EDITO
TOUJOURS ‘‘ Il est bon d’aimer autant que l’on peut, car c’est là que gît la vraie force, et celui qui aime beaucoup accomplit de grandes choses et en est capable, et ce qui se fait par amour est bien fait. ’’ Vincent Van Gogh - Lettres de Vincent à son frère Théo (1872-1890)
Strasbourg, toujours. Jamais sans doute auparavant, l’équipe d’Or Norme n’aura si intensément vécu la connexion profonde et intime entre le magazine qu’elle réalise, et la ville qu’elle habite et qui l’habite tout autant. C’est notre fierté de vous proposer depuis huit ans un magazine d’information, un magazine de journalistes, et ce Numéro 32 en est la parfaite illustration malgré, ou plutôt justement, par son caractère exceptionnel.
Celle de Marek Halter est d’or et son entretien avec Jean-Luc Fournier est de la même veine. Enfin, et parce qu’il est impossible de mettre en exergue tout le sommaire de ce numéro si dense (pour la première fois 148 pages !), ne manquez pas le dossier que nous consacrons à l’Europe, dont le destin, évoqué dans nos dernières pages par Jean-Luc Nancy, va à nouveau se jouer dans quelques semaines et qu’à Strasbourg, bien plus qu’ailleurs, nous en mesurons l’importance. Lors du bouclage de ce numéro, ce sont les mots de Vincent Van Gogh à son frère, cités plus haut, qui résonnent en nous de manière si particulière et si puissante. Et je suis convaincu, qu’après avoir lu le témoignage de Damian Myna, vous comprendrez également comment quelqu’un qui est porté par cette force, et qui a l’humilité de comprendre et d’accepter que ce n’est pas seulement lui qui a agi mais quelque chose de bien plus puissant que lui, a pu, grâce à son amour de la vie, de Rosana, et tout simplement de l’autre, se comporter en héros.
Exceptionnel par son contenu d’abord : un dossier exclusif sur le drame que notre ville a vécu le 11 décembre dernier, dans lequel vous pourrez lire les témoignages de Jean-François Illy (directeur de la sécurité Publique du Bas-Rhin au moment des faits), de Dorota Orent (la maman de Bartek, une des victimes de l’attentat) et puis, surtout, le témoignage bouleversant sur bien des plans, de Damian Myna, blessé de treize coups de couteau, pour s’être interposé héroïquement au terroriste, et de sa compagne Rosana, qui l’a accompagné avec tant d’amour depuis le premier jour de cette épreuve.
Patrick Adler directeur de publication
Vous découvrirez en lisant leur interview, jusqu’où la force de cet amour les mène et la leçon qu’ils donnent à tous les haineux qui ont si souvent la parole actuellement.
Remerciements : à Anne, « la maman des enfants dont Damian s’occupait avant le drame », qui par sa bienveillance, et la confiance qu’elle inspire à tous, a permis la rencontre entre Or Norme, Damian et Rosana.
OR NORME STRASBOURG ORNORMEDIAS 2, rue de la Nuée Bleue 67000 Strasbourg CONTACT contact@ornorme.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Patrick Adler patrick@adler.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier jlf@ornorme.fr
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IMPRESSION Imprimé en CE COUVERTURE Izhak Agency Avec une initiative des exposants du Marché OFF de Noël de Strasbourg, une production AV Lab TIRAGES 15 000 exemplaires Dépôt légal : à parution ISSN 2272-9461
LE GRAND ENTRETIEN 6 SANDRINE TREINER France Culture 12
MAREK HALTER Le voyage “ au bout d’une vie…”
DOSSIER SPÉCIAL 18 11 DÉCEMBRE 2018 Nous n’oublierons jamais
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JEAN-FRANÇOIS ILLY Interview
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DOROTA ORENT L’ambassade d’Amour
31
DAMIAN MYNA ET ROSANA AZEVEDO “ On peut garder une foi intacte en l’humanité…”
36
46
12
OR CADRE 36 ARSMONDO 2019 Le charme fou de l’Argentine 46
EXPOSITION PICASSO
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DAMIEN DEROUBAIX AU MAMCS
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ART KARLSRUHE 2019
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MATHIEU BOISADAN
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ORCHESTRE PHILARMONIQUE DE STRASBOURG
68
58
QUI A TUÉ MON PÈRE ” AU TNS
70
FANNY GEORGE
74
LES VINGT ANS DE COURANT D’ART
78
LANDRY BIABA
OR PISTE 82 EUROPE Un printemps capital 106 SP3AK3R 114
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L’ÉQUERRE D’ARGENT
SOMMAIRE
ORNORME N°32 TOUJOURS
OR SUJET 112 YOGA
82
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MISE EN ABYME
120
MORTE SAISON
124
LE DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
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HOMMAGE À TOMI UNGERER
ÉVENEMENTS 130 VU D’ICI 134
PORTFOLIO DE PATRICK LAMBIN
138
À NOTER
144
OR CHAMP Par Jean-Luc Nancy
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OR NORME N°32 Toujours LE GRAND ENTRETIEN
Photos : Abdesslam Mirdass
Texte : Jean-Luc Fournier
GRAND ENTRETIEN
SANDRINE TREINER
‘‘Nous, la bande de France Culture, tous ensemble on ne lâche rien !’’ La directrice de France Culture a accompagné ses troupes en janvier dernier lors de la délocalisation de ses émissionsphares à Strasbourg, en direct de la librairie Kleber. Nous en avons profité pour la rencontrer longuement pour évoquer avec elle les audiences exceptionnelles de cette antenne de service public qui cartonne formidablement, à l’heure où la plupart des médias traditionnels, radio comprise, sont en permanence à la recherche de leur modèle de demain. Rencontre avec une femme de conviction, sincère et passionnée, bourreau de travail et qui avoue sans problème à quel point chaque jour son équipe « l’épate »… Or Norme. Votre CV fait apparaître une riche carrière avant votre arrivée à France Culture. Tous ces chemins empruntés étaient-ils destinés à forcément vous installer dans le fauteuil de directrice de cette station emblématique du groupe Radio France ?
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J’ai effectivement travaillé dans des tas de médias autres que la radio : la presse écrite, l’édition, la télévision… et partout où j’ai œuvré, on m’a toujours dit à un moment ou à un autre : arrête de faire du France Culture ou tu n’es pas sur France Culture !.. Alors que bizarrement, le seul endroit où je ne me suis jamais imaginée, c’était là. Travailler dans le domaine culturel, travailler dans des médias autour de cette thématique, ça oui. Mais je n’ai jamais anticipé de travailler à France Culture.
Ce n’est qu’après coup que je me suis rendue compte que l’évidence ne m’était jamais venue à l’esprit. Je me suis toujours imaginée devenir historienne. À vingt ans, je projetais de devenir universitaire, de faire de la recherche en histoire, écrire, lire... Mais ça a vite basculé : en même temps que je faisais mes études, j’ai débuté une collaboration avec le quotidien Le Monde. Très vite j’ai compris que j’allais avoir du mal à faire un choix entre ces deux carrières. Je ne me sentais pas vraiment très journaliste ni non plus devenir une universitaire. J’ai pensé alors pouvoir faire les deux. Le Monde de l’époque était une vraie école d’humilité : quand on arrivait toute jeune fille, on écrivait une simple brève et elle était reprise et corrigée en vous expliquant que c’était comme ça et pas autrement. On vous apprenait que vous ne saviez encore pas grand-chose du journalisme et que le chemin allait être long. C’était rude, quelquefois… En fait, c’est le rythme quotidien qui ne me convenait pas, j’avais besoin et envie de temps et c’est d’ailleurs ce que je pratique encore aujourd’hui à France Culture : bénéficier de temps est une condition sine qua non pour la réflexion. Quand on ne l’a pas, il faut se débrouiller pour l’étirer, d’une façon ou d’une autre… Collaborant régulièrement au Monde, je réalise alors que c’est trop tard pour retourner à l’université, j’ai trop pris goût aux choses qui vont vite et qui swinguent et je me lance dans l’écriture de livres et les travaux de recherche qui y sont associés. On est alors au début des années 90 et le premier d’entre eux sera un gros ouvrage en deux volumes : 1 200 pages sur la saga de la famille Servan-Schreiber sur deux siècles. J’ai vécu avec eux et leurs archives pendant trois ans. C’était un travail vraiment exaltant qui m’a fasciné : au-delà des recherches et de l’écriture en elle-même, j’ai pénétré dans leurs vies : Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud, Madeleine Chapsal… ils vivaient encore tous, il fallait entrer dans leur vie avec respect, mais sans rien éluder non plus. J’avais vingt-cinq ans, il n’y avait que des coups à prendre ! Quelques années plus tard, alors que je continuais à piger ici ou là, je croise la route d’Olivier Barrot
qui fait une émission littéraire quotidienne sur France 3. Il vient de perdre son rédacteur en chef et il me propose de venir m’essayer à cet exercice. J’accepte sans savoir alors que j’y resterai dix ans ! Pour « Un livre, un jour » (un mini-magazine quotidien qui présente chaque jour un livre différent – ndlr), je me plonge dans cette passion de jeunesse qu’est la littérature…
Photos :
Abdesslam Mirdass Jean-Luc Fournier
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Or Norme. On est au cœur des années 2000. Vous travaillez alors sur plusieurs domaines, l’histoire, c’est-à-dire la connaissance et la littérature. On est là clairement sur deux des bases de toujours de France Culture… C’est exactement ça… En même temps, je deviens conseillère éditoriale de « Ce soir ou jamais » animée par Frédéric Taddeï qui est diffusée alors quotidiennement par France 3. Je plonge là dans le domaine des essais, des idées. Tout ce que j’aime dans la vie, je le pratique au quotidien ! Ce sont des années où on a fait un travail précurseur qui aujourd’hui a essaimé partout et qui consiste à considérer que sur un plateau de télé ont leur place tous les artistes, et pas seulement pour faire la promo de leur livre, de leur CD et de leur film. D’ailleurs, quand je les joignais au téléphone, je leur disais : vous avez un livre, un film qui sort et bien on n’en parlera pas. On vous appelle comme citoyen éclairé, on vous appelle parce qu’on pense que via vos œuvres ou votre imaginaire, vous avez quelque chose à nous dire sur la société d’aujourd’hui et sur le monde tel qu’il va. Personne n’avait fait cela à cette échelle-là, on avait un boulevard grand ouvert devant nous… Six personnalités par soir pendant cinq jours par semaine et en direct, dans la panique la plus générale… C’était une tension invraisemblable, mais c’était jouissif ! On démarrait le matin et, en gros, on n’avait rien de figé pour le soir : la chaîne voulait qu’on parle d’un truc, Taddeï d’un autre et moi d’un autre encore… C’était le souk, mais tout ça a été réalisé avec une formidable énergie qui nous a fait à tous beaucoup apprendre. On a fait des émissions lamentables et d’autres absolument géniales, mais rien de grave, on était fiers de nous. C’était une époque où à la télévision, on pouvait être fière de ce qu’on faisait. On savait aussi que si on voulait que ça vive et que ça pulse au quotidien, il nous fallait être radicaux dans nos partis-pris. On assumait : on disait c’est nouveau, c’est la première fois qu’on fait ça, on ne va céder sur rien et si on loupe une émission, on se rattrapera plus tard. Au final, France 3 a joué le jeu et sincèrement, on n’a pas eu de pressions. D’ailleurs, je ne suis pas très sensible aux pressions, en ce qui me concerne. Mais la chaîne vivait un moment où elle se débarrassait de son image de belle endormie qui lui collait aux basques depuis très, très longtemps : entre « Plus belle la vie » et « Ce soir ou jamais », la nouveauté surgissait tout à coup de France 3.
Or Norme. Et comment se fait votre entrée à France Culture ? À la fin des années 2000, je dirige les magazines francophones et anglophones de France 24. Puis un an plus tard, Olivier Poivre d’Arvor devient directeur de France Culture. Il souhaite me rencontrer parce que je suis réputée pour brasser toutes ces idées culturelles qui sont l’essence même de cette radio et, à la fin de l’entretien, il me propose de devenir conseillère aux programmes. J’accepte tout de suite. Là-dessus, au bout de cinq ans, il n’est pas renouvelé. Pendant l’été, on me demande de faire l’intérim et fin août, Mathieu Gallet (le président d’alors du groupe Radio France – ndlr) m’appelle pour me proposer de diriger la radio. C’était il y a presque quatre ans…
‘‘ Je plonge là dans
le domaine des essais,
des idées. Tout ce que j’aime dans la vie, je le pratique au quotidien !’’
Or Norme. Ce poste-là a toujours été brigué par des personnalités très médiatiques. À l’époque, vous êtes quelqu’un qui travaille depuis longtemps à l’écart de la lumière des projecteurs. Savez-vous pourquoi le choix du président du groupe s’est porté sur vous ? Je pense que Mathieu Gallet avait déjà alors le sentiment que nous étions dans un monde qui changeait et qu’on ne devait plus se suffire de nommer à la tête des médias des gens capables de devenir eux-mêmes des arguments promotionnels de leur antenne. Les questions de la compétence, de la légitimité et de la capacité de travail ont été clairement mises en avant. Dans les éléments qui n’ont jamais été mis en cause me concernant, il y a le fait que je suis réputée pour être une gigantesque bosseuse et que nous étions à un moment de la vie de France Culture où la radio ne devait pas perdre de temps et s’inscrire dans la continuité du travail que nous venions de faire depuis cinq ans à la direction des programmes, dans une maison que je connaissais évidemment par cœur… Or Norme. Ce premier matin après que vous soyez devenue officiellement directrice de France Culture, vous vous êtes assise dans votre fauteuil d’une façon différente que tous les autres jours passés ?
Pas du tout. D’ailleurs, j’ai eu beaucoup de mal pour quitter mon bureau et traverser le couloir pour rejoindre le bureau du directeur. En revanche, je peux avouer aujourd’hui que, lors de ce premier jour, j’étais dans un état de quasi-lévitation. Tous ceux qui m’étaient proches ont eux aussi monté d’un cran, en quelque sorte. Puis j’ai fait un mail pour réunir les équipes et leur annoncer à tous ma nomination. On s’est tous embrassé puis on est retourné travailler, voilà tout. Or Norme. On peut imaginer que la somme des challenges à relever était impressionnante…
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À titre personnel, il fallait que je devienne rapidement la directrice et pas simplement l’intello qui pense les programmes. On était par ailleurs tous très engagés dans un travail de reconception des antennes à l’heure du numérique et on ne savait pas encore tout des chemins qui allaient nous conduire vers l’invention de ce modèle de demain, comme nous disions à l’époque. Ce modèle qui devait faire que dix ans plus tard, il y aurait toujours, quoiqu’il arrive entre-temps, une offre de programmes qui formerait France Culture, qui continuerait à se développer, à susciter la confiance et à transmettre la culture et la connaissance. Par ailleurs encore, on sortait de quelques années où la délimitation entre Inter et France Culture était devenue peut-être moins claire qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il fallait donc beaucoup travailler la ligne éditoriale et centrer France Culture autour des trois mots-clés : le savoir, les idées, la création et tout cela bien sûr en lien avec l’info. Être une antenne qui permet d’avoir accès au monde différemment des autres. On a donc entrepris une tâche de réorganisation éditoriale avec un travail sur la grille qui a été colossal, un travail sur de nouvelles voix sur l’antenne. C’est l’époque où nous rejoint Guillaume Erner, par exemple (l’ex-journaliste d’Inter qui anime désormais Les Matins de France Culture – ndlr). Un an plus tard, on crée une émission scientifique quotidienne, un an encore après c’est une émission littéraire elle aussi quotidienne, idem pour une émission sur l’économie et tout ça avec, en fond de trame, des réponses à apporter sur le fait qu’on se rend bien compte que tous les médias traditionnels vieillissent et qu’il nous faut continuer à être en phase avec notre époque, non seulement à l’antenne, mais également en pensant à notre développement. Je me souviens parfaitement de jour des vacances de fin d’année en 2015. Je crois qu’on est le 31 décembre dans l’après-midi et le seul de l’équipe de direction qui est encore là est Florent Latrive, le patron du numérique. Le temps est un peu suspendu durant les fêtes de fin d’année, on est entouré de remplaçants et d’intermittents. Et je lui dis : tu sais quoi, on va inventer l’avenir de France Culture. On va prendre une grande feuille de papier et on va faire des patates, pour dessiner
‘‘ On va inventer l’avenir de France Culture. ’’ vers où l’on va et comment on fait. On installe tout de suite ce qui est le plus important, ce qui est au centre de ce qu’on fait, c’est-à-dire le programme, ce qu’on produit. C’est un trait qui partait du mot radio, notre univers. Puis un autre trait a jailli : podcasts. Puis encore un autre : réseaux sociaux. Puis ce fut édition, pour abriter notre revue, la radio à lire comme disait Olivier Poivre d’Arvor qui avait eu cette superbe idée. D’autres traits se sont matérialisés : événements publics, fictions, etc. Après avoir dessiné toutes ces patates, on a repris chaque brique au courant du mois de janvier qui a suivi et c’est sur ce schéma que les équipes ont ensuite travaillé. On a bien plus tard appelé ça le média global, c’est-à-dire toutes les déclinaisons possibles à partir du programme. Aujourd’hui, on a certes rajouté plein de briques, mais on continue sur cette lancée…
‘‘Répondre à la question : d’où vient tout ce qui nous arrive, c’est aussi permettre aux auditeurs de comprendre le monde dans lequel ils vivent.’’
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Or Norme. Et, trois ans et demi plus tard, quand vous regardez les superbes chiffres d’audience de France Culture, vous êtes une directrice heureuse, non ? Attendez… D’abord, je pense qu’on a tous super bien bossé. Je suis avant tout une directrice épatée. Épatée par le travail de mes camarades à l’antenne, que j’écoute évidemment beaucoup et en quasipermanence. On travaille tellement la programmation qu’il est clair que la réussite de France Culture c’est que tous les jours, à l’antenne, ça doit être suffisamment bien, voire vraiment bien, voire génial ! Après, ce qui est tout aussi formidable et génial, c’est que les auditeurs ont manifestement envie des mêmes choses que nous. Ces derniers mois, avec le mouvement des gilets jaunes, on a eu la confirmation que notre démarche allait dans le bon sens. On aurait pu penser que les gens se scotchant sur les chaînes d’info continue, notre audience allait en pâtir. Et bien, non, pas du tout, les auditeurs sont restés pour savoir comment on allait traiter cette actualité, à notre manière. Dans les grandes émissions du matin, de la mi-journée ou en fin d’après-midi, mais aussi dans les émissions d’histoire ou de philo, on a traité des sujets qui sont posés par ce mouvement en cherchant à les éclairer et les placer dans un temps long. On a pu ainsi aborder la fiscalité et comprendre quelle est l’histoire de notre pays avec ce sujet-là, quelle est la géographie de la France sous cet angle-là. Même chose avec la demande d’égalité, la demande de justice sociale, la question du lien spécifique de notre pays avec ses services publics, la question des libertés publiques, de la sécurité, de la violence… Pour toutes ces questions, on a cherché les meilleurs chercheurs susceptibles de nous raconter leurs origines, leur évolution et leur développement actuel. Répondre à la question : d’où vient tout ce qui nous arrive, c’est aussi permettre aux auditeurs de comprendre le monde dans lequel ils
vivent. On est là en plein dans la mission d’une radio comme la nôtre. Du coup, je pense que quand on a écouté France Culture depuis novembre dernier, on a été moins anxieux qu’en écoutant d’autres antennes ou en ne nous écoutant tout simplement pas. On a eu depuis la confirmation : en novembre et décembre dernier, les gens nous ont écoutés en plus grand nombre et plus longtemps. Alors, si nous parvenons tous à continuer à évoluer et à nous remettre en cause en permanence, il n’y a aucune espèce de raison pour que le service public que nous apportons commence à se tarir. France Culture est un laboratoire permanent, chaque jour on continue à inventer la radio de demain, on est en veille quotidienne pour cerner au plus près et en temps réel les usages qui se modifient à toute vitesse… Nous, la bande de France Culture, on est au-delà de la mission de service public comme le dit l’expression consacrée. On est dans la conviction de service public, tous ensemble on ne lâche rien. Chaque jour, on se met en vrac pour imaginer la bonne idée du lendemain… Manifestement, les auditeurs s’en rendent compte. On est en phase. »
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Texte : Photos : Jean-Luc Fournier Franck Disegni - DR
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MAREK HALTER Le voyage “au bout d’une vie…” Depuis longtemps sollicité par tant d’éditeurs pour écrire ses Mémoires, Marek Halter a enfin réuni ses principaux souvenirs dans un gros livre de 500 pages joliment titré « Je rêvais de changer le monde ». C’est ainsi presque un siècle d’Histoire qu’il nous permet de revisiter. Il le fait avec son immense talent de conteur dont l’œuvre – immense – a été traduite en plus de vingt langues et s’est vendue à des millions d’exemplaires à travers le monde entier… Il nous reçoit en ce lundi matin de février dernier dans son appartement baigné de cet incongru soleil de printemps dont la nature déboussolée nous a gratifiés cet hiver. Comme toujours avec cet homme si attentif à l’Autre, l’accueil est d’une belle chaleur. Le lieu reste incroyablement imprégné de la présence de son épouse Clara, décédée de l’incurable maladie de Parkinson il y a dix-huit mois. Marek a souvent raconté comment ses livres s’élaboraient ici : un chapitre à peine terminé, Clara en devenait la toute première lectrice. Et il en a écrit des chapitres, Marek… Ici, chaque année et on ne se rappelle plus de la toute première fois, lors de Roch Hachana, le Nouvel An juif, Clara et Marek recevaient ensemble tous leurs amis. Et ils en avaient, des amis… Ici, l’artiste Clara a laissé son empreinte : avec une calligraphie d’un noir de jais, le mot Paix, partout, dans toutes les langues, sur tous les supports possibles : papier au mur, toile, tissu, canapé, colonne de verre,... et même sur un petit sac d’une sobre élégance qui repose en majesté sur une tablette vitrée. Cinquante ans de vie commune dans cet appartement, à deux pas de la place des Vosges. « Clara est tombée malade » dit Marek. « Je n’aurais jamais entamé l’écriture de mes Mémoires si je n’avais pas compris que c’est la mort qui s’invitait ici, dans la pièce même où je parle ce matin. Alors, j’ai passé comme un pacte avec elle. Laisse-moi écrire mon livre de souvenirs, laisse-moi raconter mon histoire à Clara, tant qu’elle peut encore l’entendre, laisse-moi lui faire lire les chapitres les uns après les autres, comme on a toujours fait.. »
Et la camarde a respecté le pacte. « Soudain, dans le silence du petit matin, entre chien et loup, j’entends comme un bruit. Un bruit sans bruit. Il vient de mon cerveau, de mes entrailles. Je me précipite dans la chambre de Clara. Elle a l’air de dormir. Sa tête est légèrement appuyée sur son épaule. Comme une colombe. Je m’approche. Je n’entends pas son souffle. J’embrasse son front, légèrement, pour ne pas la réveiller. Il est froid. Glacial. Je pousse un cri. L’aide-soignante accourt. Clara est morte. » Ce sont les derniers mots de la 564ème page du livre, la toute dernière de ce « voyage au bout d’une vie », comme le dit Marek. « Clara m’a accompagné dans toutes les batailles que nous avons menées, spécialement au Moyen-Orient. C’est elle qui a poussé Anouar El Sadate à se rendre à Jérusalem. Une fois arrivé dans la Ville Sainte, il s’est penché vers elle et lui a chuchoté à l’oreille : “ Lady Clara, you see, we did it ! ” Nous l’avons fait… Les journalistes lui ont bien sûr tout de suite demandé ce que Sadate lui avait confié à ce moment-là. Et Clara, qui m’aimait tant et dont l’ego était sans doute beaucoup moins développé que le mien a répondu : “ Il a remercié Marek… ” » Une traversée du siècle faite main dans la main. « Derrière chaque grand homme, on trouve une femme… » dit l’adage. « Non, pas derrière, à côté… » corrige Marek. « À côté… » « STALINE SENTAIT LE TABAC… » Il faudrait une vingtaine de numéros de Or Norme pour ne faire que résumer cette vie quasiment née au cœur de la tragédie du ghetto de Varsovie, une vie qui aurait pu s’éteindre comme cette fragile lueur qui s’éteignit des millions de fois au milieu des années de cendre de la Seconde Guerre mondiale. Marek dit : « Il y a encore vingt ou trente ans, quand je disais je suis né à Varsovie en 1939, tout le monde savait de quoi il s’agissait. Tout le monde connaissait l’histoire du ghetto, sa révolte, Auschwitz, les camps d’extermination, ce qu’ont alors vécu les juifs et tous les peuples de l’Europe… Aujourd’hui, je pourrais tout aussi bien dire que je suis né à Limoges, à Bruxelles ou à Lisbonne : “ je suis né à Varsovie” ne parle plus aux jeunes. C’est fini. Il faut à chaque fois forcer leur intérêt, leur curiosité : ça fait partie de l’histoire de l’humanité, ce qu’on apprend à l’école dans les livres d’histoire mais c’est comme si ils n’étaient pas concernés. Quand on réalise ça, on comprend mieux la passivité face à la recrudescence de l’antisémitisme.
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L’autre jour, CNN est venu recueillir mes réactions après l’agression antisémite dont Finkielkraut a été victime près de chez lui, à Montparnasse. Quelles leçons tirez-vous de ça ? m’ont-ils demandé. Je leur ai répondu que ce ne sont pas tant les mots vociférés par cet islamiste qui m’ont choqué. Il y a toujours eu et il y aura toujours des gens portés par la pulsion de mort et qui vont l’exprimer contre les juifs, les arabes, les homosexuels, les tsiganes… peu importe. Ce qui m’a choqué, c’est qu’en fond d’image, très près de ce type, on voyait les gens continuer à défiler. Il y a même une vieille dame qui s’est arrêtée un instant, a écouté
‘‘Si à l’époque de la
République de Weimar la démocratie a sombré, ce
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Texte : Photos : Jean-Luc Fournier Franck Disegni - DR
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n’est pas parce qu’il y avait
trop de fascistes, c’est parce qu’il n’y avait pas assez de démocrates…”
avec l’air de quelqu’un qui n’était pas concerné avant de vite reprendre son chemin… Ça, ça m’a réellement fait peur. Cette inconscience totale de la gravité de ce moment… Un jour que je déjeunais avec Simone Veil en compagnie de Willy Brandt, le chancelier allemand qui fut un des premiers résistants allemands antinazis, je l’ai entendu nous dire cette phrase qui nous a frappés : “ Si à l’époque de la République de Weimar la démocratie a sombré, ce n’est pas parce qu’il y avait trop de fascistes, c’est parce qu’il n’y avait pas assez de démocrates…” ». Il est ainsi Marek, à chaque instant, et son livre en est plein à ras bord, l’anecdote, la phrase, les mots ou le récit d’une rencontre qui éclairent… Comme un de ses plus anciens souvenirs qu’il nous sert au moment où on lui fait remarquer à quel point la liste des grands de ce monde qu’il a croisé et côtoyé de près est impressionnante (pêle-mêle, Peron en Argentine alors qu’il n’a pas dix-huit ans, puis plus tard, alors que Clara vient d’entrer dans sa vie, Nasser, Sadate donc, Golda Meir, Ben Gourion, Moshe Dayan, Itzhak Rabin, Peres, Arrafat. Plus tard encore, Gorbatchev, Poutine, Jean-Paul II, et tous les présidents français depuis Mitterrand jusqu’à l’actuel locataire de l’Élysée). Sa « chance » comme il dit : il n’avait que dix ans quand le petit membre des jeunesses communistes qu’il était devenu bien malgré lui a été choisi parmi d’autres pour remettre
un bouquet de fleurs à Staline, sur la place Rouge, au lendemain de la victoire contre l’Allemagne nazie. « J’ai vu un type qui était beaucoup plus petit que sur son portrait qu’on voyait partout, un visage tout troué par une probable vérole quand il était petit, il sentait le tabac. Il m’a caressé la joue en bredouillant “ gentil garçon ”, il aurait pu dire n’importe quoi d’autre. Tout le monde lui cirait les bottes. Moi, je me suis rendu compte que je n’avais pas le faire. À partir de là, je ne me suis jamais laissé impressionner par quiconque. Cet épisode avec le “ petit père des peuples ” comme il se faisait appeler a complètement désacralisé à mes yeux les gens célèbres… » « BON SANG, IL FAUT SE PARLER… » Le livre regorge de ces histoires qui éclairent les sept ou huit dernières décennies. Mais, invariablement, Marek revient à la paix au Proche-Orient au point de raconter ses efforts d’aujourd’hui pour réunir 300 000 Palestiniennes et Israéliennes qui défileraient ensemble et en chantant à Jérusalem. « Avec une seule immense banderole sur laquelle on lirait : Shalom et Salam » dit-il. « Tu te rends compte, si on réussit à monter ça, ça en serait définitivement fini de tous ces malheurs. Qui oserait tirer sur cette foule où se trouve sa mère, ses sœurs, sa femme, ses filles ? Personne n’oserait tirer… » Reste à trouver les fonds pour acheminer ces femmes de toutes les régions d’Israël, des territoires palestiniens y compris Gaza, les loger, les nourrir, organiser des équipes pour encadrer la marche… « On a du mal à trouver des mécènes » reconnaît-il. Il sera comme ça jusqu’à son dernier souffle, Marek. Jamais du côté du manche qui cogne, toujours là pour essayer de comprendre. En décembre, il fut le seul intellectuel qu’on vit aller à la rencontre des gilets jaunes pour leur parler. « Oui, c’est exactement ça, j’ai voulu comprendre » confirme-t-il. « Je les ai écoutés. Je les ai entendus m’expliquer d’où et de quoi ils venaient. C’est assez curieux, on m’a commandé récemment un article sur l’antisémitisme et en me plongeant dans l’histoire, j’ai trouvé quelque chose de comparable. Au 14ème siècle, il y a eu la croisade des Pastoureaux (les bergers, en vieux français – ndlr). Le climat avait brutalement changé, il pleuvait sans cesse et il y a eu d’immenses inondations. La misère… Les paysans isolés se sentaient perdus. Ils se sont alors mis en marche vers les villes, en brûlant tout sur leur passage. Et bien sûr, comme il faut toujours depuis la nuit des temps trouver un bouc émissaire, ce seront les premiers grands massacres des juifs… Aujourd’hui, il y a les médias, la télévision, les réseaux sociaux. Cela pourrait donc être plus simple. Notre président, s’il s’était intéressé à eux, aurait pu dire en direct à la télé : chers Français, je vous ai compris ! Le général de Gaulle l’a fait avant lui, non ? Mais il a réagi en fait comme un vieux politicard, au lieu de réagir comme ce qu’il est, un jeune qui a inventé la politique “ start-up ”, la politique du temps du smartphone. Au lieu de ça, il a voulu jouer l’usure.
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Place de la République à Paris - Mardi 19 février dernier : Au premier rang derrière la banderole Musulmans contre l’antisémitisme, Marek Halter et et l’imam Hassen Chalghoumi.
Abdesslam Mirdass Jean-Luc Fournier
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OR NORME N°32 Toujours
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Texte : Photos : Jean-Luc Fournier Franck Disegni - DR
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TOUT SAUF L’INDIFFÉRENCE…
Deux mois plus tard, il est obligé de leur promettre dix milliards d’euros qu’il n’a pas. Personne ne comprend à quoi vont servir ces dix milliards. Tout ça parce que lorsqu’on dit des choses en vitesse, on ne prend pas le temps d’expliquer. À l’heure où je parle, on est le 25 février, et il ne s’est toujours pas adressé à eux… » Et Marek, ce grand magicien du Verbe, ce conteur hors pair de s’exclamer : « Bon sang, il faut se parler. Là est le génie de l’être humain. Seul parmi les êtres vivants sur la terre, il possède la parole. À partir du moment où un homme qui veut te tuer accepte de t’écouter puis de te parler, il ne te tuera pas ! Mais aujourd’hui, le Verbe devient rare. Où sont les intellectuels ? Il n’y a plus que des chroniqueurs du présent mais personne pour avoir une vision du monde. Par le passé, on s’est certes trompé mais on pouvait argumenter sur les visions d’avenir qu’on nous proposait. Aujourd’hui, il n’y en a plus. D’où notre désespoir… » Alors, que faire ? C’est la grande question et Marek se la pose à lui-même à voix haute. Peut-être manifester lui aussi main dans la main avec tous les hommes de bonne volonté. Comme il le fit le jour de l’hommage des chefs d’État du monde entier, réunis autour de François Hollande après la tuerie de Charlie Hebdo, avec l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi. Ce jour-là, au plus profond de l’immense émotion ressentie par tout un pays, la foule a acclamé ces deux hommes qui remontaient l’avenue en osmose. « Même les policiers applaudissaient » se souvient Marek. « L’autre soir, on était là sur la place de la République pour manifester contre l’antisémitisme. J’ai réuni trois cents musulmans, presque tous imams, j’ai payé de mes deniers une grande banderole avec ces mots “ Musulmans contre l’antisémitisme ” en français et en arabe. Le matin encore, le Préfet de police m’appelait pour me mettre en garde contre l’aspect dangereux d’une banderole écrite en arabe qui risquait d’exciter les uns ou les autres. Tu parles : on s’est mêlé à la foule et les gens nous applaudissaient… »
Oui, que faire ? Marek ne compte que sur le pouvoir de l’éducation. Il tient à raconter sa rencontre avec ces collégiens qui ne voulaient pas entendre parler de la Shoah et qui, à la moindre tentative du professeur de l’évoquer, se mettaient à tambouriner bruyamment sur leur pupitre. « Alors, j’ai essayé de les mettre en valeur » se souvient-il. « Je leur ai demandé qui a inventé les mathématiques. Qui a inventé le zéro ? Les Arabes. Qui a inventé l’algèbre ? Les Arabes. Qui a créé les premiers hôpitaux, à Bagdad, au 12ème siècle ? Qui furent les premiers astronomes ? Les Arabes là encore… La majorité des gosses de cette classe, qui savent qu’ils sont musulmans, que leurs parents ou leurs grands-parents ne sont pas nés ici mais sont venus de là-bas, une fois valorisés, se sont mis eux aussi à me poser des questions. Où avez-vous appris tout ça ? Et bien, j’ai vécu en Asie centrale, avec des musulmans, j’étais réveillé chaque matin par l’appel du muezzin. Alors vous êtes né là-bas ? Non, je suis né à Varsovie. Alors, qu’est-ce que vous faisiez en Asie centrale ? Et bien, les nazis voulaient nous tuer, alors on s’est enfui. Pourquoi voulaient-ils vous tuer ? Du coup, j’ai pu raconter la Shoah et ils ont écouté avec une grande attention… » Parler. Toujours parler et résister, aussi. À ce journaliste qui insistait pour qu’il commente encore les images d’Alain Finkielkraut et lui demandant comment il aurait lui-même réagi en pareil cas, Marek n’a pas hésité à répliquer que s’il avait été à la place du philosophe, « je me serais approché de ce petit rouquin islamo-fasciste et je lui aurais parlé. Je lui aurais demandé pourquoi il s’attaquait à moi comme ça. Je lui aurais dit que le Coran ne permet pas de s’attaquer à un homme qui fait œuvre de littérature. Nous sommes des peuples du Livre. C’est écrit : il faut respecter quelqu’un qui écrit des livres, qu’on soit d’accord ou non avec ce qu’il écrit ou dit. Vous serez puni si vous ne respectez pas ça. Le journaliste m’a rétorqué qu’il m’aurait frappé. Je n’en suis pas si sûr que ça et tant bien même ? Et alors ? » Parler, résister, rester debout face à l’indicible. Tout, sauf l’indifférence qu’il a remarquée en arrière-plan de la scène et qui le tourmente encore. Je rêvais de changer le monde : c’est le titre de ses Mémoires choisi par Marek Halter. Quelle vie ! Quelle vie inespérée pour ce petit bout de chou de quatre ans rescapé de l’horreur du mitan du XXème siècle et qui n’a cessé depuis de parcourir le monde avec sa tranquille assurance et son opiniâtre discours de paix. « Et je suis encore en vie ! » dit Marek en riant…
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Jean-Luc Fournier
11 DÉCEMBRE 2018 Nous n’oublierons jamais Chacun d’entre nous se souviendra à jamais du moment précis, du lieu et des circonstances où il a appris les événements tragiques qui ont frappé Strasbourg en plein cœur le soir du 11 décembre dernier. Pour cette raison, ils resteront pour toujours inscrits dans la mémoire collective de notre ville. Nous publions ici des pages exclusives dont la rédaction nous a mobilisés depuis presque trois mois. Nous le faisons avec ce même regard amoureux que nous portons habituellement sur Strasbourg, depuis maintenant plus de huit ans, en mémoire des victimes et en profonde proximité avec leurs proches et les blessés qui ont survécu.
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T R O I S M O I S O N T PA S S É … Trois mois ont passé et notre cœur se serre toujours en marchant dans les rues du drame du 11 décembre dernier, en parvenant aux endroits où cinq êtres humains ont perdu la vie et tant d’autres ont été meurtris dans leur chair et dans leur âme. Trois mois ont passé et nous savons que nous n’oublierons jamais ce que nous avons ressenti lors de ces funestes quarante-huit heures où Strasbourg s’est habillé de terreur et de larmes. Nous avions vécu ici, avec une immense tristesse comme tout le reste du pays, les hommages aux journalistes de Charlie Hebdo assassinés ainsi que les victimes des jours suivants en janvier 2015. Nous avions pleuré cette jeunesse exécutée au pied de la scène du Bataclan et sur les terrasses de l’est parisien, les pauvres familles décimées sur la Promenade des Anglais de Nice, cet homme de foi égorgé dans son église de Saint-Étienne-du-Rouvray, ce policier abattu sur les Champs-Élysées, ces deux voyageuses égorgées elle aussi sur le parvis de la gare Saint-Charles à Marseille, les cinq morts dans l’Aude au printemps dernier. Cette longue succession de barbaries nous avait atteint au plus profond…
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Mais le 11 décembre dernier, nous tous qui vivons ici, à Strasbourg, avons vécu intimement l’horreur terroriste. Nous avons tous marché des milliers de fois rue des Orfèvres, rue des Grandes-Arcades, rue du Saumon, rue Saint-Hélène ou sur le pont Saint-Martin de la Petite-France. Et ce soir-là, nous avons été des milliers à passer dans ces endroits-là, à quelques minutes près, voire quelques secondes quelquefois…, et à nous être dit ensuite que nous aurions pu être Bartek Piotr Orent-Niedzielski, Antonio Megalizzi, Kamal Naghchband, Pascal Verdenne ou Anupong Suebsamarn. C’est chez nous, au pied de chez nous, tout près de chez nous, dans nos rues, près de nos endroits de rendez-vous préférés que le terrorisme a frappé si horriblement… Nous n’oublierons jamais ce que nous avons vécu, nous n’oublierons jamais nos instants d’angoisse durant le temps qu’il nous a fallu pour entendre enfin la voix de ceux que nous aimions dans la nuit du 11 décembre, nous n’oublierons jamais nos regards de vivants qui se croisaient et se cherchaient lors des hommages que nous avons rendus individuellement sur les lieux de ces drames dès le lendemain, nous
n’oublierons jamais cette peur qui nous a habités jusqu’à l’issue de la traque et ce sentiment de soulagement infini qui nous a gagné lorsque la nouvelle de la neutralisation du terroriste nous est parvenue… Comment revenir, trois mois plus tard, sur de tels événements, quand on écrit dans « le magazine d’un autre regard sur Strasbourg » ? Nous avions tout d’abord opté pour un simple hommage, sobre et respectueux. Mais nous sommes des journalistes et notre métier nous a rattrapés. En publiant les pages qui suivent, nous racontons des faits, nous livrons des mots, certains jamais entendus auparavant, nous écrivons des détresses, nous exprimons des émotions, nous disons des forces, des fragilités, nous relayons tant de sagesse et d’espoir, aussi… Nous sommes humains. Nous sommes en vie. Nous sommes Strasbourg. Toujours. Jean-Luc Fournier
NOUS N’OUBLIERONS JAMAIS
BARTOSZ PIOTR ORENTNIEDZIELSKI Qui pouvait être plus « Strasbourg » que Bartek ? À grands coups de pédale sur son vélo jaune de postier, Bartek incarnait tout ce que notre ville compte de générosité, de solidarité, d’humanité, de culture, de talent et d’attention permanente à l’Autre. Sa maman, Dorota, raconte dans les pages qui suivent ces jours entiers où une formidable et inouïe cohorte d’ami(e) s est venue le veiller durant son agonie et accompagner leur merveilleux pote jusqu’à son dernier souffle, à l’âge de 36 ans.
KAMAL NAGHCHBAND
ANUPONG SUEBSAMARN
Marié et père de trois jeunes enfants, Kamal Naghchband avait fui son Afghanistan natal en guerre il y a une vingtaine d’années pour s’établir comme garagiste à la Meinau. Exécuté d’une balle en pleine tête, il a trouvé la mort rue des Grandes-Arcades alors qu’il terminait la visite du Marché de Noël avec sa femme et ses enfants, qui ont assisté au drame et en sont sortis heureusement indemnes. Kamal Naghchband avait 45 ans…
Arrivé la veille en France avec son épouse pour visiter Paris, le thaïlandais Anupong Suebsamarn (45 ans) venait de changer ses plans initiaux : selon sa famille, le couple avait décidé d’éviter de visiter la capitale en raison des violences en marge des manifestations provoquées par la contestation sociale en France. Il a trouvé la mort d’une balle en pleine tête, près du pont SaintMartin à la Petite-France…
LES SURVIVANTS
ANTONIO MEGALIZZI
PASCAL VERDENNE
Ce jeune journaliste italien (28 ans), originaire de la région de Trente dans les Alpes italiennes, était membre du réseau de radios Europhonica et couvrait à ce titre toutes les semaines de session du Parlement européen de Strasbourg. Il était un grand ami de Bartek qui lui louait un appartement Airbnb dans le quartier de la Krutenau. Il marchait à ses côtés dans la rue des Orfèvres quand Cherif Chekatt l’a abattu à bout portant. Tous deux furent ses deux premières victimes…
Pascal Verdenne a succombé à ses graves blessures à la tête devant le restaurant La Stub, rue du Saumon, où il avait rejoint son épouse et son fils après être allé écouter les journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, parler de l’ouvrage «Inch’Allah, l’islamisation à visage découvert», à la Librairie Kléber. Il avait 61 ans et venait de prendre sa retraite de cadre bancaire…
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Onze personnes ont été blessées (certaines gravement, comme Damian Myna qui a courageusement lutté au corps-à-corps contre le terroriste et dont nous publions l’incroyable témoignage dans les pages suivantes). Par ailleurs, on estime à 800 personnes le nombre de celles et ceux qui ont consulté le Centre d’Accueil des Familles, installé dès le lendemain de l’attentat près de la Cité de la Musique et de la Danse, place de l’Etoile. Une semaine après l’attentat, une autre cellule d’aide aux victimes a été ouverte au 6, rue du Jeu des Enfants, dans l’hyper-centre de Strasbourg.
JEAN-FRANÇOIS ILLY
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“Ce sont des flics que vous croisez tous les jours qui ont mis fin à cette traque…” Des minutes qui ont immédiatement suivi les premiers coups de feu dans la rue des Orfèvres le soir du 11 décembre jusqu’à la fin de la traque de Cherif Chekatt deux jours plus tard au Neudorf, Jean-François Illy, le Directeur départemental de la Sécurité publique du Bas-Rhin, a dirigé sur le terrain les 400 policiers strasbourgeois qui ont quadrillé Strasbourg durant 48 heures (près de 700 policiers, militaires, membres des brigades d’élite ont été engagés, au total). Courant janvier dernier, un mois avant d’investir son nouveau poste à Nice, ce flic chevronné s’est confié longuement à Or Norme sur les événements de décembre. Ces deux jours-là auront marqué sa carrière. Il nous les fait vivre de l’intérieur… Or Norme. On peut imaginer qu’aux environs de 19h45 ce soir du 11 décembre dernier, vous vous apprêtez à passer une soirée calme. Que se passe-t-il pour vous dans les instants qui suivent ? Il faut tout d’abord dire que, ce jour-là, nous sommes dans un contexte qui fait que les policiers présents à Strasbourg, entre les manifs hebdomadaires des gilets jaunes et celles, plus récentes, des lycéens, sont sur la brèche de façon intensive. Dans la journée du 11 décembre, il y a eu un nombre important d’interpellations de lycéens autour du Lycée Kléber et de Schiltigheim avec des voitures renversées et enflammées, des caméras de vidéosurveillance vandalisées… Ce soir-là, je suis dans ma voiture, en train de rentrer chez moi et je me dis que, pour une fois, je vais pouvoir rentrer un peu plus tôt. Je reçois un appel d’une amie et, dans un premier temps, je le refuse. Mais elle insiste et me rappelle aussitôt. Et là, j’entends un
bruit de fond tout à fait inhabituel et elle hurle : « On est en train de nous tirer dessus. Y’a un mec avec son pistolet qui tire sur tout le monde… ». Je lui demande où elle est et elle me répond : « Dans la rue des Grandes-Arcades ! ». Manifestement, elle n’a pas eu le réflexe d’appeler le 17 et, comme elle a mon numéro en mémoire, elle l’a tipé… En un instant, j’imagine un fou qui tire dans la rue, je ne pense pas tout de suite à une tuerie de masse. Je la préviens que je vais raccrocher pour joindre mon PC opérationnel. Là, on me confirme qu’il vient d’y avoir des coups de feu dans l’hypercentre, mais sans trop de précision car on est là vraiment dans les tout premiers moments. Je parviens à joindre mon adjoint et je lui indique que je vais foncer pour rejoindre le centre par l’avenue de la Division Leclerc. De son côté, il entre dans la rue des Orfèvres et se retrouve donc en contact direct avec les deux premières victimes. À ce moment, le terroriste est parti depuis un long moment, en fait il est déjà rue du Savon, on l’a déduit ensuite. Quant à moi, je tombe sur un de mes équipages à qui j’emprunte une radio. Très vite, au vu des infos qui me parviennent, je comprends qu’on a affaire à une tuerie de masse. La priorité est alors de tout faire pour neutraliser le ou les auteurs. On a mis un petit moment à être certain du cheminement du terroriste et à comprendre qu’après y avoir tué deux personnes, il a débouché en courant de la rue des Orfèvres, a traversé la place du Temple-neuf avant de s’engager dans la ruelle qui débouche rue des Grandes-Arcades où il tue une troisième personne vers le magasin Adidas, puis une quatrième devant le Restaurant La Stub, rue du Saumon. On comprend donc plus tard, en recoupant les sources d’information, qu’il a filé ensuite par la rue du Savon où un courageux témoin a essayé de le neutraliser à mains nues et qu’il s’est dégagé à coups de couteau. Une information capitale nous parvient assez vite avec le témoignage du chauffeur de taxi qu’il a contraint à le conduire, sous la menace, très près du commissariat central, côté Neudorf. Presque dans la foulée, on apprend
que, juste avant d’embarquer dans ce taxi, le terroriste a tué à bout portant une cinquième personne, près du pont Saint-Martin. Entre-temps, j’ai filé très vite à mon bureau du Heiritz pour m’équiper : uniforme, gilet pare-balles, la radio Police qui convient et bien sûr mon armement : je sais par expérience que dans ces moments où la confusion est extrême, être parfaitement identifié est une priorité… Or Norme. Tout cela va très vite, évidemment. Comment parvenez-vous à être sûr que l’auteur des coups de feu est alors bien dans le quartier du Neudorf ? Parce qu’on a une méthode qu’on appelle la levée de doutes. Il s’agit de tout vérifier, point par point. En ressortant de mon bureau où je viens de m’équiper, je sais qu’il est dans ce secteur car deux de nos motards qui rentraient d’une escorte
‘‘ Je sais par expérience que dans ces moments où la confusion est extrême, être parfaitement identifié est une priorité. ’’ officielle pour le Conseil de l’Europe, alertés par la radio, ont décidé d’eux-mêmes de rapidement quitter l’axe principal et de se positionner sur la piste cyclable. L’instinct des policiers de proximité, qui connaissent bien leur secteur… Et là, bingo ! Il est apparu à une trentaine de mètres d’eux. Ils l’ont mis en joue, fait les sommations. Il a immédiatement tiré sur eux, la balle les a frôlés. Il a réussi à monter rapidement sur le surplomb, ce qui mettait en danger les deux motards qui ont appelé du renfort. La brigade cynophile qui était proche les a rejoints. Il y a eu alors un nouvel échange de coups de feu, un des fonctionnaires nous a dit ensuite qu’il pensait l’avoir alors légèrement blessé, mais rien n’était moins sûr. Ce que l’on a appris plus tard, c’est qu’il avait été auparavant sérieusement blessé par un tir d’un des militaires de l’opération Sentinelle, rue du Savon. Là, les militaires ont eu beaucoup de chance. Il a tiré sur eux et la balle est allée percuter directement le Famas (le pistolet-mitrailleur – ndlr) de l’un d’entre eux. Ils ont riposté et une balle l’a atteint au bas du dos,
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malheureusement sans le neutraliser. Un de nos équipages, muni de boucliers balistiques de protection, a assuré la sécurité et le repli des militaires sans pouvoir neutraliser l’individu dans un espace étroit, sombre et surtout avec des passants un peu partout. C’est juste après que le témoin a essayé de le neutraliser à son tour. Or Norme. La blessure qu’il subit alors va avoir son importance, on le comprendra bien plus tard… Au moment où il s’enfuit après avoir poignardé sauvagement le témoin qui s’est interposé, il a été sérieusement touché dans la partie arrière du dos par le tir du militaire de l’opération Sentinelle, on en a eu la confirmation à l’issue de la traque. Cette plaie importante a dû l’affaiblir : outre le sang perdu, ce genre de blessure fait très mal, plus mal qu’une cassure. C’est un peu comme lors d’une chute à moto : l’abrasion est très douloureuse à supporter et le froid n’arrange rien…
Ci dessus : Jean-François Illy, le Directeur départemental de la Sécurité publique du Bas-Rhin
Or Norme. Ce soir-là, mais aussi et surtout peut-être dès le lendemain matin, la population strasbourgeoise commence à vivre une période de stress total. Chacun mesure bien alors l’ampleur de ce qui s’est passé la veille au soir, on ne sait pas où est le terroriste, les chaînes d’info en continu sont en édition spéciale permanente à grand renfort de bandeaux anxiogènes, et tout le monde voit bien que la police et les unités spéciales quadrillent la ville. Chacun étant alors en droit d’imaginer qu’à tout moment, le terroriste peut réapparaitre et faire d’autres victimes encore…
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Oui, vous avez raison et nous étions parfaitement conscients de tout ça. Très peu d’enfants ont fréquenté les écoles le lendemain matin, tout le monde a mis en application le principe de précaution et c’était tout à fait légitime d’imaginer être pris pour cible par un potentiel terroriste voulant échapper à la police ou voulant s’enfuir…
Or Norme. Que se passe-t-il ensuite ? À ce moment-là, tout est quadrillé et le protocole veut qu’on attende l’arrivée du R AID qui vient d’atterrir à Entzheim. On a fait un maximum de recherches mais elles se sont avérées vaines. On saura plus tard que le terroriste avait vécu son enfance et sa jeunesse dans ce quartier, qu’il a continué ensuite à y habiter et qu’il connaît donc bien les lieux. Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’en même temps que ces événements se déroulent, nous levons d’autres doutes, en procédant à énormément de vérifications, y compris au centre-ville, à la brasserie Flo par exemple, ou encore rue des Marocains. Parallèlement, sous la responsabilité de mon adjoint, d’autres collègues s’occupaient de la protection des scènes de crime, la protection des victimes et du confinement de la population dans nombre d’établissements, des grands magasins, des restaurants, le hall Rhénus où il y avait un match de la SIG et même le Parlement européen qui était en session. Tout pouvait être craint alors, puisque l’individu n’avait pas été neutralisé…
Or Norme. Et la principale question que se posent alors les gens est de savoir si le terroriste est là, tout près, planqué quelque part dans un secteur qu’il connait très bien ou au contraire, déjà loin, en Allemagne où il a eu aussi à faire à la police par le passé et où il a peut-être des gens susceptibles de l’aider. On n’est sincèrement pas loin de la psychose à ce moment-là… Vous-même, est-ce que vous avez une intime conviction comme on dit, qu’est-ce que votre expérience de policier vous susurre à l’oreille ? Très sincèrement : la première chose dont j’ai fait part au préfet et au ministre et bien sûr à mes collègues chargés des différentes enquêtes était que le type était resté dans le secteur. Et vous savez pourquoi : j’ai passé neuf ans en Corse… Or Norme. C’est formateur… Oui (sourire). Et là-bas, l’auteur d’un attentat ce n’est jamais celui du village d’à côté, c’est toujours quelqu’un du village où ça s’est passé. J’y étais à l’époque de l’interpellation du commando à Sperone, de l’assassinat du préfet Erignac et aussi durant l’affaire des paillotes. J’en ai vu quelquesunes… (re-sourire). À chaque fois, l’auteur d’un attentat se planque ensuite dans un endroit qu’il connaît bien. Alors, on ne peut même pas dire qu’on s’est réveillé le mercredi matin avec cette conviction-là parce qu’évidemment on n’a pas fermé l’œil de la nuit. C’est un immense travail
d’enquête qui est déjà en œuvre. Toutes mes équipes locales sont à la disposition de la police judiciaire pour lever l’ensemble des doutes. Tous les gens de chez moi sont là, environ 400 personnes. Tout le monde est revenu spontanément, je n’ai pas eu besoin de demander aux gens d’être présents et certains sont même restés coincés dans les bouchons pendant trois heures pour être à leur poste, que ce soient les administratifs, les gardiens de la paix, les officiers, pas un n’a manqué à l’appel et pas un n’a demandé quoi que ce soit. Certains étaient debout depuis près de 24 heures, on a dû les obliger à dormir. On n’a même pas eu assez de véhicules disponibles pour qu’ils puissent se rendre partout où c’était jugé nécessaire d’enquêter… Durant toute cette journée du mercredi, le périmètre se définit de plus en plus précisément au fil des doutes levés, un certain nombre de pistes très sérieuses se font jour, et la police judiciaire établit tout l’environnement de l’individu, familial, amical, tous les points de chutes possibles sont recensés, plusieurs dizaines ont ainsi été établis puisqu’il était particulièrement connu des services de police pour toutes sortes de raisons, agressions, braquages, violences et ce, depuis son plus jeune âge. Tout portait à croire qu’il ne voulait pas mourir en martyr, en tout cas pas ce jour-là et qu’il a tout fait pour se planquer et nous échapper. Il a sans doute essayé de trouver quelques habits pour se fondre dans la population. On était de plus en plus sûr qu’il était dans le secteur car il a été repéré, des gens ont appelé le numéro mis en place par la PJ : près de 800 appels ont été exploités. Et il a fallu tout vérifier, on ne pouvait pas se permettre de faire la moindre impasse. Tout ça a duré jusqu’au jeudi… Ce jour-là, qui s’avèrera ensuite être le jour décisif, a vu la réouverture du marché de Noël. On a dû gérer ça en précisant comment, avec quels moyens et dans quelles circonstances, sachant qu’on allait poursuivre nos opérations d’investigation. Il a été décidé qu’on ne pouvait pas céder devant le terrorisme et ça, la population strasbourgeoise l’a validé de façon très naturelle, ce qui est particulièrement honorable en pareille situation.
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prêts à tout pour obtenir des informations (le commissaire échange alors un sourire complice avec Nicolas Roses, photographe et collaborateur régulier de Or Norme, qui fut très présent sur le terrain en décembre dernier et que Jean-François Illy a donc appris à bien connaître. Nicolas a réalisé les photos de ce dossier sur les attentats – ndlr). Le jeudi après-midi, il y a eu beaucoup d’investigations dans le secteur de la Meinau, suite aux appels au numéro mis en place mais aussi aux enquêtes menées par les différents services. À chaque fois, on vérifie. Si deux ou trois appels concordent, on fixe une position. Et ainsi, peu à peu, le filet se resserre… C’est tout un process de contrôles systématiques qui est alors en œuvre. Et puis arrive le contrôle décisif, celui effectué par cette unité de la police sécurité du quotidien. Tout simplement, ils ont appliqué méthodiquement tout ce que je leur avais dit depuis la veille, c’est-à-dire d’absolument tout contrôler ce qui est dans le deuxième cercle et tout, ça veut dire vraiment et absolument tout ! En particulier ne pas banaliser la moindre situation, contrôler tout ce qui attire l’attention. Ce faisant, les membres d’un équipage remarquent un individu qui semblait ouvrir une porte d’immeuble au 74 de la rue du Lazaret. Dans leur voiture de police, ils longent cet immeuble, passent devant l’individu et, comme ils trouvent son attitude un peu bizarre, ils font demi-tour sous le pont voisin, reviennent et s’arrêtent à sa hauteur. L’un d’eux ouvre la porte latérale arrière et sort du véhicule. Derrière lui, il y a son collègue avec son HK, le pistolet mitrailleur automatique. Ils tapent le contrôle, comme on dit. « Police Nationale, retournez vous en levant les mains ! » Et au moment où ils disent ça, le type se retourne et il tire sur eux. La balle frappe le haut du montant de la voiture. Et mes deux gars ripostent et le neutralisent complètement. C’est fini et ce sont des policiers de tous les jours, des policiers strasbourgeois, des gens d’ici, qui connaissent leur secteur et qui
Or Norme. Comment êtes-vous parvenu à resserrer le filet autour du terroriste ? Une partie de notre boulot a été de nous assurer que les différentes équipes d’enquête ne soient pas perturbées par ce que l’on appelle dans notre jargon le deuxième cercle comme par exemple, les journalistes, très nombreux sur le terrain et
Les impacts des balles de la rafale qui a mis fin à la traque, sur la porte d’entrée du 74 rue du Lazaret
De gauche à droite : Roland Ries, Alain Fontanel, Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur et le Préfet Jean-Luc Marx. Dans quelques secondes, le portable dans la poche de Jean-François Illy (à droite) va vibrer, lui annonçant la mort de Cherif Chekatt.
Or Norme. Et tout ça, vous l’apprenez comment, exactement ?
Or Norme. Encore plus tard, vous avez bien sûr retrouvé vos collègues qui ont abattu Cherif Chekatt. Comment ça s’est passé ?
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Au moment où ce contrôle a lieu, je suis en pleine conférence de presse, à la Préfecture, en compagnie du ministre. La conférence de presse a débuté depuis quelques minutes et je sens mon mobile vibrer dans ma poche. Mais comme je suis devant toutes les caméras de télé, je ne peux évidemment pas décrocher. Et ça insiste, ça vibre encore et encore. Juste après la fin de la conférence de presse, je peux m’isoler dans une pièce voisine et une collègue qui travaille au PC opérationnel voisin de mon bureau me dit : ça y est, on vient d’avoir le contact avec l’individu. Cherif Chekatt vient d’être abattu… J’ai évidemment donné l’information en direct au ministre en lui annonçant que c’était un équipage de la sécurité publique qui venait de le contrôler et de le neutraliser. Ensuite, on a rejoint les lieux pour là encore répondre aux questions des journalistes.
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‘‘ Une vie humaine n’a pas de prix, la sécurité ne doit pas en avoir non plus. ”
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sont en contact tous les jours avec des délinquants qui ont mis fin à cette traque. Ce sont des flics que vous croisez tous les jours qui viennent de mettre fin à la cavale de l’homme le plus recherché de France, voilà…
Ils ont tout de suite été confinés pour les besoins de l’enquête, une procédure tout à fait normale. Quand j’ai pu les revoir, j’ai eu devant moi des collègues très dignes, tout à fait conscient d’avoir fait leur boulot et d’avoir accompli leur mission. Je les ai embrassés, voilà… ce fut un moment intime, un moment indescriptible. J’étais fier pour eux. Ils ne se rendaient même pas encore compte de l’impact de leur action. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils avaient concrètement conforté l’ordre et la sécurité de toute une société. Tout comme quand ils sont sur le terrain tous les jours en tant que police de proximité. Une vraie fraternité m’unit à eux désormais. Puis tout de suite après, ils ont pris conscience très vite de tout ce qui les attendait, notamment la presse. C’était une vraie fourmilière de journalistes, malgré tous les contrôles et les procédures que nous appliquions. Ils se sont brutalement rendu compte de toute cette spirale qui les attendait et ça les a effrayés. Ils ont réalisé qu’ils allaient rentrer chez eux, retrouver leur famille : je vais voir untel ou untel, comment je vais faire, est-ce que je vais leur raconter ou pas ? Ils se sont posé tout un tas de questions, légitimes et naturelles, des questions de pères de famille… On a tout fait pour les protéger et garantir leur anonymat. Or Norme. Une dernière question, plus personnelle. À 54 ans, vous avez déjà vécu professionnellement toutes sortes de situations, en Corse comme vous nous l’avez relaté mais aussi lors de beaucoup d’événements marquants que ce soit en banlieue parisienne, à Nice, Marseille, et on en passe… Comment le professionnel aguerri que vous êtes a-t-il vécu ces 48 heures tragiques de décembre dernier à Strasbourg ? Sincèrement, j’ai vécu des choses que beaucoup ne vivront pas et c’est bien sûr tant mieux. Mais une affaire comme celle-là, jamais je n’en avais jamais vécue auparavant. La tuerie de masse est quelque chose très à part : beaucoup ont été évitées, ça je tiens à le dire. Par ailleurs, Strasbourg est un vivier dangereux, il ne faut pas le banaliser. Banaliser la sécurité, c’est nous mettre en danger. La sécurité, il ne faut pas la minimiser. Une vie humaine n’a pas de prix, la sécurité ne doit pas en avoir non plus. Il faut mettre le paquet : s’il faut trente personnes de plus dans l’effectif, et bien il faut le faire, ça n’a pas de prix. La sécurité ne peut pas être seulement une notion comptable… Comme pour mes centaines de collègues qui ont été engagés sur le terrain, j’ai fait mon boulot, c’est tout ce que je peux dire. »
DOROTA ORENT L’ambassade d’Amour La mère de Bartek nous a reçu dans un appartement Airbnb que son fils louait à la Krutenau aux parlementaires européens ainsi qu’aux journalistes des radios lors des sessions du Parlement. Bartek fut une des deux premières victimes tombées rue des Orfèvres le mardi soir de l’attentat. Il est décédé le dimanche suivant à l’hôpital de Hautepierre, entouré par sa famille et ses nombreux amis. Quelques semaines après la disparition de son fils, Dorota Orent a accepté courageusement de se raconter. Nous avons vécu avec elle un rare moment d’amour et de fraternité humaine… Affronter l’énorme douleur d’une mère qui a perdu son fils. Le faire bien au-delà de sa seule conscience professionnelle : le faire parce que Bartosz Piotr Orent-Niedzielski, Bartek, était cet être lumineux dont tant peuvent témoigner à Strasbourg. Inutile d’énumérer ici ses multiples engagements tant ils le furent durant ces dernières semaines, tout au plus dire que bon nombre d’entre eux, au hasard d’une simple rencontre ou d’un ami à qui l’on tend la main un soir « où, accoudé à ce bar devant la bière allemande, on regarde loin derrière la glace du comptoir… » (Léo Ferré – Richard), échapperont à jamais à une quelconque nomenclature tant ils ont été innombrables et resteront le seul secret de Bartek et des personnes concernées.
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Bartek, la générosité faite homme : il faudrait sans doute écrire tout un livre avec les simples témoignages de celles et ceux qui ont croisé son chemin. Bartek, le Strasbourgeois, l’Européen, le Citoyen du monde… Comme toutes les semaines de session parlementaire au Parlement européen, Bartek hébergeait son ami italien, le journaliste Antonio
Dorota Orent et son fils Bartek
Megalizzi avec qui il présentait une émission de radio. Tous deux furent les premières victimes de Cherif Chekatt rue des Orfèvres. Ils sont tombés à quelques mètres l’un de l’autre alors qu’ils sortaient d’une boulangerie et se rendaient très probablement au bar Les savons d’Hélène qui, ce soir du mardi 11 décembre dernier, programmait trois musiciens. Antonio Megalizzi est décédé le vendredi suivant. Bartek ne lui a survécu qu’à peine quarante-huit heures… Dorota nous accueille donc à peine un mois après la crémation du corps de son fils. D’emblée on est séduit par son franc-parler et ses vêtements vintage aux multiples couleurs qui trouent l’obscurité du bout de trottoir devant l’adresse où elle nous a donné rendez-vous. En ce tout début de février, il fait un froid de gueux. « Venez vite vous réchauffer » dit-elle… LE COUP DE FOUDRE POUR STRASBOURG On la sent mue par une énergie considérable. Elle se tient bien droite, assise sur la petite banquette du salon de l’appartement, on devine la concentration qu’elle a mobilisée sans doute depuis
‘‘ Bartek, le Strasbourgeois,
l’Européen, le Citoyen
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du monde…’’
de longues minutes pour pouvoir répondre à nos questions. Et parce que l’on sait déjà que le récit de la vie de Dorota Orent permet de mieux comprendre la personnalité de son fils disparu, on l’incite à se raconter : « J’ai 58 ans aujourd’hui et je suis arrivée en France en 1993. C’était le 4 juillet et il tombait des cordes. On avait voyagé depuis la Pologne en auto-stop avec une amie. On avait un plan : aller à Nantes car mon amie avait de la famille par là-bas. Je ne suis jamais allée à Nantes… » sourit-elle. « Parce que je suis tout de suite tombée amoureuse de Strasbourg. On a pris le bus 24 qui partait du Pont du Rhin, à cette époque. On en est descendues au Pont du Corbeau. Au bout de quelques minutes, j’ai dit à ma copine : “ t’es sûre qu’on est en France, ils parlent bizarrement par ici. Pas tout à fait allemand.” “ Mais si, Strasbourg est en France” m’a-t-elle répondu. On venait de découvrir l’alsacien… J’ai tout de suite été émerveillée par ce que je voyais autour de moi : j’avais l’impression que j’étais arrivée au pays des petits lutins et des fées. À l’époque, il y avait énormément de fleurs, partout. À un moment, en se baladant, on est tombées sur la rue Sainte-Madeleine et comme mon amie s’appelait Magdalena, on a rigolé et on s’est demandé si existait une rue Sainte-Dorota. On s’est longuement promenées. Rue après rue, j’admirais l’architecture de cette ville, toujours aussi émerveillée tellement j’aime
l’ancien. J’ai tout fait pour rester ici, même m’éloigner un peu de Strasbourg, le temps d’avoir des papiers en règle. À cette époque, la Pologne ne faisait pas partie de l’Union européenne… Mes deux fils étaient restés en Pologne avec leur père. Bartek avait onze ans, Jakub cinq ans. Ils sont venus pour la première fois en avril 1994. On a logé tous les trois dans mon petit 13 m2 de la place d’Austerlitz. En marchant, on est passés devant le lycée des Pontonniers. “ C’est quoi ce château, Maman ? ” a demandé Bartek. “ Ce n’est pas un château, c’est un lycée, Bartek… ” “ Je veux aller dans ce lycée-là, Maman ! ” Je le lui ai promis. Six ans après, il y était… Il avait alors onze ans… En 1997, mes deux fils sont venus vivre avec moi en permanence à Strasbourg. J’étais enceinte de leur plus jeune frère. Notre histoire ici a commencé comme ça… » « MAMAN, BARTEK EST À L’HÔPITAL, IL EST BLESSÉ…» On en vient doucement à cette triste date de décembre dernier où tant de vies ont basculé, pour les victimes bien sûr, mais aussi leurs familles, leurs proches et pour tant d’autres gens marqués dans leur corps ou leur âme par toute cette barbarie. « Ce soir-là, je suis chez moi. Je vis dans un duplex et j’étais en haut, dans la salle de bains. Vers 19h15, je descends cet escalier et là, soudain, je tombe. Sans me faire mal, et sans savoir pourquoi au juste, mais je tombe dans cet escalier. J’apprendrai trois jours plus tard que l’heure de cette chute correspond au moment où Bartek tombe lui aussi sous la balle du terroriste… Ma sœur m’a ensuite envoyé un SMS : “ Il y a un mec avec un flingue qui tire partout dans Strasbourg…” J’ai allumé la télévision et j’ai bien sûr immédiatement envoyé un message à Bartek et Jakub. Jakub m’a répondu tout de suite mais pas Bartek. J’ai essayé de le joindre via Messenger, WhatsApp, par SMS et en laissant des messages sur son téléphone. Rien. Puis je me suis rappelée que c’était une semaine de session parlementaire et qu’il passait alors toujours une longue soirée avec ses amis. Tout de suite, ça m’a calmée. Vous savez, il faut que je vous dise que je suis énergéticienne et que je travaille notamment avec un pendule. J’ai tout de suite posé la question de savoir si c’était un attentat : le pendule a répondu que non. Est-ce que Bartek
est sur place ? Oui. Là, pour moi, l’angoisse a monté d’un cran. Mais j’ai voulu l’ignorer. J’ai été tout de suite comme surexcitée. Plus tard, durant la nuit, j’ai téléphoné à l’hôpital car la télé disait qu’il y avait beaucoup de blessés qui y avaient été transportés. J’ai téléphoné plusieurs fois, jusqu’à quatre heures du matin. Je les suppliais de me dire simplement si mon fils était là. Mais à chaque fois la même réponse : “ On ne peut rien vous dire, Madame… ”. Finalement, je me suis endormie d’épuisement, vers cinq heures du matin. Et à neuf heures, je crois, un SMS de Jakub me réveille : “ Maman, Bartek est à l’hôpital. Il est blessé… ” « TANT QUE LE CŒUR DE MON FILS BAT… »
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Ces vies qui tout à coup nous échappent, basculent si brutalement dans le malheur, le cœur qui se serre, l’angoisse qui vrille l’estomac et les jambes qui ne soutiennent soudain plus : Dorota raconte avec courage. « Une fois là-bas, avec ma sœur, on a longtemps attendu dans le couloir du service de réanimation. Une psychologue est venue nous demander si nous avions besoin d’aide. On ne savait encore rien, à l’accueil ils nous avaient simplement dit qu’il était dans ce service et que quelqu’un viendrait nous donner des nouvelles. Elle rajoute : “ Parce que votre fils est dans la salle de réanimation… ” Elle fait alors le geste d’indiquer sa tête… Là, j’ai été immédiatement tétanisée. Puis, en le voyant enfin, j’ai compris, déjà, que… (des sanglots étranglent les mots –ndlr)… vous savez, j’ai beaucoup d’intuition, je ressens beaucoup de choses… Quand j’ai vu Bartek, il était magnifique, comme apaisé ; il avait comme un gros bonnet de bandages sur la tête. Le médecin est venu : il m’a dit des choses horribles. Que la balle avait atteint son cerveau, endommagé toute sa partie gauche et n’était pas ressortie, qu’il ne pouvait rien faire… Il a ajouté qu’ils allaient encore faire des examens mais il a ajouté qu’il craignait que Bartek ne s’en sorte pas. Il m’a expliqué qu’il était en état de mort cérébrale, qu’en France, ça équivalait à la mort. Moi, je me suis révoltée tout de suite : non, ce n’est pas comme ça ! Non ! Je sais que la loi française est faite comme ça mais pour moi, ce n’est pas vrai. Si on est bien soigné, le cerveau peut se reconstruire, même s’il faut beaucoup de temps… Je lui dis que moi-même, j’ai connu des personnes qui sont sorties du coma huit ans après. Mais je ne pouvais pas le convaincre, ce médecin. Il m’a aussi précisé que Bartek était sous assistance respiratoire et m’a demandé si je savais quand son père serait là. Je ne savais pas à ce moment-là car son père vit en Pologne… »
Dans les deux jours qui ont suivi, plus de deux cents personnes, toutes amies de Bartek sont alors venues au service de réanimation du CHU de Hautepierre au chevet de leur pote. À plusieurs reprises, les médecins ont évoqué le caractère désespéré du jeune strasbourgeois, à chaque fois Dorota a refusé qu’on interrompe l’assistance respiratoire. « Tant que le cœur de mon fils bat, je ne suis pas d’accord… » a-t-elle rétorqué. Une fois, on lui a fait comprendre que ça ne dépendait pas d’elle. « Tant que le cœur de mon fils bat, je ne suis pas d’accord… » s’est-elle obstinée… D’autres épisodes, d’une pénibilité totale, sont venus encore plus accabler Dorota et son fils Jakub. Dès que la nouvelle concernant Bartek a été connue, ces innombrables amis ont naturellement témoigné de leur soutien via les réseaux sociaux. À plusieurs reprises, certains ont évoqué la mort de Bartek. Plus grave, une agence de presse l’a même annoncée avant de la démentir dans l’heure qui a suivi. À chaque fois, ce fut comme un coup de poignard pour ces personnes, déjà si accablées : « Mon fils Jakub a été terriblement choqué par ces annonces, puis ces démentis. Pendant plus de deux jours, il a été comme un zombie. Il y a même un journaliste qui s’est introduit à l’hôpital, en affirmant qu’il était un ami de Bartek… C’était horrible… » se souvient Dorota, avec une douleur non encore apaisée près de deux mois plus tard… CES JOURNÉES SI DOULOUREUSES ÉTAIENT SI MAGNIFIQUES AUSSI... Elle raconte cependant, et avec tendresse, toute cette chaîne de vraie amitié qui s’est mise en place durant ces jours de douleur. « Même les gens de l’hôpital n’en revenaient pas… ils n’avaient jamais vu ça en réanimation. Il y avait tant d’amis. C’était magnifique ces journées. Si douloureuses mais si magnifiques… Il y avait tant d’amour là-bas, c’était très fort. Ils venaient masser Bartek, puis ils dansaient, ils chantaient, ils disaient des poèmes… On est resté jusqu’à une heure du matin avec lui. Les deux premières nuits, ils dormaient par terre, dans les couloirs. J’ai quitté Bartek pour la première fois le vendredi pour aller prendre une douche chez ma sœur car le père de Bartek était arrivé tôt le matin. Et immédiatement, la pression des médecins a repris : “ On peut couper, maintenant… ” Et moi, je répliquais que non. À un certain moment, j’ai même crié. Comme une folle… Dès le premier jour, Bartek bougeait les pieds dès qu’on lui posait une question :
“ Tu es avec nous. ” Il bougeait son pied. Ce n’était pas une coïncidence : il nous parlait en bougeant son pied ! Puis les visiteurs ont dû patienter dans une salle thérapeutique où les gens, trois par trois, pouvaient ensuite le voir, après au moins deux ou trois heures d’attente… Moi, j’ai vécu alors comme dans une transe, je ne savais pas d’où venait la force qui était en moi. J’avais même la pêche, c’était incroyable ! Malgré les circonstances, il y avait tant d’amour qu’on se sentait tous apaisés, c’était incompréhensible… »
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Le samedi soir, Dorota a quitté son fils et pour la première fois depuis quatre jours, elle est rentrée chez elle, trop épuisée. Dès son retour le dimanche matin, elle se blottit contre lui : « Je lui ai chanté des berceuses » dit-elle, des larmes plein les yeux. « J’ai mis ma tête sur son cœur et là, je n’ai pas entendu le même battement que les jours précédents. J’ai entendu que son cœur se déchirait, j’ai entendu que son cœur criait, comme s’il pleurait. J’ai compris que mon fils allait partir, qu’il ne pouvait plus résister plus longtemps. J’ai vécu ces moments-là toute seule avec lui. Puis le médecin est entré dans la chambre et m’a dit : “ Madame, on ne peut pas continuer
comme ça plus longtemps. Il faut couper… ” Et moi, pour la dernière fois, je lui ai dit : “ Non. Il ne faut pas couper parce que je suis sûre que le cœur de mon fils ne va pas continuer à battre très longtemps. ” Ça, je l’ai caché à ses amis qui continuaient à venir. Je suis restée jusqu’au bout de mes forces. Puis je suis descendue dans la salle en bas, où des amis patientaient. Vers 18 heures, on m’a dit que son cœur avait lâché. Dans cette salle, ils ont encore continué
‘‘ J’ai entendu que son cœur criait, comme s’il pleurait. ’’ à chanter, puis ils se sont mis à parler de Bartek. Longtemps… Et ils ont fait circuler une feuille pour que chacun y inscrive ses coordonnées car tous ne se connaissaient pas avant de se rencontrer là… Mais moi, alors que j’étais seule avec le corps de mon fils près de moi, c’est bizarre, mais je pensais déjà à la maison de Bartek. Nous l’appellerons l’ambassade d’Amour… »
LA MAISON DE BARTEK
Bartek, formidable « étincelle, propulseur d’idées, connecteur de gens et de projets, moteur de changement » comme l’écrit si joliment sa maman dans le descriptif du projet qu’elle souhaite mettre en œuvre, avait déjà en lui l’idée d’ouvrir une auberge linguistique.
formant les citoyens à la gestion des déchets. Dorota prévoit un jardin extérieur où on pourra cultiver des légumes en permaculture, avec un espace de repos agencé au bord d’un petit point d’eau. Elle ajoute : « Je souhaite que la maison de Bartek devienne un emblème de Strasbourg, un lieu de paix, d’accueil et d’amour. Elle sera un lieu de rencontre où chacun pourra venir pour se détacher à un moment ou à un autre de son quotidien… » Nawel Elmrini, adjointe au Maire de Strasbourg, soutient ce projet et a mobilisé ses services pour dénicher la maison idéale. Ce serait formidable que ce projet voit le jour très vite.
Elle sera intégrée dans la « maison de Bartek ». On y trouvera aussi un espace d’hébergement qui accueillera les journalistes parlementaires lors des sessions et hébergera Radio Europhonica et toutes les radios auxquelles collaborait Bartek. Un espace bien-être accueillant des ateliers et des conférences liés au bien-être corporel et spirituel, un espace restauration organisant notamment des ateliers culinaires mettant à l’honneur toutes les cuisines du monde, un espace culturel (musique, spectacles, danse), et une galerie de l’art du recyclage créatif organisant des expos et
Bartek était Strasbourg. « Il était cosmopolite, fédérateur, ouvert sur les autres cultures. Il était l’incarnation de la mentalité strasbourgeoise. » a dit de lui Luc Arbogast. « Bartek, ce cher apôtre du bien, était l’exact opposé de celui qui l’a tué, qui lui a envoyé cette fichue balle » a écrit Lionel Wurms, avec qui Bartek avait fondé Strasbulles, le festival de festival de bande dessinée, une des innombrables initiatives strasbourgeoises qui garderont très longtemps le souvenir de ce garçon à l’humanité et la générosité confondantes…
Dorota Orent, la maman de Bartek, a puisé dans ses forces pour nous raconter la tragédie qui a bouleversé sa vie en décembre dernier. Mais, peu après la fin de son récit, elle nous a parlé du magnifique projet dans lequel elle s’est lancée à corps perdu depuis la disparition de son fils.
DAMIAN MYNA ET ROSANA AZEVEDO “Malgré une telle violence, on peut garder une foi intacte en l’humanité… ” Damian Myna est musicien. Le soir du 11 décembre dernier, devant le bar Les Savons d’Hélène, il n’a pas hésité à se jeter sur Cherif Chekatt pour tenter de le neutraliser. Il a été très grièvement blessé de treize coups de couteau. Damian et sa compagne Rosana forment un couple formidablement uni pour affronter cette lourde épreuve. Tous deux n’avaient jamais raconté cet événement qui a bouleversé leur vie avant de se confier en exclusivité à Or Norme… Nous sommes début février dernier. La vague printanière que nous avons connue depuis n’a pas encore atteint Strasbourg mais le soleil pointe déjà le bout de son nez entre deux nuages. Nous attendons Damian au bar de la péniche l’Atlantico. C’est lui qui a prévu ce lieu car il est proche de son domicile. À travers les fenêtres du bar, nous ne pouvons pas manquer son arrivée. Damian est très grand et nous le voyons marcher lentement, appuyé sur sa béquille avec une jeune femme à son bras. « Je vous présente Rosana, ma compagne. Elle m’aide depuis le début à surmonter tout ça, je ne voulais pas parler seul, elle aussi à des choses à dire… Ce que j’ai vécu depuis le 11 décembre est indissociable de ce que Rosana a vécu à mes côtés… » nous dit-il avant de s’asseoir avec précaution sur une des banquettes du bar flottant, Rosana à ses côtés.
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Damian commande une bière. Quelques minutes plus tard, plus détendu et déjà en train de se raconter, il nous avouera que cette bière était destinée avant tout à l’aider à revenir avec nous sur ces quelques minutes où sa vie a basculé rue Sainte-Hélène, quand le terroriste a croisé son chemin. Son témoignage est très fort, c’est celui d’un homme au courage extraordinaire… Pendant qu’il commence à nous parler, nous l’observons avec attention. Avec sa barbe folle, ses petites lunettes rondes et son bonnet qui ne le quittera pas durant les deux heures qui suivront, Damian nous fait penser à un lutin. Un grand lutin, à vrai dire : « Je fais 1,95m » dit-il. « Mais je ne suis
pas épais : avant tout cela, je pesais 75 kg, j’ai aujourd’hui perdu dix kilos de muscles. Il va me falloir me refaire une santé, reprendre du poids. Ça ne va pas être simple car à la base, je suis végétarien… » plaisante-t-il. « MAIS CE QUE JE VIS EST-IL RÉEL ? » Et de lui-même, Damian se lance et raconte : « Ce soir-là, je sors de mon travail. Je suis musicien mais pour gagner ma vie, je m’occupe des enfants d’un couple de Strasbourgeois. Je suis pressé car j’ai rendez-vous avec des amis musiciens pour travailler sur mon projet artistique que je compte développer en 2019 : sur une base de musique contemporaine, introduire le didgeridoo, un tube en bois qui émet une note très grave quand on le fait vibrer. C’est le premier instrument de musique de l’histoire de l’humanité. L’idée est de construire tout un univers musical à travers ce projet. On s’est donné rendez-vous Aux Savons d’Hélène, c’est un lieu qu’on connaît très bien car il propose une scène ouverte chaque mardi soir. On y joue régulièrement. Jérémie et Tom étaient déjà là quand je suis arrivé. Nous étions tous les trois devant l’entrée du bar. Très peu de temps après mon arrivée, tout un groupe de personnes, dans la rue, se sont mises à courir de façon tout à fait silencieuse. Je me souviens avoir brièvement pensé que la scène était tout à fait surréaliste. Ces gens-là étaient complètement paniqués, ils fuyaient. Il y avait des familles entières, avec des enfants. Je me souviens d’une petite fille qui n’en pouvait plus et à qui ses parents disaient :
« Continue, continue… » Tout ça n’a duré que quelques secondes à peine, mais ça m’a paru irréel, je me demandais ce qui se passait. Je les ai regardé s’enfuir et en me retournant, Chérif était devant moi et il a tiré sur Jérémy, l’atteignant au cou. J’ai appris bien plus tard qu’un éclat de balle s’était logé aussi dans l’épaule de Tom qui a essayé de se protéger en s’accroupissant derrière un chevalet publicitaire en bois.
“ Tout ça n’a duré que
quelques secondes à peine,
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mais ça m’a paru irréel... ”
Je me souviens de la puissance de la détonation : la rue est étroite et la résonance a été énorme, tellement énorme qu’elle a provoqué chez moi un acouphène. Je me suis retrouvé au sol, indemne, mais un peu sonné par ce qui venait de se produire. On ne se rend pas compte de la violence d’un coup de feu quand ça vous arrive en vrai… Et chez moi, toujours cette question : mais ce que je vis est-il vraiment réel ? J’étais au sol et tétanisé de peur à ce moment-là. Dans la seconde qui a suivi, il y a eu un cri énorme, glaçant : c’est Jérémy qui hurlait à la mort. Son cri a déclenché chez moi un violent mécanisme d’autodéfense : ce cri m’a mis en furie. Je ne parviens pas à m’expliquer ça : je suis plutôt d’une nature très calme, ordinairement, je ne suis pas un bagarreur ni quoi que ce soit dans ce genre. Ce cri m’a fait me relever, j’ai plaqué Chérif au sol et je me suis battu avec lui pour le neutraliser. À cet instant-là, mon corps était vraiment avec moi, c’était quelque chose de dingue. Je ne sentais pas les coups, c’était quelque chose de très viscéral : je voulais l’exterminer, il n’y a pas d’autre mot pour décrire ce qui me possédait… En nous battant, il a laissé tomber son pistolet au sol mais il s’est emparé d’un couteau de cuisine qu’il avait sur lui. Le couteau avait une lame d’environ 30 cm. À un certain moment, Tom a voulu m’aider mais il n’a pas pu le faire, il s’est pris toute de suite un coup de couteau. J’ai continué à me battre contre lui. J’ai pris treize coups de couteau, tous dans le dos sauf un qui m’a lacéré la main droite et un autre sur l’épaule dont la cicatrice me fait maintenant un petit smiley (et Damian de rire en disant cela…- ndlr). Je dois sans doute la vie à mon sac à dos qui m’a un petit peu protégé. Au final, c’est le dernier coup de couteau qui touche ma moelle épinière et qui provoque donc cette perte motrice à ma jambe gauche dont je souffre maintenant. Les médecins étaient partis sur une paralysie totale mais moi, deux mois plus tard, je marche avec une canne » dit Damian avec une voix ferme.
« UN REGARD FROID ET VIDE » Et il reprend son récit : « Juste après ce dernier coup de couteau, j’ai eu un réflexe assez étonnant. J’ai hurlé à Chérif d’arrêter cette folie. Je ne sais pas trop, dans ces moments-là c’est l’instinct qui prend les commandes mais peut-être voulais-je désespérément réveiller une part d’humanité chez lui, je ne sais pas… Je revois le visage de ce gars : malgré les coups que je lui donnais, malgré ceux qu’il m’infligeait, il n’y avait rien sur son visage, rien ! Ses traits n’exprimaient aucune douleur, aucune sensation, un regard froid et vide, des traits lisses… Je pense que c’est ce dernier coup de couteau qui atteint ma moelle épinière qui me sauve la vie, en fait. Car je suis au sol, allongé sur le côté, immobile… Je suis pris alors d’un autre sentiment : je me rappelle m’être dit : bon, ben voilà, j’ai fait ce que je pensais être juste, j’accepte ce qui m’arrive… Je n’avais pas peur de mourir, non, j’ai simplement vécu en pleine conscience tout ça comme ça. Je ne ressentais aucune douleur, mon corps était comme dans une sorte de transe. Mais je restais conscient de tout ce qui se passait autour de moi-même si, allongé sur le flanc, je ne voyais rien. Je me rappelle juste avoir entendu des coups de feu… » (sans doute ceux de la patrouille de l’opération Sentinelle comme nous l’a dit Jean-François Illy, lire dans les pages précédentes – ndlr). Tout ce que Damian vient de nous raconter s’est passé en très peu de temps. Parce que cela a depuis été reconstitué, nous savons que Cherif Chekatt a effectivement abandonné sa victime gisant à terre, a récupéré son arme, tirant sur la patrouille militaire, sa balle ricochant sur le pistolet-mitrailleur du soldat qui a riposté pendant que le terroriste prenait la fuite, le blessant sérieusement, fait capital qui a influé sur la suite des choses. Nous nous sommes fait expliquer pourquoi les soldats n’ont alors pas pris en chasse Chérif Chenkatt. Sur place, il y avait trois blessés dont un très grave (Damian) et, à l’intérieur du bar Les Savons d’Hélène, des dizaines de personnes dans la plus totale angoisse. L’urgence était donc de sécuriser les lieux pour permettre l’arrivée des secours dans les délais les plus rapides possible. Ce qui fut fait, avec le renfort d’un équipage de la police de proximité, arrivé immédiatement après que le terroriste ait pris la fuite, comme nous l’a confirmé Jean-François Illy. « TIENS LE COUP, PETIT, TIENS LE COUP ! » Damian est donc au sol, dans une mare de sang. Il poursuit son récit : « Je ne perçois alors plus rien de ce qui se passe autour de moi. Ce sentiment d’acceptation est balayé par l’image de Rosana. Je dois la revoir… Alors se met en place d’un seul coup un refus total de disparaître
comme ça. Je me dis : non, non ! ce ne sera pas maintenant ! Tu vas te contrôler, tu vas respirer doucement, tu vas prendre ton temps parce que là, tu rentres dans une course contre la montre. Ce n’est pas ton heure, tu vas survivre. Je vous jure que je me suis vraiment dit ça… J’avais l’obsession d’absolument me contrôler. Il faisait très froid cette nuit-là, ça m’a aidé, je pense que j’étais déjà en hypothermie. Un pompier est arrivé et m’a porté secours. Je me souviens bien de ses grosses mains «(sourire).«Il voulait absolument me maintenir éveillé, du coup il m’envoyait de grosses claques dans la figure, c’était assez dingue de voir cette grosse main et de l’entendre dire : “ Tiens le coup, petit, tiens le coup !... ” J’ai eu envie de lui dire : ça va, c’est bon…«(nouveau sourire)«mais je ne pouvais pas parler, j’avais le souffle très court car deux des coups de couteau que j’avais reçu avaient perforé un de mes poumons. Deux autres personnes m’ont aidé, notamment une femme. J’ai réussi à lui demander qu’elle prenne mon téléphone : je n’avais qu’une seule idée en tête : contacter Rosana et lui dire que je l’aimais. Mais je pouvais pas parler… Je me souviens de cette horrible piqure d’adrénaline qui d’un coup m’a fait ressentir toutes les douleurs de mon corps. On m’a enveloppé dans une couverture de survie, on m’a brancardé et on m’a sans doute légèrement anesthésié dans l’ambulance du SAMU. Et je me suis endormi…» Rosana lui confirme lorsqu’elle a appris plus tard qu’il avait été placé en coma artificiel. « GROUND CONTROL TO MAJOR TOM… »
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Pendant les longues minutes durant lesquelles Damian nous a raconté ces événements, Rosana n’a cessé de lui tenir la main et de l’encourager des yeux à poursuivre son témoignage. À son tour, elle parle : « Je sortais de la douche. J’ai immédiatement décroché quand le nom de Damian s’est inscrit sur l’écran de mon portable. Mais ce n’était pas la voix de Damian que j’avais dans l’oreille. Cette personne me dit : je suis avec votre ami, il a eu un accident. Je pense immédiatement à un accident de vélo. Je lui demande quel type d’accident et elle me dit : il a reçu un coup de couteau. Elle me précise où il est et je lui dis que j’arrive. Elle me dit que ce ne sera pas possible. Mais moi, j’y vais quand même. Je me rappelle avoir eu le réflexe de me munir de sa carte Vitale…«(rires).«J’arrive à proximité du centre-ville et je comprends que quelque chose de très grave s’est passé. J’entre vite en panique parce que je n’avais pas la moindre idée de l’état dans lequel se trouvait Damian. Je ne pouvais rien faire, même pas lui dire que je l’aimais… Vers 22h, j’ai reçu un message via Facebook de la femme qui m’avait appelé et qui me disait qu’elle espérait qu’il s’en sortirait car il avait reçu plusieurs coups de couteau. Et il m’a dit de vous dire qu’il vous aimait… » En prononçant ces mots, la voix de Rosana s’étrangle au
“ Cette personne me dit :
je suis avec votre ami, il a eu un accident. ”
fond de sa gorge, les larmes jaillissent… Damian l’attire amoureusement près de lui. Rosana se ressaisit et se rappelle quand elle a retrouvé Damian dans sa chambre d’hôpital au Nouvel Hôpital Civil : « C’était le lendemain, le mercredi matin. Il était complètement intubé. C’était vraiment trop dur de le voir ainsi… Il était endormi mais quand je lui parlais, je sentais qu’il m’entendait car il bougeait un petit peu. Alors, je lui ai chanté une chanson qu’on avait chanté tous les deux très peu de temps auparavant, Space Oddity de David Bowie. Elle raconte l’histoire d’un astronaute perdu dans l’espace à qui la terre envoie sans cesse des messages : “ Ground control to Major Tom… ” Moi, je lui chantais ça à son oreille pour qu’il revienne, vous comprenez ? » dit Rosana des larmes de nouveau plein les yeux. « Et quelques heures après, il s’est réveillé. Et la première chose qu’il m’a fait c’est de m’offrir un énorme sourire… » ajoute-t-elle en se serrant contre Damian. « Vous comprenez pourquoi je vous disais tout à l’heure que ce que j’avais vécu était indissociable de ce que Rosana a vécu de son côté ? » nous fait-il remarquer. Oui, Damian, oui, on comprend
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Nicolas Rosès – DR Jean-Luc Fournier
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est étudiante en 2ème année de l’Ecole d’Architecture de Strasbourg. Tous deux ne vivent à Strasbourg que depuis dix-huit mois…
À ce stade, une question nous brûle les lèvres. Depuis déjà une heure que dure cet entretien, Damian n’a cessé d’appeler son agresseur par son prénom, Cherif. Nous le lui faisons remarquer et il répond sans hésiter : « En fait, je n’ai aucune animosité envers ce gars. Vraiment. Pour moi, il commet un acte de folie qui n’était pas centré sur moi spécifiquement. Ce fut moi mais ça aurait pu être n’importe qui d’autre. J’étais là, à cet endroit et à cet instant, et lui était là également au même instant. »
« Ce que nous venons de vivre ensemble est le moment le plus important de notre vie… » dit Rosana sur un ton un peu plus grave. « Tous les deux, on s’est rendu compte qu’on possédait la chose la plus importante qui soit : la vie. Et l’amour que nous ressentons l’un pour l’autre. Alors oui, du coup nous étions les deux personnes les plus heureuses du monde ! »
« Nous n’avons pas la haine en nous » intervient Rosana. « On comprend bien que ce n’était pas contre Damian personnellement. C’est bien plus grand et compliqué que tout ça. C’est la conséquence de tout un système, c’est le reflet de toute une société… D’après ce que je sais, cet homme a connu des problèmes depuis son enfance. Depuis tout petit, depuis l’âge de dix ans ; il a ce regard vide dont Damian parlait tout à l’heure. Ça veut dire qu’il a énormément souffert depuis tout petit. C’est la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui qui fabrique toute cette violence. » Damian ajoute : « Bien sûr, on n’occulte ni la violence, ni la noirceur de cet acte terroriste qui a traumatisé toute une ville et tout un pays. Mais c’est trop facile de dire c’est un méchant terroriste qui a tué des gentils, il y a forcément une source, une racine à tout ça. Ça nécessite une profonde réflexion sociétale. J’avais déjà réfléchi à tout ça ces années dernières. Mais quand on devient une victime directe d’un attentat, la réflexion est bien sûr encore plus profonde… » Et Rosana souligne qu’elle vient « d’un pays où il y a encore plus de gens exclus qu’en France, et où la violence est bien plus grande. Moi, je pense que tout le monde serait capable d’en arriver là s’il était victime toute sa vie, depuis son plus jeune âge, de cette violence constante. Tout le monde serait capable de devenir cet autre-là… »
« On a ressenti comme hyper nécessaire de se couper de tout ce qui se passait, de se réfugier dans notre bulle » poursuit Damian. « Les premières semaines ont été assez compliquées car j’ai été constamment allongé sur le dos. On ne le sait pas mais dans ces conditions, on souffre énormément de la peau. Et ma vie, depuis tôt le matin, était rythmée par les scanners et les examens Quand je me suis levé la première fois du lit, j’étais complètement sonné, mon corps s’était complètement modifié. Je suis monté pour la première fois dans un fauteuil roulant et, malgré les difficultés, ce fut un soulagement : je quittais enfin mon lit. Tout était à recréer, en fait. Rosana m’a soutenu de façon exceptionnelle : c’est au-delà des mots, vraiment. Elle a été aussi une épaule pour ma mère et ma sœur qui vient dans l’ouest de la
“ Ce fut moi mais ça aurait
pu être n’importe qui d’autre.
J’étais là, à cet endroit et à cet
instant, et lui était là également au même instant. ”
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LA RACE DES BATTANTS « Il faut comprendre que dès que je me réveille le mercredi midi, Rosana et moi nous débutons une autre vie » dit Damian. « Certes, je suis aujourd’hui handicapé et il faut que je retrouve la forme mais, croyez-le ou non, je suis heureux de vivre. Dès mon réveil, je sais que je vais pouvoir continuer ma vie avec Rosana, tranquillement. Nous sommes ensemble depuis moins d’un an… »
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très bien… Et Patrick Adler, qui participe à ce moment, ajoute : « C’est votre histoire à tous les deux. Vous êtes magnifique ! »
Nous nous apercevons que, absorbés d’entrée par le récit de Damian, nous ne savons pas grand chose d’eux. Ils nous précisent en riant : Damian est normand d’origine, il a 28 ans et Rosana est brésilienne, elle
France. Mon père, qui vit à Strasbourg depuis vingt ans, m’a aussi beaucoup soutenu… Rosana tient aussi à rajouter l’aide apportée par la maman des enfants dont Damian s’occupait avant le drame : « Elle nous a permis de dénicher l’appartement qu’il nous fallait, comptetenu des difficultés de mobilité de Damian : car même en indiquant qu’il avait été victime des attentats, son dossier posait des problèmes, à entendre les réponses des bailleurs. ». Pour autant, Damian semble être de la race des battants, ceux qui ne s’en laissent pas compter : « J’ai passé
quelques semaines au centre de réadaptation du boulevard Clémenceau. Tout doucement, j’ai commencé à quitter le fauteuil roulant puis à marcher avec deux cannes. Depuis deux semaines, je suis rentré chez moi et je m’y rends quotidiennement pour poursuivre la rééducation… Depuis le début, je sais que je vais récupérer l’utilisation normale de ma jambe. Peu importe ce qu’ont pu dire les médecins, peu importe les résultats des examens que je passe : je n’ai pas d’autre envie que celle-ci. Il y a quelques jours, je suis remonté sur un vélo, j’ai pu faire quelques mètres avec… »
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Et quand on lui demande s’il a parlé de cet épisode aux médecins, il se marre : « Non, ils vont me taper !.. » Et, comme rien n’est anodin chez cette montagne de volonté qu’est Damian, Rosana précise : « En fait, il l’a fait devant Les Savons d’Hélène ! Il a emprunté le vélo d’un ami qui était avec nous, juste pour voir… ». « J’éprouve bien sûr une immense gratitude pour les médecins » dit Damian. « Ils m’ont sauvé la vie, c’est certain. J’ai suivi tous les protocoles qu’ils m’ont indiqués, j’ai pris tous les médicaments qu’ils m’avaient prescrits. Mais, pour autant, je reste très à l’écoute de mon corps et là, je reprends le contrôle de ma santé. Je
m’écoute et c’est parfait comme ça. Tiens, ils m’avaient dit et redit qu’il fallait que je me repose, que je sorte pas de chez moi avant quelque temps : et là, je suis en train de boire une bière avec vous. Et ça me fait du bien… » Juste avant de nous quitter, Damian évoquera son avenir. Plus que jamais, son intention est de vivre à fond sa passion de musicien « et, en composant et en jouant, raconter autrement mon histoire… » dit-il. Rosana, qui a complètement cessé ses études d’architecte depuis trois mois, parle d’abord et avant tout de « laisser du temps au temps, faire en sorte que nous nous retrouvions dans une vie paisible et ordinaire, en restant en accord avec nous-même ». Damian va conclure, formidablement : « Je me sens investi du besoin de prouver que, malgré une telle violence, on peut garder une foi intacte en l’humanité et vivre au milieu de plein de cultures différentes comme cette magnifique ville cosmopolite qu’est Strasbourg nous le permet. J’espère pouvoir prouver qu’on peut tous vivre en harmonie, sans que personne ne soit stigmatisé… #bonheur, comme on se le dit souvent depuis, en rigolant, avec Jérémy et Tom. »
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Alban Hefti – Mine Günbay - Stephen Carroll – Carlos Furman – Marcel Vandal – Fundación Konex Sébastien Collet – Jean-Louis Fernandez - DR Alain Ancian
Voici la saison 2 d’un festival dont Or Norme est fier d’être partenaire. Eva Kleinitz, la directrice de l’Opéra National du Rhin, a vu juste dès l’an passé avec la première de cette manifestation centrée autour de la création d’un opéra encore jamais joué en France mais qui se décline en de multiples lieux et événements durant deux mois, mettant à contribution et en valeur de nombreux et exceptionnels savoir-faire artistiques et culturels de Strasbourg. Après le Japon en 2018, voici l’Argentine…
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ARSMONDO 2019 Le charme fou de l’Argentine
Au cœur du mois d’août 2017, alors qu’elle venait à peine de quitter Stuttgart et « était encore dans ses cartons » à Strasbourg, Eva Kleinitz ne mentait pas… La directrice de l’Opéra national du Rhin confiait alors sa formidable envie de créer un événement annuel qui serait « une ouverture sur le monde » et réunirait « beaucoup de lieux et d’institutions culturelles » ayant le projet de collaborer ensemble. Ce fut donc Arsmondo Japon au printemps 2018. Un succès formidable et donc, une première très remarquée à tel point que nous fûmes quelques-uns à taquiner affectueusement Eva en lui faisant remarquer qu’après avoir placé la barre si haut, ce serait difficile pour l’année suivante.
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À gauche : École de tango Crédit : Mine Günbay À droite : Le Teatro Colón, l’opéra de Buenos-Aires
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DÉFI RELEVÉ Très tôt, elle nous confia que ce serait l’Argentine. Sans doute, intérieurement, se moqua-t-elle gentiment de notre surprise. Sauf à être un spécialiste pointu de l’art lyrique en Amérique du sud, notre culture de l’opéra en Argentine se limite sans doute à connaître l’existence du célèbre Teatro Colón, dont l’architecte initial fut le français Charles-Henri Pellegrini. L’historique opéra de Buenos-Aires, malgré son éloignement géographique de l’Europe durant les premières décennies du XXème siècle, vit les très grands noms de l’opéra mondial défiler sur sa scène ou dans sa fosse d’orchestre : Caruso, Maria Callas, Régine Crespin, Placio Domingo, Luciano Pavarotti y chantèrent, Nijinski, Noureev, Barishnikov y dansèrent tandis que Toscanini, von Karajan et autres Panizza y tinrent la baguette. Complètement rénové depuis 2010, le Colón figure toujours aujourd’hui parmi les étapes incontournables de l’art lyrique mondial, au même titre que Milan, Paris, Vienne, Londres ou New-York. Le défi, parfaitement relevé, fut donc de bâtir une programmation solide et innovante. Elle s’axe autour de deux événements majeurs : la première création en France de l’opéra Beatrix Cenci, du compositeur argentin Alberto Ginastera et Maria de Buenos Aires, l’opéra-tango sur un livret de Horacio Ferrer avec la musique de Astor Piazzolla, œuvre qui sera présentée par seize danseurs du Ballet de l’ONR, dirigé par Bruno Bouché (lire interview page 40). Le principe de Arsmondo se déploie aussi magnifiquement qu’en 2018. En deux mois, du 15 mars au 17 mai prochains, une incroyable programmation de concerts, lectures,
conférences, rencontres, projections et expositions va faire vibrer Strasbourg et l’Alsace au rythme de l’Argentine. Nous vous donnons un maximum de détails dans les pages qui suivent. Nul doute que cette deuxième édition d’Arsmondo va de nouveau cartonner. On sait le public strasbourgeois et alsacien (car les deux autres pôles de l’ONR, Mulhouse et Colmar, sont bien sûr concernés) friand de nouveauté et d’audace en matière d’art lyrique mais aussi, plus généralement, de découvertes artistiques et culturelles. Le pressentiment initial d’Eva Kleinitz s’est donc avéré tout à fait juste ; c’est un cercle vertueux entre beaucoup d’institutions publiques et privées qui s’est ainsi formé : outre l’Opéra national du Rhin, on note la présence de l’Orchestre philarmonique de Strasbourg, des Musées de Strasbourg, du Parlement de Musique, du Centre Chorégraphique, de la Librairie Kléber, du cinéma L’Odyssée, de la BNU, du Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, de la Filature à Mulhouse, du Théâtre de Colmar, de l’Orchestre de Chambre d’Alsace, de la Cité de la Musique et de la Danse de Strasbourg, de l’Espace Django, du Centre Emmanuel Mounier, de l’Université de Strasbourg, de l’Aedaen Gallery… (liste non exhaustive arrêtée à la date de notre bouclage rédactionnel). Cette énumération conséquente signe la richesse artistique et culturelle de notre région. Ces deux mois « argentins » en Alsace vont amplement contribuer à enraciner encore plus Arsmondo dans le paysage événementiel strasbourgeois et alsacien. Laissons-nous donc envahir avec bonheur par cette programmation exceptionnelle…
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EVA KLEINITZ ET BRUNO BOUCHÉ
Cette vue sur l’ailleurs… Or Norme. À la fin de la conférence de presse de présentation de Arsmondo 2019, l’ensemble des journalistes et invités étaient littéralement bluffés par le programme présenté. Avec cette vraie question au bout des lèvres : mais comment fait l’Opéra national du Rhin pour bâtir une si brillante succession d’événements artistiques et culturels ? Eva Kleinitz. Merci, mais c’est toute une équipe qui programme Arsmondo. Et c’est une super équipe. Christian Longchamp, le conseiller artistique de l’ONR, nous aide considérablement. Il est dans les faits le co-programmateur du festival. On brasse un très grand nombre d’idées dès le départ, on analyse les différentes possibilités. Puis tout se réduit naturellement pour parvenir à cette programmation. Dès l’an passé, j’ai souhaité que l’Opéra du Rhin ait un maximum de partenaires autour de lui pour réaliser Arsmondo. Ainsi, j’ai rencontré dès son arrivée Paul Lang (le directeur des Musées de la Ville de Strasbourg – ndlr). Paul a tout de suite pensé à ce tableau Femme au turban qui figure dans les collections du Louvre et qui sera donc accroché durant toute la durée de Arsmondo au Musée des beaux-Arts de Strasbourg. Je crois fondamentalement à cette transversalité, ce qui nous permet aussi de proposer
‘‘ Ce qui nous intéresse, c’est de programmer cette vue sur l’ailleurs, ce coup de projecteur sur les différences. ’’ des thèmes qui nous sont chers, à côté des deux grandes pièces présentées, Beatrix Cenci et Maria de Buenos-Aires. Nous explorons donc à fond tous ces thèmes pour exploiter les idées les plus pertinentes. La présence de la danseuse étoile de l’Opéra de Paris, Ludmila Pagliero, qui a été formée en Argentine et est la première danseuse étoile non-européenne de l’Opéra de Paris est un bel exemple : elle s’entretiendra
avec Bruno Bouché, le directeur de notre Ballet qui fut son collègue à Paris, le 13 avril à la Librairie Kléber. La présence de cette danseuse étoile symbolise bien notre démarche. Ce qui nous intéresse, c’est de programmer cette vue sur l’ailleurs, ce coup de projecteur sur les différences. En même temps, cela nous permet de comprendre ce que tous ces gens conservent de leur pays si lointain quand ils abordent nos rivages européens… Bruno Bouché. Ça pose la question de notre identité. On voit bien en ce moment combien on se crispe sur ces questions dans le monde. Bien sûr on est le plus souvent dans une grande ouverture d’esprit, et il faut conserver cela, mais cette mondialisation tous azimuts provoque aussi ces crispations chez les gens. Ce qui est important, c’est de savoir d’où l’on vient. Matias Tripodi (le chorégraphe de Maria de Buenos-Aires – ndlr) est retourné chez lui, en Argentine, en décembre dernier. Il vit depuis presque dix ans en Europe et n’est de retour dans son pays que très peu souvent. Il était très troublé à son retour ici. Il m’a confié qu’il reconnaissait de moins en moins son pays où, politiquement, c’est devenu très difficile. « Je ne sais plus si je suis Argentin » confie-t-il… E. K. Je crois aussi que l’air du temps est favorable à cette collaboration très transversale entre tous ces différents acteurs locaux et même au-delà. Bien sûr, mes collègues d’autres institutions et moi-même, nous avons tous notre propre action à mener, notre propre programmation annuelle à monter et promouvoir. Mais rien ne nous empêche de collaborer avec plein d’autres partenaires… B. B. Les mentalités changent, c’est manifeste. En même temps, on se doit de fédérer les moyens financiers. Nous parvenons à mettre en place Arsmondo sur nos propres budgets et c’est cette synergie entre tous les partenaires qui nous aident tous à y parvenir. Monter une conférence où Matias Tripodi parlera de Pina Bausch et le tango (le 7 mai à17h30 à la Librairie Kléber – ndlr) est un événement majeur qui, pour autant, ne demande pas des moyens énormes dans le cadre du festival. S’entraider, c’est refuser les combats de chapelles, et surmonter le manque de moyens,
E. K. Oui. C’est une pièce de 1h30, sans pause. Et au milieu, il y a un bal à la cour du Comte Cenci qui reprend des musiques complètement différentes, de l’époque de la Renaissance avec des morceaux de danse comme la Tarentelle. Cet opéra est un peu comme un film d’Alfred Hitchcock. Alberto Ginastera était un compositeur qui avait cet intérêt pour la cruauté. Il a terminé l’écriture de Beatrix Cenci en 1971 aux EtatsUnis, et cette pièce est très clairement construite comme un film… Musicalement, les percussions occupent une très grande place et je remercie d’ailleurs Marko Letonja, le Chef du Philarmonique, d’avoir accepté de relever ce défi car notre fosse d’orchestre présente bien des inconvénients pour ça… Et, dans la partition de Beatrix Cenci, on entend les hurlements des chiens dans les rues de Rome, même les animaux ont peur de cet homme terrible… B. B. Pour Maria de Buenos-Aires, il faut avant tout souligner la singularité de cette œuvre de Piazzolla et Ferrer. C’est Eva qui m’a parlé de cette œuvre, personnellement je n’en avais jamais entendu parler. Cette pièce est pourtant très jouée en Allemagne, en Autriche… Matias Tripodi est vraiment dans l’interrogation du tango contemporain et sa question est de savoir comment mettre le tango sur scène. L’âme réelle de cette danse est très difficile à traduire visuellement, car on peut vite tomber dans pas mal de clichés. C’est cette âme-là qui me bouleverse personnellement, pas le folklore. Son travail avec le Ballet de l’Opéra du Rhin va mettre en lumière les symboles profonds de cette danse qui peuvent ainsi se transformer en quelque chose de très contemporain. Cette notion
‘‘ S’entraider, c’est refuser les combats de chapelles, et surmonter le manque de moyens, d’énergie et de temps pour que les choses puissent se faire. ’’ d’énergie et de temps pour que les choses puissent se
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faire. On a tous bien conscience de ça aujourd’hui… Or Norme. Un mot sur les deux événements majeurs qui sont les piliers du festival. Beatrix Cenci et Maria de Buenos-Aires. Lors de votre conférence de presse, Eva, vous avez parlé de cet opéra en disant qu’il vous avait « bouleversé par sa radicalité » quand vous l’avez découvert à Genève, au début des années 2000…
de l’un et de l’autre, le tango est le premier exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la danse-contact, tout est dirigé en pure improvisation, c’est sternum contre sternum. C’est d’autant plus fascinant pour des danseurs venant du ballet qui sont exactement à l’inverse : on travaille quelquefois sur du matériel d’improvisation mais on n’est jamais dans l’improvisation en live. C’est un défi mais en même temps, on aime bien les défis. Là, on est servi, on est en plein dans la création…
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ARSMONDO 2019 Demandez le programme ! Impossible de donner ici toute la place que nous souhaiterions au détail de tous les événements et rendez-vous fixés par Arsmondo. Le passeport Festival Arsmondo, toujours aussi bien réalisé, les détaille tous et est disponible un peu partout. Voici une sélection de quelques moments forts ou originaux… BEATRIX CENCI Opéra - Création française L’œuvre évoque l’histoire de cette jeune aristocrate romaine qui fut exécutée en 1599 pour avoir participé à l’assassinat de son père alors que celui-ci cherchait à abuser d’elle. Le magnifique Antonin Artaud avait rédigé une pièce de théâtre, Les Cenci, en 1935, le summum du « théâtre de
la cruauté » comme il le dit à l’époque. Arsmondo a proposé à cette occasion au jeune metteur en scène argentin Mariano Pensotti de faire ses débuts sur la scène lyrique et à Marko Letonja, à la tête de l’OPS, de relever lui aussi le défi de cette première en France. Strasbourg, du 17 au 25 mars
Rencontre avec le metteur en scène Mariano Pensotti et le théâtre argentin contemporain Avec Mariano Pensotti et Barbara Engelhardt, directrice du théâtre du Maillon.
Mariano Pensotti
Opéra de Strasbourg, salle Bastide, le samedi 16 mars à 15h
Antonin Artaud et le « Théâtre de la cruauté » Poète, essayiste, comédien, metteur en scène, écrivain, Antonin Artaud a écrit et créé Les Cenci en 1935. Entre les textes fulgurants de ses débuts et les textes fous de la fin de sa vie dans l’Aveyron, la philosophe Evelyne Grossman, éditrice des œuvres complètes d’Antonin Artaud chez Gallimard, viendra parler de ce génie… Librairie Kléber, le lundi 25 mars à 18h
Expo thématique au musée des Beaux-Arts de Strasbourg Avec le tableau Femme au Turban exceptionnellement prêté par le musée du Louvre. Strasbourg, du 15 mars au 30 mai À noter une conférence avec Christian Longchamp, conseiller artistique à l’ONR, le samedi 23 mars à 14h30.
MARIA DE BUENOS-AIRES Opéra-tango Le compositeur Astor Piazzolla et le poète Horacio Ferrer auront marqué en profondeur la culture argentine ont créé cet opéra-tango qui nous plonge dans les méandres de l’âme de la Reine de la Plata au cour de laquelle la superbe Maria de Buenos-Aires se donne avec ivresse à la ville, à la poésie, à la danse et aux hommes. Dans une très jolie formule, Horacio Ferrer dit qu’elle serait née « un jour où Dieu était ivre mort ». L’âme intime du tango sera sur scène… Strasbourg, du 5 au 10 mai
Conférence Pina Bausch et le tango Avec Matias Tripodi, chorégraphe et metteur en scène de Maria de Buenos Aires. À ne pas rater… Strasbourg, Librairie Kléber, le 7 mai à 17h30
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Rencontre avec la danseuse étoile Ludmila Pagliero Animée par Bruno Bouché, directeur du Ballet de l’Opéra du Rhin qui fut son collègue à l’Opéra de Paris. Issue d’une famille argentine très pauvre, à force de talent, de volonté et de détermination, cette danseuse étoile s’est hissée au sommet de la hiérarchie de son art.
initiation à la milonga sur le parvis de l’Opéra, place Broglie. À partir de 20h45, les danseurs pourront évoluer sur le pont de la Poste, à à peine quelques centaines de mètres. Dans la foulée, à partir de 21h30, c’est le parvis du TNS qui les accueillera jusqu’à minuit. Au bar, spécialités culinaires et boissons argentines, pour tenir le coup…
Strasbourg, Librairie Kléber, le 13 avril
Opéra de Strasbourg, le 2 mai
Milonga, le bal populaire au cœur de Strasbourg
MUSIQUE
Une superbe idée, qui va animer une des belles nuits du printemps strasbourgeois. Une milonga en plein air, une fête de la musique, de la danse et du partage de 20h à minuit sur trois sites voisins. À 20h, on retrouvera le chorégraphe Matias Tripodi pour une
Concert de l’Orchestre Philarmonique de Strasbourg Sous la baguette de son Marko Letonja, l’OPS interprètera des œuvres de Yan Maresz, Alberto Ginastera et Béla Bartók. PMC de Strasbourg, salle Érasme, les 28 et 29 mars à 20h
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Alban Hefti – Mine Günbay - Stephen Carroll – Carlos Furman – Marcel Vandal – Fundación Konex Sébastien Collet – Jean-Louis Fernandez - DR Alain Ancian
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Le très émouvant L’Histoire Officielle réalisé en 1985 par Luis Puenzo est le seul film argentin qui ait récompensé par un Oscar. Son actrice principale, Norma Aleandro reçut le prix d’interprétation féminine du festival de Cannes pour son rôle inoubliable d’une professeur d’histoire qui découvre l’implication de son mari, homme d’affaires, avec les tortionnaires et dictateurs argentins.
Soirée Label ZZK Records musique électronique sud-américaine de Strasbourg King Coya et, pionnier de la fusion du folklore sud-américain avec la musique électronique et la troupe de danse Queen Cholas, Dat Garcia, tous pionnier(e)s de l’avant-garde électronique d’Amérique du sud seront pour la première fois à Strasbourg pour une soirée exceptionnelle. Espace Django, le 29 mars à 20h30
Le 27 mars à 20h
Centre chorégraphique de Strasbourg, le 17 mai à 20h Hommage aux Editions Métailié Depuis quarante ans, Anne-Marie Métailié et sa maison d’édition n’ont de cesse de faire passer en langue française les livres de plus grands auteurs sud-américains. L’éditrice sera là pour une conversation passionnante sur tout ce qui fait la richesse du métier d’éditeur et sur les origines de sa passion personnelle pour les écrivains sud-américains…
LITTÉRATURE
Librairie Kléber le 13 mai à 17h30
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Mathieu Amalric lit Julio Cortázar Entre humour et fantastique, rêve et réalité, découvrez quelques nouvelles de Julio Cortázar lues par l’acteur et réalisateur Mathieu Amalric, avec un accompagnement musical proposé par les solistes de l’ensemble Linea.
Eva ne dort pas de Pablo Agüero. Le film retrace l’histoire vraie de la disparition du cadavre embaumé de la mythique Evita Perón, commandée par la dictature argentine, pour éviter l’apparition d’un culte à sa mémoire. Le corps a voyagé de façon tout à fait rocambolesque de part et d’autre de l’Atlantique. Un film passionnant… Le 1er avril à 20h
Opéra de Strasbourg, salle Ponnelle le 31 mars à 18h
Stanislas Nordey lit Jorge Luis Borges
CINÉMA
Accompagné par l’ensemble Accroche Note, Stanislas Nordey, directeur du TNS, lit des extraits de l’immense œuvre de cet écrivain argentin mythique.
Arsmondo Argentine au cinéma Odyssée Trois très beaux films argentins seront diffusés par l’Odyssée, en collaboration avec Arsmondo.
Enfin, le superbe et si inattendu Les Nouveaux Sauvages sorti en 2015. Les travers si évidents de notre société contemporaine illustrés de façon intelligente sous la forme d’une comédie à sketches satiriques et marrante à souhait, implacable aussi. Ou comment dynamiter les conventions sociales et provoquer un sacré bordel ! Le 26 mars à 20h
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Femme en chemise (Madeleine)
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OR CADRE Photos : Succession Picasso / 2018, ProLitteris, Zurich - RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski - Robert Bayer, Basel - Bridgeman Images - Tate, London 2018 - DR
Texte : Jean-Luc Fournier
EXPOSITION
Le Picasso d’avant Picasso
C’est l’exposition la plus ambitieuse jamais présentée par la Fondation Beyeler à Bâle. 75 œuvres parmi les plus grands trésors artistiques des périodes bleue et rose du génial catalan, toutes réalisées entre 1901 et 1906 quand le jeune Picasso n’avait pas encore abordé les rives du cubisme et peignait en pleine quête esthétique. Evidemment, il ne vous faudra pas rater cette fabuleuse exposition d’ici le 26 mai prochain, jour de sa fermeture…
n 1901, Picasso avait à peine vingt ans quand il a peint la plus ancienne de ses toiles exposées à Beyeler. Il vivait alors à Madrid, juste avant d’entamer son deuxième séjour parisien et le bleu allait devenir sa couleur d’expression dominante. Tour à tour profond, grisâtre, rarement clair, ce bleu accompagne les portraits de celles et ceux qui l’entourent alors, des êtres au psychisme tourmenté, tous quasiment en marge de la société. Ce sont des mendiants, des prisonniers, des handicapés, des prostituées… La faim, la misère, la solitude sont le lot quotidien de ces abimés de la vie.
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“ La faim, la misère, la solitude sont le lot quotidien de ces abimés de la vie. ” Le jeune Picasso, qui vit parmi eux, s’applique à restituer leur dignité et quelquefois leur grandeur, lui qui est sans doute un des
rares à les apercevoir derrière le masque de la douleur et du désespoir. Femmes assise au fichu (1901), Le Repas de l’aveugle (1903) et surtout, œuvre emblématique de cette période bleue, le formidable La vie (1903) – cette toile jusqu’alors jamais prêtée par le musée américain de Cleveland va faire accourir nombre de fans de Picasso à Bâle – et La Célestine (1904) sont parmi les toiles de cette période bleue du peintre. Peut-être parce qu’ils recèlent en eux tant de fantaisie et suscitent de si belles idées d’évasion, seuls les artistes de cirque que Picasso adore déjà échappent alors à ce bleu permanent et omniprésent. Ce sont eux qui vont marquer la subtile transition avec la période rose du peintre, qui s’ouvre après son installation définitive dans un atelier de la cité d’artistes du Bateau-Lavoir, à Montparnasse, en 1904. Toutes ses toiles dès 1905 parmi lesquelles Acrobate et jeune arlequin qui, grâce à sa fluidité entre le bleu et le rose, symbolise bien cette transition,
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Succession Picasso / 2018, ProLitteris, Zurich - RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski - Robert Bayer, Basel - Bridgeman Images - Tate, London 2018 - DR
Texte :
Jean-Luc Fournier
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Famille de saltimbanques avec un singe, Tête d’arlequin, le sublime Arlequin assis sur fond rouge, confirment l’évolution de Picasso. Parmi les dernières œuvres présentées par l’exposition bâloise, le sublime Nu sur fond rouge prêté par le Musée de l’Orangerie à Paris et surtout Femme (1906) toile clairement annonciatrice qui fait réaliser que le cubisme « est déjà dans les pinceaux » de Pablo Picasso qui s’apprête alors à peindre les fameuses Demoiselles d’Avignon. INCROYABLE FONDATION BEYELER Le 1er février dernier, lors de la conférence de presse 48 heures avant l’ouverture des portes de l’exposition, les 150 (!) journalistes venus du monde entier ont abondamment eu de quoi remplir leurs colonnes ou leurs émissions de radio ou de télévision. Quelques minutes avant de se rassembler au bar du sous-sol de la Fondation comme à chaque fois entièrement redécoré aux couleurs de l’artiste (ici, un Café Parisien du meilleur goût), on pouvait croiser Claude Picasso, le fils du peintre, en grande et savante discussion avec Sam Keller (le directeur de la Fondation est une des quatre ou cinq « pointures » de l’art mondial) sous l’œil frénétique de nombreux photographes et cadreurs TV. Une scène qui ne devait bien sûr rien au hasard tant le talent de la communication est indissociable du haut niveau artistique de tous les événements produits par la Fondation. Les chiffres le prouvent : cette exposition a nécessité quatre années de préparation. Elle s’étend sur 1622 m2, une surface jamais encore atteinte par une exposition dans ces lieux. Avec l’expo conjointe de toutes les œuvres de Picasso déjà possédées par Beyeler, c’est en fait l’ensemble de la surface disponible de la Fondation qui est consacré à un seul et même peintre. Une première…
son nom complet (on vous laisse le soin de questionner Wikipedia à ce sujet), et que le galeriste parisien Ambroise Vollard lui acheta, en 1906, une vingtaine de tableaux de sa période rose pour la somme de 2 000 francs de l’époque (environ 7 700 € d’aujourd’hui). Une petite fortune pour le jeune Picasso d’alors, qui l’éloigna de la misère de sa condition quotidienne. La suite allait être prodigieuse… « J’ai voulu être peintre. Et je suis devenu Picasso… » Cette parole du Maître s’impose en force sur un mur, à la sortie de l’exposition. Le jeune Picasso – Périodes bleue et rose Jusqu’au 26 mai prochain. Fondation Beyeler à Riehen (banlieue immédiate de Bâle). Ouverte tous les jours de 10h à 18h (le mercredi jusqu’à 20h). Tarifs : adultes : 30 CHF – groupes à partir de 20 personnes, étudiants et handicapés : 25 CHF. Gratuit pour les – de 15 ans. Réservations en ligne hautement recommandées : www.fondationbeyeler.ch
Sam Keller et Claude Picasso
Les œuvres accrochées proviennent de 41 prêteurs dont 28 musées majeurs (le Musée national Picasso de Paris, le MOMA de New York, la Tate de Londres, le Pouchkine de Moscou, le Museu Picasso de Barcelone, entre autres…). Tous ces trésors artistiques ont une valeur d’assurance de, tenez-vous bien, près de 4 milliards de francs suisses (3,6 milliards d’€). Ces chiffres se passent de commentaires, la Fondation Beyeler évolue dans une galaxie interstellaire sans équivalent. Pour autant, la grosse tête n’est pas trop le genre de la maison. Fun Facts Picasso, un document figurant en bonne place dans le dossier de presse, nous fait lui aussi naviguer entre les chiffres. Entre 1 (Picasso avait une souris qu’il avait apprivoisée dans un tiroir de son atelier du Bateau-Lavoir) et 50 000 (le nombre d’œuvres qu’il a réalisées au cours de sa vie !), on apprend que le génie mesurait 163 centimètres, que 19 mots composent
Femme au Fichu
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Succession Picasso / 2018, ProLitteris, Zurich - RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski - Robert Bayer, Basel - Bridgeman Images - Tate, London 2018 - DR Jean-Luc Fournier
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CETTE INTERVIEW QUI N’EUT JAMAIS LIEU… En traversant l’allée du petit parc pour quitter la Fondation Beyeler en cette froide et humide matinée du 1er février dernier, après la conférence de presse de l’exposition Le Jeune Picasso, ce souvenir qui revient brutalement en mémoire…
Ernst Beyeler aux côtés de Pablo Picasso en 1971 à Mougins.
C’était au printemps 1999, il y a donc vingt ans. Avec un photographe, nous étions venus là pour rencontrer Ernst Beyeler en vue de l’organisation d’une soirée à la Fondation prévue au mois de mai suivant, pour le compte d’Entreprises & Médias d’Alsace, le club de la presse de Mulhouse. Il nous attendait, se réchauffant aux rayons d’un soleil déjà bien vaillant, près du bar-restaurant, en compagnie d’une jeune femme au français parfait qui travaillait au service communication de la Fondation qui avait ouvert ses portes dix-huit mois plus tôt. Le souvenir de cette heure passée à converser avec cet homme délicieux est encore bien vivace : le temps de faire connaissance puis, de lui-même, sans l’avoir sollicité, la boite à souvenirs qui s’ouvre, en grand. Cette fin d’après-midi là, Ernst Beyeler nous raconta ses rencontres avec les plus grands artistes du siècle qui finissait, alors.
‘‘ La boite à souvenirs qui s’ouvre, en grand.’’ Il y fut, notamment, longuement question de Nina Kandinsky, la veuve du mythique peintre russe qui, après plusieurs rencontres « autour d’une tasse de thé » lui céda une centaine de toiles, dessins et aquarelles de Vassily, son mari. « Je ne me rappelle sincèrement plus ni du chiffre d’affaires ni même des circonstances exhaustives de la revente de ces œuvres. Mais je me souviens bien de notre sourire à tous les deux et du voyage retour à Bâle où j’ai eu Vassily Kandinsky dans ma tête en permanence. J’ai voyagé avec ses couleurs et sa géométrie… » nous avait-il confié. Il y fut aussi question de Pablo Picasso, « rencontré tant de fois que je ne me souviens plus du nombre… » nous avait-il dit en souriant et sans l’ombre d’une coquetterie. Avant de nous confirmer de vive voix que la célèbre anecdote de Picasso le laissant choisir librement 26 œuvres dans son atelier de Mougins en 1966 était purement authentique…
Aujourd’hui, la Fondation Beyeler possède pas moins de 33 œuvres du maître catalan, toutes postérieures à 1907. Depuis l’origine de la Galerie Beyeler à Bâle, pas moins de onze expositions monographiques ont été montées, toutes avec un succès fou, matérialisant le profond engagement entre l’artiste et le galeriste bâlois. Nous nous étions quittés cette fin d’après-midi là avec la promesse de la présence de son épouse Hildy lors de la soirée à venir car cet homme, quand il racontait sa carrière et son métier de marchand d’art, disait toujours « nous avons acheté… ou nous avons vendu… » Trois semaines avant la soirée, on nous prévint que la santé de Ernst Beyeler ne lui permettrait pas d’honorer son engagement. Il fut question ensuite pendant quelques mois de la prévoir pour le printemps suivant, en 2000. Mais, sa santé ne s’améliorant pas, le projet finit bien malheureusement par être abandonné. Ernst Beyeler a quitté ce monde il y a neuf ans, deux ans après son épouse Hildy. La vie lui aura donné le privilège de voir l’essor de sa Fondation lors de la première décennie du site de Riehen et, en 2008, d’assister au recrutement du brillant Sam Keller, devenu aujourd’hui une des plus éminentes personnalités de l’art mondial.
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DAMIEN DEROUBAIX AU MAMCS
“ Peindre c’est manger le monde ”
Alban Hefti Véronique Leblanc
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Formé entre Saint-Étienne et Karlsruhe, germanophone et germanophile, Damien Deroubaix aime « la liberté, le côté brut » de la peinture allemande mais revendique « la palette française de Cézanne et de Delacroix. » Rencontre avec l’artiste avant l’exposition que lui consacrera le MAMCS à partir d’avril prochain. Son titre : « Headbangers Ball II » en hommage à l’émission musicale culte consacrée au Métal sur MTV. Rendez-vous à Meisenthal, en « zone blanche ». On est prévenus… Le portable ne capte pas et quant à la sonnette, l’artiste ne l’entendra pas s’il est dans son atelier situé « à l’arrière de la maison ». Un grand bâtiment en bois nous avait-il écrit. On situe la bâtisse, reste à en repérer l’entrée et à l’atteindre. Mission accomplie. Damien Deroubaix nous attend, prêt à évoquer l’exposition que va lui consacrer le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg. STRASBOURG, APRÈS SAINT-ÉTIENNE ET AVANT ESSLINGEN « Il s’agira d’une deuxième étape, précise-t-il, après le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne et avant la Villa Merkel d’Esslingen. Trois expos, à chaque fois différentes mais reprenant des éléments les unes des autres ». Le titre en est unique : « Headbangers ball » mais les sous-titres diffèrent. À Strasbourg, ce sera Porteur de lumière, à Saint-Étienne, c’était Alte Meister en hommage à une comédie plus que grinçante de Thomas Bernhard. Entouré des grands formats auxquels il travaille à Meisenthal tout en ayant un autre atelier à Paris, Damien Deroubaix évoque le dramaturge autrichien. « J’ai tout lu en allemand. Pour la violence des mots, pour cette musique de répétition qui
reprend une phrase jusqu’à épuisement… Je m’y retrouve complètement. C’est ma façon de travailler. C’est comme ça qu’on fait de la peinture : en mangeant le monde. » LE BOIS, AU CŒUR DE L’EXPOSITION Dessin, peinture, gravure sur bois et sur verre, mais aussi sculpture… l’artiste est vorace tant des techniques que des thématiques qui mêlent les esthétiques les plus contemporaines à l’exploration des arts premiers. Ses inspirations artistiques sont multiples : danses macabres, Jérôme Bosch, Mathias Grünewald, Picasso, dadaïsme, photomontages de John Heartfield, musique Grindcore, cinéma… « Les figures rebondissent d’une œuvre à l’autre, elles se répondent, se cognent parfois. Mon univers n’est pas circonscrit. Des portes ouvrent sur des portes, il y a des miroirs. » L’exposition qui va s’ouvrir au MAMCS réunit les derniers travaux de l’artiste et interroge tant la peinture que la position du peintre lui-même. Elle intègre des installations plus anciennes qui témoignent de sa circulation d’une technique à l’autre avec, central, le bois en tant que motif iconographique, matériau et matrice pour le travail de gravure.
‘‘ Mon univers n’est pas circonscrit. Des portes ouvrent sur des portes, il y a des miroirs.’’ Les deux vantaux de la grange de Meisenthal qui a été réhabilitée en atelier d’artiste y trouveront une destinée nouvelle. Encrés, gravés, habités d’images mentales matérialisées dans la densité du bois, ils seront œuvres à part entière. Réponses et questions, dialogues, vertiges. En aucun cas clos.
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ART KARLSRUHE 2019
Toujours incontournable Un constat confirmé par l’édition 2019 de Art Karlsruhe où l’espace germanophone s’est à nouveau largement déployé au sein de 208 galeries issues de 16 pays. Parmi elles, 25 étaient berlinoises, 15 munichoises, 10 viennoises… « Reflet de la vitalité artistique de ces villes » constate Ewald Karl Schwade.
Sakristei
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DR Véronique Leblanc
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UNE FOIRE TOUJOURS TRÈS « SCULPTURALE » De notre visite de février dernier, nous retiendrons le plaisir de retrouver une Foire exceptionnelle par la place qu’elle consacre à la sculpture. Comme d’habitude de vrais espaces lui ont été accordés à l’intérieur et un jardin y figurait pour la première fois. L’ampleur et le recul indispensables étaient au rendez-vous. Comme chaque année aussi, un grand collectionneur a été mis à l’honneur de la manifestation. « C’est une habitude, précise le commissaire, car sans acheteurs privés, l’entreprise de l’art ne pourrait pas fonctionner. »
“ Une œuvre politique, un moment de réflexion où l’on se presse d’un stand à l’autre. ” LE BAUHAUS EN FIL ROUGE L’invité de cette année était la collection d’art concret de Peter C. Ruppert. Un choix particulièrement opportun en cette
année-centenaire de la fondation du Bauhaus où l’on redécouvre l’importance des tableaux et sculptures d’inspiration constructiviste. L’occasion de se remettre dans les yeux, notamment, le travail de Jozef Albers, célèbre enseignant du Bauhaus, en quête d’un « vocabulaire sensoriel » qui pourrait être commun à toutes les disciplines artistiques. D’autres noms (1500 !), d’autres œuvres jalonnaient les stands répartis en quatre halles organisés selon des thématiques singulières. UNE ŒUVRE POLITIQUE Dans la halle 2 consacrée à l’art après la Deuxième Guerre mondiale trônait une installation monumentale posée sur les bancs d’une église achetée par l’artiste Bernd Reiter. Un plafond vidéo y déroulait le fil des grands problèmes auxquels est actuellement confrontée l’Église catholique : l’argent mais aussi l’enfance outragée, le viol visualisé par une croix déchirant un utérus… Une œuvre politique, un moment de réflexion au milieu d’une foire commerciale où l’on se presse d’un stand à l’autre. Pour l’artiste, c’était inespéré d’avoir la possibilité de toucher 50 000 visiteurs en 5 jours. C’est aussi ça Art Karlsruhe.
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L’HISTOIRE INCARNÉE “ Siècle mien, brute mienne, qui saura Plonger les yeux dans tes prunelles ” OSSIP MANDELSTAM
Peintre autodidacte, Mathieu Boisadan capture le poids de l’Histoire européenne. Entre iconographie classique et symboles de la culture pop, il réinterprète la destinée du vieux continent.
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Alban Hefti Aurélien Montinari
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Un café au coin d’un feu de bois, qu’espérer de mieux comme cadre pour un entretien ? Ce matin d’hiver, Mathieu Boisadan nous accueille chez lui pour évoquer sa peinture, mais aussi l’Histoire de l’art et celle de l’Europe de l’Est. Fraîchement rentré d’un décrochage dans une galerie parisienne (Galerie Patricia Dorfmann), il lui faut répondre à ses obligations de professeur aux Arts Décoratifs de Strasbourg (section Art) même s’il avoue n’avoir qu’une envie, retourner travailler dans son atelier au Port du Rhin.
“ Peut-être que le statut d’artiste se joue là, dans cette capacité à penser la liberté. ” Cet ancien étudiant en philosophie n’a reçu aucune formation artistique. À 42 ans, il est cependant un peintre à l’univers pictural puissant et à la renommée grandissante. Si l’on peut reconnaître dans sa peinture les codes du symbolisme russe à la Mikhaïl Nesterov ou encore les couleurs pétries de lumière d’un Frantisek Kupka, Mathieu Boisadan a su développer un univers percutant à la frontière du documentaire et de l’onirisme. ENTRE LE COLLECTIF ET L’HYPER-INDIVIDUALISME « Ce qui m’intéresse, c’est à la fois une histoire personnelle et plus large. La chute du Mur de Berlin a eu lieu quand j’avais 12 ans, il y avait cette dichotomie entre un monde en pleine lumière, les ÉtatsUnis et, de l’autre côté, un territoire complètement inconnu. Le bloc communiste est très vite devenu un fantasme personnel ». Yougoslavie, Bosnie, Russie, Mathieu a beaucoup voyagé dans les pays d’Europe de l’Est et participé à plusieurs résidences d’artistes.
Des voyages sous la forme d’un pèlerinage dans ses propres fantasmes qui ont profondément influencé son univers pictural. « Il y a dans ma peinture une espèce de profusion, je suis entre le collectif, ce qui est nécessaire pour qu’une société se construise, et l’hyper-individualisme, ma liberté de penser. Ce que je propose, c’est de revenir à une forme du sensible, à quelque chose qui ne tient pas de la règle ou du code qu’on t’impose, comme par exemple dans la société communiste ». Une peinture sensible, toujours en lutte et où les corps, souvent nus, semblent évoquer les violences des conflits qu’a connus l’Europe de l’Est le siècle dernier. Une façon pour Mathieu d’exprimer un besoin cathartique mais aussi d’instaurer un dialogue avec le public, « j’ai une appétence pour la violence parce que j’ai besoin que la peinture vienne aux gens, il y a du coup une forme d’expressionnisme. La violence tient peut-être aussi de mon caractère. J’ai grandi en Suisse, c’est une société mécanisée, tout est construit comme des Playmobil, même les rapports humains, pour moi c’est angoissant, oppressant ». « PENSER LA LIBERTÉ… » Mathieu est parti explorer l’Europe de l’Est plusieurs semaines l’année dernière. La Russie avec d’abord Moscou et Saint-Pétersbourg, jusqu’à Irkoutsk en Sibérie, les bords du lac Baïkal et enfin Vladivostok. Un voyage en Transsibérien mais aussi un voyage intérieur au cours duquel il a pu approfondir sa connaissance et confronter fantasme et réalité. « La Russie, aujourd’hui, est un territoire hypercapitaliste, c’est très étrange, très ostentatoire. C’est aussi une société autoritaire avec beaucoup de contrôles de police. Moscou est la ville où il y a le plus de milliardaires au monde et en même temps c’est très
pauvre. Dans la campagne, les gens sont plus accessibles, ils sont étonnés que tu sois là ». Une Russie à deux visages menée par un Vladimir Poutine fédérateur : « les Russes sont très fiers, ce qu’ils aiment chez Poutine, c’est qu’il a redonné du pouvoir à la Russie sur la scène internationale ».
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Strasbourgeois de cœur malgré sa curiosité pour l’Est, Mathieu vit en Alsace, un espace à part, chargé de culture et de légende, propre à la création : « C’est le territoire de l’Or du Rhin, l’Alsace ce n’est pas tout à fait la France, j’ai l’habitude de ses codes, c’est pour moi quelque chose de très positif ». Après avoir été exposées jusqu’à fin février à Bruxelles, ses toiles se sont envolées ensuite vers la Russie. La peinture de Mathieu Boisadan est à son image, intransigeante et ouverte, elle explore les Hommes et l’Histoire qui les porte, par-delà les frontières : « Peut-être que le statut d’artiste se joue là, dans cette capacité à penser la liberté » dit-il.
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ORCHESTRE PHILARMONIQUE DE STRASBOURG Une dentelle musicale qu’il faut sans cesse et sans cesse peaufiner…
Sophie Dupressoir Jean-Luc Fournier
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Quel amateur de musique n’a pas rêvé un jour de se retrouver, minuscule et discrète petite souris, au cœur d’une répétition d’un orchestre philarmonique ? Les yeux et les oreilles grands ouverts, l’attention en alerte permanente, juste pour s’imprégner de cette atmosphère unique et goûter ce privilège rare. Pour nous, le rêve s’est réalisé en février dernier. On a tout précieusement noté pour vous… Mardi 5 février dernier. 13h30. Le soleil est généreux, mais il fait froid. Un à un, les 110 musiciens de l’Orchestre Philarmonique de Strasbourg arrivent tranquillement pour la répétition de 14h. On les reconnaît évidemment de loin : au bout de leur bras ou sanglé sur leur dos dans son étui, leur précieux instrument… Outre le violon, en majesté, qu’y a-t-il dans l’étui d’une violoniste ? Quatre archets. Mais aussi des photos stickées sur l’intérieur du couvercle : on croit distinguer une personne allongée sur la proue d’un voilier (la violoniste elle-même ?…), sûrement au large de la Bretagne car une autre photo montre un phare en pierre de granit gris. Il y aussi la photo noir et blanc d’une petite fille d’origine asiatique. Et puis, on aperçoit une petite peluche, une trousse de maquillage. Dans cet étui, il y a toute une vie passionnée… Peu à peu les musiciens s’installent à leur pupitre. C’est un joyeux brouhaha, ça plaisante, ça sourit de toute part. Pas un n’oublie de couper son portable. L’une place un paquet de kleenex sur son pupitre, un autre une bouteille d’eau à ses pieds, un troisième murmure à l’oreille de son voisin violoncelliste qui se fend d’un beau sourire complice. Puis les instruments résonnent dans la traditionnelle cacophonie qui précède la répétition. Enfin, une cacophonie, c’est juste une manière de parler : on se surprend à envier cette violoncelliste et sa façon de faire glisser son archet sur les cordes pour accorder parfaitement
l’instrument. Combien d’années de travail et quelle dose de talent faut-il pour produire une cacophonie avec un son aussi parfait ? On complexerait presque… « C’EST UNE ŒUVRE DIFFICILE… » Ça se calme à peine quand Marko Letonja fait son entrée. Juste avant le début de la répétition, c’est Emma Granier, la responsable de la communication, qui annonce notre présence aux musiciens. Quelques sourires à notre intention. Beaucoup nous ont confié bien connaître Or Norme à leur entrée dans leur salle de répétition… Blouson en cuir, jean et bottines noirs, tee-shirt blanc, le chef s’installe sur un tabouret haut. Première surprise : nous apprenons que c’est la première répétition de l’orchestre au complet
‘‘ On se surprend à envier cette violoncelliste et sa façon de faire glisser son archet sur les cordes... ’’
de la symphonie n° 13 du compositeur russe Dimitri Chostakovitch. « C’est une œuvre difficile » nous dira plus tard Marko Letonja. Une première répétition seulement 48 heures avant le premier concert ? Cela semble être la norme, de l’avis de plusieurs musiciens. Chacun d’entre eux travaille depuis très longtemps sur la partition, un long
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travail individuel de découverte, d’étude et de jeu solitaire. Dans ces dernières 48 heures, il s’agit donc plus de corriger une infime nuance de rythme, de peaufiner l’un ou l’autre des enchaînements, de travailler tous ensemble sur des détails infimes pour nos oreilles non expertes, mais que Marko Letonja, lui, sait discerner, analyser, faire travailler et bien sûr, corriger.
S’en suivront trois heures (entrecoupées d’une pause de trente minutes) où les 110 musiciens devront donner tout ce qu’ils « ont dans le ventre », sans mégoter sur la recherche de la perfection. Dès le début de la répétition, les signes d’extrême concentration seront apparus sur leurs visages que ce soit en jouant ou en écoutant les consignes ou remarques du chef, lors des arrêts. Cela nous a donné l’impression à la fois d’un travail où la musique se déroule sans surprise puisque chacun « produit » ce qui est attendu de lui, mais aussi d’une sorte de dentelle musicale qu’il faut sans cesse et sans cesse peaufiner, jusqu’à l’extrême. En témoignent assez souvent
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en apparence, à l’oreille et à l’œil, c’est comme une forme de routine qui s’installe. Bien sûr, comme c’est la toute première répétition commune de l’œuvre, les arrêts ne manquent pas. Les consignes du chef sont alors concises et claires. Au besoin, il chantonne le passage à voix haute, appuyant avec une exagération volontaire sur la note ou l’enchaînement qu’il souhaite travailler, pour que chacun saisisse mieux l’enjeu de la nuance à apporter. Jusqu’à ce que ce soit parfait.
ces fugitifs sourires de satisfaction échangés entre les musiciens d’un même pupitre, après l’exécution d’un passage sans doute plus ardu que les autres : tous ont compris qu’ils viennent de passer un cap avec le brio qu’il fallait… En permanence, Marko Letonja rythme la répétition. De sa voix assurée, il indique la position exacte de la partition à partir de laquelle il donnera l’ordre de reprendre. « 66 pour tout le monde. Merci. Les violons, 72… Tout le monde, 84… s’il vous plaît. Merci. » S’il vous plaît. Merci. Cette formule-là est celle que nous aurons le plus entendue durant cet après-midi de travail. Elle n’aura jamais été oubliée, pas une seule fois. On apprendra là aussi un peu plus tard que tous les chefs ne l’utilisent pas aussi systématiquement... « 4ème mouvement, s’il vous plaît. » Au sein de l’orchestre presque tout entier requis à ce moment-là, Marko Letonja « sent » que la nuance des violoncelles est manifestement à parfaire. Alors, il veut les isoler et il faudra neuf minutes et quatre reprises successives pour qu’à coups d’ordres précis, « le compte y soit ». Le passage sera ensuite joué avec les percussions, le tuba et les cuivres. « Parfait » conclut le chef en se grattant une énième fois sa tignasse poivre et sel, juste avant de tourner la page de la partition sur son pupitre. UNE ROUTINE QUI N’EST QU’APPARENTE… Au fur et à mesure que la répétition progresse, on repère les « tics » de certains musiciens. Les violonistes, par exemple : c’est leur main droite qui tourne très rapidement la page de la partition et, dans le même mouvement, c’est la pointe de l’archet qui la plaque fermement du côté gauche… Ce geste existe-t-il en représentation ? On se promet d’observer ça lors de la première soirée de concert à venir… Puis on observe également ce curieux phénomène (du moins pour les néophytes que nous sommes) :
Mais cette routine n’est qu’apparente : certes, chacun maîtrise parfaitement son instrument, mais, à chaque reprise (et il y en aura eu beaucoup cet après-midi-là), derrière les visages calmes et ces yeux rivés sur les petites notes noires de la partition, on sent presque physiquement l’énorme concentration, la mobilisation de tous les sens et de toutes les énergies et cette volonté d’être à la hauteur des attentes. Même les pupitres qui ne sont pas concernés directement par tel ou tel passage restent attentifs au travail des autres en même temps qu’ils se détendent. Pour mieux reprendre, le moment venu… Plus d’une fois, on sera si fortement impressionné par tout ce travail qu’il nous viendra à l’idée qu’on devrait pouvoir filmer et montrer ce genre de répétitions au public traditionnel de l’orchestre, certes, mais aussi dans les écoles de musique, au Conservatoire et partout où de jeunes musiciens évoluent avec leur passion. Ce furent donc trois heures intenses de répétition qui, pour nous, passèrent si vite qu’on fut surpris quand on entendit Marko Letonja remercier tous ses musiciens et leur donner rendez-vous pour le lendemain. Le grand soleil d’hiver brillait encore quand chacun a replacé son instrument dans son étui pour quitter le Palais de la musique et des congrès. Certain(e)s ont sauté sur leur vélo pour être à l’heure au Conservatoire où ils donnaient des cours. D’autres se dépêchaient comme font tous les parents du monde quand il est l’heure de récupérer un enfant à l’école. D’autres encore se sont un peu attardés, pour discuter entre collègues… À une de nos questions sur l’intensité de ce que nous venions de découvrir, un violoniste nous confirmera : « Oui, c’est tellement intense que trois heures de répétition, c’est une durée qu’il serait difficile de dépasser tant notre concentration doit être au maximum, quasiment en permanence… » Alors oui, il faudrait que tous les amateurs de musique puissent vivre ça comme nous avons eu le formidable privilège de le vivre…
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JEAN HASS, 64 ANS ET MARIE VIARD, 26 ANS
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Une lumineuse vibration commune pour la musique
Une question nous brûlait les lèvres au moment de dialoguer avec Jean (violon alto, à l’OPS depuis 1978) et Marie (violoncelliste, entrée en septembre dernier), tous deux malicieusement (?) délégués pour répondre à nos questions lors de quelques courtes minutes d’entretien avant le début de la répétition : quand naît la vocation de jouer dans un orchestre philarmonique ? Et comment ? « Pour ce qui me concerne » répond Jean après que Marie lui ait espièglement accordé la priorité de réponse avec un large sourire (« Il en sait infiniment plus que moi… ») « c’est clairement une volonté parentale, de ma mère, surtout. Très vite ensuite, j’ai eu la chance de faire partie de l’école de violons et de l’orchestre des enfants d’Alfred Lœwenguth»(un célèbre violoniste français qui créa le concept des orchestres de jeunes musiciens, à la fin des années cinquante – ndlr).«Pour moi, la musique est donc devenue presque immédiatement une activité collective.
L’orchestre était comme la récompense du travail individuel que je faisais à la maison ou avec les professeurs. Un peu le contraire de celles et ceux qui ont une approche très individuelle de la musique et de l’instrument et pour qui les pratiques collectives, l’orchestre, sont une obligation scolaire au sein des conservatoires mais pas forcément une joie… » « Pour moi » enchaîne Marie « le déclic est venue d’une amie qui jouait du violoncelle. J’ai simplement eu l’envie de faire comme elle… Et c’est mon professeur russe de violoncelle qui m’a incitée à en faire mon métier. J’avais à peu près treize ans lors de nos premières conversations à ce sujet. Et comme il était lui-même violoncelle solo d’un orchestre symphonique, il m’a emmenée aux répétitions, on a joué ensuite des concerts ensemble et tout s’est ensuite enchaîné. En tout cas, les jeunes musiciens de ma génération ne se disent pas qu’ils vont devenir musicien d’orchestre. Ils savent très bien que les places
n’importe quel Chef qui se donne à fond, on ne peut pas être à moyen régime ! La musique, c’est l’art de l’instant, on ne peut pas être bon si on est dans le regret par rapport au passé ou si on se projette dans un avenir hypothétique… » « Je rejoins une nouvelle fois ce que dit Jean » dit Marie. « Le plus grand moment que j’ai vécu est d’avoir joué la 9ème symphonie de Mahler au sein de l’Orchestre français des Jeunes. Je crois que je me souviendrai de ce moment toute ma vie. C’est une œuvre qui est tellement forte, on l’avait tellement travaillée pendant quinze jours de suite à raison de près de huit heures par jour qu’à notre sortie de scène, contrairement au joyeux brouhaha qui règne alors, là, il n’y avait pas un mot, il n’y avait que le bruit des sanglots de beaucoup d’entre nous. Il faut vraiment vivre chaque seconde de ces moments-là, cette émotion d’autant plus forte et unique qu’elle était collective… » Les deux soulignent la passion qui anime tous les musiciens d’orchestre (« Si on ne l’a pas, c’est sûr qu’on passe à côté de l’essentiel… » dit Jean) et Marie conclut en résumant peut-être parfaitement ce que ressentent tous les musiciens de l’Orchestre Philarmonique de Strasbourg : « En fait, notre travail est souvent acharné, oui, mais c’est un plaisir. J’adore arriver ici chaque jour avec mon violoncelle et me dire par exemple : tiens, aujourd’hui, je vais plonger dans la dépression la plus totale avec cette symphonie de Mendelssohn… La semaine suivante, les sentiments seront dans un tout autre registre. On ressent tellement d’émotions en une journée de répétition… » À gauche : Jean Hass Ci-dessus : Marie Viard
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disponibles sont d’une grande rareté. Et puis, l’orchestre n’est qu’une facette de l’activité de musicien : on peut enseigner, devenir soliste… » Au soir de sa carrière, (« et oui, soyons réaliste » sourit-il), Jean Hass en vient à parler des grands moments vécus au sein des orchestres dans lesquels il a joué : « On ne réalise pas forcément sur l’instant. Par exemple, vers l’âge de vingt ans, j’ai eu la chance de jouer sous la baguette de Leonard Bernstein et à l’époque, je n’ai pas forcément réalisé tout ce que ça représentait, même si à l’évidence je me suis senti alors comme sur un petit nuage… Je l’ai plus ressenti comme un enjeu, comme une responsabilité : quand on est devant un homme comme ça, comme d’ailleurs devant
Et Jean d’opiner : « Dans notre métier, on est quelquefois formidablement récompensé. À l’opéra, quand nous sommes tous en osmose profonde et totale, sur scène et dans la fosse, c’est vraiment formidable. Nous avons vécu cela lors de l’enregistrement public des Troyens de Berlioz que nous avons réalisé il y a deux ans, c’était incroyable !.. » se souvient-il. Le hasard n’existe pas. Cet entretien a été réalisé le 5 février dernier. Pile une semaine après, la Victoire de l’enregistrement 2019 venait récompenser le Chœur et l’Orchestre Philarmonique de Strasbourg pour Les Troyens. La Damnation de Faust sera bientôt au programme d’un nouvel enregistrement. La barre est placée haut…
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OR CADRE Photos : Sophie Dupressoir
Texte : Jean-Luc Fournier
ORCHESTRE PHILARMONIQUE DE STRASBOURG
Marko Letonja
Marko Lentonja dirige l’Orchestre Philarmonique de Strasbourg depuis 2012. Ce chef précoce (il prit la tête de l’Orchestre national de sa Slovénie natale à peine âgé de 25 ans…) a dirigé à Vienne, Munich, Brême, Hambourg, Milan, Bâle… et fait partie des chefs d’orchestre régulièrement invités à diriger dans les places-fortes mondiales de la musique classique. Rien qu’en 2019, on l’attend à Séoul, Ljubljana ou encore Berlin… Entretien avec un boulimique de travail et un fou de musique. Or Norme. Marko, après plus de six ans passés à la tête de l’OPS, peut-on tirer un bilan ?
Or Norme. Prendre des risques, c’est une démarche qu’on rencontre souvent dans le milieu ?
« Au moment de mon arrivée, j’ai trouvé un orchestre en très bonne santé après le travail que Marc Albrecht avait réalisé les sept années précédentes. J’ai alors regardé de près l’âge de nos musiciens : ils étaient en moyenne relativement âgés, beaucoup étaient de la génération d’Alain Lombard (qui dirigea l’OPS de 1971 à 1983 –ndlr) qui les avait recrutés vers le milieu des années 70. Dans les cinq dernières années, on a recruté une quinzaine de jeunes musiciens dans des positions importantes dans l’orchestre, dont Charlotte Juillard en tant que super soliste. Elle n’avait que 26 ans à son arrivée parmi nous, c’est très rare de recruter un musicien aussi jeune dans un orchestre philarmonique. Même si bien sûr elle pouvait manquer un peu d’expérience, elle a apporté à l’orchestre ses énormes capacités de musicienne et de chambriste aussi, car elle est exceptionnelle en musique de chambre. Toute cette jeunesse a porté l’orchestre vers un niveau selon moi supérieur. Nous avons aujourd’hui un orchestre très jeune qui étonne nos visiteurs. Et nous sommes peut-être en train de nous reconnecter à l’histoire
Votre question me fait penser à ce que disait le grand chef autrichien Nikolaus Harnoncourt qui fut aussi un violoncelliste d’exception. Dans les années 90-95, il a je crois changé la musique classique tant ses interprétations étaient si différentes de ce que nous avons entendu auparavant. C’était exceptionnel : il faut savoir d’où l’on vient quand on dirige la Septième de Beethoven ou un opéra de Mozart, par exemple. Il a changé le point de vue de tous les musiciens au niveau mondial. Il y a eu un avant et un après Harnoncourt et il a provoqué une véritable onde d’interprétations authentiques et historiques, qui allaient chercher aux racines des œuvres. Ça le rendait si moderne, en fait… Nikolaus Harnoncourt a dit que la musique devenait vraiment intéressante si elle allait jusqu’à un pas avant le désastre. Je suis d’accord avec ça : il faut avoir le courage, il faut oser, il faut aller à la limite, le borderline, comme on dit en anglais. Si on en arrive là, on aborde la zone dangereuse mais ça devient terriblement intéressant… Depuis un peu plus de six ans que je suis ici, on a osé faire beaucoup de choses. L’orchestre et moi, nous nous entendons très, très bien et notre grande force est dans cette osmose. Ensemble, nous sommes en fait 111 musiciens. Cette phrase a été prononcée par un musicien de l’OPS lors d’une réunion que nous avions ensemble, trois ans après mon arrivée. Tout l’orchestre l’a applaudi. Pour moi, c’était le plus grand compliment que je pouvais entendre. Le fait de comprendre ainsi qu’ensemble on pouvait vraiment faire bouger les choses nous a apporté une très grande force. Ce qui veut dire que pour mon successeur, ce sera plus facile : il – ou elletrouvera un orchestre jeune, car notre recrutement de nouveaux musiciens n’est pas encore terminé,
‘‘ Nous avons aujourd’hui un orchestre très jeune qui étonne nos visiteurs. ”
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d’or de l’OPS, aux années Lombard là encore : nous sommes lancés dans une série d’enregistrements de très, très haut niveau, l’orchestre renoue avec les tournées prestigieuses, avec des œuvres qui ne sont pas forcément les plus faciles. Nous savons prendre des risques et c’est gratifiant d’être considérés comme les ambassadeurs de Strasbourg dans le monde…
Sophie Dupressoir
Photos :
Or Norme. Une dernière question et elle ne portera pas sur la musique et sur l’orchestre. Dans ce même numéro de Or Norme où paraîtra notre reportage sur l’OPS , nous parlerons aussi beaucoup de l’Europe et des élections prochaines au Parlement européen. Avez-vous le sentiment de bien vivre ici ?
‘‘ Depuis un peu plus de six ans que je suis ici, on a osé faire beaucoup de choses. L’orchestre et moi, nous nous entendons très, très bien et notre grande force est dans cette osmose. ” tout à fait capable de jouer n’importe quelle pièce de
Jean-Luc Fournier
Texte :
n’importe quel compositeur et de n’importe quelle période. Or Norme. Vous qui avez dirigé quasiment sur tous les continents, pensez-vous qu’il existe une spécificité française en matière de grand OR CADRE
orchestre ? Avez-vous trouvé à Strasbourg une ou des sensibilités qui n’existent qu’en France ? Oh oui, bien sûr. Déjà au niveau du son de l’orchestre. À Strasbourg, on joue avec des bassons français c’est-
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à-dire qu’on produit un son beaucoup plus rond et beaucoup plus doux. Ça change considérablement la couleur de l’harmonie rythmique. J’ai lu quelque chose de très vrai sous la plume d’un essayiste dont j’ai oublié le nom et qui parlait de l’OPS : il écrivait que Strasbourg était le plus allemand des orchestres français et le plus français des orchestres allemands ! Ce qui rend hommage à la très riche tradition musicale qu’il y a depuis si longtemps ici. Je relie ça aussi
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à la forte influence de l’ambiance multiculturelle qui existe à Strasbourg depuis longtemps aussi : ici se
Concernant l’Europe, je ne suis pas encore complètement parvenu à créer cet espace musical et culturel sans frontières entre Fribourg, Bâle et Strasbourg dont je rêvais en arrivant ici. Ici à l’OPS, on échange très régulièrement avec Bâle, beaucoup moins avec Fribourg depuis que l’orchestre symphonique de cette ville a fusionné avec celui de Stuttgart et a rejoint cette ville. J’espère que mon successeur y parviendra. Strasbourg est de fait une des deux capitales européennes. Ça fait énormément discuter, bien sûr… Pour moi, il y a ce Parlement européen dont la présence de l’édifice à Strasbourg est très symbolique. Contrairement au Conseil de l’Europe qui a accueilli plusieurs concerts de l’OPS, en petite formation, nous n’avons jamais pu jouer dans l’hémicycle du Parlement européen. On sent bien qu’il y a un mur invisible qui sépare la vie quotidienne des Strasbourgeois et les institutions européennes qui sont présentes ici. Je trouve que c’est dommage… Maintenant, en tant qu’habitant de Strasbourg, je sais que cette ville est pour moi un vrai port d’attache. Je voyage beaucoup un peu partout dans le monde et je fais la différence entre les villes que je fréquente pour une durée limitée et Strasbourg, la ville où je me sens bien. Il y a un fait qui ne trompe pas : quand j’en suis trop longtemps éloigné, Strasbourg me manque. Je suis si heureux de vivre ici, au centre de l’Europe. Ces six années et plus, j’ai été heureux à Strasbourg, pas seulement dans le cadre de mon travail mais aussi grâce aux contacts et amitiés que j’ai noués ici. Au contraire de Bâle, pour citer un exemple, qui est une ville plutôt fermée, Strasbourg est depuis toujours un carrefour. Les esprits sont très ouverts ici : la preuve avec le cycle Chostakovitch que nous avons joué en janvier et février derniers. Pour dire la vérité, j’ai été très étonné par le public qui est venu aussi nombreux, et encore plus par son enthousiasme face à des œuvres aussi méconnues et exigeantes. Il y a donc un vrai public pour la musique à Strasbourg, tant pour l’OPS, que l’opéra, Musica et tant d’autres types de musiques. Et ce public sait de quoi il parle, il sait ce qu’il veut… Alors voilà, tout ça me manquerait beaucoup si je venais à quitter Strasbourg. »
rejoignent deux pays. Ça a provoqué bien des conflits dans le passé mais apporté tant de richesses aussi…
Retrouvez plus de photos de ce reportage à l’OPS sur ornorme.fr
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THÉÂTRE NATIONAL DE STRASBOURG
Qui a tué mon père
L’histoire de ce texte est un engagement, il fait naître « une littérature de confrontation », affirme l’auteur Édouard Louis. L’histoire de ce texte est une invitation de Stanislas Nordey, une invitation qui ne se refuse pas. Le livre, paru en 2018, et dont le metteur en scène et directeur du TNS obsédé par la création contemporaine fut le premier lecteur, est devenu un spectacle créé en mars au Théâtre de la Colline à Paris. Il arrive à Strasbourg du 2 au 15 mai au TNS.
Jean-Louis Fernandez Eric Génetet
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Un père et un fils ne se trouvent pas, « ils restent absents l’un de l’autre » écrit Édouard Louis. C’est l’histoire d’un retour. L’auteur n’a pas vu son père depuis quatre ans quand il revient le voir. Il a 21 ans, son homosexualité l’a obligé à fuir. Son père, la cinquantaine, est détruit, son corps meurtri. Proche de la mort, sociale. Un père écrasé par le monde dans lequel il vit. Le texte devient de plus en plus politique au fil des pages. Et Édouard Louis accuse : « Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédées pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédés pour te détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique ». ON COMPREND MIEUX CE QUI SE PASSE DANS LES RUES DEPUIS DES MOIS Il y a des meurtriers qui ne sont jamais nommés pour les meurtres qu’ils ont commis. Louis écrit les noms, les dates des crimes. Août 2017, quand le gouvernement Macron retire cinq euros par mois aux Français les plus précaires : « Macron t’enlève la nourriture de la bouche », écrit Louis. Quand on lit Qui a tué mon père, on comprend mieux ce qui se passe dans les rues les samedis après-midi depuis des mois. On entend plus distinctement la colère des classes populaires, des exclus, que les politiques qualifient de fainéants sans jamais les croiser, qu’ils éliminent du revers de la main.
Ces gens, qui, quand il leur reste du courage et de la dignité, défilent dans la rue avec un gilet jaune, loin des préoccupations des « dominants » : « Un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu… Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir », écrit Édouard Louis, qui avait tout vu avant tout le monde, dans ce petit livre d’une beauté brutale. Vivre, parfois, c’est mourir peu à peu dans le silence du monde. Voilà ce que dit Qui a tué mon père et le théâtre est le meilleur lieu du crime pour l’entendre.
Edouard Louis (à gauche) avec Stanislas Nordey
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‘‘ L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédées pour t’abattre. ”
FANNY GEORGE Corps et âme
Alban Hefti
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Sur son compte Instagram, elle poste des photos magnifiques de corps en mouvement, elle, seule, ou avec un cheval blanc, un mini soleil dans les mains, ses jambes en l’air, ses bras courbés, une danseuse qui bouge dans l’espace. Fanny George convoque la beauté des impulsions figée pour un instant sur nos smartphones... Un petit côté Natalie Portman dans Black Swan, elle porte un prénom qui sent la Provence et les textes de Pagnol, mais elle est strasbourgeoise. Fanny George est un défi à la laideur du monde, à la bêtise et la boue, elle inspire tout le contraire, elle est la grâce sous toutes ses formes. Elle danse comme elle respire, Fanny, sa beauté électrique circule comme l’oxygène sur Terre. J’en fais trop ? Oui, peut-être, mais quand on regarde danser cette jeune fille d’à peine trente printemps, il y a de quoi s’emballer…
Eric Genetet
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UNE VIE DE DANSEUSE Entourée d’amour depuis ses premiers petits pas, une jeunesse avec sa sœur jumelle à l’école Steiner pour développer sa fibre artistique, un papa boulanger pour le goût des bonnes choses, Fanny ne manque de rien. Sa maman fait tout pour que les deux sœurs ne se ressemblent que physiquement, alors au départ, l’une fera de la gymnastique, l’autre de l’équitation. Mais Fanny n’accroche pas avec les
‘‘ La diversité est sa force, elle de débrouille dans tous les styles, de classique au Jazz.’’ chevaux, elle préfère la gym rythmique et retrouve sa sœur. Qui se ressemble s’assemble ! Elles ont sept ans. La GR est un mélange de contorsion et de danse, bien accroché au sol. Les entraînements sont complétés par des cours de danse classique. Les
filles entrent dans la danse, regardent des vidéos et des spectacles au Ballet du Rhin, puis s’inscrivent en fac d’art du spectacle, option danse, logique. À 18 ans, elles rencontrent un chorégraphe, Richard Caquelin, première audition, premier contrat. La voie est tracée. Elles enchaînent les spectacles dans la région, une vie d’artiste. STRASBOURG COMME PORT D’ATTACHE Mais sa sœur n’est pas faite pour ce destin-là, ni son corps, ni son âme. Fanny c’est le contraire, elle dansera jusqu’à ce que corps s’ensuive. Corps et âme. Sans spécialité, la diversité est sa force, elle de débrouille dans tous les styles, de classique au Jazz. Sauf le ballet, car elle n’a pas travaillé « les petites batteries, les petits sauts, la rapidité » qui s’enseigne très tôt, mais « je danse dans tous les sens », révèle-t-elle. Fanny est engagée dans des spectacles de cirque, les tournées d’été de la Choucrouterie, elle fait des chorégraphies pour le metteur en scène Lionel Courtot dans Le vent de mai. Elle travaille tout le temps, ici à Strasbourg, ce grand village qui pense à elle dès qu’il s’agit de bondir.
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Photos :
Alban Hefti
Texte :
Eric Genetet
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Elle a bien pensé quitter la région et tenter l’aventure, la grande, mais Fanny est une sentimentale, très attachée à sa famille, à son chéri : « Si je voulais aller plus loin dans mon métier, il faudrait partir, mais il y a des gens de qualité qui travaillent à Strasbourg, des artistes complets. » Alors elle reste là, elle enchaîne les cachets, s’occupe des « petites » à Strasbourg GRS, elle forme à la compétition dans le club qu’elle n’a jamais quitté, elle enseigne aussi, donne des cours de danse à l’association Génération Cirque, une façon de préparer l’après, quand son corps lâchera, car cela arrivera un jour, elle le sait. Fanny a déjà connu la blessure, quatre mois sans bouger, sans danser, des moments où l’on se dit « sans corps, je ne suis plus rien », où l’on apprend à écouter cet instrument de travail qui n’est pas une machine, pour éviter la rupture et pour prolonger sa vie, de danseuse.
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À UN TOURNANT DE SA VIE Quand elle parle, Fanny est aussi à l’aise que sur le sol, elle bouge les mots dans la même trajectoire que son corps, heureuse de dire ses joies et puis, à un moment, quand la confiance s’est installée, quand elle contrôle moins les choses, elle devient plus sincère encore. Même si elle connaît sa valeur,
si elle s’est battue pour en arriver là, elle trouve que la chance lui a souri : « Je connais des danseuses qui passent leur vie dans les auditions, à stresser parce qu’elles ne trouvent pas de contrat. Moi, je ne suis pas très courageuse… Ici, à Strasbourg, c’est plus facile, il y a moins de concurrence. Je suis dans le petit noyau auquel on pense quand on monte un spectacle avec des danseuses. Rester ici, c’est la facilité en fait. Il y a quelques années, j’ai passé un peu de temps à New York, j’ai suivi quelques cours, le niveau était hallucinant. Le courage serait d’aller se confronter à cet autre monde, à quinze mille filles qui ont les mêmes compétences que moi. Je suis un peu lâche. J’ai plus d’attachements en Alsace que d’ambitions… », avoue la danseuse. C’est une fuite, ou alors le courage, finalement ? Pour se donner la liberté de continuer ? En ce moment, elle cogite, elle sait qu’elle est à un tournant de sa vie ; à trente ans, le choix de continuer ou de penser à vivre autrement, de fonder une famille, lui trotte dans la tête. Mais elle fera confiance à la vie et puis, quand son corps dira stop, définitivement, Fanny la danseuse restera « passionnée du corps en mouvement » comme il est écrit sur son compte Instagram. Ce jour-là, elle retombera sur ses pieds, seule, face à elle-même.
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LES VINGT ANS DE COURANT D’ART
“ La voix de chacun est un outil unique…’’
Abdesslam Mirdass - DR Erika Chelly
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Courant d’Art fête cette année sa deuxième décennie d’existence. Cette association dédiée à la voix sous toutes ses formes assure des heures de formation pour des stagiaires qui viennent de toute la France. Rencontre avec Isabelle Marx, sa fondatrice qui se démène sur beaucoup de fronts avec un dynamisme communicatif et qui rêve d’une Maison de la Voix à Strasbourg…
« Quand j’étais jeune, mes parents recevaient toujours beaucoup de monde. Et on passait beaucoup de soirées à chanter, de même dès qu’il y avait une fête de famille, que ce soit pour les fêtes juives ou lors d’autres occasions… » se souvient avec émotion Isabelle Marx. « Je pense que cela m’a construite, assurément, depuis toute petite, chanter a fait partie de ma vie, c’était une évidence… » ajoute-t-elle… Et de raconter l’histoire d’une famille peu banale, ses deux parents décidant de quitter Paris et vivre au Luxembourg pour reprendre la « plus grande mercerie d’Europe » fondée par un oncle côté paternel. « J’ai aussi grandi au cœur de ce commerce alors réputé dans une grande partie de l’Europe, j’adorais monter sur les échelles grimpant le long d’un mur entier de boutons de toutes sortes. De cette époque, je me souviens aussi de la belle personnalité de la cousine de mon père, qui co-dirigeait la mercerie avec lui. Son rêve était de faire le tour du monde. Elle avait déjà voyagé pendant deux ans et elle voulait continuer. Ils ont passé un accord tous deux : elle travaillait avec mon père pendant six mois et voyageait le reste de l’année. J’ai grandi aussi avec elle, que je considérais comme ma deuxième maman et qui nous envoyait lettres et cartes postales du monde entier. Seule ou accompagnée d’une cousine, elle traversait à pied, en voiture, à cheval… des pays qui, à l’époque, n’était pas évident à visiter, surtout pour des femmes seules. Quand elle nous racontait ses périples, mon imaginaire bouillonnait… Plus tard, quand j’ai perdu ma maman, j’avais douze ans, j’ai été élevée par ma grand-mère, à Metz. Là aussi, on chantait à la moindre occasion… » se souvient-elle.
LES YIDDISH MAMAS AND PAPAS PUIS POURTALÈS… Arrivée à Strasbourg il y a une trentaine d’années, Isabelle Marx se lance dans des études d’histoire-géo (qu’elle ne terminera pas), part quelques mois en Israël et en revient assez vite, « peu convaincue par ce que j’y ai vécu durant une période très dangereuse avec beaucoup d’attentats et finalement pas en accord avec ce que j’y ai vu ». Trois enfants naissent. Puis elle fait une belle rencontre avec le Luft Theater d’Astrid Ruff et Rafaël Goldwaser, une compagnie artistique produisant des spectacles en yiddish. « Ce qui a été vraiment génial pour moi, c’est qu’ils m’ont permis de me retrouver dans mon judaïsme. Leur démarche n’avait absolument rien de religieux mais ils renouaient avec la véritable culture yiddish, la littérature, la philosophie, la poésie, la musique, etc… Parallèlement à mon travail à la Chambre de Commerce, je chantais : je faisais la manche au Pont Saint-Martin, je me produisais dans des soirées privées… En 1992, je suis montée pour la première fois sur les planches : c’était à la Choucrouterie pour une comédie musicale sur l’histoire de Purim, j’y étais une toute jeune comédienne-chanteuse. Une vraie révélation pour moi et le début d’une très belle aventure : j’ai gardé pour toujours une vraie reconnaissance envers les deux fondateurs du Lufteater, ils m’ont lancée véritablement. Pendant que je jouais, quelqu’un m’a mis dans les mains un disque des Barry Sisters qui chantaient et dansaient dans les années trente, aux États-Unis. Exactement comme les célèbres Andrew Sisters, mais en yiddish. Là je me suis rendue compte que cette langue n’était pas automatiquement à connecter avec la Shoah,
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Abdesslam Mirdass - DR Erika Chelly
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cette chance de rebondir… Aujourd’hui, et parce qu’on est depuis longtemps spécialisé dans le domaine de la voix, on a mis sur pied un important programme de formation, professionnelle et amateur qui accueille des publics de toute la France, mais aussi de Suisse ou de Belgique. Nous nous basons beaucoup sur la méthode Estill que j’ai découverte grâce à ma rencontre avec Alan Bern, le directeur du festival de Weimar… »
qu’elle pouvait être présente dans plein de chansons pas forcément tristes. J’ai monté un groupe que j’ai appelé Yiddish Mamas and Papas et c’était parti ! Avec notre premier spectacle, on a joué trois fois de suite au Cheval Blanc de Schiltigheim, les trois dates complètes. Une vraie explosion de joie, de folie… On a tourné partout en France, un peu partout en Europe aussi… Malheureusement, cet élan formidable s’est brisé après la catastrophe de Pourtalès en 2001, où plusieurs membres du groupe et leurs familles ont été gravement blessés… » UN CENTRE FORMATEUR RÉPUTÉ « L’aventure des Yiddish Mamas and Papas m’avait fait rompre avec les affres de la Shoah, telles qu’elles avaient été vécues par la génération de mon père, torturé entre sa foi qui n’avait pas survécu à l’holocauste et son désir de perpétuer la mémoire et les traditions de nos ancètres » poursuit Isabelle. Courant d’Art s’est bâti sur cet élan, fondé sur la rencontre des cultures à travers l’art et le partage permanent avec les autres. « On a commencé avec un festival judéo-arabe monté avec Jean Hurstel (l’ancien directeur de La Laiterie – ndlr) dans la foulée de son Théâtre des Lisières. On a ensuite réussi à monter moult événements, spectacles ou ateliers basés sur la rencontre entre les gens et les cultures artistiques. Puis, au courant des années 2000, Courant d’Art est devenu coordinateur du programme européen Muse, lancé à l’époque par Yehudi Menuhin, qui générait l’organisation d’ateliers artistiques dans les quartiers difficiles, partout en France, dans le cadre de l’école. Cette mission n’a malheureusement pas survécu à la réforme des rythmes scolaires et nous avons été remerciés de façon assez violente par l’Inspection académique. Heureusement, nous étions soutenus à l’époque par un de nos grands mécènes, la Fondation de l’Orangerie, qui a continué son apport juste pour accompagner notre reconversion. On a ainsi eu
Depuis longtemps convaincue qu’il n’y a pas qu’une seule technique vocale ou manière de chanter, Isabelle Marx a beaucoup travaillé avec nombre de praticiens qui « explorent toutes les facettes de la voix, du murmure au cri ». En 2018, plus de cent stagiaires ont bénéficié des formations voix parlée – voix chantée proposées en partenariat avec ses confrères formateurs et professionnels scientifiques et thérapeutes entre autres, favorisant la découverte de plusieurs méthodes, styles et cultures. AVIS AUX MÉCÈNES : SOUTENEZ LA MAISON DE LA VOIX À STRASBOURG Courant d’Art est également porteur d’un magnifique projet qu’Isabelle tient à détailler : « Nous souhaitons créer un lieu où se rapprocheront les différentes personnes maîtrisant une branche du savoir vocal et où ils inventeront des actions transdisciplinaires. Les connaissances, théoriques, scientifiques, artistiques y seront à la disposition de tous, y compris et surtout de ceux qui n’exploitent pas les pouvoirs de leur voix ! Dans la Maison de la Voix, il y aura salles de spectacle et de conférence, formations, expositions, rencontres. Avec des temps forts dans l’année : programmation de spectacles, colloques, conférences, débats, expositions, films, lieux et temps d’expérimentation et d’exploration pour le public. » précise-t-elle. « Le projet en est encore à la maturation, mais suscite un grand intérêt auprès des professionnels, des mutuelles, des instances publiques. La Maison de la Voix s’adressera à un très large public, tous ceux qui veulent découvrir leur voix, la travailler ou la trouver. Elle aura besoin de personnel pour la programmation, la recherche, les formations proposées, le développement du site Internet Ligne de Voix, les échanges, l’accueil, l’animation et l’administration ». Or Norme relaie avec plaisir l’appel au mécénat lancé par Courant d’Art. À coup sûr, la création de cette Maison de la Voix à Strasbourg permettrait à notre ville de manifester une fois de plus sa capacité d’innovation. Les besoins en la matière sont immenses et l’ouverture de ce laboratoire d’idées, de travail et de projets pédagogiques, historiques, scientifiques et artistiques permettant de faire évoluer les techniques voix parlées et chantées dans un même lieu ouvert à tous, serait une première en Europe. Contact : Courant d’Art - lignedevoix@gmail.com
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LANDRY BIABA
“ Quand j’écris une chanson, je ne me demande jamais si elle va plaire. ”
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Alban Hefti Jean-Luc Fournier
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Lisez le portrait de ce fou de musique et d’art à qui les sept années passées au Conservatoire de Strasbourg ont donné toutes les clés musicales et artistiques pour exprimer avec talent sa vision du monde. Landry Biaba : profession musicien, mais pas que… On l’avait repéré dès 2011 quand, sur la scène de la Cité de la Musique et de la Danse, lui, son jeu à la guitare et celui de ses trois jeunes collègues musiciens avaient stupéfié Maxime Le Forestier, venu là pour présenter son autobiographie Né quelque part. A l’issue de deux heures exceptionnelles d’une interview ponctuée par cinq des plus célèbres chansons de l’artiste revisitées par Landry Biaba et ses collègues du Conservatoire en étroite relation avec la regrettée directrice du lieu,
‘‘La musique était déjà là, passionnante, tentante, envoûtante’’ Marie- Claude Segard, Maxime avait cédé aux pressions du public, empruntant la guitare de Landry pour interpréter Les passantes de Georges Brassens, faisant frissonner d’émotion le public. Avant de quitter la scène, ses derniers mots furent pour ses complices d’un soir : « Votre travail sur mes chansons fut de très haute qualité, vous êtes parvenus sur mes textes, à trouver autre chose que ce que je fais, en particulier pour “La petite fugue”. Vous êtes partis du classique au violoncelle
pour arriver à la musique contemporaine, ce fut formidable ! ». « Un moment magique » se rappelle aujourd’hui Landry Biaba… DU CAMEROUN À STRASBOURG Depuis huit ans, il en a fait du chemin, Landry… Ce qui ne l’empêche pas de se souvenir de ses parents, au Cameroun, qui l’auraient bien vu devenir avocat ou médecin après l’obtention de son bac scientifique. Mais la musique était déjà là, passionnante, tentante, envoûtante. « À partir de l’âge de vingt ans, j’ai déjà fait pas mal de scènes au Cameroun » raconte-t-il. « J’étais plus interprète de musique de variétés américaines et africaines ; puis j’ai commencé à composer… Il me fallait vraiment suivre une école de musique pour approfondir et développer ma passion pour la musique. Initialement, je voulais aller à Paris où je pouvais retrouver pas mal d’amis musiciens mais Maria Derrar qui était directrice du Centre culturel français de Douala connaissait bien Marie-Claude Segard. Elle l’a convaincue de venir me rencontrer au Cameroun pour me connaître et entendre mon travail. Voilà comment j’ai été admis au Conservatoire à Strasbourg, en 2006 où j’ai démarré dans deux sections, chant/jazz et musique improvisée. Je savais exactement ce que je recherchais. J’en suis sorti diplômé sept ans plus tard après avoir beaucoup travaillé sur l’harmonie et j’ai développé pas mal de projets sur la musique classique et ses instruments, sur le dialogue entre ce que j’apportais de chez moi et ce que j’aimais bien ici. J’étais à l’aise avec cette musique que j’écoutais depuis très jeune grâce à mon père qui était un vrai mélomane. Je lui rends grâce d’ailleurs : il était très ouvert d’esprit, cultivé et il ne m’a jamais mis des bâtons dans les roues pour que je devienne musicien. À la seule condition que j’assume. Ce que j’ai fait… »
belle expérience grâce à laquelle l’ai pu rencontrer Rodolphe Burger. J’ai participé à un de ses projets avec le Conservatoire et il m’a même invité à jouer à ses côtés sur la scène de son Festival, à SainteMarie aux Mines. Même chose lors du même festival avec Rachid Taha » (le chanteur algérien, disparu en septembre dernier – ndlr). De ces moments, Landry Biaba conserve un souvenir ému, notamment celui d’une très belle soirée passée en compagnie de Jacques Higelin, familier des lieux. Un premier disque sort peu de temps après le Conservatoire ; des chansons écrites sur le Cameroun avec un mélange de jazz et de musiques africaines : « elles parlent de ma vision du monde car je suis très impliqué sur les questions touchant mon pays et je suis toujours dans la recherche d’un dialogue différent entre le Cameroun et les autres pays. J’ai réalisé aussi un clip sur trois sites : Madrid, Strasbourg et le Cameroun avec trois danseuses aux styles très différents, chacune filmée dans sa ville. » SE CONNAÎTRE ET SERVIR
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Durant ses années au Conservatoire, Landry Biaba a pu développer le projet Grassfield (du nom de la région des hauts plateaux de l’ouest du Cameroun d’où il est originaire) qui lui tenait beaucoup à cœur. « Cette région a subi des épisodes terribles durant la colonisation » dit-il. « J’ai voulu raconter une autre histoire de cette période-là, celle d’une colonisation telle que je l’aurais souhaitée, celle d’une rencontre humaine qui aurait fait jaillir un véritable partage. J’ai écrit des chansons sur ce sujet, avec de la musique traditionnelle de mon pays, mais aussi du jazz et de la musique classique. Il y avait même de la danse. Pour cela, j’ai réuni tous les départements du Conservatoire. Ça a très bien marché, on était une vingtaine de musiciens et d’artistes sur scène. Marie-Claude Segard m’a demandé de renouveler l’expérience une deuxième année. Une riche et
« Je n’ai jamais cessé d’écrire des textes et des musiques, de lire, également… » dit tranquillement Landry. « J’ai même publié des essais sur des thèmes qui me tiennent à cœur. En même temps, j’ai enchaîné les concerts. À Strasbourg, où j’ai joué dans quasiment toutes les salles : à la Laiterie, à l’Opéra où j’ai accompagné Rodolphe Burger, à Django, etc… Je joue régulièrement en Allemagne, à Londres, en Suisse… J’ai également écrit des musiques pour des documentaires et j’interviens régulièrement dans les écoles. Je parviens donc à vivre de mon art et de ma passion mais c’est de plus en plus difficile car les programmations dans les salles ou dans les festivals souffrent des baisses des subventions liées à la culture. Sans figurer dans les bons réseaux, sans avoir la chance de rencontrer des personnes avec de beaux carnets d’adresses qui peuvent te permettre de te mettre en évidence et ainsi d’ouvrir les bonnes portes, c’est compliqué » souligne-t-il. « De toute façon, pour moi, la musique n’est pas forcément un but mais plus un mode d’expression
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Alban Hefti Jean-Luc Fournier
Texte : OR CADRE
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‘‘ Je parviens donc à vivre de mon art et de ma passion mais c’est de plus en plus difficile...’’ qui me permet de propager mes idées sur le monde dans lequel je vis. Au Cameroun, j’avais aussi emprunté cette voie avec la peinture. Pour moi, servir est une chose très importante. Pour y parvenir, il faut être au fait du monde, savoir quelle est sa propre place, bien se connaître soi-même pour adopter le beau positionnement et voir dans quel sens on peut être utile. Se connaître et servir, voilà ce à quoi j’aspire en permanence…. » Cette sensibilité à fleur de peau est la (belle) marque de fabrique de cet artiste accompli qui n’hésite pas à commenter le monde qui l’entoure : « Ce qui se passe actuellement en France était prévisible depuis longtemps, la seule question était de savoir quand cela
allait se passer… » dit-il. « Qu’ils vivent ici ou en Afrique, sous n’importe quel régime, les peuples n’aspirent au fond qu’à une chose : vivre en paix et décemment. Mais ici ou ailleurs, le système est très vertical et, tout en haut de la pyramide, se regroupent des gens qui savent très bien préserver leurs intérêts. L’humanité est une. Si on ne se situe pas dans une conscience universelle, si on oublie de se soucier du bien-être humain, on échouera toujours à régler ce type de problèmes. Aujourd’hui, on assiste à une folle destruction du vivant, partout, sous toutes les latitudes. C’est la cupidité d’une minorité qui pousse à cela. Mais bon sang, à quoi serviraient donc des valises remplies de milliards d’euros si on est en plein désert, sans rien à manger ni à boire ? Aujourd’hui, mon travail est d’écrire sur ces sujets, j’écris des essais et ma musique s’en imprègne aussi. En tant qu’artiste, nos responsabilités sont peut-être encore plus grandes car notre art, notre parole, peuvent porter bien plus fort et bien plus haut, si nous savons nous affranchir de tout le marketing qui nous entoure. Quand j’écris une chanson, je ne me demande jamais si elle va plaire, cet aspect-là ne m’intéresse pas du tout. Pour moi, les chansons d’un album transportent des messages, c’est ça le plus important. Elles ne plairont sans doute pas à tout le monde mais ceux qui auront l’oreille attentive en retireront un bienfait. Même si aujourd’hui, le système socio-économique fait du temps une denrée extrêmement rare, il faut en trouver pour recevoir ce que les artistes nous disent. Pour moi, avec la lecture, la culture, je ne transige pas… » Il faut vraiment écouter ce musicien incarné qui n’hésite pas à aller bien au-delà de ses bases musicales de jazz et de musique traditionnelle en multipliant un grand nombre d’expériences musicales. Si son instrument est la guitare (il ne dédaigne pas également s’attaquer aux percussions), il avoue qu’à la base son « véritable instrument est la voix. Je suis un vrai vocaliste » tient à préciser celui qui, entre concerts, écriture d’essais, enregistrements, sensibilisation des élèves des écoles, lecture de poésies dans les prisons ne cesse d’interroger ce monde qui est le sien pour servir ceux qui croiseront son chemin. Landry Biaba est une très belle personne… Landry Biaba se produira à l’hôtel BOMA, 7 rue du Vingt-Deux novembre à Strasbourg le mercredi 27 mars à 20h. Renseignements au 03 90 00 00 10
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Un printemps capital Parce que nous vivons à Strasbourg et que l’Europe a ici une saveur tout à fait particulière, nous avons réuni dans ces pages l’essentiel des enjeux des élections au Parlement européen, dont il sera question dans quelques semaines.
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ÉLECTIONS EUROPÉENNES Il faudrait leur dire…
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Répercussions sur l’économie locale de la présence des institutions européennes à Strasbourg : Masse salariale totale : 404 millions d’euros. Consommation effective des ménages : 373 millions d’euros. Dépenses dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration lors des sessions du Parlement européen et des Assemblées parlementaires du Conseil de l’Europe : 21,6 millions d’euros. Source : CCI Alsace Eurométropole – 2011
C’est le nombre d’emplois en équivalent temps plein générés par la présence des institutions européennes à Strasbourg.
Faut-il écrire une fois de plus à quel point le paysage institutionnel européen qu’on nous donne à voir depuis des décennies nous accable ? Faut-il parler de tout ? Des états qui signent tous les accords européens ? De la Commission européenne, constituée de non-élus et aujourd’hui présidée par un homme si contesté. De ce Parlement européen aux pouvoirs limités dont de plus en plus de membres veulent définitivement s’affranchir de leur venue mensuelle à Strasbourg. De Bruxelles, cette capitale de l’Union, où pullulent technocrates et lobbyistes de tous poils. De Francfort et de Berlin qui eux seuls ont « la clé du coffre ». De ces pays nouvellement entrés qui, après avoir profité des largesses budgétaires européennes, souhaitent aujourd’hui n’en faire qu’à leur tête, quand ils ne deviennent pas des têtes de pont pour d’autres intérêts très lointains. Du Royaume-Uni, qui a souhaité sortir, tout en y restant un peu, puis un peu beaucoup aujourd’hui, comme un petit morveux qui aurait cassé son jouet en mille morceaux et voudrait de nouveau jouer avec, comme si de rien n’était. Faut-il parler aussi de ce libéralisme économique effréné qu’on s’efforce encore de proclamer néo alors qu’il est devenu ultra depuis des lustres ? Faut-il parler de la question sociale dont le traitement est mis sous l’éteignoir depuis si longtemps ? Faut-il parler de ces pans entiers d’Européens excédés par les promesses non tenues, le piétinement de leur vote comme en 2005 en France, prêts à sombrer dans le populisme si ce n’est pas déjà le cas ? Faut-il parler de l’utilisation démagogique que certains font de ça, aussi ?
les yeux que cette Europe-là avait été constituée au départ comme une Europe protectrice, solidaire, généreuse, capable d’éloigner définitivement le spectre de ces guerres qui l’avaient si souvent ravagée, jusqu’au milieu du siècle dernier. Il faudrait leur dire que si les pères fondateurs, obsédés par la reconstruction économique d’après la Seconde Guerre mondiale, ont totalement occulté la culture (au point de l’avoir, comme Jean Monnet, regretté publiquement plus tard), les générations d’aujourd’hui devraient peut-être s’attacher à combler ce manque béant. Érasme n’est pas seulement celui qui les fait voyager avec bonheur d’université en université sur le territoire de l’Union. C’est aussi un humaniste, tout comme Voltaire, Galilée, Conrad, Byron, Hugo, Zweig, Mann, Garcia-Lorca, Camus… Quel beau combat les attend-là, nos mômes… Il faudrait aussi leur dire que les affres de cette crise sociale toujours plus obsédante sont la conséquence évidente d’un ultralibéralisme économique débridé et prédateur, loin du vrai libéralisme des origines et que, si l’Europe, en particulier, ne s’attelle pas à le réguler, cet ultralibéralisme ravagera tout et ne laissera sur son passage que des peuples recroquevillés sur leurs identités nationales, au milieu des ruines de l’Europe rêvée au milieu du XXème siècle.
Bien sûr qu’il faut parler de tout ça puisqu’on nous demande de voter en mai prochain. Si ce n’est pas aujourd’hui le moment, cela ne le sera jamais.
Il faudrait leur dire enfin que l’Europe peut redevenir un idéal, leur idéal. Il faut leur parler de solidarité, d’environnement où tout reste à faire, à commencer par s’accorder sur un modèle qui reste largement à inventer et qui serait générateur d’une nouvelle prospérité, avec du travail à la clé.
Pour autant, il faudrait songer à nos enfants et à nos petits-enfants. Dans ce grand marasme mondialisé qui s’annonce au cours des prochaines décennies, il faudrait qu’on puisse leur (re)dire sans avoir honte de nous et sans baisser
Il faut aussi leur parler d’un art de vivre à consolider, d’une vraie priorité à accorder à une Union plus solidaire, plus respectueuse de l’être humain, mieux consciente du rôle mondial qu’elle a les moyens de jouer quant à la gestion raisonnée
‘‘ Cette Europe avait été constituée au départ comme une Europe protectrice, solidaire, généreuse, capable d’éloigner définitivement le spectre de ces guerres qui l’avaient si souvent ravagée... ’’
des ressources de la planète, plus gardienne aussi de la primauté des hommes sur l’économie qui, si elle devait continuer à être considérée comme une simple fin en soi, tournerait vite à la catastrophe dont on perçoit déjà les premiers signes : que peut donc bien vouloir dire la croissance à tout va quand on sait les ressources naturelles si limitées, avec les conséquences dramatiques parfaitement documentées du dérèglement climatique en toile de fond ? Enfin, il faudrait leur dire que Strasbourg occupe cette singulière position dans le contexte européen d’être une des trois capitales (avec Bruxelles et Luxembourg) de cette Union dont il est ici question. À bien y regarder, la tradition humaniste de notre ville, les efforts qu’elle a pu faire depuis trois décennies en matière d’environnement et de transport, sa générosité, ses traditions si humaines comme la gastronomie, la culture (un quart du budget municipal : record de France !), l’accueil de l’autre avec son cosmopolitisme naturel, tout cela nous place en situation idéale pour parler d’Europe. Il faudrait dire à nos enfants et petits-enfants qu’ils doivent s’emparer de cette Europe-là, en faire un vrai modèle pour les décennies à venir de ce XXIème siècle déjà devenu si dangereux. Il faudrait aussi que nous les aidions, nous qui savons les bêtises à ne plus réitérer.
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En voilà des raisons d’aller voter en mai prochain… Jean-Luc Fournier
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SYLVAIN SCHIRMANN
L’UNION FAIT-ELLE LA FORCE ? Alors que l’Europe est plus que jamais attaquée et discréditée à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières jetons un petit coup d’œil dans le rétroviseur de l’Histoire avec Sylvain Schirmann, Professeur d’Histoire des relations internationales, spécialiste des questions européennes. Nous l’avons rencontré dans son grand bureau de la villa Knopf, siège de l’Institut des hautes études européennes de Strasbourg.
Amélie Deymer
Alban Hefti - DR
L’Europe est en crise cela n’aura échappé à personne… À quelques semaines d’une élection européenne aux enjeux sans précédent, on s’est dit qu’il était peut-être temps de parler « des trains qui arrivent à l’heure » pour une fois : en quoi l’Europe agit-elle positivement sur le quotidien des strasbourgeois ? Mais d’abord, et pour ne pas pécher par excès d’angélisme, retour historique sur la grandeur et les défaillances de notre vieille Europe.
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Cette Europe qui nous fait du bien
FAIRE LA PAIX
Strasbourg/Kehl En 2015, 2000 Français vivaient à Kehl. En 2014, 5000 Français travaillaient à Kehl. 40 000 véhicules traversent le pont de l’Europe en semaine et jusqu’à 60 000 le samedi. Source : Ville et Eurométropole de Strasbourg
« Il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte, d’un acte hardi, d’un acte constructif ». Avec ces mots Robert Schumann introduisait sa déclaration du 9 mai 1950, élan fondateur et prometteur de la construction européenne. Un texte qui, sur les ruines de l’après-guerre, promettait paix et prospérité : « Est-ce qu’on a raté la paix ? Le projet a quand même permis peu ou prou à l’Europe de traverser 75 ans de paix » commence par rappeler Sylvain Schirmann. Sans compter que « l’Europe est devenue l’un des trois pôles majeurs dans la mondialisation économique actuelle, personne ne peut le nier ».
À BOUT DE SOUFFLE Mais alors que manque-t-il à cette Union pour qu’elle fasse véritablement la force ? : « L’ambition, le souffle, regrette le professeur. C’est-à-dire cette idée qu’à partir de là on va progressivement construire une sorte d’État fédéral européen qui s’affirme sur la scène internationale, qui fasse prendre conscience aux Européens d’une forme d’identité commune. Là on est très loin du projet initial ». Sylvain Schirmann voit plusieurs raisons à cela : premièrement, « quand on change de paradigme après les années 90 est-ce que ce projet sous cette forme-là est encore aussi pertinent ? ». Durant la guerre froide l’ennemi se trouvait de l’autre côté du rideau de fer et les États-Unis, contrairement à aujourd’hui, encourageaient le processus européen : « C’était une question de cohésion de bloc, d’affirmation d’identité occidentale face au bloc soviétique ». Deuxièmement, comment a-t-on associé les citoyens européens au processus ? Comment se sont-ils concrètement saisis du projet européen ? : « Si je prends toute la période de la construction européenne antérieure à la fin de la guerre froide, je n’ai connaissance que de trois référendums sur les questions européennes (…) À part ces trois cas directs de consultation, c’est une construction — je ne dis pas qui n’est pas démocratique — mais qui s’appuie exclusivement sur les représentations parlementaires — ce que les européanistes américains Liesbet Hooghe et Gary Marks ont appelé le “ consensus permissif ”, soit le consentement tacite des citoyens européens qui, à la faveur de la croissance économique, vont laisser les élites décider pour eux. Ce n’est qu’au tournant des années 90 que ce “ consensus permissif ” va se transformer en “ dissensus contraignant ”. Et ces rapports de plus
construites (…) On a dans la construction d’un État-nation des éléments comme l’école, la langue, le système administratif, la place de l’État » qui pour l’instant ne créent pas d’identification au niveau européen. La Hongrie, la Pologne, l’Angleterre, l’Italie, la France… ici ou là l’identifiant est toujours national : « Les gens ont besoin de s’affirmer dans le contexte actuel par une entité de proximité ». Il y a donc un retour en force des identités nationales, voire infranationales : la crise catalane, la revendication d’une collectivité européenne d’Alsace… tout ça fait sens selon Sylvain Schirmann : « Ce que nous avons réussi à faire dans la construction d’un État-nation c’est que le breton et l’alsacien pensent que les dangers pour la France sont les mêmes. Avec des positionnements différents dans l’espace j’arrive à une forme de cohérence d’une définition des politiques extérieures. Pour l’instant si j’aborde les problématiques internationales à partir de l’Europe, je suis obligé de dire que quand même les priorités internationales de l’Espagne ne sont pas les mêmes que les priorités internationales de la Pologne. Nous aurons franchi un pas le jour où nous serons capables de penser stratégie européenne globale ». LA POLITIQUE DES PETITS PAS Alors que faire ? D’abord ne pas oublier que Rome ne s’est pas faite en un jour : « Il y a toujours une confrontation entre la vision court-termiste
‘‘ Ces rapports de plus en plus conflictuels entre les élites politiques et les citoyens vont être le terreau d’un euroscepticisme grandissant. ’’
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en plus conflictuels entre les élites politiques et les citoyens vont être le terreau d’un euroscepticisme grandissant. » « UNIS DANS LA DIVERSITÉ » La devise de l’Union Européenne ne serait-elle alors qu’un vœu pieux ? « Là, il faut réfléchir à ce qu’est la construction d’une identité nationale » propose Sylvain Schirmann. Un processus dans lequel l’unité monétaire n’est largement pas suffisante. « Nos identités nationales sont
qui est la nôtre comme être humain et ce que sont les phénomènes historico-politiques, c’est-àdire des phénomènes lents, sur la longue durée. On oublie quand on l’a, le bienfait qui a mis des décennies à se mettre en place ». Il faut y aller petit pas par petit pas, selon Sylvain Schirmann. Le nouveau traité de l’Élysée « permet la politique des petits pas. C’est peut-être celle qui va remettre les choses en route. Et si je reviens à la Déclaration Schumann, parce-qu’on est parti de là, la politique des petits pas y figure déjà ».
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STRASBOURG Capitale européenne Outre sa dimension transfrontalière, sa place centrale dans l’histoire de la construction européenne et la présence des institutions européennes sur son territoire, comment Strasbourg porte-t-elle au quotidien les couleurs de l’Europe ?
Alban Hefti - DR Amélie Deymer
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Strasbourg capitale de l’Europe. Cette brillante idée, on la doit à un anglais, Ernest Bevin, Secrétaire d’État des affaires étrangères du Royaume-Uni, lequel déclarait au moment de la signature du statut du Conseil de l’Europe en 1949 : « Voilà une ville qui, plus que d’autres, a été victime de la stupidité des nations européennes qui croyaient régler leurs problèmes par la guerre, maintenant elle doit être appelée à devenir un symbole de réconciliation et de paix ». Et, quand on regarde les répercussions indéniablement positives de la présence des institutions européennes sur l’économie locale, ce fut en effet une riche idée. Qui aurait cru en 1945 que la frontière entre Strasbourg et Kehl, véritable saignée entre les deux pays, allait être suturée pour devenir non plus une coupure, mais une belle et franche couture ? Autant de ponts, tant physiques que symboliques, dressés entre les deux rives pour faciliter les échanges entre deux nations jadis ennemies. C’est par là que s’est faite en partie l’Europe, c’est par là que, des deux côtés du Rhin, on vit concrètement la citoyenneté européenne au quotidien. La libre circulation des personnes et des marchandises, la monnaie unique, les normes et labels européens sur les produits de consommation, la suppression des frais d’itinérance qui nous permettent de téléphoner sans être surtaxés dans tous les pays de l’UE, l’extension transfrontalière de la ligne D du tram entre Strasbourg et Kehl… de petits rien, pêle-mêle et tous azimuts, ancrés dans notre quotidien, qui nous paraissent aller de soi mais qui, il y a 75 ans, étaient encore impensables. « On oublie quand on l’a, le bienfait qui a mis des décennies à se mettre en place » comme le rappelle Sylvain Schirmann dans les pages précédentes… LE LABORATOIRE DE L’EUROPE Plus que la Capitale de l’Europe, Strasbourg est le laboratoire de la construction européenne, « un véritable territoire européen pilote » peut-on lire sur le site de l’Eurométropole. Une sorte de « petite Europe » dans l’Europe. Ceci à travers une coopération
étroite tissée entre la France et l’Allemagne, d’abord entre Kehl et Strasbourg et plus largement au sein de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau. Cette collectivité territoriale regroupe l’Eurométropole de Strasbourg, l’État et la communauté de communes du canton d’Erstein, l’Ortenaukreis, Offenburg, Lahr, Kehl, Achern et Oberkirch, soit 940 000 habitants. Sa mission : favoriser, renforcer, améliorer les échanges transfrontaliers, mais aussi expérimenter de nouvelles formes de coopération transfrontalière. Autrement dit, gommer « les irritants du quotidien » en travaillant par exemple à l’uniformisation de la législation de part et d’autre du Rhin, que ce soit dans les domaines tels que le marché du travail, la formation professionnelle, l’économie, la culture, les transports ou l’environnement. Un outil d’unification, certes critiquable et critiqué, notamment pour son immobilisme et son manque de visibilité, mais qui a le mérite d’exister. L’ARGENT DES FONDS EUROPÉENS FAIT-IL NOTRE BONHEUR ? L’Europe c’est enfin beaucoup d’argent investi dans la région. Pour la période 2014-2020, sur les 27 milliards d’euros alloués à la France au titre des fonds européens, l’Alsace bénéficie de 324 millions d’euros sans que le citoyen n’en ait forcément conscience, et c’est bien là tout le problème. Quelques exemples : le FSE (Fond social européen) a permis à la Fédération Régionale des Métiers d’Art d’Alsace de mettre en place un dispositif de transmission des savoir-faire rares pour combler le manque de formation dans ces métiers. Le FEDER (Fond européen de développement régional) soutient la recherche et l’innovation et finance à hauteur de un million d’euros le nouveau planétarium où nous irons mettre la tête dans les étoiles dès 2020. Mais encore, nos promenades en forêt à Nierderhaslach ne seraient pas ce qu’elles sont sans le FEADER (Fond européen agricole pour le développement rural) qui permet de préserver son écosystème. Sans compter tous les éleveurs et agriculteurs chez qui nous allons faire nos courses au marché le samedi matin qui ont bénéficié de ce fonds européen... Comme quoi l’Europe, ce n’est pas si moche… À quelques semaines des élections européennes, il est peut-être encore temps de signaler par écriteaux : « Ce moment vous est offert par l’Union Européenne » ?
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UN AUTRE EXEMPLE DE COOPÉRATION EUROPÉENNE :
Alban Hefti - DR
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Le Réseau Express Jeunes
Emmeline Kuhn, Véronique Bertholie et Margaux Dos Santos (de gauche à droite)
Dans Or Norme n°31 nous évoquions le parcours de Laura, une jeune femme en rupture sociale, qui nous racontait comment le Réseau Express Jeunes avait changé sa vie en lui faisant voir du pays. Pour ce dossier sur les bienfaits de l’Europe nous avons eu envie de rencontrer cette fine équipe qui œuvre pour l’inclusion des jeunes sur tout le continent européen.
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L’UNION FAIT LA FORCE
Fonds européens en Alsace 2014-2020 FSE : 117, 65 M€ FEDER : 87, 2 M€ FEADER : 119,24 M€
Véronique, Émeline et Margaux… elles sont trois dans leur petit bureau strasbourgeois de la Maison des associations. Murs tapissés d’affiches colorées et graphiques, post-it collés aux écrans des ordinateurs, chaise de bureau imprimée léopard… c’est frais, lumineux, chaleureux, dynamique, c’est le quartier général du Réseau Express Jeunes. Cette association, née du Conseil de l’Europe, vient de fêter ses 25 ans et fédère une communauté de 31 associations de jeunesses et de structures sociales réparties sur tout le continent européen dans 22 pays membres de l’Union ou pas. « On travaille avec deux types de public » dit Véronique. « D’un côté les travailleurs sociaux, ceux qui sont en contact avec des jeunes en situation d’exclusion », que le Réseau Express Jeunes forme lors de séminaires ou d’échanges entre associations. De l’autre « les jeunes à qui l’on propose des programmes de mobilité allant d’une semaine à trois mois ». Durant ces séjours à l’étranger, des jeunes venus des quatre coins de l’Europe vont vivre ensemble
et s’investir autour d’un projet commun dans le domaine artistique, culturel, sportif, social ou environnemental. Autre possibilité : effectuer un service volontaire européen, c’est-à-dire une mission de volontariat qui consiste à se rendre utile auprès d’une communauté, généralement au sein d’associations à caractère social, culturel ou environnemental. LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSE L’intérêt de ces séjours à l’étranger ? : « Sortir les jeunes de leur contexte, les faire vivre avec d’autres personnes qui ne les connaissent pas, qui ne vont pas émettre un jugement » dit Véronique. « Ça leur permet de se redéfinir, de se repositionner ou de tenter de nouvelles choses qu’ils n’auraient pas forcément testées dans leur univers. Ça les sort de leur milieu, de leurs fréquentations et du coup ça ouvre des perspectives ». Elle ajoute : « L’idée c’est qu’il y ait une perte de repères. Le fait de ne pas pouvoir s’exprimer dans sa langue maternelle, de ne pas comprendre tout ce qui se passe, de ne pas
avoir tous les codes, ça les force à se dire : ça ne dépend que de moi ». Sortir de sa zone de « confort », aller à l’étranger, c’est enfin rencontrer d’autres jeunes de nationalités différentes qui sont dans les mêmes problématiques d’exclusion sociale.
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Margaux parle plus précisément de l’expérience de Laura en Roumanie : « Le projet avait pour thématique les droits LGBT. Durant toute la semaine on a parlé de notre rapport personnel à la communauté LGBT. Ensuite on a agrandi l’échelle pour voir comment ça se passe dans notre région, dans notre pays et en Europe. Il y avait plusieurs pays représentés dans le groupe. Dans certains pays les droits LGBT étaient très avancés, comme l’Espagne ou la France (même si on a encore beaucoup de progrès à faire avant d’arriver au niveau de l’Espagne). À côté de ça on avait la Pologne, la Hongrie ou la Roumanie où le contexte était particulièrement chaud puisque c’était juste avant le référendum autour du mariage gay. Pour un jeune, qu’il soit concerné ou pas par la problématique, confronter toutes
“ Le fait de ne pas pouvoir s’exprimer dans sa langue maternelle, de ne pas comprendre tout ce qui se passe, de ne pas avoir tous les codes, ça les force à se dire : ça ne dépend que de moi. ”
ces réalités, cela apporte tout un tas de clefs pour sortir de cette expérience avec un autre regard ». DU LOBBYING Outre son engagement auprès des jeunes, le Réseau Express Jeunes effectue un gros travail de lobbying par le biais du Forum Européen de la Jeunesse, leur principal interlocuteur au niveau politique : « Notre plus grande fierté, dit Véronique, une recommandation qui a été votée au niveau du Conseil des ministres (le Conseil de l’UE) sur l’accès aux droits sociaux pour les jeunes dans les quartiers défavorisés ». L’Union fait décidément la force…
D’EUROPE ET DU MONDE ENTIER
Ils sont nés loin d’Alsace mais ils vivent à Strasbourg, dans cette ville parmi les plus cosmopolites d’Europe. Et ils aiment vivre ici…
NICY BARTHOUMEYROU Enfance écossaise. Rêve de France. Histoire strasbourgeoise.
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Comme souvent dans le parcours de ceux qui enrichissent la capitale alsacienne de leur diversité, les habitants du monde donnent à cette ville un caractère unique en France. Strasbourg est imprégnée de cosmopolitisme. Et l’Europe y joue un rôle essentiel. Pour les citoyens, pour les acteurs de la culture, les universitaires et le monde économique. Un carrefour des routes où Nicy Barthoumeyrou s’est arrêtée en 1992. Laissez-moi vous conter son histoire. En 1967 la province nigériane du Biafra fait sécession. Débute alors une guerre civile qui se prolongera jusqu’en 1970. Elle fera entre un et deux millions de morts et des dizaines de milliers d’exilés. La famille de Nicy partira pour l’Ecosse. C’est là qu’elle verra le jour à la fin des années 60. Elle y passera les 21 premières années de sa vie. Elle obtiendra une licence en biochimie à Edimbourg. Comme elle ne voulait pas travailler dans un laboratoire, elle décide avec 20 livres en poche de partir pour Londres. Après un an et demi de télémarketing, elle retourne en Ecosse pour suivre une formation en management. C’est par hasard qu’elle arrive en France. Au début des années 90 elle travaille pour une revue scientifique quand un chasseur de têtes la contacte pour un job de 6 mois dans la recherche clinique. À Strasbourg. On est en 1992. « J’ai confondu Strasbourg et Salzbourg », se souvient-elle en riant. Finalement elle y restera 3 ans, dans plusieurs entreprises, mais toujours dans le même domaine. Petit passage d’un an à Paris. Et c’est le retour en Alsace. Elle ne quittera plus Strasbourg, sauf pour ses déplacements professionnels. UNE FRANCE IDÉALISÉE Nicy Barthoumeyrou idéalisait la France depuis son adolescence. « Je croyais que tous les Français étaient beaux et gentils quand j’avais 12-13 ans. Je rêvais de la
Nicy Barthoumeyrou
culture française. Mais c’est lors de mon premier voyage dans ce pays que j’ai eu vraiment envie de France » ! Et cette France elle en tombera amoureuse à Strasbourg. Bien sûr pour son architecture, sa gastronomie, mais aussi curieusement pour son climat. « Il est plus sec qu’en Ecosse et l’été est plus long et plus chaud. Ici on ressent les saisons ». Elle avait aussi ce sentiment que le racisme anti-noir qu’elle avait vécu en Ecosse était moins présent dans la capitale alsacienne. « Je sentais moins la méfiance. Je pouvais marcher dans les rues sans qu’on me fasse des réflexions. Strasbourg m’a adoptée ». Ce qui n’excluait pas les clichés ! Sur le zouk ou la musique africaine. « Ça me gonflait, moi qui ne jurais que par la musique anglo-saxonne ! » Depuis 1996 Nicy travaille pour la même compagnie internationale qui assure le suivi des essais cliniques entre les laboratoires pharmaceutiques et le milieu hospitalier. « Une ville à taille humaine, ouverte, cosmopolite. Il y règne une effervescence fantastique, notamment grâce aux jeunes, aux étudiants ». Mais voilà, elle a la bougeotte. À la fin de 1997 elle envisage de partir. Aux Etats-Unis ? Au Canada ? Peut-être au Japon ? Elle voulait vivre une autre expérience. Mais il y a cette soirée d’Halloween où elle aperçoit Bertrand et décide de rester. Aujourd’hui ils ont trois garçons, parfaitement bilingues.
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JAVIER AGUILAR Euro-hispano-alsacien ! À 53 ans ce journaliste est un touche-à-tout. Après des études en sciences de l’information à Madrid il va travailler successivement pour la radio (Ondo-Radio à Madrid), la presse écrite économique (Expansión) et généraliste (La Razón) et l’agence de presse EFE. C’est pour ces deux derniers médias qu’il deviendra corres-
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pondant à Strasbourg.
La Razón l’envoie à Strasbourg en 1999 pour interviewer Nicole Fontaine qui venait juste d’être élue à la présidence du Parlement européen. Premier coup de cœur. Deuxième coup de cœur en 2000. Il rencontre sa future femme à Strasbourg. Elle est espagnole et travaille au Conseil de l’Europe. « Je suis doublement tombé amoureux ! » Une histoire d’amour qui n’a pas faibli depuis. « J’adore l’histoire de l’Europe. Et Strasbourg est au cœur de cette histoire ». Une histoire qui le conduira à s’intéresser à celle de l’Alsace, au parcours des Malgré-nous, et de la difficulté des Alsaciens à préserver leur langue. Il évoque même Germain Muller et son admiration sans bornes pour Tomi Ungerer ! Aujourd’hui Javier Aguilar travaille essentiellement pour EFE et s’intéresse, en dehors des sujets européens, à des événements strasbourgeois comme Star’t, l’inscription de la Neustadt au patrimoine mondial de l’UNESCO. « En 2000 j’ai voté aux élections locales à Madrid. À présent je vote à Strasbourg. Quoi de plus normal ! J’ai plus vécu ici que dans ma ville d’origine ». « MADRID EST DANS UN COIN DE L’EUROPE. STRASBOURG EST AU CENTRE » Il s’investit aussi dans l’Association des journalistes européens, au Club de la Presse dont il est administrateur. Sur le plan personnel il a tissé des liens d’amitié solides. Et puis, point essentiel, en 2003 il a épousé sa compatriote espagnole et leurs deux filles sont nées à Strasbourg. Autant dire que son attachement pour cette ville est profond. Javier l’affirme sans ambages ; aujourd’hui « je n’imagine pas vivre ailleurs qu’à Strasbourg. Et ma femme se plaît ici. L’Espagne c’est pour les vacances ! » Il ne renie bien sûr pas son pays. « J’adore l’Espagne, l’Europe, l’Amérique Latine », mais Strasbourg est un résumé de ses attentes. Son offre culturelle,
son caractère cosmopolite. « Toute l’Europe et au-delà se retrouvent ici ». Et de rappeler que « Strasbourg est la première ville diplomatique française ». Mais il n’y a pas que la diplomatie. Le cosmopolitisme « je le vis dans mes relations quotidiennes ». Il s’est tellement attaché à Strasbourg et à l’Alsace qu’il « joue l’ambassadeur de la région chaque fois qu’il reçoit des amis espagnols ».
“ Je ne me suis jamais senti étranger à Strasbourg. Et c’est mon cœur qui parle ” TU ES D’OÙ FINALEMENT JAVIER ? « JE SUIS EUROPÉEN » ! Son lieu de prédilection, la Place de la République. Entre un monument qui honore les morts des guerres sans spécifier de quel pays et l’ancien palais impérial investi par les services de la navigation sur le Rhin et les Affaires Culturelles, il y voit des symboles d’une ville ouverte. Autre signe, les bouquinistes de la place Kléber. « On y trouve des livres en espagnol et dans plusieurs langues européennes. » Et il continue de jouer le guide. « Gustav Mahler et Mozart ont joué à Strasbourg. Encore une preuve de l’ouverture vers l’autre », constate Javier Aguilar. Quand on lui demande ce qui pourrait lui faire quitter Strasbourg aujourd’hui, la réponse fuse : « rien ! J’ai mes amis et ma famille ici. Je vis dans un endroit qui est le résumé de tous les lieux où j’ai vécu et travaillé. Je préfère Strasbourg à la frime des Parisiens. J’aime le caractère des gens d’ici. J’aime une ville qui est proche de plusieurs capitales européennes et qui reste à taille humaine. J’aime son université à la renommée internationale fondée au 16e siècle (qu’il compare à celle de Salamanque créée trois siècles plus tôt) ». Pour lui le gigantisme n’est pas synonyme de qualité de vie. Et de conclure : « Je ne me suis jamais senti étranger à Strasbourg. Et c’est mon cœur qui parle. » Tout est dit !
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SAMUEL ANDREYEV
Photos :
Alban Hefti Gilles Chavanel
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Texte :
‘‘Ici, j’apprécie l’atmosphère cosmopolite permanente’’
À 37 ans, ce jeune compositeur canadien de musique contemporaine, originaire de Toronto, a délibérément choisi Strasbourg pour poursuivre une carrière internationale déjà bien étoffée. Il dit sa passion pour la musique et pour Strasbourg qu’il n’envisage pas une seconde de quitter… C’est Olivier Maurel, membre à part entière des Percussions de Strasbourg et fondateur de Hanatsu Miroir bien connu des lecteurs de Or Norme qui nous avait parlé de ce compositeur canadien implanté depuis quelques années dans notre ville. Il nous l’avait décrit comme suffisamment atypique pour que nous l’ayons noté dans un coin de notre mémoire… Atypique, Samuel Andreyev l’est vraiment. Avec ce mélange de coolitude et de pragmatisme qui caractérise souvent les jeunes nord-américains, il nous raconte que dès l’âge de six ou sept ans à Toronto, sa ville natale, il composait déjà : « Des petits trucs de gosse, des mélodies, des chansons… mais c’était déjà de la musique. Dans mon cas, être compositeur n’a jamais été un choix. C’est un truc qui arrive, comme un désir très fort qui devient instantanément une évidence. J’entendais des mélodies dans ma tête, tout le temps. Puis j’ai suivi des études de violoncelle, de violon, de hautbois et d’écriture aussi. J’ai étudié la composition avec James Blight, un homme excentrique, complètement hors système, pratiquement aveugle et qui connaissait particulièrement bien la musique d’avant-garde européenne. J’ai travaillé trois ans avec lui, parallèlement à
mes études plus classiques au Conservatoire de Toronto. Très tôt, j’ai formulé le projet de partir pour l’Europe et plus particulièrement pour Paris car j’avais grandi avec la langue française, dans le cadre scolaire. J’avais vingt-deux ans quand je suis arrivé à Paris… » Samuel Andreyev s’avoue fasciné par les musiques qu’il « n’arrive pas à comprendre, des musiques qui me résistent ». À Paris, il se souvient avoir accumulé les rencontres « intéressantes sur le plan artistique ». Très vite, il trouve peu à peu sa place dans le système français et européen qu’il
‘‘ À Paris, c’était trop de stress, trop la course. L’idée de vivre autrement m’est venue. Et j’ai choisi Strasbourg. ’’ « décode bien » : « les grands festivals comme Musica à Strasbourg, celui de Darmstadt ou Donaueschingen gardent volontiers des créneaux pour les compositeurs de musique contemporaine ». Petit à petit, il se fait un nom… Mais c’est sa vie privée qui va déclencher l’envie de changer d’environnement. Marié, Samuel se retrouve papa d’une petite fille. « À Paris, c’était trop de stress, trop la course. L’idée de vivre autrement m’est venue. Et j’ai choisi Strasbourg. Je connaissais déjà assez bien la ville car mes nombreuses collaborations avec Olivier m’y avaient souvent conduit
S P É C I A L I S T E D E L’ A S S U R A N C E P O U R L’ E N T R E P R I S E
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Alban Hefti
Texte :
Gilles Chavanel
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Olivier Maurel (HANATSU miroir) à gauche avec Samuel Andreyev
depuis ma première venue en 2008. J’ai trouvé cette ville tellement fabuleuse à vrai dire qu’à chaque fois que je rentrais à Paris, j’avais comme une nostalgie de Strasbourg qui s’installait. Je me sentais tout simplement heureux quand je passais du temps ici. Alors nous nous sommes installés définitivement à Strasbourg. Ici, j’apprécie cette atmosphère cosmopolite permanente et puis, je trouve formidable de vivre quasiment à cheval sur une frontière. Je vis à Neudorf, à deux kilomètres de l’Allemagne, j’y vais très régulièrement, y compris dans tous les petits villages autour de Kehl. J’ai fait le tour de l’Ortenau, souvent en vélo… Et le moindre des petits villages alsaciens est magnifique. On a tout ce dont on a besoin ici, ce n’est ni trop petit ni trop grand et nous sommes au cœur de l’Europe. Pour moi, ça compte cette situation géographique : que ce soit pour un
concert, une création, pour enseigner ou donner une conférence, je voyage beaucoup. Au moins deux ou trois fois dans le mois, je suis à l’étranger. Je n’ai vraiment aucune envie de vivre ailleurs. En ce moment, rien ne me manque, je n’ai aucune raison de quitter cette ville. D’autant que, d’un point de vue strictement professionnel, je sais très bien que jamais je n’aurais pu faire au Canada tout ce que la France m’a permis de faire, même si je conserve bien sûr un lien fort avec mon pays, et que j’ai beaucoup de projet à venir là-bas… » Samuel Andreyev se révèle au final un parfait ambassadeur de sa ville d’adoption. « Quand je suis à l’étranger, je me rends compte que Strasbourg est très connu dans mon milieu grâce à Musica et aux Percussions. Je suis fier de la ville où je vis » conclut-il avec un large sourire.
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EUROPE
CONSEIL DE L’EUROPE
Le truchement de Babel
Sally Bailey
La force de l’identité européenne, c’est avant tout son riche brassage culturel avec en premier lieu les langues, comme autant d’accès au monde. Rencontre avec Sally Bailey, cheffe des interprètes au Conseil de l’Europe où la compréhension de l’autre est, plus qu’un métier, un enjeu politique…
Photo :
Alban Hefti Aurélien Montinari
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OR PISTE
Texte :
Entrer au Conseil de l’Europe, c’est pénétrer dans l’enceinte où se réunissent 47 États membres œuvrant ensemble au renforcement des Droits de l’Homme, de la démocratie et de l’État de droit au moyen de conventions internationales. 1949, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le CE est créé sous l’impulsion de Winston Churchill qui en appelle à l’unification des familles d’Europe. Une construction pionnière qui devra désormais veiller au respect des valeurs fondamentales. Strasbourg est un choix symbolique, preuve de la réconciliation franco-allemande. Avec un budget alimenté par chaque Pays membres, au prorata de sa population et de son PIB, le CE emploie aujourd’hui 2000 agents. L’ÉTHIQUE EST AU CŒUR DU MÉTIER Tout sourire, Sally Bailey, cheffe des interprètes, nous y attend. Née en Angleterre, elle a un an quand ses parents britanniques déménagent en France, la rendant spontanément bilingue. Quand ses grands-parents viennent en visite, c’est très vite elle qui traduit : « J’adorais m’assurer qu’ils comprenaient bien tout, c’est quelque chose que j’ai toujours aimé faire, sans savoir alors que c’était un véritable métier ». Un métier qui se divise en deux catégories : « L’interprétation consécutive est utilisée lors de rencontres entre deux chefs d’État ; l’interprète se trouve aux côtés de l’orateur et restitue le discours à partir de sa mémoire et de ses notes. L’interprétation simultanée, elle, est apparue avec le Procès de Nuremberg, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de la nécessité de juger les criminels de guerre en quatre langues différentes : français, anglais, allemand et russe ». À Strasbourg, l’interprète est installé dans une cabine isolée phoniquement de la salle de conférence et il traduit en temps réel : « On parle dans l’autre langue tout
en continuant d’écouter et d’analyser, cela demande une capacité de concentration extrême ». Un exercice que le cerveau humain ne peut pratiquer correctement que 30 minutes, nécessitant un travail en équipe pour un fréquent relais entre interprètes. « Facilitateur de communication entre deux personnes qui ne parlent pas la même langue », l’interprète traduit les mots mais aussi et surtout la teneur du message. La notion d’éthique est donc au cœur du métier. Fidélité aux propos de l’orateur et neutralité sont des conditions sine qua non, « On doit absolument dire ce que la personne dit, même si on n’est absolument pas d’accord ». Un devoir de réserve qui s’accompagne parfois même d’un contrat signé avec une clause de confidentialité : « Il est essentiel pour les personnes qui travaillent avec nous de savoir que tout ce qu’on entend s’arrête là » insiste Sally. FACE AU POPULISME… En prise directe avec la politique européenne, Sally a vécu l’issue du vote du Brexit « comme une sorte de claque ». Une expression de la montée récente du populisme en Europe qui remet en cause, selon elle, le concept même de multilatéralisme. Intrinsèquement lié aux échanges entre les États membres, le métier d’interprète évolue au gré des ouvertures ou fermetures de l’Europe. « Plus il y a de multilatéralité, plus il y a besoin d’interprètes. Si on remet en cause le multilatéralisme, on va moins communiquer dans un contexte multilingue ». Le Conseil de l’Europe fêtera cette année ses 70 ans, l’occasion de rappeler justement que, face au populisme, cette institution a su faire adopter plus de 200 conventions depuis sa création. Des conventions dont il faut ensuite s’assurer de la bonne mise en œuvre, autant de missions où, là encore, le métier d’interprète est indispensable. Un métier qui vit au rythme des institutions, par amour de la langue et pour le respect de la démocratie.
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EUROPE
ARTE
Culture sans frontières Une centrale, célèbre pour l’homme-girafe de Stephan Balkenhol, nourrie par deux pôles d’édition et de fourniture de programmes : Arte France à Paris et Arte Deutschland à Baden-Baden.
Alban Hefti Aurélien Montinari
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OR PISTE
Texte :
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Loreline Merelle (à gauche) et Anja Maiwald, présentatrices de l’émission Europe et hop.
Figure de l’amitié franco-allemande, Arte, pensée en 1988 par François Mitterrand et Helmut Kohl, nourrit le paysage audiovisuel d’intelligence et d’esprit critique depuis bientôt trente ans. Prochain sujet majeur, les élections européennes dont les enjeux remettent en cause l’identité même de l’Europe et pour lesquelles Arte a créé un média éphémère : Europe 2019. Arte est une chaîne à part dans l’offre télé. Seule et unique raison de regarder la télévision pour certains, elle est taxée d’intello par d’autres. La chaîne publique cultive sa différence et ne déroge en rien à sa volonté de valoriser le patrimoine culturel et d’encourager la création. Cette chaîne pas comme les autres, apparue sur les écrans le 30 mai 1992, se donne alors pour mission de rapprocher les Européens. À Strasbourg, son siège, à deux pas des institutions européennes, est un symbole fort des relations franco-allemandes.
La chaîne fonctionne à 95 % grâce à un budget public perçu en France et en Allemagne. Elle ne diffuse pas de publicités mais engendre ses recettes propres, notamment grâce aux parrainages. Ses programmes, toujours disponibles dans les deux langues mères, se voient également parfois traduits en anglais, espagnol, polonais ou italien, si bien que 70 % des Européens peuvent regarder Arte dans leur langue maternelle. Au fil de ses 27 années d’existence, la chaîne a su devenir une référence aussi bien en matière de cinéma que de séries, documentaires ou concerts. Résolument moderne et innovante, la chaîne franco-allemande a très tôt investi l’univers numérique et offre désormais un accès à ses programmes sur ordinateurs, smartphones et tablettes en ligne ou en téléchargement. L’ENJEU DES ÉLECTIONS EUROPÉENNES Dévouée à l’Europe et dotée d’une ligne éditoriale proactive, la chaîne Arte concentre ses objectifs et ses valeurs dans sa nouvelle mouture : Europe 2019. Un média, spécialement conçu en prévision des élections européennes qui est en place depuis le 4 février et qui durera jusqu’au 5 juillet. Sous la direction du Rédacteur en chef adjoint Hugues Jardel, ce rendez-vous journalier, piloté par la Cheffe d’édition Hanna Peters, jette un regard neuf sur l’Europe. Politique, économique, social mais aussi et surtout humain, le journal se découpe en quatre pastilles. Europe et hop,
présentée par Anja Maiwald (pour la version allemande) et Loreline Merelle (pour la version française) fait le point sur l’essentiel de l’actualité européenne du jour. Allo l’Europe donne la parole à des correspondants, des spécialistes et des citoyens européens ; Info+ se concentre sur une thématique précise et des Séries viennent compléter le programme. Le format de ce journal Web se veut dynamique et réactif ; ultra connecté, il est en dialogue constant avec les réseaux sociaux, le but étant de croiser les supports pour toucher différents types d’audiences.
“ Cet immense avenir où
commencera pour le genre humain la vie universelle
et que l’on appellera la paix de l’Europe. ” VICTOR HUGO
Pour Hanna Peters, cette formule, pensée en amont des élections européennes, est à même de fournir des clés de compréhension pour tous : « D’ici les élections, nous aurons posé un contexte. La plupart des médias commencent à travailler deux-trois semaines avant ; nous, nous aurons travaillé six mois avant. Ce contexte nous aidera à aller plus en profondeur en faisant du décryptage, pas seulement en informant ». Ce travail d’analyse est d’autant plus nécessaire au moment où l’Europe traverse une crise identitaire. Mondialisation financière, Brexit, flux migratoires, tensions sécessionnistes et montée des nationalismes, c’est la cohésion du tissu européen qui est mise à mal et avec elle la raison d’être même de l’identité européenne.
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Aujourd’hui, plus que jamais, la mission de la chaîne Arte prend tout son sens : rapprocher les Européens.
EUROPE
POLITIQUE FICTION ? OU PAS… Soir de 26 mai. Choc pour l’Europe, chance pour Strasbourg ?
Photo :
Creative Commons Charles Nouar
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OR NORME N°32 Toujours
OR PISTE
Texte :
Soir de 26 mai. Les résultats des élections européennes tombent. « Le choc » et la fin d’une certaine idée de l’Europe. Paris, Bruxelles, Berlin, en boucle, au cœur des débats. Strasbourg ? Belle endormie médiatique. Pourtant, d’elle, bien plus que d’autres, pourrait émerger des solutions d’avenir pour contrer la montée des populismes… 26 mai au soir. Grosse gueule de bois. La chose avait été murmurée, crainte, attendue. Mathématiquement, nul parmi les habitués des couloirs parlementaires du bâtiment Louise Weiss, n’imaginait que l’on puisse s’en sortir autrement. Sur les chaînes tout info, les commentaires se succèdent : « la faute à », « y a qu’à », « la revanche des “peuples” », « la crise grecque », « la vague migratoire », « Juncker », « la surdité de Bruxelles », « la méchante Allemagne », « le drame », « la bêtise des électeurs », « écoutons les gens », « l’urgence de repenser l’Europe… » : tout y passe ou presque. Grand cirque médiatique entre « bien fait pour vous », « bande d’abrutis » et promesses de pénitence. Quant à Bruxelles, tel le plus ridicule dénominateur commun, tout le petit monde politique (et médiatique) ou presque s’accorde à lui attribuer le succès de ce fiasco. Bruxelles, la marionnette de Berlin. Bruxelles, la ville d’un petit bonhomme planqué au coin d’une rue et qui vous pisse dessus. Tout un symbole. #Facile. LA FAUTE À BRUXELLES Sans grande surprise, personne ne s’interroge sur le rôle des États et de nos gouvernements respectifs. Personne - pas un journaliste - ne questionne le moindre élu sur le ton : « Euh, mais du coup, qui a signé tel ou tel accord européen que vous dénoncez ? Ne serait-ce pas vous ? ». Personne, ne rappelle que, contrairement à ce que nos grands partis nationaux répètent en boucle,
ce sont (malheureusement) les Etats qui gèrent l’avenir européen et non Bruxelles dont le champ d’action dépend de leurs velléités électorales. La gestion de la crise migratoire et du refus d’une quelconque solidarité intra-européenne en est l’un des exemples récents les plus désastreux. « La faute à Bruxelles » : une rengaine qui, à force d’être depuis plus de vingt ans associée au courage de nos partis nationaux, a fini par prendre des allures de vérité dans l’opinion publique, dont on s’étonne qu’elle prenne désormais l’Europe pour cause de tous ses maux. Ce soir du 26 mai, on aurait pu attendre un peu d’humilité, d’honnêteté politique ou de compétence médiatique, c’est selon. Mais non. Passé quarante minutes de débats, les journalistes politiques coincés dans leur conception hexagonale des choses, passent au plat de résistance : celui de l’impact de cette élection sur la (re) composition de la scène politique nationale. Bonne nouvelle pour Bruxelles : plus personne, déjà, n’en parle. Le Manneken-Pis cinq fois centenaire peut poursuivre son œuvre en toute quiétude. Paix à son âme. Strasbourg, quant à elle, reste invisible, comme si personne n’avait vu passer dans les couloirs des JT ses plaquettes de communication vantant sa singularité démocratique... Nous avions pourtant bien fait les choses, ici : une belle affiche anti-Trump sur fond étoilé pour les Européennes afin d’inciter à voter et d’alerter sur les risques d’une Europe populiste... #Joke. MAJORITÉS ÉCLATÉES Bien sûr, tout n’est pas noir, sur le tableau européen : les partis nationalistes n’obtiennent pas la majorité absolue des sièges, mais quand même. Aucun des deux grands groupes parlementaires, que sont la droite PPE et les socialistes S & D, ne peut à lui seul dégager la moindre majorité, bloqués par une déperdition de voix aux profit d’un populisme renaissant. Au-delà du FN en France ou de la Lega en Italie, victoires écrasantes en Pologne et en Hongrie pour le PiS de Mateusz Jakub Morawiecki et le Fidez de Viktor Orban. Résultats historiques, aussi, en Allemagne pour l’AfD qui fait son entrée au Parlement. Bien sûr, rassure-t-on, ces courants sont eux-mêmes
divisés entre plusieurs groupes parlementaires. C’est vrai, mais ils occupent désormais ensemble plus de 20 % des sièges et ne se distinguent sur de nombreux aspects que très subtilement. #Réalité « Oubliée » du débat médiatique, Strasbourg, l’auto-proclamée capitale de la démocratie européenne, aurait paradoxalement tout à gagner de ce soir de 26 mai. Pour peu, bien sûr, qu’elle accepte d’en assumer la charge. Qu’elle se mette non pas en marche mais en mouvement et se hisse à la hauteur de sa communication. Les outils, les structures, les relais y sont présents, qu’ils soient associatifs, citoyens, grand public, institutionnels. Les Bibliothèques idéales, le Forum mondial de la Démocratie, le European Youth Event, les Rendezvous européens de Strasbourg, le Forum européen de la bioéthique, pour ne citer que ces événements, pourraient être l’un des socles d’une réflexion nouvelle. Dialoguer, débattre, pour déboucher sur des propositions politiques tangibles, susceptibles d’essaimer depuis ici. Là est la carte qu’aurait à jouer Strasbourg. STRASBOURG, « CAPITALE » Comment ? Simple. Mettez dans le même pot ces personnes, ces événements, avec des relais européens au plus haut niveau — présidents de groupes parlementaires, représentants de la Commission, du Conseil de l’Europe — même si celui-ci dépasse le simple cadre de l’Union - ministres d’État. Obtenez de ces derniers qu’ils participent à la réflexion et qu’ils portent les propositions issues d’une ville pas tout à fait comme les autres. Essaimer encore, au-delà de ces premiers cercles en imaginant que la presse locale, puis nationale, européenne, relaie, creuse ces premiers jets. Qu’Internet s’en fasse aussi l’écho, en préférant soutenir l’intelli-
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‘‘ [...] l’utopie pourrait laisser place aux possibles.’’ gence collective à la vindicte virtuelle gratuite. Que des hackathons, aussi, servent à initier, voire à construire les outils démocratiques de demain, et que les institutions européennes et nationales s’en emparent. Signe encourageant, les écoles d’administration basées à Strasbourg se sont déjà engagées dans cette voie en février dernier. Une autre manifestation du genre devrait être initiée courant 2020 sous l’égide du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg, déjà porteur des Rendez-vous européens. Reliez tout cela ensemble, bien au-delà d’éventuels intérêts partisans, et l’utopie pourrait laisser place aux possibles. Qui, quelques années en arrière aurait imaginé qu’en Islande, une constitution, bien que bloquée par les parlementaires du pays, puisse être rédigée en « open space », par de simples citoyens ? Inabouti, certes, le processus pourrait faire école quant à la méthode. Et rien n’interdirait à Strasbourg de s’en inspirer. Cela aurait fière allure et une double vertu : celle de se donner le droit de rêver une vision citoyenne de l’Europe et de se donner la chance de lui donner corps, en n’opposant pas élus et citoyens mais en les rassemblant. Celle, aussi, de permettre à Strasbourg de ne plus être simple « capitale de » mais plus sûrement et légitimement « capitale » dans l’innovation démocratique.
Photo :
Sp3ak3r Charles Nouar
Texte : OR PISTE
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SP3AK3R
L’autre “ voie ” média Petit OVNI média local, Sp3ak3r bouscule les codes. Couvre, forme, raconte, fédère, rassemble. Au-delà de ce mur invisible entre centre et périphérie. Loin d’une image de quartier bien trop longtemps véhiculée et si éloignée de la richesse des gens qui en font la fierté. Favoriser l’autonomie des habitants dans leur production de contenus ; offrir de la visibilité via une plate-forme multimédia aux contenus produits par les talents des quartiers ; apporter un soutien matériel, partager des compétences et des savoir-faire, mettre en relation ; capter la mémoire des quartiers populaires, former à la numérisation, valoriser les archives. Plus simplement : « permettre aux habitants des quartiers populaires d’être des sujets parlants plutôt que
des sujets parlés ». Sp3ak3r, avec des « 3 » à la place des « e », est tout cela à la fois. Une bulle d’air, parce qu’au delà de sa vocation « média de quartiers » inspirée de l’expérience du Bondy Blog, et parrainé par plusieurs journalistes professionnels, il est aussi une façon de s’ouvrir à l’autre, de bâtir des ponts entre hyper-centre et cités. Entre ZEP, parfois, et écoles dites d’excellence. Des mondes « si loin si proche », pour paraphraser un film de Wenders.
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PORTRAIT DE FAMILLE
Photo :
Sp3ak3r Charles Nouar
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OR PISTE
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Soft drink, thé ou café à la main, Khaoula, Youness, Yazid savourent l’aventure autour de Nora Tafiroult, cofondatrice du projet. L’histoire ? Partie en 2016, d’une simple projection. Celle du documentaire Bondy Blog, portrait de famille, à l’Espace Culturel Django Reinhardt. Public conquis, gamins qui, autour de Nora et de Gwénaël Bertholet de l’agence audiovisuelle Kapta, se disent : « Chiche, on s’en inspire ? ». L’envie d’adapter le format à la vie locale. De donner la parole aux habitants, de couvrir leur quotidien, leur réalité, jusqu’aux matchs de Futsal désormais couverts par les équipes Sp3ak3r. Ce soir là, Khaoula, Youness, Yazid étaient déjà là. Trois ans après, dans leurs yeux, bien plus que du plaisir : de la fierté. Tous trois, humbles et émus aussi d’avoir participé à la mise en œuvre de cette aventure. Parce que Sp3ak3r n’est pas que des articles, des vidéos ou des live. Non, récits, reportages, masterclasses, formation audiovisuelle, joutes oratoires, Sp3ak3r est aujourd’hui tout cela à la fois et multiplie les alliances, jusqu’au Club de la presse Strasbourg Europe qui encourage ce lien entre bulles sociétales jusqu’il n’y a pas si longtemps encore fermées les unes aux autres, et qui, désormais, commencent à se rencontrer et à partager.
par la vie associative, voire l’engagement politique. Et qui en entraînent d’autres, plus jeunes, derrière eux. De ceux sur lesquels peu de gens de « la haute » se seraient retournés par le passé, préférant les cantonner dans une image de gosses de cités. Tellement loin de ce qu’ils apportent et seront encore amenés à essaimer.
‘‘ Apprendre à parler en public, prendre confiance en soi, apprendre, transmettre, s’amuser.’’
BIEN PLUS QU’UN SIMPLE MÉDIA Première d’entre elles : Sciences Po Strasbourg et son École des jeunes orateurs (ODJ). Un an et demi en arrière, Youness montait sur scène du Django pour défendre dans ce cadre une thèse amoureuse. Grand moment de rire et d’intelligence humaine et intellectuelle, sous les yeux ravis d’un public socialement mixte. À Voix Haute était un doc. Sp3ak3r est une réalité ancrée au cœur de l’agglomération strasbourgeoise. Le même soir, Yazid, lui, débattait de la législation sur les armes à feu avec tout autant de brio. Khaoula, elle, co-animait la soirée avec Maxime alors étudiant de Sciences Po et membre de l’ODJ. « Apprendre à parler en public », « prendre confiance en soi », « apprendre », « transmettre », « s’amuser » : autant de mots qui reviennent inlassablement dans la bouche de ces jeunes adultes, pour certains préalablement passés
Bien plus qu’un simple média, Sp3ak3r s’affirme au gré des années comme une chance, voire une nécessité. Pas simplement par ses composantes « pédagogiques » ou « journalistiques » mais sans doute bien plus encore, par cette capacité, qui lui échappe pour partie, à effacer progressivement des murs invisibles entre deux pans de ville, construits à force d’amas de clichés et de préjugés. Et de rappeler indirectement à quelques nostalgiques d’une histoire fantasmée, qu’ils sont bien français, strasbourgeois et acteurs de leur Cité et de leur citoyenneté. Écouter Khaoula, Youness, Yazid, apprendre d’eux, observer, partager leur envie, leur enthousiasme, sur scène, sur le terrain ou dans leur nouveau local de la Meinau fait un bien fou, suscite de l’espoir, aussi, dans un monde de plus en plus autocentré.
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ARCHITECTURE Rigueur et poésie, l’agence Richter décroche l’Équerre d’argent
Photos :
Alban Hefti - Luc Boegly Véronique Leblanc
Le 26 novembre dernier, l’Équerre d’argent 2018 a été attribuée à l’agence strasbourgeoise Richter architectes et associés pour le Centre de soins psychiatriques de Metz/Queuleu. L’info avait de quoi réjouir en soi. Décerné par Le Moniteur et l’AMC, ce prix est en effet le plus prestigieux en France, on le compare souvent pour l’architecture à ce que représente le Goncourt en littérature. Que Strasbourg soit honorée est toujours une belle nouvelle, mais cette fois, la satisfaction allait au-delà. Nous est revenu à l’esprit le souvenir de longues et anciennes conversations avec Pascale Richter, fondatrice avec son frère Jan, d’une agence qu’Anne-Laure Better a rejointe en 2007.
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« L’Équerre d’argent 2018 » a été attribuée à une agence strasbourgeoise. Une première en Alsace et même dans le Grand Est. Rencontre avec le trio de l’agence « Richter architectes et associés », heureux de présenter le bâtiment primé. Un centre de soins psychiatriques, une première aussi dans l’histoire de ce prix. UNE « PEAU » DE BÉTON POUR PRÉSERVER « LE DOUX » À l’époque, Pascale parlait avec un sérieux qui ne se prenait pas au sérieux des films de Bergman qu’elle adore et de son métier qu’elle questionne sans relâche, le nourrissant de tout ce qui fait la vie. C’étaient de longues conversations sur les « limites », celles qui entravent et celles qui protègent, les intolérables et les indispensables… À la vue des images du bâtiment distingué par l’Équerre d’argent, ce sont ces conversations qui nous sont revenues à l’esprit. Une coque de béton ponctuée de traces, des tons changeants, une « peau » diront Pascale, Jan et Anne-Laure lors de la visite de presse organisée en février. Une « enveloppe » pour préserver le « doux » à l’intérieur et lui éviter le contact frontal avec le monde du dehors. Une limite salvatrice.
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Une photo les a accompagnés au long de leur travail, celle d’un bébé africain porté dans un filet-cocon et dont émerge la petite tête ensommeillée. « Fort de ses appuis, il est prêt à s’ouvrir au monde ».
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REGARDER LE PAYSAGE AVEC BIENVEILLANCE
C’est ce que Pascale, Jan et Anne-Laure ont voulu faire émerger à Metz/Queuleu : un cadre extrêmement rassurant où l’on est abrité dès l’approche, une « forme simple » dont la
De gauche à droite : Pascale Richter, Anne-Laure Better et Yann Richter
“couloirs” par trop anxiogène ». Les sols « rose poudré » apaisent et « donnent bonne mine ». Les baies ouvrent vers les jardins intérieurs qui varient au fil des saisons. L’enveloppe de béton chante elle aussi différemment selon les couleurs du temps. Les gammes sont infinies, elles étaient vertes en février.
“ La poésie d’une réalisation parfaitement dessinée. ”
« géologie » rappelle le sol argileux de cette ZAC « qui n’est pas forcément un lieu d’architecture ». « C’est une de nos postures, constate Pascale, notre Agence travaille souvent dans un environnement ingrat, mais nous avons appris à regarder le paysage avec bienveillance et à repérer ce qui peut être mis en valeur ».
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Ici, ce sont ces arbres qui bordent la route nationale et surtout ce petit bois désormais « sanctuarisé » à l’intérieur même du bâtiment. Il y crée « un paysage », « une dynamique ». Une unité en un lieu qui pourtant, se définit en deux espaces distincts, celui des enfants et celui des adultes. Les deux n’interfèrent pas car « il ne faut pas que les enfants se projettent dans un avenir qui serait prédéterminé ». CORPS-À-CORPS AVEC LE BÉTON Lieu de santé mentale, le bâtiment a dû prendre en compte un protocole thérapeutique rigoureux, mais il l’a fait en évitant l’aspect « hôpital » pour privilégier une « dimension de grande maison ». La disposition en étoile des patios permet de se situer en « évitant la typologie
Pour donner vie à cet épiderme de béton, les architectes ont fait appel à Grégoire Hespel, peintre de paysage rencontré au festival de Sainte-Marie-aux Mines grâce à Rodolphe Burger. « Ses œuvres ont une incroyable minéralité, racontent Pascale et Jan, et c’est très naturellement que nous avons pensé lui demander d’intervenir, non pas avec un objet d’art accroché à l’intérieur, mais directement sur la façade, dans un “corps-à-corps” avec le béton ». Manière pour eux de donner à l’enveloppe de béton un « renfort symbolique », « comme si elle était là depuis longtemps et pour longtemps ». EN AUCUN CAS UNE FORTERESSE À écouter Pascale, Jan et Anne-Laure, on mesure leur implication et aussi leur respect pour le Centre hospitalier spécialisé de Jury, maître d’ouvrage du projet. « L’Équerre d’argent est décernée à un bâtiment » rappellent-ils en insistant sur l’importance de l’écoute réciproque. Le diapason a été trouvé dans l’élaboration de ce bâtiment qui a convaincu le jury du Prix. Celui-ci dit avoir été sensible à « l’importance singulière » accordée par les concepteurs à un Centre qui « s’adresse à un public fragile et au ressenti souvent exacerbé ». Il souligne « la poésie d’une réalisation parfaitement dessinée » dont l’enveloppe « protège les patients des regards extérieurs » sans faire du lieu « une forteresse ». Rigueur et poésie. Deux mots qui définissent bien l’agence Richter architectes et associés. www.richterarchitectes.com
YOGA Minis yogis !
Photo :
Nicolas Rosès Barbara Romero
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Discipline créée il y a 40 ans par une professeure d’anglais à Paris, le yoga pour enfants n’est agréé par le ministère de l’Education que depuis… 2013. Longtemps suspecté d’être une secte, le yoga trouve désormais sa place dans les écoles ou centres de loisirs. Découverte d’une pratique aux vertus tant amusantes que zénifiantes pour nos kids ! Tour à tour lapin, chat, montagne, avion ou hélicoptère, les duos parents-enfants évoluent joyeusement ou calmement dans une salle du Fossé-des-Treize en ce samedi hivernal. Pendant que les gilets jaunes s’agitent à l’extérieur, Emmanuelle Cammisar, professeure de yoga spécialisée dans l’enfance, les guide de sa voix douce dans le conte imaginaire qu’elle a initié autour de la chandeleur. Ici, point de spiritualité, de poses improbables, mais un échange ludique. « L’enfant a besoin d’un support imaginaire, sinon c’est trop abstrait » explique-t-elle. « On essaie de les sortir de nos “ dépêche-toi ” perpétuels et des écrans. Les enfants sont très sollicités, le yoga est un moment de rêverie où l’on associe plusieurs disciplines, la danse, le conte, le mime… » L’objectif du yoga pour enfant ? Leur permettre de se détendre, de se recentrer, d’améliorer leur concentration. D’être joyeux, tout simplement ! « Le yoga famille, c’est aussi un moment de complicité partagée, les petits voient leur parent comme un joueur et non plus comme celui qui s’occupe de la logistique sourit Céline de Yogalilop. En prime, le yoga permet de prendre conscience de son corps, les effets à long terme sont assez surprenants. » BIENTÔT DANS LES ÉCOLES STRASBOURGEOISES ? La pratique vient de fêter ses quarante ans, mais on en parle vraiment que depuis un ou deux ans. Imaginée par la professeure d’anglais Micheline Flak pour détendre ses élèves et les aider à se concentrer, la « Recherche sur le yoga en éducation (RYE) » s’est montée en association en 1978. Mais elle ne sera reconnue par le ministère de l’Education qu’en 2013. « Très longtemps,
le yoga a été considéré comme une secte, donc pour l’enseigner en classe, il faut l’agrément RYE, garantissant que l’on enseigne un yoga laïc », précise Emmanuelle. Intervenante en périscolaire dans des établissements privés strasbourgeois, elle est bluffée par les résultats. « Les enfants se posent, c’est assez magique. C’est un vrai projet, on crée notre petite bulle, puis on se lâche ! Le but étant de leur permettre d’évacuer les tensions accumulées. »
‘‘Les enfants se posent, c’est assez magique. C’est un vrai projet, on crée notre petite bulle, puis on se lâche !’’ À raison d’une séance mensuelle, le yoga se développe depuis l’an dernier dans la plupart des centres de yoga, dans les espaces de loisirs, à l’école aussi. La Ville de Strasbourg a notamment tenté une expérience avec des pré-ados difficiles à l’école de la Montagne-Verte. « Le cadre n’était pas le bon, car ils se sont sentis stigmatisés, reconnaît Régis Giunta, chef du service périscolaire à la Ville. En revanche, la directrice les voit refaire leurs exercices dans la cour en tout discrétion bien sûr… Nous souhaiterions généraliser la pratique dans les écoles de Strasbourg, mais dans une approche plus globale. » Comme le font depuis des années nos voisins allemands par exemple… www.macabanezen.strikingly.com www.yogalipop.com
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MISE EN ABYME L’énigme Simon Schneider « Notre homme s’appelle Simon Schneider : Vannier ou gentleman ? » « Notre richesse c’est vivre ensemble, vous nous avez mis dans des cages à poule parce que notre liberté, elle fait peur à des gens comme vous… » « Notre homme s’appelle Simon Schneider : Un pays sans Tsiganes c’est pas un pays libre. »
Eleina Angelowski
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PRÉAMBULE Voici le troisième texte de la série Fiction du réel : « Mise en abyme » est basé sur l’histoire du scénario que Philippe Rosenzweig a écrit, inspiré par la légende Simon Schneider : Robin des bois d’Alsace. Avant la sortie du film, qui sera réalisé par Nils De Coster, scénariste, producteur et réalisateur, ce récit revient sur la gestation du projet et la motivation de son auteur. Comme toujours, l’histoire des personnages est racontée telle qu’elle a été ressentie et interprétée par la journaliste-écrivain… A l’époque de la starisation qui vide la vraie relation entre public et artistes, nous proposons cette série de textes sur des créateurs d’ici qui vivent dans leur « ailleurs », hors norme… Eleina Angelowski
« Il a l’air de tout savoir sur la race des Gitans ! C’est vous les traîtres, qui promettez tout et ne faites rien ; c’est vous les voleurs ! Qu’est-ce que ça vaut les vélos que je piquais quand j’étais gamin, ou les bagnoles que j’emprunte, ou même le fric qui dort planqué dans des coffres, par rapport au massacre que vous faites à la nature, aux rivières où on ne peut plus se baigner, aux cultures que vous abandonnez et qui nous faisaient vivre aussi : plus de houblon, plus de tabac à récolter dans nos paniers... Plus que de la merde de maïs à récolter par tonnes ! Même plus d’usines ou d’ateliers pour faire vivre vos pauvres à vous ! Vous vivez comme les dinosaures, et vous allez en crever... » « Maintenant on t’appelle Robin des Bois. Douze ans au trou pour quelques bagnoles volées, Sim, c’est cher payé. Les gros qui font de notre pays une poubelle, Ceux-là ne payent rien… À paar auto gstohla un zwelf johr em loch, Simes s’esch tîr bezhàhlt. » Dialogues… monologues… puis, silence… Avez-vous déjà rêvé le silence ? Épais et nourricier, qui abrite des caresses sans nom, des nuances, changements de rythme, du gros rire en cascade au sourire de l’esprit s’évaporant dans les brumes de son Ried natal. Silence aérien où s’impriment les ailes du rêve, silence innocent qui parle amour dans une langue singulière, non pervertie, sauvage, entière... Depuis un moment, Philippe rêve des séquences de son film sur Simon Schneider, il entend certains mots en Alsacien, la langue de ses ancêtres… ***
Mise en abyme, le mot l’a réveillé. Il s’est endormi avec les concertos Italiens de Bach sur France Culture cette nuit. Maintenant, une voix, installée dans un sérieux très feutré, parle de télescopage, de fractales… d’un film dans le film. Quelle coïncidence… Les quatre derniers jours, Philippe les a passés à Strasbourg, à faire des repérages pour le tournage et rencontrer un producteur pour son scénario sur Simon Schneider. Scénario qu’il réécrit depuis une dizaine d’années. Hier soir il est rentré à Paris avec le dernier TGV. Sur le chemin vers le 11ème, le chauffeur lui parlait du samedi passé, d’une femme gilet jaune qui s’est fait tabasser par les CRS… Elle est à l’hôpital. Ils ont gazé un père et son fils en vélo qui rentraient chez eux, ils ne faisaient que pédaler tranquillement. Un couple de 60 ans allait chez le médecin, gazé aussi… Ah oui, il se rappelle aussi ce dernier éclat de rêve accroché au mot « mise en abyme » qui l’a réveillé tout à l’heure, des chats verts, comme celui du tableau de Nelly Stultz, avec des gilets jaunes ailés, survolant les pointes de l’Église SaintPaul, se dirigeaient ensuite vers la Neustadt galerie, tels des Anges de l’Apocalypse, leurs trompettes accompagnées de tambours gitans… un tableau de Chagall ! À quoi ça rime tout ça ? Énigme… Depuis qu’il s’était mis à réapprendre l’alsacien, il y a une dizaine d’années, Philippe aimait passer du temps à se balader dans la région, à faire les antiquaires et les bouquinistes à Strasbourg à la recherche d’un goût, une odeur, une lumière, l’accent d’une enfance où tout était source… Il s’arrêtait parfois pendant des heures à la Neustadt galerie des frères Kiwior, jeunes hommes dont le commerce mise sur les valeurs esthétiques de l’art moderne en Alsace. À part les tableaux on y trouvait aussi divers objets, livres et documents. Les frères s’étaient en effet créé une sorte de refuge temporel, surtout à la galerie-appartement, à l’angle de l’avenue de la Liberté, qu’ils avaient entièrement restaurée dans un style néogothique, avec des meubles et des techniques d’époque. Les stores fermés, ils ont séparé leur « musée-magasin » de l’air du temps. Que cherchait Philippe dans ces peintures néo-classiques, romantiques, symbolistes, art nouveau, surréalistes, signées par des artistes alsaciens de la fin du XVIIIème aux années 70 du XXème, dans ces personnages dissimulés dans la matière des huiles de Nelly Stultz ou ces paysages à la lumineuse familiarité de Luc Hueber ? Mise en abyme, une résolution secrète de l’Enigme par la géométrie dans les tableaux de Fiebig, nostalgie de racines qui puisent dans un ailleurs intime et infini à la fois, une musique singulière… Non, ça ne colle pas trop avec les clichés que l’on se fait des idéaux de la gauche radicale, ni même ceux des situationnistes que Philippe avait suivis depuis jeune étudiant à Paris. On associe automatiquement le désir d’en finir avec la société
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‘‘Pourquoi m’a-t-il fait rêver moi aussi Simon, quarante ans plus tard que les autres ? Énigme.’’ du spectacle et de la marchandise à une vie hors la loi. Or, Philippe s’était installé comme dentiste au cœur de la capitale. C’était mieux que d’appartenir aux classes populaires, asservies et aliénées par des boulots abrutissants. Lui au moins, pouvait se racheter du temps pour rêver, créer… Son ami Raoul le comparait à un homme de la Renaissance égaré dans une autre époque : libéral de profession, pour pouvoir à ses heures, versifier, chanter, tirer l’épée… Un peu comme Le Courtisan de Balthazar Castiglione.
Simon Schneider, Philippe le retrouva pour la première fois dans le petit livre Assimil qu’il acheta au moment où il fut happé par le désir de se rappeler de la voix de son grand-père, les notes de l’Alsacien. C’est ainsi qu’il tomba sur une page où l’on parlait du folklore Jeennisch, des Alsaciens tsiganes. Simon était un des leurs : « Ceux des Jeenisch qui se donnent à la délinquance le font moins par tradition que sous le poids de la misère, en réponse au rejet de la société et à la brutalité de la police. Ce fut le cas d’un des plus grands d’entre eux, Simon Schneider, fils d’une tsigane et d’un
Faire faire triompher une fois de plus « la vérité » historique, à quoi ça sert ? Ça ne dit rien, rien qu’un discours de plus au nom de la Vérité… Raconter une histoire, c’est se raconter, répondre toujours et encore à la question du pourquoi, ce pourquoi de nous ici et maintenant, créer sa propre histoire pour donner du sens à ce qui n’en a pas : mise en abyme de l’Énigme… On a besoin de rejouer le drame pour réapprendre à aimer, nous pardonner de condamner le traître, celui qui est en nous, mais qui s’incarne dans un Judas à qui on fait porter la Croix… Ce désir inextinguible de Catharsis…
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Au-delà de l’étiquette Robin des bois d’Alsace, il y a autre chose, l’étincelle d’une légende… Pourquoi m’a-t-il fait rêver moi aussi Simon, quarante ans plus tard que les autres… ? Énigme.
C’est en réponse à ces questions que Philippe avait entamé l’écriture de son scénario, sans chercher de morale, de formules toutes faites. Par désir poétique. Mais la poésie de son « retour » linguistique en Alsace et son enquête l’ont fait revenir sur des destins marqués par les choix de la société depuis trente ans : la disparition de la culture de l’oralité des Gitans nomades du Polygone, assignés aujourd’hui à habiter le nouveau quartier pavillonnaire de la Cité des Musiciens, la nostalgie alcoolisée de ceux qui ont vécu un bref moment d’embrasement dans leur jeunesse à la fin des années 60, les souvenirs de fin de lutte d’un prolétaire de la chaîne des usines Peugeot, convertis à l’industrie touristique, les désillusions, puis le conformisme des artistes soixante-huitards dont le flower-power a fondu dans le goudron du globalisme réaliste, les dossiers du Juge Renaud qui a été assassiné à Lyon alors qu’il était sur la piste du SAC dans l’affaire Schneider...
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Pourquoi ce voleur de poule, âgé d’à peine vingt ans, est-il devenu l’icône révolutionnaire des marginaux de l’époque… Puis, il fut le seul à s’être fait prendre après le casse du siècle : 1 milliard huit à la poste de Strasbourg en 1971 ? Quels furent les véritables enjeux de cette histoire ?
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Philippe n’essayait même plus d’expliquer que tous ces étiquettes « sociologiques », de droite et de gauche, n’étaient qu’un moyen de plus à castrer, mettre des vies en cases, aseptiser toute singularité… « La haine de la dialectique les a menés jusqu’à cette fausse à purin », disait Guy Debord, son Maître es Énigme, dans son dernier film In girum imus nocte et consumimur igni…
prolétaire alsacien, qui, de vols mineurs en casse, de cavale en cavale, est devenu Le Robin des bois de l’Alsace. » C’est la bande à Siffer, le gratin intellectuel local soixante-huitard, qui le baptisa Le Robin des bois d’Alsace. Ainsi, paré de toutes les vertus révolutionnaires par ces bons apôtres, Simon le voyou, a gravi tous les échelons de la pègre et de la subversion, jusqu’à l’apothéose de martyr de la cause. Il finit par se suicider laissant derrière lui une lettre à son ami, le chansonnier Roger Siffer qui lui avait dédicacé cette chanson, devenue très populaire en son temps : À paar auto gstohla un zwelf johr em loch, Simes s’esch tîr bezhàhlt. (Quelques autos volées et douze ans au trou. Pt’it Simon, c’est cher payé).
*** Philippe reprend en main le manuscrit qu’il avait sorti hier soir de ses bagages. Sur la couverture sous le titre « Simon Schneider. Robin des bois alsacien », une femme au sourire secret : « La femme aux ballons », huile de Nelly Stultz…
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contrat de travail précaire en bail de sous-colocation, découvre le quartier gitan du Polygone, en pleine mutation, du fait d’un programme de sédentarisation ! Le comble, il se retrouve mêlé contre son gré à une obscure histoire de pots de vins à laquelle il est censé participer en ayant le rôle du porteur de « cigogne ». Après de nombreuses péripéties où l’histoire de Simon Schneider refait surface, Idriss rencontre toute une galerie de personnages, pour enfin parvenir, grâce à Romy la belle Gitane, à tirer son épingle du jeu et à déjouer les menaces dont il est le jouet, en mettant à jour l’identité de celui qui a trahi Simon Schneider, et son réseau de corruption.
Le traitre dans le scénario de Philippe s’appelle Daniel, Dany le Rouge, gauchiste, ethnologue spécialiste des Gens du voyage, il avait introduit Simon dans le nid des soixante-huitards. C’était le maître à penser, l’Universitaire du groupe d’intellectuels situationnistes, devenu ensuite opportuniste sans conviction, profitant de la situation et du contexte politique de l’ère post-gaulliste, pour retourner sa veste et passer d’universitaire à chef de la Police municipale. Ah, Simes, s’esch tîr bezhàhlt ! Le pire c’est que la femme de Dany était tombée amoureuse du Tsigane, l’homme libre qui n’a rien, ne garde rien, vit au jour le jour, elle qui voulait la révolution, l’abolition de l‘argent, de la possession, du mariage, de la famille, de l’Etat... Simon est ainsi devenu victime d’un mari jaloux, plus que ça, de la profonde frustration d’un fils bourgeois qui ne pouvait suivre qu’en théorie l’exemple d’un voyou qui brûle sa came dans la « vie réelle », comme dirait Debord. Quel télescopage entre société et vie de couple ! Dans le scénario d’aujourd’hui on a besoin d’un autre héros, d’un nouveau couple, pour rejouer le drame, ressusciter la légende, montrer qu’un chemin existe… tant que l’amour existe. Quand on est au fond de la fosse à purin, préférer être naïf que cynique, est un choix qui ose, sans filet de sécurité… Dans le film de Philippe, le héros d’aujourd’hui s’appelle donc Idriss Lafontaine (le rôle allait être proposé à Abd al Malik). Ex-professeur d’histoire à Bamako, qui a fui des persécutions de réseaux islamistes. Il œuvre à Paris comme pigiste pour la presse et l’édition, vendant des « salades » qui ne sont pas toujours à son goût. En mission à Strasbourg pour un reportage, Idriss, le nomade, mercenaire du
Dans le pitch du scénario, Philippe justifie ce choix : « Idriss et Dany le traître ont en commun d’être des intellectuels à l’indépendance très relative. Ils convolent l’un et l’autre en ces noces suspectes avec le pouvoir qu’on appelle les médias. Ils se trouvent chacun, à quarante ans d’intervalle à la croisée des mêmes chemins. Mais là où Daniel va choisir de renoncer à ses idéaux et de se salir les mains dans le cambouis de la politique, Idriss Lafontaine restera fidèle à la définition de ces observateurs engagés qu’on appelle intellectuels : vérité, justice, défense des plus humbles et des opprimés : Robin des bois ! Ainsi, l’histoire ancienne de Simon Schneider rejoint celle du héros d’aujourd’hui… En compagnie de Romy, il voit se dessiner un nouvel horizon devant lui. Une vie que certains ont aimé appeler la « bohème» autrefois, faite de poésie, de liberté, d’amour, de nature… » Suis-je allé un peu trop loin dans cette idée-là… Son portable sonne au milieu de la pensée qui se termine par quelque chose comme « et ils vécurent heureux ». *** Quelle surprise ! C’est son Raoul, l’ami auquel il pense souvent dans les moments de doute. Comment ne pas croire à la télépathie, d’autant plus qu’en réalité Raoul est l’auteur de l’Assimil et de l’article sur Simon : l’ADN du scénario. Il y a dix ans, ils avaient commencé ensemble à imaginer le film. Ils sont devenus des amis, à plus de 2 000 km l’un de l’autre, parce que Raoul était parti vivre en Transylvanie. Leur point commun : l’amour pour la poésie dans la vie et la vie dans poésie ! L’histoire du Robin des bois d’Alsace, Raoul l’avait entendu par son grand-père, linotypiste aux DNA, proche des militants de gauche, comme ses parents ensuite… « Non, je ne t’appelle pas de Roumanie, Philippe, je suis à Paris. On ne me laisse plus entrer en
Transylvanie parce que je suis accusé de sympathiser à la cause de la minorité hongroise. Va leur dire qu’ils se trompent les gens de la Securitate ! » Raoul Weiss était un personnage inclassable, à la recherche… Même si on lui a déjà collé des étiquettes, de gauche ou de droite. De modestes parents alsaciens, lui aussi. Écrivain, traducteur parlant sept langues, il avait quitté il y a quinze ans la carrière universitaire de linguiste en France pour s’installer à Mera, près de Cluj, en Transylvanie. Il avait choisi sa « nouvelle patrie » parce qu’elle lui rappelait l’Alsace d’autrefois. « L’Occident est aujourd’hui le représentant d’un processus d’au moins trente à quarante ans de société déshumanisante… Psychologiquement, sans lien émotionnel réel avec aucune communauté familiale, nationale, régionale ou linguistique, l’homme est réduit à une fonction de production et de consommation… » C’est ce que Raoul disait dans une interview d’il y a quelques années où il expliquait sa décision de vivre en Roumanie. Aujourd’hui, il avait perdu toute illusion… «Tu sais que tu as toujours un pied à terre ici, Raoul. On te garde un gilet jaune à ta taille ! » Dans la soirée, les deux hommes finissent la bouteille de pinot noir que Philippe a apportée d’Alsace. Philippe la repose vide sur la petite commode où se tenaient la bible en alsacien à côté d’une série de numéros de la revue de l’Internationale situationniste, des indices de sa propre Énigme qu’il avait recueillis... Les amis restent longtemps, l’un à côté de l’autre, à boire, en silence. Le radio réveil s’est enclenché tout seul : un engin Bluetooth, dans un boîtier de poste radio des années trente, toujours branché sur France Culture : Comprendre l’hétérogénéité du mouvement des gilets jaunes est mission impossible si l’on n’admet pas, la déconstruction méthodique, depuis une bonne trentaine d’années, de toutes les formes anciennement admises de sociabilité populaire… Philippe appuie sur la télécommande pour l’arrêter. « Tu vois Raoul, les gilets jaunes luttent, contre le vide
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armé, privilégié, légitimé, cherchant désespérément leur propre consistance… comme nous tous. » Le téléphone, encore le téléphone… On n’est jamais tranquille avec toutes ces ondes qui traversent l’espace de partout ! C’est la fille de Philippe. « Papa, allo, papa, t’a appris ce qui s’est passé ce soir vers 20h à Strasbourg ? »
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Caroline Paulus Jessica Ouellet
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MORTE SAISON Les vignes avant le raisin À l’heure d’écrire ces lignes résonne le chant des sécateurs dans le creux des vallées viticoles. Les vignerons taillent leurs vignes en vue de la vie qui reprend après. C’est alors chaque geste qui porte son intention… Les flocons qui tombent avec délicatesse contrastent avec les gestes vifs et précis. Dans ce froid humide de janvier tout est en suspens, comme si le temps s’était arrêté. Et pourtant ! Ce mode de vie au ralenti, appelé dormance, est essentiel à la réussite du prochain cycle végétatif. Côté humain, le silence qui court dans les parcelles fait du bien. Le guerrier du vin connaît sa belle nature et sait que, rapidement, toutes les vignes s’éveilleront en même temps. En début d’année, toutes les parcelles réclament un important rendez-vous chez le coiffeur. Aux dires de Coco Chanel, une femme qui se coupe les cheveux est une femme qui s’apprête à changer de vie. Il n’en est pas moins pour les vignes à la base d’un heureux pop, signe de l’ouverture d’une bouteille. Les coups de ciseaux foisonnent alors, et le bruit des lames métalliques accompagnent le rythme des pas qui craquent
sur le sol gelé. L’outil, bien que dangereusement puissant, est vite oublié en devenant le prolongement de la main du tailleur. En Alsace, ce dernier laisse deux fines branches nommées baguettes. Elles porteront les promesses des prochains fruits. BRÛLAGES, BROYAGES ET QUELQUES PETITS FAGOTS… Une fois la taille bien amorcée naît alors de petits feux sur les coteaux saupoudrés de neige. On coupe, on coupe, mais les bois superflus — les sarments — restent accrochés au fil de fer tendu entre les pieds. C’est que les petites vrilles développées par la vigne au cours de l’année ont quelque chose de drôlement coriace. Les sarments sont alors retirés minutieusement, puis brûlés dans des charrettes construites à cet effet. Outre force et précision, la maîtrise du principe fondamental de la combustion est un atout. Attention toutefois, celui qui
réalise cet ouvrage à la va-vite se prend inévitablement une branche dans l’œil, ou un désagréable nuage de fumée. Dans tous les cas, on y gagne un alléchant parfum aux effluves de jambon rôti. Le brûlage permet de réchauffer l’humain qui travaille sa vigne avec cœur. Les cendres, ayant tendance à s’échapper, génèrent un engrais naturel. Au pays des cigognes, cette méthode de travail est plutôt utilisée sur les coteaux abrupts, et heureusement ! Avec quelque seize mille hectares de vignes plantées, il y aurait de quoi créer des panaches de fumée jusqu’à Strasbourg. L’alternative au brûlage consiste à broyer les bois qui sont au préalable détachés, et entassés au sol. L’opération est pratique, et crée un apport organique intéressant pour la vigne. Il importe toutefois d’être sur un dénivelé raisonnable, avec une machine adaptée. Et on perd un peu de charme, aussi. Entre brûlage et broyage, certains prennent soin de ficeler quelques petits fagots de sarments pour les barbecues estivaux. Les vignerons amoureux de grillades retrouveront alors la senteur des jours froids.
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Caroline Paulus
Texte :
Jessica Ouellet
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UN CALME FRACASSANT… Dès la mi-février, la vigne dégarnie est arquée avant de saluer le printemps. L’arcure consiste à courber l’une des deux baguettes — les bois qui n’ont pas été coupés pendant la taille — pour ralentir la circulation de la sève dans sa partie basse. Cette opération contribue, entre autres, à une répartition harmonieuse de la végétation. Loin d’être masochistes, certains vignerons apprécient de faire ce travail sous la pluie, le
‘‘ La vigne qui pleure annonce le début de sa nouvelle vie. ’’
temps humide rendant les bois plus souples, favorisant ainsi la courbe. En mars, il importe de vérifier et réparer le palissage. En d’autres mots, le support de la vigne. Dans les villages viticoles, les
vignerons papotent alors entre fils métalliques et piquets. Au même moment, le soleil de printemps active la sève jusqu’au bout des baguettes, où une goutte se forme. La vigne qui pleure annonce le début de sa nouvelle vie. Le résultat quasi militaire des derniers mois laisse disparaître le caractère sauvage de la vigne ; une liane domptée pour le bonheur des moments où les verres s’entrechoquent. L’austérité du paysage fait écho sur la Route des vins d’Alsace. Comme si la nudité des vignes embarrassait la vue des touristes et des Alsaciens en quête d’heureuses bouteilles entre Thann et Marlenheim. Le vignoble est d’un calme fracassant, mais la vivacité reviendra avec les beaux jours. Ce soir, le vigneron rentrera avec le coucher du soleil afin de profiter de son chez lui. Et l’éveil du printemps apportera son lot de journées éreintantes et passionnantes…
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LE DÉVELOPPEMENT PERSONNEL Sois heureux! (et tais-toi) A moins que vous soyez marchand d’armes ou très méchant, vous souhaitez sûrement la paix dans le monde. Et la disparition de la faim. Et de la souffrance. Et des maladies. Et un temps ni trop chaud, ni trop froid, juste bien. Et souhaitez-vous acquérir le bonheur? Pardi, quelle question! Hé bien, heureux mortels, soyez rassurés, tout est prêt pour ça.
Photos :
DR Thierry Jobard
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Texte :
Le développement personnel… voilà un secteur d’avenir. Le définir n’est pas chose aisée. Disons, pour faire simple, qu’il s’agit d’un ensemble de méthodes ayant pour but la connaissance et l’amélioration de soi. Développer ses talents et ses potentialités, apprendre à surmonter les épreuves, laisser s’exprimer son véritable Moi… en deux mots : changement et performance. Voilà un programme plein de promesses. Pourtant, j’en connais un qui n’est pas à la fête, c’est mon ami libraire. L’autre jour je passe le voir et lui trouvais bien mauvaise mine : « Je suis au bord du burn out. - Voyons donc, que t’arrive-t-il, ami libraire ? - Mais regarde ! Regarde ce monceau de bouquins qui envahissent mes rayons. Que du développement personnel. On a eu la psychologie humaniste, puis la pensée positive, puis la méditation de pleine conscience, le ho’oponopono, les messages cachés de l’eau, le câlin aux arbres, la communication non-violente etc… etc… etc… C’est simple, il y en a un nouveau tous les six mois. Après tu as la mode nordique avec le hygge, le lagom, la mode japonaise avec l’ikigaï. On n’a encore rien de la Tanzanie mais faut pas désespérer. Et puis le coloriage, et puis les trucs à gratter, les points à relier, les machins avec des paillettes… Un éditeur en sort un, aussitôt ils s’y mettent tous. Du coup c’est l’avalanche. J’en trimballe des piles toute la journée. Et on coupe des arbres pour ça… - Mais moi je te trouve bigrement sévère. Après tout, si les gens achètent ce genre de livres, c’est sûrement parce qu’ils y trouvent un intérêt. Sauf à miser sur une crétinisation générale de la population.
-«Ce qui n’est pas à exclure. Non mais les titres, regarde les titres ! “ Réflechissez et devenez riche ”, “ Cessez d’être gentil soyez vrai !”, “ Osez l’optimisme”, “ Vous êtes votre meilleur psy ”, “ Bouge-toi le cul et ça ira mieux” (sic). Et le meilleur : “ Le pouvoir du miaou” (sic aussi) ! Et tout ça avec des petits chats, des petits cœurs, des jolies couleurs. Ça se répand, ça s’étale, ça dégouline !» - Tu exagères. Et tout le monde ne veut pas lire les Fondements de la métaphysique des mœurs . Prends des vacances et ça ira mieux. » Cet échange m’avait pourtant intrigué. Parce que, après tout, vouloir que les gens trouvent le bonheur, quoi de plus sympathique ? Certes les méthodes semblent abonder et il peut paraître ardu de s’y retrouver. Mais on ne peut pas s’en tenir à l’avis d’un libraire grincheux. Et la recherche du bonheur n’est-elle pas l’une des quêtes philosophiques depuis… les Grecs ? Comme l’écrit Aristote dans son Éthique à Nicomaque : « Quand tu es malheureux, c’est trop pas cool ». « Holà malheureux ! (me dira sans doute le libraire grincheux, appelons-le Jean-Kevin pour la peine), tu vas un peu vite en besogne ! Soit tu considères que le but est d’accéder au bonheur, soit tu penses que le bonheur est dans l’exercice de la vertu. Il y a deux écoles (en plus il est un peu philosophe). Et puis quelle définition donner au bonheur ? C’est trop subjectif. Si moi j’étais heureux en possédant un beau 4X4, toi tu peux l’être en te mariant avec la femme (ou l’homme) que tu aimes. Mais tout cela reste personnel. Ne faudrait-il pas plutôt considérer que le bonheur doit être collectif ? Et qu’on ne peut être véritablement heureux si les autres ne le sont pas ? Qu’il faut viser un bonheur social et pas individuel ? - Mais (pourrais-je lui répondre si je n’avais pas l’esprit d’escalier) comment veux-tu rendre les autres heureux, on a déjà tellement de mal à l’être soi-même ? Et puis, hein, chacun ses problèmes. » J’avais tout de même un peu mauvaise conscience, je l’avoue, devant ces arguments qui ne sont finalement pas négligeables. Car selon le développement personnel, le bonheur peut se construire, se transmettre, s’apprendre. Les livres dont parlait mon ami libraire se veulent des méthodes pour devenir heureux. Ceux-ci y parviennent-ils ? Si ça ne fonctionnait pas, les livres ne se
vendraient pas, nous susurre le plus élémentaire bon sens. Mais peut-être est-ce de l’autosuggestion ? C’était déjà ce que préconisait la méthode Coué au début du XXème siècle. Le développement personnel postule que pour être heureux, il faut le vouloir. Et si on veut, on peut. C’est peutêtre là que le bât blesse. Car que pouvons-nous exactement ? Et pouvons nous tous autant les uns que les autres ? Comme l’écrit Robert Castel : « Lorsque les options économiques, sociales et politiques se trouvent hors des prises du sujet, le psychologique se trouve doté d’une réalité, sinon autonome, du moins autonomisée. Nous avons maintenant affaire à une subjectivité d’autant plus “ libre ” qu’elle ne gère plus que des enjeux dérisoires ». (1) Pour le dire autrement, le repli sur soi conduit à de désintéresser des problèmes collectifs. Tocqueville avait fait le même constat au sujet des démocraties modernes. Alors on s’occupe de soi, de son bien-être, de son épanouissement, de son petit confort. Quel mal y a-t-il à cela ? On peut interpréter les choses de deux façons différentes (mais pas forcément exclusives l’une de l’autre). Soit on considère que nous vivons en effet une psychologisation de nos sociétés qui tend à tout interpréter au prisme de nos états d’âmes et de nos émotions. Et on se crée bien des soucis factices. Soit il faut rendre compte du succès des ventes de livres de développement personnel (DP) par un réel mal-être, et on a de quoi s’inquiéter. Pour la première hypothèse, cela remonterait à la diffusion de la pensée freudienne, à la vulgarisation de ses concepts qui ont permis de mesurer l’ampleur des forces de la psyché. Mais Freud est un tragique, et pour lui « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison », l’inconscient nous détermine selon le destin des pulsions. Pas assez fun pour les tenants américains de la psychologie positive, d’où dérive le DP. Plutôt que de se consacrer aux pathologies, mieux valait s’intéresser à l’épanouissement personnel. Après tout, même si selon Freud nous sommes tous des névrosés, s’occuper des gens qui ne sont pas malades ça ouvre de beaux horizons en termes de clientèle… « Vous allez bien ? Ça ne suffit pas. Vous pouvez aller encore mieux chère Madame ». Ce qui répondrait du même coup à la seconde hypothèse. Personne n’est malade dans cette histoire. Mais chacun peut trouver des choses à améliorer en soi : surmonter sa timidité, renforcer sa confiance en soi, prendre les choses du bon côté, cultiver sa bienveillance, gagner en empathie, surmonter sa tristesse, se délivrer de ses échecs passés (et ne pas les reproduire), se débarrasser de son stress et de son anxiété, arrêter de se ronger les ongles, ne pas convoiter la femme du voisin… Vous en voulez encore ? Il y en a des wagons. Ce qui suppose, en plus de le pouvoir, comme nous l’avons vu, d’être capable de s’observer soi-même et de se voir tel qu’on est, en toute transparence. Dans ce cas-là évidemment, exit l’inconscient.
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“ Selon le développement personnel, le bonheur peut se construire, se transmettre, s’apprendre. ” Nous serions transparents à nous-mêmes et intégralement rationalisables. Si on pouvait résumer le DP en une formule, ce serait l’antique injonction « Deviens ce que tu es ». Elle vient de la Grèce et a parcouru l’histoire de la pensée jusqu’à Nietzsche. L’idée étant qu’on recèle en soi des possibles inexploités, un Moi encore inabouti qu’il s’agit d’activer. Ce Moi véritablement réel, voilé par le quotidien est le plus authentique. Être soi-même, voilà le credo. Mais cette authenticité (terme fondamental du vocabulaire du DP) n’est pas l’apanage de notre époque, elle a une longue histoire. (2) L’authenticité est un rapport de vérité à soi. Si dans l’histoire on peut distinguer un premier paradigme qui demande d’être naturel, on en arrive à une contradiction : si je suis naturel, je veux que cela apparaisse comme tel, et donc je suis déjà dans une posture qui n’est plus naturelle. C’est à partir du XVIIIème siècle, avec Rousseau, que l’injonction n’est plus d’être naturel mais d’être authentique. Dans ce cas, précisons qu’être authentique implique (parce qu’on place la vérité vis-à-vis de soi, puis vis-à-vis des autres, au-dessus de tout), un discernement, une lucidité constants. Et de tourner le dos au conformisme, à l’hypocrisie, au calcul, en en assumant les conséquences. Vaste projet. La différence de taille étant que cet idéal, réservé jadis à une élite,
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DR Thierry Jobard
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s’est démocratisé sous cette forme contemporaine qu’est le développement personnel. Cependant, à l’origine, être un esprit libre est tout sauf consensuel. Et le DP, ça consensualise quand même à tout crin, reconnaissons-le. Quoi de plus désespérément consensuel que le bonheur, l’empathie, la bonté ? Personne n’ira contre. Si nous étions tous des esprits libres, ne serait-ce pas un sacré bordel ? N’est-il pas plus simple de se laisser aller dans le courant commun ? Au vu des ventes de livres de DP, des articles, des revues (Psychologie magazine en premier lieu mais tant d’autres également, comme Happynez ou Miaou, « la revue pour ronronner de bonheur »), des séminaires, des formations… le courant est drôlement puissant. C’est ce qu’on appelle l’industrie du bonheur. Mon ami libraire (doté d’un sens moral au-dessus de la moyenne) m’a confié avoir entendu l’une des grandes stars du genre avouer en aparté que les ventes de son nouveau livre allait lui permettre d’installer une piscine dans sa villa en Toscane. Mais ce serait sans doute faire preuve de mauvais esprit que de subodorer dans tout cela une vaste couillonnade.
Sources : (1) La gestion des risques, de l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, éditions de Minuit, 1981 (2) Être soi-même, Claude Romano, Folio essais, 2018 (3) Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, éditions Premier parallèle, 2018
J’en arrive à me dire que, bien que le bon sens ne soit plus la chose du monde la mieux partagée, on n’a nul besoin de tout ce fatras pour essayer de mener une existence droite et tolérante. Car au final, sur quoi repose cette littérature ? Sur une discipline, la psychologie positive qui entend se présenter comme science. Quand c’est scientifique, on n’a plus rien à dire. Eva Illouz, sociologue qui étudie les sentiments contemporains, a clairement mis au jour la pauvreté de pensée de la psychologie positive et ses ambitions théoriques indues (3). Mais que peut-on déceler derrière cette injonction à devenir soi-même, à se transformer sans cesse, à s’améliorer ? D’une part l’idée que nous possédons des ressources qu’il s’agit de faire fructifier. Un capital en somme. D’autre part qu’il ne tient qu’à nous de nous améliorer, que c’est une entreprise personnelle. On a beau tourner le problème dans tous les sens, ça s’appelle de l’individualisme. En soi ce n’est pas forcément condamnable, à condition de ne pas se leurrer sur les conséquences probables qui en découlent. Les réussites, les échecs, la richesse, la pauvreté, la santé même, tout devient affaire de responsabilité personnelle. Plus besoin d’État ni de société, ni d’un collectif : si tu es dans la merde, c’est de ta faute vieille branche. Comme le résume Éva Illouz : « Dans la mesure où les individus se convainquent que leur destin est simple affaire d’effort personnel et de résilience, c’est la possibilité d’imaginer un changement sociopolitique
qui se trouve hypothéquée, ou du moins sérieusement limitée». Or nous vivons dans un régime appelé démocratie, qui, pour imparfait qu’il soit, ne peut s’affermir qu’avec le concours de ses citoyens. La poursuite du bonheur, c’est bien ; le sens critique et la réflexion, c’est mieux. Et si on la pousse un peu plus loin la réflexion, vers quoi s’achemine-t-on ? Vers une marchandisation de nos émotions. Pas seulement dans le domaine du DP mais aussi dans celui de la musique, du cinéma, des loisirs en général. Eva Illouz, toujours, revient sur le glissement qui s’est opéré autour de l’idée d’authenticité. Ce qui fait la vérité du Moi, ce ne sont plus ses convictions, ses principes, sa conscience mais ses émotions. On parle de vérité des émotions, mais quoi de plus manipulable que cela ? Les émotions sont culturelles, socialement construites et en faire les expressions pures d’une intériorité est une chimère. Par contre, faire croire que posséder tel ou tel objet de telle ou telle marque fait de moi quelqu’un de cool, tendance ou hype, rien de plus facile. Convaincre que ledit objet exprime certaines qualités (mises en scène par le marketing) et qu’en l’acquérant je les exprimerait aussi, facile aussi. On en arrive donc à faire naître artificiellement des émotions qu’on pense ressentir. Les marchandises ne produisent plus seulement des émotions, ce sont nos propres émotions qui deviennent des marchandises, suscitées par d’autres. Et moi je n’aime pas trop qu’on m’explique ce que je dois faire pour être heureux, ni qu’on joue avec mes émotions. Quant à l’ami libraire, je ne m’en fais pas trop pour lui. Porter des piles de livres lui fait faire de l’exercice. Et à la fin du mois, il sera bien content d’avoir vendu tout plein de livres colorés qui développent son chiffre d’affaires. Business as usual.
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TOMI... À New York, Tomi Ungerer avait imaginé le slogan Expect the Unexpected , Attendez-vous à l’inattendu. Cette expression, il la mettait effectivement en œuvre dans ses dessins pour provoquer, disait-il, un « choc visuel ». Au point que l’imprévisible, le saugrenu, le déroutant, sont devenus ses marques de fabrique. Mais ce qui en a fait un artiste d’exception dans son domaine, c’est l’association parfaite d’un talent inné et virtuose pour le dessin et la force du message qu’il voulait nous transmettre. Car avant tout, Tomi était un humaniste, curieux de tout, alliant l’érudition à la sensibilité, transgressant allégrement les frontières et les cultures. Ses images nous poursuivront donc longtemps, tantôt de leurs coups de griffes, tantôt de leurs clins d’œil. Tomi Ungerer fait à présent partie du patrimoine universel du dessin, au même titre que son prédécesseur strasbourgeois Gustave Doré au XIXème siècle. Thérèse Willer Conservatrice en chef du Musée Tomi Ungerer
Photo : Musées de la Ville de Strasbourg Mathieu Bertola
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VU D’ICI… Le bloc-notes de l’actualité des derniers mois, malicieusement ou plus sérieusement revisitée par Or Norme. 03 DÉCEMBRE
Nicolas Roses – Groupe Hess - DR - GettyImages Eric Genetet
05 DÉCEMBRE Pour l’année de son 50 anniversaire, après Saigon ou Réparer les vivants, le TNS programme l’œuvre de Sénèque, Thyeste, mis en scène par Thomas Jolly en Avignon l’été dernier. Le théâtre dirigé par Stanislas Nordey imagine le futur, mais n’oublie pas le présent et les classiques.
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19 DÉCEMBRE Le Racing bat des records. Une victoire à Monaco 5 buts à 1 et voilà les maillots bleus et Ludovic Ajorque, 5e de L1. On n’avait pas vu ça depuis 40 ans…
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21 JANVIER
11 DÉCEMBRE Strasbourg est attaquée. Une fusillade a lieu pendant le marché de Noël. Le bilan est très lourd : cinq morts et onze blessés. Le drame suscite une vive émotion dans notre ville, marquée à jamais, et dans toute la France. Deux jours plus tard, le terroriste, fiché S et condamné 27 fois pour vols et violences, est abattu dans le quartier du Neudorf.
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ÉVÉNEMENTS
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Le Crocodile de Franck Pelux et Sarah Benahmed (et de Cédric Moulot) est sacré meilleur restaurant gastronomique du monde par TripAdvisor, il remporte le Traveller’s Choice Award.
contemporain, intitulée Touch Me. Dix-huit artistes s’interrogent sur l’emprise du numérique dans nos sociétés.
Le jour le plus déprimant de l’année, le guide Michelin assassine la gastronomie alsacienne. Gwendal Poullennec, directeur international des guides Michelin annonce pourtant un cru exceptionnel, mais l’Alsace déprime, même si Les Funambules à Strasbourg et La Carambole à Schilick obtiennent une étoile. L’Auberge de l’Ill, le seul restaurant français à avoir conservé ses trois étoiles pendant 50 ans (avec celui de Paul Bocuse), perd la plus haute distinction. 22 JANVIER
18 DÉCEMBRE À l’Hôtel des Postes, Strasbourg accueille sa première Biennale d’art
L’Homme de chevet ou Mademoiselle Chambon sont orphelins. Le romancier Eric Holder est mort, il avait 59 ans. « Il nous laisse une écriture précise et délicate, ressuscitant souvent avec malice des expressions perdues pour
mieux nous faire aimer sa poésie du monde », indique le ministre de la Culture Franck Riester. Le même jour, l’accordéoniste Marcel Azzola « Chauffe, Marcel, chauffe ! » de Jacques Brel dans la mythique chanson Vesoul disparaît. 26 JANVIER Les gros titres pour la mort de Michel Legrand : personne n’oubliera Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort, Peau d’âne et tellement d’autres musiques du compositeur qui nous quitte à 86 ans. Sa carrière est immense. Les moulins de nos cœurs ne tournent plus… Nicolas Mahut et l’Alsacien PierreHugues Herbert remportent l’Open d’Australie, après l’US Open 2015, Wimbledon 2016 et Roland-Garros 2018. C’est le huitième duo de l’histoire sacré dans les quatre tournois majeurs en double messieurs. Quelques semaines plus tard, P2H entre dans les 40 meilleurs joueurs du monde en simple pour la première fois.
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30 JANVIER
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Dans la matinale de France Inter, la gratinée Nicole Ferroni (dont la maman est alsacienne) évoque la transparence des eurodéputés vis-à-vis des lobbies et parle de la Choucroute et de sa rencontre avec « un petit lobby alsacien hyper sympa ». La puissance de l’Alsace règne sur toute l’Europe et sur le football français, car, en Coupe de la Ligue, Le Racing se qualifie pour sa première finale depuis 14 ans. Strasbourg, irrésistible, bat Bordeaux et rencontrera Guingamp fin mars.
Dans une étude réalisée par l’institut NewCorp, Strasbourg est la 2e ville française la plus sûre, la 2e la plus respectueuse de l’environnement, la 3e où il fait bon vivre. Quelques arguments à faire valoir pour les sortants lors des prochaines municipales, même si la ville est seulement 11e dans la catégorie des plus branchées.
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Nicolas Roses – Groupe Hess - DR - GettyImages Eric Genetet
L’Alsace est en deuil. Le Grand Tomi, âgé de 87 ans, est décédé à Cork, en Irlande. Il était l’un des Alsaciens les plus connus dans le monde et laisse une œuvre immense et un musée à Strasbourg. Tomi a regardé le monde sans « retomber en enfance, car il n’en était jamais sorti ». Modeste, brigand et audacieux toute sa vie, il avait conquis New York et le cœur des Alsaciens par ses engagements et son travail. Ses œuvres comme White Power, Black Power, ont marqué l’histoire de l’art. Six jours plus tard, Mgr Ravel, l’archevêque de Strasbourg qui préside la cérémonie d’adieux, déclare « Avec lui c’est une part de l’Alsace qui s’en va ». Adieu Tomi.
La SIG vit une saison compliquée sur tous les tableaux, mais les grands clubs ne meurent jamais. À Disneyland, les Strasbourgeois remportent La Leaders Cup qui réunit les huit meilleures équipes à la mi-saison. Les hommes de Vincent Collet l’emportent d’un petit point face à Bourg.
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ÉVÉNEMENTS
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Ça suffit ! Place de la République, 2500 Strasbourgeois disent stop à l’antisémitisme. Dans la matinée, 96 tombes du cimetière juif de Quatzenheim ont été
profanées. Un nouvel acte odieux en 2019, après des sigles nazis sur les portraits de Simone Veil, le tag Juden, des insultes à Alain Finkielkraut, et en Alsace, des tags antisémites et des croix gammées sur les murs de l’immeuble du foyer Notre-Dame à Cronenbourg, une croix gammée et une inscription visant les migrants sur la façade de la mairie d’Eichhoffen et les inscriptions racistes, antisémites et homophobes sur les murs de la permanence du député Bruno Studer à Schiltigheim. 22 FÉVRIER
Le meilleur acteur de l’année 2018 est Strasbourgeois. Alex Lutz, merveilleux dans Guy qu‘il a aussi réalisé, obtient le César et la récompense d’une carrière qui ne fait que commencer. Comme d’habitude, devant la France entière, l’Alsacien n’oublie pas de remercier Strasbourg...
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PORTFOLIO Patrick Lambin Vous êtes ici. 2018. En 2017, Patrick Lambin vient me voir, il me montre sur l’écran de son téléphone une photo de moi, assis à l’arrêt de bus Sainte Marguerite à Strasbourg. Je ne l’avais pas vu me prendre en photo, je me rappelle alors avoir été très surpris de voir mon premier portrait « volé »… J’avais déjà commencé à suivre sur les réseaux sociaux son travail de «regard» plus que d’image, y découvrant une intelligence poétique de la « logique de série ». Comme le personnage de la chanson Emmenez moi, Patrick Lambin semble rêver « encore jusqu’au matin, debout sur le port ». Je sais qu’il rêve de Cuba, des Caraïbes... Et c’est avec cette envie d’ailleurs qu’il semble regarder ce qui se passe ici. Plus tard, j’appris qu’il avait une petite mission pour la CTS, qu’il comptait les passagers dans le bus, d’un bout à l’autre des lignes. C’est en discutant ensemble de ce travail que lui est venue l’idée de poser son regard en quête d’exotisme sur les confins du territoire de la Compagnie de Transport Strasbourgeois avec une tendresse qui n’est pas sans rappeler la France de Depardon. Raphaël Charpentié
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À NOTER
DR — Capucine Martz — Guillaume Laurent — Tatiana Fontaine Alain Ancian
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ÉVÉNEMENT Le Forum des peuples racines Quelle belle idée ! Les lecteurs de Or Norme se souviennent du tour du monde que Philippe Studer, le dirigeant de ED Institut, avait entrepris, avec femme et enfants (lire Or Norme n° 21 paru en juin 2016). Mû par « un besoin absolument impératif, celui de se reconnecter à la terre, à la spiritualité, retrouver du sens », Philippe Studer et sa famille étaient partis à la rencontre des peuples-racines, les peuples premiers. La première édition du Forum des peuples racines aura donc lieu le week-end des 11 et 12 mai prochain. L’objectif du Forum est d’inviter les représentants de cinq peuples premiers à Strasbourg, pour des échanges hors du commun. Ce sera l’occasion pour le grand public de porter une réflexion sur l’évolution de notre société, de soutenir des projets d’avenir, de partager des enseignements sur la Nature et bâtir des ponts entre nos sociétés modernes et les sociétés traditionnelles. Ces peuples premiers sont les Mayas (Amérique centrale), les Tapirapés (Amazonie), les Navajos (Sud-ouest des États-Unis), les Lobas (Népal) et les Masaaïs (Afrique de l’est). Durant 24h, le public pourra participer à des ateliers de dialogues avec les représentants de ces peuples, assister à des conférences et des présentations de films (les réalisateurs et les représentants des peuples dialogueront ensuite avec les spectateurs. Les organisateurs mettent actuellement la dernière main au programme précis et annoncent d’ores et déjà la présence de Pierre Rabhi, en ouverture du Forum le samedi 11 mai à 14h [sous réserve]. À noter un innovant programme à l’attention des cadres dirigeants des entreprises lors des jours précédant le Forum. Ils pourront passer une matinée avec les représentants des peuples-racines pour nouer avec eux un dialogue interculturel sur des thématiques telles que sagesse, intelligence collective, coopération…
Un programme est d’ores et déjà disponible sur www.forumpeuplesracines.com et se complètera dans les semaines à venir. Ce site propose également une billetterie en ligne.
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EXTRADANSE 2019
Pôle Sud
Après les pays d’Afrique et du Moyen-Orient la saison dernière, le festival de cette année s’intéresse à de nouveaux chorégraphes, pour la plupart invités pour la première fois à Strasbourg. Ce sera une édition joyeuse et engagée, baroque et anarchique, portée par une nouvelle génération d’artistes issus de plusieurs pays, essentiellement européens.
manières d’être sur un plateau et expérimente des modes d’écriture originaux. Ironie, hypnose de la répétition, revendication, illusion, narration, tous les jeux de scène sont convoqués, avec un certain délire et une grande variété d’émotions. L’édition 2019 est donc au rendez-vous de demain... dans ce monde ! Outre Pôle Sud à Strasbourg, le festival se déroule sur trois autres sites : Le Point d’Eau à Ostwald, le TJP Petite Scène et le Théâtre de Hautepierre à Strasbourg.
Musiques Éclatées 2019 Fort du succès de la première édition avec plus de 1700 spectateurs sur la journée, Musiques Éclatées revient pour une seconde édition le samedi 30 mars 2019. Musiques Éclatées c’est un parcours de 10 concerts gratuits dans autant de lieux différents dont le but est de faire découvrir la richesse et la vitalité des ensembles musicaux strasbourgeois. Le parcours proposera cette année des lieux emblématiques de Strasbourg comme l’opéra National du Rhin, la Cathédrale, les Salons de l’Hôtel de ville, la librairie Kleber, le Musée d’Art Moderne et Contemporain, un concert sur un bateau et d’autres surprises sans oublier l’Aedaen Gallery qui après avoir accueilli les deux concerts de clôture de la première édition sera à nouveau l’écrin du final de Musiques Éclatées en 2019.
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Du 19 mars au 5 avril Billetterie en ligne www.pole-sud.fr
MUSIQUE
Alain Ancian
DR — Capucine Martz — Guillaume Laurent — Tatiana Fontaine
ou des Pays-Bas... Chacun d’entre eux développe de nouvelles
ÉVÉNEMENTS
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Qu’ils viennent d’Espagne, du Portugal, d’Italie, de Suisse, de Belgique
Programme complet sur www.musiques-eclatees.fr
Le programme, placé sous le signe de la simplicité et de la qualité oscille entre musique classique, musique contemporaine et jazz dans des programmes décontractés et motivant.
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ÉVÉNEMENT
Le Forum des religions L’Université de Strasbourg, la Région Grand-Est et la Ville de Strasbourg proposent le premier forum des religions qui se déroulera du 28 au 31 mars prochains.
DR — Capucine Martz — Guillaume Laurent — Tatiana Fontaine Alain Ancian
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ÉVÉNEMENTS
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L’aspect inédit de ce format, la participation de huit cultes et de leurs représentants ainsi que le partenariat avec le Monde des Religions en font une véritable première. À quoi sert la religion aujourd’hui ? Quels sont les avantages et les limites de notre modèle de laïcité à la française ? Comment cette question est-elle abordée ailleurs en Europe ? Si la religion est créatrice de lien social, quelles valeurs peut-elle porter ? Qu’est-ce que cela change de pratiquer une religion ou pas ? Toutes ces questions et bien d’autres sont débattues par des auteurs, des intellectuels, des universitaires, des spécialistes reconnus mais aussi des témoins. À noter le débat d’ouverture à l’Aubette le jeudi 28 mars avec Delphine Horvilleur, rabbin et Kamel Daoud le journaliste et écrivain, tous deux bien connus à Strasbourg.
JAZZDOR Une belle soirée double-plateau le 5 avril Voï Voï « Uccelli » est la rencontre entre le duo Voï Voï et une série de reportages audio : piano, violon, improvisation, musiques folks et magnétophone à bandes. Un voyage au cœur des musiques folk et de l’improvisation, mais pas que. Un hommage aux oiseaux de ce monde, ceux dont le chant et la trajectoire nous éblouissent par leur grâce ou leur folie. Butter in my brain de Claudia Solal et Benjamin Moussay a été nominé aux Victoires du Jazz en 2018 dans la catégorie disques inclassables. Il a reçu notamment 4 clés Télérama, 4 étoiles Jazzman, il est cité en tête du top 5 des meilleurs sons de 2017 par Francis Marmande dans Le Monde : « la meilleure nouvelle de l’année, élan vital et promesses de l’avenir, le “ jazz” sur fond de gai savoir ». Ce dernier écrit encore : « Solal et Moussay, rencontre au sommet. La chanteuse et le pianiste présentent leur dernier album, un chef-d’œuvre »
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Europe à nouveau enlevée
Par Jean-Luc Nancy | Philosophe
Le mythe était bien vrai : Europe se fait enlever. Par qui ? par Zeus, le dieu avec lequel cesse l’âge d’or et commence le temps du labeur. Europe pleure, la tête tournée vers la rive d’Orient où elle jouait avec ses compagnes. Mais enfin, il faut bien le dire : elle a été séduite par le dieu. Ce beau taureau blanc l’a émue, elle lui a tressé des couronnes de fleurs. Son nom vouait dire : celle qui voit au loin. Que voyaitelle ? L’extrémité des terres du couchant sur lesquelles commençait à s’étendre l’activité des cultivateurs, des éleveurs, des forgerons et des tanneurs, des bâtisseurs, des généraux, des batteurs de monnaie et des régisseurs de cités. Sage, Europe ne chercha pas à s’identifier ni à s’unifier. (Ou bien personne ne réussit à le faire.) Europe prit plusieurs visages : celui des cathédrales, celui des imprimeurs, des humanistes, des colonisateurs, des ingénieurs, des découvertes et des conquêtes. Elle s’inventa industrielle, étatique, électrique, totalitaire et zizanique. S’effondra en un demi-siècle, fut relevée entre les postes avancés des puissances mondiales qui avaient entamé sa conquête ou sa tutelle.
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Elle crut se sauver en se faisant « communauté » avec drapeau, hymne et commission. Trop tard : la dérive des continents avait commencé à l’emporter à nouveau. Cette fois divisée en plusieurs. « Europe » a pris beaucoup de sens divers : celle qui regarde à droite, celle qui regarde ailleurs, celle qui n’y voit rien, celle qui tâtonne dans l’obscurité. Elle sera emportée ailleurs, autrement, par d’autres dieux, par d’autres monstres, d’autres séducteurs. Ni Giotto, ni Cervantès, ni Kant, ni Proust ne seront effacés. Europe, c’est une autre affaire.
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