, des crevettes et un poisson, elle rentra, suivie d'une grande jeune fille qui tenait un petit paquet à la main. A travers la robe, en mousseline rose excessivement transparente, on voyait la peau dorée des épaules et des bras. Deux boutons pointaient dru à la poitrine ; sur son visage charmant, je ne reconnus pas le type que, jusqu'à ce jour, j'avais vu partout régner dans l'île et sa chevelure aussi était très exceptionnelle, poussée comme la brousse et légèrement crépue. Au soleil tout cela faisait une orgie de chromes. Quand elle se fut assise auprès de moi, je lui fis quelques questions : - Tu n'as pas peur de moi ? - Aita (non). - Veux-tu habiter ma case, toujours ? - E (oui). - Tu n'as jamais été malade? - Aita. Ce fut tout… » 62 Ainsi Tehamana, alors âgée de 13 ans, devint la compagne de Gauguin. Nous savons par Gauguin lui-même, qu’elle était protestante pratiquante et fréquentait régulièrement le temple : « Deux jours après, c'était dimanche. Teura 63 fait sa grande toilette. Les cheveux lavés au savon, puis séchés au soleil, et finalement frottés d'huile parfumée ; la robe, un de mes mouchoirs à la main, une fleur à l'oreille, les pieds nus. Elle va au temple, répétant les psaumes qu'elle récitera tout à l’heure ».64 Par-delà son imprégnation protestante et sa culture biblique, Gauguin lui prête aussi une bonne connaissance des mythes tahitiens anciens. « Teura va au temple régulièrement et 62

Paul Gauguin, Noa-Noa, Editions complexe, 1989, pp 62 et 63. Rappelons que dans Noa-Noa Gaugin donne à Tehamana le prénom de Teura. Sans doute était-ce son second prénom. 64 Noa-Noa, p. 73. 63


39 pratique des lèvres et des doigts la religion officielle. Mais elle sait par cœur le nom de tous les dieux de l’Olympe maori.… Par elle, je pénètre enfin bien des mystères qui jusqu'ici me restaient rebelles… Les dieux d'autrefois se sont gardés un asile dans la mémoire des femmes ».65 Les critiques sont unanimes à dire que Gauguin a exagéré ou idéalisé le savoir de sa jeune compagne et qu'en fait, les connaissances du peintre sur les anciens cultes maoris sont tirées d'un ouvrage de J. M. Moerenhout publié en 1830 dans sa version originale.66 Sans dénigrer cet apport essentiel, il nous semble cependant utile de souligner, que le vocabulaire ancien décrivant les mythes d'autrefois, voire les images liées à ces mythes, font partie du matériel utilisé par les missionnaires pour établir la traduction de la Bible. La réorientation de certains concepts ne signifie pas leur oubli. Aussi, sommes-nous enclins à accorder un certain crédit à Gauguin, et à accepter que Tehamana ait pu élargir l'horizon du peintre par ses connaissances reçues au temple et à l'école protestante et par sa perception en profondeur du milieu polynésien. « La Bible, à la fois texte et objet sacré, - écrit Nicole - s’inscrit dans un système religieux qui a incorporé de nombreux éléments du passé maori »67. Il cite Robert Lévy : « Le protestantisme tahitien est à l’évidence une variante du judéo-christianisme, mais il a été tahitianisé, c'est-à-dire rendu compatible avec l’éthos et le style de ce qui survit de la culture tahitienne ». Et Nicole ajoute : « Au lieu de sillonner en tous sens la Polynésie dans l'espoir fou et vain, de trouver quelque isolat culturel miraculeusement préservé de la ‘pollution’ missionnaire et occidentale, les chercheurs seraient bien inspirés de prendre acte, une fois pour toutes, de ce compromis syncrétique et de l’étudier sans préjugé, avec sympathie. Nous sommes certains qu’une analyse sérieuse du rôle que joue la Bible dans la société actuelle ouvrirait des perspectives fructueuses vers une meilleure connaissance du monde ma’ohi ». Laissons conclure Gauguin : « Tehamana se livre de plus en plus, docile, aimante ; le Noa Noa tahitien embaume tout. Moi je n'ai plus la conscience du jour et des heures, du mal et du bien… » Grâce à Tehamana, Gauguin fut introduit dans les milieux protestants du district qu’il habitait. Ecoutons le peintre à ce sujet. « Une grande noce eut lieu à Mataiea, la vraie noce, la noce légale que les missionnaires s'efforcent d'imposer aux Tahitiens convertis. J'y fus invité et Teura y vint avec moi. Le repas faisait le fond de la fête, et l'usage est, dans ces solennités, de déployer le plus grand luxe culinaire : petits cochons rôtis tout entiers sur des cailloux chauds, extraordinaire abondance de poissons, maiore, bananes sauvages, taros, etc... La table, où un nombre considérable de convives étaient assis, avait été placée sous un toit improvisé que décoraient gracieusement des feuilles et des fleurs. Tous les parents et tous les amis des deux époux étaient là. La jeune fille - l'institutrice de l'endroit - presque blanche, prenait pour époux un authentique maori, fils du chef de Puna'auia. Elle sortait des écoles religieuses de Papeete, et l'évêque protestant, qui s'intéressait à elle, l'avait obligée à ce mariage un peu hâtivement, disait-on. Là-bas, ce que veut missionnaire, Dieu le veut. On mange et on boit beaucoup, et au bout d'une heure commencent les discours. Ils sont nombreux. On les récite avec ordre et méthode et c'est un concours d'éloquence vraiment curieux, plein d'imprévu… Cinq mois plus tard, la jeune mariée mit au monde un enfant bien conformé. Fureur des parents qui demandaient la séparation. Le jeune homme n'y voulut point consentir. 65

Noa-Noa, p. 80. Moerenhout, Jacques-Antoine, Voyage aux îles du Grand Océan, Paris, 1837 pour la version française. 67 Nicole, opus cité, p. 277. 66


40 Puisque nous nous aimons, qu'importe ? N'est-il pas dans nos usages d'adopter les enfants des autres ? J'adopte celui-ci. Mais un point dans toute cette histoire resta obscur : pourquoi l'évêque, réputé comme excellent coq gaulois, s'était-il tant remué pour hâter la cérémonie légale et religieuse du mariage ? Les mauvaises langues insinuaient que... Eh ! Que ne disent pas les mauvaises langues ? L'ange de l'Annonciation sait peut-être le mot de cette énigme... Et peut-être, qu'importe ! »68 La charge portée par Gauguin contre « l’évêque protestant »69 est précise et témoigne de sa connaissance d’une affaire politico-religieuse complexe. Le coq gaulois n’est autre que le pasteur Charles Viénot, fondateur des écoles protestantes, que nous avons évoqué plus haut. Son dénonciateur est un pasteur suisse du nom d’Etienne Girard. Girard, venu à Tahiti en 1889, devait occuper un poste à Raïatea, une île rebelle à l’entrée dans le système colonial français. Haut et fort il proclamait « que n’étant pas français il ne s’occuperait pas des intérêts politiques de la France et souhaite que la population soit informée de ses dispositions d’esprit ».70 Viénot était d’un avis contraire et « estimait que l’intérêt des indigènes était de travailler avec la France ». Compte tenu de son pouvoir, sur le plan politique et religieux, il interdisait à Girard de s’installer à Raïatea. Non content de cette décision, Girard informe le comité parisien de la Mission qu’il est prêt à braver cet interdit. Dans une lettre du 10 janvier 1890 à Alfred Boegner, directeur de la Société des Missions de Paris, non seulement il confirme sa décision mais attaque violemment Viénot. Il lui reproche une mauvaise gestion, une vie de luxe et … son attitude équivoque avec une institutrice. Le comité demande alors à Girard de quitter Tahiti pour se rendre directement au Lesotho. Refus de Girard, qui rentre en Europe où il continue à attaquer Viénot via la section suisse de la Mission de Paris. Nous verrons plus loin, comment, au début du second séjour de Gauguin à Tahiti, la question de Raïatea resurgira et impliquera le peintre. Pour l’heure, Gauguin s’apprête à quitter la Polynésie pour rentrer en France. Mais au préalable, lui, qui a tant de fois peint la nudité de sa compagne, en donne un portait célèbre et étonnant. Il la restitue dans son habit de dimanche, cette robe dite ‘mission’, si protestante, tout en la reliant, à travers l’arrière plan du tableau, à son environnement et à son passé polynésien : Merahi Metua no Tehamana c'est-à-dire Tehamana a de nombreux parents.71 De retour en France, Gauguin restera fortement marqué par les rencontres faites à Tahiti ; il n’oubliera nullement sa compagne. La preuve : la peinture de la page qui suit n’a pas été réalisée aux antipodes mais plus d’un an après son retour en métropole.

68

Noa-Noa, p. 73 et ss. Notons que l’édition originale de Noa-Noa verra le jour en 1897, c'est-à-dire durant le second séjour de Gauguin à Tahiti. 69 Cette expression, inadaptée pour désigner un responsable d’une église réformée peut s’expliquer, sous la plume de Gauguin, de deux façons : soit il veut se rendre compréhensible pour un lecteur catholique, soit il se réfère aux églises luthériennes scandinaves, qu’il connaît bien, et dont les chefs portent le titre d’évêque. 70 Jean-François Zorn, p. 227. 71 Voir reproduction en début de chapitre, p. 32.


41

Nave nave moe (Joie de se reposer ou douces rêveries) 1894, musée de l’Ermitage, Saint-Petersbourg

Ce tableau traduit la piété profonde qui habite le peuple tahitien, hommes et surtout femmes. La coexistence entre le christianisme et les anciens cultes maoris est symbolisée par la représentation conjointe, en un même espace, d’une danse autour de deux tikis et de l’auréole portée par l’une des jeunes femmes, sans doute Tehamana. L’image de Tahiti qui habite Gauguin, écrira Anna Maria Dannipella dans un commentaire de cette peinture, est « celle d’une terre promise ».72

72

Dannipella, Paul Gauguin, Gmünd, p. 192


42

Autoportrait au chapeau Hivers 1893-1894 Musée d’Orsay, Paris Au fond de la pièce se trouve le tableau rapporté de Tahiti Manao tupapau (L’esprit des morts veille) Albrigt-Knox Art Gallery, Buffalo, 1892 qui représente Tehamana.


43

Rencontres protestantes

Chapitre 3

Retour de Gauguin en France Septembre 1893 – Juillet 1895


44

Jeune ChrĂŠtienne 1894, Clark Institute Williamstone, (Mass.) USA


45

Judith Arlberg

Ida Molard-Ericson, une artiste protestante suédoise, a eu, avant son mariage avec William Molard musicien d’origine norvégienne, également protestant, devenu un grand ami de Gauguin - une fille prénommée Judith. A l’âge de 13 ans, la jeune fille a fait « perdre la tête » au peintre à tel point que sous un tableau d’Annah la Javanaise, il inscrivit : « Aita parari te vahine Judith » c'est-à-dire, la femme-enfant Judith n’est pas dépucelée.

La « Jeune chrétienne », présentée ici, n’est probablement pas Judith, mais dans l’imaginaire de Gauguin, le mélange de sainteté qui l’habite et l’appel à la jouissance lui correspondent sans aucun doute. Par ailleurs, en évoquant une « jeune chrétienne » et non une « jeune catholique », Gauguin laisse, sans doute volontairement, la porte ouverte à une... « jeune protestante ».


46

De nouveaux amis protestants scandinaves Au cours de nos recherches, nous avons trouvé deux rencontres significatives de Gauguin avec des protestants lors de son retour en France. C’était en hiver 1893-1894. Par le hasard d'un logement proche, il se lie d'amitié avec un couple portant le nom de Molard. William Molard, fonctionnaire au ministère de l'agriculture, est, à ses heures, musicien et compositeur de grandes symphonies. Nous savons que la mère de William, une luthérienne norvégienne, ne lui a, non seulement appris la langue de son pays, mais aussi les principes protestants qui guidaient sa vie. Ida Molard-Ericson, l’épouse de William, est suédoise de naissance. Ancienne élève de l'Académie royale des Beaux-Arts de Stockholm, elle s'adonna à la sculpture. De son imprégnation protestante, Ida garde une éthique sociale orientée vers « les enfants abandonnés, les chiens perdus et les artistes ratés… ».73 Portrait de William Mollard Par ailleurs, grâce au couple Molard, Gauguin rencontrera 1893-1894, Musée d’Orsay, Paris. Le portrait se trouve au revers de des artistes et des écrivains scandinaves, en particulier Auguste l’Autoportrait au chapeau (p. 42.) Strindberg, peintre, mais surtout écrivain suédois renommé. Gauguin et Strindberg auront beaucoup de discussions à caractère artistique mais aussi théologique, allant de Nietzsche, « le fils de pasteur »74… à la conception protestante du mariage.75 Gauguin était particulièrement reconnaissant aux Molard pour leur amitié. Non seulement il a peint le portrait de William, mais il a lui-même servi de modèle à Ida pour l’une de ses sculptures. Par ailleurs, il s’est épris de la fille du couple ami, qui était alors âgée de 13 ans ! Avant son mariage avec William, Ida avait entretenu une liaison avec Fritz Arlberg, un chanteur d'opéra, connu à l'époque, dont elle eut une fille nommée Judith. Judith, qui a rédigé ses mémoires,76 décrit ses rapports avec Gauguin dans ces lignes : « Va chercher William, me dit ma mère. William pose pour ‘le portrait d'un musicien’. Ma mère n'aime pas que son William s'attarde après la séance, elle craint qu'il ne la trompe en pensée, en parlant de négresses. Je monte. Le jour tombe. William est au piano. Il brasse, à grand renfort de fausses notes, tous les opéras de Wagner en une ‘olla podrida’ coupée de temps en temps par un accord qu'il frappe plusieurs fois de suite. Il dit alors ‘c'est joli, ça’ et Sieglinde se chamaille avec Tristan dans un Venusberg en folie. Je marche d'un pas léger vers Gauguin. Le bras passé autour de ma taille, il pose sa main en coquille sur ma gorge naissante. Sa voix rauque, à peine perceptible, répète: ‘ C'est à moi, ça !’ A lui bien sûr, ma tendresse, mes jeunes sens qui s'ignorent, toute mon âme. Dressée sur la pointe des pieds, je cherche sa joue. C’est sa bouche que j’ai rencontrée. Mon âme toute entière est sur mes lèvres, il peut la cueillir ». En cette même période, Gauguin avait pour compagne une jeune fille noire, dite Annah 73

Ces renseignements sont extraits de Gerda Kjellberg, Hänt och sant, Stockholm, 1951, cité par Danielsson, p. 170 74 Nietzsche a proposé à Strindberg de traduire son livre « Ecce Homo » en suédois, mais, pour des motifs financiers, le projet n’a pas abouti. 75 La rencontre avec Strindberg a fortement marqué Gauguin. Dans Avant et Après, il reprend le courrier échangé avec lui. (p.30 à 34) 76 Girard née Arlberg Judith, La petite fille et le tupapau, 1949, texte inédit de 34 pages, déposé au Musée Gauguin de Papeari à Tahiti. Notre citation provient de Danielsson, p. 367.


47 la Javanaise. Tous les biographes de l’artiste s’accordent pour dire qu’elle n’a pas plus de 15 ans d’âge.

Annah la Javanaise (Aita tamari vahine Judith te parari) 1883, Collection particulière

Dans ses mémoires, Judith évoque Annah non comme rivale, mais comme compagne de jeux avec laquelle elle s’est amusée en se déguisant. Gauguin fit d’Annah un portrait qui compte, avec celui dite de la Jeune Chrétienne, comme l’un des deux chefs-d’œuvre réalisés durant ce séjour en France.77 Mais, ce qui est étonnant, c’est que, en haut du portrait d’Annah, Gauguin a inscrit comme titre, en tahitien : Aita parari te vahine Judith, c'est-à-dire, la femme-enfant Judith n’est pas dépucelée ! Que signifie cette substitution des deux prénoms ? Nous formulons l’hypothèse d’une erreur non intentionnelle de la part de Gauguin mais d’un lapsus calami, au sens que Freud donne à ce terme. Mais, quoi qu’il en soit, point n’est besoin d’être psychologue des profondeurs pour deviner le désir de Gauguin pour Judith, cette jeune vierge. Dans une lettre à Molard de juin 1894, expédiée de Pont-Aven, Gauguin écrit : « Si vous voulez envoyer Judith en Bretagne j’en prendrai soin comme un père mais peut-être qu’au point de vue des convenances il y aurait inconvénient ». En soulignant « père » le peintre a laissé parler son inconscient ! 77

Gauguin, Sa vie, son œuvre, Gründ, Paris, 1997, p. 184


48 Dans l’autre chef-d’œuvre, la Jeune chrétienne,78 peint en Bretagne quelques mois plus tard, apparaît dans sa piété comme le contre point de la nue noire sur son fauteuil. Elle rappelle le dernier portrait de Tehamana dans sa robe mission. Et si la blonde jeune fille était, au moins dans l’imaginaire du peintre, Judith la scandinave ? L’affection de Gauguin pour Judith restera forte. Dans les nombreuses lettres à William Molard, il l’évoque à chaque fois. La dernière, datée de mars 1903, est si courte, que nous la reproduisons intégralement : Mon cher Molard, A la hâte, nos courriers sont comme les automobiles, arrivent, disparaissent. Toutes mes félicitations, voilà votre fille casée selon vos désirs probablement. Je ne vous dirai pas de l’embrasser car elle doit être à Constantine (préfecture). Bien des choses à Madame. Tout à vous Paul Gauguin Le retour de Gauguin en France a donné lieu à la réalisation d’un film intitulé Le loup à la porte, où l’idylle entre le peintre et Judith est largement exposée.

Réalisation : Henning Carlsen Titre original : Oviri 1986 - 100 min - 35 mm - couleur Scénario : Christopher Hampton d'après un scénario original de Henning Carlsen et de JeanClaude Carrière Image : Mikael Salomon Musique : Ole Schmidt Décors : Karl-Otto Hedal, André Guérin Montage : Janus Billeskov Jansen Son : René Levert, Erik Jensen, Leif Jensen, Per Meinertsen Interprétation : Donald Sutherland (Paul Gauguin), Valérie Glandut (Annah), Sofie Gråbøl (Judith Molard), Jean Yanne (William Molard, son père), Ghita Nørby (Ida Molard, sa mère), Merete Voldstedlund (Mette Gauguin), Max von Sydow (August Strindberg), Fanny Bastien (Juliette Huet), Michelle Thykær (Germaine, la fille de Gauguin), Jørgen Reenberg (Edward Brandes)

78

Voir portrait p. 42


49 Gauguin apparaît dans un autre film intitulé La vie passionnée de Vincent Van Gogh.

Gauguin et Van Gogh Le film relate le séjour des deux peintres à Arles. Anthony Quinn reçut un oscar pour son interprétation de Gauguin.79

79

D’après Gauguin, Editions de La Martinière, Paris, 1999


50

Paul Gauguin en 1896 Autoportrait près du Golgotha 1886, Museu de Arte, Sao Paulo


51

Rencontres protestantes

Chapitre 4

Deuxième séjour à Tahiti Septembre 1895 – Septembre 1901


52

Pahura allaite Emile Détail du tableau

Femmes au bord de la mer, 1899 Musée de L’Hermitage Saint-Pétersbourg


53

Pahura

« Heureusement pour Gauguin, Pahura, sa vahiné, était protestante… » Bengt Danielsson80

Le tableau ci-contre, centré sur l’offrande et la maternité, montre Pahura, qui fut la compagne de Gauguin durant son second séjour à Tahiti, allaitant leur enfant. Pour Staszak,81 « cette peinture relève plus du

sacré que du pittoresque d’une scène de la vie exotique ». L’enfant, né en 1899, portera, comme le premier fils que Gauguin a conçu avec Mette, le prénom d’Emile. En mars 1899 le peintre écrira à Daniel de Montfreid : Ma vahiné est dans les douleurs de l’enfantement…En mai, il ajoute : J’ai un petit garçon de 2 mois, joli comme tout ce qui est adultérin…En septembre, il dira : Ma progéniture pousse à vue d’œil et je crois que cela fera plus tard un vrai taureau…En décembre, enfin, nous lisons : Oui, certes, les enfants donnent beaucoup de soucis. Pas le mien cependant, car il pousse ici sans tracas et promet d’être un solide gaillard et intelligent…82

80

Danielsson, p. 226. Gauguin Voyageur, p. 141 82 Citations extraites de Patrick O’Reilly et Raoul Teissier, Tahitiens, Répertoire biobibliographique de la Polynésie Française, p. 199 81


54

1. Gauguin, membre d’une étrange « mission civilisatrice » Au début du second séjour de Gauguin à Tahiti, eut lieu un événement qui reste difficile à comprendre. A peine débarqué, et cette fois sans mission officielle, Gauguin est invité par Papinaud, le nouveau gouverneur, à se joindre à une petite délégation pour se rendre aux Ilessous-le-Vent. But du voyage : annexer définitivement les îles de Raïatea, Bora Bora et Huahiné à la France. Tout se passe très bien à Huahiné et à Bora Bora. La soumission de ces îles au drapeau tricolore se conclut par une fête extraordinaire. Non seulement il y eut un repas qui a duré 48 heures, mais la reine de Bora Bora décrète à cette occasion, selon les propres termes de Gauguin, que « pendant la durée des fêtes, toutes les lois concernant le mariage sont abrogées. Aussi, Messieurs les possesseurs de femmes, sont tenus à garder à la maison leurs épouses, sinon toutes les réclamations à ce sujet sont nulles …» A Raïatea, la mission qui a commencé sous de si bons hospices dans les autres îles, se complique. La reine, probablement influencée par l’affaire Girard, dont nous avons parlé plus haut, et peut-être aussi par une église adventiste américaine,83 s’oppose à l’annexion et prévient Chassé que la population est prête à prendre les armes pour défendre l’indépendance de l’île. Gauguin note : « Il va falloir tirer le canon, brûler, tuer. Oeuvre de civilisation, à ce qu’il paraît. Je ne sais si, attiré par la curiosité, j’assisterai au combat, et j’avoue que cela me tente. Mais d’un autre côté cela m’écoeure ».84 Mais avant que les hostilités n’éclatent, Gauguin rentre à Papeete. Quel motif a pu conduire le Gouverneur à inviter Gauguin à cette expédition ? Les biographes qui évoquent l’évènement parlent des liens entre Papinaud, ancien sous-préfet de Prades, et Daniel de Montfreid, 85 le grand ami de Gauguin, celui-ci ayant recommandé le peintre au Gouverneur. D’autres ont souligné certains goûts communs au gouverneur et à l’artiste. De Paninaud, on raconte : « Dans un pays où la table n'est pas une petite affaire, on invitait Papinaud tout exprès pour le voir manger, pour voir surtout ce que son estomac était capable d'engloutir. La sous-préfecture de Prades devint une maison de ripaille vers laquelle les mendiants venaient de loin pour humer l'odeur de la cuisine. Papinaud avait bien garni de futailles la cave de la sous-préfecture et c'était là qu'il recevait les conseillers d'arrondissement pendant leur session. Papinaud ouvrait lui-même le robinet, lui-même emplissait son verre et celui de son voisin…»86 Ces éléments, certes intéressants, ne nous paraissent pas suffisants. Il nous semble que ce qui a joué dans cette invitation, c’est l’esprit d’indépendance de Gauguin, affiché durant son premier séjour à Tahiti, qui lui donnait un statut tout particulier parmi la délégation. Artiste et bon vivant, Gauguin était, à cette époque, neutre sur le plan politique et confessionnel, et cette neutralité pouvait intervenir dans le succès de la mission.

83

Voir J.F. Zorn, opus cité, p 222. Cité par Danielsson, p. 213. 85 Ainsi Jean Loize, Les amitiés du peintre Georges Daniel de Montfreid et ses reliques de Gauguin, Paris, 1951, p. 128 86 « Trois figures politiques de Prades au XIXème siècle », site Internet : http://jeantosti.com/histoire/prades.htm 84


55

2. Tantôt avec les « parpaillots », tantôt avec les « calotins »…87 Après cet épisode, Gauguin s'installe à Punaauia, un district situé à une dizaine de kilomètres de Papeete. N'ayant pu renouer, malgré une tentative, avec Tehamana, son ancienne compagne, il se met en ménage avec Pahura, une jeune fille de 14 ans, également protestante.88 D'après le peintre lui-même, il ne connaîtra jamais la même intimité avec Pahura que celle entretenue avec Tehamana. Par contre, à travers la famille et les nombreux amis de sa nouvelle compagne, tous originaires de Punaauia, il apprendra à mieux connaître le milieu protestant tahitien. Cette proximité l'aidera, ou peut-être même l’aiguillonnera, dans une polémique qui l'opposera au Père Michel, curé de Punaauia. Gauguin avait en effet réalisé, peu après son installation, parmi d'autres sculptures, une femme nue qu'il exposa dans le jardin de sa maison. Le curé voulut que Gauguin couvre cette nudité. L'artiste refusa. Le curé menaça de la détruire. Le gendarme français, consulté à cet effet, le lui déconseille car il serait obligé de faire condamner le curé pour violation de domicile… Aussi, faute de mieux, le curé ne rate pas une occasion de dénoncer et de condamner les moeurs dépravées du peintre. Dans ce contexte de conflit ouvert avec le curé de la communauté catholique de Punaauia, un rapprochement s'opère entre Gauguin et l'avocat Auguste Goupil qui réside dans la même circonscription. Or Goupil, que Gauguin avait déjà rencontré lors de son premier séjour à Tahiti, était une personnalité très en vue de la communauté protestante. Le soutien que Goupil apportera à Gauguin est important. Non seulement il l’invitera souvent à sa table, mais il lui conféra aussi le titre, et les honoraires qui s'y rattachent, de « professeur de dessin » de ses trois filles ! Enfin, Goupil commandera à Gauguin un portrait de sa fille Jeanne.89 Malgré la générosité d’Auguste Goupil à son égard, Gauguin trouva vite le moyen d'indisposer celui-ci. Maître Goupil, en parenté avec les fondateurs de la galerie « Goupil & Cie »90, était lui-même connaisseur et collectionneur d'objets d'art. Mais ses goûts artistiques étant assez différents de ceux de Gauguin, ce dernier ne tarda pas à se moquer de lui. Résultat : l'amitié entre les deux hommes et l’aide de Goupil apportée à Gauguin cesseront. Et voici que Gauguin se rapproche, comme nous le verrons un peu plus loin, malgré son conflit avec le curé Michel et sa proximité avec les protestants tahitiens de Punaauia, du parti catholique de Papeete… Ces contradictions rejoignent dans leur dérision, les accusations qu’il a portées, en cette même période, contre son ancien ami, procureur Portrait de Vaite (Jeanne) Goupil de la République, contre les fonctionnaires et les 1896, Ordruppgaardsssamlingen « voleurs indigènes », y compris Pahura, sa propre Copenhague compagne, qu’il essaya de traîner devant les 87

Termes repris dans Avant et après, p. 66. Danielsson, p. 226. 89 Portrait de Vaite (Jeanne) Goupil, 1896, Coppenhague, Ordruppaardsssammlingen. 90 C’est dans cette galerie que s’opéra, par l’intermédiaire de Théo Van Gogh, la rencontre entre Gauguin et Vincent Van Gogh. 88


56 tribunaux. A se demander si cette paranoïa que l’artiste développe, n’est pas une complication psychique de la syphilis dont il est atteint ? Mais, quoiqu’il en soit, - et c’est-là une des caractéristiques majeures de Gauguin - en contrepoint à des combats futiles, il mène des recherches de haut niveau, tant sur le plan artistique que littéraire. Ainsi, tout en se disputant avec tout le monde, il réalisera l’un de ses chef-d’œuvres : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Dans une lettre à son ami et confident, Daniel de Monfreid, Gauguin écrit : « Non seulement cette toile dépasse en valeur toutes les précédentes, mais je n’en ferai jamais une meilleure ni une semblable. J’ai mis là, avant de mourir, toute mon énergie, une telle passion douloureuse dans des circonstances terribles, et une vision tellement nette sans correction que le hâtif disparaît et que la vie surgit ».

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous, 1897-1898, Boston, Museum of Fine Arts

Dans le même souffle, et le même esprit, Gauguin a rédigé, parallèlement, une étude qu’il considère « au point de vue philosophique ce que j’ai exprimé de mieux dans ma vie ».91 Voici le début de ce texte, que nous avons mentionné plus haut, mais très peu connu et difficilement accessible, intitulé L’Eglise catholique et les temps modernes : 92 « D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? L'inaptitude et l'indifférence naturelle, pour concourir solidairement aux prescriptions de rénovation sociale, de régénération sociale, de régénération humanitaire, correspondant aux fins de notre destinée, s'accentuent en leur sens mortel et peuvent retarder plus ou moins longtemps, faire avorter cette régénération humanitaire prévue par les hommes bibliques, qualifiée par eux de règne de Dieu et qu'appellent toutes nos aspirations de progrès et d'idéal. Qu'à cette époque de transformation humanitaire nous soyons à une phase de transition assimilable quelque peu à la situation de Jacob fuyant Esaü et combattant l'ange qu'il ne reconnaît pas – nous, fuyant le pharisaïsme catholique et combattant dans les ténèbres insuffisamment dissipées le Christ méconnu, inapprécié dans son vrai sens par défiguration antérieure ; il n'en est pas moins vrai que notre régénération complète, notre résurrection d'entre les morts a besoin pour s'accomplir d'apprécier dans son vrai sens naturel et rationnel, Christ et sa doctrine correspondant si exactement et d'un façon grandiose même, aux inspirations idéales et scientifiques de notre nature, altérée de progrès indéfinis, 91

Lettre à Charles Morice in Charles Morice, Paul Gauguin, Paris 1919, p. 108. Gauguin, nous le verrons, reprendra ce travail aux Marquises en lui donnant pour titre L’Esprit moderne et le catholicisme. 92


57 correspondant aux conceptions les plus élevées de notre destinée. Elle a besoin d'en suivre la voie ainsi reconnue comme régénération, transformation progressive pour tous sur ce type individuel de réalisation historique étincelant d'idéal. La force naturelle des choses en sa logique nous y entraîne du reste ; nous y amène inévitablement par la compréhension scientifique, philosophique, des choses, de plus en plus développée, par l'amour du progrès et l'appréciation de ses avantages de plus en plus prépondérants. Nous sommes sans doute à ces temps d'évolution scientifique prévus par la Bible lorsqu'elle dit: " Rien de ce qui est dissimulé ne restera caché et ce qui se dit aujourd'hui en secret à l'oreille sera un jour prêché sur les toits". Evangile de saint Luc. En face de ce problème toujours posé : D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allonsnous? Quelle est notre destinée idéale, naturelle, rationnelle? Et quelles en sont les conditions de réalisation ou la loi, le régime d'accomplissement en sens individuel et humanitaire ? Problème qu'en ces temps modernes, l'esprit humain a quand même besoin de résoudre pour voir clair dans sa voie, marcher d'un pas sûr vers l'avenir et ne pas trébucher, dévier, reculer en arrière ; et cela sans nous départir de ce principe sage de faire table rase de toute tradition antérieure, de tout soumettre au contrôle compréhensif, scientifique, philosophique, de sonder, envisager en face pour la comprendre. Il importe pour ne rien négliger de ce qu'implique ce problème de la nature et de nous mêmes, de considérer sérieusement - (ne serait-ce qu'à titre d'indication) - cette doctrine du Christ en son sens naturel et rationnel qui, ainsi dégagée des voiles qui la masquaient et dénaturaient, apparaît dans sa simplicité vraie, mais aussi pleine de grandeur, avec une projection de lumière si intense sur la solution du problème de notre nature et de notre destinée ».93 Après ce préambule, Gauguin développe longuement ce qu’il considère comme son point de vue sur les origines de la vie et sur les différences entre le christianisme et les autres religions. En fait, il s’inspire - et souvent copie - les thèses de Massey, un philosophe spiritualiste anglais qui a publié en 1883 un ouvrage intitulé The Natural Genesis et dont des extraits, traduits en français, sont parvenus à Gauguin. Selon Massey, toutes les religions recèlent une même vérité fondée sur le mythe. Partant de ce point de vue, Gauguin approuve les vérités qui se dégagent de la Bible mais accuse le catholicisme de « son surnaturalisme absurde, irrationnel ; son dogmatisme autoritaire injustifié, son régime théocratique violemment oppressif ; son culte profane de pratiques dévotes… » Aussi faut-il pour retrouver l’esprit originel du christianisme, débarrasser celui-ci de « la falsification et de l’imposture audacieuse de l’Eglise catholique ». Qu’en est-il du protestantisme ? En trois phrases, Gauguin étend sa critique radicale du catholicisme au protestantisme. Parlant de lui-même, il dit : « L’auteur de cet écrit a tellement insisté sur les textes de l’Évangile, les répétant sans cesse, s’efforçant de les comprendre, dans l’espoir d’un monde meilleur… Nous n'avons pas la prétention de refaire le monde, de renverser une église, du jour au lendemain. Non ! Mais nous avons voulu - et c'était notre droit - constater l'état actuel de l'esprit moderne scientifique et philosophique d'accord avec l'Évangile, compris dans son vrai sens naturel et rationnel, et affirmer hautement notre esprit religieux, si contraire à l'Eglise Catholique. Très intentionnellement, nous avons laissé de côté le protestantisme avec toutes ses sectes. Ce sont les mêmes absurdités, la même incompréhension des textes, les mêmes appétits, les mêmes convoitises, la même hypocrisie. Pharisiens d'un autre genre, on peut

93

Texte de Gauguin in Philippe Verdier, opus cité, p. 299.


58 même dire : si le catholicisme était le danger d’hier, le protestantisme c'est le danger de demain ».94 Son tableau achevé et son écrit philosophico-théologique provisoirement terminé, Gauguin, malade et psychiquement épuisé, prend la décision de mettre fin à ses jours. Tous les biographes de Gauguin ont rapporté, avec plus ou moins de poésie, ce moment. Voici un extrait de l’ouvrage de Danielsson, généralement peu enclin aux envolées lyriques 95: « Une fois son grand tableau terminé, aux alentours de Noël 1897, il sombre à nouveau dans la mélancolie…Avec le courage du désespoir, il met dans sa poche une boîte d’arsenic en poudre et se dirige vers la montagne… Puis il commence à gravir la pente abrupte de la première colline. Comme toujours, dans la montagne règnent le calme et la paix. Arrivé au premier plateau, aucun arbre ne cache plus la vue magnifique sur le rivage, le lagon et la mer. Le sol est couvert de fougères. Se laissant tomber sur ce lit douillet, il prend sa boîte d'arsenic et en avale le contenu. Sans doute a-t-il absorbé une trop forte dose, car peu après il se met soudain à vomir et à rejeter le poison. Trop épuisé pour aller chercher une autre dose ou pour essayer d'autres moyens d'en finir, il demeure là sans force, allongé sous la chaleur impitoyable du soleil tropical. Un feu intérieur lui brûle le ventre et il ressent le battement du sang aux tempes comme d'incessants coups de marteau. L'approche du soir lui apporte un soulagement temporaire. Mais rapidement le ‘ hupe’, ce vent frais et humide qui, la nuit, descend de la montagne, le fait grelotter. C'est bien après le lever du soleil, le jour du Nouvel An, quand la chaleur qui augmente rapidement devient à nouveau son pire ennemi, qu'il réussit à rassembler ses dernières forces et, lentement, en titubant, à descendre du haut de son calvaire, vers la mer et la vie. »

Couverture de L’Esprit moderne et le catholicisme

94 95

L’Esprit moderne le catholicisme p. 321 de l’édition de Philippe Verdier mentionnée plus haut. Opus cité p. 241.


59

3. « Me voilà donc devenu Picpus (catholique) pour ne pas être

Suisse (protestant) …» Après cet épisode dramatique, Gauguin occupera, très passagèrement, et pour des raisons purement alimentaires, un poste de petit fonctionnaire des Travaux Publiques à Papeete. Dans le même temps, il se rapproche de quelques membres importants du parti catholique et s’intéresse au journal que ce mouvement publie. Voici l’idée que Gauguin se fait du journalisme en Polynésie : « Un journal à Tahiti qui ne serait pas politique ne serait pas respectable. Elections à Tahiti c’est synonyme de Picpus contre l’ours de Bern. Me voilà donc (qui l’aurait cru), devenu picpus pour ne pas être Suisse. D’un bord, sale calotin, de l’autre vil sectaire. Parpaillot. Jamais… ».96 Grâce à ses capacités de polémiste, Gauguin occupera assez rapidement une place importante (et lucrative !) au sein du parti, en devenant rédacteur en chef des « Guêpes », le journal du mouvement. Ses articles, illustrés de nombreuses caricatures, lui valent « une mise au ban » de la société protestante de Papeete et même une menace d'emprisonnement. Mais, stimulé par la polémique, le peintre, outre sa fonction aux Guêpes, créera son propre journal intitulé « Le Sourire ». Il en sera l'unique rédacteur, illustrateur et imprimeur ! Le sous-titre du journal varie ; tantôt Gauguin parle d’un « journal sérieux », tantôt d’un « journal méchant ». Dans ses articles, Gauguin évoque souvent les protestants qu’il assimile aux réformés suisses. Voici les termes utilisés à leur encontre : « Quels sont donc ces vents de Genève qui nous viennent ? Est-ce le temps de la désolation… ? Besogneux, sans sexe, sans courage ils empoisonnent notre terre de leurs excréments infectants ; sans engrais nourrisseurs ils stérilisent le sol, dégradent la matière animée et le sol devient aride, l’âme inféconde tout périt ».97 Parmi les autres attaques réservées aux protestants figurent, on s’en doute, celles où il fustige son ancien protecteur, maître Goupil. Gauguin se moque en particulier d'un projet de ligne de chemin de fer entre Mataiea et Papeete proposé par Auguste Goupil. Il s’adresse à lui en ces termes : « Je ne vous tiens pas précisément pour méchant, mais je vous crois un peu naïf et en train d’aller à Charenton dans le département de la folie de l’or et des grandeurs. Prenez-y garde ; de plus intelligents que vous ont été pris ». Par ailleurs, le peintre s'attaquera au système scolaire existant à Tahiti. Il suggère, tout bonnement, de remplacer les instituteurs tahitiens, essentiellement protestants, par des missionnaires français catholiques… ! Une autre fois, Gauguin s'en prend violemment à un décret du Conseil Général inspiré par les pasteurs Viénot et Ahnne, organisant la lutte contre l'ivrognerie des tahitiens. Enfin, signalons, pour conclure, une moquerie à l'adresse d'un jeune pasteur que nous retrouverons. Il s’agit de Paul Louis Vernier. « Paul Louis Vernier - écrit Gauguin - qui, avec un dévouement sans bornes s'est installé dans une belle maison construite tout nouvellement avec des bois venant d'Amérique, et cela dans un îlot perdu dans l'océan à trois jours de Tahiti, où se trouve son père, à huit jours de San Francisco. C'est là, dit-il - dans une lettre que le Journal des Missions évangéliques trouve si intéressante - que je vis, entouré de ma jeune et tendre épouse et d'un adorable bébé, et que je vais me mettre en lutte contre la sauvagerie : lutte formidable car les missionnaires catholiques sont sans scrupules. Mes épaules sont faibles mais je suis jeune et j'espère que Dieu écoutera mes prières, me tiendra compte de mes souffrances. Lisant cette lettre, j'ai failli pleurer, puis j'ai entrevu vaguement le Dante conduisant Virgile aux enfers ; cette fois mon âme s'est élevée ».98

96

Avant et Après, p. 66. Cité par Bernard Géniès, Gauguin, le rêveur de Tahiti, Fayard, 2003, pp. 283 et 284. 98 Cité par Danielsson, p. 300. 97


60 Cet îlot, perdu dans l'océan, n'est autre que Hiva Oa aux Marquises, dont rêve Gauguin depuis si longtemps, et où il se rendra en septembre 1901. Avant de quitter Tahiti, sans doute pour marquer son ancrage dans la religion romaine, Gauguin fit baptiser catholique, à Punaauia, son fils Émile, conçu avec Pahura, sa vahiné protestante, en lui faisant donner le prénom de… Paul.99 Se référant à cette période de sa vie, Gauguin écrira quatre ans plus tard : « Jamais... jamais de ma vie, même lorsque je fis ma première communion, je ne fus aussi catholique et j’eus raison. Vous allez savoir comment. » Et, sans autre transition, le peintre ajoute : « J'en étais là, lorsque je me dis qu'il était temps de filer vers un pays plus simple et avec moins de fonctionnaires. Et je songeais à faire mes malles pour aller aux Marquises. La terre promise, des terres à ne savoir qu'en faire, de la viande, de la volaille et pour vous conduire, par-ci, par-là, un gendarme doux comme un mérinos. De ce pas, le coeur à l'aise, confiant comme une pucelle qui se serait barrée, je pris le bateau et j'arrivais tranquillement à Atuona, chef-lieu de Hivaoa ». 100

La croix du Sud Bateau reliant Papeete aux Marquises Cliché réalisé par Henri Lemasson en 1897

A cette même époque un bateau portant le même nom et appartenant à la missionnaire protestante circulait en Polynésie. S’agit-il du même cargo ?

99

Patrick O’Reilly et Raoul Teissier, Tahitiens, Répertoire bio-bibliographique de la Polynésie Française, Publications de la Société des Océaniste, 2ème édition, p. 199 et 200 100 Avant et Après, p. 66.


61

Le sourire Journal édité par Gauguin à Tahiti Fac-similé du 9ème et dernier numéro paru en avril 1900


62

Autoportrait au crayon 1902, Collection Joly-Segalen, Bourg-la-Reine


63

Rencontres protestantes

Chapitre 5

A Hiva-Oa aux Îles Marquises Septembre 1901 – Mai 1903


64

Jeune femme à l’éventail 1902 Museum Folkwang, Essen.


65

Tohotaua

Petite-fille par adoption à la mode marquisienne, de Tioka, le diacre de la paroisse protestante d’Atuona, Tohotaua ne pouvait être la femme attitrée de Gauguin étant elle-même officiellement mariée. Elle était par contre, plus que la maîtresse, l’élue du cœur de l’artiste et son modèle par excellence. Le portrait de Tohotaua est considéré comme un chef d’œuvre de la peinture mondiale et placé par certains au rang de la Joconde ! 101

101

Jacques Bayle-Ottenheim, Actes du colloque international organisé les 6, 7 et 8 mars 2003 par l'Université de la Polynésie française. Le Motu, Papeete, 2003, p. 160 : « Tohotaua parait sur la toile en sœur de Mona Lisa… »


66

1. Quelques remarques sur le protestantisme aux îles Marquises Les premiers missionnaires protestants sont arrivés aux îles Marquises en 1797, soit quelques semaines seulement après ceux qui ont débarqué à Tahiti. Pour cause : ils ont voyagé ensemble sur le Duff, le grand voilier qui a quitté Londres « le 10 août 1796 avec à son bord trente hommes, quatre pasteurs et 26 artisans, dont une vingtaine sont destinés à Tahiti et aux îles Marquises, les autres aux îles Tonga ».102 C’est William Pascoe Crook qui sera le premier pasteur à s’installer aux Marquises.103 Il n’y restera que deux ans, mais ses rapports documentaires constituent de précieux matériaux sur ces îles.104 Ils fourniront en particulier les premières données ethnographiques sur « ces hommes tatoués, sauvages et anthropophages ». Les missionnaires anglais resteront aux Marquises jusqu'en 1842, mais l'oeuvre est faite de reprises et d'abandons successifs. Ils auront continuellement à souffrir de la sauvagerie des habitants et du mauvais vouloir des chefs. En 1828, aura lieu un essai d'évangélisation par le moyen de catéchistes tahitiens ; la tentative aboutit à un échec, toujours pour les mêmes causes. En 1834, deux nouveaux missionnaires sont consacrés à Londres pour les Marquises. Deux ans après leur arrivée, ils sont remplacés par le pasteur Thomson, qui, le premier, constata quelques résultats encourageants. « Les indigènes, en effet, commençaient à être mieux disposés lorsque, malheureusement, on vit arriver en rade Vaitahu, la baie même qu'habitaient les missionnaires, un navire de guerre français d’où descendirent bientôt deux prêtres romains ».105 Peu de temps après l'arrivée des prêtres catholiques, les missionnaires anglais, « qui ont échoué dans leurs missions évangéliques »,106 quittent les Marquises. Les catholiques seront seuls à l'oeuvre. Dans un remarquable article, intitulé l'État, l'Église et l'Archipel, 107 Michel Bailleul, grand connaisseur de l'histoire des Marquises, résume ainsi le travail des missionnaires catholiques : « L'évangélisation de l'archipel fut un chemin difficile, pas toujours pavé des meilleures intentions. Cette histoire, étroitement liée à celle de la colonisation, fut le théâtre de l'alliance et aussi de la rivalité ‘du sabre et du goupillon’. Conflits insolites sur fond du drame qu'a représenté l'éradication totale et violente des racines, des croyances et de la culture marquisienne ». Il ne nous appartient pas de développer ici l’histoire de la mission catholique aux Marquises. Nous retiendrons par contre que les protestants sont revenus sur l’archipel en 1853. À l'origine de ce retour, se situe une anecdote qui mérite d'être contée. Un navire américain, ayant à son bord un insulaire des îles Hawaï, dites îles Sandwiches à l'époque, s'arrêta aux Marquises. Ce matelot sandwitchien, de race et de langue proche de celles des Marquises, avait obtenu le droit d'épouser la fille d'un chef marquisien et de rester sur l’archipel. Le beau-père, frappé par l'intelligence de son gendre, voulut absolument visiter la patrie de ce dernier. Il réussit à concrétiser son rêve. 102

Jean-François Zorn, opus cité, 141. Récit aux îles Marquises 1797-1799 William Pascoe Crook, , Haere po, Papeete, 2007. Traduit de l’anglais par Mgr H.-M. Le Cleac’h, Denise et Gilles Cordonnier, Marie-Thé Jacquier et Deborah Pope. 104 Eve Sivadjian, Les Iles Marquises Editions Autrement, Paris, 1999, p.220. 105 L’essentiel de nos informations est extrait de deux rapports de Paul Vernier, rédigés, l’un en 1898, l’autre en 1914. Ils peuvent être consultés à la Société des Missions Evangéliques de Paris. 106 Eve Sivadjian, p. 220. 107 Les Iles Marquises Editions Autrement, Paris, 199, pp. 170 et ss. 103


67 En arrivant, en 1853, à Honolulu, il entra en contact avec une association évangélique hawaïenne et demanda derechef un missionnaire protestant pour les Marquises. La société répondit positivement à son désir en envoyant deux prédicateurs hawaïens. En 1865, un troisième pasteur, également hawaïen, leur fut adjoint. Au départ, les résultats du travail de ces missionnaires, rappelons-le, polynésiens de race, a été considérable. En 1875, ils faisaient état de 2000 protestants mais, « lorsqu'ils se sont trouvés plus directement aux prises avec les prêtres catholiques, leur oeuvre n'a cessé de péricliter ». Par ailleurs, l'administration française fit fermer, en 1895, les écoles protestantes, où l'enseignement se faisait en marquisien, au profit des écoles catholiques, subventionnées par le gouvernement français. « On vit des parents protestants - écrit le pasteur Vernier - obligés, sous peine d'amende et de prison, d'envoyer leurs enfants aux écoles catholiques. Il y en eut qui refusèrent, mais leur audace fut châtiée de 15 jours de prison et de 60 F d'amende. La jeunesse était entre les mains des prêtres. L'empreinte de leur éducation s'imprimait déjà dans leur jeune âme. Les parents protestants, adoptifs ou non, étaient habilement circonvenus et, une fois pris dans l'engrenage catholique, ils y restaient. La débandade s'accentuait terriblement. L’évêque se vantait d'avoir converti en une seule année 100 protestants à la religion romaine. Il était temps que nous arrivions pour sauver, si possible, le reste qui s'en allait périr… » Paul Vernier est issu d’une grande famille de missionnaires ayant œuvré en Océanie, à Madagascar et au Congo. Il est né en 1870 à Papeete où son père était arrivé en 1867. Après des études de théologie et une formation médicale à Paris et à Édimbourg, il répond à un appel de la Société des Missions de Paris qui cherchait un pasteur pour la Polynésie. Il arrive à Tahiti en 1897 accompagné de son épouse, Jeanne Antonin, une descendante du célèbre pasteur Oberlin. En août 1898, la conférence missionnaire, réunie à Papeete, décida d'affecter Paul Vernier aux Marquises où « seuls quelques pauvres pasteurs indigènes, originaires des îles Sandwiches, luttent avec désavantage dans ces îles contre le paganisme des natifs et l'antagonisme des prêtres catholiques ».108 Avant de s'installer aux Marquises, Paul Vernier a entrepris seul un voyage d'enquête, laissant son épouse à Papeete pour « cause d'espérance de famille ». Dans une lettre publiée par le Journal des Missions Evangéliques de Paris,109 il fournit des aspects intéressants de son expédition. Nous lui laissons largement la plume, car c’est précisément ce courrier, ainsi qu’une autre lettre du 24 août 1899, que Gauguin utilisa dans Les Guêpes pour se moquer, comme nous l’avons indiqué plus haut, du jeune pasteur. « Je prévois que l'oeuvre sera ardue. Les catholiques se préparent déjà à nous faire une opposition formidable. Ma visite à l'évêque des Marquises a été très courtoise en apparence, mais je voyais très bien qu'au fond il était profondément vexé des excellentes raisons que je lui donnais de mon installation dans ‘son’ île. Il a même poussé la charité jusqu'à me mettre en garde contre les difficultés et déboires qui m'attendaient, et m'a conseillé de porter ailleurs mon zèle apostolique. Puis je serrais sa main, où brillait une énorme améthyste…

108 109

Journal des Missions Evangéliques, Année 1898, p. 898. JME 1899,1 p.216 et ss.


68

Et l'or de leur corps 1901, Paris, Musée d'Orsay ...

Parlant des Marquisiens, le pasteur Vernier écrit : «… Ils appartiennent à la même race que les tahitiens, la race maorie. Ils sont grands, en général, bien fait, mais moins colorés que les tahitiens, semble-t-il : c'est qu'ils se frottent régulièrement la peau avec le suc d'une certaine racine qui, à la longue, leur donne un teint jaune pâle. La figure est presque toujours agréable, quand elle n’a pas été abîmée par le tatouage. Cette coutume barbare refleurit avec une intensité particulière dans les Marquises ; les indigènes se livrent à des sortes d'artistes qui leur couvrent le corps de dessins quelquefois très artistiques, et cela ne va pas sans d'horribles souffrances. L'opération dure plusieurs semaines, car on ne peut procéder que très lentement. Je ne sais rien de plus sauvage, de plus épouvantable qu'une figure tatouée. On pense tout de suite à des cannibales ». En lisant ces notes, on ne peut s’empêcher de penser au célèbre tableau …et l’or de leur corps, peint par Gauguin en 1901, peu de temps après son arrivée aux Marquises, où les Marquisiennes apparaissent plus claires que les Tahitiennes des tableaux peints antérieurement. Malheureusement, la plupart des marquisiennes ne sont pas aussi belles que celles peintes par Gauguin. « Les femmes n’ont plus le charme des tahitiennes - écrit encore Vernier - elles n’ont certainement pas leurs habitudes de propreté. Elles sont vêtues, la plus part du temps, de haillons sordides ». Ici encore, on ne peut s’empêcher de songer à Gauguin. La motivation première de son départ de Tahiti est, sans aucun doute, d’ordre artistique. Depuis deux ans, il n’avait pratiquement plus peint. Malade, il sent que le temps lui est compté. Aussi veut-il s’en aller, parce qu’il perçoit que « là-bas cet élément sauvage [lui] donnera, avant de mourir, un dernier feu d’enthousiasme qui rajeunira [son] imagination et fera la conclusion de [son] talent ».110 110

Lettre à Charles Maurice.


69 Mais nous savons aussi qu’une autre raison, secondaire certes, mais pourtant déterminante, conduit Gauguin à s’en aller aux Marquises : il s’agit des femmes. Un jour, il confia son problème à son ami Levergos qui restitue ainsi leur entretien : « A cause de ses plaies, me disait-il, aucune femme ne voulait plus coucher avec lui, tandis qu’aux Marquises, où elles sont plus sauvages et plus pauvres, il aurait plus de chances… » A la fin de sa missive, le pasteur Vernier aborde encore le problème le plus dramatique des Marquises : la dépopulation. « …elle est vraiment effrayante. En dix ans, le chiffre des habitants est descendu de 6000 à 3500. Tel village compte 17 décès en une année et pas une naissance ; tel autre n'est qu’une agglomération de cases vides. Partout, les décès sont excédentaires sur les naissances. Les enfants deviennent très rares, la plupart des ménages n'en ont plus ».111 Après avoir exposé les résultats de son voyage d’enquête aux responsables de l’église de Tahiti, la décision définitive d’ouvrir un champ de mission aux Marquises fut prise. Paul Vernier, accompagné de son épouse et de son jeune fils, s’installa, début 1899, à Atuona, tout d’abord chez le pasteur Hapuku, un collègue hawaïen, puis dans sa propre maison. Il commença avec ardeur son travail, orienté dans trois directions, à savoir, l’évangélisation, l’enseignement des enfants - avec l’aide de son épouse dans une petite école qu’ensemble ils ont ouverte - et les soins aux malades. Malheureusement, le 29 mars 1901, Paul Vernier a perdu sa femme. Elle est décédée deux semaines après la naissance d’une petite fille qui reçut le nom de Madeleine. Dans une lettre poignante, expédiée d’Atuona, le 30 mars 1901, à l'adresse de ses parents à Tahiti, Paul Vernier exprime sa peine, son désarroi et, au-delà de ses souffrances, son espérance. Voici quelques extraits de ce courrier, partiellement publié : Mes bien aimés parents, Je viens remplir auprès de vous le devoir le plus douloureux que Dieu m’ait jamais donné à accomplir, en vous annonçant le départ de cette terre de ma femme bien-aimée, notre chère Jeanne. Elle nous a quittés hier vendredi, le 29 mars, à cinq heures du soir, après 14 jours seulement de maladie, emportée par la fièvre puerpérale… … Le 16 mars, la petite Madeleine faisait son entrée dans le monde : il était cinq heures du matin… Tout semblait bien aller. Le docteur seul n'était pas content… Le 28, Jeanne, qui jusque-là n'avait éprouvé aucune douleur, nous fit part de bourdonnements et de vertiges… La nuit du 28 aux 29 fut mauvaise. Jeanne, de plus en plus agitée, ne tenait pas en place ; elle délirait légèrement. À deux heures du matin, quand il vint, le docteur la trouva bien mal : il n'avait plus d'espoir de la sauver. Avant de quitter cette terre, elle me chargea de ses derniers messages pour tous les membres de nos deux familles. Sa voix douce devenait de plus en plus embarrassée. Je tentai encore une question : ‘que dire aux Marquisiens de ta part ?’ Ceux-ci avaient de nouveau fait irruption dans la chambre. ‘ Que Jésus les aime et veut les sauver ‘, fut la réponse. Le froid la gagnait, la gorge s'embarrassait et de grosses larmes coulaient le long de ses joues creusées. ‘Au revoir’, lui dis-je, en me penchant sur son oreiller. Je l'embrassai et elle me rendit mon baiser. Je levais les yeux vers la pendule : il était cinq heure moins le quart. La respiration devint de plus en plus rapide. Elle poussa tout à coup un profond soupir, et exhala

111

Pierre et Marie-Noëlle Ottino, grands connaisseurs des Marquises, écrivent « Les estimations anciennes de la population ont varié entre 100.000 et 50.000 habitants, 35.000 étant un chiffre plus vraisemblable, pour chuter autour de 2.000 en quelques dizaines d'années de la fin du XIXe aux années 1920. Cette population avait été frappée de plein fouet par quelques épidémies, une sensibilité très grande aux maladies pulmonaires, la syphilis, l'alcoolisme, l'efficacité des armes à feu, etc. » dans Hiva Oa, images d'une mémoire océanienne. 48 pages. Papeete, Tahiti, 1991.


70 son âme dans une longue aspiration. Notre bien-aimée n'était plus. Oh ! Seigneur, aide-moi à accepter ta volonté. Nous la transportâmes avec son lit dans le salon où elle resta exposée ; elle fut bientôt couverte de fleurs. Nous la veillâmes avec nos gens qui avaient tous voulu venir. À l'heure fixée pour l'ensevelissement, le monde commença à affluer. Je fis transporter la bière, toujours ouverte, sur la galerie où chacun put contempler encore une fois ses traits. Le docteur et le brigadier arrivèrent bientôt en grande tenue, suivie de quelques colons du pays. La trompe de bois retentit sourdement et je commençais moi-même le service de la levée du corps. J'aurais bien aimé avoir auprès de moi quelqu'un pour m'aider dans ce très pénible devoir, surtout devant ces étrangers qui ne comprenaient guère le canaque ; mais enfin, surmontant mon émotion, j'eus la force de lire le Psaume 90, ainsi que les 10 premiers versets du chapitre cinq de la deuxième épître aux Corinthiens et je fis la prière. J'embrassai une dernière fois ma bien-aimée, on referma le couvercle, puis nous allâmes au temple. Le vieil Hapuku parla en marquisien et j’ajoutai quelques mots dans les deux langues.

Restes de la tombe de Jeanne Vernier (Photo prise en juillet 2007) 112

Sur la tombe, je lus les psaumes 23 et 121 en français, après quoi Hapuku fit la prière. Je donnai la bénédiction et ma bien-aimée disparut à jamais à mes yeux. Vous dire les sentiments de douleur profonde et de désespoir que j'éprouvais alors, et que j'éprouve encore, est impossible. J'étais et je suis désemparé, ma route est extrêmement sombre ! Que Dieu me donne de comprendre que Sa volonté est bonne, agréable et parfaite ; de comprendre qu'Il m’aime et que c'est pour cela qu’il m'a affligé ! Les témoignages de sympathie ne m’ont pas manqué ici. Les gens se sont donnés beaucoup de peine pour confectionner le cercueil, pour creuser et arranger la tombe, que nous avons placé à une vingtaine de mètres de la maison, dans un petit enclos … Hier, au temple, à la fin du service ils se sont tous levés pour me supplier de ne pas les abandonner. Pour ce qui est de l’avenir, je dois vous dire, mes chers et bien aimés parents, que je ne vois pas très clair devant moi. Je crois pouvoir dire cependant que mon désir est de rester aux Marquises. Toutefois, je me réconforte déjà à l'idée de vous aller voir dans trois ou quatre mois quand Madeleine sera assez forte pour supporter le voyage. J'attends bien la chère

112

Nous remercions infiniment nos amis Jean-Pierre et Dorette Knochel d’avoir trouvé la tombe de Jeanne Vernier et de nous avoir transmis cette photo. Ils ont pu apprendre qu’une descendante du pasteur Kékéla la nettoie de temps à autre pour la sauver de l’envahissement total par la brousse.


71 Jeanne par ce courrier. Pauvre soeur ! Quand je vais lui annoncer la terrible nouvelle, elle qui se réjouissait tant de nous retrouver au complet et joyeux ! Mes bien-aimés petits vont très bien pour le moment, surtout Jean, qui est toujours aussi remuant et bavard. Cher petit ! Les journées passées, si terribles pour moi, ont été pour lui toute, d'insouciance et de joie. Il est entièrement entre les mains de sa petite bonne canaque. Qu’il me tarde que Jeanne arrive ! Madeleine est une grande petite fille aux yeux bleus et aux cheveux châtains. Elle a quelques traits de sa chère mère, autant que je puis en juger. Je l’ai confiée à une bonne vieille indigène qui a l'air de l'aimer ; mais je lui prépare moi-même sa nourriture. Qu'il me tarde aussi pour elle de voir arriver Jeanne et pour le ménage également, car rien ne va plus, le désordre et la poussière commencent à régner… » Jeanne, la sœur de Paul Vernier, arrivera le 3 avril à Atuona. Elle y restera avec son frère et les deux enfants jusqu’au début du mois de juin. Puis la petite famille embarqua pour Papeete. Paul Vernier reviendra à Atuona dès la fin du mois de juillet 1901. A la suite de Bengt Danielsson, plusieurs biographes de Gauguin rapportent que parmi les 27 passagers de la Croix du Sud , le bateau emprunté par le peintre, il y avait deux missionnaires, un catholique et un protestant, et 6 colons, dont plusieurs accompagnés de leurs familles. Le pasteur, précise Danielsson, n’était autre que Paul Vernier.113 Cette affirmation est, à notre avis, inexacte. Nous avons trouvé, dans les archives de la Société des Missions de Paris, une note du pasteur Vernier expédiée de Hiva-Oa et datée du 24 juillet 1901,114 qui nous apprend son « retour solitaire » aux Marquises. Par ailleurs, le petit fils de Paul Vernier,115 véritable mémoire de son grand-père, n’a jamais entendu parler celui-ci d’un voyage fait avec Gauguin, dont il l’a pourtant si souvent entretenu.

Fac-similé d’une lettre du pasteur Paul Louis Vernier

113

Danielsson, pp. 282 et 299. Ce courrier est également mentionné dans JME 1901, 2 p. 355. 115 Il s’agit de Monsieur Georges Combier, fils de Madeleine, née Vernier. Nous devons une infinie reconnaissance à Monsieur Combier pour les nombreux renseignements et documents qu’il a mis à notre disposition. 114


72

2. L’arrivée de Gauguin aux Marquises Gauguin a quitté Papeete le 10 septembre 1901. Après une escale à Nuku-Hiva, il débarque à Atuona, la « capitale » de l’île de Hiva-Oa, le matin du 16 septembre 1901. Pourquoi s’y est-il arrêté, alors qu’à l’origine il comptait aller plus loin pour s’installer à Fatu-Hiva, une île « presque encore anthropophage » ?116 Il y a, en effet, une certaine inconséquence dans le choix de Gauguin. « Dans cet archipel de 14 îles, écrit le père Patrick O’Reilly, il n’y avait guère que Hiva-Oa où se trouvaient un gendarme, une administration et des missionnaires, tout ce monde que Gauguin voulait fuir… »117 L’une des raisons avancées est qu’à Hiva-Oa se trouvait, au moment où Gauguin arriva, le Dr Buisson, qui avait soigné le peintre à Papeete. On a même affirmé que c'est parce qu'il connaissait Charpillet, le gendarme qu’il s’arrêta là ! En fait, il nous semble que Gauguin, qui parlait à peine le tahitien et pas du tout le marquisien, n'était pas prêt à mener une vie de pionnier et encore moins une vie d’ermite. Sa quête de primitivité n’allait pas sans besoin d’un minimum de confort nécessaire pour exprimer, par la peinture et la plume, le résultat de ses recherches. Les premières journées passées par Gauguin à Hiva-Oa sont bien connues. Il est d'abord accueilli par Nguyen Van Cam, appelé communément Ky Dong, un jeune prince annamite condamné dans son pays pour rébellion contre l'autorité française et expédié par « erreur administrative », non pas au bagne de Cayenne, comme prévu, mais à Hiva-Oa ! C’est Ky Dong qui trouvera un logement pour Gauguin et lui procurera ses premières femmes ! Ne voulant rester en pension, Gauguin se mit à la recherche d'un terrain où il pourrait construire sa « case ». Le seul qui pouvait intéresser le peintre appartenait à l'église catholique. Mais l'évêque étant absent, il fallait attendre, durant un mois selon Gauguin, le retour de celui-ci pour essayer d'acheter cette parcelle de terre. Gauguin lui-même raconte comment il mit à profit ce temps d'attente pour préparer les tractations avec l'évêque : « Durant ce mois j’allai, comme vous le pensez, tous les dimanches à la messe, forcé de jouer mon rôle de vrai catholique et de polémiste contre les protestants. Ma réputation était faite et Monseigneur, sans se douter de mon hypocrisie, voulut bien (parce que c'est moi), me vendre un petit terrain rempli de cailloux et de brousse, au prix de 650 F. Je me mis courageusement à l'œuvre, et grâce encore à quelques hommes sous la recommandation de l'évêque, je fus installé rondement ». Si la façon de Gauguin de rapporter ses souvenirs est pittoresque, elle est en fait approximative. D'une part, « la période de dévotion » du peintre était un peu plus courte que celle qu'il avance. On sait, qu’arrivé le 16 septembre, l'acte de vente du terrain fut signé dès le 27 septembre. Par ailleurs, si c'est l'évêque qui recommanda quelques hommes à Gauguin, pour la construction de sa maison, il fut bien mal inspiré dans son choix. En effet, les deux charpentiers qui aidèrent le peintre à confectionner sa case, n'étaient autre que Tioka, le diacre du pasteur Vernier et Samuel Kekela, le fils du pasteur hawaïen… Par contre nous avons tout lieu de croire Gauguin lorsqu'il écrit : L’hypocrisie a du bon ! Ma case finie, je ne songeais guère à faire la guerre au pasteur protestant, qui d'ailleurs est un jeune homme bien élevé, et d'un esprit très libéral : je ne songeais pas non plus à retourner à l'Eglise ».118

116

Lettre de Gauguin de juillet 1901 à Charles Morice. Lettres à sa femme et à ses amis p. 304. Patrick O’Reilly et Raoul Teissier, Répertoire biobibliographique de la Polynésie française, Paris, Musée de l’homme, 1962, article sur Paul Gauguin. 118 Avant et Après, p. 67. 117


73

3. Comment Gauguin, peintre, devint Tioka, diacre protestant… C’est, sans aucun doute, Tioka qui est à l’origine de la sympathie qui unira progressivement Gauguin à plusieurs membres de la petite communauté protestante d’Atuona. Tioka était diacre. Cette fonction, très importante dans les communautés protestantes polynésiennes, se situe, sur le plan hiérarchique, entre le pasteur et l'assemblée des fidèles. Dans une perspective théologique, compte tenu du principe du sacerdoce universel, qui ne connaît ni prêtres ni laïcs, le diacre peut remplacer, en cas de besoin, le pasteur dans tous ses actes. Ainsi, durant l’absence du pasteur Vernier et, compte tenu du décès du pasteur hawaïen Hapuku,119 c’est Tioka, le diacre, qui assumera la fonction pastorale. Marcel Potier, qui a sauvé du feu bien des notes concernant Gauguin, et qui a été sans doute le premier à enquêter sur place à Hiva-Oa dès 1940, rapporte au sujet de Tioka : « Il est devenu le pasteur protestant pour les indigènes ; ce titre de pasteur est puissant et fort recherché ».120 Tioka a été formé comme diacre par les pasteurs hawaïens, chargés des communautés protestantes avant l’arrivée du pasteur Vernier. La photo,121 présentée ci-dessous, prise vers 1890, montre Tioka, avec sa barbe bien fournie, à côté du pasteur Kekela. A la droite de Tioka se trouve son épouse et à l’extrême gauche la femme de Kekela.

Photo prise vers 1880

Les fonctions essentielles du pasteur et du diacre sont bien mises en évidence sur ce cliché : être les interprètes de la Bible. Nous savons par Georges Combier, qui le tient de sa mère, elle-même très proche de Tioka, que celui-ci était un excellent prédicateur. Non seulement ses paroles étaient puissantes mais il avait un don extraordinaire pour mimer les récits des Ecritures. 119

Hapuku est décédé le 30 juin 1901 alors que Paul Vernier était à Tahiti. Cité par Jean Loize, Gauguin sauvé du feu, p. 182 de l’ouvrage collectif Gauguin, sa vie, son oeuvre : réunion de textes, d’études, de documents sous la direction de Georges Wildenstein, PUF, Paris, 1958. 121 La photo provient des archives du pasteur Vernier, conservées par Georges Combier, son petit-fils. 120


74 Un autre élément mérite encore d’être souligné. Les pasteurs hawaïens, du fait de leur proximité culturelle et linguistique avec les Marquisiens, étaient bien plus respectueux des traditions anciennes que les missionnaires français ou anglais, autant protestants que catholiques. Cette tolérance explique sans doute les connaissances de certains protestants marquisiens de leur histoire ancienne. A croire Victor Segalen, ce fut le cas de Tioka. Dans un long récit, d’une soixantaine de pages, plus poétiques qu’historiques, intitulé Le-Maître-du-Jouir,122 l’auteur des Immémoriaux évoque, à travers un dialogue avec Tioka, tout le savoir ancestral que celui-ci a transmis à Gauguin. La communion des deux hommes était telle, qu’à la manière Marquisienne, ils scellèrent leur amitié par l’échange du sang et des noms. Ce fait, est rapporté par tous les biographes de Gauguin. Ecoutons comment Segalen en parle : « Tioka! ta tâche est finie. Tu as amené dans mon île autant de beaux hommes et de belles filles qu'elle en peut tenir ; et tu as écarté par des paroles indifférentes les Étrangers qui n'ont rien à faire ici... Rien à faire ! Tu es mon ami, mon compagnon, mon frère nourricier, mon fétii, et mieux encore qu'un fétii de ma véritable race. Je me suis trouvé au milieu de vous... maintenant, veux-tu que nous échangions notre Inoa ? » Tioka fut saisi d'un noble enthousiasme, il lui sembla soudain que son cœur se mettait à sauter aux quatre murs de sa poitrine, mais c'était peut-être de joie, car l'offre du Maître était inespérée. Il me répéta plus tard avec un orgueil: « Son Inoa ! c'était Lui qui voulait se loger dans mes entrailles ! Lui ! Le souffle de Gauguin ! Les deux hommes qui échangent leur Inoa ne sont plus deux hommes, mais deux... comment parler cela en langage étranger ! Leurs esprits ont passé l'un dans l'autre... C'est encore plus que les fétii qui boivent ensemble le kawa..., ce sont deux Inoa ! Enfin ! Vous n'avez pas d'Inoa parmi vous ! » Je dus avouer que l'amitié européenne n'allait pas jusqu'à interchanger les âmes, et qu'elle tenait toute en quelques paroles que les actes aussitôt démentaient. ‘ Hu ! ‘ siffla Tioka. Il avait seulement répondu : ‘ Je suis content’ et tendu le bras gauche : Gauguin le perça d'un couteau, but le sang et tendit son bras aussi. Tioka le perça et but : ainsi ils avaient tous deux échangé leurs personnalités mêmes ». Un autre document, plus historique, confirme les connaissances de Tioka. Chez le pasteur Vernier, non loin de la maison où est mort Gauguin, Segalen écoute un récit de l’histoire des îles racontée par une vieille femme, « la seule dont la mémoire ait encore conservé de telles vieilles choses ». « L'heure est plaisante - note-t-il dans son journal : sur un rocking la silhouette blanche, blonde, claire, menue et sympathique de Jeanne Vernier. Lui-même, [Paul Vernier] interprète avisé et infatigable, puis de jeunes femmes, qui, un peu étonnées, écoutent l'immémoriale histoire ; Tioka, l'ami de Gauguin, commente les vieux dires, et la récitante, accroupie dans un coin, les yeux dans le vide, balançant d'un rythme égal sa main sèche, scande d'une oscillation chaque nom de sa longue dynastie. Tioka, un grand Maori barbu d'une cinquantaine d'années, protestant et ami du pasteur Vernier, avait voulu garder, lors de la vente, le béret du peintre, et, trois mois après sa mort, il le conserve encore jour et nuit sur la tête ».123 Le dernier témoignage concernant Tioka provient de Le Bronnec qui l’a bien connu. « Plus bas que la propriété F…, venait celle de Tioka. Ce marquisien, qui avait à peu près l’âge de Gauguin, vivait là, avec sa femme et deux neveux qu'il avait élevés : l'aîné Kahui, cuisinier de Gauguin, était le neveu de la femme, le second Timo, était neveu du mari. Tioka, 122

Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises par Victor Segalen, Magellan, Paris, 2003, pp. 69 à 153. Cité par Gilles Manceron, Segalen et Gauguin, Actes du colloque Gauguin Musée d’Orsay, 13 janvier 1989, La Documentation Française, Paris 1991, p. 36.

123


75 dès les premiers jours après l'arrivée du peintre, changea de nom avec lui, ce qui veut dire, d'après la coutume marquisienne, que Tioka devenait Gauguin, tandis que Gauguin devenait Tioka. Cet indigène était le dévouement même, il était bon charpentier et aidait à construire la case de Gauguin, sans vouloir accepter la moindre rémunération. Excellent pêcheur avec cela, il fournissait fréquemment de poisson la table de son parent d'adoption. Il avait un petit défaut : quoique diacre protestant, il avait un faible pour les boissons fortes, et, justement, Gauguin en était abondamment pourvu. C'est le seul marquisien que le peintre admettait à trinquer chez lui avec ses amis européens. Ce fut Tioka, qui, le premier, découvrit que Gauguin venait d'expirer »124. Pour conclure nous voulons mentionner un évènement, qui montre que le pacte de fraternité conclu entre Tioka et Gauguin n’était pas un vain mot pour l’artiste. Le 13 janvier 1903, un cyclone a ravagé Atuona. Voici les termes dans lesquels Gauguin évoque le cataclysme : « Dieu que j'ai souvent offensé, m'a cette fois épargné : au moment où j'écris ces lignes un orage tout à fait exceptionnel vient de faire des terribles ravages. Dans l'après-midi d'avant-hier, le gros temps qui s'accumulait depuis quelques jours prit des proportions menaçantes. Dès 8 heures du soir, c'était la tempête. Seul, dans ma case, je m'attendais à chaque instant à la voir s'écrouler : les arbres énormes, qui aux tropiques ont peu de racines sur un sol, qui une fois détrempé n'a plus de consistance, craquaient de toutes parts et tombaient sur le sol avec un bruit sourd. Surtout les maiore (arbres à pain qui ont un bois très cassant). Les rafales ébranlaient la toiture légère en feuilles de cocotier, s'introduisaient de tous côtés, m'empêchant de tenir la lampe allumée. Ma maison démolie avec tous mes dessins, matériaux accumulés depuis 20 ans, c'était ma ruine. Vers dix heures un bruit continu, comme un édifice de pierre qui s'écroulerait, attira mon attention. Je n'y tins plus et je sortis dehors de ma case, les pieds aussitôt dans l'eau. A la pâle lueur de la lune qui venait de se lever, je pus voir que j'étais ni plus ni moins qu'au milieu d'un torrent qui charriait les cailloux venant se heurter aux piliers de bois de ma maison. Je n'avais plus qu’à attendre les décisions de la Providence et je me résignai. La nuit fut longue. Aussitôt le petit jour, je mis le nez dehors. Quel étrange spectacle que dans cette nappe d'eau, ces blocs de granit, ces énormes arbres venant d'on ne sait où. La route qui était devant mon terrain avait été coupée en deux tronçons : de ce fait je me trouvais sur un îlot enfermé moins agréablement que le Diable dans un bénitier… » Si la case de Gauguin a résisté, celle de Tioka fut entièrement détruite. Sans hésitation, relate Timo, le neveu de Tioka, « Gauguin nous donna gratuitement la moitié de sa propriété ! »125

124

Guillaume Le Bronnec dans Gauguin, sa vie, son œuvre : réunion de textes, d'études, de documents sous la direction et avec la collaboration de Georges Wildenstein, Paris, PUF, 1958 pp 193-200. 125 Le Bronnec, opus cité, p. 198


76

4. Gauguin et les membres de la famille de Tioka Timo En premier lieu il convient de signaler Timo. Son nom complet est Timothée Vahatetua. Neveu de Tioka, celui-ci l’a adopté à la manière polynésienne pour en faire son enfant « faamu ». On peut, dès lors, dire que Timo est le fils de Tioka, car, selon la belle expression d’Alain Gerbault : « Celui-là est le père qui donne à l’enfant son déjeuner du matin ». Guillaume Le Bronnec, arrivé à Auona en 1910 et qui connaissait bien Timo, le décrit comme un « fort bel homme, métis sans aucun doute, intelligent, parlant un français très pur, il faisait fonction de chef et d’interprète ». 126

Ce dessin, sans doute le premier de la case de Gauguin, a été réalisé par Timo et transmis par Guillaume Le Bronnec

Dans un autre texte, Timo est décrit comme « un Marquisien de la belle race, intelligent, fin, estimé et éduqué par le pasteur Vernier. Nous avons souvent conversé avec Timo, âgé aujourd’hui d’environ 60 ans (en 1943 probablement) et dont l’intelligence et la mesure sont remarquables ».127 Gauguin lui-même évoque Timo dans un bref paragraphe d’Avant et Après : « A l'interprète indigène j'ai dit ‘ mon garçon, comment dis-tu, en langue marquisienne : une idylle ?’ Et il m'a répondu ‘que vous êtes rigolo’. Poussant plus loin mes investigations, je lui ai dit : ‘ quelle est l'expression pour dire vertu’. Et en riant, ce brave garçon m'a répondu ‘ vous me prenez donc pour un imbécile’ ? Le pasteur lui-même raconte que c'est un Péché. Et les femmes, comme des biches étonnées, au regard velouté, semblent dire ‘c'est pas vrai’. Une parisienne dirait ‘cause toujours’ ».128

Kahui Plus âgé que Timo, Kahui était son frère par adoption. En effet, neveu de la femme du diacre, il est devenu, lui aussi, enfant faaamu du couple Tioka. Gauguin a engagé Kahui comme cuisinier. Voici ce que Le Bronnec en dit : « Kahui faisait la cuisine. Gauguin, le 126

Ibidem p. 198 En marge d’autres notes du docteur Potier aux Marquises, in Gauguin, sa vie, son œuvre opus cité p. 182. 128 Avant et Après, p. 68. 127


77 matin, lui indiquait les plats à faire. Le repas prêt, vers les onze heures, Kahui appelait Gauguin, qui descendait à la salle à manger. Kahui apportait tous les aliments sur la table. Gauguin en faisait trois parties : une pour lui, une part pour les domestiques, la troisième pour son chien Pegau (diminutif de Paul Gauguin) et pour le chat. Gauguin, le chien et le chat mangeaient à la salle à manger, les domestiques à la cuisine… »129 Kahui était plus fruste et moins sérieux que son frère Timo. Voici comment le pasteur Vernier l’a vécu : « …trop intermittent, hélas, en ce sens qu’il désertait souvent le logis de son maître pendant sa maladie ».130

Tohotaua Kahui, qui vivait sous le toit de Tioka, avait, lui aussi, une fille adoptive du nom de Tohotaua.131 Outre sa grande beauté, elle avait la particularité d’être rousse. D’après Danielsson, cette caractéristique n’est pas tout à fait exceptionnelle, compte tenu des mélanges des races. Or, la famille de Tohotaua était originaire de l’île de Tahuata,132 l’endroit où les premiers missionnaires protestants ont commencé leur travail d’évangélisation, le lieu aussi où un navire de guerre français achemina, en 1840, outre deux missionnaires catholiques, une horde de soldats… On sait que Gauguin aimait beaucoup Tohotaua. Plus que Marie-Rose, sa compagne attitrée, c’est Tohotaua qui lui servit de modèle. Deux tableaux célèbres nous montrent la jeune fille aux cheveux roux. Le premier est intitulé Contes Barbares. Outre une jeune fille de race maorie, méditant en position de lotus, se trouvent, transformé en figure « barbare », Meyer de Haan, et dans une attitude toute polynésienne, la belle Tohotaua. 133 Beaucoup d’encre a coulé au sujet de l’interprétation de ce mystérieux tableau.

Pour notre part, nous suivrons ceux qui voient dans ces attitudes trois types de recherches du sens du monde et de la vie. Meyer de Haan représente la voie mystique judéo-chrétienne de la connaissance. Ses griffes traduisent-elles la répulsion que Gauguin éprouvait à la fin de sa vie pour ce parcours ? La jeune femme du centre exprime le chemin bouddhique vers le salut, et Tohotaua l’approche maorie de l’existence. 129

Gauguin, sa vie, son oeuve, p. 199. Lettre de 1904 de Paul Vernier à Daniel de Montfreid. 131 Danielsson, p. 292. 132 Nous avons trouvé ce renseignement dans le roman de Mario Vargas Llosa, Le Paradis-un peu plus loin, Gallimard, 2003. Il s’agit certes d’un roman, mais son auteur est extrêmement documenté, si bien que nous pensons pouvoir accorder quelque crédit à l’affirmation. 133 Tableau reproduit en page 21. 130


78

Le second tableau nous montrant Tohotaua est d’une toute autre texture. Il s’agit du tableau intitulé, tantôt Femme à l’éventail, tantôt Jeune femme à l’éventail.134 D’aucuns ont élevé, nous l’avons vu, ce chef d’œuvre au rang de la Joconde ! Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’il existe une photographie de Tohotaua réalisée par Louis Grelet, grand ami de Gauguin, mais aussi du pasteur Paul Vernier. Alors qu’ils avaient depuis longtemps quitté les Marquises, les deux hommes ont continué à correspondre. Ainsi, dans une lettre expédiée de Crest le 22 Juillet 1948, le pasteur Vernier remercie Grelet pour son courrier « mais aussi pour l’envoie des photographies dont vous êtes l’auteur…Les photos sont épatantes. La vahiné de Gauguin est très réussie, je vous en remercie du fond du cœur… »135 Or, dans les archives Vernier, on ne trouve nulle trace de Marie-Rose, la compagne bien connue de Gauguin… par contre il semble établi que le pasteur était en possession de la photo de Tohotaua…136 Nous avons trouvé d’autres témoignages concernant Tohotaua. En voici un, rapporté dans Polynésie Info du 24 février 2005. Louis Gérard Salcède, journaliste, revenant sur le colloque intitulé « Gauguin controversé » qui s’est tenu à Papeete en 2003, écrit : « Aporo Kehi, une Marquisienne dont les propos ont été recueillis par le romancier A. T’Serstevens lors de son passage aux îles Marquises dans les années 1940, le confirme : Il y avait chez lui [Gauguin] beaucoup de jeunes filles avec leur tane (mari). Moi avec mon tane, Toho avec son tane, on allait parfois, faire la bringue chez Koke (surnom donné par les Polynésiens à Gauguin). Sur les murs il y avait beaucoup de mauvaises images... (Dessins ébauchés par le peintre) Quand il y avait du monde, Koke faisait tout le temps des photos sur papiers... Il a voulu faire ma photo toute nue mais je n’ai pas voulu... Il a fait Toho toute nue... Quand il venait des jeunes filles, Koke passait ses mains sur tout leur corps, à travers la robe, et il disait ‘ il faut te peindre !’ ». Quelle conclusion tirer de tout cela ? Parmi bien d’autres femmes, Gauguin en avait deux, aux Marquises, qui ont occupé une place particulière dans sa vie finissante. D’une part, Marie-Rose Vaeoho, une jeune fille de 14 ans qu’il avait débauché de l’école catholique où elle était scolarisée, et pour laquelle il a payé une dot à ses parents.137 Elle le quittera lorsqu’elle sera enceinte du peintre pour renter dans sa famille. La cohabitation avec Marie-Rose était l’un des motifs du conflit entre Gauguin et Monseigneur Martin, l’évêque des Marquises. D’autre part Tohotaua, la femme de son cœur et de son esprit d’artiste,138 qui sera son modèle principal et préféré. Petite-fille par adoption, de son ami Tioka, le diacre protestant, cette idylle n’entraîna aucune complication, ni avec la communauté protestante, ni avec le pasteur. On comprend dès lors pour quelle raison Gauguin trouve que ce dernier est « un jeune homme bien élevé et d’un esprit très libéral »…139

134

Reproduit en page 64. Lettre rendue publique par Pierre Bompart, Ma mission aux Marquises, Edition des deux Miroirs, Paris 1962 136 Dans le catalogue raisonné de G. M. Sugana, Flammarion 1981, p. 113, nous lisons à propos de la Jeune femme à l’éventail : « Peint d’après une photographie prise en 1901 dans la case de Gauguin et dont l’abbé (sic)Vernier envoya un exemplaire à Daniel de Montfreid ». 137 Très précisément le 18 novembre 1901 Gauguin leur a offert 6 mètres de cotonnade, 8 m d’Indienne, 10 m de calicot, 7 m de mousseline, une douzaine de rubans, un mouchoir, une douzaine de dentelles, 3 bobines de fil et une machine à coudre ! (Danielsson, p. 290) 138 Danielsson place les relations entre Gauguin et Tohotaua dans le cadre d’une polyandrie, une vieille pratique marquisienne. Opus cité p. 293. 139 Avant et Après p. 67. 135


79

Sarah, une femme cachée de Gauguin ? Dans l’étonnant texte - que nous avons mentionné plus haut - où Segalen retrace son dialogue avec Tioka au sujet de l’ancien culte maori, apparaît une figure qui nous interroge. Sara est son prénom. Voici quelques extraits des propos de Segalen concernant cette jeune femme.140 « … à sa voix, elle me semblait l'avoir aimé lui-même [Gauguin]. Je la regardai. Il se fit un silence. Et l'ami Tioka, qui entendait fort bien la discrétion, crut bon de s'esquiver. Il savait que les épanchements européens aiment le tête-à-tête. Je regardai ainsi cette femme. Elle était jolie. Je me le dis avec banalité, sans conviction ; derrière elle montait confusément une grande figure qui m'empêchait de m'attarder à son visage seulement joli... - Je l'ai aimé aussi..., répondit-elle, des yeux seulement, à un mouvement interrogateur... car aussitôt toute muette de honte, de gêne, de cet insupportable trouble importé par tout étranger même à une demi-étrangère, elle se tût. Alors, soudain, les feuillets que je tenais en main me parurent bien secs, bien racornis, bien morts, et le désir me vint de lever à loisir cette autre relique, ce vestige vivant du Maître, dont je suivais les foulées et les bonds. - Comment t'appelles-tu ? - Sara. - Sara! Et puis ? Je ne pus obtenir davantage. Mais d'instinct j'approchai mes lèvres des siennes. Elle n'imaginera jamais, cette fille incomprenante, combien fut équivoque ce baiser, et quelle hypocrisie inconsciente s'y glissa... comme je pensais à autre chose... comme je pensais encore à lui ! Et comme je trouvais une saveur évanouissante à ce qui lui parut fort naturel. Elle attendait peut-être un second baiser. Je lui dis seulement: - Comment donc as-tu gardé tout cela pour toi ? - Personne n'en voulait... après... ce que tu sais... alors, je l'ai pris... mais j'en ai bien d'autres... j'en ai... - Montre-le-moi, aussi, veux-tu ? - Non ! - Non ? Pourquoi ? Elle me fit une réponse embarrassée. Je compris que ces feuilles dont elle ne voulait pas se dessaisir étaient des lettres... et des lettres d'amour. Que pourrait-on écrire, à une femme qui ne tourne autour de cela, d'une manière lointaine et dérobée, mais certaine ! Et je compris aussi que le Maître l'avait aimée ». Un peu plus loin, Segalen reproche à Tioka de ne pas lui avoir parlé de Sara : « Tioka, j’ai demandé le nom de toutes les femmes que le Maître a connues. Pourquoi ne m’as-tu pas dit celle-ci ? Tioka sourit avec dédain. ‘Elle n’a jamais dormi avec lui, celle-là’. Et Sara se mit à pleurer beaucoup… » Dans un long passage consacré à l’idylle entre lui-même et Sara, Segalen donne cette précision : « Sara rougit. Elle le pouvait aisément, car le mélange parcimonieux de ses deux sangs, danois 141 et maori, lui avait laissé toute la blancheur des races du Nord…Un maori pur n’aurait pu que pâlir un peu… » Plus loin encore nous lisons : « …tiens, voici mon bras pour que tu t’y reposes, et 140

Extraits cités d’après Segalen, Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises opus cité, pp. 69 à 153. Nul ne sait si Sara, la jeune métisse, était le croisement d’un Danois et d’une Maori ! Segalen a du penser à Mette, l’épouse danoise de Gauguin ! 141


80 donne-moi ton éventail pour que tu n’aies rien à faire qu’à te souvenir… ». Cette remarque marginale lève à nos yeux le doute : Sara est le nom chrétien de Tohotaua, la Jeune femme à l’éventail, dont Grelet avait fait la photo et que Gauguin a repris, en la déshabillant quelque peu, dans son célèbre tableau. Nous ne pouvons conclure ces quelques remarques sans citer, une fois encore, Victor Segalen : « Ce qu’ils donnent d’eux-mêmes à Gauguin, ces êtres-enfants ? Des formes splendides qu’il osa déformer ! »142 Les quatre figures protestantes, proches de Gauguin, que nous venons d’évoquer, se trouvent réunies sur une photo contenue dans les archives de Paul Vernier. Elle a été partiellement rendue publique143 mais curieusement amputée des deux figures de droite.

Timo

Tioka

Tohotaua ?

Kahui

Haapuani A ces quatre personnes qui ont fortement compté dans la période marquisienne de Gauguin, il convient d’ajouter Haapuani, que l’on avait jadis coutume d’appeler Le sorcier d’Hivaoa ou L’enchanteur. Bien plus encore que Tohotaua, Gauguin a, nous semble-t-il, « osé déformer » le personnage d’Haapuani. A tel point qu’aujourd’hui certains commentateurs mettent en doute l’identification du personnage avec Haapuani, l’ami marquisien de l’artiste. 144 Il est vrai que cet homme, à la cape rouge, ressemble peu à Haapuani tel qu’il apparaît sur trois photos que l’on connaît de lui.145 Marquisien à la cape rouge 1902, Musée d’Art moderne, Liège 142

Introduction de Segalen à Noa-Noa, opus cité p.16. Hommages à Paul Gauguin, l’insurgé des Marquises, p. 56. Elle se trouverait aussi dans les Archives Danielsson à Papeari (d’après Pambrun, Actes du colloque de 2003, p. 56) 144 Voir Paul Gauguin, sa vie, son œuvre édition Gründ, p. 245. 143


81

Haapuani était le mari de Tohotaua. Sur les photos ci-dessus, il apparaît à gauche avec sa femme et son enfant en compagnie de deux américains, Edward et Willowdean Handy. Ces derniers étaient en mission aux Marquises pour le compte du Bernice Bishop Museum d’Honolulu afin de recueillir les anciennes légendes du pays.146 Or c’est Haapuani qui était leur principal informateur. Sur le cliché de droite, Haapuani se trouve photographié près d’un grand tiki marquisien. Quant à la troisième photo, elle est issue des archives Vernier. Par ailleurs, Guillaume Lebronnec, qui le connaissait bien, le décrit ainsi « Haapuani, en 1910, quand je l'ai connu, avait une trentaine d'années, pur marquisien, taillé en hercule, c'était un magnifique paresseux. Je ne l'ai jamais vu faire aucun travail pénible, sa femme, belle indigène aux cheveux blonds s'occupait seule des travaux domestiques. Dès sa naissance, Haapuani était destiné à devenir ‘taua’, sorte de prêtre des anciennes coutumes marquisiennes. Il avait été dans son enfance, éduqué dans ce sens, nul ne connaissait comme lui, les légendes et anciennes coutumes indigènes ».147 Il résulte de cette note que Haapuani est né vers 1880. On sait, par ailleurs, que son nom d’état civil était Puhetete. Quant à son prénom, Isaac, il l’inscrit clairement dans la 145

Pour ma femme et un ami, le pasteur Bauswein, spécialiste en art contemporain, il existe une ressemblance évidente entre « L’Enchanteur » et la photographie de la jeune femme située sur le cliché ci-dessus à côté de Tioka. Cette idée reste à creuser. 146 Jacques Bayle-Ottenheim, Actes du colloque international organisé les 6, 7 et 8 mars 2003 par l'Université de la Polynésie française. Le Motu, Papeete, 2003 p.159. 147 Le Bronnec, opus cité, p. 199.


82 communauté protestante dirigée, à l’époque, par les pasteurs hawaïens Hapuku et Kekela. Le recours à des prénoms bibliques, essentiellement tirés de l’Ancien Testament, était une constante chez eux. Le prénom de Haapuani, associé à sa formation comme ‘taua’, sorte de prêtre des anciens temps, est intéressante. Elle montre, une nouvelle fois, que les évangélistes hawaïens ne coupaient pas les convertis de leurs racines anciennes, mais essayaient de laisser agir les principes du christianisme sur la culture marquisienne. Nous verrons un peu plus loin que la « théologie » de Gauguin n’était pas opposée à ce point de vue.148 Pour conclure, nous voudrions donner la parole à un Polynésien d’aujourd’hui, qui a réfléchi à l’impact de Gauguin, « son ami » sur sa propre vie. « Je sais à présent que durant toutes ces années où Gauguin a mystérieusement influencé ma vie, la tristesse et le désarroi étaient ses compagnes. Pourquoi, cent ans après sa disparition, l'esprit de Koké a-t-il les yeux tristes ? Pour répondre à cette question, j'ai quitté le refuge où je me tenais pour me préserver de la tempête et m'en suis allé à Maupiti consulter un autre de mes aïeux, Mahuru, décédé à l'orée finissante du XIXème siècle. Premier pasteur, et donc plus haute autorité de l’île à cette époque, il était aussi un tahu'a hi'ohi'o, un voyant qui n'avait pas craint de refuser de se couper les cheveux pour les missionnaires, ni de se raser la tête en signe de deuil lors du décès de la reine Pomare IV et qui avait pris le parti du mouvement de rébellion mené par Teraupo contre le protectorat et l'annexion des îles Sous-le-Vent.149 Laissant mon esprit vagabonder sur les eaux tranquilles du lagon de Maupiti, j'ai de nouveau plongé ma ligne dans la mer Sacrée et fini par trouver en mon cœur ces quelques mots : lorsqu'un homme a embrassé la cause de la liberté au cours de sa vie, il ignore de son vivant qu'il continuera sa quête dans l'autre monde. Et, hélas ! bien souvent, il souffrira plus d'une fois des nouvelles chaînes que l'homme s'ingéniera à inventer pour entraver sa liberté. C'est pour cela que l'esprit de mon ami a les yeux tristes ».150

Kekela Parmi les autres personnes faisant parti de l'environnement protestant de Gauguin, il convient encore de mentionner le missionnaire hawaïen James Kekela. Né en 1824, il arriva à Hivaoa en 1860 et ne quittera l'île qu’en 1902. La publication prochaine des lettres de Kekela, nous apprendra certainement beaucoup de choses sur les Marquises de cette époque. Signalons une anecdote célèbre concernant le pasteur Kekela : La montre de Kekela 151 En 1864, un baleinier américain avait jeté l'ancre dans l'une des baies de l'Île Hiva-Oa et envoyé à terre un canot avec le capitaine en second Whalon pour chercher de l'eau…

148

Vers 1920 Haapuani apparaît « animé d’une foi catholique ardente » ( Danielsson, p. 192) et ira jusqu’à défendre avec ses poings « l’infaillibilité du pape » [ Frederick O’Brien, White shadow on the south seas ( The Century, New-York, 1919, p. 109) cité par Jacques Bayle-Ottenheim, Tohotaua et Haapuani, deux amis marquisiens de Gauguin (Aux îles Marquises : sur les traces de Paul Gauguin, 5ème salon international du livre insulaire, pp. 25-29]. Un très grand merci à Jacques Bayle-Ottenheim de nous avoir communiqué ce texte. L’origine protestante de Haapuani est renforcée par le lieu où il a grandi et acquis une grande part de sa formation de taua : Puamau. C’est à Puamau que Kekela, le plus célèbre des missionnaires marquisiens a exercé l’essentiel de son activité. D’après le pasteur Vernier « la mission sandwitchienne a eu pour elle, un moment donné, toute cette vallée ». Le départ de Kekela et plus tard du pasteur Vernier a conduit à des conversions importantes au catholicisme, plus de 200 certaines années. 149 On se souvient que Gauguin a bien connu ce mouvement de rébellion. Voir plus haut page 82. 150 Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, ethnologue, écrivain et artiste polynésien in Actes du colloque de 2003, Héritage et confrontations, p. 59. 151 Propos glanés sur Internet sous « Kékéla ».


83 La population cannibale de l'Île, qui observait le bateau, prépara un guet-apens et réussit à capturer l'officier de marine américain et décida qu'il serait cuit et mangé ! Et cela, le plus vite possible. L'évangéliste hawaïen Kekela qui habitait la vallée voisine depuis quelques années, fut horrifié par cette nouvelle qui s'était répandue comme une traînée de poudre… Il pria, supplia Dieu de lui montrer ce qu'il devait faire pour cette situation et pour influencer le chef cannibale afin qu'il renonce à l'idée de ce repas cruel. Il se rendit donc vers lui, lui offrant une série de cadeaux, allant même jusqu'à lui proposer ce qu'il avait de plus précieux : le bateau qui lui permettait de visiter les différentes îles pour les évangéliser. Le chef se laissa fléchir mais, en plus de l'embarcation, il prit aussi tout ce qui avait été proposé ! Ouf ! Il était temps ! Car les préparatifs du repas s'accéléraient. Kekela amena donc l'américain dans sa famille où il resta plusieurs mois. Reverrait-il jamais son pays ? Un jour enfin, un baleinier américain finit par apparaître à l'horizon. Aussitôt Kékéla, sa famille, et son hôte se précipitèrent dans une baleinière et faisant force de rame ils accostèrent bientôt le navire : cette fois le capitaine en second était sauvé, il pouvait enfin rentrer dans son pays. Arrivé à San Francisco, il raconta son aventure dont le récit se répandit de bouche en bouche, jusqu'au président Lincoln en personne. Celui-ci offrit à Kékélà, sa montre en or, en récompense pour sa noble attitude envers un citoyen américain. Kékéla était loin de s'attendre à cela ! Il écrivit une lettre au président Lincoln. En voici quelques lignes : "…quant à l'action que j'ai faite en sauvant monsieur Whalon, elle est le résultat d'une semence apportée par vos compatriotes qui avaient reçu l'amour de Dieu. Elle a été plantée dans les Îles Hawaï et je l'ai transplantée dans ces pays enténébrés afin qu'ils connussent la source de tout ce qui est bon et vrai… Grande est ma dette envers ceux qui m'ont enseigné toutes choses ayant trait à cette vie et à celle qui doit venir ensuite… Voici ce que je peux vous donner en retour et que j'ai moimême reçu du Seigneur : L'amour. Signé John Kékéla Gauguin n'aura sans doute pas beaucoup de contacts directs avec le vieux pasteur qui ne parlait guère le français. Par contre, on sait que c'est lui qui a loué au peintre un enclos pour son cheval. A propos de cet enclos, Monseigneur Le Cleac’h, ancien évêque des Marquises, a publié en 1998 un texte pittoresque et émouvant.152 En voici un bref extrait : « …le 10 novembre, Gauguin est propriétaire d'un cheval et lui trouve un enclos verdoyant dans la propriété Kekela qui, derrière la ‘maison du jouir’, s'étend jusqu'aux rivages de la baie… Le prix de la location fut régulièrement payé : un trait continu bordant la colonne des dates mensuelles, le prouve… » En date du 8 mai 1903, une note rédigée en marquisien ancien précise : Ua mate Gaugin i te a 8 0 mei 1903 Gauguin est décédé le 8 mai 1903 i te hora onohuu i mate havaiki ai à dix heures il mourut de mort-havaiki (mort qui mène à Havaiki) Ua haatoitoi tia te aie o Gaugin Elle a été réglée la dette de Gauguin 152

H.H. Le Cleac’h, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes N°279/280 - Décembre 98/mars 1999, p. 26 et 27.


84 ia loane Kekela e tuu par Ioane Kekela qui la déclare i oto o te tuhaaa atahi a tuu à la succession aussitôt m'est versé mai te moni i toe o tenei mahina 10 mai 1903 l'argent dû pour ce mois-ci 10 mai 1903 Nous terminerons ces quelques remarques sur Kekela par un plan du village d'Atuona tracé par Le Bronnec. On constate que si la mission catholique possède l'essentiel des terrains, ceux appartenant aux protestants, à Kekela en particulier, ne sont pas négligeables. Ainsi l'environnement protestant de Gauguin n'est pas seulement humain, il est aussi géographique…

Les pointillés bleus délimitent la zone occupée par des protestants


85

5. Gauguin et le pasteur Vernier Il nous reste à présent à évoquer les liens entre Gauguin et le pasteur Paul Vernier durant leurs 20 mois de voisinage. Nos propos reposent sur deux sources essentielles.153 La première est ancienne : il s'agit d’une lettre datée du 8 mars 1904 que Paul Vernier a adressée, suite à sa demande, à l'ami de Gauguin, le peintre Daniel de Montfreid. Ce courrier a un grand avantage et un léger inconvénient : les souvenirs sont tout à fait récents, donc parfaitement crédibles, par contre l'exquise politesse des propos relatés ternit quelque peu la triste réalité de la vie de Gauguin. La seconde source est tardive : c’est la transcription des « Souvenirs de Paul Vernier sur Gauguin ». Nous sommes en possession de la version intégrale de ce texte où Paul relate oralement ses souvenirs à son frère Charles, à Crest dans la Drôme en 1948. L'intérêt de cette source se situe aux antipodes de la précédente. Son avantage réside Le pasteur Vernier avec un couple de dans sa grande spontanéité. La « censure » de la lettre Marquisiens à Montfreid a disparu. Son inconvénient : l’âge du Photo réalisée vers 1910 pasteur Vernier, qui avait alors 78 ans, et la distance par rapport aux événements peuvent avoir altéré quelque peu la chronologie des faits.

A. Lettre de Paul Vernier à Daniel de Montfreid Voici tout d'abord le texte de la lettre adressée à Montfreid :154 « ... Je veux bien vous donner quelques détails sur les derniers temps de la vie et sur la fin de M. Paul Gauguin, d'autant plus que je l'ai soigné jusqu'au matin de sa mort, survenue le 8 mai 1903, vers onze heures du matin. Et si je n'ai pas été son ami, - le connaissant en somme si peu, car Gauguin était un sauvage, - j'ai été du moins son voisin et par conséquent assez au courant de sa vie. Plusieurs fois il m'est venu voir, et par trois fois il m'a fait appeler chez lui en consultation, étant moi-même quelque peu médecin. « J'ai toujours connu M. Gauguin malade et presque impotent. Sortant rarement de chez lui, et quand, par extraordinaire, on le rencontrait dans la vallée d'Atuona, il vous faisait un effet plutôt pénible, les jambes entourées de bandelettes, dans l'accoutrement très original, du reste, du parfait Maori : le pagne de couleur autour des reins et le torse couvert de la chemisette tahitienne, pieds nus ; presque toujours, sur la tête un béret d'escholier en drap vert avec une boule d'argent sur le côté. Un homme très aimable, parfait de douceur et de simplicité avec le Marquisien. Celui-ci le lui rendait bien. Et quand votre ami est mort, j'ai pu recueillir de la bouche de plusieurs indigènes un cri de regret comme celui-ci : « Gauguin est 153

Il existe une troisième source intitulée Notes sur Gauguin recueillies de la bouche de Monsieur le Pasteur Vernier d’Atuona (Iles Marquises) pendant notre voyage de retour à Tahiti. Texte publié dans Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes, 2003, n° 299 pp. 31-37. Outre le fait que celui qui a reçu ce témoignage n’est pas clairement identifié le récit ne fournit pas de renseignements supplémentaires par rapport aux deux sources sur lesquelles nous nous appuyons. 154 Cette lettre a été publiée pour la première fois par Charles Morice, Paul Gauguin, Paris, 1919. Pour conserver l’anonymat, Morice cite le pasteur V…


86 mort, nous sommes perdus ! Ua mate Gauguin, ua pete enata ! » faisant ainsi allusion aux services que Gauguin leur avait plusieurs fois rendus en les délivrant de la main des gendarmes, personnages souvent durs et injustes à l'endroit des indigènes. Gauguin, très généreux et chevaleresque, avait pris la défense de l'indigène. Les traits sont nombreux de sa bonté à son égard. Il n'avait que très peu de rapports avec les Européens d'Atuona. Je crois qu'il les détestait cordialement, à part quelques rares exceptions. Il avait surtout horreur du gendarme et de la maréchaussée en général. Il eut avec celle-ci des démêlés retentissants. Il fut un jour (deux ou trois mois, avant sa mort) condamné à quinze jours de prison et 500 francs d'amende sous prétexte d'injures, à la gendarmerie. Mais Gauguin était sûr de se faire acquitter en appel. Il se préparait justement à partir pour Tahiti quand la mort le surprit. Gauguin paraissait avoir pour lui le droit et la justice, et puis surtout il était au-dessus de ça. Quant au pays, il avait la plus haute idée, un vrai culte pour cette nature si belle en soi et si sauvage, où son âme trouvait tout naturellement son cadre. Il a tout de suite su découvrir la poésie particulière de ces régions, bénies du soleil et encore inviolées par places. Vous avez pu vous en apercevoir par les tableaux qu'il a pu vous expédier de là-bas. L'âme maorie n'avait plus de mystère pour lui. Gauguin cependant trouvait que nos îles perdaient chaque jour de leur originalité.

Les Dieux sont morts, et Atuona meurt de leur mort, a-t-il écrit quelque part. Vers le commencement d'avril 1903, je reçus un matin le mot suivant de M. Gauguin :

Cher Monsieur Vernier, Serait-ce abuser que de vous demander une consultation, mes lumières devenant tout à fait insuffisantes ? Je suis très malade. Je ne peux plus marcher. P. G. Je me rendis immédiatement chez l'artiste. Il souffrait horriblement des jambes, qui, en effet, étaient rouges et tuméfiées, couvertes d'eczéma. Je lui conseillai une médication appropriée, m'offrant à le panser, s'il le voulait. Il me remercia très aimablement, en me disant qu'il ferait cela lui même. Nous causâmes. Oubliant son mal, il me parlait de son art en termes admirables, se donnant pour un génie méconnu. Il fit quelques allusions à ses démêlés avec la gendarmerie, nomma quelques-uns de ses amis, mais, pour dire la vérité, je ne me rappelle pas avoir entendu votre nom ; il me prêta quelques livres de Dolent, d'Aurier et l'Après-midi d'un Faune, qu'il tenait de Mallarmé lui-même. Il me donna l’esquisse d'un portrait de ce dernier avec ces quelques mots : A monsieur Vernier, une chose d'art. P. G Je le quittai et ne le revis plus de dix jours. Le vieux Tioka, ami de Gauguin, me disait : Tu sais, ça ne va pas chez le blanc, il est bien malade ! Je retournai chez votre ami, je le trouvai bien bas, en effet, couché et gémissant. Encore une fois, il oubliait sa douleur pour parler de l'Art. J'admirai ce culte. Le 8 mai au matin, il me fit appeler par ce même Tioka. J'allai. Gauguin, toujours au lit, se plaignait de vives douleurs dans le corps. Il me demanda si c'était le matin ou le soir, le jour ou la nuit. Il avait eu, me disait-il, deux syncopes. Il s'inquiétait de ses syncopes. Il me parla de Salammbô. Je le laissai sur le dos, calme et reposé, après ce moment d'entretien. Vers onze heures, ce matin-là, le jeune Ka Hui, domestique (trop intermittent, hélas, en ce sens qu'il désertait souvent le logis de son maître pendant sa maladie), vint m'appeler en toute hâte : ‘ Viens vite, le blanc est mort !’ Je volai. Je trouvai Gauguin sans vie, une jambe pendante hors du lit, mais chaude encore. Tioka était là, hors de lui : Je venais voir comment il allait, j'appelais d'en bas Ko Ki, Ko Ki (le nom indigène de Gauguin). N'entendant rien, je montai voir : Aïe ! Aïe ! Gauguin ne remuait plus, il était mort, disait-il. Et en disant, il mordait à belles dents le cuir chevelu


87 de son ami, façon toute marquisienne de rappeler quelqu'un à la vie. J'essayai moi-même de la traction rythmée de la langue, de la respiration artificielle, mais rien n'y fit. Paul Gauguin était bien mort, et tout porte à croire qu'il a succombé à un brusque arrêt du cœur. Je suis le seul Européen qui ait vu Gauguin avant de mourir. Je dois dire qu'il ne m'a jamais parlé de sa famille d'Europe, ni manifesté ses dernières volontés. A-t-il laissé un testament ? Je ne le crois pas. Ses papiers ont été fouillés par l'autorité, et je crois que rien n'a été trouvé. Le bruit courait qu'il avait de la famille en Europe, une femme et cinq enfants. Il y avait chez lui une photographie d'un groupe de famille, qui, disait-on, les représentait. J'ai vu cette photographie. On disait, du reste, beaucoup de choses. On ne savait à quoi s'en tenir. Naturellement je n'ai jamais rien demandé à Gauguin à ce sujet. Je dois vous dire quelques mots maintenant des circonstances qui ont entouré son inhumation et des circonstances dans lesquelles elles se sont produites. A mon arrivée chez Gauguin, ce fameux vendredi, quand on vint m'annoncer sa mort, je trouvai déjà installé à son chevet, l'évêque catholique des Marquises et plusieurs frères de la Doctrine chrétienne. Mon étonnement fut immense à leur vue. Tout le monde savait les sentiments professés par Gauguin à l'égard de ces messieurs, et ces messieurs les connaissaient bien. Mon étonnement se transforma en indignation quand j'appris que M. l'évêque avait décidé d'enterrer Gauguin avec toute la pompe catholique, ce qui fut fait le samedi 9 mai. La levée du corps avait été fixée pour deux heures. Je voulus assister au moins à la levée du corps et me rendis à cet effet à la demeure de Gauguin à l'heure dite. Son corps avait été transporté à l'église dès une heure et demie! Un vrai escamotage, comme vous le voyez. Et Gauguin repose maintenant dans le Calvaire catholique, terre sainte par excellence ! A mon avis, Gauguin aurait dû avoir des obsèques civiles... » Cette lettre est remarquable ; elle exprime avec pudeur la considération et la sympathie que le jeune pasteur porta à celui qui devint, pour le monde entier, un si grand artiste. Certes, en qualifiant Gauguin de « sauvage », on perçoit que Paul Vernier ne cautionnait pas sans autre le style de vie de l'artiste. Mais le mot est ici emprunt d'une grande tolérance. En affirmant, par ailleurs, le « connaître en somme si peu », Paul Vernier laisse transparaître son respect pour le mystère de la vie du peintre ; dans le même esprit il se gardera bien de le questionner sur sa vie familiale européenne qu'une photo, affichée dans sa case, rappelait à Gauguin. De cette lettre nous retiendrons, aussi et surtout, l’insistance sur l’attitude de Gauguin vis-à-vis des Marquisiens. Une transformation profonde s’est opérée chez le peintre. Alors que, durant ses deux séjours à Tahiti, son empathie pour les insulaires ne s’est guère manifestée autrement que par son goût pour les femmes, il devient aux Marquises leur ami, leur porte-parole, leur avocat. Dans sa « défense de l’indigène », nous le verrons, il ira jusqu’au sacrifice de sa santé. Cette lettre constitue aussi le seul témoignage direct sur les derniers moments de Gauguin et le premier sur les circonstances de sa mort. Le pasteur Vernier écarte la thèse du suicide par overdose de médicaments, imaginée plus tard par certains biographes du peintre. Enfin, dans ce courrier, Paul Vernier évoque l’attitude de l’évêque au sujet de l’inhumation de Gauguin. Les termes incisifs utilisés par le pasteur à l’égard de « ces messieurs » seront la source d’une polémique - nous le verrons un peu plus loin - pas totalement close un siècle après la mort du peintre !

B. « Souvenirs concernant Gauguin »


88 Dans les « souvenirs concernant Gauguin », que le pasteur Paul Vernier a relaté 45 ans après les événements, et que son frère Charles a mis sur papier, son jugement sur le peintre est plus abrupt. Quitte à introduire des redites par rapport au texte précédent, nous donnerons de larges extraits de ces notes prises par Charles Vernier. Pour en garder toute la spontanéité, nous les restituons (texte en italique) dans leur version primitive.155 Nous y avons ajouté quelques commentaires ainsi que des titres.

Paul Gauguin vu par Paul Vernier à Tahiti Assez triste sire quant aux moeurs. Très monté contre les pasteurs tahitiens, les diacres qu'il appelait les ’pareus noirs’ mais aussi contre la mission protestante et Charles Viénot. Nous avons vu plus haut, comment est née l’aversion de Gauguin contre les protestants de Papeete, alors qu'au départ il apparaissait à peu près neutre, voire bienveillant à leur encontre, grâce à ses deux femmes, Teha’amana au cours de son premier séjour et Pahura lors du second. Le pasteur Vernier cite d'ailleurs Pahura sous une appellation différente : « il avait une femme Teheiura, dont il eut un fils ». On notera l’attitude très négative de Gauguin à l'encontre des pasteurs tahitiens et des diacres. Le terme de « pareus noirs » (c'est-à-dire ces hommes aux paréos de couleur noire156) confine au racisme. Cette tendance de Gauguin était, à cette époque, également très prononcée à l'encontre des Chinois. Paul Vernier ne tenait pas à approcher Gauguin à cause de son caractère violent. Il venait de Punaauia, vêtu de blanc avec un casque colonial blanc. Figure enluminée, comme ‘sous pression’, rouge. Il buvait de l'absinthe pure, fumait beaucoup et se morphinisait. Il était mal avec tout le monde au fond ! Mauvais coucheur ! Il traînait M. Viénot, M. Goupil, le gouverneur, le procureur dans la boue ; il n'aimait pas l'administration. Horreur des gendarmes ! » Malgré le filtre du temps, malgré la grande proximité ultérieure du pasteur et de l'artiste, le jugement de Paul Vernier reste particulièrement négatif sur Gauguin à Tahiti. Il est vrai que cet homme hautain, distant, peu sympathique correspond surtout à la fin de la seconde période tahitienne. Il faut se souvenir, relate Paul Vernier, qu'il était rentré en France pour vendre ses oeuvres (ventes désastreuses). Il avait essayé de se suicider à Tahiti. Il avait pris une place aux travaux publics à Papeete, mais n’y tenant plus dans ses démêlés avec l'administration, il fila aux Marquises… Ainsi s'ajoute aux deux raisons du départ vers les Marquises, que nous avons vues plus haut, (recherche de primitivité et de femmes) une troisième, fort compréhensible : le risque de se retrouver en prison pour propos calomnieux envers personnes détentrices de l’autorité.

Paul Vernier et Paul Gauguin aux Marquises La case de Gauguin A Atuona, il construisit sa case en bois ; recouverte de feuilles de cocotier. La maison était sur des poteaux, hauts de deux mètres. On y entrait par le côté. On traversait une première pièce de trois fois trois mètres environ ; lit à gauche, étagères à droite. Sur la tête du lit, le panneau avait des scènes osées. Deuxième pièce : atelier, chevalets, harmonium. Toiles éparses par-ci par-là, enroulées, debout etc. Désordre ! Caisses. Il y avait des livres rares, dédicacés et de Mallarmé par exemple.

155

Henri Vernier, in « Au vent des cyclones» en a donné un résumé, en gommant un peu les éléments qui relèvent trop du langage oral. 156 Nous remercions Maïre et Albert Schneider de nous avoir fourni cette interprétation


89 On accédait à la première pièce par un escalier incliné, encadré à droite et à gauche par deux bois sculptés, enfoncés dans le sol personnifiant, le premier, le ‘Père Paillard’ (une façon de désigner l'évêque, Mgr Rogatien Martin) ; à gauche ‘Sainte Thérèse’ (Motopauo), femme d'un catéchiste. Des bruits couraient qu'il aurait eu un faible pour elle ; était accompagné d’elle dans ses tournées. Donc : une tête d'homme satire et une femme, belle marquisienne. Au-dessus de la porte de la maison on lisait en entrant : « Maison de jouir. Soyez mystérieuses et vous serez heureuses ». Gauguin mangeait sous la maison. Il y avait là une voiture, un atelier à outils et un bassin cimenté à même le sol, circulaire, pour s'y baigner (genre de cuvette). En face de l'escalier à trois mètres du sol, sur un socle, une tête sculptée par Gauguin d’un tiki marquisien avec, sur une petite carte : ‘les dieux sont morts et Atuona se meurt de leur mort’. (La civilisation était l'ennemi pour Gauguin) Gauguin avait un domestique qui s'occupait de sa cuisine et du cheval jaune (petit avec raie de mulet dans le dos, avec zébrures aux creux poplités). Le descriptif de la maison de Gauguin, donné par le pasteur Vernier, est tout à fait conforme à celui fourni par d'autres témoins. Quant à la mention des deux figures sculptées par Gauguin, Paul Vernier semble partager les bruits qui couraient au sujet de l'évêque et de sa bonne. Il faut dire que si Gauguin était en conflit avec l’évêque, Paul Vernier ne l'était pas moins, pour d'autres raisons évidemment ! La plupart des lettres adressées par le pasteur à la Société des Missions de Paris insistent sur ses difficultés avec les catholiques. Voici deux exemples parmi bien d'autres :  « Je vois des indigènes qui viennent à moi le sourire aux lèvres, une poule sous le bras, joyeux, confiants, affectueux même ; mais quelques jours après, sans motif explicable, les mêmes personnages se refroidissent tout à-coup ; la figure s’assombrit, le regard devient fuyant ; et puis ils disparaissent. Vous pouvez être sûr que l’évêque a parlé. Je souffre beaucoup de cet état de choses… ».157  « …Et c'est aussi la mission catholique qui, voyant ma jeunesse et ma faiblesse, use de tous les moyens pour disperser mon petit troupeau. Je voudrais être doux et paisible, pacifique ; mais on est quelquefois obligé de sortir de sa ligne habituelle de conduite, et de lutter, de s'expliquer publiquement. Je suis triste à pleurer en constatant cette intolérance et ce mépris qu'ils professent à notre égard, nous qui croyons pourtant être disciples de Jésus-Christ. Et cela au moment même où on leur refuse en France toute autorisation ».158 Ainsi, pour conclure, on peut parler d'une sorte « d'alliance objective » entre l'artiste et le pasteur dans leur opposition à Mgr Martin, et au catholicisme. La vie de Gauguin aux Marquises Piqûre de morphine, absinthe ; tabac à profusion, plaisir de Vénus… Peu intéressant et moralement vicieux. Se levait tard ; on ne le voyait guère que l'après-midi. Devait travailler dans son studio et réaliser deux peintures par mois ; celles-ci étaient expédiées par la Société Commerciale d'Océanie à Ambroise Vollard à Paris qui payait 1000 Francs par mois, une pension de quoi vivre. Il ne travaillait que pour Vollard. Il ne travaillait pour personne d'autre à Atuona, sauf une fois, pour une Ngyen Van Tham. Son portrait, non signé malheureusement, et qui fut reconnu ‘faux’ dit-on ; mais c'était un vrai tableau. Grelet le reçut de Tham qui le vendit à M. Orsemon Walker. 157 158

Lettre du 7 mars 1900 (JME 1900,1) Lettre du 7 juillet 1903 (JME 1903,2)


90 Avec Tham, Gauguin fit aussi un plastic du Cid. Tham était souvent chez Gauguin avec lequel il riait sur le dos de l'administration, débinant le gouvernement. Tam avait fait assassiner (biffé sur le manuscrit et corrigé en agresser ?) une mission française en Indochine. Il était bien avec Gauguin car tous les deux détestaient la bureaucratie et surtout les gendarmes Gauguin mangeait sous sa maison, buvait bien, avec absinthe comme apéritif. L'aprèsmidi sieste et vers 2 h 30 à 3 heures, on voyait arriver d'un pas boiteux de malade, un « type » bon géant hirsute, en paréo, avec jambes malades bandées, un liquide céreux transperçant les bandes. Retombant sur son paréo, une chemise courte, américaine, ouverte sur la poitrine. Sur son chef, un béret vert d'écolier de jadis avec une boucle d'argent (comme on en voit sur les bottines des prélats !). Il s'étendait sur les marches de la boutique d'un commerçant américain avec lequel il avait de bons rapports (Varney). Il s'étendait par le travers, laissant pendre ses jambes ; un peu incliné. Ne saluait pas l'européen qui passait, mais il réservait ses sourires et amabilités aux indigènes, hommes et femmes. Très ami des indigènes, leur montrant leurs droits. Par exemple, on obligeait les parents des îles éloignées, a amener non seulement leurs enfants aux écoles libres, mais aussi leur nourriture deux fois par semaine, par des temps épouvantables (de l'île Tahuata). Gauguin leur disait qu’il n’y avait pas de loi. « Reprenez vos enfants, repartez ! » Les curés voyant le nombre de leurs enfants diminuer, réclamaient, pas contents. M. Varney causait un peu avec lui ; il n'a jamais eu de peinture. Il l’avait persuadé de ne pas se morphiniser ; mais il avait d'autres seringues ; il avait du laudanum qu'il buvait. Il restait là, sur l'escalier, tard, regagnait sa case le soir, pour une petite collation, avant de se coucher. La vie privée de Gauguin ? On dit qu’il recevait du monde féminin la nuit ! Le pasteur Vernier nous livre ici une sorte de journée type du peintre à Atuona. On notera que, d'après ce descriptif, il ne restait que relativement peu de temps à l'artiste pour travailler. En fait, Gauguin a énormément produit durant sa période marquisienne, tant sur le plan pictural que littéraire. Voici un résumé de ses réalisations :  une trentaine de toiles parmi les plus belles réalisées par le peintre.  rédaction de trois livres : Racontars de Rapin, Avant et Après, L’Esprit moderne et le catholicisme.  Correspondance très importante.  Engagement social dans les affaires des indigènes. Quand on sait qu’il eut des empêchements de travailler liés à la maladie, on ne peut qu'admirer la force créatrice de Gauguin. Le pasteur Vernier revient d'ailleurs quelque peu sur la journée type de l'artiste en précisant : « Gauguin sortait rarement ; il ne quittait pas les abords de sa maison. Cependant il sortait parfois avec sa voiture à deux roues, voiture inutile, car il n'y avait pas de route, sinon l'unique route de Tahauku ». Le second élément qui nous frappe, c'est que Gauguin n'apparaît pas comme un anarchiste, mais plutôt comme un légaliste pointilleux. Il existait bien une loi française, applicable aux Marquises, qui préconisait l'école obligatoire des enfants, à condition que la distance avec le domicile des parents soit inférieure à 5 km. Il y a peut-être aussi lieu de se rappeler ici que Gauguin avait posé sa candidature comme juge de paix pour les Marquises et qu'il aurait sans doute pris sa fonction très au sérieux. Enfin, on notera que le pasteur Vernier insiste sur ce que nous avons vu plus haut : la sympathie de Gauguin envers les Marquisiens, qu'il affiche parallèlement à son mépris vis-àvis des Européens. Paul Vernier précise d'ailleurs : « il les aimait beaucoup et avait des


91 rapports surtout avec eux ; leur rendait service et les relançait sur leurs droits. Il aimait beaucoup Tioka son voisin. Tioka le renseignait sur le pays.159 Gauguin savait un peu le tahitien. ». Et Paul Vernier de préciser que le don du terrain de Gauguin à Tioka (voir plus haut) était « un acte sous seing privé, enregistré » ! Encore un point à mettre au compte de l'importance accordée par l'artiste au droit administratif. Gauguin et les gendarmes 160 Le respect des fondements du droit n'était évidemment pas, aux yeux de Gauguin, à assimiler aux règlements édictés par les gendarmes. Voici deux épisodes relatés par Paul Vernier : Vers 1901, le gendarme Charpillet avait dit à Gauguin, recevant un colis de peinture : ‘Enlevez ! On réglera dans la semaine’. Or Gauguin, convoqué plus tard, dit : ‘Je ne dois rien, j'ai le colis, donc j'ai réglé !’ Charpillet du payer les droits car il n'avait pas de recours ! Gauguin l'avait bien eu ! Est-ce pour se venger que Charpillet verbalisera un jour Gauguin parce qu'il n'avait pas de lanterne à sa carriole ? Vers 1903, avant sa mort, Gauguin avait, sur les dires des indigènes, accusé le gendarme Guichenet de Tahuata d'avoir débarqué une voiture d'enfant d'un baleinier sans acquitter ses droits. Mais le gendarme fit lui-même ses papiers pour se couvrir. Le juge Orville vint juger cette affaire et condamna Gauguin à la prison. Il fit appel à Maître Brault (une trentaine de lettres !). Ce fut une affaire infamante pour Gauguin, qui agit beaucoup sur son moral et qui a été une des causes de sa mort. On le traquait pour ‘le mettre dedans’ et on ‘l’eut’. Sur ces entrefaites, il mourut ! Ces deux épisodes relatent bien le climat existant entre Gauguin et les autorités. Ayant nargué l'administration, celle-ci se vengea. On perçoit chez le pasteur Vernier, devenu entretemps un proche de l'artiste, qu'il ne partagea pas cette forme de hargne déployée contre le peintre. Les liens personnels entre Gauguin et le pasteur Vernier Paul Vernier le saluait mais sans avoir encore de rapports directs. Mais Gauguin avait du respect pour Paul Vernier, car les indigènes lui disaient que Vernier leur rendait des services. Donc Paul Vernier lui fut sympathique par les indigènes. Quelque temps après l'arrivée de Gauguin à Atuona, il envoie à Vernier un rapport qu’il devait présenter à l'inspecteur Salles dont on attendait la visite. Gauguin demandait l'avis de Vernier. Réponse : tout ce qui concernait les indigènes était bien. Demande de plus de liberté pour eux. Les gendarmes les rançonnaient ; abus de procès-verbaux car le tiers des amendes leur étaient acquis. Procès-verbal pour attentat à la pudeur à cause d’un bain dans la rivière de la vallée ! Aux dires de Gauguin, les gendarmes provoquaient les délits. Paul Vernier lui répondit de vive voix et lui glissa son rapport qu'il mit dans un coin. Le rapport de Gauguin à l'inspecteur Salles a été inséré par Gauguin dans Avant et Après. En voici quelques extraits : A Messieurs les inspecteurs des Colonies, de passage aux Marquises. Messieurs, Vous venez nous demander, nous engager même à venir vous dire par écrit

159

Cette remarque du pasteur Vernier est à mettre en rapport avec les propos de Segalen sur Tioka (voir p.73) On peut lire un bon article sur ce thème sous la signature de Nicolas Spillmann dans Ia orana Gauguin [catalogue de l'exposition organisée par le Musée de Tahiti et des îles, 15 mai-25 juillet 2003] sous la dir. de Jean-François Rebeyrotte, assisté de Cathy Marzin-Drévillon, Somogy, Paris ; Musée de Tahiti et des îles, Punaauia, 2003. 160


92

Fac-similé d’une page manuscrite de Gauguin Collection d’Annie Joly-Segalen161

Contenu de ce courrier A la suite de sa dénonciation de certaines indélicatesses d’un gendarme et notamment l’achat en fraude de marchandises à un baleinier, Gauguin est condamné à une amende et trois mois de prison. Il fait aussitôt appel et prépare ici sa défense, avec de fréquentes allusions à ses interventions (qui lui ont été reprochées) en faveur des indigènes. Le dossier se présente dans trois versions successives : d’abord des notes de premier jet portant le titre « Lettre » avec les rubriques « Affaire, 22 hommes, Taota et Ruse de gendarme » ; puis, une première rédaction portant le titre « Dossier de défense » ; enfin la mise au net. On notera que l’écriture de Gauguin, comparée à celle de la page 4, a peu variée en 30 ans !

tout ce que nous connaissons concernant la colonie ; vous faire part des réformes que nous 161

Ce manuscrit est accessible avec les commentaires ci-dessus sur le site Internet de l’Institut national d’histoire de l’art.


93 pourrions désirer. Tout cela avec les commentaires qui en découlent dans notre pensée. En ce qui me concerne personnellement, je ne voudrais pas vous présenter le schéma éternel de la situation financière, de l'administration, agriculture, etc..., ce sont là de graves questions déjà longtemps débattues et qui ont cette particularité, que plus on les agite avec fortes réclamations, mettons même avec violentes polémiques, plus elles aboutissent à une augmentation de tous les maux signalés et finalement à la ruine de la Colonie et à la nécessité qui s'impose à bref délai, celle pour le colon maltraité d'aller à la recherche d'une autre terre meilleure, moins arbitraire et plus féconde. Je veux simplement vous prier d'examiner par vous-mêmes quels sont les indigènes ici dans notre colonie des Marquises, et le fonctionnement des gendarmes à leur égard ; et en voici la raison. C'est que la justice, pour raisons d'économie, nous est envoyée tous les 18 mois environ. Le juge arrive donc, pressé de juger, ne connaissant rien... rien de ce que peut être l'indigène ; voyant devant lui un visage tatoué, il se dit « Voilà un brigand cannibale» surtout quand le gendarme intéressé le lui affirme. Et voici pourquoi il le lui affirme. Le gendarme dresse un procès-verbal à une trentaine d'individus qui jouent, dansent, et dont quelques-uns ont bu du jus d'orange. Les trente individus sont condamnés à 100 francs d'amende (ici 100 francs représentent 500 francs pour tout autre pays), soit 3.000 francs plus les frais, soit aussi pour ce gendarme 1.000 Frs., son tiers d'amende. Ce tiers d'amende vient tout dernièrement d'être supprimé, mais qu'importe! La tradition est là, puis aussi la basse vengeance : quand cela ne serait que pour prouver qu'ils font leur devoir malgré cette suppression… Je demande donc à Messieurs les inspecteurs d'examiner sérieusement la question afin de demander aux autorités en France, aux hommes qui s'occupent de justice et d'humanité, ce que je vais leur demander à eux. 1 ° Afin que la justice aux Marquises soit respectable et respectée, je demande que les juges ne communiquent avec la gendarmerie que rigoureusement pour les affaires, logeant et mangeant tout ailleurs (on les paye pour cela). 2° Il faudrait que le juge n'accepte les rapports de gendarme qu'après un contrôle sérieux, sollicitant même chez les colons les renseignements officieux qui lui seraient utiles, et surtout qu'il n'applique la loi que lorsque le gendarme a agi régulièrement. Et pour cela, je demande que les règlements concernant la gendarmerie soient affichés dans le bureau de cette gendarmerie : que toute infraction à ces règlements commise par le gendarme soit un cas de cassation immédiate en justice et punie sévèrement. 3 ° Je demande que les amendes concernant la boisson soient proportionnelles à la fortune du pays car il est immoral et inhumain qu'un pays, qui rapporte 50 000 francs par exemple de produits, soit imposé en contraventions de 75 000 francs, plus les impôts, les prestations et les octrois de mer qui, entre parenthèses, rentrent dans une autre caisse que celle de la colonie, à la disposition fantaisiste d'un gouverneur. Et c'est le cas, Messieurs les inspecteurs : vérifiez les chiffres pendant que vous êtes ici. Je demande aussi que le rapport du gendarme ne fasse pas foi en justice jusqu'au jour où il pourra avoir un contrôle sérieux comme dans nos pays, jusqu'au jour aussi où la population indigène sera susceptible (connaissant la langue française) de témoigner contre ce gendarme sans être terrorisée, sans passer aussi par les mains d'un interprète si sujet à caution, attendu qu'il est à la disposition complète du gendarme (sa position en dépend) et qu'en outre il ne connaît que très imparfaitement le français, comme on peut le vérifier. Si d'une part vous faites des lois spéciales qui les empêchent de boire, tandis que les Européens et les nègres peuvent le faire ; si d'autre part leurs paroles, leurs affirmations en justice deviennent nulles, il est inconcevable qu'on leur dise qu'ils sont électeurs français, qu'on leur impose des écoles et autres balivernes religieuses. Singulière ironie de cette


94 considération hypocrite de Liberté, Égalité, Fraternité, sous un drapeau français en regard de ce dégoûtant spectacle d'hommes, qui ne sont plus que de la chair à contributions de toutes sortes, et à l'arbitraire gendarme. Et cependant on les oblige à crier, Vive monsieur le Gouverneur, Vive la République. Vienne le 14 Juillet, on trouvera dans la caisse pour eux 400 francs, tandis qu'ils auront payé en outre de leurs contributions directes ou indirectes, plus de 30.000 francs d'amendes. De ce fait, nous, colons, nous pensons que c'est un déshonneur pour la République française et ne vous étonnez pas si ici un étranger vous dit « Je suis bien heureux de ne pas être Français » tandis que le Français vous dira « Je voudrais que les Marquises soient à l'Amérique. » Que demandons-nous, en somme ? Que la justice soit la justice, non en vaines paroles, mais effectivement et pour cela qu'on nous envoie des hommes compétents et animés de bons sentiments afin d'étudier sur place la question et ensuite agir énergiquement... Au grand jour Quand par hasard les gouverneurs passent par ici, c'est pour faire de la photographie et quand quelqu'un d'honorable ose leur parler, leur demander de réparer une injustice, c'est une grossièreté et une punition qui sont la base d'une réponse. Voilà, Messieurs les inspecteurs, tout ce que j'ai à vous dire si toutefois cela vous intéresse, à moins que vous ne disiez comme Pangloss : « Tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes ». Paul Gauguin 162 Après cette première, et importante, marque de confiance portée par Gauguin au pasteur Vernier, les contacts entre les deux hommes devenaient peu à peu plus fréquents, familiers même mais brefs : quelques mots échangés seulement. Gauguin commençait à manifester une certaine estime pour les protestants. Aussi, aux fêtes du 14 juillet, où Gauguin faisait partie du jury de distribution des prix, il fit donner, avec raison d'ailleurs, le premier prix aux élèves de l'école protestante, malgré l'opposition de Frébault etc. (Les catholiques avaient chanté les vertus de Jeanne d'Arc avec musique ; les protestants avaient chanté deux strophes de la Marseillaise !) Cet épisode a souvent été signalé par les biographes de Gauguin en précisant, curieusement, que l'artiste avait classé les catholiques et protestants ex aequo, au grand dam de l'évêque !163 Paul Vernier ayant été le pasteur, mais aussi l'instituteur des élèves protestants, s’est certainement souvenu avec précision du résultat… Paul Vernier devient le consultant médical de Gauguin Lorsque Gauguin arriva à Hiva-Oa, il y avait à Atuona un médecin, le docteur Buisson. Mais très peu de temps après, celui-ci fut rappelé à Tahiti, de sorte que la seule personne ayant quelques compétences médicales a été le pasteur Vernier.

162

Voici ce que l’inspecteur Salles notera dans son propre rapport : « Depuis deux ans tout est changé. Un peintre impressionniste, M. Gauguin, malade, est venu s’établir à Atuona où il a dénommé son habitation « la Maison du Jouir ». Dès ce moment, il s’est attaché à attaquer dans l’esprit des indigènes toute autorité établie, les engageant à ne plus payer l’impôt et à ne plus envoyer leurs enfants à l’école. Le but a été atteint, les trois écoles catholiques d’Atuona et de Puamau comptaient il y a quatre ou cinq ans plus de 300 élèves ; elles n’en ont plus que 70. Il est vrai qu’un missionnaire protestant, M. Vernier, fils, a, dans ces dernières années, ouvert une école à Atuona ; mais il n’a encore groupé qu’une vingtaine d’enfants ».

163

Voir à titre d’exemple, Perruchot, La vie de Gauguin, Hachette 1961, p. 365.


95 Paul Vernier évoque son action médicale dans une lettre au pasteur Boegner, directeur de la Mission de Paris : « …Ce que je ne donne pas à l’école ou à l’évangélisation, je le consacre aux soins des malades. Vous n’avez pas d’idée de la misère physiologique qui règne dans ce pays : il n’y a pas de Marquisien qui ne soit atteint de quelque maladie grave et contagieuse, indépendamment d’autres affections moins sérieuses et passagères. Il ne se passe pas de journée que je n’ai à percer ou à panser quelques abcès ou quelques phlegmons. Quel beau champ d’activité ce serait pour un médecin missionnaire que ces îles Marquises ! »164 Entre 1899 et 1903, le nombre de malades soignés par Paul Vernier avoisinerait 2500 !165 Un jour Gauguin envoie un mot à P. Vernier : Mes lumières devenant insuffisantes, ne pouvant du reste marcher, je demande, si par un effet de votre bonté, vous pouvez venir me donner une consultation ". Pas de date. C'était environ 6 mois avant sa mort. P. Vernier se rend chez Gauguin et trouve un homme assez « bas », au point de vue général. Assis sur l’escalier en haut, jambes suintantes, un peu «décati». Gauguin ne voulait pas qu'on le soigne. P. Vernier lui passe une bouteille de sirop de Gibert166 qui lui fit du bien. Ses jambes séchèrent (ulcère variqueux syphilitique). Vernier lui fit des pansements, mais il refusait tout soins ! Un peu plus tard Gauguin vint trouver P. Vernier chez lui: "Qu'est-ce que je pourrai faire pour vous ? Il voulait réparer un harmonium qui se trouvait au presbytère, mais P. Vernier n'y tenait pas, car il était inutile. Gauguin s'en retourna, un peu contrit, mais le lendemain, il envoyait à P. Vernier une eau-forte représentant la tête de Mallarmé surmontée d'un crâne de corbeau, (Allusion à un livre d'Edgar Poë traduit par Mallarmé « Le Corbeau ») avec cette mention : "A Monsieur P. Vernier. Mince chose d'art. Paul Gauguin". ( P. Vernier a donné plus tard cette eauforte au Ct Lagoriau qui commandait le "Klebert" pendant la première guerre 14-18. Cette eau forte disparut avec le Klebert sautant sur une mine dans le goulet de Brest.) Georges Combier, petit-fils de Paul Vernier, nous raconta que Gauguin, arrivant au presbytère, aimait caresser les genoux de la petite Madeleine, la fille du pasteur, que celui-ci élevait avec l’aide de sa sœur, suite au décès de son épouse. La mort de Gauguin Pour évoquer la mort du peintre, Paul Vernier se réfère à l’ouvrage de Charles Morice, qui sera le premier à publier sa lettre, adressée à Daniel de Montfreid, et que nous avons reproduite plus haut. Il ajoute pourtant ici quelques éléments intéressants qui nous conduisent à reprendre le texte malgré les redites : « Paul Vernier entend dire par Tioka que Gauguin ne va pas très bien ; il ne quitte plus la maison, toujours couché. Après l'office du vendredi matin, P. Vernier se rend chez Paul Gauguin qui lui dit : ‘ J'ai eu deux syncopes cette nuit, mais cela va mieux’. Gauguin parle de sa vie en France, de ses rapports avec certains peintres de l'école de Barbizon, de certains lieux parisiens et de ses rendez-vous de bohême. P. Vernier rentra rassuré à la maison par un chemin extérieur long de 300m environ. Mais bientôt, voici Kahui, enfant adoptif de Tioka, qui accourt pour annoncer que Gauguin 164

JME, 1899, 2 p. 440. Archives de l’Eglise Evangélique de Polynésie Française. Note du 19 octobre 1905. 166 Il s’agit d’un produit à base de bi-iodure de mercure. 165


96 est mort. Vernier s’empresse de venir par le raccourci. Oui ! Gauguin était sur son lit, jambe pendante, chaude, flasque. Tioka mordit Gauguin au front, à la lisière des cheveux. On vit la trace nacrée des dents de Tioka sans une goutte de sang : Ua mate havai Koke, Gauguin est vraiment mort. Il y avait là comme témoins le gendarme (Claverie) et l’évêque, penché sur Gauguin, marmonnant quelque chose ! » Polémique autour de l’enterrement de Gauguin Dans son courrier à Monfreid, Paul Vernier a évoqué, rappelons-le, qu’à son arrivée chez Gauguin, ce fameux vendredi, quand on vint [lui] annoncer sa mort, [il] trouvait déjà installé à son chevet, l'évêque catholique des Marquises et plusieurs frères de la Doctrine chrétienne. [Son] étonnement fut immense à leur vue. Si on ajoute à ces propos anciens du pasteur, ceux, plus récents et plus incisifs, concernant les marmonnements de l’évêque, ont comprend qu’une polémique ait pu prendre naissance. Deux exemples suffiront à l’illustrer. Le premier remonte au 17 juin 1948. Dans un article publié par Les Lettres Françaises à l'occasion du centenaire de la naissance de l'artiste sous le titre : « Paul Gauguin ou le refus de la sécurité » son auteur, Hélène Cingria écrit : « Là-bas, dans le paisible Danemark, une brave ménagère qui n'a pas compris à quel démon elle s'était unie, continue à prier pour le repos de l'âme de son mari. Ici, il y a, à Hiva-Oa, une vahiné vêtue d'un pagne de couleur, qui ferme sur les yeux révulsés, les paupières flétries et le pasteur refuse d'inhumer en terre bénie le corps de ce mécréant qui a renié les usages de sa caste. Mais l'oeuvre du peintre, l'oeuvre miraculeuse aux couleurs rutilantes, a atteint l'immortalité ». Malgré leur ineptie, ces propos ont révolté le pasteur Vernier. Dans une lettre expédiée de Crest le 8 octobre 1948,167 destinée à Louis Grelet, il écrit : « Je m'évade moi-même bien souvent vers ces chères Marquises, où j'aime à me rappeler le souvenir de votre frère, le vôtre et celui de notre commun ami Gauguin dont on parle beaucoup à l'heure actuelle en termes souvent justes et admirables, mais quelquefois cependant d'une façon injurieuse et dégoûtante, sans compter d’outrageuses calomnies à mon égard ; de pures calomnies, si ces deux mots peuvent voisiner » . Après avoir signalé à Louis Grelet, qu'il a protesté contre ces propos par une lettre au rédacteur en chef de l'hebdomadaire, le pasteur Vernier ajoute : « Vous savez ce qui était arrivé à la mort de Gauguin. Nous avions décidé avec Claverie, brigadier de gendarmerie, et Tioka, de porter le corps de Gauguin au cimetière communal d'Atuona 168 le lendemain de sa mort, à huit heures, pour le confier pieusement au sol sans cérémonie religieuse, vue que Gauguin était indifférent à la question religieuse, très mal avec l'évêque. Coup de théâtre : à notre arrivée à la maison de Gauguin, le 9 au matin, nous remarquons que le corps de Gauguin avait disparu. La mission catholique l'avait enlevé de bonne heure et l'avait inhumé au cimetière catholique ! Jamais Gauguin ne m'a demandé de procéder à ses obsèques ! Assez sur ce chapitre… » Le deuxième exemple d'un retour sur les obsèques de Gauguin est beaucoup plus récent. Ce texte, issu de la plume d'un bon connaisseur des archives marquisiennes, a été publié dans le Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes en 1999. Son auteur, Joseph Le Port,169 commence par rappeler un échange de courrier remontant à 1933 entre le frère Henri de Laborde, un moine de l'abbaye de Solesmes et Mgr David Le Cadre, alors évêque des 167

Lettre publiée par Pierre Bompart, Ma mission aux Marquises, Paul Gauguin 1903, Edition des deux Miroirs, Paris 1962 p. 115 et ss. 168 Ce cimetière est mentionné dans un article fort intéressant de Robert Koenig, Petite histoire de la tombe de Gauguin, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes N°279/280 pp. 19-31 169 Joseph Le Port, f.i.c. Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes N°279/280 - Décembre 98/mars 1999.


97 Marquises. Le religieux, admirateur de Gauguin, met en doute, dans son courrier, les affirmations de Paul Vernier dans sa lettre à Daniel de Montfreid : « Je voudrais savoir la vérité sur la mort de Gauguin et sur les obsèques, me doutant bien que la lettre du pasteur Vernier, reproduite dans toutes les biographies du peintre, calomnie les missions catholiques». La réponse de Monseigneur Le Cadre mérite d'être connue : « Mes souvenirs, en ce qui concerne les circonstances de la mort et des obsèques de Gauguin, sont un peu vagues. Quand ces événements se passaient, je missionnais dans une autre île de notre Archipel. Ce que j'en sais, je le tiens de Mgr Martin et du prêtre, encore vivant, qui fit l'enterrement… Le bruit de la mort de Gauguin courut au moment où sonnait l'Angélus de midi. Immédiatement, Mgr Martin se rendit au domicile du peintre, en vue sans doute de donner une absolution sous condition, si faire se pouvait, car on le savait de religion catholique. Si ma mémoire est fidèle, il n’y avait, à ce moment-là, près du défunt, qu'un colon français, du nom de Frébault. A côté du chevet, se trouvait une fiole vide. Comme l'établissement des Frères de la Doctrine Chrétienne n'était qu'à deux pas de là, la présence de plusieurs d'entre eux n'offrait rien d'extraordinaire. Le chrétien a toujours une prière à dire pour l'âme qui vient de paraître devant son juge. Mgr Martin n'avait pas du tout décidé « d'enterrer Gauguin avec toute la pompe catholique ». La preuve en est qu’il fit présider la cérémonie par un simple prêtre et lui-même ne parut pas. - Gauguin devait-il être privé de la sépulture chrétienne? Il ne paraît pas. En tant que baptisé, il y avait droit ; pour l'en priver, l'on aurait pu faire valoir, peutêtre, le n° 6 du canon 1240 ; et encore des doutes pouvaient être soulevés : Gauguin ne vivait pas en ménage. La présence d'une fiole vide au chevet de son lit ferait penser à un suicide ; mais aucune constatation ne fut faite ; donc le n° 3 du même canon ne peut être invoqué. Et il y a dans la lettre que vous citez ces mots : ‘ un vrai escamotage ’. Voici la raison qui fit devancer un peu l'heure fixée. Gauguin, de son vivant, était tout pourri, excusez le mot, c'est le plus adéquat. Jugez ce que devait être son malheureux corps, 10 heures après son décès, sous un ciel voisin de l'Equateur. Aussi le Français Frébault, qui avait pris l'initiative de devancer l'heure, fit au brigadier de gendarmerie, dont la grandiloquence l'agaçait, cette réponse typique : ‘Et vous, vous seriez venu le ramasser avec une pelle ?’ Ne vous semble-t-il pas qu'il nous soit permis de dire que la lettre parue dans les biographies de Gauguin dramatise un tant soit peu les évènements ? »170 La prudence de Monseigneur Le Cadre, qui manifestement veut éviter toute polémique posthume, rejoint les propos d'un autre évêque des Marquises, Monseigneur Guy Chevalier : « La sépulture chrétienne n'a pas été refusée à Paul Gauguin, mais réduite à son minimum ». Reprenant ces éléments, Joseph Le Port justifie ainsi la position de l'évêque des Marquises lors du décès de Gauguin : « Informé que Paul Gauguin était peut-être mort, Mgr Martin, faisant fonction de curé d'Atuona, avait l'obligation morale de se rendre à son domicile, disponible pour toute éventualité : écouter, exhorter, proposer confession, saint viatique, extrême onction… Le décès constaté, survenait l'heure des décisions : prévues par le droit canon en vigueur à l'époque, elles laissaient peu de place aux fantaisies. » Si nous voulions, à notre tour et rétrospectivement, faire un peu de droit canon, il nous faudrait rappeler que depuis son mariage protestant et le baptême de son fils dans l'église protestante, Gauguin était excommunié de fait, et n'était donc plus catholique… Mais cela, ni Monseigneur Martin, ni d’ailleurs le pasteur Vernier ne le savaient !

170

Le Port, article cité p. 15. L’original de cette lettre se trouve aux archives de la mission de Taiohae, Marquises sous la référence J. Gauguin-2


98

6. Retour sur la Bible de Gauguin Vers le milieu de l'année 1902, moins d'un an avant sa mort, à un moment où son état de santé est à nouveau préoccupant, à l'époque aussi où Rosemarie Vaeoho, sa compagne, l’a quitté pour aller accoucher dans sa famille, voilà que Gauguin reprend, pour le remodeler, son écrit de 1897 L’Eglises catholiques et les temps modernes. Il donne un nouveau titre à son ouvrage l'appelant : L’Esprit moderne et le catholicisme ; il retravaille le premier chapitre de l'ancienne version, ajoute une conclusion nouvelle et substantielle, et enfin il illustre les pages de garde du livre. Une passionnante étude a été consacrée par Elisabeth Childs au contenu et aux variantes des deux versions de l’écrit du peintre. A juste titre, elle insiste sur le fait que l'écrivain Gauguin ne commente pas seulement par la plume ses réalisations picturales, mais adresse au lecteur un message supplémentaire : «… Il expose verbalement des considérations théologiques et sociales qu'il ne veut pas, ou ne peut pas, exprimer directement dans les arts plastiques »171. Sans entrer dans les détails des modifications apportées par Gauguin au premier chapitre de son étude consacrée à la comparaison de diverses religions anciennes au christianisme, nous retiendrons ici que les nouvelles citations bibliques se rapportent à l'Evangile de Saint Jean et surtout au livre de l'Apocalypse. Cette modification n'est sans doute pas fortuite. A l'instar de l’apôtre visionnaire de l'île de Pathmos, Gauguin voit lui aussi sur son île de HivaOa surgir « un nouveau ciel et une terre nouvelle »172. Ecoutons, une fois encore ce mot, déjà cité, de Gauguin : « l’Evangile est la première base (la seule peut-être) de la société dans l'avenir… C'est pourquoi l'auteur de cet écrit a tellement insisté sur les textes de l'Evangile, les répétant sans cesse, s'efforçant de les comprendre, dans l'esprit d'un monde meilleur ». Après avoir « affirmé hautement son esprit religieux », Gauguin aborde, en conclusion, la question de l'institution du mariage. Ce thème, nous l'avons vu, a très souvent préoccupé le peintre. Rappelons l’aversion de l'artiste pour la conception danoise du mariage ; souvenonsnous de son intérêt pour Le Paradis Perdu de Milton, auteur par ailleurs de trois livres consacrés au divorce ; mentionnons encore ses discussions avec Strindberg sur leurs conceptions réciproques du mariage. Ici, Gauguin place les avantages de l'union libre dans la perspective des droits de la femme. « Cette institution du mariage, qui n'est autre qu'une vente, est déclarée seule morale reconnue pour l'accouplement des sexes, il y a forcément une exclusion de cette morale pour tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent se marier. Il n'y a plus place pour l'amour, pour le bon sentiment… Traitée ainsi, la femme tombe dans l'abjection, condamnée à se marier si la fortune le permet, ou à rester vierge, cette monstruosité, malsaine et malpropre, si en dehors de la nature, contraire aux sentiments vrais, qui est l'amour. Ou alors à devenir ce qu'on appelle une malhonnête femme. La police se met de la partie et la jeune fille devient une prostituée, déclassée, parquée dans les quartiers désignés ». Après un exposé, illustré d'exemples, portant sur la malheureuse situation des enfants illégitimes, Gauguin conclut : « En comparaison de nos raisonnements, que chacun regarde autour de soi, sans parti pris naturellement. Où sont les ménages heureux : de toutes parts les demandes en divorce, où les avocats se disputent pour savoir à qui revient la fortune, les 171

L'Esprit moderne et le catholicisme : le peintre écrivain dans les dernières années, par Elizabeth C. Childs in Gauguin Tahiti : l'atelier des tropiques [catalogue de l'exposition : Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 30 septembre 2003-19 janvier 2004] sous la dir. de Claire Frèches-Thory et George T.M. Shackelford. Réunion des musées nationaux, Paris, 2003, pp 275-279. 172 Strindberg, après avoir contemplé l’Eve du tableau Te nave nave fenua (Terre délicieuse), écrit à Gauguin : « Vous avez créé une nouvelle terre et un nouveau ciel, mais je ne me plais pas au milieu de votre création, elle est trop ensoleillée pour moi qui aime le clair-obscur. Et dans votre paradis habite une Eve qui n’est pas mon idéal ». Cité dans Paul Gauguin, sa vie, son œuvre, Gründ, 1997, p. 176.


99 drames en cour d'assises. Des frères de l'école chrétienne, des prêtres, envoyés au bagne pour mauvaises mœurs avec l'enfance. Soit qu'on examine les mœurs de l'Eglise, soit qu'on regarde les erreurs qu'entraîne le mariage, soit même qu'on en étudie le début, ce contrat malpropre entre les familles des deux époux, le notaire et le prêtre, tous d'accord pour conclure une vente ignoble, au nom de la morale religieuse qu'a adoptée l'Etat, obéissant au commandement de l'Eglise. Soit encore qu'on soit ému de la conséquence forcée qui est la prostitution, source de tant de souffrances, de tant de crimes ! On est forcé de reconnaître que cette institution du mariage doit périr, car la raison le commande, la morale la désapprouve ; qu'elle est contraire à nos principes démocratiques de Liberté et de Fraternité ». Son manuscrit achevé, Gauguin en prépare la reliure. Elle est constituée par deux plats de bois. Sur chaque face externe des plaquettes, le peintre a collé un monotype, tiré sur une imitation de papier Japon. L’ensemble représente une nativité.173 Sur le dos du plat supérieur de la reliure, Gauguin colla un tirage d’une gravure sur bois : Soyez amoureuses, vous serez heureuses et sur le dos du plat inférieur un Paradis perdu.

Paradis perdu, Gravure sur bois 1902 Conservé au Art Museum, Saint Louis, Missouri

Gravure de Girardet illustrant Genèse chapitre I, 27 à II, 22

Cette dernière gravure nous interpelle. Jusqu’ici, il a été généralement admis que le corps d’Eve a été exécuté d’après une frise du temple de Borobudur à Java dont Gauguin possédait une reproduction. Examinant les nombreuses citations que le peintre-écrivain a tirées de la Bible d’Ostervald, les gravures de Girardet à portée de vue, il nous est tout à coup apparu qu’il y avait une troublante analogie entre l’Eve de Gauguin et Groupe avec un ange Prague, Nàrodni Galerie, 1902 la gravure consacrée par Girardet à la Formation de la femme. Par ailleurs, un second tableau, intitulé Groupe avec un ange, réalisé également à HivaOa, en 1902, rappelle cette figure et cette attitude d’Eve. Ici la similitude est même renforcée par l’image du paon qui figure, lui aussi, sur la gravure de Girardet. 173

Nous avons tiré ce descriptif de Verdier, opus cité, p. 276.


100 La seconde gravure de Girardet qui nous intéresse se rapporte à l’illustration de Genèse I, 24-27. Il s’agit de la création de l’être humain : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa ».

Ici, l’attitude du corps du personnage, quelque peu androgyne, rappelle, d’une part, celui de l’Eve exotique peinte par Gauguin en Bretagne en 1890, d’autre part le tableau intitulé Te nave nave fenua réalisé en 1892 à Tahiti.

Eve exotique coll. part. Paris

Nave nave fenua, Kurashiki, Ohara Art Museum, Japon

En définitive, textes et iconographie nous confirment que c’est probablement la bible de mariage, dite Bible d’Ostervald, qui a accompagné, et souvent inspiré Gauguin, tout au long de sa vie d’artiste. Quant à la double ressemblance des Eves, tant avec les fresques de Borobudur qu’avec les gravures de Girardet,174 rien d’étonnant. Dans un texte très éclairant, Bernard Dorival a montré que Gauguin a beaucoup pratiqué ce que Goethe appelait « la science du larcin légitime »…175 174

Il est peu probable, mais nous n’avons pas pu l’établir avec certitude, que le jeune Girardet connaissait les fresques bouddhiques 175 Bernard Dorival, Le Milieu, ouvrage collectif, Gauguin, Hachette 1965, pp. 55-91.


101

Conclusion ne lecture attentive de L’Esprit moderne et le catholicisme, montre que ce sont les préceptes de Bouddha, certains textes de Confucius, mais avant tout la méditation de la Bible, qui constituent le fondement de l'engagement de Gauguin en faveur des Marquisiens les plus pauvres, exploités aux yeux de l'artiste par l'autorité civile autant que catholique. Nous avons vu que le pasteur Vernier était, lui aussi, souvent critique à l'égard du pouvoir colonial et qu'il approuvait l'attitude de Gauguin. Au même titre que le peintre, il jugeait aussi très négative l'action de l'église catholique. « Quand les Marquisiens comprendront que la mission catholique n'a d'autre but que de les exploiter et de les asservir, ils ne seront pas loin de se tourner vers nous… »176 On peut, dès lors, se demander si l'éthique sociale développée par Gauguin à la fin de sa vie, qui représente une véritable conversion, comparée à son attitude envers les autochtones à Tahiti, n'a pas été, au moins partiellement, conditionnée par son entourage protestant des Marquises.177 En regardant vivre dans la simplicité et dans l'espérance, par-delà la mort, alors omniprésente dans ces îles, la petite communauté protestante, son diacre, son pasteur, Gauguin n'a-t-il pas entrevu là, l'amorce d'un retour vers ce christianisme primitif dont il rêvait ? Cette simplicité n'était pas, sensu stricto, protestante mais évangélique. Elle se voulait ancrée, sans intermédiaires historiques, dans le terreau des grands textes des Ecritures que Gauguin lisait alors jour après jour : la Genèse, les prophètes de l'Ancien Testament, les Évangiles, les épîtres de Saint Paul et l’Apocalypse de Saint Jean. Ce type de protestantisme évangélique était loin du protestantisme européen, danois entre autre, qu’il abhorrait. Aussi pouvait-il se sentir en pleine empathie avec le premier et écrire, aux Marquises même, que le second était pire que le catholicisme, car il représentait « le danger de demain ».178 C'est peut-être pour toutes ces raisons que Gauguin n'a pas communiqué son manuscrit à Paul Vernier. Il ne voulait pas importuner le pasteur « jeune homme bien élevé et d'un esprit très libéral», par les réflexions historiques ou théologiques très critiques qui le préoccupaient.179 Aux yeux de Gauguin, l'évêque, Mgr Martin, ne méritait pas tant d'égards. Nous savons par le peintre lui-même, que « de manière indirecte, très indirecte », il a fait parvenir son manuscrit à l’évêque.180 Nous savons aussi que ce dernier le lui a retourné, accompagné du premier tome d'un ouvrage intitulé : Les Missions Catholiques Françaises au XIXe siècle.181 Gauguin a lu ce traité qui lui a inspiré une lettre à l’évêque et une peinture. La lettre est intégralement rapportée dans Avant et Après. Il s'agit d'un pamphlet très violent à l'égard de l'église catholique en général et des missions en particulier. 176

JME 1900, 1, p. 511. Une autre influence provient certainement de la résurgence de l’exemple de sa grand’mère, Flora Tristan, militante féministe et ouvriériste née en 1803. Le parallélisme entre la grand’mère et le petit-fils a été magnifiquement illustré par le roman, déjà cité, de Mario Vargas Llosa, Le Paradis-un peu plus loin. 178 L’Esprit moderne et le catholicisme, p. 321 de Verdier 179 Monsieur Combier, le petit-fils du pasteur Vernier, nous a confirmé qu’à aucun moment celui-ci n’a évoqué Gauguin lecteur de la Bible ou auteur de travaux théologiques. Il a ajouté que son grand-père n’était guère ouvert aux disputes théologiques mais préoccupé par l’évangélisation des Marquisiens. 180 Avant et Après, p. 139. 181 Publié en 6 volumes par Armand Colin, Paris, à partir de 1901. 177


102 Quant à la peinture, elle présente, entourée de cinq personnages marquisiens, une soeur catholique dans la même attitude qu’une soeur de l'école d'Alexandrie, photographiée dans le traité envoyé par l'évêque.

La sœur de charité, 1902, Marion Kugler Mc Nay Art Museum, San Antonio, Texas, USA

*** Au début de notre essai, nous avons vu comment Gauguin a facilement assimilé, alors qu'il venait d'être engagé par Bertin dans la banque, « l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme ».182 A présent nous retrouvons l'artiste, au terme de sa vie et dans la simplicité primitive des îles Marquises, partageant avec ses amis une autre éthique protestante... Il est, dès lors, tentant de se demander si Gauguin a connu, entre ces deux périodes de sa vie, à l’instar de Martin Luther, cette autre expérience fondatrice du protestantisme : l'expérience du salut par la seule grâce de Dieu, sans les œuvres ? On se souvient de son cri du cœur, lorsqu'il se retrouvait au milieu des débris laissés par l'ouragan, dans sa case, miraculeusement sauvée du vent et des eaux : « Dieu que j'ai souvent offensé, m'a cette fois épargné ! » 183 Cette expérience l'a profondément marqué. Dans la conclusion d'Avant et Après il revient, en un style magnifique, sur l'événement : « A ma fenêtre ici aux Marquises à Atuona, tout s'obscurcit, les danses sont finies, les douces mélodies se sont éteintes. Mais ce n'est pas le silence. En crescendo le vent zigzague les branches, la grande danse commence ; le cyclone bat son plein. L'Olympe se met de la partie ; Jupiter nous envoie toutes ses foudres, les Titans roulent les rochers, la rivière déborde. Les immenses maiore sont renversés, les cocotiers ploient leur échine, et leur chevelure frise la terre ; tout fuit : les rochers, les arbres, les cadavres entraînés vers la mer. Passionnante orgie des Dieux en courroux. Le soleil revient, les cocotiers altiers relèvent leur panache, l'homme aussi ; les grandes douleurs sont passées, la joie est revenue, la mère sourit à l'enfant. La réalité d'hier devient la fable et on l'oublie ».184 182

Nous venons de trouver un mot de Gauguin dans une lettre à Schuffenecker : « Examinons la situation froidement, nous pouvons tirer parti, si nous sommes habiles, du désastre de Van Gogh » ! Cité par Gaston d’Angélis, p. 46. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme sont poussés vers le cynisme le plus extrême. 183 Voir le texte complet en p. 75 de notre étude.


103 Comparant les deux textes il nous semble que si pour Gauguin l'expérience de la grâce existe bien, elle ne s'inscrit pas dans le temps (kronos en grec) mais dans l’instant (kairos). Mais l’instant sombre dans l'oubli, c'est-à-dire l'inconscient, un concept que le peintre connaissait bien. 185 Non, Gauguin n'a pas été touché par la grâce telle que Luther l’entend. Par contre, comme un autre grand peintre, Albrecht Dürer, il a osé regarder vers l'audelà avec courage, sans trop savoir ce qui l’attendrait.186 Comme Gauguin, Dürer était, lui aussi, à côté de l’immense artiste que nous connaissons, un écrivain fécond. Il s’était rapproché du luthéranisme et a critiqué violemment le pape. Il existe même une célèbre prière de Dürer où il supplie Dieu d’aider Luther dans son entreprise de recherche des fondements du christianisme des origines. Plus tard il prendra cependant ses distances avec le réformateur mais sans pour autant retourner dans l’église catholique. Cette proximité dans le cheminement des deux artistes permet de mieux « lire » les célèbres tableaux que constituent Le chevalier, la mort et le diable de Dürer et Les Cavaliers de Gauguin. L’influence exercée par la gravure de Dürer sur la peinture de Gauguin a été soulignée, et même détaillée, par la plus part des biographes, d’autant que l’on sait que Gauguin en avait emmené une reproduction à Hiva-Oa. 187

Le chevalier, le diable et la mort, 1513, Kupferstichkabinett, Berlin

184 185

186 187

Avant et Après p. 208. Commentant l’un de ses rêves, Gauguin écrit : « Mon rêve, avec la hardiesse de l’inconscience tranche bien des questions que ma compréhension n’ose aborder ». Quel merveilleux psychanalyste ! Sur les liens entre Luther et Dürer on peut consulter, en français : Pierre Vaisse, Dürer, Fayard, 1995. Il en a collé une copie sur le recto de la couverture d’Avant et Après.


104

Cavalier (Appelé aussi La Fuite ou Le gué), 1901, Musée Pouchkine, Moscou.

Il n’est pas dans notre intention de reprendre l’exégèse de ces tableaux. Signalons simplement deux éléments. L’un est un détail qui n’a guère été mis en exergue : le diable de Dürer a un serpent enroulé autour du cou qui rappelle, à notre avis, l’autoportrait de Gauguin que nous avons examiné plus haut.188 Le second élément est plus fondamental : c’est le regard des deux cavaliers, dirigé fermement vers « l’autre rive ». Ni le diable chez Dürer, ni les tupapau (l’esprit des morts) chez Gauguin, ne sauraient empêcher la marche en avant. Ces regards expriment ce qu’en langage psychologique on appelle la libido, c'est-à-dire tout ce qui tend vers l’amour, dans toutes les acceptions du terme, et qui en définitive l’emporte sur la destrudo, c'est-à-dire les pulsions de mort. Dans une perspective biblique, ces regards disent l’espérance… « Je peins et je vis dans l’espérance », disait Gauguin dans une lettre à Emile Bernard, dont, on s’en souvient, il aimait éperdument la jeune sœur, Madeleine, âgée de 17 ans alors qu’il en avait 40. Ainsi apparaît Paul Gauguin. Un homme à l’ambivalence profonde, une figure faustienne, en quête d’éternité, à travers des recherches spirituelles et des expériences sexuelles avec de très jeunes filles. Au cours des dernières semaines de sa vie il écrira encore : « La Bible a raison. La chair est chair, l'Esprit est Esprit. C'est ce que le Docteur Faust comprit un peu tard, disant Fi donc l'esprit ! Et laissons là tous ces travaux inutiles. Monseigneur le Diable, venez à mon aide. Et le Diable en fit un âne chargé de trésors, il est vrai. C'est que Faust voulait une pucelle. Or les pucelles sont des âmes pures et ne changent pas facilement leurs trésors de candeur sans de vrais trésors ».189

188 189

Voir page 27 : Gauguin et le serpent vert. Avant et Après, p.94


105 Lors du colloque Paul Gauguin : Héritage et confrontations, déjà mentionné, et qui s'est tenu à Tahiti en 2003, à l'occasion du centenaire de la mort de l’artiste, une polémique, depuis longtemps latente, a éclaté : « Gauguin pédophile ! Gauguin perverti ! », a-t-on pu entendre. Chantal Spitz, écrivain polynésien, a montré, parmi d'autres, qu’à travers son comportement, Gauguin a contribué à enfermer Tahiti dans un mythe réducteur. Elle a souligné que, pour une part de la population tahitienne d'aujourd'hui, Gauguin est un « dégénéré ». La romancière a aussi insisté sur le fait qu'il est un peu facile d'excuser le penchant de Gauguin pour les très jeunes filles en le mettant sur le compte de pratiques culturelles de l'époque. Loin de nous la tentation de justifier les dérives de Gauguin, qui n'apparaissent d’ailleurs pas seulement en Polynésie. Souvenons-nous de son comportement vis-à-vis de Madeleine, de Judith et même, de propos très ambigus vis-à-vis d'Aline, sa propre fille. Nous nous répétons, en disant que si ces pulsions étaient fécondes sur le plan de la production artistique, elles ne traduisent pas moins, pour un psychiatre d’aujourd’hui, une perversion sur le plan mental. Pourtant, ce ne sont pas les tentations faustiennes de Gauguin qui sont pathologiques, mais la rupture, par moments, des mécanismes de la censure qui font basculer l'imaginaire du peintre dans le réel des relations interhumaines. Nous ne pouvons clore ces pages sans évoquer, une fois encore, Goethe que Gauguin admirait tant. Génie universellement reconnu en littérature, il fut aussi un expert en couleurs. Sa vie durant il a travaillé à la rédaction de sa Farbenlehre,190 qui est devenue un livre de plus de 1000 pages ! Par ailleurs, dans un autre traité, intitulé Die Wahlverwandtschaften, Goethe, élevé dans le protestantisme, mais guère pratiquant, laisse percevoir son accord avec la Réforme qui n’a pas retenu le mariage parmi les sacrements.191 Enfin, l’homme de Weimar a été, lui aussi, attiré, l’âge venu, par les très jeunes femmes. Sa dernière flambée d’amour se porta sur Ulrike von Levetzow qui avait 17 ans et Goethe 74 ! Quelques jours avant de mourir, Goethe concluait ainsi son Faust : Alles Vergängliche ist nur ein Gleichnis, Das Unzulängliche, hier wird’s Ereignis, Das Unbeschreibliche, hier ist’s getan, Das Ewig-Weibliche zieht uns hinan.

Tout l’Ephémère n’est que symbole, L’Imparfait trouve ici son accomplissement L’Ineffable ici se réalise, L’Eternel féminin nous attire vers le haut.

Ces paroles, que Goethe a exprimées en poète, ne peut-on dire que Gauguin les a peintes ?

190

En français : Le traité des couleurs. Première traduction intégrale avec introduction et notes de Rudolf Steiner, réalisée par Henriette Bideau. Publié par Triades, Paris, 1973. 191 Goethe, Les Affinités électives, traduction originale, introduction et notes par J.F. Angelloz, AubierFlamarion, 1968. « Goethe – écrit Angeloz - a-t-il proclamé la sainteté du mariage, sa nécessité pour élever l’homme à un degré supérieur de l’humain, comme on le déclare souvent ? Il faut alors admettre que Mittler (son interlocuteur) est son porte-parole lorsqu’il affirme que le mariage est la base et le couronnement de toute civilisation, qu’il doit être indissoluble, car il apporte tant de bonheur que tout malheur particulier ne peut être mis en balance. Or, à peine Mittler a-t-il exprimé son opinion, que Goethe le chasse en annonçant l’arrivée de la baronne et du comte, et celui-ci va presque aussitôt faire part du projet d’un ami juriste sur le mariage conclu pour cinq ans ». pp. 39-40.


106

Ouvrage déposé à la Société des Gens de Lettres de France Intitulé : GAUGUIN ET LE PROTESTANTISME Enregistré sous le numéro : 2007.11.0152 En date du : 15/11/2007


107 Bibliographie 1. Amishai –Maisels Ziva, Gauguin, visiteur ou résident ? dans Rencontres Gauguin à Tahiti [actes du colloque, 20 et 21 juin 1989] Textes réunis et présentés par Paule Laudon. - Papeete : Aurea, 1992. 2. Amishai –Maisels Ziva, Gauguin’s « philisophical Eve », The Burlington Magazine, vol. 115 n° 843, juin, 1973. 3. Amishai-Maisels Ziva, Gauguin’s Religious Themes, Garland Publishing, New York 1985. 4. Artaut Antonin, Van Gogh, Le suicidé de la société, K éditeur, Paris, 1947. 5. Artur Gilles, Notice historique du Musée Gauguin de Tahiti suivie de quelques lettres inédites de Paul Gauguin. Journal de la Sté des Océanistes (Paris), tome XXXVIII, n° 74-75, 1982 6. Bayle-Ottenheim Jacques et Meyer Nathalie, La critique hostile à Gauguin, Jannink, Paris, 2003. 7. Bayle-Ottenheim Jacques, Le dernier séjour de Paul Gauguin, Actes du colloque international, Héritage et confrontations, organisé les 6, 7 et 8 mars 2003 par l'Université de la Polynésie française, édition Le Motu, Papeete, 2003. 8. Bayle-Ottenheim Jacques : Paul Gauguin, Vers l'île voisine, suivi d'une sélection bibliographique : Paul Gauguin et les îles, Bibliographie de Bretagne, Quimper / Haere-po, Papeete, 2001. 9. Becker Christoph, Gauguin Tahiti, Gerd Hatje Verlag, Stuttgart, 1998. 10. Bompart Pierre, Ma mission aux Marquises, Edition des deux Miroirs, Paris 1962. 11. Buser Thomas, Gauguin's Religion, Art Journal, Vol. 27, No. 4 (Summer, 1968). 12. Butor Michel, Quant au livre : triptyque en l'honneur de Gauguin, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, Paris, 2000. 13. Cachin Françoise, « Fuir là-bas, fuir », Mallarmé et Gauguin, dans Rencontres Gauguin à Tahiti [actes du colloque, 20 et 21 juin 1989] Textes réunis et présentés par Paule Laudon. - Papeete : Aurea, 1992. 14. Cachin Françoise, Gauguin, Flammarion, 1988. 15. Cachin Françoise, Gauguin, Livre de poche, Paris 1968. 16. Cahn Isabelle, L’abcdaire de Gauguin, Flammarion, Paris, 2003. 17. Childs Elisabeth., L’Esprit moderne et le catholicisme : le peintre écrivain dans les dernières années dans « Gauguin Tahiti : l'atelier des tropiques » [catalogue de l'exposition : Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 30 septembre 2003-19 janvier 2004] sous la dir. de Claire Frèches-Thory et George T.M. Shackelford. Réunion des musées nationaux, Paris, 2003. 18. Cingrio Hélène, Gauguin ou le refus de la sécurité, Les lettres françaises, 17 juin 1984 19. Clavel Bernard, Paul Gauguin, Editions du Sud-Est, Lyon, 1958. 20. Coatalem Jean-Luc, Je suis dans les mers du Sud, Grasset, Paris, 2001. 21. D’Angelis Gaston, L’Homme, ouvrage collectif Gauguin, Hachette 1965. 22. Damigella Anna Maria, Paul Gauguin, sa vie, son œuvre, adaptation française MarieChristine Gamberini, Gründ, 1997. 23. Danielsson Bengt, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Les Editions du Pacifique, Papeete, 1975. 24. Dorival Bernard, Le Milieu, ouvrage collectif, Gauguin, Hachette, Paris, 1965. 25. Dorival Bernard, Sources of the art of Gauguin from Java, Egypt and ancient Greece, The Burlington Magazine, vol 93 n° 577 26. Dorra Henri, More on Gauguin’s Eves, La Gazette des Beaux-Arts 6ème série n° 76, février 1967.


108 27. Dorra Henri, The first Eves in Gauguin’s Eden, La Gazette des Beaux-Arts 6ème série n° 40, mars 1953. 28. Dorsenne Jean, La vie sentimentale de Paul Gauguin d'après des documents inédits, La Vague verte, Woignarue, 1998. 29. Doschka Roland, Das Ewig Weibliche von Renoir bis Picasso, Prestel Verlag, München, 1996. 30. Druick Douglas W. and Zegers Peter Kort, Van Gogh and Gauguin : the studio of the South, in coll. with Britt Salvesen, Art institute of Chicago, Chicago ; Thames and Hudson, New York, 2001. 31. Dussard Thierry et Eckermann Elise, Dans le sillage de Gauguin : un voyage de PontAven à Tahiti, Éd. Le Télégramme, Brest ; Éd. Le Motu, Papeete, 2003. 32. Estienne Charles, Gauguin, Fernand Nathan, Paris 1988. 33. Eve Sivadjian, Les Iles Marquises, Editions Autrement, Paris, 1999 34. Field Richard, Gauguin, plagiaire ou créateur ? ouvrage collectif, Gauguin, Edition du Chêne, Paris 1986. 35. Forrester Viviane, Gauguin, ouvrage collectif, éditions du Chêne, Paris, 1986. 36. France Hector, article Thomas Carlyle, dans La Grande Encyclopédie, Lamirault et Cie, Paris, publication commencée en 1890. 37. Gauguin Paul, Avant et Après, Editions Avant et Après, Taravao, Tahiti, 1989. 38. Gauguin Paul, L’Esprit moderne et le catholicisme, Wallraf- Richartz-Jahrbuch, Westdeutsches Jahrbuch für Kunstgeschichte, Cologne, n° 46, 1985. 39. Gauguin Paul, Lettres à sa femme et à ses amis, Grasset, Paris 1946 40. Gauguin Paul, Noa-Noa, Editions Complexe, Paris, 1989. 41. Gauguin Paul, A ma fille Aline, Société des Amis de la Bibliothèque d'Art et d'Archéologie, Paris ; William Blake and Cot., Bordeaux, 1989. 42. Gauguin Paul, Lettres à André Fontainas, L'Échoppe, Paris, 1994. 43. Gauguin Paul, Oviri, écrits d'un sauvage, Gallimard, Paris, 1989. 44. Gauguin Paul, Racontars de rapin, présentation, notes et postface de Bertrand Leclair, Mercure de France, Paris, 2003. 45. Gauguin Pola, Paul Gauguin mon père, Les Editions de France, Paris, 1938. 46. Gauguin Paul, Lettres à Daniel de Monfreid, Georges Falaize, Paris, 1950. 47. Gauguin, Editions de La Martinière, Paris, 1999 48. Gauguin, Fondation Pierre Gianada, catalogue de l’exposition de Martigny, 10 juin22novembre 1998, Martigny, 1998. 49. Géniès Bernard, Gauguin, le rêveur de Tahiti, Fayard, Paris, 2003. 50. Girard née Arlberg Judith, La petite fille et le tupapau, 1949, texte inédit de 34 pages, déposé au Musée Gauguin de Papeari à Tahiti. 51. Girardin-Cestone, Abram Girardet, Dictionnaire Historique de la Suisse, Éditions V. Attinger, Neuchâtel, 1934. 52. Goethe Johann Wolfgang v. , Le Serpent Vert, Conte Symbolique, traduit et commenté par Oswald Wirth, Le Symbolisme éditeur, Laval, France, 1964. 53. Goethe Johann, Wolfgang, v., Le traité des couleurs, première traduction intégrale avec introduction et notes de Rudolf Steiner, réalisée par Henriette Bideau. Publié par Triades, Paris, 1973. 54. Goethe Johann, Wolfgang, v., Les Affinités électives, traduction originale, introduction et notes par J.F. Angelloz, Aubier-Flamarion, 1968. 55. Goethe-Carlyle, Correspondance, les Editions du Sandre, Paris, 2005. 56. Huyghe René, Gauguin, Flammarion, Paris, 1979. 57. Jénot Paulin, Le premier séjour de Gauguin à Tahiti, Gazette des Beaux-Arts, Paris, janvier-avril 1956.


109 58. Jirat-Wasiutynski Vojtech, Paul Gauguin's "Self-Portrait with Halo and Snake": The Artist as Initiate and Magus Art Journal, Vol. 46, No. 1, Mysticism and Occultism in Modern Art, Spring, 1987. 59. Koenig Robert, Petite histoire de la tombe de Gauguin, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes N°279/280, décembre 98/mars 1999. 60. Le Bronnec Guillaume, Gauguin, sa vie, son œuvre : réunion de textes, d'études, de documents sous la direction et avec la collaboration de Georges Wildenstein, Paris, PUF, 1958 61. Le Bronnec Guillaume, La vie de Gauguin aux îles Marquises, Bulletin de la Sté des Études océaniennes n° 106, mars 1954. 62. Le Cleac’h H.H.. Ua mate Gaugin i te 'a 8 o mai 1903, La mort de Gauguin en marquisien, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes N°279/280 - Décembre 98/mars 1999 63. Le Port Joseph, Funérailles de Gauguin : du nouveau ? Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes N°279/280, décembre 98/mars 1999. 64. Les Missions Catholiques Françaises au XIXe siècle, Armand Colin, Paris, à partir de 1901 65. Loize Jean, Gauguin sauvé du feu, ouvrage collectif Gauguin, sa vie, son oeuvre : réunion de textes, d’études, de documents sous la direction de Georges Wildenstein, PUF, Paris, 1958. 66. Loize Jean, Les amitiés du peintre Georges Daniel de Montfreid et ses reliques de Gauguin, édition de l’auteur, Paris, 1951 67. Malingue Maurice, La vie prodigieuse de Gauguin, Buchet Chastel, Paris 1987. 68. Manceron Gilles, Segalen et Gauguin, Actes du colloque Gauguin Musée d’Orsay, 13 janvier 1989, La Documentation Française, Paris 1991. 69. Marzin-Drévillon Cathy, Arriverai-je à retrouver une trace de ce passé ... », inventaire des archives Paul Gauguin en Polynésie, dans Ia orana Gauguin [catalogue de l'exposition organisée par le Musée de Tahiti et des îles, 15 mai-25 juillet 2003] sous la direction de Jean-François Rebeyrotte, , Somogy, Paris; Musée de Tahiti et des îles, Punaauia , 2003. 70. Merlhès Victor Paul Gauguin et Vincent Van Gogh, 1887-1888 : lettres retrouvées, sources ignorées, Avant et après, Taravao, 1990. 71. Merlhès Victor, Correspondance de Paul Gauguin, tome premier, 1873-1888, Fondation Singer-Polignac, Paris, 1984. 72. Merlhès Victor, De Bretagne en Polynésie : Paul Gauguin, Avant et après, Taravao, 1995. 73. Milton, Le Paradis Perdu, traduit et présenté par Chateaubriand, introduction et notes de Claude Mouchard, Belin, 1990. 74. Moerenhout, Jacques-Antoine, Voyage aux îles du Grand Océan, Paris, 1837. Réédition : La Lanterne Magique, 2007 75. Morice Charles, Paul Gauguin, H. Floury, Paris 1920. 76. Nicole Jacques, Au pied de l’Ecriture, Histoire de la traduction de la Bible en Tahitien, édition Haere po no Tahiti, Papeete, 1988. 77. O’Reilly Patrick et Teissier Raoul, Répertoire biobibliographique de la Polynésie française, Paris, Musée de l’homme, 1962, article sur Paul Gauguin. 78. Ottino Pierre et Marie-Noëlle, Hiva Oa, images d'une mémoire océanienne, 48 pages. Papeete, Tahiti, 1991. 79. Pambrun Jean-Marc Tera’ituatini, Triste Sauvage, Actes du colloque international, Héritage et confrontations, organisé les 6, 7 et 8 mars 2003 par l'Université de la Polynésie française, Éd. Le Motu, Papeete, 2003.


110 80. Perruchot Henri, La vie de Gauguin, Hachette, Paris, 1961. 81. Pierre José, Gauguin aux Marquises, Flammarion, Paris, 1982. 82. Pineri Riccardo, L’île matière de Polynésie, Balland, Paris, 1992. 83. Poderos Jean, Gauguin à Tahiti, Mango, Paris, 2003. 84. Porchat Jacques, Le serpent vert, Hachette et Cie, Paris 1860. 85. Revald John, Le post-impressionnisme : de Van Gogh à Gauguin, Albin Michel, Paris, 1961. 86. Rotonchamp Jean, Paul Gauguin 1848-1903, Georges Crès, Paris, 1925. 87. Samuel René, article John Milton dans La Grande Encyclopédie, Lamirault et Cie, Paris, publication commencée en 1890. 88. Saquet Jean-Louis, Koke, Petite encyclopédie involontaire de Paul Gauguin en Océanie, Le Motu, Papeete, 2002. 89. Scemla Jean-Jo, Segalen dans le dernier décor de Gauguin, Editions Polyèdre, Pirae, Tahiti, 1996. 90. Schneeberger Pierre, Gauguin-Tahiti, La bibliothèque des arts, Paris 1991. 91. Segalen Victor, Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises, Magellan, Paris, 2003. 92. Silvermann Debora, Van Gogh and Gauguin, A search of sacred art, Farrar, Straus et Giraux, Los Angelès, 2000. 93. Spillmann Nicolas Ia orana Gauguin [catalogue de l'exposition organisée par le Musée de Tahiti et des îles, 15 mai-25 juillet 2003] / sous la dir. de Jean-François Rebeyrotte, assisté de Cathy Marzin-Drévillon. - Paris : Somogy ; Punaauia : Musée de Tahiti et des îles, 2003. 94. Staszak Jean François, Gauguin Voyageur, Editions Geo, 2006. 95. Sugana G.M., Tout l’œuvre peint de Gauguin, Documentation et catalogue raisonné, Flammarion, Paris 1981. 96. Vaisse Pierre, Dürer, Fayard, Paris,1995. 97. Vargas Llosa Mario, Le Paradis-un peu plus loin, Gallimard, Paris, 2003. 98. Verdier Philippe, Un Manuscrit de Gauguin : l’Esprit moderne et le catholicisme, Wallraf- Richartz-Jahrbuch, Westdeutsches Jahrbuch für Kunstgeschichte, Cologne, n° 46, 1985. 99. Vernier Frédéric, Conférences de Beaufort, Texte manuscrit, 1908. 100. Vernier Henri, Au vent des cyclones, Les Bergers et les Mages, Paris, 1986. 101. Weber Max, L’Ethique Protestante et l’Esprit du Capitalisme, Gallimard, Paris, 2003. 102. Wildenstein Georges, Gauguin, sa vie, son œuvre, (Réunion d’articles) P.U.F. Paris, 1958. 103. Zingg Jean-Pierre, Les éventails de Paul Gauguin, éd. bilingue français anglais ; trad. de Simon Strachan. - Avant et après, Papeete, 2001. 104. Zorn Jean-François, Le grand siècle d’une Mission Protestante, Karthala - Les Bergers et les Mages, Paris 1993.


111 Table des matières Introduction……………………………………………………………………………..3 .. Chapitre 1 De l’embauche à l’agence de change au premier départ vers Tahiti : 1871-1891……… 7 Mette Sophie Gauguin Gad……………………………………………………………………...8 4. Gauguin et le protestantisme luthérien de Paris…………………………….....10 5. Gauguin et le protestantisme danois……………………………………..……15 6. L’irruption de la dimension religieuse dans l’œuvre de Gauguin…………….17 7. La découverte du protestantisme puritain britannique………………………...23 8. Gauguin et le serpent vert……………………………………………………..27 Chapitre 2 Premier séjour à Tahiti : Juin 1891 – juin 1893……………………………….…………31 Tehamana – Teura……………………………………………………………………….……….32 1. La situation politique et religieuse à Tahiti à la fin du XIXe siècle…………...34 2. Gauguin, entre catholiques et protestants…………………………………..…36 3. « Tehamana alla au temple… »…………………………….………………….38 Chapitre 3 Retour de Gauguin en France : Septembre 1893 – juillet 1895…………………………43 Judith Arlberg...................................................................................................................45 De nouveaux amis protestants scandinaves……………………………………….46 Chapitre 4 Deuxième séjour à Tahiti Septembre : 1895 – septembre 1901…………………………51 Pahura………………………………………………………………….………………………….52 1. Gauguin, membre d’une étrange « mission civilisatrice »…………………….54 2. Tantôt avec les « parpaillots », tantôt avec les « calotins »…………………...55 3. « Me voilà donc devenu Picpus (catholique) pour ne pas être Suisse (protestant) »……………...59 Chapitre 5 A Hiva-Oa aux îles Marquises : Septembre 1901 – mai 1903…………………………..63 Tohotaua………………………………………………………………………………………….64 1. Quelques remarques sur le protestantisme aux îles Marquises……………….66 2. L’arrivée de Gauguin aux Marquises…………………………………………72 3. Comment Gauguin, peintre, devint Tioka, diacre protestant…………………73 4. Gauguin et les membres de la famille de Tioka……………………….………76 Timo…………………………………………..……………………..…….76 Kahui………………………………………………………………..……..76 Tohotaua…………………………………………………………………..77 Sarah, une femme cachée de Gauguin ?.......................................................78 Haapuani…………………………………………………………………..80 Kekela……………………………………………………………………...82 5. Gauguin et le pasteur Vernier…………………………………………….…….85 A. Lettre de Paul Vernier à Daniel de Montfreid……………………….….85 B. « Souvenirs concernant Gauguin »……………………………………....88 Paul Gauguin vu par Paul Vernier à Tahiti ………………………………..88


112 Paul Vernier et Paul Gauguin aux Marquises………………………………88 La case de Gauguin………………………………………………………….88 La vie de Gauguin aux Marquises………………………….……………….89 Gauguin et les gendarmes……………………………………………..91 Les liens personnels entre Gauguin et le pasteur Vernier…………..……….91 Paul Vernier devient le consultant médical de Gauguin…………………….94 La mort de Gauguin…………………………………………………………95 Polémique autour de l’enterrement de Gauguin…………………………….96 6. Retour sur la Bible de Gauguin …………………………………………………98 Conclusion………………………………………………………………………………101 Bibliographie……………………………………………………………………………107 Table des matières………………………………………………………………………111


A plusieurs reprises, Paul Gauguin a « affirmé hautement (son) esprit religieux » et son « attachement aux textes de l’Evangile, les répétant sans cesse, s'efforçant de les comprendre, dans l'espoir d'un monde meilleur… » Bien que l'artiste ait pris ses distances avec le catholicisme de sa jeunesse, quelques études remarquables ont montré combien la formation religieuse reçue au petit séminaire, près de Rouen, a influencé son oeuvre. Par contre, dans l'immense littérature consacrée à Gauguin, nous n'avons trouvé aucune étude synthétique portant sur l'environnement protestant qu'a connu le grand peintre. Pourtant, depuis son mariage dans une église luthérienne de Paris, Gauguin a toujours entretenu des liens étroits avec des hommes et des femmes issus du protestantisme. Dans les pages qui suivent, nous avons examiné l'influence que ces rencontres ont pu avoir sur son œuvre picturale et littéraire. Ainsi, nous pensons avoir identifié la « Bible protestante » dont Gauguin a été, sa vie durant, un lecteur assidu. Aux décours de nos recherches, il nous est également apparu que dans sa quête de « l'éternel féminin », qui tient une si grande place dans sa vie et dans son oeuvre, l'artiste a quasiment toujours, au-delà des rencontres éphémères, porté son choix sur des compagnes protestantes. Enfin, durant les dernières années de sa vie, aux îles Marquises, il a été très proche de la petite communauté protestante d’Atuona, avec Paul Vernier, le pasteur, qui, en l’absence de médecin, l’a soigné jusqu’à sa mort, et surtout avec Tioka, le diacre de la paroisse, avec lequel Gauguin a échangé, dans la tradition insulaire, son nom et son sang.

Le docteur Othon Printz, né en 1936, a étudié simultanément la théologie protestante et la médecine, avec une spécialisation en psychiatrie. Il a été, durant 30 ans, médecin, puis directeur général de la Fondation Protestante Sonnenhof, institution d'accueil pour personnes présentant un handicap mental, située à Bischwiller, dans le nord de l'Alsace. Parallèlement, il a rempli plusieurs mandats, en France, en Europe et outre-mer, en particulier ceux de responsable de l'association des aumôniers d'hôpitaux, de secrétaire général de la Fédération Internationale de Mission Intérieure et de président de la Fondation Internationale de l'hôpital Schweitzer de Lambaréné. Avec son épouse, il a également animé des sessions de formation pour pasteurs en Polynésie. Aujourd'hui retraité, Othon Printz reste engagé dans le monde associatif. Il s'intéresse particulièrement à la « préhistoire » des institutions dans lesquelles il a servi. Ainsi, en 2003 il a publié une biographie du pasteur Stricker, le concepteur de la Fondation Sonnenhof. En 2004, il a fait paraître un ouvrage intitulé « Avant Schweitzer… », qui retrace la vie de ceux qui ont exercé la médecine dans la région de Lambaréné avant la venue du « Grand docteur ». Son intérêt pour l’œuvre de Gauguin est ancien et sa proximité avec la famille Vernier a été déterminante dans le choix du thème de cette étude.


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.