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Les tensions géopolitiques contribuent à une « sécurisation » croissante de la politique STI
L’hégémonie technologique sous-tend de longue date la prospérité économique et la sécurité des pays de l’OCDE. Si la quête de leadership implique inévitablement l’adoption de mesures de protection des technologies contre les concurrents stratégiques, de tels efforts se heurtent aujourd’hui au caractère interdépendant et multinational des innovations technologiques contemporaines. De nombreuses technologies ont des origines variées et reposent dans une large mesure sur d’autres technologies qui ont des propriétaires, des utilisateurs et des parties prenantes dans plusieurs pays. Nombre d’entre elles peuvent également être destinées à un double usage (civil et militaire).
La Chine a accumulé des capacités cruciales pour favoriser l’innovation aux frontières technologiques
En tant que puissance émergente, la Chine n’a d’autre choix que d’acquérir et de développer des technologies pour progresser au sein de la chaîne de valeur mondiale et échapper au piège du revenu intermédiaire. Au cours des dernières décennies, elle a accumulé des capacités technologiques remarquables, à tel point qu’elle est déjà leader sur des marchés tels que la 5G, et dans le peloton de tête pour d’autres. Le pays a également accéléré l’innovation dans des domaines technologiques comme le photovoltaïque, les éoliennes et les batteries pour véhicules électriques, qui sont essentiels aux transitions vers davantage de durabilité. Ces réussites reposent sur une augmentation significative des dépenses de R-D (Graphique 7) et du nombre de chercheurs (Graphique 8), qui fournissent à la Chine la masse critique nécessaire pour innover aux frontières technologiques.
Graphique 7. Dépenses intérieures brutes de R-D (DIRD) dans une sélection d’économies, 2000-21
U En milliards USD à prix constants et parités de pouvoir d’achat (PPA).
Source : OCDE, Statistiques de la recherche et développement, février 2023. Pour consulter la version actualisée des indicateurs, voir OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, https://www.oecd.org/fr/sti/pist.htm (consulté le 8 février 2023).
StatLink2 https://stat.link/r09mdp
Graphique 8. Dépenses de R-D par secteur et effectif total de chercheurs en équivalent temps plein (ETP)

En milliards USD, PPA aux prix de 2015 et pour 1 000 ETP

Note : Les données relatives aux dépenses de R-D de 2020 sont provisoires pour les États-Unis et correspondent à des estimations pour la Chine et l’UE-27 ; les données relatives à l’effectif de chercheurs aux États-Unis pour 2020 correspondent en réalité à celles de 2019
Source : OCDE, Statistiques de la recherche et développement, septembre 2022. Pour consulter la version actualisée des indicateurs, voir OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie (base de données), https://www.oecd.org/fr/sti/pist.htm
StatLink2 https://stat.link/2mxj6f
En Chine, l’augmentation des dépenses et du personnel de R-D s’est traduite par un volume et un impact de citation des publications scientifiques plus importants. Le graphique 9 montre qu’en 2020, la Chine a produit plus de publications scientifiques que l’Union européenne ou les États-Unis, ainsi qu’un plus gros volume de publications parmi les plus citées. Par ailleurs, la Chine a déposé 13 % des familles de brevets IP5 sur la période 2017-19, contre seulement 1 % sur la période 1998-2000 ; cette évolution témoigne de l’accumulation de capacités technologiques de plus en plus sophistiquées au cours des 20 dernières années (Graphique 10).
Graphique 9. Évolution du volume et de l’impact de citation des publications scientifiques dans une sélection d’économies

Note : Les publications scientifiques soumises à un examen par les pairs exposent les résultats de travaux scientifiques menés par des chercheurs dans le monde entier. Les citations ultérieures par d’autres auteurs donnent une indication indirecte mais objective de la qualité des résultats de la recherche, illustrée par leur utilisation au sein même de la communauté scientifique. Malgré leurs limites (elles ne tiennent pas compte, par exemple, de l’utilisation des informations scientifiques par les inventeurs ou les spécialistes, qui sont moins susceptibles de publier des travaux dans des revues à comité de lecture), ces citations constituent l’un des critères de détermination de la qualité par rapport aux volumes bruts de documents. On peut considérer que leur pertinence est plus élevée dans le secteur de l’enseignement supérieur. L’indicateur d’excellence scientifique reflète la part (en %) de la production scientifique d’une unité qui figure parmi les 10 % d’articles les plus cités dans les disciplines scientifiques correspondantes (voir https://www.oecd.org/sti/inno/BibliometricsCompendium.pdf)
Source : Calculs de l’OCDE, d’après Scopus Custom Data, Elsevier, version 6.2022, septembre 2022 StatLink2 https://stat.link/0akyvp
Graphique 10. Répartition des familles de brevets IP5 dans une sélection de pays et le reste du monde
Pourcentage des familles de brevets IP5 détenues dans les pays et régions étudiés
Note : Les données concernent les demandes de brevets déposées auprès des cinq principaux offices de propriété intellectuelle (IP5), selon la date de dépôt la plus ancienne et la localisation du déposant.
Source : OCDE, STI Microdata Lab : Base de données sur la propriété intellectuelle, http://oe.cd/ipstats (consulté le 9 février 2023).
StatLink2 https://stat.link/oucrwx
Les liens forts entre la Chine et les économies de l’OCDE ont contribué à la montée en puissance du pays dans la STI
L’évolution, au cours des dernières décennies, des principaux importateurs de produits intermédiaires utilisés dans les activités économiques à intensité de R-D élevée et moyenne à élevée illustre l’interdépendance croissante des économies au sein des chaînes de valeur mondiales. Au début du XXIe siècle, les États-Unis étaient le premier pays importateur de produits intermédiaires utilisés dans les activités économiques à intensité de R-D élevée et moyenne à élevée ; le Japon était alors son principal fournisseur. Vingt ans plus tard, la Chine est devenue le plus gros importateur (et exportateur) de ce type de produits intermédiaires. Elle est également le principal fournisseur de ses économies voisines (Japon, Corée et Taipei chinois) et le deuxième plus gros fournisseur des États-Unis, après le Mexique (Graphique 11).

Graphique 11. Flux de produits intermédiaires utilisés dans les activités économiques à intensité de R-D élevée et moyenne à élevée, dans une sélection d’économies
Flux d’importation en USD (prix courants)
Note : Les produits intermédiaires utilisés dans les activités économiques à intensité de R-D élevée et moyenne à élevée sont définis dans https://www.oecd-ilibrary.org/science-and-technology/oecd-taxonomy-of-economic-activities-based-on-r-d-intensity_5jlv73sqqp8ren Partie B : pour la Corée, les données se rapportent à 2020. En 2021, cette sélection de flux d’importation représentait 20 % des importations mondiales de produits intermédiaires utilisés dans les activités économiques à intensité de R-D élevée et moyenne à élevée.

Source : OCDE (2023), “STAN Bilateral trade database by industry and end-use category, ISIC Rev. 4”, STAN: OECD Structural Analysis Statistics (database), https://doi.org/10.1787/data-00691-en (consulté le 6 février 2023).

StatLink2 https://stat.link/21wj98
Les liens scientifiques étroits entre la Chine et les pays de l’OCDE ont également contribué à la croissance spectaculaire des capacités scientifiques de la Chine au cours des dernières années. Pour progresser, la science s’appuie sur le patrimoine commun de connaissances, et environ un cinquième des publications scientifiques sont le fruit d’un co-autorat international. Les données relatives à la collaboration tirées des publications scientifiques (calculées à partir du comptage simple des documents produits en co-autorat international) illustrent une croissance rapide de la collaboration sino-américaine au cours des dernières décennies. En effet, entre 2017 et 2019, les États-Unis ont publié plus de travaux en co-autorat avec la Chine qu’avec le Royaume-Uni.
La quête d’autonomie stratégique des pays pourrait fragiliser les liens tissés dans le domaine de la STI
Pour les économies de marché libérales, la montée en puissance de la Chine suscite trois préoccupations majeures : (i) la concurrence accrue liée aux technologies critiques censées sous-tendre la compétitivité économique et la sécurité nationale futures ; (ii) la divergence des valeurs et des intérêts entre la Chine et les économies de marché libérales, qui remet en question l’ordre international actuel, fondé sur des règles ; et (iii) une perception croissante des vulnérabilités créées par les interdépendances au sein des chaînes d’approvisionnement des technologies. Ces préoccupations ont poussé les pays leaders à renforcer leur souveraineté technologique et leur autonomie stratégique, avec pour objectif de réduire les vulnérabilités au sein des chaînes d’approvisionnement et de contrer l’ambition de la Chine d’être à la pointe de technologies critiques telles que l’intelligence artificielle.
Pour réduire leurs dépendances technologiques mutuelles à l’échelle internationale, la Chine, l’Union européenne et les États-Unis ont mis en place récemment des programmes visant à renforcer leurs capacités STI respectives. Les politiques industrielles fondées sur les technologies, soutenues en partie par les investissements de relance post-COVID-19, suscitent un intérêt croissant ; elles servent à la fois des objectifs de sécurité, de renouveau économique et de mise en œuvre des transitions écologiques. Le secteur des semiconducteurs en est une parfaite illustration, mais d’autres domaines technologiques sont également concernés. Des pays partageant une communauté de vues nouent des alliances technologiques pour resserrer la coopération en matière de développement, de gouvernance et de diffusion des technologies. Ensemble, ces initiatives donnent lieu à trois types d’interventions des pouvoirs publics destinées à renforcer la souveraineté technologique et l’autonomie stratégique, à savoir la protection, la promotion et la projection, comme le montre le Graphique 12. Les responsables des domaines d’action tels les échanges, les affaires étrangères, la défense et l’industrie impulsent nombre de ces évolutions, tandis que les ministères chargés de la recherche et de l’innovation, ainsi que les organismes de financement jouent un rôle moins central.

Graphique 12. Trois types d’interventions des pouvoirs publics à même de renforcer l’autonomie stratégique dans le domaine des technologies
Les efforts ainsi déployés pour réduire les dépendances dans le domaine des technologies pourraient mettre à mal les chaînes de valeur mondiales intégrées et les liens scientifiques profonds et nombreux tissés à l’échelle internationale au fil des 30 dernières années. On observe déjà les premiers signes d’une dégradation. Par exemple, le co-autorat sino-américain a diminué au cours des dernières années, du fait probablement des restrictions de déplacement liées à la pandémie et des refus de visas qui ont empêché les étudiants et chercheurs chinois de se rendre à l’étranger (Graphique 13). Cette baisse – qui a débuté en 2020 et s’est accélérée en 2021 – s’observe avant tout dans les domaines de l’ingénierie et des sciences naturelles, qui représentent l’essentiel de la collaboration scientifique bilatérale entre la Chine et les États-Unis (Graphique 14). Dans le même temps, la collaboration s’est intensifiée dans d’autres domaines de recherche tels que les sciences du vivant et de la santé, ou les sciences sociales et humaines. On pourrait voir dans ces évolutions les prémices d’un désengagement, de la part de la Chine et des États-Unis, de la collaboration bilatérale dans les domaines scientifiques essentiels à la concurrence stratégique. Elles pourraient également laisser entrevoir un renforcement des collaborations bilatérales dans d’autres domaines où la concurrence stratégique est moins soutenue, tels que la médecine ou les sciences environnementales.
Graphique 13. Évolution de l’intensité de collaboration bilatérale dans le cadre des publications scientifiques, 1996-2021
Note : L’indicateur de l’intensité de collaboration bilatérale entre deux économies est calculé en divisant le nombre de publications scientifiques dont les auteurs sont affiliés à des établissements présents dans les deux économies (comptage simple) par la racine carrée du produit des publications dans chacune des deux économies (comptage simple). Cet indicateur est donc normalisé par rapport aux volumes de publications. Sont prises en compte toutes les publications pouvant être citées, à savoir les articles, examens et actes de conférences.
Source : Calculs de l’OCDE, d’après Scopus Custom Data, Elsevier, version 6.2022, février 2023.
StatLink2 https://stat.link/sqxp5w

Graphique 14. Quinze principaux domaines de collaboration entre les États-Unis et la Chine
Note : La collaboration entre la Chine et les États-Unis est définie par le nombre de publications issues d’un co-autorat entre les deux pays (comptage simple). La partie B donne à voir l’évolution des collaborations pour chaque année considérée, en pourcentage des collaborations comptabilisées en 2018.

Source : Calculs de l’OCDE, d’après Scopus Custom Data, Elsevier, version 6.2022, février 2023 StatLink2 https://stat.link/apywgj
Les pays de l’OCDE devraient prendre des mesures proportionnées en matière de concurrence stratégique
Si les tensions géopolitiques créent de l’incertitude, les politiques par trop prudentes pourraient entraîner un désengagement intellectuel brusque et massif, qui s’avérerait à la fois porteur de perturbations et onéreux. Les pays de l’OCDE sont donc au défi de favoriser une collaboration scientifique internationale qui permette à leurs chercheurs de continuer de mener des travaux universitaires solides et fondés sur des principes, tout en préservant leurs intérêts et leurs valeurs dans un environnement géopolitique complexe. Concernant les chaînes d’approvisionnement des technologies, les pays de l’OCDE devraient évaluer les risques de vulnérabilité au cas par cas. Les technologies critiques ne revêtent pas toutes le même potentiel en termes de double usage et les capacités des pays à les exploiter varient. D’où la nécessité d’opter pour une approche ciblée, faisant fond sur des évaluations de la gestion des risques qui mettent à profit les données les plus pertinentes, et des analyses prospectives où la prise en compte des incertitudes exclut le recours aux approches traditionnelles basées sur les risques. Compte tenu de l’éventail des domaines d’action en jeu, il importe en outre de privilégier une approche faisant intervenir toutes les sphères de l’action gouvernementale.