BIBLE ET REFORME de Martin Luther à...Paul Gauguin

Page 1

1


Rabat sur page de couverture

Note concernant la page de couverture Les reproductions A gauche : Lucas Cranach l’Ancien. Luther en jeune moine, une main sur la Bible l’autre sur son cœur, National Museum, Nürnberg, portrait posthume 1546. A droite : Paul Gauguin. Portrait de l’artiste au Christ Jaune, 1890-91, Musée d’Orsay *** Les citations Celle de Luther provient de l’épître dédicatoire adressée au Pape Léon X en 1520. Le pasteur Kuhn, qui a marié Gauguin, a inséré cette lettre dans sa traduction du Livre de la Liberté chrétienne de Luther. Nous verrons que Gauguin a pu connaître cet opuscule de 77 pages. La citation de Gauguin, extraite de son écrit consacré à L’Esprit moderne et le catholicisme, se réfère en fait à l’Eglise catholique et aux Eglises protestantes. A la première vont bien des reproches acerbes dont « la vente scandaleuse des indulgences d’où est sorti d’indignation le protestantisme ». Quant aux secondes, Gauguin les a « très intentionnellement laissées de côté avec toutes ses sectes mais ce sont les mêmes absurdités, la même incompréhension des textes (souligné par Gauguin), les mêmes appétits, les mêmes convoitises, la même hypocrisie. Pharisiens d’un autre genre on peut même dire : le Catholicisme était le danger d’hier ; le Protestantisme, c’est le danger de demain ».1 Dans les deux cas il préconise, « en définitive, et à l’instar des paroles du prophète Isaïe, de ‘ tuer le Dieu des temples’ pour adorer comme seul Dieu celui qui désormais réside dans la sagesse, dans la vertu : pour devenir comme Jésus le type parfait, le fils de Dieu ». *** L’écriture de Gauguin Elle apparait en filigrane à travers un extrait de L’Eglise catholique et les temps modernes. Une étude graphologique de l’écriture de l’artiste a été tentée. Voici le diagnostic : « L'écriture est semi-courbe et semi angulaire, rythmée, ferme et aérée ; les hampes et jambages des consonnes conservent une inclinaison rigoureusement parallèle. Elle témoigne d'une nature répondant au beau avec enthousiasme et d'un caractère émotif. Les « d » sans hampe et ressemblant au delta grec cursif se rattachent au « d lyrique» des poètes et des mystiques. Les « t » barrés avec énergie et parfois rage, témoignent de la violence sous-jacente du tempérament ». 2 L’écriture reste étonnement belle malgré les nombreux handicaps, en particulier visuel.

Gauguin, L’Esprit moderne et le catholicisme, pp 319 et 321 de l’édition du texte que nous devons à Philippe Verdier dans la revue allemande, Wallraf-Richartz-Jahrbuch n°46, Cologne, 1985. 2 Tavernier et O’Reilly, L’Ecriture de Gauguin, étude graphologique, Société des Océanistes, Musée de l’Homme, Paris, 1968 1

2


Bible et Réforme de Martin Luther à… Paul Gauguin Deux évènements de l’année 2017 ont suscité cet essai : • La commémoration des 500 ans de la Réforme introduite par Martin Luther • Une grande exposition organisée par le Musée d’Orsay intitulée Gauguin l’alchimiste Il se propose de mettre en relief cinq rencontres de Paul Gauguin autour de la Bible avec • • • • •

Félix Dupanloup, pédagogue, homme politique, évêque d’Orléans Félix Kuhn, spécialiste de Luther, pasteur à Paris Vincent Van Gogh, ancien pasteur stagiaire, célèbre peintre Jakob Meijer de Haan, homme de lettres, artiste peintre Tioka, charpentier, diacre protestant de la paroisse d’Atuona à Hivao aux îles Marquises , « frère » de Gauguin par l’échange des noms

3


Nous dédions ces pages à la mémoire de

Georges Combier (1927-2016) Petit-fils du pasteur Paul Vernier, qui a soigné Gauguin aux îles Marquises, il fut la mémoire de son grand-père mais aussi l’archiviste fidèle de ses écrits et de sa correspondance. Bien des documents restent inédits ou peu connus. A témoin ces deux anecdotes rapportés par Paul Vernier : Parfaitement détaché des contingences terrestres, Gauguin était cependant devenu très populaire. Un jour où je me promenais en sa compagnie dans la vallée, j’entendis les indigènes nous saluer amicalement : «Kaofa, kaofa » (bonjour). Comme on appuie seulement la première syllabe, le son ‘ Kao’ revenait sans cesse au cours de la promenade, et Gauguin finit par me déclarer tout naturellement : « Mais enfin, on ne les a donc pas encore sortis de leur ‘chaos’, ces pauvres gens ! » *** J’eus aussi l’occasion d’apprécier la sensibilité de cet artiste, si souvent critiqué. Ayant appris la mort de ma femme, il vint me témoigner son affection, allant jusqu’à embrasser les pieds de ma fille, alors jeune bébé.

4


Avant-propos La Réforme protestante dont nous célébrons en cette année 2017 le 500 e anniversaire ne porta pas seulement sur les rites et les pratiques, sur l’Église et sur les doctrines. Ce fut aussi et d’abord un immense effort de valorisation et de diffusion de la Bible. L’œuvre maîtresse de Luther fut sa traduction de la Bible en allemand. Elle connut un immense succès et a traversé les siècles, au prix de quelques révisions. Du vivant même de Luther, plus de 400 éditions de cette version de la Bible ou d’extraits de cette traduction ont vu le jour. Plusieurs versions en langue française ont été publiées : après celle d’Olivétan au 16e siècle, mentionnons celle d’Osterwald (1744), puis, au 19 e siècle, celles de Jean Nelson Darby et de Louis Segond (1880), en attendant toutes celles qui seront réalisées au 20e siècle, confessionnelles ou œcuméniques. Pétrie d’humanité et enracinée dans l’histoire d’Israël et de Jésus, la Bible est pourtant avant tout un livre religieux. Elle parle de Dieu pour les croyants et elle transmet la Parole de Dieu. Elle est la base de leurs cultes et de leurs croyances. Mais la Bible n’est pas seulement un livre de foi. À travers les temps elle a aussi marqué de multiples manières les différentes formes de la culture. Au point qu’il est difficile de comprendre la littérature et les arts du passé, voire d’aujourd’hui, surtout en Occident, sans se référer à la Bible. Le poète anglais William Blake a pu dire que la Bible était « le grand code de l’art occidental ». La référence à la Bible est directe dans les multiples illustrations de scènes et de personnages bibliques qui ont vu le jour au cours des temps. Cela se manifeste avec l’illustration du Nouveau Testament par le peintre Cranach en 1522 et bien d’autres peintres le suivront, dont l’un des plus célèbres sera Rembrandt. Luther lui-même a encouragé l’illustration de la Bible. Il écrit ainsi en 1525 : « Plût à Dieu que je puisse convaincre les seigneurs et les riches de faire peindre à l’intérieur et à l’extérieur des maisons la Bible toute entière ! Ce serait une œuvre chrétienne, […] les images sont une prédication pour les yeux ». Mas la Bible a inspiré aussi bien des artistes, et bien d’autres, sans qu’ils aient traduit forcément cette influence par des représentations de scènes bibliques. Nombre d’écrivains ont été sensibles à la poésie du langage biblique, d’autres ont été touchés par les poignantes prières des psaumes, ou encore ont été sensibles à la manière dont les livres bibliques parlent de Dieu, de son mystère et de sa présence, de sa transcendance et de son humanité. La lumière quasi surnaturelle 5


de certaines œuvres d’art ne renvoie-t-elle pas à cette transcendance divine ? Et puis la Bible raconte l’être humain, sa grandeur et sa misère, sa beauté et ses faiblesses, qu’on trouve tant de fois dans les œuvres d’art. Que la Bible, dans une traduction d'Ostervald, ait accompagné et inspiré Paul Gauguin jusqu'à sa mort aux îles Marquises est une suite peu connue de la Réforme protestante.

Professeur Marc Lienhard Professeur émérite d’histoire du Christianisme moderne et contemporain de l’Université de Strasbourg. Ancien président du directoire de L’Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine

6


Introduction

L

a commémoration du 500 ème anniversaire de la Réforme revêtira un relief particulier au cours du mois d'octobre 2017. C'est en effet le 31 octobre 1517 que le moine Martin Luther a affiché ses 95 thèses sur la porte de l'église du château de Wittenberg.3 En octobre 2017, s'ouvrira au Grand Palais de Paris une exposition organisée par le Musée d'Orsay sous le titre « Gauguin l'alchimiste » qui fera certainement date.4 Une telle coïncidence5, purement fortuite, peut-elle prendre sens ? Dans un récent ouvrage, intitulé « 7 façons d'être heureux », Luc Ferry rappelle que « c’est Hegel qui est sans doute le premier philosophe à avoir parfaitement compris à quel point l'art hollandais [de la peinture]… marquait un tournant dans l'histoire des idées en tant que premier art sécularisé, laïque et de part en part humain ». Puis il ajoute : « Comme l'observait Hegel cette mutation est étroitement liée à la Réforme luthérienne…Avec Luther, la conscience humaine devient l’instance suprême de délibération intérieure. Elle nous permet de nous adresser directement à Dieu, sans passer par l’intermédiaire de l’Eglise et de ses hiérarchies cléricales, l’art hollandais étant pour ainsi dire le versant esthétique de cette sortie du cléricalisme que le réformisme luthérien commence à installer au cœur du christianisme, annonçant ainsi la laïcisation de la religion elle-même ». Vermeer constitue pour Ferry un exemple emblématique en la matière.6 Gauguin a-t-il, dans sa vie d’artiste, - de peintre, de sculpteur, d’écrivain, se considérant de surcroit philosophe et théologien -, vécu pareille mutation à travers sa rencontre avec la Réforme protestante ? Tel est le sujet de notre réflexion. Notons encore, en introduction, que Gauguin connaissait, au moins à la fin de sa vie, la pensée de Hegel. Lecteur assidu du Mercure de France, il nous en a lui-même fourni un indice. A titre d’exemple notons que l’Allemagne a décidé de faire du 31 octobre 2017 un jour férié officiel ! Par ailleurs, à côté de bien d’autres évènements festifs étalés tout au long de l’année 2017 à travers le monde, un effort particulier est consacré à de nouvelles publications des œuvres de Luther. En français, la prestigieuse collection de la Pléiade édite un deuxième tome des écrits du réformateur. Ce travail, qui engage de nombreuses personnalités, est placé sous la direction de Matthieu Arnold, professeur d’histoire moderne et contemporaine à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg et de Marc Lienhard, professeur émérite d’histoire, ancien doyen de la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, ancien président du Directoire de l’Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine. 4 Du 11 octobre 2017 au 22 janvier 2018 au Grand Palais, Galerie nationale. 5 On sait que, suite à Nicolas de Cues, C.G Jung a développé le concept de coïncidentia oppositorum y ajoutant celui de synchronicié. On sait moins que Jung a admiré l’œuvre picturale de Gauguin, ignorant sans doute les écrits du peintre. Par ailleurs, le psychiatre zurichois a porté une importance considérable à la pensée alchimique ancienne. Ce rapprochement nous rend sympathique le choix du titre de l’exposition projetée par le Musée d’Orsay que nous avions trouvé quelque peu hermétique en première approche. 6 Luc Ferry, 7 façons d’être heureux ou les paradoxes du bonheur, p.118-120 s. XO Editions, 2016 3

7


A la fin d’Avant et après, le récit de ses souvenirs, nous lisons : « Enquête sur l’influence allemande. Nombreuses réponses que je lis avec intérêt, et tout à coup je me mets à rire. Brunetière ! Comment ? La revue du Mercure a osé s’adresser, interroger la Revue des deux mondes…7 Gauguin se réfère à un très long article paru dans le Mercure de France sous ce même titre « Enquête sur l'influence allemande ». Le journaliste, Jacques Morland, également germaniste, a effectué en 1902 un travail remarquable. Il a transmis à plus de 50 personnalités un courrier leur demandant de répondre à la question suivante : « Que pensez-vous de l'influence allemande au point de vue général intellectuel ? Cette influence existe-t-elle encore et se justifie-t-elle par ses résultats ? ». Il publia les réponses récoltées en les classant en sept chapitres, allant de la philosophie à la musique, en passant par les beaux-arts, l'économie et même l’Art militaire.8 Ce travail, Gauguin l’a lu dans la « maison du jouir », sa case d’Atuona à Hiva Oa aux îles Marquises. Dans les autres numéros du Mercure acheminés dans la solitude de l’artiste entre 1901 et 1903, il a encore été largement question de Hegel.

7 8

Paul Gauguin, Avant et après, Editions Avant et Après, Taravao, 1989 p.207. Jacques Morland, Enquête sur l’influence allemande, Mercure de France, 1902, pp. 303 et ss.

8


Chapitre premier

De la lecture catholique des Saintes Ecritures… … à la méditation luthérienne de la Bible Gauguin est né catholique et l’influence du catholicisme de son enfance sur sa peinture a été souvent mise en avant. Son passage par le Petit Séminaire près de Rouen l’a certainement influencé.9 Il avait la chance de voir son école dirigée par un pédagogue et catéchète exceptionnel10, Mgr Dupanloup, qui deviendra évêque de Rouen. Esprit libéral, il s’est opposé en 1869 à la promulgation du dogme de l’infaillibilité pontificale et, pour ne pas cautionner la bulle, il quittera Rome avant l’adoption du texte ! L’évêque aura pourtant des réserves quant à la lecture des Ecritures Saintes par les laïques sans l’éclairage des clercs. Dans un contexte plus politique que religieux - Monseigneur était aussi député - nous avons lu de lui le mot suivant : « Nous vivons dans un pays où la liberté de la presse met le pouvoir ecclésiastique à la merci du premier Luther venu qui sait tenir une plume… »11 Paul Gauguin est devenu protestant luthérien par mariage. Il lui a fallu un incontestable courage pour assumer ce changement. Il ne pouvait ignorer que cette décision, conjuguée au baptême de son premier enfant dans l’Eglise protestante, signifiait selon le droit canonique de l’époque, l’excommunication.12 La rencontre avec le protestantisme aura, au même titre qu’avec le catholicisme de son enfance, une forte influence sur sa vie et son œuvre. Nous avons développé ailleurs ce point de vue13 qui commence à être admis. Ainsi, à titre d’exemple, et à notre étonnement, nous avons trouvé dans un joli roman historique, Oser le Rouge, consacré essentiellement à la vie de Mette, l’épouse de Paul Gauguin, ces lignes : Voir, par exemple, l’ouvrage récent de Christian Jamet, Gauguin à Orléans, Editions La Simarre, 2013. On pourra consulter, à ce sujet, un ouvrage long, mais agréable à lire, de la plume de Mgr Dupanloup : L’œuvre par Excellence ou Entretiens sur le Catéchisme par Mgr l’Evêque d’Orléans, de l’Académie Française. Charles Douniol, libraire-éditeur, Paris 1868. Dans son livre l’Evêque évoque, parmi bien d’autres sujets, la question du mariage, un chapitre qui concernera très particulièrement son élève Paul Gauguin… 11 Félix Dupanloup, Défense de la Liberté de l’Eglise, Librairie Catholique de Perisse Frères, Paris, Lyon, 1864, p.54. Mgr Dupanloup reprend à son compte une citation du Journal des Débats Politiques et Littéraires du 4 janvier 1839. 12 Aucun acte d’excommunication n’est connu, ce qui permettra à Gauguin, à certains moments, tant à Tahiti qu’aux Marquises, d’affirmer son « rôle de vrai catholique et de polémiste contre les protestants ». Il s’agissait alors de pouvoir acheter un terrain appartenant à l’Eglise Catholique pour y construire sa « maison du jouir ». Mais, poursuit Gauguin, « ma case finie, je ne songeais guère à faire la guerre au pasteur protestant qui d’ailleurs est un jeune homme bien élevé et d’un esprit très libéral ; je ne songeais pas non plus à retourner à l’Eglise ». Avant et après, p. 67. 13 Othon Printz, Gauguin et le protestantisme, rencontre avec des hommes et…des femmes, Jérôme Do Bentzinger Editeur, Colmar, 2008. 9

10

9


« [A l’issue de la cérémonie de mariage], Paul et moi n’avons pas eu le courage d’inviter le pasteur, Félix Kuhn. Il nous a paru tellement rigide lors des entretiens obligés auxquels nous avons dû nous soumettre…En quittant le pasteur Kuhn, Paul a eu cette remarque agacée : ‘ si ce n’est pour respecter ton obédience à l’église protestante, je me serais bien passé du Pasteur ’. Je me suis fortement récriée. Sa remarque était injuste : c’est pour être bien avec son employeur, pas à cause de moi qu’il a adopté l’éthique protestante. A l’issue de la cérémonie, le pasteur a remis à Paul une bible d’Ostervald, avec de belles gravures, recommandant à notre couple d’y puiser ‘ force et lumière dans les bons et dans les mauvais jours’ ».14 Paul Gauguin s’est effectivement marié à l’Eglise luthérienne de la Rédemption à Paris. Quelques soient les motifs de son choix, il est clair que l’option luthérienne - minoritaire en France, hors Alsace, comparée à l’Eglise réformée - a été conditionnée par l’appartenance de sa femme à l’Eglise luthérienne danoise. Quant au pasteur Kuhn, Gauguin ne pouvait trouver meilleur connaisseur du réformateur. Il a été un commentateur prolixe et un exceptionnel traducteur de Luther. C’est Félix Kuhn qui a incontestablement ouvert à Gauguin le chemin de la lecture personnelle et non cléricale de la Bible. Sola scriptura ! La Bible dite d’Ostervald, dans la version révisée de 1869, que le pasteur a remise au mari, accompagnera celui-ci tout au long de sa vie. Parmi les nombreux écrits consacrés par Félix Kuhn à Luther, il a publié en 1879, une brochure de 76 pages comprenant - avec quelques commentaires ainsi que l’Epître dédicatoire au Pape Léon X - la traduction du célèbre écrit du Réformateur : Le livre de la Liberté Chrétienne.15 A notre surprise nous avons pu constater, en préparant l’édition des pages consacrées par Gauguin à L’Eglise catholique et les temps modernes,16 que cet écrit de Luther a, très probablement, inspiré celui du peintre. Nous y reviendrons en conclusion. La lecture « luthérienne » de la Bible du début de son mariage ne convaincra pas bien longtemps Paul Gauguin. Très vite, et pour le restant de sa vie, il prendra en grippe sa famille luthérienne danoise « qui n’aime pas les musées mais préfère le temple où on lit la Bible et où tout vous pétrifie ».17 Il porte en particulier une haine aux dames de la paroisse, à l’origine de l’échec d’une exposition qu’en 1885 il a tenté d’organiser à Copenhague : « Ici j’ai été sapé en dessous par quelques bigotes protestantes… » 18

14

Van Melle Josiane, Oser le rouge, Société des Ecrivains, 2015, p. 33. Le livre de la Liberté chrétienne du Docteur Martin Luther avec l’épître dédicatoire du Pape Léon X, Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1879 16 Paul Gauguin, L’Eglise catholique et les temps modernes, un document inédit présenté par Othon Printz, Jérôme Do Bentzinger, Editeur, Colmar, Strasbourg, 2015. 17 Avant et après, p. 185. 18 Lettre du 25 mai 1885 à Emile Schuffenecker. 15

10


Chapitre deux

Une lecture protestante réformée de la Bible Chez Van Gogh « la Bible brûlait ce cerveau de Hollandais »19 « Voilà bien longtemps que j’ai envie d’écrire sur Van Gogh, et je le ferai certainement un beau jour que je serai en train : pour le moment je vais raconter à son sujet ou pour mieux dire à notre sujet certaines choses aptes à faire cesser une erreur qui a circulé dans certains cercles ». 20 La mort empêchera Gauguin d’écrire les pages annoncées ici sur Vincent Van Gogh. Malgré cela, les quelques semaines de cohabitation des deux peintres à Arles durant l’été 1888 conduisent, aujourd’hui encore, sur ce sujet, à la production d’une immense littérature dans le monde entier. Malheureusement, les témoignages directs sur la place de la Bible dans l’imaginaire des deux grands peintres restent peu accessibles. C’est dommage car certains spécialistes estiment qu’en dernière analyse, c’est la « différence confessionnelle du vécu des deux hommes dans leur jeunesse »,21 qui constitue la cause de leur célèbre conflit. Aussi, il nous paraît intéressant de citer un passage rédigé, sans doute en 1897, et placé par Gauguin dans « Diverses choses ». Dans l’esprit du peintre il s’agit d’un événement fort, même si les repères chronologiques se sont estompés. Combien de temps - écrira-t-il - sommes-nous restés ensemble ? je ne saurais le dire l’ayant totalement oublié…tout ce temps me parut un siècle »22. Voici ce texte : Nous travaillâmes quelques mois avec ardeur. Ce fut peu. Ce fut beaucoup. Dans l'atelier une paire de gros souliers ferrés, tout usés, maculés de boue ; il en fit une singulière nature morte. Je ne sais pourquoi je flairais une histoire attachée à cette vieille relique, et me hasardai un jour à lui demander s'il avait une raison pour conserver avec respect ce qu'on jette ordinairement à la hotte du chiffonnier. Mon père dit-il, était pasteur 23 et je fis mes études théologiques pour suivre la vocation que sur ses instances je devais avoir. Jeune pasteur je partis, un beau matin, sans prévenir ma famille, pour aller en Belgique, dans les mines, prêcher l'Évangile, non comme on me l'avait enseigné, mais comme je l'avais compris. Ces chaussures, comme vous le voyez, ont bravement supporté les fatigues de ce voyage !

Citation de Paul Gauguin, reprise dans Oviri, Ecrits d’un sauvage, textes présentés par Daniel Guérin, Galimar1974, p. 292. 20 Avant et après, p.17. 21 Debora Silbermann et Carole Ivory ont particulièrement développé ce point de vue. 22 Avant et après, p. 21. 23 Theodorus Van Gogh, le père de Vincent, était pasteur de l’Eglise Réformée des Pays-Bas. La rigidité doctrinaire et disciplinaire de la Confession Réformée hollandaise ne laisse rien à envier au protestantisme luthérien danois… 19

11


Mes paroles enseignaient la sagesse, l'obéissance aux lois de la raison, de la conscience, puis aussi les devoirs de l'homme libre. On crût à la Révolte contre l'Eglise ; ce fut un scandale. Mon père rassembla un conseil de famille pour me faire enfermer comme fou ; grâce à mon frère aîné, ce bon Théo, on me laissa tranquille mais je dus naturellement quitter l’Eglise protestante. Il y eût en ces temps une terrible catastrophe de feu grisou dans cette mine. Les médecins secouraient les blessés considérés comme viables, puis, débordés par la besogne, abandonnaient à leur souffrance ceux qui devaient mourir. Un de ceux-là, gémissait dans un coin, la figure inondée de sang, le crâne labouré par des éclats de charbon. J’aurais voulu le sauver, moi médecin de l’âme. Inutile, s’écria le médecin du corps, cet homme est perdu à moins que quelqu’un lui donne des soins chaque minute pendant quarante jours. Et la Compagnie n’est point assez riche pour un tel luxe. À son chevet je veillais constamment tout un mois lavant ses plaies, le priant de vivre. Il fut guéri. Avant de quitter la Belgique, j’ai eu la vision de cet homme portant sur son front une série de cicatrices, telle la couronne d’épines24 ; j’eu la vision de Jésus ressuscité ». Gauguin termina la relation de cette épisode par ces mots : « Et Vincent reprit la palette ; en silence il travailla. À côté de lui, ma toile blanche ; je commence son portrait. J’eus aussi la vision d’un Jésus prêchant la bonté et l’humilité ».25 Pour quatre raisons au moins ce texte nous parait important. • Tout d’abord, après sa découverte du protestantisme luthérien à Paris, Gauguin rencontre, à travers Van Gogh à Arles, un protestantisme de type évangélique qui le marquera profondément. • On ne peut s’empêcher de penser, en « écoutant » ces lignes, à quelques célèbres tableaux de Gauguin tel L’autoportrait auprès du Golgotha ou Le Christ au jardin des oliviers ou encore L’autoportrait au Christ jaune. • Par ailleurs, la thèse de Hegel soulignant l’influence de la Réforme sur l’apparition d’un art nouveau à travers la peinture hollandaise « annonçant la laïcisation de la religion » ne prend, à notre avis, pas entièrement en compte l’arrière-fond sacré et mystique que peut cacher la représentation picturale de l’objet le plus banal. Aujourd’hui encore, dans le protestantisme, ce n’est pas seulement la Parole de Dieu qui est sainte mais aussi le papier du Livre qui la contient.26 24

Souligné par Gauguin. Les soulignements, simples ou doubles, constituent une pratique obsédante du peintreécrivain. Nous avons restitué sans modifications le texte manuscrit. 25 Ce texte a été, en premier, publié sur Cd-rom par Isabelle Cahn sous le titre de Gauguin écrivain. Il est aujourd’hui accessible en libre disposition sur le site http://arts-graphiques.louvre.fr n° RF 7259. 26 Il y a quelque temps, sur une suggestion de l’un de nos petits fils, nous avons proposé, lors d’un culte, qu’il nous paraissait « moderne », voire écologique, de remplacer la Bible cartonnée de confirmation ou de mariage par un smartphone doté d’un logiciel biblique performant. Ce fut un tollé !

12


Van Gogh, Paire de souliers sur sol bleu, 1887. Heidegger a commenté cette peinture dans son célèbre texte sur l'Origine de l'œuvre d'art extrait de Chemins qui ne mènent nulle part 27

• Enfin, les propos mis par Gauguin dans la bouche de Van Gogh sur les « paroles qui enseignaient la sagesse, l’obéissance aux lois de la raison, de la conscience ; et puis aussi les devoirs de l’homme libre » apparaissent, bien plus que des propos du « hollandais », comme une illustration de l’une des idées centrales des deux écrits sur « L’Eglise catholique et les temps modernes », que Gauguin rédigera à Tahiti et reprendra aux Marquises.

27

Heidegger écrira : « Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s'étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Pardessous les semelles s'étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace… La toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité…. Dans l'œuvre d'art, la vérité de l'étant s'est mise en œuvre. » Galimard, Chemins qui ne mènent nulle part, 1986

13


14


Chapitre trois

Une lecture juive et théosophique de la Bible. « Sa grosse Bible ne quitta jamais » Jakob Meijer de Haan 28 Si un homme a durablement marqué Paul Gauguin, c’est bien Jakob Meijer de Haan. Venu d’Amsterdam, il s’est installé avec lui en Bretagne, au Pouldu, dans l’Auberge de Marie Henry, amenant dans ses bagages « sa grosse Bible qui ne le quitta jamais ». Bien que de Haan soit juif, cette Bible n’est pas une Thora mais une Bible protestante hollandaise. Instruit en religion, juive et bouddhique, de Haan est également un franc-maçon initié. Il n’entre pas dans le cadre de ces pages de développer toute la fécondité de la rencontre entre les deux hommes.29 Notons seulement que si Gauguin a peint, gravé et sculpté à de multiples occasions de Haan, il ne l’a quasiment jamais évoqué dans ses écrits. Ces deux peintures sur bois peints en 1889 par Gauguin constituent des panneaux sur les portes de deux armoires de l’auberge de Marie Henry A gauche : de Haan sous la lampe New York, Museum of Modern Art A droite: Autoportrait au halo National Gallery of Art Washington

La tête de Meijer de Haan évoque Lucifer (du latin : porteur de lumière), nom utilisé par Milton dans Le paradis perdu, l’un des deux livres qui se trouvent sur la table. Lucifer désigne malgré son titre élogieux, Satan, le diable. Le serpent qui entoure Gauguin est également un symbole figurant souvent le diable. Ici il est transcendé par une auréole, signe de la sainteté du Messie. Au même titre que Lucifer « porteur de lumière » et Satan, Serpent et Messie se trouvent aux antipodes l’un de l’autre dans une lecture classique de la Bible.

Isabelle Cahn, L’abcdaire de Gauguin, Flammarion, Paris, 2003. Le lecteur intéressé pourra consulter sur notre site internet (Othon Printz, blog Le Monde) notre étude intitulée Meijer de Han, « le maître caché » et son « élève » Paul Gauguin . 28 29

15


Dans une lecture « numérique » et théosophique30, les deux symboles forment une union d’ « antinomie complémentaire » qu’il serait trop long de développer ici. …mais Gauguin revint à une lecture catholique des Saintes Ecritures.

A gauche: Eve exotique, 1890 Pola Museum of Art Kanagawa, Japon A droite : Iaorana Maria, 1891 Metropolitan Museum of Art New York

Gauguin ne suivra pas la voie juive et maçonnique proposée par de Haan.31 « Je n’ai jamais été franc-maçon, ne voulant faire partie d’aucune Société par instinct de liberté ou défaut de sociabilité » écrira-t-il dans ses souvenirs.32 Il n’a pas non plus adhéré au judaïsme très libéral de De Haan mais cherchera son salut dans l’Evangile, tel que proclamé dans sa prime jeunesse en la Cathédrale de Lima et enseigné plus tard au Petit Séminaire près d’Orléans. L’auréole est le reflet de ce retour. A-t-il renoncé à la lecture de la Bible de ces protestants qui n’ont de Saints que Dieu et le Christ ? Oui, au vu des déceptions vécues dans sa famille luthérienne danoise. Non, quant à l’esprit de libre lecture, non cléricale, de la Bible. Deux exemples pour illustrer ce point de vue. ▪ Avant de quitter l’Europe pour la Polynésie, Gauguin peindra sa célèbre Eve exotique dont la tête évoque le visage de sa mère. Jusque-là rien d’inédit. Mais peindre sa propre mère nue - même dans l’état d’innocence d’avant la chute - est la transgression d’un tabou biblique qui ne se 30

Dans la guématria, la lecture chiffrée de la Thora Nachasch, serpent, et maschiach, Messie, sont deux mots correspondant au même nombre (358) d’où leurs « liens cachés ». Nous soutenons l’hypothèse que de Haan connaissait cette donnée, élémentaire pour un juif quelque peu instruit, et qu’il l’a communiquée à Gauguin. De même c’est De Haan qui a « ouvert les yeux » de Gauguin sur Le serpent vert, célèbre petit livre théosophique de Goethe. 31 A la fin de sa vie, alors que Gauguin est parti aux antipodes, de Haan se convertira au catholicisme ! 32 Avant et Après, p. 122.

16


rencontre guère ailleurs dans l’histoire de l’art. Cette liberté pourrait-bien être le fruit d’un acquis protestant…33 ▪ En arrivant à Tahiti, sa première grande peinture, Iorana Maria, montre une vierge à l’enfant, parfaitement catholique, sauf que les deux sont de race maorie. Ainsi, aux yeux de Gauguin, Dieu est venu dans l’humanité sans passer par le canal historique des églises ! Cette liberté aussi pourrait provenir d’une lecture libre et… protestante des Saintes Ecritures.

Nous avons également montré ailleurs qu’à l’origine du « galbe » des célèbres « Eves » de Gauguin on trouve deux sources d’inspiration : les fresques des temples de Borobudur à Java - ce que l’on sait depuis longtemps - et, du moins à notre avis, les illustrations de Girardet dans la Bible d’Ostervald. (On peut consulter sur notre site internet deux études. L’une est intitulée : La Bible des Girardet, l’autre : Gauguin, sa Bible protestante et ses célèbres Eves.) 33

17


18


Chapitre quatre

Les « écrits réformateurs » 34 de… Paul Gauguin A Tahiti et aux Marquises Gauguin sera tantôt proche des protestants, tantôt catholique « engagé » : « Elections à Tahiti c’est synonyme de Picpus contre l’ours de Berne. Me voilà donc (qui l’aurait cru), devenu picpus35 pour ne pas être Suisse.36 D’un bord, sale calotin, de l’autre vil sectaire. Parpaillot. Jamais…jamais de ma vie, même lorsque je fis ma première communion je ne fus aussi catholique… »37 Cette ambivalence - Gauguin lui-même l’appellera hypocrisie38 - ne l’empêchera pas de mener une étonnante réflexion de fond sur l’avenir des Eglises, la catholique essentiellement mais aussi, accessoirement, les protestantes. C’est à la fin de son deuxième séjour à Tahiti qu’il rédigera un texte de 36 feuillets qu’il intitulera L’Eglise catholique et les temps modernes. A ses yeux « c’est peut-être au point de vue philosophique ce que j’ai écrit de mieux dans ma vie ». 39 Il le reprendra, en le développant quelque peu, aux Marquises et lui donnera un nouveau titre L’Esprit moderne et le catholicisme. Aux yeux de Gauguin ces deux écrits ont valeur de testament avant sa mort, qu’à Tahiti il cherchait par une tentative de suicide, et qu’aux Marquises il pressentait : « Mes jours étant comptés, Dieu a enfin entendu ma voix implorant, non un changement mais une délivrance totale ». 40 Ces deux testaments écrits vont de pair avec deux testaments picturaux. Le premier correspond au célèbre tableau D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous41. Le second est constitué par la plus énigmatique peinture que le peintre nous ait laissée : Contes barbares.42

Les lecteurs nous pardonneront d’avoir plagié l’expression Ecrits réformateurs généralement appliqué à Martin Luther pour les ouvrages suivants : De la papauté de Rome – A la noblesse chrétienne de la nation allemande – De la liberté du chrétien. 34

Abréviation pour Religieux des Sacrés Cœurs de Picpus. Ces pères sont arrivés en Polynésie en 1836. Ils seront longtemps en forte concurrence avec les protestants venus bien avant eux pour évangéliser les autochtones. Gauguin s’est bien souvent investi dans cette polémique. Aujourd’hui les temps ont bien changé ; pour toujours, nous l’espérons, même si la nomination, en 2016, de Jean-Pierre Cottanceau, appartenant à l’ordre des Pères de Picpus, comme archevêque de Papeete, a été diversement appréciée par certains protestants. 36 A l’époque de Gauguin, ce sont des expatriés d’origine suisse qui constituaient la majorité des protestants blancs de Tahiti. 37 Avant et après, p. 66. 38 « L’hypocrisie a du bon… » écrira-t-il en se référant à ses relations avec l’évêque et le pasteur de la commune d’Atuona aux Marquises. Avant et après, p. 67 39 Lettre de Tahiti au poète symboliste, son ami Charles Morice, de novembre 1897. 40 Post scriptum à un courrier à Charles Morice. 41 Dimensions 139 x 374cm ; date :1897-1898 ; conservation : Museum of Fine Arts, Boston ; 42 131,5 x 90,5 cm ; date : 1902 ; conservation Folkwang Museum, Essen. 35

19


Ecoutons encore Gauguin commenter son travail : « Me remémorant certaines études théologiques de jeunesse ; plus tard certaines réflexions à leur sujet ; quelques discussions aussi. L’esprit des autres… J’eus la fantaisie d’établir un certain parallèle entre l’Évangile et l’esprit moderne scientifique : de la confusion entre l’Évangile et son interprétation dogmatique et absurde par l’Eglise catholique. Interprétation qui amène et le scepticisme et la haine à son égard. »43 Peu de lecteurs se sont évertués à lire entièrement la prose de Gauguin. Voici la réflexion que nous livre Bengt Danielsson, l’un des meilleurs enquêteurs sur la vie de Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises : « Incapable de peindre et ne recevant plus de visites, Gauguin passe son temps à noter les pensées qui agitent son esprit et écrit un long essai sur l'Eglise Catholique et les temps modernes. Il est lui-même convaincu que c’est son magnum opus, aussi bien à cause de son style qu’à cause de l'originalité de ses théories. En cela il se trompe entièrement. Le lecteur courageux qui accomplit l'exploit de lire jusqu'au bout ce manuscrit inédit est, pour dire la triste vérité, surtout frappé par le jargon pseudoscientifique presque inintelligible, les idées banales de l'auteur et l'insuffisance de sa documentation fragmentaire. Si l'on est malgré tout ému, c'est exclusivement parce qu'on sait que l'auteur est sincère et profondément angoissé. »44 Pour notre part, nous avons la faiblesse de croire que, par-delà le goût de Gauguin pour la polémique contre les églises, par-delà son « jargon pseudo scientifique », il développe une pensée théologique, non seulement sincère et profondément angoissée, mais structurée. Certes, la fougue et les envolées lyriques de l'artiste peuvent brouiller les pistes et obscurcir la logique du développement de son discours. Le trouble du lecteur est d'autant plus compréhensible, qu'en restituant dans L'Eglise Catholique et les temps modernes les « diverses choses » qui lui passent par la tête, Gauguin n’introduit ni titres, ni sous-titres. Nous proposons ici de donner, en quelques lignes, le plan que nous avons cru déceler dans le florilège des pages du peintre-écrivain. 1. Pour commencer, Gauguin décrit la thèse qu'il se propose d'attaquer. Se fondant sur la parole du Christ : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église et 43 44

Avant et après, p.139. Danielsson Bengt, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Les Editions du Pacifique, 1988 p. 234.

20


les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle », l'Eglise catholique se déclare « autorité infaillible ». Contrairement à « la raison de chacun », elle édicte des dogmes tels ceux de « la présence réelle du corps et de l'âme du Christ dans l'eucharistie » ou « l'enfantement surnaturel de la vierge Marie ». Quant au pape, « représentant infaillible de cette autorité dogmatique », il condamnera tous les acquis philosophiques et scientifiques qui ne lui paraissent pas conformes à la lettre des écrits bibliques. Seront ainsi condamnés, Galilée, Jean Huss, Jérôme de Prague, les Albigeois et bien d'autres, l’église ayant recours, si besoin, aux tortures de l’Inquisition pour faire taire ceux qui pensent librement. 2. Après ce constat, Gauguin tente de démontrer la supériorité de la raison sur les affirmations dogmatiques de l'église catholique. Et de souligner que le texte fondateur « tu es Pierre », et partant tous les autres textes bibliques, deviennent compréhensibles si on accepte « la raison comme seule autorité naturelle ». Plus généralement « pour peu qu'on étudie la Bible », on constate que « la doctrine qu'elle renferme », tant au niveau de l'Ancien que du Nouveau Testament, s'énonce sous « une forme symbolique ». 3. Cette compréhension symbolique des textes se fait progressivement. A l'image de ce que l'apôtre Paul a écrit, le Christ nourrit ses disciples « par du lait d'abord, puis par une nourriture intellectuelle plus solide ». Et c’est lentement qu’émerge un « sens moral, compréhensif » des Ecritures. 4. Dans leurs approches figées et dogmatiques, l'église catholique, mais aussi l'église protestante, sont un contre- témoignage du message du Christ. Et Gauguin de montrer que « la Bible a raison contre l'église ». Qu'on en finisse donc avec cette lecture littérale, avec « la lettre qui tue », pour que triomphe « l'esprit qui vivifie ». Ainsi, « dégagée de ce surnaturalisme hors de la réalité vraie … la grande figure du Christ n'en reste pas moins magnifique de beauté, de grandeur, comme le plus beau type historique d'idéal réalisé, d'idéal de réalisation progressive, indéfinie, en identification de la nature divine, indiqué, affirmé, offert en destinée aux aspirations de la nature humaine ». 5. Après un retour très critique sur les thèmes de la naissance virginale de Jésus, l'eucharistie, le culte des reliques, sur les indulgences et le rôle des jésuites, Gauguin aborde la question de la résurrection des morts : « cette résurrection du Fils de l'homme, cette résurrection des morts sortant de leurs sépultures, énoncée comme devant venir à la fin des temps, ne doit pas arriver avec ce sens théâtral, surnaturel, frappant les sens, qu'enseigne toujours de même d'après le sens littéral, l'Eglise catholique, mais doit être entendue dans ce sens moral, naturel, rationnel, expliquant tant d'autres textes ». La résurrection est en fait « une régénération complète » ou, si l'on veut « un amour du progrès ». 6. La foi en un progrès possible est largement développée. Elle va de pair avec une compréhension spirituelle des Ecritures. « Le christianisme se trouve en concordance scientifique avec le spiritualisme ». Au même titre que les églises, il 21


y a donc lieu de critiquer les « matérialistes, attardés de la science moderne, toujours en progression ». 7. Les longs développements consacrés aux sciences, allant de l'anatomie, de la physiologie et de la psychologie jusqu'à la physique et l'astronomie, sont d'un abord difficile pour un lecteur du XXIème siècle. Retenons simplement, qu'en plus de ses efforts d’acquisition de connaissances approfondies de la Bible, Gauguin s'est évertué à comprendre les sciences dites exactes de son époque. 8. Les textes bibliques sont cités en abondance mais sans références précises ; seul le livre biblique est mentionné, jamais le chapitre ou le verset. Si Gauguin possédait bien une Bible qu’il étudiait avec ardeur, il se fiait souvent à ses souvenirs pour rédiger son ouvrage. Cette manière de procéder explique les approximations des citations. Si sa mémoire fait défaut, il contourne le problème. Ainsi, à l’occasion, il rapporte une citation qu’il attribue au « prophète 45 X»! 9. En conclusion de son écrit, Gauguin établit une sorte de synthèse de sa pensée. Ecoutons-le, une fois encore, dans son style et son vocabulaire bien à lui : « … la nature comme la vie est une ; L’être46 en son universalité un. Ces harmonies expressives de l'unité vivante de la nature, les artistes, les poètes, s'en inspirent et les traduisent en leurs œuvres, en leurs reproductions d'idéalisme. C'est aux philosophes à en définir, par le fait et en raison, le sens scientifiquement, supérieurement démonstratif, compréhensif qui au fond peut mettre de plus en plus en lumière, résoudre ce problème humanitaire toujours posé : expliquer ce que nous sommes, d’où nous venons, où nous allons ? Maintenant dans cette conception philosophique, universelle de la nature, résultant d'idées déjà formulées, admises dans la société moderne, combinées avec d'autres qui ne font encore que couver, mais qui s'y adaptent logiquement, qu'y a-t-il en discordance avec la doctrine biblique ou du Christ? ». Il convient donc, en définitive, et à l’instar des paroles du prophète Esaïe, de « tuer le Dieu des temples » pour adorer comme seul Dieu celui qui « désormais réside dans la sagesse, dans la vertu : pour devenir comme Jésus le type parfait, le fils de Dieu ». ***

45 46

Par exemple en folio 146 verso. En folio 158 recto, et dans une note marginale, Gauguin note « Dieu » ou « Être »

22


Me remémorant certaines études théologiques, quelques discussions aussi… Dans les pages qui précèdent nous avons évoqué la grande figure de Mgr Félix Dupanloup, responsable du Petit Séminaire où Gauguin a été, un temps, scolarisé. Nous avons également souligné la place du pasteur Kuhn qui a marié Gauguin, baptisé son premier enfant et traduit le célèbre écrit du Réformateur : Le livre de la Liberté Chrétienne. Enfin nous avons résumé les deux « écrits réformateurs » de Paul Gauguin.

Mgr Félix Dupanloup 1802-1878

Pasteur Félix Kuhn 1824-1905

23


Autoportrait près du Golgotha Museu de Arte, Sao Paulo, 1896.

L’Esprit Moderne et le Catholicisme, 1902, La seconde version du manuscrit de Gauguin est conservée au Art Museum Saint-Louis, Missouri.

Après une lecture attentive de ces trois documents, une question s’est imposée à nous. Et si Gauguin, dont nous connaissons la prodigieuse mémoire, s’était souvenu d’avoir consulté ou du moins entendu parler des écrits de ces deux hommes qu’il a côtoyés de près ? En effet, au-delà d’une certaine similitude dans l’énoncé des titres, nous avons perçu une même quête centrée sur l’origine, les dérives institutionnelles et le devenir possible du message chrétien. Un accès, facilité par internet à ces documents, permettra sans doute dans l’avenir une meilleure approche du problème. Pour l’heure nous voyons cette hypothèse renforcée - toutes proportions gardées ! - par une démarche similaire de Luther et de Gauguin. En un fol espoir de dialogue, qu’ils croient encore possible, Luther a envoyé son écrit au pape Léon X avec une « épître dédicatoire » alors que Gauguin « fit parvenir indirectement, très indirectement, ses feuillets manuscrits à l’évêque »47. En vain dans les deux cas. 47

Avant et après p. 139.

24


Chapitre cinq

Vers une communauté évangélique de service ? Au moment de reprendre son manuscrit sur l’Eglise catholique - nous sommes en 1902 - Gauguin vit dans les lointaines îles Marquises où, élément dominant, la mort est omniprésente. Le déficit des naissances par rapport aux décès a été chiffré à un sur trois ! Gauguin lui-même, gravement malade, sait sa fin prochaine. Son opposition à l’évêque, Mgr Martin, est à son comble. Par contre, il se sent proche de Paul Vernier qui fait à Hiva Oa office de pasteur et de médecin. Par ailleurs, la petite communauté protestante, très minoritaire par rapport à la communauté catholique, comprend en son sein un diacre nommé Tioka. Pour des raisons multiples, les deux hommes fraternisent et, à la manière marquisienne, ont échangé leurs noms et ce qui s’y rattache. Ainsi le « inoa », le « nom » de Tioka, est entré en Gauguin et réciproquement. Gauguin est donc, dorénavant, remplie de « l’esprit » de Tioka, un esprit d’authentique simplicité évangélique, même s’il n’exclut pas certains débordements dont, un même penchant pour l’alcool.48

Cette photo, qui provient des archives du pasteur Vernier, montre Tioka entouré de ses trois enfants adoptifs à savoir de gauche à droite Timo, le traducteur de Gauguin, Tohotaua, aussi appelée Sarah, le modèle préféré du peintre aux Marquises et Kahui, cuisinier et palefrenier de l’artiste. Les questions se rapportant à Gauguin aux Marquises connaissent un regain d’intérêt. Signalons deux ouvrages récents : • Jacques Bayle-Ottenheim, Hiva Oa (1901-1903) Gauguin aux Marquises, Société des Océaniste, Paris, 2016, 38 pages. Cette brochure contient bien des renseignements inédits sur le sujet. • Caroline Boyle-Turner, Paul Gauguin et les Marquises, Paradis trouvé, Editions Vagamundo, 2016, 250 pages. Ce livre, aussi remarquable que sa traduction, est disponible dans sa version originale en langue anglaise sous le titre : Paul Gauguin and The Marquesas Paradise found ? Vagamundo, 2016. 48

25


Osons, à présent, faire une comparaison entre l’environnement religieux que Gauguin a rencontré auprès de Tioka et celui que la Réforme a connu à ses débuts. A l’intention d’un mouvement catholique, « Dieumaintenant », le professeur Matthieu Arnold, grand spécialiste protestant de Luther, a décrit le commencement de la Réforme en ces termes : « Après l’échec des conciles dits « de réforme » du XVe s. l’attente est brûlante d’une réforme de l’Eglise ‘ dans sa tête et dans ses membres ‘, avec un retour à la simplicité des temps apostoliques. Pour certains, cette espérance se teinte de couleurs eschatologiques, et coïncide avec l’ardent désir de la fin du monde : c’est Dieu en personne, ou son Esprit, qui viendra réformer l’Eglise - à moins que, comme le souhaitent d’autres encore, cette réforme introduise un ordre social plus juste et soit l’œuvre des petites gens, au besoin par les armes. »49 A nos yeux, cet état d’esprit fut le moteur essentiel qui a conduit Gauguin à rédiger, puis à reprendre pour le finaliser, son essai sur L’Eglise catholique. Il fallait un courage exceptionnel à cet homme malade, qui savait sa mort prochaine, pour effectuer, à côté de bien d’autres activités, ce travail assez considérable. Son goût pour la polémique a été mis en avant pour comprendre cette entreprise ; c’est insuffisant. Dans un autre texte, également rédigé aux Marquises en 1902, Gauguin confesse : « Comme on le voit, plus je vieillis moins je me civilise. La vie commence à avoir un sens tout autre ».50 Nous estimons que Gauguin a connu une forme de conversion liée, entre autre, à un phénomène météorologique.51 En effet, à peine achevé son manuscrit, L’Esprit moderne et le catholicisme, il vécut « l’apocalypse » mais, « Dieu que j’ai souvent offensé, m’a cette fois épargné. Au moment où j’écris ces lignes un orage tout à fait exceptionnel vient de faire de terribles ravages. Dans l’après-midi d’avant-hier, le gros temps qui s’accumulait…prit des proportions menaçantes…Seul, dans ma case, je m’attendais à chaque instant la voir s’écrouler…Ma maison démolie avec tous mes dessins, matériaux accumulés depuis 20 ans, c’était ma ruine. Vers dix heures un bruit continu, un édifice de pierre qui s’écroulerait attira mon attention. Je n’y tenais plus et sortis dehors de ma case, les pieds aussitôt dans l’eau. A la pâle lueur de la lune qui venait de se lever j’ai pu voir que j’étais ni plus ni moins qu’au milieu d’un torrent qui charriait les cailloux venant se heurter

49

Martin Luther (1483-1546) par Matthieu Arnold. www.dieumaintenant.com/luther.htlm. Paul Gauguin, Racontars de Rapin, Editions Avant et Après, Taravao, Tahiti, 1994, p. 17. 51 Un élément météorologique serait également à l’origine de la vocation monacale de Luther. Début juillet 1505 il se promena dans un champ quand éclata un orage. Le tonnerre projeta Martin à terre. Dans cette angoisse de mort il s’écria : « Aide-moi, Sainte Anne, je veux devenir moine… » 50

26


aux piliers de bois de ma maison. Je n’avais plus qu’à attendre les décisions de la Providence et je me résignais. La nuit fut longue ».52 L’épisode a profondément marqué Gauguin puisqu’il l’a repris en 1903, peu de jours avant sa mort. Ecoutons toute la poésie qu’il met dans son propos.

Si Gauguin a été sauvé des eaux, Tioka, son voisin et ami, avait tout perdu. Même le terrain de sa maison était devenu inutilisable. Sans hésitation Gauguin céda à son « frère » la moitié de son propre parcelle en veillant que l’opération soit, de suite, inscrite au cadastre…Soli Deo gloria disait Luther, mais l’expérience de la grâce implique l’action… Aux Marquises on se souviendra longtemps du geste de Gauguin. Quinze ans plus tard, Timo, l’un des enfants adoptifs de Tioka, en parlera encore.53 De manière beaucoup plus générale le comportement de Gauguin aux Marquises est très différent de celui qu’il affichait à Tahiti. Hautain, ne s’intéressant sur l’île principale qu’aux femmes autochtones, il devint ici un véritable défenseur des habitants du pays. Nous sommes persuadés que sa proximité avec Tioka a grandement influencé le changement d’attitude de Gauguin. Peut-on, pour autant, parler de « conversion » ? Nous hésitons car le mot revêt aujourd’hui une connotation fondamentaliste qui n’est pas de mise. « Engagement moral » est juste mais trop restrictif. En définitive un mot de Marc Lienhard dans son ouvrage sur Luther 52 53

Avant et après p .71. O’Brien, White Shadows in the south seas, 1919, T. Werner Laurie

27


nous semble adéquat. Dans le dernier chapitre, Luther en son temps et Luther pour notre temps, il écrit : « La Bible était pour lui plus qu’un recueil d’opinions justes, ou de citations permettant d’étayer les affirmations doctrinales. Le lecteur de la Bible ne devait pas seulement s’appliquer au texte et à son sens, mais aussi appliquer le texte à son existence. Alors il fera, et nous ferons, l’expérience d’être portés, nourris par une parole qui nous touche personnellement et qui n’atteint pas seulement l’esprit, mais le cœur ».54 Et voici, littéralement reproduit, l’avant dernier paragraphe de la première version de l’écrit de Gauguin : «Et Isaïe s’écrie. Dieu dit : qu'ai-je à faire de toutes vos obligations, l’encens m’est en abomination, je ne puis souffrir vos nouvelles lunes, vos sabbats, et vos autres fêtes ; tout cela m’est iniquité et fainéantise : assistez l'opprimé, faites justice à l'orphelin, défendez la veuve et après cela venez et entrons en discussion… »

54

Marc Lienhard, Luther, Labor et Fides, Genève, 2017, p.580.

28


En guise de postface Lettre posthume à Paul Gauguin. Bonjour Monsieur Gauguin,55 Deux aspects de votre riche personnalité me fascinent de longue date : vous êtes à la fois un célèbre alchimiste de la peinture et un commentateur averti de la Bible. Et ce rapprochement n’est pas fortuit, c’est même vous qui l’avez induit... J’en veux pour preuve les lignes introductives à votre écrit sur L’Eglise catholique et les temps modernes. Avant que ne se manifeste votre riche culture biblique vous nous avez livré une de ces phrases sibyllines dont vous avez le secret : 56

Et vous ajoutez, pour « rassurer le lecteur », que, malgré les apparences, vos propos ne sont pas « sacrilèges » mais que, « pour peu que le lecteur étudie la Bible », il lui apparaîtra que votre « âme n'est pas irréligieuse » ! Pour ma part j’en suis convaincu ayant la chance de posséder l’essentiel de vos écrits. Ainsi, j’ai pu « vérifier » que la dynamique qui anime votre vie d'artiste et d'homme, à savoir « apprendre, aimer et créer », vous la fondez dans « l'acte créateur » du Dieu de la Bible, « qui ne se repose jamais », et sur « le principe du Christ que tous les hommes sont frères ».57 Vos développements se trouvent malheureusement - encore trop cachés dans des manuscrits - j’allais écrire des reliques que vous avez intitulées Diverses Choses 58 à Tahiti et L’Esprit moderne et le catholicisme aux Marquises. Permettez-moi de vous confier que le protestant que je suis, qui n’aime que modérément les reliques, souhaiterait que tous puissent accéder à vos écrits. N’étais-ce pas ce que Luther voulait en traduisant et en diffusant largement la Bible ? 59

Oui, Monsieur Gauguin, votre message nous importe car il est souvent d'une brûlante actualité. Cette expression est le titre donné par Gauguin à l’une de ses célèbres peintures réalisée en 1889 en Bretagne, aujourd’hui conservée à la Narodim Galerie de Prague. 56 « L’alchimiste trouvera en rentrant de la messe son creuset rempli d'or… ». Diverses choses, Folio 139 verso. 57 Mes citations proviennent pour l’essentiel des deux écrits sur L’Eglise catholique et d’Avant et après. 58 L’esquisse de La Mousmé dans un fauteuil a été reproduite à parir du CD réalisé par Isabelle Cahn. (Voir bibliographie) 59 Dans son livre consacré à Paul Gauguin et les Marquises, Caroline Boyle Turner a annoncé (en page 188 note 48) la parution, sous la signature d’Elisabeth Childs, d’une version commentée de L’Esprit moderne et le catholicisme pour l’année…2016 ! Pour notre part nous avons publié en 2015 la première version de l’ouvrage, intitulé L’Eglise catholique et les temps modernes (voir bibliographie). 55

29


Ainsi, permettez que je cite trois longues phrases issues de votre plume. Elles m’apparaissent magnifiques de profondeur et… de complexité ! « Le principe que celui qui voudra être le premier soit le serviteur de tous n’est-il pas l’assise primitive la plus essentielle de toute constitution sociale, d’union en concorde vivifiante, conciliatrice, dévouée, familiale, patriotique, humanitaire, impliquant tous les développements ultérieurs d’organisation conforme ? N’est-il pas le principe de consécration de l’homme libre constitué socialement comme citoyen, en démocratie souveraine, avec égalité des droits pour tous, se gouvernant par le suffrage universel, sous le régime d’intelligence conciliatrice de l’arbitrage des majorités électrices et parlementaires, à décisions toujours temporaires, pour consacrer le droit en appel des minorités dans des élections nouvelles, pour correspondre aux manières de voir de tous, aux conceptions progressives des idées, des réformes, de l’idéal à réaliser à mesure qu’il est de mieux en mieux compris, ce sentiment n’est-il pas le sentiment d’inspiration de la fraternité ? Entre ces principes de fraternité chrétienne et de démocratie moderne, de citoyens libres régis par la même loi d’égalité, n’y a-t-il pas affinités, entente, accord naturel en évitement d’une dissidence, conflits, fusion, identification comme éléments complémentaires d’organisation ? 60 » On perçoit, dans l’ensemble de vos écrits théologiques, qu’en plus des Saintes Ecritures vous êtes familier du protestantisme en général et du luthéranisme en particulier. Vous reconnaissez d’ailleurs - mais sans dire merci, ni à votre femme, ni à vos compagnes protestantes de Polynésie - que l’esprit de la Réforme qu’elles vous ont insufflé, vous a permis d’interpréter la Bible « comme vous l’entendez » et que ce même esprit vous a amené à la « liberté de tout entreprendre ». En contrepartie, reconnaissons que vous avez honoré ces femmes par la création de sublimes portraits. Reste pour moi une énigme. Vos odes sur l’amour universel, dont l’Evangile constitue pour vous le ressort principal, vous les faites cohabiter dans les mêmes écrits - souvent à peu de lignes de distance - avec la plus profonde des haines. Celle que vous portez à l’évêque, au gendarme ou à l'administrateur colonial sont bien connues. Vous les justifiez par votre amour des « plus pauvres d’entre vos frères », ces Marquisiens et aussi…Marquisiennes que vous côtoyez quotidiennement. Jusqu’ici je peux vous comprendre et quelques fois vous approuver.61 Mais pourquoi avoir perdu tellement de temps, d’énergie et d’encre à déverser tout le fiel dont votre génie est capable sur deux groupes de femmes : les luthériennes danoises et les sœurs catholiques ? Concernant les premières62 il me semble qu’un recours au vécu de vos jeunes années s’impose. Votre union avec Mette - danoise, rappelons-le - fut un échec que vous n'avez jamais réussi à dépasser. Mais la généralisation de votre haine « des familles protestantes et toutes leurs institutions à mariage »63, n’est pas digne du grand esprit que vous voulez être. Quant aux Sœurs enseignantes du village d’Atuona, j’ai presque honte à rappeler la vulgarité de vos propos. « Avec tristesse et dégoût, écrivez-vous, je vois passer ce troupeau de vierges malsaines et malpropres – des bonnes sœurs…si en dehors de la nature, contraire au

Citation reproduite dans Oviri, Ecrits d’un sauvage p. 200. Les disputes entre Monseigneur et Gauguin sont pour le moins ambiguës. Le peintre les évoque de multiples fois dans AVANT et Après, notamment dans les pages 94 à 102 du manuscrit. Nous avons vu plus haut que Gauguin a envoyé son manuscrit à l’évêque. En retour celui-ci lui prêta un immense ouvrage illustré portant le titre : Les Missions Catholiques Françaises au XIXème Siècle. Armand Collin, Paris, 1901. 62 Voir AVANT et après, manuscrit pp. 144 et suivantes, que Gauguin conclut de manière péremptoire par ce mot : « Je hais les Danois !» 63 Il faut se reporter au texte de Philippe Verdier, opus cité p. 324 pour trouver ces textes sur le mariage. 60 61

30


sentiment vrai, qui est l’Amour…Et artiste, amoureux de beauté, des belles harmonies, je m’écrie : ‘Cela une femme ! Oh ! non ! »64 Vous avez certes une faible excuse. L’ouvrage que Monseigneur Martin vous a fait parvenir contient une photo qui fut pour vous plus provoquante que les discrètes sœurs de l’école d’Atuona elles-mêmes. N’empêche, vous auriez été bien inspiré de vous remémorer les écrits de Luther, mis jadis à votre disposition par le pasteur Kuhn pour vous préparer au mariage. Vous auriez été impressionné par l’accueil réservé par le Réformateur aux 9 nonnes qui s’étaient échappées de leur couvent ! Et, soit dit, en passant, vous auriez aussi découvert que Luther a fixé à 15 ans l’âge optimal du mariage des filles !65 J’en étais là, lorsque, continuant à lire vos manuscrits, ce passage m’a frappé :

Voilà sans doute la réponse qui explique vos haines profondes ! Quelle étonnante lucidité, Monsieur Gauguin ! Quelle capacité d’introspection ! Quelle honnêteté aussi. Me revient en mémoire l’un des fondements de la pensée des alchimistes, à savoir le concept de Coïncidentia oppositorum, de « complémentarité des contraires ».66 Admirant la sculpture, que vous avez offerte jadis à votre femme, on peut légitimement se demander si les deux « G » ne restent pas, toujours et encore, enlacés ?

67

64

AVANT et après, manuscrit p.101. Le récit pittoresque et poignant de la fuite des 9 nonnes commence ainsi : « Chez moi sont venues neuf de ces nonnes qui ont rompu leurs vœux – petit peuple misérable, mais qui m’ont été adressées par d’honorables bourgeois… Elles m’ont fait beaucoup de peine. Tu voudrais savoir ce que je compte faire d’elles... ? » Cité par Matthieu Arnold, Luther, p. 349. On sait que l’une d’elles, Catherine de Bora, deviendra la femme de Luther. 66 Sur le concept de Coïncidentia oppositorum, (nous l’avons évoqué en page 7 note n°3) sur sa place en psychanalyse jungienne, en ethnologie, en anthropologie chez Mircea Eliade, dans l’alchimie aussi, le lecteur trouvera d’amples renseignements sur internet en tapant simplement la locution « Coïncidentia oppositorum+alchimie ». 67 Les deux « G » (Gauguin-Gad), sculpture conservée au Musée d’Orsay est intéressante pour notre propos. Voici le descriptif donné par le Musée : « Ce qu'exprime Gauguin dans cette œuvre, c'est le moment du choix, du renoncement à la vie aisée pour la vie de peintre. Cette décision le taraude durant plusieurs années et jette sa femme dans une détresse affective et morale d'où naissent sa déception et ses rancœurs. Elle souffre d'autant plus 65

31


Logiquement vous auriez dû divorcer, vous qui saviez, tous deux, que depuis Luther le mariage n’était plus un sacrement… Vous ne l’avez pas fait car, quand bien même vous aviez interrompu tous vos échanges épistolaires, vous avez continué à aimer Mette. Nous savons par le pasteur Vernier que vous aviez une photo d’elle et de vos enfants dans la Maison du jouir.68 Et Mette continuait, elle aussi, à se soucier de vous.69 Quant aux Sœurs d’Atuona, ne les avez-vous pas aussi quelque peu aimées, jusqu’à immortaliser l’une d’entre elles dans votre énigmatique tableau ?

70

Il serait présomptueux de ma part de m’étendre dans cette lettre sur la notion de Coïncidentia oppositorum qui, je le sais à présent, vous est familière à vous qui méritez le titre de Docteur en Arts, en Théologie et…en Alchimie !71 Je rappellerai simplement que c’est dans l’au-delà que se résoudra la problématique de la complémentarité des contraires et qu’alors l’ombre et la lumière ne feront qu’UN. *** Cher Monsieur Gauguin, aujourd’hui en ce 8 mai 1903 vous l’avez rejoint, cet au-delà. Vous ignorez donc les deux messages rédigés le jour même de votre départ. Les voici ; • Le 8 mai 1903 le Frère Ancelin Mahé, que vous avez croisé à Atuona, a noté, vous concernant, dans son journal personnel : « Le voilà mort, et de mort subite. A présent, où est-il ? Qui nous le dira ? »

que leur union est un mariage d'amour, peu habituel dans les milieux bourgeois de l'époque. Mais une force intérieure porte Gauguin vers l'accomplissement de son destin. Malgré l'éloignement affectif et géographique, Mette est restée attachée à ce souvenir dont elle ne s'est jamais séparée ». 68 Notes inédites conservées dans les archives de Paul Vernier. 69 Dans une lettre inédite le petit-fils de Paul Gauguin a fait savoir au petit-fils de Paul Vernier que sa grand-mère était heureuse que le pasteur Vernier « soit, non seulement l’ami mais aussi la seule personne entièrement sympathique parmi les blancs de son entourage ». (Archives Georges Combier) 70 Sœur de Charité, McNay Art Museum, San Antonio, Texas (1902). La Sœur est entourée de cinq marquisiens, dont certains figurent dans d’autres tableaux. Concernant sa position le peintre s’est inspiré d’une autre photo figurant dans le livre Les Missions catholiques (p. 427 : Parloir du couvent d’Alexandrie) 71 Après le propos de Gauguin sur l’alchimiste, rapporté plus haut, il valorisera encore cette fonction : « Et toi alchimiste, savant, médecin, philosophe, poëte (sic) … ». Conscient de sa valeur, le peintre s’est attribué d’amples connaissances dans tous ces métiers ! Ainsi il écrira, dans AVANT et Après, que, le docteur Buisson parti, il ne restait plus à Hiva Oa que « deux personnes ayant des connaissances médicales, Vernier et moi ». Entre parenthèse il ajoutera néanmoins…Vernier surtout ! Nous avons également vu plus haut qu’il avait une haute opinion de ses acquis théologiques ! (p. 20)

32


Dans le journal tenu par la famille Kekela, missionnaires protestants hawaïens, et que vous avez bien connus, on lit ceci : « L’étranger Gauguin désire un terrain pour nourrir un cheval :$ 2.00 est le prix à payer pour le mois. Gauguin est décédé le 8 mai à dix heures ; il mourut de mort qui mène à Hawaiki (i mate hawaiki ai) …Elle a été réglée la dette de Gauguin… ».72 Hawaiki est, je ne vous l’apprendrai pas, l’île mythique où les peuples de Polynésie situent leur origine. Et dans leurs légendes, l'esprit retourne vers Hawaiki après leur mort. Pouviez-vous rêver plus extraordinaire destin ? Adieu Monsieur Gauguin et merci.

Othon Printz

Ua mate Gauguin i te’a 8 o mai 1903, la mort de Gauguin en marquisien. Texte traduit et commenté par Mgr Lecleac’h, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes, n°279/280 p.26-27. Dans ce même numéro on peut lire deux autres articles essentiels pour comprendre ce qui s’est passé le jour et le lendemain du décès de Gauguin. Il s’agit de l’article, long et complet, de Joseph Le Port, Funérailles de Gauguin : du nouveau ? (pp. 2-24) et de la très intéressante note de Robert Koenig, Petite histoire de la tombe de Gauguin. (pp. 28-31). Nous avons sollicité l’autorisation de reproduire sous forme de facsimilé ces trois articles. On les trouvera en annexe. 72

33


34


Principaux livres et articles cités • Arnold Matthieu Martin Luther (1483-1546) www.dieumaintenant.com/luther.htlm. • Arnold Matthieu, Luther, Arthème Fayard, 2017. • Bayle-Ottenheim Jacques, Hiva Oa (1901-1903) Gauguin aux Marquises, Société des Océaniste, Paris, 2016. • Boyle-Turner Caroline, Paul Gauguin et les Marquises, Paradis trouvé, Editions Vagamundo, 2016. Ce livre est disponible dans sa version originale en langue anglaise sous le titre : Paul Gauguin and The Marquesas Paradise found ? Vagamundo, 2016. • Cahn Isabelle, Cd-rom Gauguin écrivain. Il est aujourd’hui accessible en libre disposition sur le site http://arts-graphiques.louvre.fr n° RF 7259. • Cahn Isabelle, L’abcdaire de Gauguin, Flammarion, Paris, 2003. • Danielsson Bengt, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Les Editions du Pacifique, 1988. • Dupanloup Félix : L’œuvre par Excellence ou Entretiens sur le Catéchisme, Charles Douniol, libraire-éditeur, Paris 1868. • Dupanloup Félix, Défense de la Liberté de l’Eglise, Librairie Catholique de Perisse Frères, Paris, Lyon, 1864. • Ferry Luc, 7 façons d’être heureux ou les paradoxes du bonheur, XO Editions, 2016. • Gauguin Paul, Avant et après, Editions Avant et Après, Taravao, 1989 • Gauguin Paul, L’Eglise catholique et les temps modernes, un document inédit présenté par Othon Printz, Jérôme Do Bentzinger, Editeur, Colmar, Strasbourg, 2015. • Gauguin Paul, Racontars de Rapin, Editions Avant et Après, Taravao, Tahiti, 1994, p. 17. • Guérin Daniel, Oviri, Ecrits d’un sauvage, Galimar,1974. • Heidegger Martin, Chemins qui ne mènent nulle part, Galimard, 1986. • Jamet Christian, Gauguin à Orléans, Editions La Simarre, 2013. • Kuhn Félix, Le livre de la Liberté chrétienne du Docteur Martin Luther avec l’épître dédicatoire du Pape Léon X, Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1879. • Lecleac’h Hervé, Ua mate Gauguin i te’a 8 o mai 1903, la mort de Gauguin en marquisien. Texte traduit et commenté par Mgr Lecleac’h, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes, n°279/280 p.26-27. • Lienhard Marc, Luther, Labor et Fides, Genève, 2017, p.580. • Luther Martin, Œuvres, tome deux, publié sous la direction de Matthieu Arnold et Marc Lienhard, Bibliothèque de la Pléiade, n°622. • Morland Jacques, Enquête sur l’influence allemande, Mercure de France, 1902. 35


• O’Brien, White Shadows in the south seas, The Century, New-York, 1919. • Printz Othon, Gauguin et le protestantisme, rencontre avec des hommes et…des femmes, Jérôme Do Bentzinger Editeur, Colmar, 2008. • Printz Othon, Paul Gauguin le peintre-écrivain, Jérôme Do Bentzinger Editeur, Strasbourg, Colmar, 2010. • Printz Othon, http://othonprintz.blog.lemonde.fr Etudes intitulées : 1. Meijer de Han, « le maître caché » et son « élève » Paul Gauguin. 2. La Bible des Girardet. 3. Gauguin, sa Bible protestante et ses célèbres Eves. • Tavernier et O’Reilly, L’Ecriture de Gauguin, étude graphologique, Société des Océanistes, Musée de l’Homme, Paris, 1968. • Van Melle Josiane, Oser le rouge, Société des Ecrivains, 2015. • Verdier Philippe, Un manuscrit de Gauguin :l’Esprit moderne et le catholicisme, Wallraraf-Richartz, n°46, Cologne 1985.

36


Table des matières Préface

3

Introduction

5

Chapitre premier De la lecture catholique des Saintes Ecritures… … à la méditation luthérienne de la Bible

7

Chapitre deux Une lecture protestante réformée de la Bible

9

Chapitre trois Une lecture juive et théosophique de la Bible

13

Chapitre quatre Les « écrits réformateurs » de… Paul Gauguin

17

Chapitre cinq Vers une communauté évangélique de service ?

21

Conclusion …i mate hawaiki ai

27

Postface

29

Principaux livres et articles cités Table des matières

31 33

37


Rabat sur quatrième de couverture Lorsque Gauguin eut achevé la rédaction de son livre consacré à L’Esprit moderne et le catholicisme il s’occupa avec beaucoup d’attention de la présentation de l’ouvrage. Il fixa le manuscrit entre deux planchettes de bois et colla sur les faces, bien lissées, des monotypes tirés sur une imitation de papier Japon. L’un de ces monotypes nous a, de longue date, intrigué à cause de la ressemblance de l’Eve, proposée ici, avec une des gravures insérées dans certaines Bibles dites d’Ostervald. Or c’est une Bible d’Ostervald que Gauguin reçut en 1873, à l’occasion de son mariage à Paris, à l’Eglise luthérienne de la Rédemption, des mains du pasteur.73 C’est aussi une Bible d’Ostervald qui lui a servi de référence pour ses écrits.

Paradis perdu, gravure sur bois, 1902 Art Museum, Saint Louis, Missouri, USA

Gravure de Girardet illustrant Genèse, chapitre I, 27 à II, 22

D’autres médaillons de cette même Bible évoquent une même ressemblance.

Gravure de Girardet illustrant Genèse I, 24-27

Eve exotique voir p. 16

Nave nave fenua, 1892, Musée de Grenoble

Jusqu’ici le célèbre « galbe » des Eves de Gauguin a été considéré comme inspiré par les représentations de certaines femmes sur les frises du temple de Borobudur à Java. C’est certain. Mais la Bible qui l’a accompagné sa vie durant a dû lui servir, bien plus encore, comme modèle majeur. Pour plus d’informations le lecteur pourra consulter sur le blog Othon Printz, Blog le Monde les trois études suivantes : Gauguin, sa Bible et ses célèbres Eves – La Bible des Girardet 73

– Gauguin et le mythe de l’androgyne.

38


39


40


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.