Qu’attendre de la recherche pour éclairer l’action publique ?

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2.1.3. La prise en compte des valeurs Comme le soulignait déjà Weber, les décideurs ne se positionnent pas uniquement, dans leurs choix, sur la solution la plus efficace ou efficiente. Ils doivent aussi prendre en compte des valeurs, parmi de nombreux facteurs dans la décision. Cohésion, équité, liberté, dignité, « valeur travail » ou « valeur famille » sont autant d’aspects qui « comptent » pour les différentes parties prenantes de la décision et qui entrent en balance avec d’autres arguments dans les choix effectués. Le fait que les décideurs ne prennent pas la décision que la science impose est un facteur de tension important et qui rentre dans un malentendu plus général sur la place qui peut être donnée à la recherche dans la décision. La gestion de l’actuelle pandémie mondiale en est un exemple. Ce malentendu est assez clairement exprimé par Milton Friedman, lorsqu’il souligne que l’intention ne suffit pas pour élaborer des programmes véritablement efficaces, faute d’un appui sur la science : « Une grande erreur est de juger les politiques et les programmes par leurs intentions plutôt que par leurs résultats. Nous connaissons tous une fameuse route pavée de bonnes intentions. Les gens qui vont partout à parler de leur cœur tendre – que je partage– je les admire pour la tendresse de leur cœur, mais malheureusement, elle s’étend très souvent jusqu’à leur tête aussi, parce que le fait est que les programmes présentés comme visant les pauvres, les nécessiteux, ont presque toujours des effets exactement inverses à ceux que leurs promoteurs bien intentionnés voudraient qu’ils aient. » (Friedman 1975) On pourrait rétorquer, comme Byers, que « l’idée que la science nous sauverait inévitablement de l’idéologie est elle-même une idéologie » (2011, cité par French 2019, 160). Une autre approche consiste à reconnaître que les valeurs font partie intrinsèque de la décision pour permettre le dialogue avec les connaissances scientifiques (Keeney, 1996). C’est aussi un des apports de la théorie évaluative que de consacrer un continuum, plutôt qu’une dichotomie, entre faits et valeurs, l’évaluation étant alors définie comme le processus permettant de naviguer des uns aux autres (House et Howe 1999, 100).

2.2. La décision : un processus multi-acteurs et multi-niveaux Plus largement, l’idée que l’action publique serait le résultat de choix effectués par des décideurs uniques, voire l’autorité publique, a été également remise en question. Carol H. Weiss, parmi les premières, décrit un processus dans lequel des décisions individuelles sont prises par des acteurs multiples dans des « arènes de décision ». Round après round, ces décisions aboutissent finalement, par accumulation progressive (accretion), au résultat final (Weiss 1980). Avec John Kingdon s’éloigne également l’idée que les décideurs auraient la maîtrise de l’agenda politique (1984). Kingdon fait la distinction entre trois courants : le courant du problème (problem stream), le courant des propositions (policy stream) et le courant de la politique (politics stream). Le premier détermine les sujets qui sont à l’ordre du jour ; le second, celui des experts, détermine les solutions possibles ; et le troisième détermine ce qui préoccupe les décideurs. Pour Kingdon, ces courants sont généralement indépendants. Il ne suffit pas de proposer des solutions pour qu’une décision soit prise. « Les réformes ne se produisent que lorsque les trois courants convergent […] durant de rares et brèves “fenêtres d’opportunité” » (pour une présentation, voir Ridde, Béland et Lacouture 2016). 18


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