Le phénomène mondialisé de la YouTube poop

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Le phénomène mondialisé de La youtube poop sous la direction de Virginie Sonet

Comment l’auto-influence des processus de création et de réception, dans le cadre de la YouTube Poop, explique le succès de ce phénomène en dépit de son apparente inaccessibilité ?

Constance Morlet Charline Odiot Olivier Lalane Clara Balayer

2013 Institut Français de Presse Université de Paris II Panthéon-Assas M1 Médias, Informations & Communication



« Comprendre, c’est déjà aimer » Georges Bernanos Les Grands Cimetières sous la lune, 1938



SOMMAIRE

I/ Parcours de réflexion

A. 1. 2. 3.

Revue de littérature Le remixage des contenus comme expression d’un individualisme L’humour : une culture et ses codes Une communauté de pratique

B.

Présentation de la méthode et problématisation du sujet

C. 1. 2. 3.

La YouTube Poop : présentation d’un objet paradoxal Définition Généalogie du phénomène Un objet mondialisé mais en apparence inacessible

II/ Auto-construction de la réception et de la création de la YouTube poop A. Au delà d’une réception majoritairement difficile se créé un public actif 1. Les freins à la réussite d’une réception unanime 2. Le succès d’une réception moins large mais plus participative 3. De la formation d’une communauté exigeante à la création d’un phénomène du culte 3.1 Une communauté de poopeurs 3.2 Le culte : conséquence de l’exigence des poopeurs

B. Le processus créatif, révélateur du lien public/créateur 1. Rétroaction du public 2. Génèse et évolution de la Youtube Poop 3. Les enjeux et motivations du créateur 4. Un art de faire : la complexité des conventions stylistiques 5. Appropriation et remixabilité des contenus 6. Analyse d’une YouTube Poop

Conclusion Sources



7

I/ Parcours de réflexion

A.

Revue de littérature

1.

Le remixage des contenus comme expression d’un individualisme

La question qui se pose au fil de l’étude de Laurence Allard « Remix Culture : l’âge des cultures expressives et des publics remixeurs » est la suivante : comment se caractérisent les nouvelles pratiques culturelles digitales d’un public qui s’approprie la culture de masse à travers des microactivités de singularisation culturelle, notamment celle du remixage ? Ce texte nous a intéressé car notre objet d’étude, la Youtube Poop, est effectivement une microactivité, qui se présente comme un phénomène plutôt réduit et concentré, et qui présente des caractéristiques communes avec les User based content vidéos de Youtube à travers lesquelles l’auteure illustre son propos. Elle est décidément une pratique digitale, qui existe grâce au numérique et qui se présente comme une activité de remixage. L’auteure soutient la thèse selon laquelle les nouvelles pratiques culturelles digitales s’inscrivent dans le paradigme de l’individualisme expressif caractérisé par trois traits majeurs. Le premier est la réversibilité des rôles institués notamment ceux de spectateurs et auteurs. Le second est le travail expressif par lequel l’individu construit son identité et qui traduit une singularité du contenu culturel. Et enfin, le dernier trait est la remixabilité des contenus rendue possible par l’âge de l’Internet. Avec ce texte, nous sommes au carrefour de la réception et de la création. Laurence Allard, en mettant en place un véritable paradigme, nous amène au cœur d’un questionnement sur l’identité par le biais même de l’expressivité. Avec la réversibilité des rôles rendue possible par le passage de la culture de bien à « la culture comme lien »1, , les frontières entre réception et création deviennent poreuses. On assiste à l’avènement de l’échange, sous deux définitions – interaction entre les individus sur le web et échange des rôles institués auteurs, diffuseurs, producteurs et spectateurs. Laurence Lessig2 traduit cette caractéristique par la thématisation de la « read/write culture » contre la « read only culture ». Ainsi, le spectateur n’est plus seulement un consommateur passif, qui « lit seulement » mais qui « lit et écrit ». De même, le créateur n’est plus isolé de son public. La réversibilité de leurs rôles nous amène au cœur de l’interaction entre réception et création qui régit le phénomène. La remixabilité des contenus s’inscrit, comme le souligne l’auteure, dans une « démocratie sémiotique ». En ce sens, chacun a la possibilité technique et juridique d’exprimer le sens qu’il donne à des contenus médiatiques. Il semble dans le texte qu’elle s’inscrive dans la fanculture. L’auteure soutient que le remixage est un moyen d’expression identitaire. En cela, il faut considérer que le travail expressif ne passe pas forcément par la création radicale de contenus. Le premier geste, notamment celui des jeunes adolescents est bien celui d’une appropriation de contenus médiatiques, qui est une forme d’expressivité. « Il faut définir les contenus appropriés et manipulés par ces jeunes adolescents et adultes comme des contenus irrémédiablement expressifs quand bien même ils émanent des industries culturelles et des nouveaux médias », nous dit-elle. Le choix singulier des contenus à remixer dans la myriade 1. « Les nouvelles formes de l’échange culturel », Actes du séminaire Sciences Po-Paris 3-L’Exception, sous la direction de Sylvie Lindeperg, Frank Beau, Jean Michel Frodon et Laurence Allard, 2003, disponible à l’adresse suivante : http://griom.lautre.net/nfec 2. L. LESSIG, Remix : making Art and Commerce thrive in the Hybrid Economy, Penguin Press, 2008


8 de contenus médiatiques disponibles est déjà signe d’individualisme expressif, une « forme créative et imaginative ».3 C’est un « individualisme expressiviste » et non un « individualisme réflexif » qui s’exprime. Le remisage va au-delà de la création d’un miroir du « moi » désiré, d’une présence de l’individu sur le web qui permettrait d’expérimenter les réponses à la question « qui suis-je ? ». Le courant expressiviste soutient que « s’exprimer c’est à la fois s’auto-formuler donner forme ». Par l’expression, on crée un contenu extérieur à nous-même mais on construit son identité par un « bricolage esthético-identitaire ». Ainsi le remixage en donnant une nouvelle forme à un contenu existant permet l’auto-formulation du créateur. Selon Jenkins4, l’appropriation des sources par le remixage est même une forme d’apprentissage, ce qui pourrait apaiser les inquiétudes des parents quant au « néo-formatage » des contenus expressifs des jeunes. En effet, selon lui, l’appropriation est véritablement éducative. Nous laissons de côté dans l’étude du texte la question de l’usage loyal des sources en conflit avec les droits du public pour se concentrer sur le paradigme expressiviste fondateur afin d’aborder avec pertinence les problématiques qui transcendent notre objet d’étude.

2.

L’humour : une culture et ses codes

Dans son article « Culture et Sociale », paru en 2002 dans la revue Pensée plurielle, Alain de Wasseige étudie la relation d’interdépendance qui unit culture et société. Dans toute société, on retrouve des codes et des pratiques sociales différentes. De la même façon, « l’action culturelle suppose une médiation par une technique avec ses codes, ses contraintes et son histoire », soit un véritable langage codé difficile à décrypter par les acteurs sociaux. Alain de Wasseige explique que « l’identification et la maîtrise des codes culturels » facilitent l’insertion sociale. En effet, sans la connaissance de codes culturels communs à une société, l’individu se trouvera marginalisé voire même exclu du groupe. L’individu doit donc faire un effort de compréhension de ces codes, s’en imprégner, les relativiser, les détourner, les confronter à des codes d’autres systèmes culturels afin de se les approprier à son tour. D’une multitude de ressources, le récepteur arrive à un objet unique qu’il s’est construit lui-même. Selon Alain de Wasseige, « L’autoconstruction » est l’affirmation du regard individuel qui conçoit l’objet socioculturel « hors conventions et lieux communs ». Elle nécessite un recul de la part du récepteur qui a su sélectionner parmi ces différents repères culturels. Pierre Bourdieu, dans La distinction, critique sociale du jugement, évoque la théorie d’une « distanciation esthétique ». Selon lui les goûts ne sont pas innés mais déterminés et organisés entre eux par notre position dans la société. Il explique que selon les classes sociales, il y a un écart de goûts : deux individus de classes sociales différentes n’ont pas la même lecture d’un même objet culturel car ils ne disposent pas des mêmes codes culturels. Les classes populaires recherchent dans l’objet culturel un esthétisme auquel leur existence peut s’identifier. A l’inverse, l’appropriation de l’objet culturel par les classes privilégiées induit une distance par rapport à celuici. Ce détachement s’établirait à un double niveau : d’abord distance comme refus « d’adhésion naïve », puis distance comme « écart par rapport à la perception du premier degré ». Ainsi dans l’espace social, les individus ne disposent pas des mêmes références et codes culturels. 3. Mimi Ito et P. Lange in «Living and learning with New Media: Summary of Findings from the Digital Youth Project », étude réalisée par Ito, Mizuko, Heather A. Horst, Matteo Bittanti, danah boyd, Becky Herr-Stephenson, Patricia G. Lange, C.J. Pascoe, and Laura Robinson. 4. H. JENKINS in « Confronting the Challenges of tParticipatory Culture », The MIT Press, London, 2009


9 Face à l’humour, deux individus n’ayant pas la même forme d’esprit selon leur capital culturel, ne réagissent pas de la même manière, et ont des interprétations différentes du comique. Dans son article « Structure du langage humoristique », paru en 1969 dans la Revue d’esthétique, Dominique Noguez dit de l’humour qu’il est un « langage codé, il ne se comprend pas immédiatement, mais exige une compétence de la part du récepteur ». Cela indique bien que l’humour dispose de codes, lesquels vont faire d’un simple discours un fait humoristique. Pour éviter que l’humoriste soit le seul à comprendre son propre discours, ces codes de l’humour doivent être compréhensibles par le destinataire. Cette compréhension du fait humoristique, et surtout sa perception en tant que fait humoristique, va dépendre de la volonté et de la finesse du récepteur, de son cadre socioculturel, de l’époque, et du contexte dans lequel le discours humoristique est énoncé. Patrick Charaudeau, à l’instar de Dominique Noguez, effectue une catégorisation de ces faits humoristiques afin d’en proposer une analyse comparée. Cette méthodologie nous a paru particulièrement adaptée dans l’étude du phénomène de l’humour. Patrick Charaudeau, dans son étude intitulée « Des catégories pour l’humour ? », rappelle que pour effectuer cette catégorisation, il s’agit de ne pas confondre rire et fait humoristique, car si le rire est déclenché par le fait humoristique, ce dernier ne déclenche par nécessairement le rire. C’est justement la question soulevée par la compréhension des codes de l’humour qui vont dépendre de plusieurs critères, notamment les différences de cultures, de genre, etc. bref, des critères propres au destinataire. En effet, l’auteur parle d’une relation triadique dans le mécanisme de mise en scène du fait humoristique : le locuteur, le destinataire, la cible. Le locuteur est celui qui énonce le discours humoristique. Pour gagner en légitimité, il doit tenir compte de son interlocuteur et de la relation qui s’est créée entre eux, mais aussi expliquer le « jeu langagier » qu’il emploie. Face à l’acte humoristique produit par le locuteur, le destinataire se place soit en victime, soit en complice. En tant que victime, il peut réagir face à cette agression soit par le rire, soit par l’indifférence. Le récepteur complice, quant à lui, va entrer en connivence avec le locuteur et partager ainsi « sa vision décalée du monde social ». Il devient le « témoin de l’acte humoristique ». Ainsi, il faut bien une réciprocité entre le locuteur et le destinataire pour que le fait humoristique produise les effets escomptés. Le récepteur complice peut alors se réapproprier l’acte humoristique, le « coénoncer », ce qui introduit une forme d’interaction dans le rapport locuteur / récepteur. Patrick Charaudeau souligne aussi très justement qu’il est délicat d’effectuer une catégorisation des « univers de discours », car selon les pratiques culturelles, la vision que chacun a de la société, le type d’humour et surtout les effets du fait humoristique sur le destinataire vont changer. Le degré d’admissibilité, les frontières entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, vont être différents selon les cultures. L’humour noir est une forme d’humour qui, atteignant des valeurs chères à certaines cultures, permet d’une certaine manière de rire de tout. Lorsque l’auteur explique le « jeu sémantique » auquel il est possible de se livrer pour produire un fait humoristique, il évoque alors la loufoquerie qui mêle sans aucune cohérence plusieurs univers insensés. Cela amène à un discours dépourvu de toute logique, complètement invraisemblable, ce qui sous-entend un acte volontaire de la part du locuteur qui cherche l’extravagance. L’humoriste propose au destinataire d’entrer dans une relation de connivence. Patrick Charaudeau rappelle que l’effet escompté d’un fait humoristique n’est pas forcément celui produit. Il évoque


10 alors quatre formes de connivence possibles : ludique, critique, cynique, de dérision, lesquelles peuvent se retrouver simultanément dans un même discours humoristique. Lorsque le destinataire réagit au fait humoristique sans aucun jugement critique, en ne pensant qu’à la distraction qu’il lui procure, alors il est entré en connivence ludique avec le locuteur. Il partage sa vision décalée et adhère à sa forme d’humour. La connivence critique quant à elle suggère une controverse et pousse le destinataire à partager une vision critique, à porter un jugement de valeur. La connivence cynique va encore plus loin en désacralisant certaines valeurs. Enfin la connivence de dérision discrédite la cible en l’infériorisant, ce qui induit une mise à distance de la part du destinataire. En effet, le rieur trouve une part de lui-même dans la caricature faite de la cible. Ainsi, l’humour repose véritablement sur un échange, un partage, lequel repose selon l’auteur, sur le « gage d’une intelligence commune » entre le locuteur et le destinataire. En effet, le locuteur produit le fait humoristique selon ses propres codes, et le destinataire en appréciant le fait humoristique adhère aux codes du locuteur et montre ainsi qu’il les a compris. Il y a une véritable interaction entre les deux protagonistes. Amin Maalouf, dans Les identités meurtrières, proclame : « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence ». L’identité culturelle d’un individu est en perpétuelle évolution, car elle dépend de son environnement qui lui-même change en fonction de ses rencontres, des milieux qu’il fréquente, etc. Son histoire personnelle, les valeurs et connaissances qu’il a acquises, vont définir ses réactions affectives et émotionnelles. Ainsi, peut-il rire plus facilement en réponse à certains discours humoristiques s’il partage le système de valeurs du locuteur. Il semble donc que notre façon de percevoir l’humour varie en fonction de l’évolution des codes culturels au sein de nos sociétés. Le choix de l’étude de Patrick Charaudeau comme texte fondateur sur l’humour s’est fait sans aucune hésitation car l’auteur montre clairement dans cette étude le rapport entre producteur et récepteur d’un discours humoristique et il s’agit précisément de notre objet d’étude de mémoire. Nous avons décidé de ne pas traiter ici l’aspect plus technique des procédés langagiers de l’humour et des catégories de discours humoristiques car nous analysons déjà dans notre mémoire un jeu langagier précis qu’est celui des YouTube Poops dont l’auteur ne parle évidemment pas. C’est à partir de ce texte que nous avons véritablement entamé notre réflexion sur la réception du phénomène des YouTube Poops en tant qu’objets humoristiques.

3.

Une communauté de pratique

Autour du thème de la communauté, s’articulent deux textes. Le premier, Communauté et Société de Ferdinand Tonniës, identifie deux formes d’organisation sociale. Nous posons l’hypothèse que le partage d’une pratique culturelle et médiatique s’apparente à la forme sociale de la communauté. Etienne Wenger soutient la théorie selon laquelle cette communauté de pratique rassemble les individus dans un processus d’apprentissage. Communauté et Société porte sur la distinction de deux formes de la vie sociale – la Gemeinschaft (la communauté) et la Gesellschaft (la société). L’auteur s’attarde à les caractériser et à les mettre en perspective l’une avec l’autre. La Gemeinschaft tout d’abord, est un groupement social homogène qui se caractérise par le vivre-


11 ensemble. Celui-ci est constitué de parties qui, si elles ne sont pas de même nature, du moins se ressemblent nettement. Cette ressemblance est la plus grande dans les liens du sang, la famille étant la source de la communauté par excellence. Mais la communauté peut aussi se constituer autour de souvenirs, de foi, d’idées ou d’occupations communes. Les liens entre les membres sont régis par une solidarité organique qui n’est pas dictée par les volontés individuelles. Les membres sont unis dans l’essence même de leur relation. La Gesellschaft unit par des liens mécaniques, des membres essentiellement séparés. Ce sont les parties qui donnent le tout et non l’inverse. L’Etat est présent pour contrôler l’individualisme roi dans les décisions et la recherche de profits. Or, Tonnies affirme qu’au cours de l’histoire des hommes s’est produit un passage de la Gemeinschaft à la Gesellschaft. L’hypothèse que nous posons est la suivante : les communautés d’amateurs sont un élément clé de l’expression médiatique des publics. En effet, le public expérimenterait une forme de relation de communauté et non de société dans une même pratique médiatique. Le partage émotionnel d’une même expérience autour d’un objet culturel et médiatique par un groupe restreint mais averti s’apparenterait à une forme sociale du type Gemeinschaft. La pratique de l’objet médiatique par une communauté serait nourrie par un phénomène d’apprentissage mutuel.5 Selon Etienne Wenger, la communauté de pratique est par nature une « communauté d’apprentissage » : il s’agit d’apprendre sur les autres, d’apprendre des autres et d’apprendre sur l’objet qui les rassemble. Pour construire une communauté et pour apprendre au sein de la communauté, le processus de participation est indispensable. Ce qui caractérise une communauté, c’est « la force du lien social qui unit ses membres qui ont un centre d’intérêt partagé ». Selon l’auteur, il y a trois dimensions fondamentales qui assurent la cohérence de cette communauté : « l’entreprise commune », « l’engagement mutuel » et le « répertoire partagé ».

5. Etienne WENGER, La théorie des communautés de pratique : apprentissage, sens et identité, « Chapitre 2 : la notion de communauté », pp. 81 à 93, Ed. Les presses de l’Université Laval, 2005.


12 Une communauté ne se limite pas à un ensemble d’individus qui partagent des points communs et se réunissent dans un groupe. Il faut de la part des membres de la communauté un « engagement mutuel » c’est-à-dire qu’ils doivent être actifs pour maintenir et faire évoluer la communauté. L’auteur précise d’ailleurs qu’il ne faut pas assimiler une communauté à un simple réseau ou à une équipe. Il faut une interaction entre les membres de la communauté, l’engagement doit être « dynamique », et pour cela les membres doivent communiquer et s’impliquer : ils « se parlent souvent, échangent des renseignements et des opinions et s’influencent quant à leur interprétation quotidienne des événements ». Chaque membre de la communauté a sa propre identité. L’engagement mutuel mêle toutes les identités présentes dans la communauté mais en aucun cas ne les confondent en une seule identité unique. Dans une communauté plusieurs identités différentes se regroupent mais ne fusionnent pas. Ainsi, une communauté se construit aussi autour de la distinction et de l’hétérogénéité. « L’engagement mutuel est fondé non seulement sur notre compétence, mais aussi sur celle des autres. Il fait appel à nos connaissances et nos réalisations ainsi qu’à notre capacité de profiter du savoir et des contributions des autres. ». Ce n’est pas parce que les individus forment une communauté que leurs relations sont forcément paisibles. Ils peuvent bien sûr être en désaccord, en conflit ; ce qui pourrait d’ailleurs nourrir l’apprentissage de la communauté. L’auteur affirme que la deuxième caractéristique fondamentale de la communauté de pratique est « la négociation d’une entreprise commune » par l’illustration d’une application dans le monde professionnel. En effet l’auteur explique que la participation des membres qui réagissent à une certaine situation est le moteur d’une responsabilité mutuelle entre les participants. Dans un service d’une entreprise, l’objectif de ses acteurs est d’assurer le bon fonctionnement et la cohésion de leur service. C’est leur entreprise commune. Il s’agit alors de trouver une « réponse négociée, complexe et collective face à leur situation ». Les désaccords entre les participants se résolvent par une négociation qui fait avancer et construit la communauté. Ils doivent travailler ensemble et coordonner leurs différences pour parvenir à une négociation fructueuse. Enfin, Etienne Wenger apporte un troisième pilier fondateur d’une communauté : « le répertoire partagé ». Il s’agirait alors de références communes, de codes communs que partagent les membres d’une même communauté, « des concepts créés par la communauté, adoptés au cours de son existence et devenus partie intégrante de la pratique ». Chaque membre en participant et en réutilisant les codes communs tout en y apportant une interprétation propre, construit son identité et montre son appartenance à la communauté. La théorie de la communauté de pratique d’Etienne Wenger vise un univers professionnel, et précisément ici, le monde des agents de réclamations. Il s’agit donc de reprendre ici les trois principes fondamentaux de cette théorie qui s’adaptent à la communauté des poopeurs, et de laisser de côté ce qui est attaché rigoureusement au monde du travail et de l’entreprise.


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B.

Présentation de la méthode et problématisation du sujet

Le choix du sujet

Nous avons tout de suite choisi d’axer notre sujet autour du thème de l’humour sur Internet. Ce thème étant très vaste, nos premiers efforts se sont portés sur le tri et l’agencement de nos idées multiples. Très vite, nous nous sommes rendus compte qu’il fallait se restreindre à un objet culturel précis. Nous avons donc choisi la YouTube poop car c’est un phénomène encore scientifiquement très peu analysé et qui correspondait tout à fait au libellé de notre cours puisque les vidéos de la YouTube poop sont des vidéos de divertissement et au rayonnement mondial.

Les difficultés

Plusieurs points ont freiné le déroulement de nos travaux. Tout d’abord, il est important de noter que l’appréhension scientifique du sujet s’est avérée plusieurs fois délicate car il fallait surmonter le rejet spontané d’un contenu volontiers vulgaire. La définition de la problématique a été source de conflits car nous voulions nous pencher sur le rôle des particularismes culturels dans l’appropriation des codes du phénomène. Nous avons également dû surmonter un problème de gestion du temps car si nos désaccords ont nourri notre réflexion jusqu’à la rédaction, ils nous faisaient également revenir en arrière trop fréquemment. L’articulation du plan nous est venue tardivement, presque seulement au moment de la rédaction, car c’est lors de cette phase de travail que nous avons pu constater la fluidité et étudier l’enchaînement de nos réflexions.

Les points importants que nous avons voulu traiter

La constitution même de notre groupe a enrichi notre analyse et permis de trouver l’ajustement de notre plan. En effet, si Olivier est un poopeur averti, à la fois en tant que public et créateur, Constance Clara et Charline se sont retrouvées face à un objet totalement inconnu. Un message d’un forumeur, trouvé sur Internet à propos des YouTube poop est assez révélateur du challenge que nous nous sommes posés : « Plus sérieusement j’aimerais m’adresser aux personnes qui n’aiment pas ou ne rigolent pas à la YTP. La Youtube Poop est l’une des seules catégories de vidéo où les personnes n’adhèrent pas directement à cet humour. […] Pour l’apprécier il faut en regarder beaucoup jusqu’à avoir le déclic qui nous fait «comprendre» la YTP. »6 Nous avons souhaité expliquer ce qui pouvait bien se cacher derrière ce déclic, et comprendre pourquoi les vidéos ne faisaient pas rire lors des premiers visionnages, tandis qu’elles provoquaient l’hilarité chez des habitués. Notre nous sommes donc mis à la place du public non-initié aux poops et nous avons étudié la nécessité de la maîtrise des codes culturels et mécaniques pour la compréhension de l’objet. Nous avons alors observé que le public est dépendant du créateur pour pouvoir comprendre les références incluses dans les poops. De la même façon, le créateur est dépendant de son public pour la diffusion de ses poops. Et c’est cette imbrication essentielle de la création et de la réception caractéristique des YouTube poops, plus que dans tout autre objet culturel qui nous a semblé être l’axe majeur autour duquel articulier notre réflexion. Cependant cette corrélation ambigüe entre la création et la réception qui s’auto-influencent n’a pas été le seul point complexe à dénouer. 6. http://knightsofhope.forumactif.org/t453-la-youtube-poop-c-est-genial


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La présentation de l’objet paradoxal

Nous nous sommes alors demandé comment un objet si difficile à comprendre de prime abord pouvait connaître une reconnaissance à l’échelle mondiale. Nous avons donc voulu souligner le paradoxe entre ce succès si phénoménal et l’inaccessibilité manifeste de l’objet auprès de la majorité des utilisateurs de la plateforme de vidéos YouTube. Il a fallu pour ce faire montrer la complexité de l’objet. Nous nous sommes enfin demandé comment une tendance pouvait être connue à travers le monde entier par des groupes minoritaires d’utilisateurs. La YouTube Poop est donc un objet dichotomique puisque c’est un phénomène mondialisé pour un public restreint, et en même temps un objet qui nécessite l’interaction de deux mécanismes complémentaires : la réception et la création.

L’énoncé de la problématique

En quoi l’auto-construction de la réception et de la création explique-t-elle le succès d’un phénomène mondial pourtant obscur, celui de la YouTube Poop ?

L’annonce du plan

Au regard de notre sujet complexe, nous avons opté pour un plan assez simple afin d’éviter toute confusion ou répétition. Nous avons donc décidé d’analyser la réception pour enfin explorer le processus de création, chaque partie étant étudiée sous l’angle de la dynamique d’auto-construction.

C.

La YouTube Poop : présentation d’un objet paradoxal

1.

Définition

Objet scientifiquement encore peu ou pas défini, la YouTube Poop (abrégée YTP ou simplement « poop ») est un genre de vidéos majoritairement disponible sur YouTube. Les contenus de ces vidéos présentent des caractères techniques, humoristiques, et culturels communs qui rendent le genre identifiable. Le caractère commun majeur est celui de présenter un contenu qui soit le fruit d’un remix d’autres contenus médiatiques préexistants. Définir une Youtube Poop n’est pas simple. Au premier abord, une poop semble être un mashup vidéo aléatoire sans structure. C’est en réalité une forme émergente de remix qui réunit une communauté enthousiaste, et qui se construit autour d’un grand nombre de techniques et de codes expressifs. Le site internet Know your Meme, référence en termes d’explication des mèmes et autres phénomènes d’Internet classe l’article Youtube Poop dans la catégorie « Subculture » et l’affuble d’une balise « NSFW » (« Not Safe For Work », signifiant que le contenu est inapproprié pour un visionnage au travail, parce qu’il contient des éléments potentiellement choquants ou vulgaires). Esthétiquement hors-normes, les YouTube Poops mélangent différentes cultures (pop, geek, internet...) pour traiter de sujets aléatoires, avec souvent un usage décomplexé de la vulgarité et d’un humour peu sophistiqué. Ces mash-up de quelques secondes à plusieurs minutes utilisent donc des extraits de jeux vidéos, d’émission télé, de dessins animés, ou tout autre source médiatique, mélangés, agglomérés entre eux de manière à les détourner de leur sens. Par la resonorisation,


15 le recadrage, le mixage de différentes unités, la superposition des contenus, ou le détournement parodique, les images mises en séquences produisent un sens autonome du sens des images prises isolément. Les créateurs de poops, qu’on nomme poopeurs, subvertissent ainsi des contenus médiatiques audiovisuels pour altérer le message original et créer un résultat humoristique, agaçant ou absurde.

2.

Généalogie

Ce serait un tort de penser que les principes d’expression culturelle du remix et du détournement audiovisuel sont apparus avec les Youtube Poops. On peut ainsi tracer une généalogie du phénomène pour remonter jusqu’en 1938, date de sortie du court-métrage Daffy Duck à Hollywood, où Daffy édite, copie et colle différentes bobines pour un rendu aléatoire qui change le sens des images. On peut aussi voir une parenté lointaine de la YouTube Poop avec les premiers détournements vidéo du sociologue théoricien Guy Debord, auteur entre autres de six films entre 1952 et 1978 qui ont posé les premières bases du détournement : se réapproprier une œuvre en donnant à l’image un autre sens que celui voulu par l’auteur à l’origine. Guy Debord utilise pour ce faire le procédé de la voix off, qu’il substitue à la bande-son initiale. Il détourne le texte des films en récitant un texte par-dessus les images. En 1956, il définit avec Gil J. Wolman certains préceptes du détournement. « Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l’image démontrent qu’entre deux éléments, d’origines aussi étrangères qu’il est possible, un rapport s’établit toujours. […] L’interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d’une efficacité supérieure. Tout peut servir. Il va de soi que l’on peut non seulement corriger une œuvre ou intégrer divers fragments d’œuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations. »7 En parallèle se développe au cœur des années 50 un courant du cinéma expérimental : le Found Footage (littéralement « métrage trouvé »), qui désigne la récupération et le montage de différentes pellicules dans le but d’enregistrer un autre film, déclinaison cinématographique du centon en littérature8. En 1966, Woody Allen apporte sa pierre aux principes du détournement avec Lilly la tigresse (What’s up Tiger Lilly). Dans ce film, Woody Allen a procédé au re-doublage d’un film entier, pour créer une intrigue nouvelle et complètement différente du film initial, tout en conservant les images d’origine. Il pose de plus certains préceptes qui seront réutilisés comme le reverse-motion, c’est-à-dire passer une séquence à l’envers. Pour la campagne présidentielle de 1968 aux Etats-Unis, une publicité agressive contre le candidat Hubert Humphrey, « Convention », avait été commandée par Richard Nixon, et contenait déjà des conventions poopesques telles que le dédoublement d’image. En 1989, l’australien Martin Arnold réalise un premier court-métrage muet en Found Footage, 7. Mode d’emploi du détournement, Guy Debord / Gil J. Wolman, paru initialement dans LES LÈVRES NUES N.8 (MAI 1956) 8. Un centon est une œuvre littéraire constituée d’éléments repris à une ou plusieurs autres, et réarrangés de manière à former un texte différent. La pratique remonte à l’Antiquité. Le terme est d’origine latine (cento) et désigne à l’origine une pièce d’étoffe faite de morceaux rapiécés.


16 « Pièce touchée », qui présente des similitudes troublantes avec les YouTube Poop qui naîtront 15 ans plus tard. L’artiste, par montage, fait se répéter des micro-séquences (de l’ordre de quelques millisecondes) et des inversions symétriques de l’image, jusqu’à déconstruction du sens et du mouvement, à mi-chemin entre le théâtre de l’absurde et le film d’horreur. Il reproduira l’expérience avec d’autres courts-métrages, sonorisés. Les français s’illustreront à nouveau en termes d’inventivité créatrice en 1992 lorsque Michel Hazanavicius et Dominique Mezerette réalisent sur commande de Canal + le court métrage « Derrick contre Superman » à partir d’extraits de séries, manipulations d’images, re-doublage intégral, ajout de musique et d’effets spéciaux. Les conventions du détournement sont repensées : il ne s’agit plus seulement de détourner un film ou un extrait, mais bien de recréer une intrigue et des situations absurdes en mélangeant des extraits. La même année, le duo réalisera un autre détournement aux mêmes caractéristiques « Le triomphe de Bali-Balo », ajoutant au matériau filmé les dessins animés et des scènes tournées spécifiquement pour s’insérer entre les séquences remontées. L’année suivante, en 1993, sort leur œuvre maîtresse, le long-métrage « La Classe Américaine » (appelée aussi « Le Grand Détournement), monté à partir de séquences de films de la Warner, qui développera les bases établies dans les deux précédents court-métrages et anticipera les détournements amateurs du Web 2.0, et inscrira dans les codes humoristiques du détournement l’utilisation de la grossièreté, de l’humour scatologique et des blagues sous la ceinture. La première preuve généalogique apparait à ce niveau, puisque les deux réalisateurs rendent hommage à Guy Debord, qui figure au générique du film. Plus récemment, aux Etats-Unis, c’est surtout Cult Toons, une série animée de Cartoon Network UK, diffusée entre 1999 et 2000 qui va populariser le genre du remix. La série mixe des cartoons avec différents autres contenus audiovisuels, et utilise des effets qui l’inscrivent dans la généalogie de la poop, tels que le freeze (arrêt sur image), la répétition ou le reverse motion. Pendant près d’un an, un épisode par semaine sera diffusé. De retour en France quelques années plus tard, ce sont les internautes qui prennent le flambeau avec notamment Joe La Mouk qui signe en 2004 « Le Petit Détournement » détournement de 3 minutes qui parodie une scène de Mulholland Drive. Mais c’est l’internaute Mozinor qui fait office de figure de proue pour la scène du détournement français. Les détournements de Michel Hazanavicus et Dominique Mezerette sont ses modèles revendiqués, envers lesquels il multiplie les références dans ses propres vidéos. Mois après mois, les vidéos commencent à s’échanger sur la toile. En juin 2006, la diffusion de « Bite it » (détournement du clip de Beat It de Michael Jackson) et de « 007 » (détournement d’une séquence du film Goldfinger) aux Enfants de la télé sur TF1 à une heure de grande écoute déclenchent un buzz et font décoller sa popularité, tandis que les YouTube Poop ne sont pas encore arrivées en France. Il est le premier dont les détournements sur Internet atteignent une telle audience et ses créations ont sans aucun doute conditionné la future scène YTP française. Particulièrement facilité par les techniques de montage numérique, l’art du détournement connaît également un grand succès sur les sites de partage, où les élèves de Hazanavicius et Mézerette appliquent soigneusement leurs recettes. C’est donc sur un terrain pas tout à fait vierge que les YTP débarqueront en France avec YouTube. Il convient de ne pas tracer une descendance directe entre ces œuvres premières et les YouTube Poop. Les poopeurs sont loin de tous connaître cette généalogie. Mais connue ou non, accidentelle ou souhaitée, la généalogie n’en reste pas moins évidente : le phénomène de la YouTube Poop est 9. Chiffres au 8 décembre 2012: 10 156 563 de vues : YouTube Poop: The Sky Had A Weegee! (de Hurricoaster) ; 5 659 335 de vues : (Classic) Mama Luigi Drops by Squidward’s House (de Waxination) ; 4 610 028 de vues : YouTube Poop: Spongebob Gets Violated by a Talking Cookie (de Comrade127); 2 827 472 vues : Poop Hispano Guerra de bombas (de LoqKirby); 1 457 384 vues : Aladdin commits suicide (de AlvinYTP)


17 héritier de ces courants. De plus, la paternité de ces œuvres qui peuvent au premier abord sembler éloignées dans la généalogie est affirmée par les hommages qui leur sont rendus dans certaines poops, que ce soit dans le titre des poops (exemple avec « [French YTP] The Big Detournament » et « The little detournament », deux poops de Banniwam), ou à l’intérieur même des vidéos, par réutilisation de répliques par exemple.

3.

Un objet mondialisé mais en apparence inaccessible

Depuis la première poop postée sur YouTube en 2006, le phénomène s’est répandu dans le monde entier. Bien que la majorité des poop soient en anglais, il existe une scène nationale importante dans des pays tels que la Russie (« RYTP » = « Russian YouTube Poop »), l’Allemagne (« YouTube-Kacke », traduction littérale de YouTube Poop), l’Espagne ou bien la France (« YTP FR » ou French YouTube poop). Chaque scène nationale reflétant ses spécificités culturelles. Nous ne mesurons pas ici l’engouement à la lumière du nombre de vue des vidéos (même si certaines poops dépassent le million de vues9) mais plutôt à celle de la prolifération des vidéos. Au total, la recherche « youtube poop » sur Youtube, amène à plus de 2 480 000 résultats, tout en sachant que ces mots-clés ne permettent d’accéder qu’à la partie visible de l’iceberg : un nombre considérable de poops ne comportant pas dans leur titre ou dans leurs tags le mot poop, ni l’acronyme YTP. Considérant ce fait, et en tenant compte de la faillibilité du moteur de recherche, donc en retranchant un nombre non-négligeable de résultats qui ne sont pas des poops, chiffrer le nombre de poops existantes à ce jour s’avère impossible. Cependant, au vu du développement du phénomène dans plusieurs pays, les audiences croissantes, et le nombre de nouvelles poops crées chaque jour, la YouTube Poop s’affirme comme un phénomène installé, mondialisé, et important. Preuve en est, la recherche Google pour la YouTube Poop gagne en popularité au fil des ans comme le montre le schéma ci-dessous. C’est donc un phénomène véritablement mondialisé et en expansion sur lequel va porter notre étude.

10. Amélie Mouronval, « Les YouTube Poop : décryptage d’une tendance WTF » in Madmoizelle.com, 2013 : http://www.madmoizelle.com/youtube-poop-decryptage-192819


18 Pourtant, en dépit de son succès mondial, la YouTube Poop est un objet déroutant pour qui n’en a jamais vu. Il est clair que pour le non-initié, rien ne fait sens au premier contact, les montages sont bien souvent incompréhensibles. Au mieux la vidéo laisse indifférent, au pire elle déclenche une crise d’épilepsie ! Ainsi, Amélie Mouronval, journaliste pour le blog Mademoizelle.com, déclare à propos de son premier contact avec les YTP, dans un article de 2013 où elle les défend : « Ma première fois fut un échec. Clairement, j’ai déclaré à mon for intérieur : « les YouTube poops c’est nul, archi-nul ». Je trouvais ça pas drôle, vachement mal fait et complètement inutile ».10 Cette citation montre un paradoxe au sein de notre objet d’étude : comment se fait-il qu’un objet victime d’une incompréhension dans sa réception première et non initiée rencontre en même temps un succès à l’échelle mondiale ? C’est à la résolution de ce paradoxe que nous allons nous attacher.

II/ Auto-construction de la réception et de la création de la YouTube poop

A. Au delà d’une réception majoritairement difficile se créé un public actif

1.

Les freins à la réussite d’une réception unanime

Même si l’outil Youtube est un site d’hébergement de vidéos totalement mondialisé, présent dans trente-sept pays, l’objet humoristique YouTube Poop qui lui est rattaché reste encore relativement peu visible et connu du grand public. Il faut bien évidemment supposer que le public puisse accéder à internet et donc à YouTube. Les poops ciblent avant tout la Génération Y et s’adressent donc essentiellement aux jeunes ayant grandi dans un monde où le jeu vidéo et Internet sont importants et accessibles. Cette génération avide de vidéos virales, va, en partant à leur recherche, visualiser par hasard une vidéo YouTube Poop sans même savoir qu’il s’agit d’une YouTube Poop. Une fois l’objet découvert, la barrière de la langue n’est pas à exclure. En effet, pour pénétrer dans l’univers de la vidéo de YTP qui mêle comique de situation et comique verbal, il faut pouvoir comprendre ce que les personnages disent pour y être réceptif. Pourtant, même si le public comprend la langue utilisée, il peut se heurter à une nouvelle difficulté : l’incompréhension du langage c’est-à-dire des techniques utilisées et des codes culturels. Pour pouvoir entrer en connivence avec l’énonciateur de l’acte humoristique, ici le producteur de la YouTube poop, le destinataire va se confronter à un discours extrêmement codé, à un « jeu langagier » selon Patrick Charaudeau, en apparence incompréhensible11. Comment peut-il alors devenir complice d’un humour dont le langage lui est inconnu ? Le destinataire doit donc faire un effort de compréhension des codes de cette forme d’humour un peu particulière dont la complexité peut laisser perplexe. La YouTube Poop est un phénomène mondialisé car exporté dans plusieurs pays et pourtant chaque pays a sa culture propre et donc ses propres YouTube Poops. Le degré d’admissibilité, c’est-à-dire les frontières entre ce qui est admissible et ce qui ne l’est pas, dépend des cultures et du fonctionnement de chaque société12. Pour se comprendre le locuteur et le destinataire de l’acte humoristique doivent avoir des références culturelles communes, des codes culturels dont tous deux ont connaissance. La réception d’une vidéo YouTube poop dépend de l’ « intelligence commune » entre le locuteur et le destinataire13. 11. Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour ? », in Question de communications, 2006 – page 22 12. Patrick Charaudeau « Des catégories pour l’humour ? », in Question de communications, 2006 – page 25 13. Patrick Charaudeau « Des catégories pour l’humour ? », in Question de communications, 2006 – page 40


19 En effet, selon les cultures et pratiques sociales, un acte humoristique ne va pas avoir la même portée, et la réaction du destinataire variera en fonction de son capital culturel. Ainsi, en regardant une YouTube Poop italienne, on s’attend à retrouver les mêmes codes qu’en France et pourtant même si la forme est proche, le contenu lui change car il y a une barrière de langue et aussi une différence de codes culturels. On va comprendre les détournements par rapport à Tintin mais pas ceux qui seront faits sur un héros de dessin animé italien. Il y a donc une fracture par rapport à l’horizon d’attente, ce qui amène à une incompréhension de la part du destinataire. Il faudrait donc connaître l’objet original avant son détournement car il est le support de référence à la YouTube Poop. Par exemple, si l’internaute ne connaît pas les jeux vidéos The Legend of Zelda, parus sur la console Philips CDI, comment peut-il comprendre les détournements qui en sont faits dans une YouTube Poop ? Or ces jeux vidéo se sont faits connaître grâce aux détournements. Il faut donc être public éduqué de poop pour comprendre les poops. La connaissance de l’objet supposerait alors un relais d’opinion (selon la communication à double étage de Paul Lazarfeld et Elihu Katz) pour faire découvrir l’objet, véhiculer la connaissance aux publics non-initiés. Il faut bien qu’une personne au départ nous éveille aux codes, aux références utilisées dans une vidéo YouTube poop. L’« appropriation esthétique », selon Pierre Bourdieu14, consiste à adopter un point de vue esthétique sur des œuvres « déjà constituées », c’est-à-dire déjà analysées et approuvées par des gens qui ont appris à en reconnaître les codes. Néanmoins, la compréhension des codes n’implique pas forcément l’adhésion. Il faut relativiser ce besoin de référence culturelle car même si la généalogie des YouTube Poops est expliquée au public, cela ne va pas forcément le faire rire, notamment parce que les goûts sont socialement déterminés et donc distincts.

2.

Le succès d’une réception moins large mais plus participative

Une fois l’objet assimilé et apprécié, le réseau internet veut qu’il y ait interconnexion, c’est-àdire partage. Les réseaux sociaux poussent les utilisateurs à partager leurs goûts avec les autres internautes. Comme le dit Francis Balle, dans « Les Médias de Gutenberg à Twitter »15, le web 2.0 facilite le « do it yourself » donc permet la diffusion libre et le partage entre internautes. Chacun s’exprime « comme il l’entend avec une alternative aux médias unidirectionnels ». Si le destinataire aime la vidéo humoristique du locuteur, il va alors l’encourager, le soutenir, le faire connaître, et même commenter l’objet en question. Selon la « disposition esthétique » de Pierre Bourdieu, « l’appréhension et l’appréciation d’une œuvre dépendent de l’intention du spectateur »16. En fonction de ses normes et de son capital culturel le public va forger sa propre interprétation de l’objet. « Le public est acteur de la performance » (Eco, « Lector in fabula ») Le locuteur cherche à séduire le destinataire, à le faire adhérer, à lui faire apprécier le fait humoristique qu’il a produit. Il tient compte, lorsqu’il le crée, de son destinataire ; lequel influe donc indirectement sur la création de l’acte humoristique. Le public semble contenu dans le message. Le producteur a déjà une représentation du public 14. Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979 Chapitre « la distanciation esthétique »p. 36 à 42 15. Chapitre V. II) les espoirs de la « société globale » p.109-113 16. Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979 chapitre « la disposition esthétique » p.29 à 31


20 auquel il s’adresse, consciemment ou inconsciemment et le contenu s’en trouve modifié. De plus, le public peut influencer le créateur par une interaction avec lui, et ce par différentes formes. Il peut communiquer avec le poopeur par des commentaires sur les vidéos ou une participation sur le mur facebook du poopeur, et aussi par le biais de lives de discussion du poopeur avec ses auditeurs. La communication est à la fois directe et publique. Le poopeur français 123Lunatic a par exemple créé un compte sur le réseau social Ask.fm dont le principe est de recevoir des questions d’utilisateurs identifiés ou anonymes et d’y répondre. Ainsi l’échange communicationnel est au cœur même du lien créé par le réseau social.

Un autre élément semble avoir son poids dans l’influence du public sur le poopeur et sa création: c’est le nombre d’abonnés à la chaîne YouTube. L’abonnement indique une fidélité, un suivi du public sur la création. Les poopeurs deviennent des sortes de community managers, dont le but est de satisfaire, de divertir et d’animer la communauté d’abonnés. Le créateur se nourrit de la richesse de la réception. 123lunatic en ce sens, a créé un calendrier de l’avent de la poop. Ainsi, jusqu’au 24 décembre, le public et notamment la communauté d’abonnés pourra se divertir d’une vidéo par jour. C’est véritablement une création presque au service du public, qui cherche à répondre à ses attentes. Enfin, le public au-delà de l’interaction communicationnelle, peut également être contributeur au travers de créations participatives. Ainsi, le poopeur jefaischierlesgens demande à l’occasion un sujet, une source ou l’inspiration auprès de son public, comme le montre l’extrait d’un post visible sur la capture d’écran ci-contre « il me faut une voix pour faire un clash dans Skyrim olala Ep5 » (NB : une de ses poops).


21

3.

De la formation d’une communauté exigeante à la création d’un phénomène du culte

3.1

Une communauté de poopeurs

L’approche organique des liens sociaux au sein d’une communauté soutenue par Ferdinand Tonniës, dans Communauté et Société, apporte un éclairage sur le groupe des amateurs de la YouTube poop. Les individus de ce groupe, pour reprendre la théorie d’Etienne Wenger, de par leur engagement mutuel, leur entreprise commune, leur répertoire partagé, forment une « Communauté d’apprentissage ». Les poopeurs sont unis par des pratiques communes, des centres d’intérêts partagés, que sont la création et le visionnage de vidéos YouTube poop. Les relations qui les rassemblent sont spontanées et s’inscrivent dans une solidarité organique, non contrôlée ni supervisée par une quelconque instance. Les poopeurs forment une communauté telle qu’Etienne Wenger la définit. En effet, ils se réunissent autour d’un même projet qui nécessite un engagement commun de la part des membres, une communication forte et dynamique faite de critiques dans le but de construire leur univers. Ils partagent des outils, des codes et des références communs pour créer un style identitaire. Les poopeurs forment une « communauté d’apprentissage » nourrie par l’échange et les désaccords que nous retrouvons dans leurs conversations. En effet, les poopeurs discutent entre eux via diverses plateformes : YouTube, YouChew Poop, Ask.fm, Facebook, Twitter, etc.


22

A partir de cette capture d’écran, on constate que YouChewPoop.net est une plateforme dédiée aux conversations entre poopeurs, via les forums et les blogs, mais également au partage et visionnage de YouTube poops. Ils ont même un calendrier qui leur est propre pour organiser des rencontres et suivre les événements de la communauté. Cependant, il peut paraitre dérisoire de parler de « communautés » dans l’univers du web 2.0. Les participants des communautés numériques peuvent se retrouver sur des lieux communs et se structurer pour former une communauté. Mais comme l’explique l’article « 10 propriétés de la force des coopérations faibles »17,« Il existe une très grande variété de formes collectives sur les plateformes du web 2.0 qui ont des architectures, des modes de gouvernance et des trajectoires très différentes. En deçà de la forme “forte” de la communauté, ce sont souvent des “coopérations faibles” organisées en collectif provisoire, imparfait et labile ». Leur pérennité est moins assurée du fait de la « déterritorialisation » de leur sociabilité, ils ne communiquent finalement que par le biais de la Toile. Mais nous verrons que la contribution des poopeurs à « un corpus, un donné informationnel commun », pour reprendre les termes d’Isabelle Compiègne18, leur permet véritablement de se reconstruire un territoire commun : les YouTube Poops.

Les poopeurs détournent des objets de culture dominante

Patrice Flichy parle d’« individualisme en réseau »19 quand « l’individu doit s’assumer de façon complètement autonome et en même temps en interrelation permanente avec les autres, c’est le modèle de l’individualisme en réseau ». Un des objectif des poopeurs est donc d’exprimer ce qui les individualise, ce qui les rend unique. L’outil YouTube permet de contribuer à la « définition identitaire » des poopeurs, « à l’élaboration de leurs réseaux de relations ». En exprimant leur individualité en s’affirmant « autonomes » les poopeurs se confrontent à la norme, à la culture dominante dite mainstream. Ils ne sont pas dans le suivisme des médias qui font et refont les sujets qui ont du succès à l’infini, n’ont aucune contrainte d’audience et se moquent de « la tyrannie de l’audimat »20. En bref, les YouTube Poops 17. D.CARDON, M. CREPEL, B. HATT, N. PISSARD, C. PRIEUR, « 10 propriétés de la force des coopérations faibles », in InternetActu.net 18. Isabelle Compiègne in La société numérique en question(s)- Chapitre 3 : Une sociabilité renouvelée ? p.33 à 43 19. Patrice Flichy in « l’Individualisme connecté entre la technique numérique et la société » Réseaux n°124,2004. 20. Francis Balle, Les médias de Gutenberg à twitter.


23 ne répondent à aucune logique commerciale et se permettent de prendre le risque de gêner ou choquer. Il semble donc que la YouTube Poop est exclue de la culture dominante.

Les poopeurs communiquent un humour et des codes qui marquent leur identité propre.

La communauté se constitue « hors normes, hors conventions »21. Isabelle Compiègne parle d’« auto organisation »22 dans les communautés numériques, puisque ce sont « les participants eux-mêmes qui créent et font appliquer des mécanismes de régulation collectifs auxquels ils se soumettent ». Les poopeurs cherchent à prescrire des règles communes. La capture d’écran cidessous illustre ce propos.

« We do our own stuff, and we’d like to keep it that way. Whenever we’re mentioned, it’s always in relation to stuff like this, and it’s kinda embarrassing. We don’t like it, and we really don’t like it when our stuff is called “modern art” or whatever. For a Yale writer, you are horribly misinformed. You obviously know your stuff, but you failed to research enough into this.Better examples would’ve been pilli10, MrJLBrown, Geibuchan, Stuart K Reilly, Likety, superchops, SashicX, MountainDewManN, DinnerWarrior, mowub, ilovemadnesscombat, or heck, even myself (MRLOL785). All of these people are more indicative of the modern styles of Youtube Poop than WalrusGuy or Waxonator. »23 Les poopeurs revendiquent une liberté dans la création de leurs YouTube Poops. Dans une certaine mesure, leur démarche est destructrice vis-à-vis des règles, ils se considèrent indépendants et refusent tout cloisonnement dans leur expression. Par une déstructuration poussée, les poopeurs ont l’impression de s’affranchir de toute convention. Pourtant, le public non averti reconnaît l’identité d’une YouTube poop par sa déconstruction et son extravagance extrême. Il semble donc bien que l’absence de règles crée la règle et que cette communauté voulant se construire hors conventions finit par instituer ses propres codes. En effet, les poopeurs ont finalement créé un style identifiable de par sa démesure qui en devient donc catégorisable. Cela est renforcé du fait que les YouTube Poops correspondent à une forme type 21. Alain de Wasseige, Culture et Sociale 22. Isabelle Compiègne, Chapitre 3 : une sociabilité renouvelée, La société numérique en question(s) 23. YouTube Poop : Meme as Art, Community / 3 Novembre 2012, in Fair Use & Remix Culture, de William A – YLT 2012. http://www. yalelawtech.org/fair-use-remix-culture/youtube-poop-meme-as-art-community/


24 d’humour. Les codes et les références culturelles de la YouTube Poop, créés pour faire rire, sont marqueurs d’une identité propre à la communauté puisqu’ils sont partagés. La communication est la condition indispensable pour entrer dans une communauté. En effet, le partage et l’échange de références culturelles facilitent l’intégration. Cette capture d’écran24 montre clairement que les poopeurs s’auto-influencent, mettent en commun leurs connaissances et leurs références, ce qui semble incarner la théorie d’Etienne Wenger sur la communauté d’apprentissage.

Les poopeurs sont devenus très exigeants et veillent à ce que personne ne nuise à la cohérence de leur communauté.

Pouvant donc se comprendre comme une communauté à part entière, la YouTube poop crée des freins à la porosité de ses codes avec la culture dominante. Il est intéressant de constater que dans plusieurs cas, c’est la communauté-même des poopeurs qui est exclusive et responsable de l’inaccessibilité de ce milieu. En d’autres termes, la communauté est intrinsèquement liée à une forme d’exigence pour pérenniser les codes de la création, qui la rend plus imperméable à un public large et peu averti. Ainsi, la communauté œuvre pour une qualité de réception et de création. C’est un phénomène presque d’élitisme, de mise en marge volontaire d’une facilité d’expansion du phénomène. L’exemple le plus pertinent est la vidéo dans laquelle François Hollande « chante » le thème musical de Super Mario25, superbement relayée par les médias online et télévisuels, qui a été vu plus de 2 100 000 fois sur YouTube. Or la vidéo qui met en scène François Hollande est assez pauvre dans sa réalisation, et le travail musical du poopeur n’est pas assez abouti pour satisfaire la communauté. La vidéo récolte plus de 2000 pouces rouges. Pour se conformer à l’exigence de la communauté, le poopeur jefaischierlesgens, entre autres, a répondu à la vidéo à 24. Fil de commentaires de la vidéo « [Youtube Poop French] C’est l’heure de la pub » deYoshiKevin, http://www.youtube.com/watch?v=h1iU0cWAUZo 25. « Hollande chante Super Mario ! », 13 septembre 2012, Costelvania, http://www.youtube.com/watch?v=hUtMENZqExo


25 partir de la même source26, l’introduisant par une adresse à l’auteur de la vidéo précédente qu’il juge insatisfaisante et « insultante » à l’égard des créateurs de poops musicales françaises. De plus, il ajoute que les spectateurs de la vidéo précédente « ne tomberont jamais sur cette vidéo, mais c’est pas grave, ce qui compte c’est ce qu’il y a dedans après tout et non le nombre de fois qu’elle sera vue ». Cette affirmation illustre bien les caractéristiques du public des poops : un public restreint (93 249 vues pour cette vidéo), mais très averti que les créateurs de poops veulent satisfaire par une exigence dans le respect des codes qui régissent les poops. Cette exigence est exclusive mais constitutive de la communauté. Ce jeu de protection du territoire et de l’image (jefaischierlesgens se revendiquant ici défenseur des autres poopeurs français) montre les freins de la transmission de cette culture. Cette exigence conduit à l’émergence d’une figure de poopeurs plus reconnue que d’autres. Comme le dit le poopeur Stuart K Reilly dans son commentaire ci-dessous27 : il y a des « figurehead » à l’intérieur de la YTP, comme des instances influentes notamment sur la réception.

Certains poopeurs influent jugent ce qu’il faut aller voir, les poops qui sont acceptées, fiables, viables. Certains poopeurs vont même plus loin en donnant des avertissements au public et déconseillent les vidéos figurant sous la balise « YTP », qui n’est en aucun cas un label garantissant la qualité de la poop, comme pour compliquer encore plus la tâche du néophyte. « First, cdi cut scenes are not, repeat NOT, a favorite among youtube poopers. They will always be associated with the beginnings of ytp and will continue to be used as long as someone can squeeze one more drop of humor out of them, but they are mainly a dead source. Second, do not, repeat do NOT search for ytp by typing youtube poop into the search bar on YouTube. You will be inundated with horrible videos. Not all poop is equal. To find the good stuff you will either have to know where to start or wade through a veritable flood of videos that will turn you off forever ». 26. YouTube, « Hollande chante Love-coloured Master Spark ! », 23 septembre, Jefaischierlesgens, http://www.youtube.com/watch?v=RL4O435OjHI 27. Fil de commentaires de l’article YouTube Poop : Meme as art community, http://www.yalelawtech.org/fair-use-remix-culture/youtube-poopmeme-as-art-community/


26

3.2

Le culte : conséquence de l’exigence des poopeurs

La YouTube poop, comme nous l’avons vu précédemment, ne bénéficie pas d’un nombre de vues assez important pour être établie comme « culte ». Le phénomène est étendu dans le monde entier mais seulement pour une minorité d’internautes avertis. C’est pourquoi, il faut comprendre le terme « culte » pour qualifier quelqu’un ou quelque chose qui suscite l’enthousiasme, la vénération d’un public, généralement restreint. Ainsi, on envisagerait le culte de la YouTube poop comme une communauté, celle des poopeurs qui se retrouvent autour d’un culte : les poopeurs référents, leurs vidéos, et certaines sources. Il y aurait donc des poopeurs fondateurs et dominants auxquels le public se réfèrerait. Leurs creations créent donc de nouvelles tendances, ou bien boostent l’exposition d’un meme lorsqu’ils l’intégrent à une de leurs creation.Ils sont connus, adulés, imités, servent d’inspiration, de comparaison, de modèle. Ils deviennent alors des sortes de divinités comme 123Lunatic ou jefaischierlesgens pour la communauté française. Quand ce dernier a commencé, il a reçu des retours positifs du poopeur très influent Groscacaboudin qui l’a plébiscité. Cet acte l’a encouragé à continuer, puisque qu’un commentaire positif d’un poopeur célèbre est une forme de consécration. Le culte se comprend alors de par sa racine latine cultus, dérivé du verbe colere, qui veut dire au sens propre « cultiver » et par extension « rendre un culte ». La dimension sacrée prend tout son sens « on rend hommage à une divinité ». Rendre c’est bien redonner, répéter un don qui a déjà été fait. Le public des poops va donc rendre hommage aux poopeurs en créant lui aussi. La communauté partage et participe au culte des poopeurs référents et plus généralement au rayonnement de la culture YouTube poop en créant des vidéos à son tour. C’est la moindre des choses dans une communauté imitative telle que celle des YouTube Poop. Toute réutilisation de source est une forme d’hommage. A un autre niveau, on peut voir le culte s’opérer dans le fil de commentaire de la première poop historique « I’d say he’s hot on our tail » de SuperYoshi. Les commentaires témoignent du culte, ils sont un recueillement mystique, des mots d’hommage, de respect, d’admiration pleine de solennité. On peut aussi voir ce culte au travers du remastering de cette même vidéo en 2008, sous le titre « I’d say he’s hot on our tail (Remastered) » par un autre poopeur, qui l’a entièrement reconstruite, en HD. Le culte porte également sur les sources elle-mêmes, ou les personnages récurrents. En France, aussi étonnant que cela puisse paraître, Jean-Pierre Coffe est un mythe. Cette assertion provocatrice est à prendre au sérieux. Les poop sur Jean-Pierre Coffe ont tellement pullulé sur youtube et les références ont tellement été utilisées par toute la communauté de poop française qu’il est devenu un objet-monde, qui donne lieu à des détournements vidéo, il devient personnage dans d’autres poops, il est référencé de tous côtés, et ses répliques devenues cultes ont même fait l’objet d’une adaptation en jeu vidéo par un amateur28, bourré de références aux poops.

28. Jean-Pierre Coffe Simulator, par Zwergf http://jpc-simulator.elynx.fr/coffe.php


27

B. Le processus créatif, révélateur du lien public/créateur

1. Rétroaction du public

Si l’on continue la réflexion autour de la « démocratie sémiotique », il faut noter que dans la rhétorique politique, la première étape est souvent la réfutation des arguments de l’adversaire avant l’exposition des siens. Dans le cadre de la Youtube poop, le phénomène du « tennis » obéit à cette même loi : en répondant au pooper par la réutilisation et le remixage de la poop de celui-ci, le second pooper exprime son identité de membre d’une communauté, où l’humour peut être objet de débat sous la forme de contenus remixés. Nous sommes effectivement encore dans le « paradigme expressiviste » défini par Laurence Allard. Dans le phénomène du tennis, qui « consiste à pooper la poop précédente sur plusieurs round » (Télérama), nous dépassons le simple schéma d’un message à sens unique de l’émetteur au récepteur. La réponse du récepteur est à l’origine d’un dialogue construit, d’un combat presque rhétorique entre deux membres d’une même communauté, et influe donc massivement sur la création. Un bon exemple qui illustre la rétroaction directe du public est une vidéo de jefaischierlesgens , qui répond en vidéo à un commentaire YouTube d’une de ses précédentes vidéos, lui reprochant de faire des erreurs dans ses poops musicales. Sa réponse est une vidéo irréprochable au niveau des notes, introduite par des captures d’écran du commentaire critique en question, sur une musique culte de cette communauté, et réputée très difficile. Le public a ici directement influencé sa création et a emmené le poopeur a montrer de quoi il était capable.29

2. Génèse et évolution de la YouTube Poop Qu’est ce qui a pu passer par la tête du premier créateur de poop ?

Le 22 décembre 2004, Matt Mulligan découvre par hasard Windows Movie Maker, logiciel de montage audiovisuel pré-installé sur son PC. Il y importe « Recycled Koopa », un épisode de la série animée « « Adventures of Super Mario Bros 3 », édite la vidéo de façon rudimentaire, en répétant des séquences de façon aléatoire et modifiant l’ordre de certaines scènes. Le résultat est un montage qu’il nomme « Super Mario Bros 3 REMIXED!!! » qu’il poste sous le pseudonyme SuperYoshi sur Sheezyart.com, site web communautaire de partage artistique. YouTube n’existe pas encore. Un des amis de Matt Mulligan, RetroJape, produit des remix à son tour, en utilisant les dessins animés Mega Man et The Adventure of Sonic the Hedgehog (tous deux également adaptés de jeux vidéo). D’autres amis les imitent, et leurs vidéos sont bien reçues par les visiteurs du site. Il faudra attendre le 27 novembre 2006 pour que la première vidéo de SuperYoshi soit uploadée sur YouTube avec pour titre « I’D SAY HE’S HOT ON OUR TAIL ». Elle est considérée comme la première YouTube Poop. Elle ne comprend que très peu des conventions stylistiques qui seront développées plus tard mais en pose les premières bases, en termes de répétition de séquences et de montage narratif. De l’aveu de SuperYoshi, le but initial était d’ennuyer le public. En polluant ainsi YouTube avec des contenus modifiés, il entendait contrarier ceux venus chercher des contenus intacts, et s’amusait des commentaires étonnés des visionneurs. 29. [MV] Rainbowlol de Jefaischierlesgens, https://www.youtube.com/watch?v=6y8mhcSi3aY#


28 Le terme YouTube Poop n’est utilisé que des mois plus tard, lorsque le phénonème prend de l’ampleur, à l’initiative de YouTubers tels que TheElectricCheese. D’après l’article « YouTube Poop sur Youchew.net, c’est Yaminomalex qui invente le terme de YouTube Poop, arguant à ses amis « I am uploading poop to YouTube », « poop » signifiant excrément en anglais. Avec le succès croissant, les YouTube Poop ont dérivé de leur objectif premier visant à troubler les gens. Au lieu de chercher l’incompréhension systématique d’un public tombé par erreur ou hasard sur les vidéos, les poopeurs vont chercher à amuser ceux qui viennent chercher du divertissement, en signalant par avance la nature de la vidéo grâce à une balise30 qui précède le titre des vidéos (« [YTP] » le plus souvent). Devenues ainsi reconnaissables, celles-ci gagnent en popularité et une communauté commence à se former autour des amateurs, et des codes et « façons de faire » naissent. Près d’un an après la première YouTube Poop, deux français, Kurisu et Qlex, réussissent à se procurer sur eBay les versions françaises des jeux Zelda : The Wand Of Gamelon et Link : The Faces Of Evil. Ils publient alors le 7 septembre 2007 la première YouTube Poop française intitulée Un Festin pour Dîner.

L’évolution de la poop

Si l’on compare la première YouTube Poop à une poop de 2013, un fossé incroyable semble les séparer. SuperYoshi, père fondateur de la poop, donne dans une interview une piste pour expliquer les changements qui ont traversé le phénomène : « I like being credited as the starter of the chain reaction but not to video editing in general, something I’m obviously not the first to do. I started that Hot On Our Tail video which made me do other videos with friends. Then I inspired people […] who inspired other people who inspired hundreds others who went onto the thousands, etc… »31 En effet, SuperYoshi relève l’importance du concept d’inspiration. Dans une communauté imitative comme celle des YouTube Poop, chaque créateur est public d’autres créateur. Et c’est en nourrissant de sa créativité propre ses œuvres qu’il en inspire d’autres. Le processus évolue forcément. On peut distinguer trois types d’évolution qui ont transformé la poop en ce qu’elle est aujourd’hui. La première est l’évolution technique : lorsque SuperYoshi créé sa première vidéo, les effets visuels proposés par le logiciel qu’il utilise (Windows Movie Maker) sont extrêmement basiques. En quelques années, les solutions logicielles proposées ont évolué, pour proposer bien plus d’effets, autrement plus complexes. De plus, le nombre de sources à disposition (contenus numérisés) a augmenté de façon considérable. La seconde est l’évolution culturelle, naturelle : avec le temps, Internet a vu exploser la culture des mèmes, l’émergence d’une culture geek mondialisée et en parallèle, des appropriations nationales, des particularismes culturels des individus qui se sont affirmés de plus en plus fortement. Tous ces facteurs influent sur le contenu culturel des poops, et expliquent qu’on utilise des sources de plus en plus variées, et non plus seulement liées au jeu vidéo. Enfin, l’évolution communautaire, celle plus subtile, qui se passe à l’intérieur même de la communauté, et qui modifie ou créé des tendances et des conventions stylistiques, dictées entre autres par les poopeurs célèbres. L’abandon de certaines sources en est l’exemple le plus fréquent 30. Il convient de noter que l’utilisation de la balise est fréquemment abandonnée par les créateurs qui obtiennent suffisamment de notoriété pour pouvoir s’en passer. L’utilisation de la balise devient l’apanage des « newcomers » en manque de notoriété, qui en ont besoin pour espérer être visibles. 31. Q&A with YouChewPoop » Interview avec les pères fondateurs de la YTP sur KnowYourMeme.com


29 : il apparait par lassitude due à une sur-exploitation. Sur sa page Voxmakers32, le poopeur groscacaboudin explique lui-même l’évolution de son style au fil des années : « Le style évolue à cause de la lassitude provenant des codes « classiques » dans ce genre de montages, puis les vidéos passent de la simple parodie absurde au psychédélisme complet »

3. Les enjeux et motivations du créateur :

De l’humour au message

Faire rire, se faire rire, divertir, semble évidemment la première motivation du poopeur. Il arrive toutefois que la démarche créative s’inscrive dans la volonté de faire passer un message. Le créateur peut souhaiter faire découvrir une source (pour ce qu’elle est, ou ses possibilités de détournement), se moquer de quelque chose (un homme politique, une publicité mal jouée), choquer par contraste, détourner pour protester ou au contraire exprimer une passion, re-créer pour raconter autrement des événements ou pour en montrer l’absurdité. Les enjeux possibles du remix sont multiples. Il s’agit alors d’exprimer ou partager une protestation via des contenus initiaux transformés. De la même manière que les vidéos détournements de Mozinor, à la base uniquement humoristiques, ont basculé parfois dans le domaine du politique (« Le Caca », 2011, acronyme de Confédération des Associations Contre l’Apartheid, où il dénonce les dérives des associations anti-racisme), les poops savent s’engager sur des terrains glissants tels que le terrorisme33 ou les élections. Dans un registre plus léger, il y a quelques années, si une chanson telle que Baby de Justin Bieber avait été matraquée à la radio ou à la télévision comme un produit de consommation culturelle de masse, nous n’aurions pu que la subir passivement jusqu’à l’écœurement, comme ce fut le cas avec de nombreux tubes de l’été. A l’ère de l’Internet participatif, la poop peut endosser le rôle de moyen d’auto-défense numérique.

De l’art ?

Dans la lignée généalogique exposée en première partie, déclinaison Web 2.0 du cinéma expérimental, au croisement du dadaïsme, du mouvement punk, de la contre-culture… Si pour certains, y compris des aficionados, les YouTube Poops ne sont que des vidéos de divertissement, pour d’autres, elles relèvent de l’art. Le 11 mars 2012, avant d’uploader la vidéo du tennis entre lui et manfob22, Jefaischierlesgens poste sur son compte Facebook (qui est une page « Artiste »). « 14:50 min, c’est la durée de la prochaine poop. 2 141 Mo, c’est sa taille. C’est la poop FR la plus random. Peut être la plus random du monde, je ne sais pas, j’ai pas tout vu. C’est un tennis de 9 vidéos, la vidéo suivante est la poop de la précédente, inutile de dire que ça finit en bordel. L’idée a vraiment été de revenir aux origines du tennis et de la poop = polluer youtube + poopage de poop en chaine. C’est pas forcément drôle, c’est souvent chiant à regarder et c’est hyper 32. Page perso de groscacaboudin sur Voxmakers. http://www.voxmakers.fr/?page_id=32 33. « Message à la france de la part de moudjahidines et ses copines du Shampoing » de LBQ3TS , http://www.youtube.com/watch?v=m9k2wZ0QhM


30 compliqué à faire. Pour certains c’est naze, pour d’autres c’est une véritable bible, qu’importe, ça ne laisse pas indifférent. Je tenais particulièrement à la mettre en ligne parce que je considère cette vidéo comme une œuvre d’art. » Si c’est un art, il lui manque en tout cas une reconnaissance publique, bien qu’il est intéressant de noter, concernant justement la vidéo dont parle jefaischierlesgens34, qu’un article est paru dans Télérama pour vanter ses qualités.35 Art ou pas, la YouTube Poop n’en possède pas moins une fonction mémorielle des œuvres (certaines œuvres, si elles n’étaient pas remixées, seraient oubliées). C’est le cas pour les cinématiques des jeux de Philips CDI Zelda et Mario. A noter que cette fonction échappe à l’auteur, et ne dépend pas de sa volonté : en utilisant une source, il prolonge son souvenir, qu’il l’ait souhaité ou non.

4. Un art de faire : la complexité des conventions stylistiques

Les codes mécaniques

Le but de cette partie n’est pas de dresser un catalogue de toutes les mécaniques humoristiques utilisées dans les poops, (l’utilité serait contestable, et l’exercice vain : de nouvelles mécaniques émergent constamment), mais cette plongée dans les conventions stylistiques répond en partie à la problématique d’inaccessibilité des YouTube Poops, en ce qu’elle permet de comprendre les principes fondateurs de la création, la diversité des mécaniques, et d’envisager le temps et l’expérience nécessaire au public (et au créateur) pour les assimiler. • Le sentence-mixing : prendre des mots ou des syllabes et changer pour en créer de nouveaux, et faire dire des choses soit absurdes soit vulgaires aux personnages. • La juxtaposition de phrases : permet de créer une situation de dialogue artificielle entre deux personnages qui ne discutent pas dans la vidéo originale, ou bien de créer un discours, sensé ou non, à partir de phrases isolées ou non-juxtaposées à l’origine. Combiné avec le sentence-mixing, il donne des résultats assez dingues. • L’animation d’éléments : des élements qui ne devraient pas bouger (une moustache, une tête, un meuble) s’animent. • La déformation visuelle : des éléments visuels deviennent très gros ou très petits, ou sont déformés à l’aide de filtres et d’effets spéciaux. • La déformation sonore : des ambiance sonores, des bruitages ou des voix sont modifiées (plus graves, plus aigues, plus rapides, plus lentes…). Lorsque la hauteur d’un son est modifiée indépendamment de sa durée, on parle de pitch shifting. • Le reverse-motion : passer une séquence à l’envers, soit simplement pour le côté absurde, soit pour créer un nouveau sens. On verra par exemple quelqu’un ramasser un objet, puis, le reposer en reverse-motion. • La répétition : un classique de l’humour, utilisé à outrance dans les poops. 34. «[YTP TENNIS] Manfob22 vs jefaischierlesgens » http://www.youtube.com/watch?v=YITy5MX3qkw 35. Scan de l’article Télérama en question : http://bit.ly/IWpDx8


31 • Le ear-raping (littéralement viol d’oreille), c’est-à-dire pousser à saturation le volume sonore d’un coup, sans prévenir. • Les sources elles-mêmes : lorsque la source détournée est elle-même drôle ou ridicule. • Le random : c’est la composante des poop la plus difficile à expliquer. L’humour random, aléatoire, qu’on pourrait aussi appeler WTF, c’est une forme de non-sens. Il y a une différence avec un déroulement « classique de poop » en ce que le random ne suit aucune logique. C’est de l’humour fabriqué par hasard au fil du montage. • La référence à d’autres poop : lorsqu’un poopeur utilise des éléments issus de poop créées par lui-même ou d’autres poopeurs. C’est une des mécaniques les plus intéressantes puisqu’elle soulève tous les enjeux d’appropriation et de réappropriation des codes. • La vulgarité décalée : faire dire des obscénités à des personnages soit très sérieux (comme des personnalités politiques) soit tout à fait innocents (comme des personnages de dessin animé) • Le doublage : c’est un des principes fondateurs du détournement : ne pas toucher à l’image, mais modifier simplement les voix. Le poopeur peut doubler soi-même, utiliser la synthèse vocale, voire rechercher dans la filmographie d’un doubleur en particulier pour retrouver sa voix dans de nouvelles phrases, qui sont autant de nouvelles sources. Une synchronisation labiale réussie assure le crédibilité du doublage. • L’arrière-plan : une scène absurde peut devenir d’autant plus drôle qu’elle se passe en arrière plan, et qu’on peut ne la remarquer qu’après plusieurs visionnages • Le texte ajouté : l’écriture de texte au premier-plan de l’image, soit pour la compléter, soit sans lien. • Les bruitages et la musique : l’utilisation de son intra ou extra-diégétique, pour renforcer le propos, ou le décrédibiliser, selon la cohérence du son avec l’image. • La mise en musique : faire chanter un personnage avec du pitch shifting, ou faire une musique à partir de bruitages. • L’absurde : composante commune à la plupart des poops, les situations sont surréalistes, les phrases n’ont pas de sens, les mots perdent leur portée… des fois on n’est pas loin de Ionesco, des fois…ça vole moins haut. • Le running gag, lorsqu’une répétition se fait à trois reprises ou plus à divers moments de la vidéo. On parle d’Overly-Long Gag lorsque le nombre de répétitions est trop important. • Le changement de vitesse (ralenti ou accélération) de l’action. • Les Stutter Loop : il s’agit de diffuser en boucle une séquence courte de la vidéo. • Le freeze : arrêter l’action, mettre en pause, utiliser un plan fixe et immobile


32 • Le remplacement : substituer un visage à un autre, ou un mot à un autre, de façon systématique ou ponctuelle. • L’insistance sur un élément récurrent de la source, mis en évidence par la répétition ou le montage. • La coupure de parole : soit pour créer une effet (malaise, silence, vexation, tension), soit pour créer phonétiquement autre chose (Couper une phrase au milieu d’un mot change parfois le sens de la phrase). • L’insertion d’images ou de textes subliminaux : de sorte qu’on doive mette en pause la vidéo pour pouvoir les comprendre. Soit pour aucune raison, soit pour jouer avec le médium, soit pour un effet comique.

Différents types de poops

En plus des YTP dites classiques, certaines poops possèdent des codes encore plus spécifiques, qui permettent une classification. • Les YTP battles Le principe de ces vidéos est de simuler un combat entre deux personnages récurrents des poop, avec les codes des jeux vidéo de combat, des RPG (Rôle Playing Game) où les ennemis s’attaquent au tour par tour, et des battle de rap. On peut ainsi trouver des vidéos de Jean-Pierre Coffe qui se bat contre un poney de la série My Little Pony, ou encore de Jean-Luc Mélenchon en proie à un combat avec l’économiste François Langlet.36 • Les YTP tennis Cette forme de poop se pratique à deux, et consiste à pooper alternativement sur plusieurs rounds la poop précédente. Evidemment, plus il y a de rounds, plus les poops deviennent psychédéliques et incompréhensibles. Les YTP tennis sont davantage une collaboration qu’un duel, il n’y a pas de vainqueur ou de perdant. Chacun des poopeurs peut au fil du tennis ajouter des sources et des éléments nouveaux, mais doit garder la dernière version de la poop comme base. • Les Let’s play YTP ou YTP Gaming C’est une variante du Let’s Play, un genre de vidéo très en vogue sur les sites de partage vidéo. Le poopeur s’enregistre en train de jouer à un jeu vidéo et de commenter ses actions, puis retravaille ses prises de vue en ajoutant des éléments qui relèvent des YouTube Poops. En général, ces poops forment des séries en plusieurs épisodes, consacrés à un jeu précis. • Les MV MV est l’acronyme de Music Videos. Ce sont des vidéos un peu spéciales qui reprennent la plupart des codes des poops (faites par des poopeurs, pour le public des poops). Elles consistent à 36. « [YTP]FR Mélenchon » de Jefaischierlesgens, http://www.youtube.com/watch?v=SJoju6Zc5r8


33 reproduire des musiques à partir de sons et de bruitages à partir de différentes sources. Elles sont intéressantes car les choix musicaux témoignent de la sous-culture dans laquelle sont nées les poops. Très souvent, les musiques utilisées en MV sont des musiques de jeux vidéo, témoignant de l’appartenance des poops à la culture geek. Les MV utilisent des techniques avancées de pitch shifting, demandent des heures de travail et s’étendent du plus facile, la reproduction d’une mélodie à une seule voix, jusqu’à des oeuvres polyphoniques hallucinantes.

La technique

La création d’une poop est accessible à tout amateur possédant des bases de savoir-faire en montage audiovisuel, ou la débrouillardise des digital-native. L’existence de logiciels de montage intuitifs et simples d’utilisation tels que Windows Movie Maker (intégré à tous les ordinateurs sous Windows) élargit la sphère des créateurs potentiels. Pour les plus avertis, des logiciels professionnels sont disponibles, permettant davantage d’effets, parmi les plus célèbres on peut citer Sony Vegas ou Adobe Premiere. Outre sa capacité à faire du montage, le créateur multiplie son potentiel s’il maîtrise le dessin, le graphisme, la retouche d’image, le détourage d’objets, voire l’animation. En ce sens, qui veut créer une poop utilisant un maximum des mécaniques humoristiques doit maîtriser toute une suite de logiciels dits créatifs, d’animation, de retouche photo et de dessin, et de montage audiovisuel. La différence entre le poopeur lambda et le poopeur culte tient généralement à cette capacité d’être poly-spécialiste et d’officier dans tous les domaines créatifs, favorisant l’émergence d’œuvres très personnelles, et donc d’un style unique.

Le choix des sources

Comment expliquer malgré le caractère quasi-illimité des sources exploitables que certaines sources soient plébiscitées plus que d’autres, et exploitées à outrance, jusqu’à lasser la communauté ? Parce que les créateurs ont d’abord été public d’autres poops. Ils partagent une culture commune à plusieurs niveaux : culture web, culture nationale, culture geek, culture de poopeur… Il faut comprendre que l’utilisation d’une source par un poopeur en fait une source potentielle pour tous les autres poopeurs. L’inspiration pour les sources est nourrie par l’environnement du créateur, saturé de contenus audiovisuels, influencé par le cadre communautaire de la poop et des autres créateurs. L’actualité aura donc un impact sur ses choix de sources (les vidéos qui font le buzz par exemple), de même que les sources utilisées par ses confrères créateurs, en résonnance avec l’actualité ou non. Le choix se porte d’autant plus facilement sur des vidéos où le texte est énoncé clairement et de façon articulée, et où les mouvements physiques (du corps par exemple) sont mécaniques, précis, facilement détournables, désarticulables. La fluidité nuit aux possibilités de montage là où les gestes hachés, saccadés, ainsi que les phrases claires qui font la part belle aux silences sont des mines d’or pour les poopeurs.


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Comment et pourquoi une source devient culte ?

Illustration à travers deux exemples de leitmotive internationaux des YTP. Les cinématiques des jeux Zelda CDI Le développement des détournements des cinématiques des jeux Zelda (licence de Nintendo développéé sur la console Philips CDI), Zelda : The Wand Of Gamelon, et Link : The Faces Of Evil, sur YouTube n’est pas entièrement datable, mais la vidéo originale des cinématiques complètes, rippée depuis les jeux, y fut uploadée par le poopeur MasterAl le 26 janvier 2006. Une fois en ligne, les cinématiques des jeux Zelda CDI pénétrèrent la communauté des poopeurs, et se répandirent comme une trainee de poudre, et gagnèrent rapidement le statut de sources le plus utilisées dans les poops. Wikitubia note les cinématiques de Zelda CDI parmi les plus vieilles sources à poop à usage massif, les qualifiant de « AIDS » (SIDA en anglais), à cause de leur principe de contamination. Peu de temps après, c’est un autre jeu CDI sous licence Nintendo, Hotel Mario, dont les cinématiques subiraient un traitement similaire. Certaines lignes de textes, à force de répétition ou simplement parce qu’elles sont particulièrement mauvaises ou inattendues (le Roi qui déclare « je me demande ce qu’il y a pour diner ») sont devenues des leitmotive, réutilisées dans de nombreuses poops, sorties de leur contexte ou non, avec ou sans modification. On remarquera que la plupart des répliques ridicules, notamment le Roi qui dit « Mon petit » (en anglais « Maah boy »), sont utilisées tant en France que dans les autres pays. D’autre part, le fait que ces sources échappent au contrôle sur YouTube (les ayant-droits se souciant guère de l’utilisation des contenus vidéo de ces jeux), et donc l’absence de risque que leur utilisation représente peut expliquer leur succès. “ Pingas!” Le phénomène est parti d’un épisode de dessin animé « The Adventures of Sonic the Hedgehog » (adapté du jeu vidéo du même nom), titré « Boogey-Mania » dans lequel Dr. Robotnik, ennemi du héros, prononce la phrase « SNOOPING AS USUAL I SEE? », avec beaucoup d’emphase sur les syllabes PING et AS. Lorsque qu’un poopeur découvre la vidéo en 2007, il tronque la phrase en enlevant le début et la fin, intégrant la séquence dans une vidéo, substituant à des mots ou des noms le nouveau mot ainsi créé : « PINGAS », très proche phonétiquement en anglais du mot « PENIS ». Stegblob est le premier poopeur à l’utiliser dans une vidéo du 27 mai 2007 “Robotnik Has a Viagra Overdose”. Le mème prit non pas immédiatement, mais un an plus tard, lorsque McMaNGOS, un poopeur inspiré par la séquence de Stegblob poste « THIS VIDEO CONTAINS WIN », une poop où une musique du jeu vidéo Super Smash Bros. est chantée par Dr Robotnik uniquement à base du mot Pingas. Puis le phénomène connaitra une expansion incroyable jusqu’à nos jours, avec une multiplications


35 de vidéos où tout bruitage ou mot est susceptible d’être remplacé par « PINGAS », le tir d’une arme, les paroles d’une chanson, le cri d’un animal, etc. Il suffit de lancer une recherche du mot-clé « Pingas » sur YouTube (75 000 résultats, à titre indicatif) pour se rendre compte de l’ampleur atteinte par le mouvement. Il est impossible de trouver du contenu sur Dr. Robotnik sans qu’il soit fait référence au fameux mot, qui a même pénétré la pop-culture puisque la phrase entière, devenue culte, a été prononcée en clin d’oeil par le personnage dans le comic Sonic the Hedgehog n°205 paru en octobre 2009.

Des sources situables sur 3 échelles de culture

1er niveau : Leitmotive internationaux En plus des deux phénomènes pré-cités, on peut noter au niveau mondial la redondance d’éléments de culture pop comme certaines musiques (You spin me round des Dead or Alive, What is love d’Haddaway, Never gonna give you up de Rick Astley, des musiques des jeux vidéos Sonic ou encore le thème musical de Super Mario Bros.). Enfin, on ne peut pas évoquer les leitmotive poopesques sans faire mention de certains des mèmes les plus célèbres d’Internet et de la sousculture geek (Combo breaker, This is Sparta, Angry German Kid, Caramel Dancing, Trololo Guy, Pedobear, « It’s over 9000 », I’m a’firin’ mah lazer, Do a barrel roll, le présentateur de météo Arthur…). 2ème niveau : Leitmotive nationaux L’ensemble de notre culture télévisuelle, publicitaire, à laquelle on peut ajouter toute la culture internationale localisée (les dessins animés et films doublés en français par exemples) et hierarchisée (en France, Bob l’éponge est moins populaire que Tintin, ce qui explique la popularité des poops sur ce dernier, à l’inverse des pays anglophones). En France, on pourra citer les publicités Olivier de Carglass, Kinder Bueno, Jean-Pierre Coffe et ses diverse interventions télévisées, les rappeurs ridicules du Web comme Morsay ou Cortex, ou encore l’émission C’est pas sorcier… 3ème niveau : Leitmotive communautaires C’est le champ culturel des références entre poopeurs, des private joke, des mots ou gags qui deviennent cultes (jefaischierlesgens est par exemple célèbre pour l’utilisation systématique du mot « saucisse » dans ses poops). Des sources qui deviennent cultes alors qu’elles ne faisaient pas partie du champ culturel préalable du public sont typiquement des leitmotive communautaires.

Comment s’évalue une poop ?

Principalement sur sa capacité à faire rire, qui relève davantage de la connaissance des références et de l’expérience des codes mécaniques que de la maîtrise technique de ces derniers : un montage grossier fera parfois rire davantage qu’un sentence mixing trop parfait. C’est une des explications de la croissance constante du nombre de poopeurs. Pas besoin d’être un expert pour faire rire en remixant des contenus. On peut voir là une glorification de l’esthétique de la pauvreté. Dans son essai « De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts » (1827), Thomas de Quincey écrit « Si répréhensibles qu’ils soient per se, relativement aux autres spécimens de leur genre, aussi bien


36 un voleur qu’un ulcère peuvent avoir d’infinis degrés de mérite. Tous deux sont des imperfections, c’est vrai, mais être imparfait étant leur essence, la grandeur même de leur imperfection devient leur perfection. » L’imperfection d’une poop, de son montage peut donc devenir une qualité. L’énorme majorité des vidéos disponibles sont cependant médiocres, sans qu’elles en profitent, en ce qu’elles proposent un contenu lassant, peu rythmé, trop mal construit. Si évidemment les poops de qualité seront les plus plebiscitées, et donc les plus influentes, le simple fait qu’une source soit utilisée massivement (y compris pour produire des poop de mauvaise qualité) la popularise. In fine, le poopeur célèbre et l’amateur qui créé une vidéo participent tous deux à la diffusion de nouvelles sources et nouvelles références.

5. Appropriation et remixabilité des contenus

On peut s’interroger sur la dimension originale d’un contenu remixé. A y regarder de plus près, la remixabilité est au cœur même de la création de la Youtube poop, de son originalité et participe de la construction d’identité du poopeur ainsi que de l’interaction entre créateur et récepteur. L’acte de sélectionner peut être une forme d’inspiration originale et aussi significative que n’importe quelle autre, comme le prônent les courants de culture jamming. Si dans le passé on copiait ponctuellement quand le besoin s’en faisait sentir, cette culture du remix dans laquelle s’inscrit la Youtube Poop a ceci de différent qu’elle accepte et recherche activement la copie comme principe fondamental du processus créatif.

Remixer les sources

Dans les YTP, il est théoriquement admis que tout support vidéo peut être une source remixable. Et le remixage est constitutif de la mécanique d’humour de la poop. L’utilisation d’une source par un poopeur en fait une source potentielle pour tous les autres. Les sources constituent en cela des éléments caractéristiques propres au phénomène. C’est ce qui les rend contagieuses. Or cette contagion, est à l’origine de la construction du phénomène mondialisé. Cette possible réutilisation d’une source par plusieurs poops est créatrice de liens entre les poopeurs et invite à une certaine fidélité du spectateur pour comprendre le phénomène dans, si ce n’est dans son ensemble, au moins dans un champ assez large pour en saisir l’effet. Dans une perspective davantage sémiotique, ces vidéos remixées deviennent en quelque sorte les mythes de la communauté des poopers autour desquels ils se rassemblent. Or le « mythe est circonscrit à la société qui le partage », en-dehors de la communauté des poopeurs les sources communément partagées dans l’univers de la poop, chargées d’une généalogie, ne représentent plus la même chose. Le mythe est un langage (Barthes) et si le mythe est propre à un groupe, il semble dans le cas du groupe des poopeurs que le langage leur soit également propre. Les codes de l’humour, les techniques utilisées participent de la construction de ce langage constructeur de mythe.

Appropriation et création d’identité singulière

Le principe de la remixabilité des contenus comme vecteur de de création d’identité singulière s’appuie sur l’étude réalisée par Laurence Allard. Les poops obéissent aux contenus remixés qualifiés par l’auteure de « bricolage esthético-identitaire ». Leur esthétique est même particulièrement faite de brics et de brocs. Mais elle forge une identité par le biais du choix des


37 contenus remixés et des sources. En cela, le choix constitue déjà une « forme imaginative et créative » (Mimi Ito et P. LANGE). La création de Youtube poop n’est pas une activité réflexive, en ce qu’elle va plus loin que la création d’un miroir d’un soi qu’on voudrait être, où la création de Youtube poop permettrait de trouver des réponses à une quête d’identité. La création de Youtube poop est une expressivité singulière par laquelle le poopeur donne forme à un contenu auquel il donne son propre sens, et par lequel il « s’auto-formule », il se construit son identité et apprend par l’appropriation (Jenkins).

Remix : clé de voûte de l’interaction entre réception et création

La remixabilité s’incrit, comme le souligne Laurence Allard, dans une démocratie sémiotique. Chacun peut, selon sa propre identité, ses propres goûts, donner le sens qu’il veut à une source. Le sens est à chacun et en cela, les poopeurs cherchent à dépasser le sens commun admis par la majorité, et simplement à exprimer le leur, qu’il soit aléatoire et peu réfléchi, ou plus moqueur. Il y a une véritable déconstruction sémiologique. Par exemple, l’utilisation d’extraits du dessin animé Aladin dans un sens subversif cherche à aller au-delà du sens gentil, inoffensif, enfantin associé au personnage. De même le matraquage publicitaire de Carglass adressé aux masses sur les ondes télévisées françaises pendant un an est remixé à des fins humoristiques pour déconstruire l’expertise jouée par le protagoniste de la publicité. Or, au sein même du terme de « démocratie » choisit par Laurence Allard, se trouve l’idée de débat, d’une interaction rhétorique entre pouvoirs et publics ou ici, entre créateur de sens et récepteur. Cela induit en effet la possibilité d’une réponse du récepteur et de la constitution d’une arène du sens. Ainsi, l’expression d’un nombre de poopeurs certes limité mais très participatifs et très avertis autour d’une même source remixée de différentes manières et à l’aide de différentes mécaniques d’humour participe de la création d’une communauté, d’un objet à la fois commun et propre qui fédère ses membres. Il faut ajouter qu’en tant qu’internaute, nous agissons avec des contenus qui viennent la plupart du temps d’autrui (famille, amis, sites de confiance). Contenus que nous nous approprions d’un point de vue symbolique. Une des façons de montrer qu’on s’est approprié un contenu, c’est de le partager, et c’est une pratique standardisée avec les réseaux sociaux. C’est ce que Laurence Allard appelle une conversation créative. On s’exprime par l’intermédiaire de contenus qu’on apprécie ou qu’on trouve intéressant, et l’interaction se fait autour des contenus (on apprécie, commente, like ceux partagés par les autres). Si on interagit par l’intermédiaire de contenus prééxistants qu’on s’approprie à travers ces procédés, on peut dire que le web est tramé dans la remixabilité profonde. Tout le monde est donc amené à être à la fois créateur et récepteur.


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Analyse d’une YouTube Poop

« [French YTP] C’est quoi cette part de pizza ? » de Rizotochaud, postée le 19 mai 2012 Durée : 2min56 Au vu de la difficulté de retranscrire par écrit les différents effets visuels et sonores qu’elle contient, nous vous encourageons à regarder la vidéo en question. http://www.youtube.com/watch?v=xurLDfH8i2c Dès la première seconde de la vidéo [1], un premier gag est présent, avec un jeu de mot ajouté dans l’angle inférieur droit de l’image. Par texte superposé, le logo de la provenance de la source (PatrickSebastien.com) devient « PatrickCompliqué.com », le créateur avouant par avance la simplicité de sa poop. Au fond de l’image, l’humoriste Didier Benureau rentre sur scène sous des applaudissements de la salle. Il est filmé ensuite en plan rapproché [2]. Deux membres du public sont filmés, Charles Berling et Karen Cheryl [3], puis l’image revient sur Didier Benureau en plan rapproché [4]. L’entrée de l’humoristes est alors rejouée [5], avec un plan qui se joue de la règle des 180 degrés. Le texte « C’EST LONG » apparait une fraction de seconde sur l’image. C’est une première anticipation par le créateur des réactions des YouTubeurs qui verront sa vidéo. Le créateur se place à nouveau dans la position du public avec l’apparition subliminale du texte « IL NE SE PASSE RIEN BORDEL » [6]. Didier Benureau rentre à nouveau sur scène, comme pour la première fois, en plan rapproché [7], pour agacer le spectateur. C’est au tour du plan sur les deux membres du public d’être répété, avec un changement : à 0’13, la tête de Karen Cheryl est remplacée par le visage animé de Didier Benureau [8]. Puis le plan rapproché sur Dider Benureau est répété une fois de plus [9]. Le plan large est répété, et à 0’15 le texte « IL NE SE PASSE RIEN BORDEL » apparait à nouveau en subliminal [10]. Ici encore, le poopeur cherche l’agacement, s’amuse des attentes du public : la poop tourne en rond et rien ne se passe.


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Une ellipse s’opère à 0’17, le son nous indique que le public termine un éclat de rire, sans qu’on comprenne pourquoi, Didier Benureau se tient immobile sur scène [11]. De 0’18 à 0’22, il multiplie les gestes saccadés, sans raccord, avec un public qui semble peu receptif (plutôt silencieux, avec des bruits de toux), qui donne une impression de gène [12]. Avec l’apparition subliminale du texte « JE VOUS L’AVAIS DIT », le poopeur s’amuse à narguer son public [13]. L’humoriste mutliplie à nouveau les gestes sans cohérence de 0’23 à 0’26 [14]. Il amorce un geste et une respiration à 0’26 comme s’il était sur le point de parler, mais le poopeur coupe la séquence avant qu’il n’ait le temps de commencer [15]. On assiste à 0’28 à l’enchainement de trois messages subliminaux successifs « C’EST LONG » [16], « C’EST CHIANT » [17], « C’EST LOURD » [18], qui critiquent à la fois l’action (le sketch original de Benureau s’amuse à faire attendre le public) et se moque des réactions potentielles du public. Le regard compatissant que jette Dider Benureau sur le public de 0’30 à 0’32, en hochant doucement la tête, plein d’empathie, contribue à l’agacement du spectateur [19]. 30 secondes sont passées (c’est une durée importante dans la communauté poop, pas vraiment réputée pour sa patience), et il ne s’est toujours rien passé ! L’humoriste se tient soudainement le ventre avec une expression de douleur, suivi du texte subliminal « LE RIGOLO ARRIVE » [20]. Le public habitué des poops s’attend à un gag facile et en rapport avec l’image, comme par exemple un bruitage de flatulence. Le créateur en joue pour mieux surprendre.


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L’humoriste hoche la tête à 0’35, comme pour approuver ce que vient d’écrire le poopeur [21]. Cependant, il ne se passe toujours rien. Dider Benureau prend la parole (0’36) pour la première fois, pour dire « C’est con, hein ? » [22], interprétable de deux façons : pour narguer une nouvelle fois le public, et se moquer de la situation. Un léger reverse-motion fait répéter à Benureau le mot « hein », puis un dédoublement de visage apparait à 0’38 de façon complètement arbitraire [23]. Le mot « hein » est pitch shifté à différentes hauteurs à 0’39, et prononcé trois fois en accéléré, puis un zoom nous entraine sur les yeux de Benureau, au son des rires du public au ralenti [24]. Un écran noir marque une rupture totale, et la bande-son change en un instant. Une musique extra diégétique au format MIDI débute à 0’41! C’est le thème musical d’un niveau de Super Mario Land 2 : 6 Golden Coins, un jeu de Game Boy. Le jeu est annoncé par une capture de l’écran d’accueil qui passe à travers l’écran, tandis que Didier Benureau bouge sa main en rythme avec la musique sur les 6 premières notes [25]. Le caractère particulièrement enjoué et dynamique de la musique tranche radicalement avec le rythme lent et l’absence d’action passée. Sur une montée de 4 notes, le cadre bascule en diagonale en multipliant les effets de zoom, et une MV commence à 0’43 [26]. Arthur est la première référence. Arthur est un même, très utilisé dans la communauté des poopeurs. Il est célèbre pour un fou rire qu’il a eu lors d’une émission télévisée américaine où il présente la météo. Un très court son issu de son fou rire est pitch shifté pour coller à la mélodie [27]. Après sa première note, le fond apparait : c’est le décor du jeu vidéo Super Mario Land 2 : 6 Golden Coins [28]. Arthur apparait et disparait à un endroit différent, plus ou moins gros, pour chacune des notes de la mélodie. Pendant ce temps, un personnage tourne sur lui-même en traversant l’écran [29]. C’est le motard accidenté d’une publicité française de sécurité routière, une source très utilisée par certains poopeurs français célèbres comme jefaischierlesgens, manfob22 et groscacaboudin. Le personnage détouré du motard qui vole est un leitmotiv apparu dans un des tennis qui opposait deux de ces poopeurs. Pour renforcer l’absurdité de la situation, le créateur fait appel à 0’47 au Keyboard Cat, un autre même célèbre d’Internet (où un maître fait jouer à son chat du synthétiseur), qui prend la place d’Arthur pour interpréter le thème B de la mélodie [30]. A son tour, à chaque note, il apparait à un endroit différent, à l’endroit, en symétrie, en zoom, ou à l’envers.


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45 Le Keyboard Cat est à son tour remplacé à 0’49, par le personnage du Roi des jeux Zelda sur CDI, qui comme nous l’avons vu fait partie des sources les plus utilisées dans les YouTube Poop. Sur le même modèle que défini par les autres personnages, il chante chaque note à une position différente, en plan de plus en plus rapproché. Le pitch shifting lui donne une voix suraigue qui produit un effet comique, d’autant que la syllabe répétée choisie est absurde puisqu’on l’entend dire « Ouinje » [31]. Le dernier « chanteur », qui apparait à 0’52 à la place du Roi est un internaute du Forum 1518 ans de Jeuxvideo.com, un des forums généralistes les plus fréquentés de France, et le plus fréquenté par cette tranche d’âge. C’est un extrait d’une vidéo de son compte YouTube Jean Onche où il proposait aux autres forumeurs de crier dans la rue ce qu’ils désiraient. L’un d’eux ayant demandé à ce qu’il hurle « J’ai une frite coincée dans l’anus ! ». Ici, la séquence est reprise avec une structure rythmique modifiée pour coller à la mélodie. Encore une fois, la vidéo apparait et disparait au rythme des notes, laissant apercevoir le motard accidenté qui continue de tourner sur lui-même en traversant l’écran [32]. A la fin de la séquence MV, à 0:56, le poopeur réutilise le texte subliminal « JE VOUS L’AVAIS DIT » [33] mais cette fois en référence au précédent « LE RIGOLO ARRIVE », certain de l’effet comique produit sur le public par cette séquence MV complètement absurde. De 0’56 à 1’15, l’univers change et on entre dans un épisode du Prince de Bel-Air, série américaine des années 1990, nouvelle source jamais utilisée jusqu’alors. On assiste ici à une séquence de style random, sans explication rationnelle. Ainsi, une séquence passée en reverse-motion fait dire phonétiquement à l’un des personnages « Assassin », et le poopeur glisse une image référence au jeu vidéo Assasin’s Creed [34]. Puis les gestes et paroles des personnages sont répétés, inversés, déformés, ralentis, pitch shiftés, jusqu’à être interrompus par le texte « C’EST LOURD ». Nouveau changement d’univers sans lien logique à 1’16, avec un spot publicitaire d’Hadopi paru en 2011, autour d’une artiste franco-slovène imaginaire du futur, Emma Leprince [35]. La séquence commence comme le vrai spot, puis à 1’18, le poopeur attire l’attention sur l’absurdité à l’image : un des personnages lévite, les pieds vers le ciel [36]. A 1’19, il inverse l’image, ajoute les lettres WTF (pour « What The Fuck ») en texte incrusté qui tourne sur lui-même [37], et accompagne le tout avec la chanson de 1982 « It’s raining men » des Weather Girls, en créant des boucles vidéos qui saccadent les mouvements répétés de l’homme qui semble tomber du ciel sur plusieurs plans différents [38]. Puis le spot reprend son cours normal à 1’22, comme si rien ne s’était passé avec la voix off originale « …qui mélange avec brio la néo-électro et les textes engagés qui font mouche… », plan sur la piscine du clip, et utilisation du reverse-motion qui créé le son : « chouche » et donne à l’image l’impression que les gens sortent et rentrent alternativement dans la piscine [39]. A 1’29, c’est l’apparition en incrustation détourée d’un personnage d’un spot de sécurité routière (celui dont est issu le motard volant et tournoyant vu précédemment) [40]. Dans ce spot, le personnage raconte au téléphone, en conduisant, un cauchemar qu’il a fait, où il se retrouve sans maillot à la piscine. La connexion avec l’image est faite immédiatement. L’utilisation de l’extrait à la fois logique (l’action à l’image se passe dans une piscine) et référentielle, puisque les phrases « j’suis à la piscine » et « et là, plus de maillot : j’suis à poil ! » sont des leitmotive de la communauté des poopeurs français.


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Ici, il apparait pour dire « j’suis à la piscine », disparait, puis commence la phrase « et là… », et le poopeur surprend son public en mettant une explosion au lieu de la suite de la phrase, suivie des rires du personnage [41]. L’explosion arrive au moment précis où, dans le spot Hadopi, un bouquet de fleurs entre en contact avec la surface de l’eau de la piscine, à 1’31. Au premier abord sans lien, une nouvelle séquence met fin au clip Hadopi la seconde suivante, mettant en scène les Ringards, deux YouTubeurs que le poopeur a l’habitude d’utiliser en source. Cette auto-référence commence par des effets visuels random (déformation, symétrie, répétitions) [42]. Dans l’onglet « A propos » de la poop, l’auteur donne un lien vers la chaine YouTube des Ringards, pour que d’autres poopeurs puissent s’en servir comme source. Les Ringards présentent ce qui semble être une course automobile. Un personnage s’improvise commentateur « Attention, voici le premier pilote ! ». Pendant qu’il prononce ces mots, on entend la voix du personnage du spot de sécurité routière qui téléphonait au volant (sans le voir) qui continue son histoire « ouais c’est ça marre-toi, mais attends la suite ». Dans le spot original, une pause est marquée, le texte « Vous voulez connaître la suite ? La voici. » apparait, et le conducteur percute une voiture. Ici, une voiture arrive à l’écran à toute vitesse à côté du commentateur [43]. La voiture en question, accompagnée d’un bruit de freinage, sert de raccord pour le plan suivant, qui est le plan du spot de sécurité routière où l’accident a lieu [44]. A 1’42, on voit l’accident sous un plan différent, qui nous montre le génèse du motard [45], qui percute une des voitures accidentées et s’envole par détourage. Le cri qu’il pousse en s’envolant est issu d’une poop d’un autre créateur, « [French YTP] The Big Detournement » de Banniwam, dans laquelle Tintin tombe dans le vide, puis remonte en reverse-motion, d’où l’effet symétrique du son. Le motard qui tournoie sur lui-même, comme lors de la séquence musicale, arrive dans le clip Hadopi vu précédemment [46], pour produire une explosion en touchant la piscine, déclenchant le comique de répétition. Après l’explosion, on voit et entend le responsable de l’accident rigoler, goguenard, tandis que l’auteur écrit volontairement mal « coman gé plagiaté GCB et Chuiapoil et JFCLG » [47], rendant un hommage aux trois poopeurs qui utilisent abondement cette source en les citant, et désamorçant les commentaires qui pourraient lui reprocher d’utiliser les mêmes gags. Une séquence différente suit à 1’47, mettant à nouveau en scène les Ringards [48]. Après quelques gags random, le poopeur s’amuse à mettre l’accent sur un détail, ici un des personnages qui essaie de siffler mais n’y parvient pas. Il le répète plusieurs fois, et finit par former par pitch shifting le thème musical en 6 notes de Super Mario Bros., sur Super Nes, leitmotiv international de la communauté YouTube Poop, popularité qu’il doit à sa simplicité à réaliser. Un des Ringards lance à 1’55 un « C’est parti, va par là ! » [49], suivi d’un plan noir où s’inscrit en blanc « 1 pe plu tar » [50] qui fait la transition avec le plan suivant.


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L’action se déroule désormais dans un restaurant Mac Donald’s [51], la source est une publicité de 2012 titrée « Venez comme vous êtes ». Comme pour Hadopi, suivant le même pattern, la scène commence normalement, comme le spot initial, jusqu’aux paroles « Bonjour, je voudrais… » du personnage principal. Dans le spot original, à ce moment, le personnage se met à chanter « BEST OF BIG MAAAC », il y a une rupture de rythme et de ton. Ici le poopeur s’en amuse : par sentencemixing et montage, le poopeur nous fait entendre à 2’05 « Je voudrais BAISEEER [52]» ... « la fille juste ici » tandis que les personnages en arrière plan désignent du doigt la fille en question. (2’07) La caméra suit la direction indiquée [53], mais par montage symétrique, retombe sur le personnage principal [54]. Public et personnage partagent la même surprise, soulignée par le texte « dafuq » (abréviation de « What The Fuck ») ajouté par l’auteur [55]. La séquence est répétée en reversemotion, dans l’autre sens, faisant répéter le mot « ici » aux personnages d’arrière-plan, qui désignent une autre direction. Le plan arrive à 2’13 sur la fille en question, qui se voit remplacée par la princesse Zelda, des jeux Zelda sur CDI. Ici la référence est subtile. Dans une des cinématiques originales, Link, héros du jeu, demande à la princesse « Un petit baiser pour me porter chance ? », et celle-ci refuse par un « Tu veux plaisanter ? ». La scène a été largement détournée, et YouTube fourmille de poops plus ou moins vulgaires où l’on peut entendre Link demander à Zelda « Tu veux baiser ? », et la princesse, de refuser constamment. Cette convention humoristique est réutilisée ici, puisque la fille, incarnée par Zelda, répond également « Tu veux plaisanter ? » [56] à la demande du jeune homme. Par sentence mixing, le poopeur fait alors chanter au personnage deux obscénités : un long « Merde ! » d’abord [57], puis il s’amuse de son air taquin pour lui faire chanter « Suce ! » [58]. Immédiatement après la fin du mot, il lance une très courte séquence musicale en MV improvisée, parodiant les jingles habituellement entendus en fin de blague à la télévision américaine, comme une excuse et un aveu de la médiocrité de la blague. La MV en question n’a visuellement pas de sens, elle fait apparaitre le personnage principal, le logo Mac Donald, des musiciens présents dans le restaurant de façon aléatoire, à l’endroit, à l’envers [59], et en plans plus ou moins rapprochés. La sequence Mac Donald s’achève sur un zoom sur le visage satisfait du personage principal [60], au son de « Bang a Gong », une chanson de T.Rex.


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Par un fondu au blanc, l’action est déplacée dans le château du Roi des jeux Zelda sur CDI [61]. Par sentence mixing, le poopeur fait prononcer au Roi « C’est quoi cette part de pizza ? », qui est le titre de la poop. A 2’32, au son des accords majestueux de la Sarabande d’Haendel (HWV 437), entrée dans la culture populaire avec le film Barry Lyndon de Stanley Kubrick (1975), une part de pizza entourée d’une aura lumineuse s’élève à dans le champ [62]. C’est le début d’un jeu de champ/contre-champ. Devant cette vision, le Roi prononce un premier« Oh ! » émerveillé, sur un plan immobile, avec les yeux écarquillés [63]. Puis un second « Oh ! », pitch shifté à une hauteur supérieure à partir de la même syllabe, lui donnant plus d’intensité dramatique, en même temps qu’un mouvement vers l’avant [64]. Le champ revient à 2’37 sur la part de pizza, désormais visible en quasi-intégralité [65]. A ce moment, et par-dessus la Sarabande, on entend un cri lointain s’approcher. C’est Gnonam, un autre personnage des jeux Zelda sur CDI qui vient voler la part de pizza sur son tapis volant en criant « Squadellah », mot ridicule plein de non-sens, sans aucune autre explication, prononcé dans plusieurs des cinématiques originales (et allégrement utilisé par les poopeurs dans le monde entier, dans toutes les langues). La musique s’interrompt à 2’38 lorsqu’il emporte la pizza [66], créant une rupture d’ambiance par le silence. Le champ revient un instant sur la première image du Roi aux yeux écarquillés [67], mais cette fois, le public l’interprète différemment puisque le contexte a changé, il apparait donc abasourdi par ce qui vient de se passer. Par l’emploi des premiers riffs de guitare de la chanson « Danger! High Voltage » du groupe Electric Six, et la parodie du clip de la chanson (par jeu de zooms successifs à dès 2’40) [69], le créateur nous fait imaginer un Roi en train de bouillir de colère. Deux zooms s’opèrent, à 2’41 [69], puis à 2’42 [70].


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Le plan s’éloigne et on voit subitement le Roi lancer le motard volant détouré, devenu running gag [71] puis [72]. Tandis qu’à l’image on peut voir Gwonam et Link sur leur tapis volant, voler en tout insouciance en transportant la part de pizza [73], le motard accidenté, devenu arme dans la main du Roi, vient ravir la part en prononçant à nouveau le cri emprunté à Tintin [74]. S’en suit un plan fixe de Gwonam et Link [76], impuissants et immobiles, sur une voix-off du Roi qui prononce un « Hmm ! Cette part de pizza ! », puis lance un « Oaw ! », qu’on reconnait comme le début d’un éclat de rire. Contre toute attente, (les commentaires diront s’être attendus à un screamer), la poop se termine sur le mot « voilà », écrit blanc sur noir [77], accompagné d’un accord de Fa majeur lumineux joué par un orchestre, comme pour clore une symphonie.

Conclusions de l’analyse

Cette analyse (laborieuse par écrit, nous en convenons), prouve d’une part la complexité du processus de création au vu de l’objet polysémique qu’est la YouTube Poop (on y trouve aussi bien des séquences inexplicables que des passages scénarisés), et d’autre part la méticulosité du poopeur, qui va alimenter son oeuvre de références plus ou moins subtiles, tout en laissant une partie du montage s’égarer dans les affres du random. Multipliant les liens entre images déconnectées, logiques ou absurdes, il crée un nouvel objet nourri des créations d’autrui, ancré dans les conventions stylistiques du genre, et qui anticipe les réactions de son public, et l’incite à l’imiter. Tous les niveaux de lecture ne peuvent pas apparaitre aux yeux du néophyte ou à ceux qui ne maîtrisent pas une part suffisante de la culture dans laquelle baigne la vidéo. Ce qu’ils retiendront seront donc les mécaniques humoristiques accessibles qu’ils connaissent déjà, comme l’usage en apparence gratuit de la vulgarité, passant ainsi à côté des véritables qualités de l’œuvre. Mais ceux qui en possèdent une part importante sauront en comprendre assez pour s’approprier le contenu, les références (sans en connaitre forcément la généalogie), et les codes créés. Cette interaction permet au créateur de jouer constamment sur les codes, pour surprendre ou en créer de nouveaux, et il participe ainsi à la diffusion du phénomène.


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Conclusion Les YouTube Poops sont des œuvres qui présupposent la connaissance des formes et des thématiques d’œuvres antérieures, et dont la réception dépend essentiellement de l’expérience préalable que le public possède de ce genre. Dans l’univers de la YouTube Poop, création et réception s’articulent dans un schéma d’autoinfluence, encore plus que pour d’autres médias, puisqu’ici la création (jamais 100% originale puisque basée sur des contenus existants) est accessible à tout amateur gratuitement (et sans connaissance technique majeure à acquérir), de même que la réception, puisque les vidéos sont accessibles gratuitement, publiquement et sans limite sur Youtube. La réversibilité et l’interdépendance des rôles sont prépondérantes. La création ne peut pas se passer de son public : il a fallu que le créateur soit public pour apprendre à créer. Sans public, pas de créateur, sans créateur, pas de public. Le public, lui doit assimiler les codes de création. Cette auto-construction des deux processus explique le paradoxe du succès mondial d’un phénomène si hermétique à première vue. Parce qu’en assimilant les codes culturels, les mécaniques humoristiques, les conventions stylistiques, le public devient créateur potentiel, le phénomène se répand par tous ceux qui auront fait l’effort de rentrer dans la communauté, par volonté ou par habituation par exposition répétée. Un cercle vertueux de la création est ainsi formé, avec les créateurs qui enseignent au public des codes, un public qui rétroagit sur le créateur et qui s’approprie ses codes pour développer les siens et devenir créateur, pour à son tour enseigner ses codes à un nouveau public, auquel sont intégrés tous les autres créateurs. Cette émulsion complexifie l’objet à mesure que celui-ci s’enrichit des apports de chaque individualité, chaque particularisme humoristique ou culturel, tout en offrant par la même une chance supplémentaire d’être compris par le plus grand nombre : en multipliant les leviers d’humour possible, ou les sources utilisées, les créateurs sont à même de toucher un public au-delà de la sphère restreinte de la communauté des initiés. La mondialisation et le succès croissant du phénomène découlent directement de ce mécanisme propre à la YouTube Poop. Ce que changent les YouTube Poops (et les UGC de façon générale) c’est que les codes sont également crées par le public, et plus seulement par l’industrie, dans un cadre relativement en dehors de la société marchande. Par conséquent, l’offre n’est plus adaptée à la demande, d’où un public dérouté par des contenus très loin du mainstream. Mais parce qu’elle créé ses propres mythes et ses propres codes, la communauté de la YouTube Poop contamine, et élargit sans cesse son horizon d’attente. Ce faisant, elle devient capable de modifier petit à petit l’horizon d’attente d’un nouveau public. C’est la raison de son succès mondial. Au sein même de la communauté, parce que chaque membre tient aux petites différences qui font son identité, des schismes ont lieu entre ceux qui privilégient les poop très référencées, celles avec du sentence-mixing, celles avec un scénario, ou celles considérées comme les plus « WTF ». Un élitisme certain s’en dégage. Mais ce faisant, la YouTube Poop se scinde en différents courants, qui sont autant de directions qui multiplient les chances de séduire un public de plus en plus large et varié.


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En même temps qu’elles diffusent une culture, les YouTube Poops encouragent constamment à l’appropriation collective et individuelle des contenus et des références, qui s’enrichissent des particularismes de chacun. Youtube devient progressivement un lieu d’apprentissage et de rencontre interculturelle, un fantastique melting-pot culturel constructeur de codes que chacun s’approprie dans le cadre de conversations créatives. On passe en somme de l’appropriation de la culture à une culture de l’appropriation. L’appropriabilité apparaît comme la caractéristique fondamentale des contenus numériques, et s’impose ainsi en nouveau paradigme de la culture.


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SOURCES • Emile Durkheim (2013), « Communauté et société selon Tönnies » in Sociologie [En ligne], N°2, vol. 4 | Article disponible à l’adresse : http://sociologie.revues.org/1820 • Laurence ALLARD (Juin 2009) « Remix Culture : l’âge des cultures expressives et des publics remixeurs », actes du colloque Pratiques Numériques des Jeunes, CSI, Ministère de la Culture et de la Communication. Article disponible à l’adresse : http://www.jeunes.gouv.fr/IMG/pdf/RemixCulture.pdf • Alain de Wasseige (2002), « Culture et Sociale » in Pensée plurielle n°4, pp.97 à 103. • Pierre Bourdieu (1979) « Chapitre : la disposition esthétique », in La distinction, critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, pp.29 à 31. • Dominique Noguez (1969) « Structure du langage humoristique », in Revue d’esthétique n°1, pp. 37 à 54. • Patrick Charaudeau (2006) « Des catégories pour l’humour ? », in Question de communications, pp. 19 à 40. • Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Editions Le Livre de Poche, 2001. • Etienne Wenger (2005) « Chapitre 2 : la notion de communauté » in La théorie des communautés de pratique : apprentissage, sens et identité, Ed. Les presses de l’Université Laval, pp. 81 à 93. • Xavier Tilliette, Alain Woodrow, Pierre Gibert, Catherine Vasseur, Brigitte Fels (2003/3), « Le rire » in Études, Tome 398, pp. 383-394. • Jacques Le Goff (1997), « Une enquête sur le rire » in Annales. Histoire, Sciences Sociales. 52e année, N. 3, pp. 449-455. • Florent Champy (1994), « N. Elias, Mozart. Sociologie d’un génie » in L’Homme, tome 34 n°130, pp. 163-165. • Patrice Flichy (2004) « L’individualisme connecté entre la technique numérique et la société » in Réseaux 2/2004 (no 124), pp. 17-51. • D.Cardon, M. Crepel, B. Hatt, N. Pissard, C. Prieur, (Février 2008) « 10 propriétés de la force des coopérations faibles », in InternetActu.net. • Francis Balle (2012) chapitre V II) « les espoirs de la société globale », in Les Médias de Gutenberg à Twitter , Que sais-je, pp.109-113. • Isabelle Compiègne (2011) « Chapitre III : Une sociabilité renouvelée ? », in La société numérique en question(s), Sciences Humaines Editions, pp.33- 43.


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